523 523 Jean Greisch - Qui nous sauvera ? ... RAZPRAVE / ARTICLES Izvirni znanstveni članek/Article (1.01) Bogoslovni vestnik/Theological Quarterly 83 (2023) 3, 523—551 Besedilo prejeto/Received:11/2023; sprejeto/Accepted:11/2023 UDK/UDC: 2-185.53:14 DOI: 10.34291/BV2023/03/Greisch © 2023 Greisch, CC BY 4.0 Jean Greisch « Qui nous sauvera ? » : la sotériologie comme problème herméneutique »Kdo nas bo odrešil?«: soteriologija kot hermenevtični problem “Who Will Save Us?”: Soteriology as a Hermeneutical Problem Abstract : Le christianisme fait partie de la galaxie des religions qui accordent une place centrale aux notions de salut et de Rédemption, envisagées dans une optique universelle et historique. « Le salut » est un phénomène herméneu- tique pour autant que son interprétation exige de remonter aux textes fonda- teurs de chaque religion particulière. Une sotériologie herméneutique ouvre la voie à un dialogue interreligieux fécond, qui fait appel aux données de l’histoire de la religion tout comme à la réflexion philosophique et théologique. Concepts-clé : salut, rédemption, sotériologie, geu’lla, epiphaneia, herméneutique Povzetek: Krščanstvo je del galaksije religij, v katerih imata pojma odrešenje in odkupljenje ključno vlogo. »Odrešenje« je hermenevtični pojav, saj njegova razlaga zahteva temeljito analizo temeljnih besedil vsake religije. Hermenevtič- na soteriologija, ki upošteva podatke iz zgodovine religij, vendar se opira tudi na vprašanja filozofije in teologije, prispeva k razjasnitvi pogojev medverskega dialoga. Ključne besede: odrešenje, odkupljenje, soteriologija, geu‘lla, tikkun olam, epifane- ja, hermenevtika Abstract: Christianity is part of the galaxy of religions in which the notions of salva- tion and Redemption play a crucial role. “Salvation” is a hermeneutical pheno- menon, insofar as its interpretation requires a thorough analysis of the founding texts of each religion. A hermeneutical soteriology which takes into account the data of history of religion, but which relies also upon the questionings of philo- sophy and theology contributes to clarify the conditions of interreligious dialogue. Keywords: salvation, redemption, soteriology, geu’lla, epiphaneia, hermeneutics 524 Bogoslovni vestnik 83 (2023) • 3 Nah ist und schwer zu fassen der Gott. Wo aber Gefahr ist, wächst das Rettende auch. (Friedrich Hölderlin, Patmos) Le vendredi 22 et le samedi 23 septembre dernier, le Pape François a passé deux jours dans la ville de Marseille, la cité phocéenne. Des nombreux temps forts de ces journées, je retiens une image et un thème. L’image, diffusée par les chaînes de télévision du monde entier, est celle du Pape, entouré des représentants des différents cultes présents à Marseille, priant en silence devant une stèle commémorative surmontée d’une grande croix de Camargue qui s’élance vers le ciel, tout en embrassant la Mer méditerranée aux pieds de la cité. Erigée en 2008, à l’initiative de la Mission de la Mer, la stèle est dédiée aux disparus en mer, y compris, à partir de 2010, les migrants naufragés, victimes de l’immigration clandestine. Le thème central de l’homélie papale, prononcée pendant la messe célébrée le lendemain après-midi dans le stade Vélodrome, était le « tressaillement de la foi ». Dans son homélie, le Pape s’appuyait sur le verset de l’Evangile de Luc : « quand Élisabeth entendit la salutation de Marie, l’enfant tressaillit (eskirtèsen) en elle. » (Lc 1,41) « Bouger, remuer, bondir, tressaillir » : quelle que soit la traduction qu’on adop- te, l’important est qu’on a affaire au signe d’une vie nouvelle qui commence à se manifester. En dehors de ce tressaillement devant la vie, il ne saurait y avoir de foi vivante : « Tressaillir c’est être “touché à l’intérieur”, avoir un frémissement intérieur, sentir que quelque chose bouge dans notre cœur », à la différence du « cœur froid et plat » « qui traîne la vie de manière mécanique, sans passion, sans élan, sans désir ». D’après le Pape, les maux qui rongent nos sociétés européen- nes ont pour nom : cynisme, désenchantement, résignation, incertitude qui sont autant de signes d’une « vie sans tressaillement » que « quelqu’un » (il s’agit de Spinoza) a appelé « passions tristes ». On aurait tort de réduire le tressaillement de la foi à une exultation jubilatoire. On peut tressaillir d’allégresse, mais aussi d’effroi devant des situations intoléra- bles, comme celles des migrants qui périssent en mer faute de secours, ou frémir d’angoisse. Aucune de ces expériences n’est épargnée aux croyants qui reconnaissent l’œuvre de Dieu « dans le fleurissement des jours » et y reçoivent « un regard no- uveau pour voir la réalité ». L’un des signes d’authenticité de la foi est qu’en elle, le « tressaillement devant la vie provoque aussi un tressaillement devant le prochain », un tressaillement « de miséricorde devant la chair blessée » de ceux que nous rencontrons sur no- 525 525 Jean Greisch - Qui nous sauvera ? ... tre chemin, semblables au bon Samaritain qui, à la différence du prêtre et du lévite de la parabole lucanienne 1 , s’occupe activement de l’homme qui était tom- bé entre les mains de brigands. « Même au milieu des difficultés, des problèmes et des souffrances », précisa- it le Pape, le croyant « perçoit quotidiennement la visite de Dieu et se sent ac- compagné et soutenu par Lui. Face au mystère de la vie personnelle et aux défis de la société, celui qui croit connaît un tressaillement, une passion, un rêve à cul- tiver, un intérêt qui pousse à s’engager personnellement. » Les lecteurs des En- cycliques « franciscaines » du Pape : Laudato si et Fratelli tutti, reconnaissent ici une ligne mélodique fondamentale de sa pensée : « Nous voulons être des chréti- ens qui rencontrent Dieu par la prière et nos frères par l’amour, des chrétiens qui tressaillent, vibrent, accueillent le feu de l’Esprit pour se laisser brûler par les questions d’aujourd’hui, par les défis de la Méditerranée, par le cri des pauvres, par les “saintes utopies” de fraternité et de paix qui attendent d’être réalisées. » Quel lien y a-t-entre l’image de la stèle commémorative dédiée à ceux qui ont péri en mer, et le tressaillement de foi, de charité et d’espérance évoqué dans l’homélie papale qui n’était pas un simple « fervorino » à l’adresse d’une foule exaltée dans un stade ? La réponse que je voudrais explorer ici, tient à un mot qui fait partie du langa- ge de base de la foi judéo-chrétienne et de beaucoup d’autres religions : le mot « salut » qui, en théologie chrétienne, a donné naissance au terme savant de « sotériologie ». 1. La sotériologie au carrefour de l’histoire des religions, de la théologie et de la philosophie En 1965 paraissait le premier volume, dirigé par Johannes Feiner et Magnus Lö- hrer, de l’esquisse d’une Dogmatique sous le fil conducteur de l’histoire du salut. Le titre de cet ouvrage, qui est un monument de la théologie postconciliaire, est My- sterium salutis. Il marque l’apogée du concept d’« histoire du salut », terme forgé au milieu du 19 e siècle, pour désigner une approche de l’histoire passée, présen- te et future de l’humanité, envisagée sous l’angle d’un salut attendu et espéré. Même si le terme est employé principalement par les théologiens chrétiens, il ne leur est pas réservé. Il concerne également l’histoire des religions et la philo- sophie, comme l’atteste, entre autres, Histoire et salut de Karl Löwith, paru d’abord en 1949 en langue anglaise suivi, quatre ans plus tard, par la version allemande intitulée Weltgeschichte und Heilsgeschehen et dont la traduction française n’a vu le jour qu’en 2002. 1 Sur le rôle de cette parabole dans les Encycliques du Pape François et chez Paul Ricœur, voir mon étude : Le socius, le prochain, le frère : les méridiens de la fraternité, in : Vincenzo Buonomo, Maria d’ Arienzo et Olivier Echappé, éds., Lex Rationis Ordinatio: Studi in onore di Patrick Valdrini (Cosenza: Luigi Pel- legrini Editore, 2002), 833–852. 526 Bogoslovni vestnik 83 (2023) • 3 D’après Löwith, la modernité est le fruit de la sécularisation de la conception chrétienne d’une histoire du salut, dont elle continue à se nourrir à son insu. Seul l’héritage méconnu d’une sotériologie et d’une eschatologie théologique peut expliquer notre obsession par la question de l’avenir. Dans son ouvrage sur la lé- gitimité des temps modernes, paru en 1966, Hans Blumenberg a contesté vigou- reusement ce qu’il désigne comme « théorème de la sécularisation » qui ne voit dans la modernité qu’un sous-produit de la sotériologie chrétienne. Dans son étude classique sur les formes de manifestation, les types structurels et les lois de vie de la religion, l’historien des religions Gustav Mensching souli- gnait que la religion comme telle n’existe pas. Le phénomène religieux ne nous est accessible qu’à travers la multiplicité de ses manifestations historiques. Ou, pour exprimer la même thèse dans une image de Mensching : « Il n’y a qu’une lune au ciel, mais d’innombrables reflets dans l’eau. » Ce sont ces reflets qui con- stituent la matière de l’historien des religions. Ce qui permet de les différencier, c’est leur conception du salut (Mensching 1959). Pour Mensching, la distinction la plus fondamentale est celle de la Volksreligion et de la Weltreligion. La conception du salut qui sous-tend la première, est la plus archaïque qui soit, ce qui n’empêche pas que certaines de ses traces survivent en- core dans la mentalité contemporaine. Ramenée à sa plus simple expression, elle se laisse résumer comme suit : hors de l’appartenance à un clan, une tribu, une communauté, un parti, etc., pas de salut. J’appartiens, donc je suis sain et sauf. Le seul salut possible est collectif et il s’exprime à travers le partage des comporte- ments rituels et cultuels. Le comble du malheur est d’être exclu de cette apparte- nance. « Je n’appartiens plus, donc je suis damné. » Pensons à « Œdipe à Colone », la dernière tragédie de Sophocle. Banni de la cité de Thèbes, Œdipe aveugle, ac- compagné de ses filles Antigone et Ismène, est réduit à l’état misérable d’un fugi- tif et d’un errant, venant chercher asile dans le bosquet sacré de la cité de Colone. Les religions universelles ou religions du salut se distinguent de cette concep- tion archaïque par le fait qu’elles envisagent le salut dans un horizon temporel et historique qui concerne aussi bien la destinée des individus que des collectivités. A l’intérieur du vaste ensemble des Erlösungsreligionen, Mensching distingue deux types fondamentaux : celles pour lesquelles le moi comme tel est une source de malheur dont il faut se libérer à tout prix et celles pour lesquelles ce n’est pas l’existence du moi qui pose problème, mais le fait que toutes les énergies de l’homme se focalisent sur celui-ci, en tournant le dos à la relation avec un dieu personnel. Qu’en est-il de la philosophie ? Le rationalisme étriqué qui ne jure que par les pouvoirs de la raison, estime que la notion de « salut » excède les compétences de la rationalité philosophique et doit donc être abandonnée aux théologiens. Mais on peut également défendre, pour des raisons à la fois historiques et systématiques, l’idée que la philosophie peut prendre en charge cette notion, comme l’a fait de façon magistrale Franz Rosenzweig dans son Etoile de la Rédemption qui est l’un de mes livres de chevet. 527 527 Jean Greisch - Qui nous sauvera ? ... Ces prolégomènes étant posées, je partirai d’une définition minimaliste de la sotériologie, inspirée des épîtres pastorales à Timothée et à Tite, dont les desti- nataires sont des chrétiens de la troisième génération, marqués par la culture helléniste. La « sotériologie » est la réflexion sur la juste manière d’articuler les appe- llations « Dieu notre Sauveur » et « Christ notre Sauveur », articulation qui, dans les épîtres pastorales, passe par le verbe « epiphanein » (« appa- raître ») et le substantif « epiphaneia » (« Apparition ») qui est le mot de passe théologique de ces épîtres (Oberlinner 1980). « Epiphaneia » : le salut est un « phénomène » à part entière, mais qui relève d’une catégorie particulière de phénomènes pour lesquels Jean-Luc Marion a forgé le ter- me de « phénomène saturés », c’est-à-dire des phénomènes où l’intuition donne plus, voire démesurément plus, que l’intention n’a jamais visé, ni prévu (Marrion 2005, 51–53; 2010). L’essentiel (ou presque) de cette sotériologie « épiphanique » se trouve résumé dans les versets 3 à 7 de l’épître à Tite, lus pendant la messe du jour de Noël : « Mais le jour où apparurent la bonté de Dieu notre Sauveur et son amo- ur pour les hommes, il ne s’est pas occupé des œuvres de justice que nous avions pu accomplir, mais, poussé par sa seule miséricorde, il nous a sau- vés par le bain de la régénération et de la rénovation en l’Esprit Saint. Et cet Esprit, il l’a répandu sur nous à profusion, par Jésus Christ notre Sau- veur, afin que, justifiés par la grâce du Christ, nous obtenions en espéran- ce l’héritage de la vie éternelle. » (Tt 3,4-7) Le rédacteur de ces épîtres les met dans la bouche de « Paul, apôtre du Christ Jésus selon l’ordre de Dieu notre Sauveur et du Christ Jésus, notre espérance » (1Tm 1,1). Quelques versets plus loin, nous rencontrons la formule typique, tou- jours utilisée dans un contexte sotériologique, que les exégètes allemands dési- gnent comme « Beteuerungsformel » : « Elle est sûre, cette parole et digne d’une entière créance. » Elle sert d’introduction au kérygme : « le Christ Jésus est venu dans le monde pour sauver les pécheurs, dont je suis, moi, le premier. Et s’il m’a été fait miséricorde, c’est pour qu’en moi, le premier, Jésus Christ manifestât tou- te sa patience, faisant de moi un exemple pour ceux qui doivent croire en lui en vue de la vie éternelle. » (1Tm 1,15-16, cf. 1Tm 4,9 ; 3,1 ; 2Tm 2,11 ; Tt 3,8) Pour « Paul », « salut » n’est pas un vain mot ; il renvoie à son expérience per- sonnelle de la « chose même ». Lui-même tire son mandat de « Dieu notre sau- veur » (1Tm 1,1) et c’est à ce titre qu’il exhorte ses destinataires, qui sont les chefs de leur communauté à veiller sur leur personne et leur enseignement : « Agissant ainsi, tu te sauveras, toi et ceux qui t’écoutent. » (1Tm 4,16), ou encore : « Ne rougis /…/ pas du témoignage à rendre à notre Seigneur, ni de moi son prisonnier, mais souffre plutôt avec moi pour l’Évangile, soutenu par la force de Dieu, qui nous a sauvés et nous a appelés d’un saint appel, non 528 Bogoslovni vestnik 83 (2023) • 3 en considération de nos œuvres, mais conformément à son propre desse- in et à sa grâce. A nous donnée avant tous les siècles dans le Christ Jésus, cette grâce a été maintenant manifestée par l’ Apparition (epiphaneia) de notre Sauveur le Christ Jésus, qui a détruit la mort et fait resplendir la vie et l’immortalité par le moyen de l’Évangile. En lui, c’est Dieu qui nous a sauvés conformément à son dessein salutaire. » (2Tm 1,8-10 ; Cf. Tt 3,4-6) Contrairement aux théories qui voudraient limiter le salut à un nombre restre- int d’élus, celui dont parlent les Pastorales est destiné à tous les hommes sans exception, tous appelés à connaître la vérité salutaire : « Voilà ce qui est bon et ce qui plaît à Dieu notre Sauveur, lui qui veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité. » La précision : « Si en effet nous peinons et combattons, c’est que nous avons mis notre espérance dans le Dieu vivant, le Sauveur de tous les hommes, des croyants surtout » (1Tm 4,10), n’implique aucune restriction. Tout en reprenant des formules traditionnelles, telles que « Dieu est unique, unique aussi le médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus, homme lui- même, qui s’est livré en rançon pour tous » (1Tm 2,5), les Pastorales forgent une nouvelle conceptualité sotériologique qui se reflète dans les dix occurrences du terme sôtèr, dont six se rapportent à Dieu et à son dessein salutaire qui s’est ma- nifesté tout au long de l’histoire du peuple élu. Yahvé, le Dieu de l’ Alliance, est un Dieu Rédempteur et sauveur, un sôter, terme utilisé dans la traduction grecque de la Bible hébraïque, même si, à l’intérieur du judaïsme, le Messie n’est pas en- core désigné comme Sauveur. La notion d’epiphaneia qui englobe la totalité des interventions salutaires de Dieu, couvre également la totalité de l’événement christique. L’affirmation : « cet- te grâce a été maintenant manifestée par l’ Apparition de notre Sauveur le Christ Jésus, qui a détruit la mort et fait resplendir la vie et l’immortalité par le moyen de l’Évangile » (2Tm 1,10) interdit d’y voir un événement ponctuel. La souveraineté de Dieu et le rôle éminent de Jésus dans l’accomplissement de l’œuvre de salut ne se font pas concurrence, tout au contraire. On ne peut dési- gner Jésus comme « notre Sauveur » que si l’on ratifie d’abord l’appellation « Dieu notre Sauveur », en se plaçant dans la perspective d’une histoire du salut initiée et dirigée par Dieu. Entre Dieu et Jésus ne s’interpose aucune autre figure salu- taire, car Jésus est l’ultime parole de salut que Dieu adresse aux hommes. Le ké- rygme de Jésus « Sauveur » présuppose la certitude du dessein salutaire de Dieu. Dès à présent, il faut vivre en conformité avec l’epiphaneia christique, manifesta- tion ultime de l’irruption du divin dans le monde présent. 2. Les sotériologies à l’épreuve de l’herméneutique Pourquoi parler à ce sujet d’un problème herméneutique ? Il faut d’abord préciser ce qu’on entend par « herméneutique ». 529 529 Jean Greisch - Qui nous sauvera ? ... En voici deux définitions, l’une d’inspiration allemande, l’autre d’inspiration française. 1. Pour Heidegger et Gadamer, l’herméneutique est l’art de comprendre (Kun- stlehre des Verstehens), entendu non comme un mode de connaître propre aux sciences de l’esprit, mais comme une manière d’être constitutive de l’être-au- monde du Dasein. La compréhension est inséparable de deux autres existentiaux tout aussi originaires : l’affection (Befindlichkeit) et la parole (Rede). Befindlichkeit : en tant que nous existons, nous nous trouvons toujours dans une situation que nous n’avons pas choisie, mais qui nous affecte d’une manière ou d’une autre. Heidegger parle à ce sujet de Geworfenheit (« être-jeté »), terme qui prête à confusion, car tout dépend de l’idée que nous nous faisons de notre rapport au monde. Pour le gnostique par exemple, le monde est l’œuvre d’un démiurge incompétent. La seule évasion possible de ce monde carcéral, passe par la connaissance, salutaire par définition, d’un Dieu séparé de ce monde-ci. Dans sa magistrale analyse du mythe gnostique, Hans Jonas (1992) a explicité les raci- nes existentiales de cette vision du monde. « Comprendre » : c’est la manière dont nous assumons notre situation, en y décelant des possibilités qui s’offrent à nous. Là où il y a de la Geworfenheit, il y a nécessairement de l’Entwurf, c’est-à-dire de l’être-en-projet. L’herméneutique est, dans ce cas, l’explicitation (Auslegung) d’une possibilité d’être-au-monde. C’est dans ce contexte que Heidegger parle d’un « cercle herméneutique » qui n’a rien d’un cercle vicieux. « Parole » (Rede) : tôt ou tard, la compréhension de l’être-au-monde parvient à se dire. Mais l’expérience nous prouve que les mots pour dire ce que nous épro- uvons et comprenons, sont parfois difficiles à trouver. 2. Voici maintenant une deuxième définition de l’herméneutique, dans laquel- le l’accent se déplace de la compréhension vers l’interprétation. En écho à Ricœur, je dirai que l’herméneutique est la théorie des opérations de compréhension im- pliquées dans l’interprétation des textes, des œuvres et des actions. C’est ce que j’appelle l’herméneutique more gallico demonstrata ». Un corollaire important de cette conception est la relation d’implication mu- tuelle de l’herméneutique philosophique et de l’herméneutique biblique. Ce que Ricœur dit de l’herméneutique de la Révélation, vaut pareillement pour celle de la Rédemption. Le plus court chemin pour la comprendre passe par la riche polyphonie du texte biblique. Avant d’être l’objet d’une interprétation, l’idée de Rédemption est elle-même le résultat d’un processus ininterrompu d’interprétation dans lequel le dire est aussi important que le dit. Chacun des genres littéraires dont on se sert pour parler du salut et de la Rédemption (nar- ration, hymne, psaume, parabole, kérygme, parénèse, etc.) équivaut à une inter- prétation nouvelle. En élargissant notre regard au-delà du contexte biblique, et en prenant en vue plusieurs religions qui accordent une place centrale à la notion de salut, nous 530 Bogoslovni vestnik 83 (2023) • 3 sommes confrontés à la plurivocité de la notion qui n’est pas une simple affaire linguistique ou sémantique. A la base de chacune des religions qui ont développé une sotériologie, il y a une intuition fondatrice, inséparable d’une tonalité affective fondamentale, mais dont l’interprétation varie au fil de l’histoire. Ces intuitions, dont chacune possède une fécondité herméneutique propre, ne se laissent ni additionner ni neutraliser. J’illustrerai cette thèse sur trois exemples. 1. Le premier est celui du judaïsme. Le mot « Ge’ullah » (הלאג libération, rachat) renvoie à l’expérience fondatrice de la libération de l’esclavage égyptien du peu- ple d’Israël, attribué à une puissante intervention divine. Ce terme, rendu en al- lemand par « Erlösung » et en français par « Rédemption », fait partie du lexique de base de la prière juive, comme le montre la prière Tefillat ha Amida Schemone Esre (ou, en abrégé : Amida). Cette prière, qui n’a de sens que si elle est récitée avec tout son cœur et toute son âme (« avoda shebalev »), autrement dit que si elle fait « tressaillir » l’orant, fut composée à l’époque de la Mishna, après la de- struction du deuxième temple. Elle comporte dix-huit bénédictions récitées de- bout quatre fois par jour par les juifs pieux. On y trouve notamment les demandes qui ont pour objet la Binah (הניב « discernement »), la Teshouva (הבושת « repen- tir », « retour »), la Seliha (החילס « pardon »), la Ge’ullah (« rédemption ») et la Kedoushat haShem (םשה תשודק, « sanctification du Nom divin »). Ces termes des- sinent en creux une certaine idée du salut qui a pour origine le « Dieu des Patri- arches Abraham, Isaac et Jacob », le « Bouclier d’ Abraham », un « Dieu grand, puissant et redoutable », le « Créateur de tout » qui se souvient des mérites des pères et apporte le Rédempteur (Is 59,20) aux fils de leurs fils. La bénédiction de la Ge’ulla (« rédemption »), reçoit un sens encore plus précis si on la rapporte à l’expression letakken Olam dans la prière appelée « Aleinou », qui conclut les offices du matin, du midi et du soir. Le peuple auquel « il incombe de louer le Seigneur de tout » (Alenou lèshabea’h la’Adon hakol), se souvient de l’expérience fondatrice de la libération de l’Egypte, la terre d’esclavage, accepte de se voir confier la responsabilité éthique de contribuer au travail de « réparati- on du monde » que désigne l’expression Tiqqun Olam (םלוע ןוקית). Cette expression a sa source dans l’intuition que le monde n’a pas encore atte- int sa figure définitive et qu’il ne sera achevé qu’au jour où il sera devenu ce qu’il n’est pas encore : le Royaume de Dieu. Toute la troisième partie de l’Etoile de la Rédemption de Rosenzweig explicite les enjeux herméneutiques de cette intuition fondatrice qui concerne aussi bien l’eschatologie juive que l’eschatologie chréti- enne. Forgée par les Rabbins du 3 e siècle, la notion de Tiqqun Olam a suscité un im- mense travail d’interprétation qui se poursuit encore aujourd’hui, concernant la signification exacte du terme « réparer » (metaken). Pour le kabbaliste Aboulafia la tâche est de « desceller l’âme », en enlevant les nœuds qui l’entravent, « déno- uage » qui permet de retrouver l’union originelle avec le divin. L’œuvre la plus célèbre du corpus kabbalistique, le Sefer ha Zohar (« Le Livre de la Splendeur ») 531 531 Jean Greisch - Qui nous sauvera ? ... d’Isaac de Léon, contient une conception herméneutique du salut, où tout dépend de la manière dont on déchiffre le texte saint, en s’efforçant « de voir les choses les plus courantes, les plus habituelles, comme si on les regardait pour la première fois » (Charles Mopsik). L’exégèse cabalistique du Zohar a préparé le terrain aux spéculations audacie- uses d’Isaac Luria relatives à la brisure (chevirat hakelim) des dix vases contenant la lumière divine suite à l’auto-contraction (Tsimtsum) de l’En Sof au moment de la création du de l’ Adam Kadmon. L’excès de lumière qui accompagne ce proces- sus produit une sorte de catastrophe métaphysique. Contrairement aux trois pre- miers réceptacles qui contiennent la Couronne (Keter), la Sagesse (Hokhmah) et l’Intelligence (Binah), les six qui contiennent la Générosité (Hesed), la Justice (Gevourah), la Beauté (Tifarehr), l’Éternité (Netsah), la Gloire (Hod), le Fondement (Yesod) volent en éclats et le dixième qui contient le Royaume (Malkhout), se fêle légèrement. Sur l’arrière-plan de cette hypothèse spéculative qui a fasciné bien des philo- sophes, de Pic de la Mirandole jusqu’à Spinoza et Leibniz et au-delà, la réparation du monde reçoit un sens précis. C’est à l’homme qu’appartient la tâche de répa- rer les vases, en libérant les étincelles de lumière divine qu’il abrite en lui. « Réparer », est-ce « corriger », « redresser », « restaurer », « améliorer », ou « perfectionner » ? On devine l’immense conflit des interprétations que suscitent ces questions. Certains commentateurs contemporains n’hésitent pas à mettre le Tiqqun Olam au service de causes qui n’ont qu’un rapport lointain avec la Thora, telles que l’écologie, la protection des animaux, ou le progressisme révolutionnaire. On en trouve un exemple suggestif dans le livre Pièces d’identité du philosophe français Bernard Henri-Lévy (2010). Il y propose une interprétation de la doctrine de la « brisure des vases » et du thème de la « réparation » : « Non plus sauver le monde. Encore moins le recommencer. Mais juste le réparer, à la façon dont on répare les vases brisés. Il est très beau, ce mot de réparation. Il est modeste. Il est sage. Mais il est aussi vertigineux », écrit le philosophe. Mais peut-être cette in- terprétation modeste et sage du concept de réparation, qui fait l’économie de la nostalgie d’un corps plein ou d’une pureté perdue, et « ne rêve plus d’un vase d’avant la brisure ou d’un vase dont on hallucinerait qu’il n’a jamais été brisé », en renonçant à tout ce « qui ressemble à de l’eschatologie ou de la théodicée » et ne parlant que du présent, oblitère-t-elle, la pointe sotériologique de la doctri- ne du Tiqqun Olam : l’idée de Royaume de Dieu. 2. Je serai plus bref pour la caractérisation de l’intuition fondatrice de la sotéri- ologie chrétienne, car l’essentiel a déjà été dit plus haut en référence aux épîtres pastorales. Je rappelle simplement, à l’encontre de toute tentation marcionite, qu’il im- porte plus que tout de nous rappeler que le Dieu de Jésus-Christ est le même que celui que les textes vétérotestamentaires désignent comme « Dieu sauveur ». 532 Bogoslovni vestnik 83 (2023) • 3 Le différentiel sotériologique chrétien trouve son expression la plus forte dans ce que Paul, au premier chapitre de la première épître aux Corinthiens, dit du lo- gos staurou, du Verbe de la Croix : « Le langage de la croix, en effet, est folie pour ceux qui se perdent, mais pour ceux qui se sauvent, pour nous, il est puissance de Dieu. » (1Co 1,18) Aucune sagesse, quelle qu’en soit la profondeur ou l’utilité, n’est salutaire ou rédemptrice : « Puisqu’en effet le monde, par le moyen de la sagesse, n’a pas reconnu Dieu dans la sagesse de Dieu, c’est par la folie du message qu’il a plu à Dieu de sauver les croyants. Alors que les Juifs demandent des signes et que les Grecs sont en quête de sagesse, nous proclamons, nous, un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens, mais pour ceux qui sont appelés, Juifs et Grecs, c’est le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu. Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes. » (1Co 1,21-25) Dans le Nouveau comme dans l’ Ancien Testament, la Rédemption est un événe- ment qui a sa source dans le dessein salutaire de Dieu. Ceux qui bénéficient de l’expérience vive de l’epiphaneia du Christ sauveur, l’éprouvent comme un « feu dévorant » (He 12,29) semblable au buisson ardent de l’Exode. Pour se faire une idée encore plus précise de « l’Evangile du salut » (Eph 1,13), on peut relire les trois premiers chapitres de l’Epître aux Ephésiens. L’expression « dans le Christ Jésus » y fonctionne comme une étincelle qui déclenche toute une série de bénédictions qui détaillent les différents aspects du plan divin du salut accompli dans le Christ : élection, appel, rédemption, renouvellement, con- version, justification, adoption filiale (Gal 4,1-4 ; Rm 8,28-39), réconciliation, sanc- tification, glorification, communion qui ne se réduit pas à une uniformité in- différenciée. En s’appuyant sur ce texte, qui constitue une sorte de traité de sotériologie en miniature, s’est développé un travail ininterrompu de réflexion et de conceptua- lisation des théologiens qui se poursuit encore de nos jours. Dans l’église Santa Maria Novella à Florence, on peut admirer l’extraordinaire fresque murale « Le chemin du Salut ou le Triomphe de l’Eglise » d’ Andrea di Bo- naiuto (1365–1368), illustrant la conception thomiste du salut rendu possible par le Christ, Rédempteur de l’Humanité, et dont les membres de l’Ordre des frères prêcheurs fondé par saint Dominique sont les gardiens fidèles et zélés. En bas de la fresque, on aperçoit les chiens dominicains dévorant à belles dents les hérétiques cathares qui professent une conception hétérodoxe du salut. Cette interprétation picturale de la sotériologie thomiste est à mille lieues de la question existentielle, et pas seulement intellectuelle, qui tourmentait dix ans durant le moine augustinien Martin Luther : « Wie bekomme ich einen gnädigen Gott ? », (« Comment puis-je trouver un Dieu de grâce ? »), jusqu’à ce qu’il déco- uvre la réponse dans un verset de l’Epître aux Romains : « car tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu, étant justifiés gratuitement par sa grâce, au mo- 533 533 Jean Greisch - Qui nous sauvera ? ... yen de la rédemption qui est en Jésus-Christ. » (Rm 3,23-24) « Remarque bien ce que dit l’apôtre », souligne le futur Réformateur, « tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu ! C’est là le point capital de cette épître et de toute l’Écriture ; c’est dire que tout ce qui n’est pas purifié par le sang de Christ et justifié par la foi, est péché. Embrasse ce texte car c’est ici que vient périr le mérite des œuvres et toute la gloire de l’homme pour qu’à Dieu seul soit la grâce et la gloire. » Un siècle plus tard, en une Europe ensanglantée par la guerre des religions, René Descartes rédigeait ses Méditations métaphysiques qu’il adressait en 1641 pour approbation aux théologiens de la Sorbonne. Examinée à la lumière de la raison naturelle, la question de Dieu, inséparable de celle de l’âme, a perdu la charge sotériologique qu’elle avait chez Luther, ne laissant plus subsister que la question de savoir comment Dieu peut venir à l’idée du cogito. Il faudra attendre le « Mémorial » de Blaise Pascal, dont nous venons de commémorer le quatrième centenaire de sa naissance, pour voir resurgir avec force les implications sotério- logiques de la question de Dieu. 3. Mon troisième exemple est celui des sotériologies qui s’inscrivent dans le sillage des enseignements de Siddhārtha Gautama, appelé aussi Shakyamuni ou le Bouddha (« l’Eveillé »), nom qui contient déjà une certaine idée du salut. Dès son premier sermon, prononcé à Sarnath près de Bénarès devant cinq moi- nes qui avaient partagé ses exercices ascétiques outranciers, Shakyamuni formu- le sa doctrine des quatre vérités fondamentales qualifiées de « nobles ». Son te- stament spirituel est contenu dans le Sūtra du Lotus qui énonce les « quatre sce- aux de la sotériologie bouddhiste : l’impermanence (anitya), le non-soi (anatman), la souffrance (dukkha) et l’éveil (nirvana), seul moyen de se libérer de la roue infernale des réincarnations. La première vérité concerne l’universalité de la souffrance (dukkha) et ses multiples manifestations : souffrance physique et mentale, souffrance due au changement, souffrance causée par le conditionnement. Même le bonheur est une forme de souffrance. Dans la terminologie de Heidegger, commentée plus haut, on pourrait parler d’une Befindlichkeit fondamentale, dont nulle existence n’est exempte. La pointe sotériologique de cette interprétation de la souffrance porte sur la vacuité du soi (anatta). Le salut, s’il existe, exige le détachement ra- dical du soi. La deuxième noble vérité est que nous sommes esclaves d’une « soif (tanhādāso) » insatiable. Elle est « la cause la plus palpable et la plus immédiate » de la souffran- ce, entraînant dans son sillage tout un cortège de passions, de souillures et d’impuretés. La troisième noble vérité indique le seul remède possible à notre mal-être : l’éveil spirituel que désigne le mot sanscrit nirvana (littéralement : l’extinction de la flamme du moi), terme que le bouddhisme zen désigne par le vocable satori, qu’on peut également rendre par « compréhension », « intuition », ou « épipha- nie », à condition de s’entendre sur le sens du mot. 534 Bogoslovni vestnik 83 (2023) • 3 La quatrième vérité déploie la roue (appelée aussi « roue du dharma »), du « noble sentier octuple » menant à la cessation des souffrances : la vision juste, la pensée juste, la parole juste, l’action juste, les moyens d’existence justes, l’effort juste, l’attention juste et la concentration juste. Le qualificatif « juste » (sammā) peut également être rendu par « correct » ou « parfait ». On y distingue trois composantes ou dimensions (parfois désignées sous le vo- cable de « chemin triple ») : une dimension sapientiale, une dimension éthico- -morale et une dimension pratique sous formes d’exercices spirituels requis pour atteindre le nirvana. « Vision juste » et « pensée juste » constituent la « grande sagesse » (prajna) bouddhique, comprenant la vision directe de la réalité et des trois caractéristiques fondamentales de l’existence : l’absence de soi, l’impermanence de toute choses et l’omniprésence de la souffrance. La composante morale et éthique (Sīla) englobe la parole juste (ne pas mentir, ne pas semer ni discorde ni désunion, ne pas tenir un langage grossier, ne pas bavarder oisivement), l’agir juste (conforme aux cinq préceptes d’entraînement : ne pas détruire la vie des êtres sensibles, ne pas voler, ne pas ne pas avoir de re- lations sexuelles illicites, ne pas proférer des paroles fausses ou inexactes, ne pas consommer d’alcool ni de drogue) et les moyens d’existence justes. S’y ajoutent enfin les trois qualificatifs ascétiques (samadhi) de l’effort ou de l’endurance, de la conscience juste (des choses, de soi-même, de son corps, de ses émotions, de ses pensées, des autres, de la réalité) et de la concentration requise pour s’établir dans l’éveil (Harvey 1993, 109–113). Sans m’aventurer plus loin dans cette évocation de la voie du salut bouddhique, je me contenterai de quelques remarques. a) Nous avons affaire à une sotériologie qui ne fait appel ni à un Dieu salvateur, ni à un Rédempteur messianique : l’œuvre de salut et de la libération est l’affaire exclusive de l’homme. b) Ce qui est vrai du judaïsme et du christianisme est également vrai du boudd- hisme : chacune de ses écoles (le Theravada qui insiste sur la nécessité de l’effort personnel pour se délivrer de la soif du désir, le Mahayana, le bouddhisme thi- bétain, le bouddhisme Zen, le bouddhisme de la Terre pure, etc.) a développé sa propre interprétation du salut et des moyens d’y parvenir. c) La diversité des conceptions du salut dans ces écoles bouddhiques s’explique également par la diversité des textes canoniques, écrits en pâli, censée être la langue de Gautama, en sanscrit, en chinois et en japonais. e) Dès les textes fondateurs, on distingue trois voies menant à l’éveil : la « voie de l’auditeur » qui parvient au nirvāņa grâce à l’enseignement d’un bouddha, cel- le du bouddha solitaire qui y parvient seul, mais est incapable de libérer les autres, et la « voie du bodhisattva » qui fait le vœu de suivre le chemin tracé par le Bo- uddha Shakyamuni, en prenant refuge auprès des « trois joyaux » contenus dans la formule rituelle : « Je vais vers le Bouddha, le dharma et le sangha comme vers 535 535 Jean Greisch - Qui nous sauvera ? ... un refuge », afin d’aider par compassion d’autres à s’éveiller, quitte à différer son propre éveil. f) Dans la diffusion du bouddhisme en Occident, les écoles japonaises du bo- uddhisme Zen, elles-mêmes réparties sur les écoles du Rinzai dont les maîtres utilisent la technique du koan pour atteindre l’éveil, et celle du Soto, qui privilégie le zazen, la méditation en position assise, jouent un rôle prépondérant. D’après D.T. Suzuki, la pratique du Zen nous procure une vision plus juste de la réalité fondamentale de nous-mêmes et des choses, indispensable pour entrer dans l’expérience du satori. En écho à Spinoza, on pourrait parler d’une réforme de l’entendement, à condition de ne pas y voir une expérience purement intellectuel- le, mais une libération de la servitude de la finitude qui transforme toute l’existence. Depuis la publication de l’ouvrage de Suzuki : Mysticism: Christian and Buddhist, le dialogue entre le bouddhisme et le christianisme s’est souvent focalisé sur les analogies possibles entre la mystique spéculative de Maître Eckhart et la concep- tion du satori. Pour intéressant que soit ce rapprochement qui ne saurait aboutir à une confusion, en matière de sotériologie, une voie au moins aussi féconde passe par le dialogue avec une autre école bouddhique, la plus répandue au Ja- pon, mais souvent méconnue, voire méprisée : « le bouddhisme de la Terre pure », lié à la figure du Bouddha Amida, auquel Henri de Lubac a consacré la première étude en langue française (de Lubac 1955 ; Gira 2001). L’homme qui vit dans le monde, aura toujours du mal à atteindre l’Éveil par ses propres forces. Mais il peut demander à Amida, le Bouddha de la Lumière et de la Vie infinie, appelé aussi « Bouddha du salut », de l’aider à renaître dans la « Ter - re pure de l’Occident », dénuée de toute illusion et passion aveuglante. C’est là qu’il pourra contempler Amida face-à-face et entendre son enseignement, dont la compréhension immédiate lui permettra d’atteindre l’Éveil. g) Les adeptes de l’amidisme ont développé une périodisation du temps histo- rique en trois âges suivant la disparition du Bouddha. Pendant l’âge d’or de la « Loi correcte » (shôbô jidai), la doctrine bouddhique, la pratique de la Loi ou dharma et l’expérience de l’Éveil coexistent. Cet âge est suivi par celui de la « Loi contre- faite » (zôbô jidai), pendant lequel ne subsistent plus que la doctrine et la pratique, mais l’Éveil est hors d’atteinte. La décadence s’aggrave encore avec l’âge de la « Loi terminale » (mappô jidai), que la tradition japonaise fait commencer au milieu du XI e siècle. Au cours de cet âge, dans lequel nous vivons encore présentement, la Loi devenue impraticable s’ajoute à l’absence d’éveil. A condition de transposer la question de Hölderlin, dans l’hymne Brot und Wein : « Und wozu Dichter in dürftiger Zeit ? », au plan de l’expérience spirituelle, elle pourrait s’appliquer à ces temps obscurs de détresse, pendant lesquels le seul refuge réside dans la « bon- ne nouvelle » de la promesse d’ Amida et dans la pratique du nenbutsu, l’invocation du nom d’ Amida moyennant la formule : « Namu Amida Butsu » (Vénération au nom d’ Amida), une sorte de « Kyrie eleison » bouddhique. Comme le signale Dennis Gira, dans le film Ran de Kurosawa les nombreux malheurs qui s’abattent sur les protagonistes du film, sont attribués au mappô 536 Bogoslovni vestnik 83 (2023) • 3 jidai. A la fin du film, un aveugle jette une image d’ Amida du haut d’une falaise. Ce geste illustre le désespoir total de l’homme, incapable de sortir du cycle de la violence et de dissiper l’ignorance qui transforme sa vie en un véritable enfer. Amida, le Bouddha de la Lumière infinie, est le seul qui a le pouvoir de changer la faible étincelle qui subsiste en chaque homme, en flamme ardente. C’est dans le noir total qu’explose la lumière infinie d’ Amida, « amenant tout naturellement le fidèle à chanter la louange de ce Bouddha qui a tout fait pour lui ». 3. « Au secours ! », « Sauve qui peut ! » : l’endroit et l’envers d’une même médaille Ce bref survol de la sotériologie de plusieurs grandes traditions religieuses, m’a quelque peu éloigné de mon double point de départ : la stèle commémorative des naufragés péris en Méditerranée et le « tressaillement de la foi ». Pour rétablir le lien, je partirai de deux cris de détresse qui sont comme l’endroit et l’envers de la même médaille : « Au secours ! » et « Sauve qui peut ! ». 3.1 « Je crie vers toi ! » : pour une approche herméneutique de la sotériologie du Psautier En 1957, le philosophe de la religion français Henri Duméry publiait un ouvrage qui fit beaucoup de bruit et qui lui valut d’être mis à l’index des livres prohibés : La foi n’est pas un cri (1957). D’après Duméry, la foi, réduite à un simple cri inarti- culé, prête le flanc au sentimentalisme, à l’illuminisme et au mysticisme quiétiste. Si, même dans ses expressions les plus élémentaires, la foi ne contenait pas déjà de la pensée et ne donnait pas à penser, la formule « fides quaerens intellectum » n’aurait pas de sens. Mais même si l’on insiste avec Duméry sur le rôle que les mé- diations intellectuelles, culturelles et institutionnelles jouent dans la transmission de la foi, on ne peut ignorer le fait que, dans certaines de ses expressions, la foi ressemble bel et bien à un cri (Rosenzweig 2003). Pour s’en convaincre, il suffit de parcourir le Psautier, composé de 150 poèmes rassemblés sous le titre de « Tehillim » (« Louanges »)qui forment la troisième section de la Bible hébraïque. A de très rares exceptions près, les philosophes n’ont guère l’habitude de fréquenter ce corpus impressionnant de textes, divisé en cinq parties scandées par une bénédiction ou une doxologie. Les exégètes bibliques inscrivent la prière de plainte dans une typologie généra- le de la prière hébraïque, en y distinguant plusieurs genres littéraires, tels que les « louanges » (subdivisées en hymnes, chants du Règne, cantiques de Sion ou de montée, psaumes royaux), les prières d’appel au secours individuelles (qui occu- pent presque un quart du recueil !) ou collectives, les prières de confiance (qui est, selon une heureuse formule de la TOB, « le ressort des appels au secours » p. 1264), les prières de reconnaissance individuelles ou collectives (par exemple le Psaume 118) et les psaumes d’instruction, d’inspiration sapientiale ou 537 537 Jean Greisch - Qui nous sauvera ? ... prophétique, sans qu’on puisse parler de distinctions nettes entre ces différents genres. Faute de pouvoir m’engager dans une analyse approfondie de la sotériologie des Psaumes, je me limiterai à quelques remarques concernant les psaumes de lamentation. Si, comme l’affirme le Pape François, il nous faut réapprendre à tressaillir, il n’y a pas de meilleure école que le Psautier dans lequel abondent les expressions qui illustrent les tressaillements de la foi, allant du plus profond de la détresse jusqu’à l’exultation de la louange. « A pleine voix je crie vers Yahvé » (Ps 3,5). Dans les psaumes d’appel au seco- urs l’expression « Je crie vers toi » est récurrente. Ce qui la distingue d’un cri inar- ticulé est le « vers toi », autrement dit sa visée intentionnelle qui en fait un phénomène herméneutique à part entière. En faisant un pas de plus, on s’aperçoit que le Psautier déploie tout un pro- gramme sotériologique qu’explicitent les verbes dynamiques : secourir, sauver, soutenir, racheter, bénir, mettre au large, etc., et qui sont eux-mêmes inséparables d’un certain nombre de métaphores récurrentes, telles que : « Rocher, bouclier, refuge, rempart, forteresse, lumière », etc.). Ricœur parle à ce sujet d’une « poéti- sation de la plainte ». Le terme de « poétisation », qui s’applique tout aussi bien aux psaumes de louange, ne saurait être confondu avec une atténuation, voire une négation de l’excès de la souffrance. Le travail herméneutique le plus important consiste cependant à s’approprier le dynamisme interne propre à chaque psaume, en prêtant également attention à la manière dont il fut relu et réinterprété dans des circonstances nouvelles. D’après André LaCocque, les psaumes de lamentation, qui jouent sur les regi- stres de la plainte, de l’incompréhension, de la détresse et de la protestation, confèrent à la question « pourquoi ? » toute sa force dramatique, nous obligeant, par le fait même, à nous demander quel genre d’enseignement l’on peut tirer d’un texte « prononcé dans la brûlure du tourment, dans l’emportement d’une passion dévorante d’être entendu, aidé, sauvé » (LaCocque et Ricoeur 1998, 251). Mais pour poignants qu’ils soient, les psaumes de lamentation bibliques font en même temps appel à la mémoire des gestes salutaires de Dieu. En s’inscrivant dans le présent liturgique, ils s’ouvrent sur le futur dans la louange. Celui qui crie « Mon Dieu » se demande en même temps « comment il est possible de vivre au niveau collectif dans la communion d’alliance avec Dieu, alors qu’au plan individuel il se sent abandonné par Dieu » (263). Le sentiment d’abandon constitue le noyau de ce que Ricoeur désigne comme « souffrance originelle ». Un exemple particulièrement instructif à cet égard est le Psaume 22, auquel LaCocque et Ricœur ont consacré un chapitre entier de leur ouvrage Penser la Bible (1998, 247–304). Comment ne pas frémir en lisant les versets sur lesquels s’ouvre ce Psaume : 538 Bogoslovni vestnik 83 (2023) • 3 « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? (Eloï, Eloï, lama sabachthani ?) Loin de me sauver, les paroles que je rugis ! Mon Dieu, le jour j’appelle et tu ne réponds pas, la nuit, point de silence pour moi. » (Ps 22,2-3) La complainte de ce Psaume élève le cri de la souffrance individuelle à l’universel, ce qui veut dire aussi que « la souffrance d’Israël devient paradigma- tique de la souffrance humaine » (LaCocque et Ricoeur 1998, 272). Cette élévati- on de la singularité à l’exemplarité va de pair avec une radicalisation, qu’expriment les mots « abandonné par Dieu ». Lu et interprété comme « prophétie suivie de son accomplissement » (270), le Psaume 22 occupe une place centrale dans les écrits néotestamentaires. Dans les premiers versets, que Jésus s’approprie en mourant sur la Croix, le tressaillement des psaumes individuels de lamentation atteint son paroxysme. Jésus ne rejoint pas seulement leur intention profonde, mais il leur confère « un sens incompara- ble, décisif et ultime » qui constitue un exemple herméneutique privilégié de la signification élargie d’un texte depuis le moment de sa composition (271). En mourant, Jésus « revêt sa souffrance dans les mots du Psaume, qu’il habite ainsi de l’intérieur » (279). D’après Ricoeur, les « extravagances » littéraires du Psaume (« l’atténuation des descriptions singularisantes », la « métaphorisation des figures de l’affliction », la « radicalisation des expressions de la douleur placée dans la proximité de la mort » (290)), poussent à l’extrême le sentiment d’être abandonné par Dieu. C’est justement parce que la forme verbale de la lamentation laisse toutes les tensions s’exprimer avec le maximum de leur force dramatique, qu’elle peut être réactualisée dans la prière juive et chrétienne contemporaine et cela, « même après Auschwitz » (282). Pour cela, il faut affronter « l’énigme d’une plainte qui reste pourtant envelo- ppée dans une invocation, mais qui donne une forme interrogative à sa plainte, qui ose parler de la souffrance comme “abandon par Dieu” et pourtant qui che- mine à travers le poème jusqu’aux confins de la louange, à la faveur d’un renver- sement non moins énigmatique que le moment inaugural de la plainte elle- même » (282–283) , louange qui s’exprime dans les versets : « De toi vient ma louange dans la grande assemblée, j’accomplirai mes vœux devant ceux qui le craignent. Ils loueront Yahvé, ceux qui le cherchent “que vive votre cœur à jama- is !” » (Ps 22,23-24) La poétisation de la plainte permet à tout suppliant de parcourir à son tour le difficile chemin de la plainte à la louange. De même qu’il rend possible le renver- sement de la plainte en louange, il permet à la plainte de voisiner avec l’accusation, mais sans jamais quitter l’espace de l’invocation adressée à Dieu. Enfin, la questi- on « pourquoi ? », qui exprime la souffrance originelle de l’être-abandonné, reste malgré tout une « adresse questionnante » (LaCocque et Ricoeur 1998, 287). A l’encontre des rationalisations d’une sotériologie de la rétribution, la plainte maintient dans toute sa force le mystère de l’inscrutabilité divine. « Un cri de 539 539 Jean Greisch - Qui nous sauvera ? ... détresse est jeté en direction d’un Dieu qui paraît s’être absenté de l’histoire. Le défaut de réponse à ce cri constitue en tant que tel la suprême détresse histo- rique, l’Urleiden à l’échelle de l’histoire. » (294) Mais l’homme souffrant d’aujourd’hui peut-il encore donner la forme d’une invocation à son désespoir ? Parfois, la « souffrance originelle » semble préci- sément consister dans le fait qu’il n’y a plus personne à qui se plaindre. 3.2 « Sauve qui peut » : deux échos philosophiques « Sauve qui peut » : dans toutes les langues du monde, ce cri retentit en des si- tuations d’extrême détresse qui mettent en péril la vie même quand plus aucun secours ni aucun sauveur n’est en vue. L’histoire humaine et celle des sociétés est jalonnée par de telles situations que Jaspers appelait « situations-limite » et l’histoire des individus n’en est pas exempte. Nous rencontrons la même formule, citée en français, dans deux textes philo- sophiques qui, même s’ils ne concernent pas directement le problème de la so- tériologie, s’y rapportent indirectement. 1. Dans son article de journal : « Wer denkt abstrakt ? » de 1807, que Heide- gger recommandait jadis à ses étudiants comme meilleure introduction à l’idéalisme allemand, Hegel se sert ironiquement de l’exclamation « Sauve qui peut ! » pour décrire la réaction spontanée du prétendu bon sens à chaque fois qu’il se trouve confronté aux exigences d’une pensée abstraite, métaphysique ou conceptuelle. Pour Hegel, la fuite panique devant l’abstraction est elle-même le résultat d’une « abstraction » qui a sa source dans une compréhension unilatéra- le et réductrice de la réalité. Pour illustrer son propos, Hegel allègue deux exemples puisés dans la vie la plus concrète. Le premier est celui du meurtrier sur le point d’être exécuté. La foule ne voit en lui qu’un meurtrier auquel il faut régler son compte au plus vite, en oubliant que c’est également un être humain. L’autre abstraction est celle des belles âmes de Leipzig qui avaient décoré le rouet et le criminel qui y était attaché de couron- nes de fleurs, de violettes et de coquelicots, pour faire abstraction de l’horreur du supplice. A ces deux abstractions opposées, la première qui identifie le criminel à son crime en lui déniant son humanité et la seconde qui est la réaction d’une sensi- blerie incapable d’affronter la réalité du crime, Hegel oppose un troisième exem- ple. C’est la réaction d’une femme du peuple qui, ayant assisté à une exécution publique et remarquant que le soleil éclaire la tête tranchée du criminel, y voit le signe que le soleil de la grâce divine continue à briller sur lui. Au lieu de soupçonner cette femme de faire, elle aussi, preuve d’une sensible- rie teintée de religiosité, Hegel y voit l’Aufhebung du châtiment mérité en une réconciliation d’ordre supérieur. Pour lui, cette femme seule pense concrètement, parce qu’elle parle la langue d’une foi authentiquement vécue, dans laquelle 540 Bogoslovni vestnik 83 (2023) • 3 s’enracinent des mots tels que « salut », « rédemption », « réconciliation » ou « justification ». 2. Nous retrouvons une allusion au même « Sauve qui peut » hégélien au début de la longue conférence de Jacques Derrida : « Foi et raison », initialement pro- noncée dans le cadre d’un séminaire organisé en février 1994 à Capri, à l’initiative de Gianni Vattimo (décédé le 19 septembre dernier) et de Maurizio Ferraris, pu- blié en 1996. 2 Dans la foulée du « Sauve qui peut » hégélien, Derrida soulève une double que- stion qui concerne directement notre problématique sotériologique : « peut-on dissocier un discours sur la religion d’un discours sur le salut, c’est-à-dire sur le sain, le saint, le sacré, le sauf, l’immun (sacer, heilig, holy- et leurs équivalents su- pposés dans tant de langues) ? Et le salut, est-ce nécessairement la rédemption, devant ou d’après le mal, la faute ou le péché ? » (2000, 9–10) Je ne suivrai pas ici tous les méandres de la réflexion de Derrida que j’ai analysés ailleurs après les avoir discutés avec l’auteur lui-même. Je me limiterai aux thèmes qui concernent directement le problème de la sotériologie. Derrida présente le groupe de Capri comme étant formé de dissidents aussi bien à l’égard de la phénoménologie husserlienne que d’une « herméneutique dont la discipline doit tant à l’exégèse du texte religieux ». Cette double dissidence équivaut à mes yeux à deux « abstractions » liminaires. Si l’on veut comprendre la religion en général, et l’idée de salut en particulier, peut-on faire l’impasse sur ce que Heidegger appelle une « phénoménologie de la vie religieuse » (qui est elle-même une « herméneutique » au sens précisé plus haut) et d’une interprétation des textes fondateurs des religions du salut ? « Comment penser /…/ - dans les limites de la simple raison - une religion qui, sans redevenir “religion naturelle”, soit aujourd’hui effectivement universelle ? Et qui pour cela ne s’arrête plus au paradigme chrétien ni même abrahamique ? » (2000, 25), se demande Derrida. Il s’étonne de ce que le terme de « religion », d’origine incontestablement romaine, se soit imposé universellement, au cours d’un énigmatique processus de « mondialatinisation » (21). « Et si religio restait intraduisible ? » (49), se demande-t-il, en soulignant que rien ne nous garantit que ce mot couvre toute la réalité des phénomènes que vise la conscience « religieu- se ». C’est en un sens analogue que Heidegger affirmait que le terme de « religi- on » est exclusivement une « affaire de l’interprétation romaine » (GA 4, 108) de la relation de l’homme à Dieu. Pour Derrida, la question « Qu’est-ce que la religion ? » reste abstraite, tant que l’interrogation sur l’essence du phénomène qu’on désigne sous ce vocable, est déconnectée de son devenir historique et de ses manifestations contempo- 2 Jacques Derrida, Gianni Vattimo, éds., La religion, Séminaire de Capri, avec la participation de Maurizo Ferraris, Hans-Georg Gadamer, Aldo Gargani, Eugenio Trias et Vincenzo Vitiello (Paris : Ed. du Seuil, 1996). Une version modifiée et augmentée du texte de Derrida a paru en 2000 aux Editions du Seuil sous le titre : Foi et Savoir, suivi de : Le Siècle et le Pardon. Par suite, les références seront indiquées dans le corps du texte. 541 541 Jean Greisch - Qui nous sauvera ? ... raines et de ses dérives possibles. Il accorde une égale importance à la question de l’essence de la religion et à la question pragmatique de « ce qui se dit et se fait », « ce qui arrive en ce moment même, dans le monde, dans l’histoire, en son nom » (29). En soulignant que la plupart des guerres contemporaines sont des guerres de religion, ou du moins, se cachent sous l’alibi de la religion, Derrida semble privilégier le pire. Et il est vrai que les exemples du pire sont légion. Par exemple quand le 9 octobre dernier, un terroriste a assassiné un professeur de français dans un lycée d’ Arras, en hurlant : « Allahou Akbar ! ». Rien ne nous permet de supposer que la croyance fut toujours identifiée avec la religion, de même qu’elle ne se réduit pas nécessairement à une « théologie ». De plus, toute « sacralité » et toute « sainteté » n’est pas nécessairement qualifiée religieusement. D’où la nécessité de mettre en regard deux approches aussi éni- gmatiques l’une que l’autre : « le sacro-saint, le sain et le sauf d’un côté, et la foi, la fiabilité ou le crédit de l’autre. » (39) Le propre de la « religion » est d’une part sa qualification « romaine » et d’autre part le pacte historique qu’elle a noué avec les « révélations » abrahamiques du judaïsme du christianisme et de l’islam qui comportent chacune une perspective messianique et eschatologique qui confère un profil particulier à la question kantienne : « Que m’est-il permis d’espérer ? ». D’après Derrida, toute tentative de penser la religion à l’intérieur des limites de la simple raison, nous oblige à distinguer et à entrecroiser ces deux sources, foyers ou souches, correspondant à de registres sémantiques distincts qui se la- issent figurer sous forme d’une ellipse à double foyer. Pour lui, la distinction du « religieux » et de du « sacré », n’est pas une simple affaire de sémantique, car elle correspond à deux types irréductibles d’expérience (52). La première source équivaut au registre du religieux, avec ses valeurs associées de la croyance, de la foi, de la fiabilité (du mot fiducia), de la fidélité, du fiduciai- re, de la fiance, constitutives de la foi (47). Cette « fiduciar-ité » (47) renvoie au pôle « romain » et « latin » de la « religio » qui se prête à deux interprétations différentes, selon qu’on s’appuie sur la dérivation étymologique à partir du verbe relegere (Cicéron, W. Otto, J.B. Hofmann et E. Benveniste) ou à partir du verbe religare (Lactance, Augustin, Tertullien, etc.). Si l’on opte pour la dérivation cicéronienne, l’essence de la religion consiste dans l’observance scrupuleuse des prescriptions rituelles et la question sotério- logique reste hors champ. Si l’on emboîte le pas d’ Augustin et de Lactance, ce qui prime, c’est l’intensité du lien que le croyant établit avec Dieu qui, en contexte biblique, est le Dieu de l’ Alliance et, par le fait même, non seulement un législa- teur, mais un libérateur et un rédempteur. La deuxième source correspond à l’idée de l’indemne, du sain et du sauf (« Heil » en allemand). Derrida parle à ce sujet d’une « épreuve de l’indemne » (75). Elle admet, à son tour, deux interprétations distinctes, selon qu’on met l’accent sur la notion du sacré, le « numineux » au sens de Rudolf Otto, avec son ambivalence caractéristique du tremendum et du fascinosum, ce qui est en même temps effrayant (et qui cause un « tressaillement » qui n’a rien de jubilatoire) et 542 Bogoslovni vestnik 83 (2023) • 3 fascinant, ce qui repousse et attire en même temps, ou selon qu’on privilégie la sainteté éthique : « Soyez saints, parce que moi, je suis Saint. » (Lv 11,44-45 ; 19,2 ; 20, 26 ; 1P 1,16) De tous les philosophes contemporains, celui qui a le plus dramatisé la distinc- tion, qu’il transforme en opposition, de la sainteté et de la sacralité, est Emma- nuel Levinas. Pour s’en convaincre, il suffit de relire la troisième de ses « Nouvel- les lectures talmudiques », intitulées précisément Du sacré au saint (1977, 82– 121). Levinas opte clairement pour une sainteté dépouillée de toute sacralité. Réduite à sa pure essence éthique, la religion s’établit en dehors des mirages du numineux au sens de Rudolf Otto. Mais on peut aussi tenter, à la manière de Heidegger, de penser une « sacrali- té sans sainteté » c’est-à-dire aussi bien une « sacralité sans croyance ». Le sacré se confond alors avec le deinon, l’inquiétante étrangeté de l’être, radicalement différent des étants que le dernier Heidegger désigne sous le vocable d’Ereignis. Aux yeux de Derrida, Heidegger sacrifie la religion et ses valeurs essentiellement « romaines » sur l’autel du « sacré, du sauf, de l’indemne », dont le dispensateur est le « dernier Dieu » (der letzte Gott), ou le dieu ultime, eschatologique, que Heidegger présente comme « le tout autre par rapport à tous les dieux précédents, et notamment le Dieu chrétien » (GA 65, 403). C’est à ce Dieu que ce rapporte la célèbre déclaration de Heidegger dans l’entretien du « Spiegel » : « Seul un dieu peut encore nous sauver. » Derrida n’aborde pas frontalement la question du salut et de la Rédemption. Ce qui l’en empêche, c’est sa conception d’une « messianicité sans messianisme » qui « ne suit aucune révélation déterminée » et « n’appartient en propre à aucu- ne religion abrahamique » (2000, 31). Venant « interrompre ou déchirer l’histoire même », elle « serait l’ouverture à l’avenir ou à la venue de l’autre comme avènement de la justice, mais sans horizon d’attente et sans préfiguration prophétique » (30). Une « messianicité dépouillée de tout », qui implique une « foi sans dogme qui s’avance dans le risque de la nuit absolue » (31), sans autre contenu particulier que la possibilité d’une « surprise absolue » (30), n’est-elle pas « abstraite » ? Der- rida lui-même parle d’une « messianicité abstraite » (31). N’entrant jamais en religion et ne se laissant jamais « sacraliser » (34), elle représente à ses yeux le « lieu même d’une résistance infinie à la double fonction du religieux et du sacré et elle permet de penser « une autre tolérance » qui respecte « la distance infinie comme singularité » (37). Pour les religions du salut historiques, la question de savoir comment elles peuvent intégrer cette « autre tolérance » dans leur propre auto-compréhension, revêt une importance cruciale. L’abstraction d’un messianisme sans Messie emprunte les chemins d’une théo- logie négative radicale et aboutit à une « athéologisation de la tradition », tout en faisant « appel à la foi qui habite tout acte de langage et toute adresse à l’autre » (31). Derrida parle à ce sujet d’un « désert dans le désert », en dehors duquel il ne saurait y avoir « ni acte de foi, ni promesse, ni avenir, ni attente sans 543 543 Jean Greisch - Qui nous sauvera ? ... attente de la mort de l’autre, ni rapport à la singularité de l’autre » (32). Nous at- teignons le comble du paradoxe avec la formule : « Nul à-venir sans quelque mémoire et quelque promesse messianiques, d’une messianicité plus vieille que toute religion, plus originaire que tout messianisme. » (72) Certains lecteurs, qui craignent de se perdre dans le dédale des 52 paragraphes dont se compose le texte de Derrida, prendront probablement la fuite en s’écriant : « Sauve qui peut ! ». Même si je comprends leur réaction, je ne la partage pas, car je sais qu’une certaine forme d’« abstraction » est nécessaire pour mener à bien le projet d’une philosophie de la religion. En revanche, je préfère m’attarder dans un autre désert, celui dans lequel une voix, qui se fait entendre dans l’un et l’autre Testament, crie : « Dans le désert, frayez le chemin de Yahvé ; dans la steppe, aplanissez une route pour notre Dieu. Que toute vallée soit comblée, toute montagne et toute colline abaissées, que les lieux accidentés se changent en plaine et les escarpements en large vallée. » (Is 40,3-4 ; cf. Mt 3,3-4) Est-ce à dire que, par le fait même, je quitte la scène de la réflexion philo - sophique sur « la religion dans les limites de la simple raison » ? Je dirai au con- traire que cette voie herméneutique me ramène à la question liminaire de Derri- da : dire salut (« Heil », « l’indemne » au sens de Derrida) ou dire Rédemption (« Erlösung ») ne revient-il pas au même ? A cet égard, mon meilleur compagnon de route est Franz Rosenzweig. Le fait que son œuvre maîtresse s’intitule : Stern der Erlösung ne reflète pas seulement un choix sémantique, mais implique également un pari herméneutique mûrement réfléchi. Assumé jusqu’au bout, il aboutit à ce que Rosenzweig appelle un « nou- veau rationalisme théologique », reposant sur le trépied des notions de Création, de Révélation et de Rédemption et qui va de pair avec ce qu’il désigne sous le vocable de « théorie messianique de la connaissance ». La « pensée nouvelle » de Rosenzweig présuppose l’existence d’une attente messianique effective, en sa double expression historique juive et chrétienne. C’est en pariant sur la complémentarité indépassable de la « vie éternelle » (le judaïsme) et de la « voie éternelle » (le christianisme), qui sont pour Rosenzweig les deux seules possibilités authentiques d’articuler le temps et l’éternité et de contribuer activement à la réalisation de la rédemption, que la question de Kant : « Que m’est - -il permis d’espérer ? » peut trouver une réponse, sous forme de ce que Ricœur appelle une « herméneutique philosophique de l’espérance » (1994, 21). 4. « Sauveur, viens déchirer les cieux ! » : une attente messianique ardente J’ai commencé cette conférence avec la sotériologie des épîtres pastorales. Je la terminerai en me livrant à un petit exercice herméneutique de sotériologie ap- pliquée qui me ramène loin en arrière, vers un texte qui est l’un des sommets de 544 Bogoslovni vestnik 83 (2023) • 3 la sotériologie vétérotestamentaire. Ce pas en arrière n’a rien d’incongru ; car il s’agit également d’un pas en avant, ou plutôt un pas « en Avent », au sens litur- gique du terme. Pendant les quatre semaines du temps liturgique de l’ Avent, l’Eglise commémo- re l’attente ardente d’un Sauveu,r transmise de génération et de génération par le peuple d’Israël. Nulle part, cette attente n’a trouvé expression plus intense que dans le livre d’Isaïe qui porte le nom d’un prophète dont le nom même signifie : « le Seigneur sauve » ou « salut du Seigneur ». De tous les prophètes vétérote- stamentaires, c’est lui qui est le plus souvent cité dans le Nouveau Testament. Un texte qui retient plus particulièrement mon attention, est le « Livre de la consolation » (Is 40–55) que les exégètes contemporains attribuent à un prophète du 6 e siècle (entre 550 et 539) et qu’ils appellent le Deutéro-Isaïe, pour le distin- guer du prophète de même nom qui vécut au 8 e siècle et du « Trito-Isaïe ». Le livre doit son nom aux deux premiers versets du prologue à plusieurs voix (Is 40,1-11) sur lequel il s’ouvre : « Réconfortez, réconfortez mon peuple, dit votre Dieu, parlez au cœur de Jérusalem. Proclamez que sa corvée est remplie, que son châtiment est accompli, qu’elle a reçu de la main du Seigneur deux fois le prix de toutes ses fautes. » (Is 40,1-2, traduction de la TOB) Les exégètes bibliques mettent en évidence les particularités littéraires de ce livre, que certains comparent à une anthologie, un « livre ouvert » semblable à une bibliothèque, peut-être même « la bibliothèque prophétique par excellence » (Römer, Macchi et Nihan 2009, 732). La qualification savante de « schriftgelehrte Tradentenprophetie » souligne le fait que ces textes qui n’ont jamais existé sous forme orale, n’émanent pas de génies religieux isolés, mais d’une tradition inter- prétative à laquelle on peut appliquer la formule de Gustav Mahler aux yeux duquel « la tradition est la préservation du feu, non l’adoration des cendres ». La qualité littéraire du livre, dans lequel abondent jeux de mots, traits d’humour féroces, en particulier dans les satires dirigées contre les idoles, allitérations, as- sonances et métaphores vives accordées au pressentiment de temps nouveaux pleins de promesses, atteste une « maîtrise de la langue inégalée jusque-là » (733), preuve qu’on peut être poète et prophète en même temps ; l’un n’exclut pas l’autre ! Le cœur théologique du message prophétique est formé par les 22 occurrences de la formule : « Dieu sauve ». Ce Dieu qui sauve son peuple en le délivrant, en le rachetant, en le réconfortant et en rassemblant toutes les nations, est également le créateur du monde. « En vérité tu es un dieu qui se cache, Dieu d’Israël, sauveur. » (Is 45,15) : ce verset que Levinas citait souvent, illustre un aspect important de l’unicité divine, thème central du Livre. Elle est symbolisée par l’image du Rocher : « Ne vous ef- frayez pas, soyez sans crainte, dès longtemps ne vous l’ai-je pas annoncé et révélé ? Vous êtes mes témoins. Y aurait-il un dieu à part moi ? Il n’y a pas de Rocher, je n’en connais pas ! » (Is 44,8) Ce verset introduit une diatribe particulièrement 545 545 Jean Greisch - Qui nous sauvera ? ... féroce contre les fabricants d’idoles (Is 44,9-22) qui bricolent des divinités porta- bles mais qui, précisément pour cela, manquent de la solidité inébranlable du Rocher d’Israël. Elles sont fabriquées avec du bois de chauffe (Is 44,15-20) qui, tôt ou tard, finira dans le feu. Ceux qui se livrent à ce genre de pratiques découvriront, tôt ou tard, de quel bois se chauffe le Dieu vivant d’ Abraham, d’Isaac et de Jacob. Réitérée quatre fois, la formule : « il est exclu que tu aies fait de moi ton invi- té » (Is 43,22) exclut toute conception « bi-polaire » du salut qui réduirait Dieu à un bouche-trou, venant simplement combler l’attente du peuple. « … ne crains pas, car je suis avec toi, n’aie pas de regard anxieux, car je suis ton Dieu. Je te rends robuste, oui je t’aide, oui, je te soutiens par ma droite qui fait justice. » (Is 41,10-11) Ces versets installent un climat de confiance qui ne sera plus jamais démenti, comme le confirment les chants d’allégresse nouveaux qui éclatent tout au long du Livre. Les « Mais maintenant » (Is 43,1 ; 44,1) mettent l’accent sur l’imminence des temps nouveaux qui exigent un nouveau travail de reconnaissance : « Voici que moi, je vais faire du neuf qui déjà bourgeonne ; ne le reconnaîtrez-vous pas ? » (Is 43,18) Cette reconnaissance trouve son expression dans le petit credo sotéri- ologique du chapitre 45 : « Israël sera sauvé par Yahvé, sauvé pour toujours, vous ne serez ni hon- teux ni humiliés, pour toujours et à jamais. Car ainsi parle Yahvé, le créateur des cieux : C’est lui qui est Dieu, qui a modelé la terre et l’a faite, c’est lui qui l’a fondée ; il ne l’a pas créée vide, il l’a modelée pour être habitée. Je suis Yahvé, il n’y en a pas d’autre. Je n’ai pas parlé en secret, en quelque coin d’un obscur pays, je n’ai pas dit à la race de Jacob : Cherchez-moi dans le chaos ! Je suis Yahvé qui pro- clame la justice, qui annonce des choses vraies. Rassemblez-vous et venez ! Approchez tous ensemble, survivants des na- tions ! Ils sont inconscients ceux qui transportent leurs idoles de bois, qui prient un dieu qui ne sauve pas. Annoncez, produisez vos preuves, que même ils se concertent ! Qui avait proclamé cela dans le passé, qui l’avait annoncé jadis, n’est-ce pas moi, Yahvé ? Il n’y a pas d’autre dieu que moi. Un dieu juste et sauveur, il n’y en a pas excepté moi. Tournez-vous vers moi et vous serez sauvés, tous les confins de la terre, car je suis Dieu, il n’y en a pas d’autre. » (Is 45,17-22) Je terminerai mes réflexions relatives aux aspects herméneutiques de la sotériologie avec un verset du chapitre 45 : « Cieux, épanchez-vous là-haut, et que les nuages déversent la justice, que la terre s’ouvre et produise le salut, qu’elle fasse germer en même temps la justice. » (Is 45,8). 546 Bogoslovni vestnik 83 (2023) • 3 En lisant ce verset, je retrouve la question que j’avais posée plus haut en référence à la sotériologie des Psaumes : nos cœurs fatigués et désabusés ne sont- -ils pas trop endurcis pour percevoir le tressaillement de la foi qui sous-tend ce verset ? Si c’est le cas, nous avons intérêt à prêter attention aux voix des poètes et des compositeurs qui se sont laissé inspirer par les pages du Livre de la Consolation. Pensons par exemple à l’oratorio « Messiah » de Haendel, composé en 1741, et dont toute la première partie se compose de variations musicales sur des versets tirés du Livre d’Isaïe. Celui qui écoute l’interprétation qu’en propose un grand chef d’orchestre, par exemple celle de John Eliot Gardiner, qui a ma préférence, y re- connaîtra une authentique performance herméneutique qui nous aide à nous approprier le sens de ce Livre. Il en va de même de l’hymne « Rorate Coeli desuper » composé vers 800 en écho au même verset et traditionnellement chanté en grégorien pendant le temps de l’ Avent. De la Wirkungsgeschichte de cette antienne fait partie le célèbre cantique O Heiland, reiß die Himmel auf, publié à Cologne en 1622 dans une collection de chants catéchétiques mais qui est encore chanté de nos jours en Allemagne. O Heiland, reiß die Himmel auf, Sauveur, viens déchirer les cieux, herab, herab vom Himmel lauf, Descends, descends d’auprès de Dieu ! reiß ab vom Himmel Tor und Tür, Arrache et brise les verrous, reiß ab, wo Schloss und Riegel für. Les portes, les fers et les clous. O Gott, ein’ Tau vom Himmel gieß, Pareil à la rosée du ciel, im Tau herab, o Heiland, fließ. Descends vers nous, Fils éternel. Ihr Wolken, brecht und regnet aus Que des nuées on voie pleuvoir den König über Jakobs Haus. Le roi fidèle et son pouvoir ! O Erd, schlag aus, schlag aus, o Erd, O terre, fais germer ce don dass Berg und Tal grün alles werd. Pour que verdoient vallons et monts ! O Erd, herfür dies Blümlein bring, O terre, fais surgir ta fleur ! o Heiland, aus der Erden spring. Que pour nous vienne le Sauveur ! Wo bleibst du, Trost der ganzen Welt, Consolation du monde entier, darauf sie all ihr Hoffnung stellt? Ne tarde pas à nous sauver. O komm, ach komm vom höchsten Saal, Descends vers nous du haut des Cieux komm, tröst uns hier im Jammertal. Nous consoler, nous rendre heureux. O klare Sonn, du schöner Stern, Soleil d’en haut, Astre éclatant, dich wollten wir anschauen gern; Nous t’attendons tous ardemment. o Sonn, geh auf, ohn deinen Schein Elève-toi, sans ta clarté in Finsternis wir alle sein. Nous sommes dans l’obscurité. (Traduction française par Y . Kéler) 547 547 Jean Greisch - Qui nous sauvera ? ... L’auteur de ce Cantique, tout empreint d’images tirées du livre d’Isaïe, est vra- isemblablement le jésuite Friedrich von Spee, professeur de philosophie à Pader- born de 1623 à 1629, connu par son recueil de poèmes Trutznachtigall (« Le ros- signol combatif », titre que je suis tenté de paraphraser par : « Le rossignol qui fait de la résistance ») qui est un monument de la poésie religieuse en langue allemande, mais surtout par sa Cautio criminalis, ouvrage dans lequel il dénonce fermement les aveux de sorcellerie extorqués sous la torture. Ce qui vaut pour le « Messie » de Haendel vaut également pour le cantique de Spee : une excellente façon « herméneutique » d’entrer en résonnance avec lui, et indirectement avec le Deutéro-Isaïe lui-même, est d’écouter l’interprétation musicale qu’en propose Johannes Brahms, dans son Opus 74, No.2, probablement composé en 1863/64, en même temps que le célèbre Motet « Warum ist das Licht gegeben den Mühseligen ? ». La mélodie, à la fois âpre et dansante, est parfaite- ment accordée à l’attente fiévreuse du Rédempteur qui sous-tend le Livre de la Consolation. Je conclurai l’évocation de ces interprétations littéraires et musicales de la so- tériologie du Deutero-Isaïe par un exemple emprunté à la peinture contemporai- ne : en 2005/2006, Anselm Kieffer a peint deux grandes toiles en huile et acrylique, sous-titrées respectivement : « Aperiatur Terra et Germinet Salvatorem » et « Ro- rate coeli et nubes pluant justum ». Les sillons du champ labouré qui, dans chacun de ces tableaux, commence à se couvrir de fleurs guident le spectateur vers un horizon ouvert, preuve que le travail d’interprétation et d’appropriation de la sotériologie prophétique du Deutéro-Isaïe se poursuit encore de nos jours. 5. T hèses r éc apitula tiv es 1. Même si le terme « salut » est employé principalement par les théologiens chrétiens, il ne leur est pas réservé. Il concerne également l’histoire des religi- ons et la philosophie. 2. A la différence d’une conception archaïque, pour laquelle le salut se confond avec l’appartenance à un clan, une tribu, une communauté, ou un parti, etc., les religions universelles ou religions du salut, envisagent le salut dans un hori- zon temporel et historique qui concerne aussi bien la destinée des individus que des collectivités. 3. La « sotériologie » est la réflexion sur la juste manière d’articuler les appellati- ons « Dieu notre Sauveur » et « Christ notre Sauveur », articulation qui, dans les épîtres pastorales, passe par le verbe « epiphanein » (« apparaître ») et le sub- stantif « epiphaneia » (« Apparition »). « Epiphaneia » : le salut est un « phénomène » à part entière, mais qui relève d’une catégorie particulière de phénomènes : les phénomènes « saturés » (J-L. Marion). 548 Bogoslovni vestnik 83 (2023) • 3 4. La souveraineté de Dieu et le rôle éminent de Jésus dans l’accomplissement de l’œuvre de salut ne se font pas concurrence, tout au contraire. On ne peut dési- gner Jésus comme « notre Sauveur » que si l’on ratifie d’abord l’appellation « Dieu notre Sauveur » en se plaçant dans la perspective d’une histoire du salut initiée et dirigée par Dieu. Entre Dieu et Jésus ne s’interpose aucune autre figure salu- taire, car Jésus est l’ultime parole de salut que Dieu adresse aux hommes. 5. D’après Heidegger et Gadamer, l’herméneutique est l’art de comprendre (Kun- stlehre des Verstehens), entendu non comme un mode de connaître propre aux sciences de l’esprit, mais comme une manière d’être constitutive de l’être-au- monde du Dasein. La compréhension est inséparable de deux autres existenti- aux tout aussi co-originaires : l’affection (Befindlichkeit) et la parole (Rede). 6. D’après Ricœur, l’herméneutique est la théorie des opérations de compréhen- sion impliquées dans l’interprétation des textes, des œuvres et des actions. C’est ce qu’on peut appeler l’herméneutique more gallico demonstrata. 7. Le plus court chemin pour comprendre l’idée de Rédemption passe par la riche polyphonie du texte biblique. 8. Avant d’être l’objet d’une interprétation, l’idée de Rédemption est le résultat d’un processus ininterrompu d’interprétation. Chacun des genres littéraires dont on se sert pour parler du salut et de la Rédemption (narration, hymne, psaume, parabole, kérygme, parénèse, etc.) équivaut à une interprétation nouvelle. 9. A la base de chacune des religions qui ont développé une sotériologie, il y a une intuition fondatrice, inséparable d’une tonalité affective fondamentale, mais dont l’interprétation varie au fil de l’histoire. Les intuitions, dont chacune possède une fécondité herméneutique propre, ne se laissent ni additionner ni neutraliser. 10. Le mot hébreu « Ge’ullah » (libération, rachat) renvoie à l’expérience fondatrice de la libération de l’esclavage égyptien du peuple d’Israël, attribué à une puis- sante intervention divine. 11. L’expression Tiqqun Olam (« réparation du monde ») a sa source dans l’intuition que le monde n’a pas encore atteint sa figure définitive et qu’il ne sera achevé qu’au jour où il sera devenu ce qu’il n’est pas encore : le Royaume de Dieu. 12. Le Dieu de Jésus-Christ est le même que celui que les textes vétérotestamentai- res désignent comme « Dieu sauveur ». Le différentiel sotériologique chrétien trouve son expression la plus forte dans le logos staurou, le Verbe de la Croix. 13. La sotériologie bouddhiste ne fait appel ni à un Dieu salvateur, ni à un Rédemp- teur messianique : l’œuvre de salut et de la libération est l’affaire exclusive de l’homme. 14. Pour les adeptes du bouddhisme de la Terre pure, l’homme qui vit dans le mon - de, aura toujours du mal à atteindre l’Éveil par ses propres forces. Mais il peut demander à Amida, le Bouddha de la Lumière et de la Vie infinie, appelé aussi 549 549 Jean Greisch - Qui nous sauvera ? ... « Bouddha du salut », de l’aider à renaître dans la « Terre pure de l’Occident », dénuée de toute illusion et passion aveuglante. 15. La meilleure école pour réapprendre à tressaillir, est le Psautier dans lequel abondent les expressions qui illustrent les tressaillements de la foi, allant du plus profond de la détresse jusqu’à l’exultation de la louange. 16. Dans les psaumes d’appel au secours, l’expression « Je crie vers toi » est récur - rente. Ce qui la distingue d’un cri inarticulé est le « vers toi », autrement dit sa visée intentionnelle qui en fait un phénomène herméneutique à part entière. 17. Le Psautier déploie tout un programme sotériologique qu’explicitent les verbes dynamiques : secourir, sauver, soutenir, racheter, bénir, mettre au large, etc., et qui sont eux-mêmes inséparables d’un certain nombre de métaphores récurren- tes, telles que : « Rocher, bouclier, refuge, rempart, forteresse, lumière », etc. 18. On peut à ce sujet d’une « poétisation de la plainte », à condition d’éviter de confondre cette expression avec une atténuation, voire une négation de l’excès de la souffrance et ne pas oublier que le terme de « poétisation », s’applique tout aussi bien aux psaumes de louange, ne saurait être. 19. Le véritable travail herméneutique consiste à s’approprier le dynamisme inter- ne propre à chaque psaume, en prêtant également attention à la manière dont il fut relu et réinterprété dans des circonstances nouvelles. 20. On ne peut dissocier un discours sur la religion d’un discours sur le salut. 21. Le propre de la « religion » est d’une part sa qualification « romaine » et d’autre part le pacte historique qu’elle a noué avec les « révélations » abrahamiques du judaïsme du christianisme et de l’islam qui comportent chacune une per- spective messianique et eschatologique. 22. L’hypothèse derridienne d’une messianicité plus vieille que toute religion et plus originaire que tout messianisme, ne saurait annuler la nécessité d’une her - méneutique des textes fondateurs de la sotériologie vétéro-testamentaire, qui sous-tend l’Etoile de la Rédemption de Franz Rosenzweig. 23. Le Livre des Consolations du Deutéro-Isaïe qui est l’un des sommets de la so- tériologie vétérotestamentaire, prouve qu’on peut être poète et prophète en même temps. 24. Le travail d’interprétation et de réception de la sotériologie prophétique du Deutéro-Isaïe se poursuit encore de nos jours, non seulement sous forme de commentaires de textes, mais à travers des interprétations musicales et pictu- rales. 550 Bogoslovni vestnik 83 (2023) • 3 Références bibliographiques Aulén, Gustaf. 1949. Christus Victor. Trad. fr. par G. Hoffmann-Sigel. Paris: Aubier. Baltes, Guido. 2012. Tikkun Olam: Heilung der Welt. Jüdische Ansätze zur Gesellschaftsverän- derung. In: Tobias Faix et Tobias Künkler, éds., Die verändernde Kraft des Evangeliums, 96– 121. Beiträge zu den Marburger Transforma- tionsstudien 4. Marburg: Francke. Birnbaum, David, éd. 2015. Tikkun Olam: Judaism, Humanism and Transcendence. New York: New Paradigm Matrix Publishing. Bleeker, R.J., et Zwi Werblowsky, éds. 1970 Types of Redemption: Contributions to the Theme of the Study-Conference Held at Jerusalem 14th to 19th July 1968. Leiden: Brill. Brunner, Emil. 1965. 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