& Les Contemporaines, ou Avantures des plus jolies Femmes De V age present: Recueillies par N. M + ’ ***; Et pubiiees par Timothee Jo]y , de Lyon, Depositaire de fes Manufcrits : J1 s’effaiepar cesHiftoriettes.; bientot il prendra un vol plus faardi. Vxaiba^ Imprime ' a Lei'pfick , Par Biilchel , marchand-libraire : £e troiive a Paris, ches la dame Veuve Duchefne, libraire , en la rue Saintjacqes. 1780. AVERTISSEMENT. §. Quoiqu’on intitule ces Nouvelles , les Con¬ temporaries , on fent que VHifloire des Fem¬ mes efl infeparable de celle des Hommes : II y efl autant parle des Premiers que des Secondes; la moitie des Nouvelles porte merne un litre mafculin ; mats les Femmes en font I’ame. Peut-etre s’attend-on a trouver id les Avantures des Femmes connues , fans aucun deguise- tnent; on fe trompe , txla ne ferait pas permis. Aurefle , la plupare de ces Nouvelles font ajfes interejfantes, pour que l’ Auteur ait pit fe difpenfer d’etre mechant. Reponfe de l’£diteur fur Ion Orthographe: L 9 orthographe que fai toujours fuivie , eft celle de. Voltaire , avec des $ s arrondis au-milieu des mots , oil ils fe prononcent comma le z Z. On me la repro - che dans un Ouvrage - periodique tres-eftimable : fen ai ete furpris ! A-la-verite , Ojielqu’un m y a affure que ces mots , LA SINGuLARITE de fon orthographe , ont ete ajoutes par VImprimeur, Je travaille depuis dix ans a un Ouvrage fur not re Orthographe , qui donnera d'excellentes raisons pour les changemens a y faire . Je ne me fuis permis d'orthographier fngulierement que dans la Famille y ERTVEUSE , & dans EE Menage PARIS1EN : la Preface de ce dernier Roman explique mes motifs. Je ne fuis done pas le cor r up tear de VOrthographe , mats jevoudrais en diminuer les difficultes. Auffi le but que je me propose dans LE Glqssographe efiril de fixer in - variablement pour la pofieritela prononciation ac - tuelle de notre langue. ’ecris Glajfe demiroir , & Glace , eau congelee , d f a« pres une jufte remar que de V Abbe Desfontaines % 1 !|| li>> _ 71 a.vyvsi* $ \ \ $ !iJ •sf®^TV!’ = *5W“ Les Contemporaines , ou Avantures des plus jolies Femmes de lage present. Introduction. d^uand j’etais jeune , j’ecoutais par ignorance, & je gardais le ftlence par timidite, par un certain orgueil qui ve- nait d’un fentiment ttes-vif de mon in- fuffifance. A-present, que je ne fuis plus jeune,i’ecoutepour m’inftruire: jeparle peu ; Celui qui fe repand toujours aude- hors, eft bientot e'puise : Je me reserve de parler, lorfque je ferai vieillard; car alors on eft parefleux d’ecrire. C’eft urr I Vol. a iv Les Contemporaines, penible travail que d’ecrire ! s’il n’etait quelquefois accompagne de plaisir , il ferait audeflus des forces de l’Homme. Permettez, Le&eur, que je vous rende compte de la maniere dont me font par- venuesles Nouvelles que j’ai raffemblees pourvotre amusement. Lorfque j’appet- cois quelque jolie Perfonne, je fuiscu- rieux de la connaitre, a-proportion de fa beaute. J’y reiiffis facilement : un Particulierfort-repandu, qui m’a pris en affe&ion, je ne fais pourquoi, mais fans- doute , parce-qu’il me fuppose quelque merite , & qui m aime en raison du bien que fon imagination exaltee lui dit de moi, fait les informations, & me donne enfuite les resultats de fes recherches (*). Quelques-uns de fes canevas reftent tels qu’il me les donne. Vous ne verrez done ici aucune Aventure , honorable Lec- teur, que la Belle qui en eft l'Hero'ine , (*} It eft mort la nuit du 29 au 30 Mars 1779. {Joly. Introduclion. V r’ait fait naicre 1’idee de l’ecrire. C’eft la raison du titre que j’ai choisi. Maintenant voici mes motifs pour mettre fous vos yeux des evenemens journaliers, qui fe paffent dansl’interieur des Families , & qui par leur variete au- tant que par leur lingularite, vous fervi- ront a anatomiser Je coeur humain. Si vous etes retire a la campagne, vous fe- rez charme, a vos momens de loisir, de vous amuser a lire une Hiftoire veritable, courte , dont les faits n’ont point ce fombre terrible des Livres anglais , qui fatigue en attachant; ni ce ridicule pa- pillonnage des Brochures francaises or- dinaires; ni le ton langoureux & fopo- ratifde ces Romans pretendus tendres^ tous jetes dans le meme moule ; ni ces dchaffes mal-proportionnees, que don- nent a Jeurs He'ros les Romans de Che- valerie. J’ai depuis iongtemps quitte cette route ; & P our m en frayer uns a i ij vj Les Contemporaines, autre, j’ai moins fuivi l’impulfion de mon propre gout, & la tournure parriculiere de mon efprit, que la verite. Des mon enfance , ifcu lisant des Romans , j’eus envie d’en fairer mais fentant blen qu’il manquait quelque chose a ceux que je lisais ( c’etait fur-tout ceux de Madame JDe-Villedieu ) & que ce quelque chose etait la verite, j’imaginai que fi jamais j’avaisle talent d’ecrire, il faudrait pren¬ dre une route nouvelle, & ne point proftituer raa plume au menfonge. A-la-verite, je n’ai pas toujours tenu ce fage propos: mais c’eftmoins de moi- rneme, que par les confeils d’autrui. Des que j’ai eu calm6 le premier trouble, & I’efpece d’ivreffe que jette neceffaire- ment dans fame la profefiion d’auteur , j.e fuis revenu aux premieres resolutions de ma jeuneffe , & je n’ai plus voulu dcrirequela verite. J’ai ete-Hiftorien de Perfonnages, dont-je n’ai menti que le jjom; encore, m’eft-il auelquefois arrive Introduction. vij de l’employer, fur-tout, lorfque mes He - ros etoient des modeles de vertu. Mais quelques-uns de ceux-ci ne Fay ant pas trouve-bon , j’aurai foin J _„r-la-fuite d’avoir Faveu de ceux que je nommerai, Peut-etre m’objectera-t-on. —Que mon titre, les Contemporaines, ne parait pas rempli a certains egards. Je vous prie, honorable LeHeur, d’avoir cette verite presente , Que mes Perfonnages font tous connus; que vous les avez. fous les yeux ; mais que les faits etant parti¬ culars , ils font ignores, J’ai pris mes Heroines & mes Heros danstoutes les conditions, a-l’exceptiorn des plus bafles, que j’ai prefqu’abfalu- ment negligees , puvfque dans le grand nombre de Nouvelles dont cet Ouvrage fera compose , il s’en trouve a-peine qua- tre oil 1’Heroine foit bien-decidement de 3’avant derniere claiTe. Toutes les autres aucontraire ou font prises, dans les con¬ ditions elev&SjOu dans laclaife-moyenns viij Les Contemporaines, des Citoyens, dans cette claiTe , je le re- peterai dans tous mes Ouvrages , oil eft l’Homme par-excellence. Je ne dis pas ce que vous venez de lire , honorable Ledtcur, pour mejuftifier: A mesyeux , toutes les conditions font remplies pair des Hommes,quoi qu’endisent Mefiieuts Jes Dues , les Marquis , les Comtes & les Barons, & toutes font dignes d’etre ob- fervees: mais on m’a reproche d’etre bas dans mes Perfonnages. Je dois repondre a cette inculpation , & voici ma reponfe: Celui ou Celle qui penfent ainfi par la- meme font audeffous des plus bas de mes Perfonnages (*).... Je dois cependant avouer , qu’il m’eft arrive de transposer les conditions, & d’tn donner une fort- commune k des Personnages releves: la raison en eft fimple, je veux peindre, & non designer. ( v ) Richard Sauvage , etablit folidement cette bell® yerite, dansfgnPoeme intitule, Th$ Publish Spirit * Introduction. ix Une autre accusation , c’eft de ne pas travailler a lies mes productions. Certai- nement j’ai eu tortptoutes les fois que je ne i’ai pas fait, lorfque l’importance de la matiere l’a exige : mais je ne convien- drai pas volontiers , que j’aie du secher fur des Bagatelles. Perfonne d’ailleurs ne donne moins d’import'ance a mes Pro¬ ductions que moi-meme. Aufli dans Ie cas d’une critique, meme violente , je puis toujours dire queleCritiqueenjuge encore plus favorablement que je n’en penfe. Ordinairement en achevant de lire la derniere epreuve d’un Ouvrage, je vois afles-bien comment il aurait falu le faire. Jefens vivement tous les defauts ; je jme resigne , & je m’attens toujours k plus de mal qu’on n’y en releve. - Encore un mauvais Ouvrage ! me dis - je tout- bas; ilfaut tdcher de faire mieux (*). Je c~ -rrc—-■ . • --a (*) Un Particulier de beaucoup de gout, ayant la la Maledictionpaternelle, mitderriere 1’Eftampe ; Lei x Les Contemporaines, crois 1’avoir fait dans les Merits qui me reftent a publier : je les travaille avec tout lefoinque demande 1’importancede lamatidre, &: c’eftpareux-feuls quej’ef- pdremedonnerungenre,mefaireunnonr, & marker 1’eftime de mes Concitoyens. J’ai cru, honorable Lecteur ,qu’il n’e- tait pas inutile que j’euffe ce petit entre- tien avec vous, avant que de mettre fous vosyeux les Nouvelles qui doivent composer cet Ouvrage. Je donne ce nom de Nouvelles a des Malediction de VAuteur. Si mon Ami avait vecu , il aurait eerit; Nous penfons precisement de mime fur mon Ouvrage : mais eft-il defendu a un Auteur de ramajfer un~peu a-la-hdte les materiaux d'une Pro¬ duction ephemere qui ne doit amuser qu’un jour ? Au- refte, la Malediction paternelle peut etredans un fens la Malediction de VAuteur , puifqu’il y decrit fon hif. toire : mais ii n’en eft pas moins vrai que dans cet Ouvrage, dont je fuis l’Editeur , il y a d’excellens morceaux ; & ft tout n’eft pas de la meme force, e’eft qu’on ne commande pasaux evenemens de la vie: elle g’eft ainfi paffee. ( Meftieurs les Journaliftes ont depuis. apprecie cet Ouvrage avec une jufteffe 6c une juftice avuqueUes je rens hommage® Introduction. x ) Hiftoires recentes, certaines, ordinaire- ment arrivees dans la decade presente. Elies devaient entrer dans un autre Ou- vrage , qui ne fera plus compose que d e Diatribes : c’eft-a-dire, de morceaux pleins de chaleur contre les abus. Indi« gne d’avoir ete trompe par le vice , & re- connaiffant enfin qu’il n’y a d’aimable que la vertu , je prepare cet ouvrage contre les prejuges deftrudleurs de la felicite des Hommes : 11 eft ecrit avec route la vehemence de Juvenal : je n’ai pas trouve que l’enjoument & l’ironie convinffent ; ce ton n’eft propre que pour combattre les ridicules. Je donne vingthuit Nouvelles , dans ces Quatre Volumes. Les fujets a traiter f & les faits deja raffembles ne fe bornent pas a ce nombre : je puis aler jufqu’a cent. Mais comme je prefererai toujours les faits les plus faillans, j'invite les Per- fonnes qui auraient des traits remarqua- hies a publier , a m’en faire parvenir le xij Les Contemporaines. fimple canevas; c’eft-a-dire , les princi- paux evenemens ; une page ou deux fuffiront, Iorfqu’on ne voudra pas de- tailler davantage. Nota de T. Joly . Ce qui doit rendre cet Ouvrage intereftant pardeffus toutes les aatf'es Nouvelles , Anecdotes , ou Contes moraux , c’eft que N***** ** s’eft fait une loi de n’y infererque des faits arrives, legerementdeguisespour h pi apart , c’eft-a-dire , dans les noms , & dans quel- ques circonftances indifferentes: C’eft ici une Hiftoire particuliere Scbourgeoise , ou font recueillis differens traits, qui marquent 1’efprit du temps , les ufages , la maniere de voir , de fentir ; I’efpece de philosophie qui regne : aulieuque dans les Nouvelles purement d’imaghiation , on ne trouve qu\me-fa 9 on-de-penfer; celle de 1*Auteur: parce-que , comme ilcree,ildonne a tous fes Heros 1’empreinte de fon genie. II fera facile de voir , dans ces Nouvelles , qu’a chacune , c’eft une autre tournure , une autre maniere de penfer : a-l’ex- ception neanmoins de quelques raisonnemens qui en font detachds. On aura ainft dans cet Ouvrage l’Hif. toire desmeeurs du dix-huitieme fiecle. Je renouveUe Vinvitation de mon Ami , pour les ca- nevas de Nouvelies; dans le cas ou il aurait deja traitz le mime fujee , I’Editeur pourrait y retoucher . On vou¬ dra hien me les adrejfer , fous Vetiveloppe de Madame De-Bay > rue de-Bievre. r P re . Nouvelle. I e Nouveau - Fiona I'.on. JLoin la fterile vertu , qui n’eft utile a perforate ! Un Bramine , un Fakir contem- platifs , font des Monftres a bannir du regime foetal. Mats , eut-on d’ailleurs quel- ques faibleffe's (infeparable appanage de 1’humanite ) , ft Ton donne des Enfans a la Pa trie; fi par fon travail & ion induftrie on forme an our de foi une fphere d’acti- vite; fi l’on rire du neant , de la honte, de la misere, un litre infortune, pour en faire un Citoyen ; on a retnpli le devoir de 1’Homme, & Ton eft de ceux que la Societe doit canonifer. Un Jeune-hotnme de haute-naiffance & fort riche , paffait un matin par la rue de la-Comedk-francaife. Au bout de celle des-Cordeliers, 1 1 apperqut une petite .Fills d’environ douze ans , qui ramaffait des cen- dres au coin d’vme borne. 11 la fixa. Sous fes haillons , & deux doigts de poufliere qui la defiguraient, la Petite etait encore jolie : elleavait fur-tout dans les yeux cetfe douceur engageante qui eft le charme le plus puilfant de la Beaute. Le cceur de f Homme riche fut emu : - -Qui m’empeche , fe dit-il en lui-meme, de rendre fervice a I Yob A 2 l re . Nouvelle , cette Enfant ? Un jour fa beaute pourra ]iii procurer un Parti, & j’aurai fait deux Heureux: Prenons-en foin-. Apres ce court monologue, il s’approcha de la petite Fille , & lui demanda la demeure de fes parens. — Je fuis orpheline , Monfieur, lui dit-elle ; une Voifine m’a retiree, & je tache de gagner mon pain , pour qu’on ne me mette pas a l’hdpital. —Vous y feriez mieux que vous n’etes , mon Enfant. —Oh! Monfieur, ce n’eli pas ce que m’a dit une de mes petites Camarades qui y eft; elle aimerait autant mourir de faim , que d’etre nourrie la. —N’y donne-t-on pas le neceliaire ? — Oui, Monfieur; mais c’eft un fi mauvais neceffaire, que ma Camarade s’en va en langueur. —Ma Petite, fi vous le voulez , je prendrai foin de vous; je .vous donnerai une Maitreffe , qui vous montrera un genre de travail plus honnete & moins fale; on vous habillera ; on vous inftruira : tout ce que je vous demande, ce fera de profiter de la depenfe que je ferai pour vous , de bien contenter votre Maitreffe, & de vous faire aimer de vos Compagnes. —Oui, Monfieur. — Laiffez cela, & menez-moi dans la maison oil vous demeurez. La Petite obeit, & conduisit fon Protec- teur ches une pauvre Fruitiere de la rue Percee. La, il s’informa d’elle , & en requt d’affez boiis temoignages pour la douceur Le Nouveau-Pygmalion. 3 du cara&ere & le gout de l’occupation. II apprit auffi qu’elle favait lire, & metre ecrire ; quelle etait fille d’un Commis de la Vallee , deja veuf a fa mort, dont la longue maladie avait confume toutes les refiources , & qu’elle s’appellait Louifz- Agathe-Paffimantier. II voulut bien expofer fes vues a la Fruitiere ; il promit de lui payer une petite penfion , pour le terns qu’elle avoit garde Louise , enfuite il envoy a chercher une Couturiere , a laquelle il donna ordre d’a cheter de quoi faafaiJIer la Piipile, Il pria cette Ouvriere de fe hater, & d’ap- porter un deshabiller complet d’une joiie indienne pour le lendemain. Il fournit en- fiiite Lisette ( c’efc ainfi qu’il la nomma ) du linge neceffaire pour le moment, & la lit approprier par la Fruitiere. Un Homme qui a trouve un beau dia-’ mant, {bus la croute raboteuse du caillou , n’a pas plus de joie qu’en reffentit 1’Homme bienfcsant, lorfqu’il vit Lisette au fortir du bain. Mais le lendemain, ce fut bien autre chose : en arrivant , il trouva la Couturiere qui l’habillait elle lui avait trouve un corps Couple, qui alait a ravir: Lisette avait d’affes beaux cheveux, malgre l’inculture oil on les avait lailTes ; la Fruitiere l’avait peignes le matin, & l’avait fait coirer; elle etait charmante , a un-peu de maigreur & de paleur pres, qui indiquoient que le tempe¬ rament avait deja fouffert. b- 4 I re . Nuuvelle, Rien ne fait tant d’imprellion fur le cceur d’une Jeune-fille que de prendre foin de fa parure : Lisette montra de la reconnoiii'ance a fon Bienfaiteur, par fa joie , par fes geftes, par ie plaifir qu’elle marqua de le voir. M. De-M w fut enchante. 11 ddjeuna avec die & les deux Femmes ; enfuite fans perdre de terns , il la conduifit ches une Maitreffe , fameusepar fon bon-gout, & dontla maison etait un modele de regularite. Cette Mar- chande-de-modes etait riche; l’ordinaire y etait affes bon pour retablir Lisette, & la Dame avait tout ce qu’il falait pour lui donner le ton du monde, & des manieres agreables. —Madame , dit M. De-M***, void une jeune Lleve que je vous aniene. Ne foyez pas furprise de ne point voir de Femme avec elle; c’eft une Orpheline qui n’a que moi (je me fuis fait fon Tuteur ) , & je ne fuis pas marie. Du refte, en la mettant entre vos mains , je vous donne fur elle tous les droits d’une Mere; ayez la bonte de lui en fervir : je me depouilie de toute mon autorite , &c ne me reserve que le droit de payer fa pen- fion , dans laqueile fera compris fon entre- tien. Je m’en rapporterai a vous la-delTus : fixez-ia, pour entretenir m lle . Lisette comme une de vos Filles a vous-rnetne : je veux la rnerne chose pour elle qu’aux Demoiselles dont vous etes mere ; ni plus , ni moins-. La Dame parla d’une femme ce douze-eents Le Nouv'au-Pygmalion livres par an. —J’en mettrai quinze-cents , Madame ; parce qu’il y aura fans-doute de la peine a prendre pour la former. Je vous prie de I’aimer , & je 1’engage a vous cherir; a aimer vos Filles comme fes Sceurs ; a ref- pefter comme fes Ainees celles qui font plus agecs qu’elle ; a etre douce & obKgeante pour toutes fes autres Compagnes. Je vous previens , Madame ( dit-il en particulier a la Maitreffe ) que je ne lui parlerai jamais tete- a-tete ; que je ne vous la demanderai jamais pour fortir avec m oi , & que fi l’envie me prenait de lui faire voir quelquefois Ies fpeftacles , ce ne ferait qu’avec vous , ou deux de mesdemoiselles vos Filles, qu’il vous plairait de lui donner pour l’accompagner: je ne m’ecarterai jamais de cette loi, fous aucun pretexte-. La Marchande fut tres-fatisfaite de cet an'angement, & ne prevoyant que de l’agrement a fe charger de Lisette , elle Fa prit ties cet inllant en amitie. M. De - ne Fetait pas moins , & Fhonnetete de fes vues , etait un baume falutaire , qui rempliffait agreablement fon Coeur. II ne s’etait fait accompagner ni par la Fruitiere , ni par la Couturiere, parce qu’il ne voulait pas qu’on sut jamais l’exces de misere d’oii il avait tire Lisette. II porta lui-meme dans fa voiture les habillemens qu’il lui avait fait faire , & dont on avait pris la mesure, & ii les lui remit comme A 3 6 l re . Nouvelle , s’ils euffent ete ceux qu’elle tenait de fes Parens. 11 eft impoffible d’exprimer combien Lisette, profita rapidement des lemons qu’elle requt. II eft vrai qu’elle avait ete afles bien eievee par fa Mere , & qu’elle n’avait pas encore pris les defauts de la condition ou M. De-M*** l’avait trouvee. Elle etait char- raante , & elle embelliffait tous les jours ; die prit un gout exquis ; elle devint d’une adreffe infinie a tous les ouvrages de Femmes. M. De-M*** fut quelque-temps fans la voir , apres y avoir ete chaque foir les pre¬ miers jours, pour faire connaiffance avec elle, & fe 1’attacher par les choles obli- geantes qu’il lui dit. II y avait trois mois qu’il ne l’avait vue , lorfqu’il vint payer le lecond quartier de fa penfion. II fut furpris des progres de fa Pupile : elle avait un air diftingue , qui rendait fa jolie figure encore plus intereftante, & fa modeftie , en voyant entrer fon Bienfaiteur doubla fes charmes. M. De-M ¥¥¥ s’approcha d’eile pour la faluer: mais aulieu de l’embraffer , comme les pre- mieres-fois, il lui baisa la main. La raison de cette conduite refpe&ueuse, c’eft qu’en la voyant, il s’etait dit a lui-meme : —Heu- reux Pygmalion! les Dieux animent ta ftatue; rends-leur grace, & refpefte ieur prefent 1II s’affit vis-a-vis d’elle, & lui par la du meme Le Nouveau-Pygmalion. 7 ton qu’il aurait fait a une Demoiselle fon egale , afin de lui elever fame , & d’achever ainfi L’ouvrage qu’il avait commence. 11 s’in¬ forma enfuite en-particulier a la Marchande. —C’eft un trefor, mgnsieuu , lui dit cette Dame : qu’elle perfevere : c’eft tout ce qu’on peut lui demander : votre Lise eft la douceur & l’obligeance meme : elle fe met audeftbus de tout le monde , quand il faut rendre quel- que fervice ; on dirait qu’elle fe crcit ici par un effet de notre bonte ; il faut qu’elle ait ete bien elevee, je vous allure, oti par des Gens bien durs a fon egard ! elle eft d’une adreffe infinie; mais on voit qu’elle ne 1’acquiert que par une extreme appli¬ cation ; Convent on apperqoit des gouttes de fueur fur fon front, & on eft quelquefois oblige le foir de lui refuser de 1’ouvrage. M. De-M*** enchante de cet eloge , qui, dans fes principes , etait le plus beau qu’on put faire de fa Pupile , fortit comble de joie. —Heureux Pygmalion ! quelle belle Statue la bonte des Dieux anime par tss foins-\ Le lendemain-foir , il revint un-peu plutot qu’a l’ordinaire •, il avait eprouve tout le le jour une impatience extreme de revoir Lisette. Il lui apporta un joli prefent en bijous : des boucles - d’oreilles, un collier, des bracelets, de belles boucles, un etui d’or. Tout cela etait dans une joiie boite du meme metal, qui avait aftes la forme d’une tabatiere, fans en etre une: car M. De-M*** A 4 8 I rC . Nouvtllc, avait rigoureufement interdit le tabac. — Je veux gagner votre amitse, Mademoiselle, lui dit-il- en la lui prefentant, par quelques petits cadeaux. --Vous n’avez pas be Co in de recourir a ce moyen , Monfieur, repondit Lisette : tout mon coeur eft a vous. —C’eft done le plusprecieux de mes biens. --Je parle quelquefois de vous a m lle . Monclar l’ainee ( e’etait la Fille de la Maitreffe) elle dit que vous etes mon bon Ange; & ft je ne lui ai pas tout dit. —11 ne le faut pas , ma chere Lise': je veux etre le feul a pofleder ce fecret avec vous; encore en fuis-je fi jaious, que je voudrois que vous I’euiliez oublie. -L’oublier , Monfieur ? comment cela fe pourrait-il ?.... Si j’osais dire tout ce que je penfe—Pourquoi non , ma chere Fille ? —C’eft , Monfieur, que depuis quel¬ ques mois, en jetant ies yeux fur 1’etat dont vous m’avez tiree, je frifibnne d’horreur ; fur-tout lorfque je le compare a celui oil vous m’avez piacee. —Ces reflexions font bien avancees pour votre age! — J’avais une Mere , bien bonne , Monfieur , bien capable de m’elever 1 elle ne me disait que des chofes utiles & fenfees; je n’y fesais pas alors grande attention : mais elles me reviennent a-prefent. --Ma chere Life.... ma Fille.... voyezun pence que renfermela boite que je vous donne. (Elle l’ouvrit & examina tout. ) —Cela eft trop beau pour une pauvre Orpheline, Monfieur. —Si cela eft trop beau 9 Le Nouveau-Pygmalion. pour une pauvre Orpheline , il ne Feft pas trop pour ma FiJIe. Oui, Life , c’eft le nom que mon coeur vous donne , & fi le titre de Pere que je prens a votrc egard a de grands devoirs, j’efpere les tons remplir. Sois fans inquietude, ma chere Fiile. Ton bonheur eft un devoir & un plaifir pour moi.... Je voudrais vous voir ceia , Mademoiselle : mettez-le-. Lise obeit ; 8t fa beaute relevee par l’eclat de quel'ques diamans, fut ebiouifTante. M. De-M*** admiraitfon oilvrage: --Dieu! qu’elle eft belle 1 fij’avais rencontre line auffi charmante Perfonne dans les maisons oil je v'ais clraque jour , ne l’aufais-je pas adoree-? Voila ce qu’il penfait. Le lendemain, une affaire imprevue Pem- pecha de voir Lisette : il fut meme oblige de partir pour une de fes terres, ou fa prefence etoit neceffaire. Il y refta fix mois , & recut deux Lettres de fa Pupile dans cette inter- valle, inclufes dans deux de la Maitreffe , a laquelle M. De-M*** avait envoye un ordre pour recevoir les deux quartsers de la penfion. La Dame matquait , Que Lise fe perfe&ionnait de-plus-en plus; qu'elle etait extremement raifonnable pour une Jeune-peffonne de quatorze-ans, & fur-tout qu’elle etait fi rendremenf aimee de fes deux grandes Fiiles , qifelles ne pouvaient penfer a l’idee de la quitter un-jour, fans i© l ,e . Nouvclle , verfer des larnies. Elle ajoutait dans la derniere , que Lise devenait un-peu trifle. - Voici les Lettres de Lise elle-meme. i re . Monjleur & tres-cher Papa : Permette^-moi de me plaindre de la longueur de votre abfence : je vous ajfure , que je m en- tiuie bien de ce que tous Les jours s' ecoulent fans vous voir arriver le foir. Ce n it ait quun infant ; mats cet infant-la itait bien agria- lle & bien defire l Pardon , mon cher Papa, de la liberte que je prens de grijfonner fur la Lettre de Madame Monclar : mats elle me l’a ■aermis. Je fids avec un profond refpell , Votre tr'es-foumise file Louise Agathe Paflmantier. Monfeur , &c. La bonte que vous ave £ eue de louer mon griffonnage , m'enhardit a en faire encore un ici. Comment, tres-cher Papa , pouvep-vous ne pas revenir oil vous etes fi fort defire ! Je youdrais etre un Oiseau , je volerais oil vous gtes j je vous verrais , je rarnagerais un •* Le Nouvcau-Pygmalion. ix peu , & je reviendrais contente , pous retoumer le lendemain : Car je crois qu’un Oiseau ferait bien tout le traqet en quelques heures. Je m’occupe beaucoup de cette idee , toute folle quelle ejl. Vous -vous faites trop aimer , cher Papa , de votre Fi'lle,pour en etre ft long-temps abfent : il falait etre un-peu moins-bon a fort egard , & ne la pas gater, comme vous ave^ fait ; elk s’ejl trop accoutumee au plaisir de vous voir & de vous entendre.... Tene £ , voild une lanne : je fuis bien-aife qu elle Jbit tombee fur le papier, vous la verre^ , & bon comme vous etes , elle fera imprcjfton fur vous. J’ai ecrit bien fin , pour vous en dire davantage ; mats il faut finir malgre moi. Je fuis , avcc„. ce que je ne puis exprimer , Votre, &c. M. De-M* ¥ * fut extrerr.ement fenftble d l’attachement que lui montrait fa Pupile : il cxpedia fes affaires , & fe hara de revenir. Lisette etaitabfclument fcrmee , quoiqu’elle ne fit que d’accomplir quinze ans. Sa beaute fit alors une veritable impreffton fur !e cceur de fon Protefteur. 11 le fentit, & en craignit les fuites. 11 rendit fes vifites fort rarest mais il ne pouvait s’empecher de laiffer per- cer la tendrefle qui rempliffait fon ccair. Lisette, de fon cote , s etait eprife de fon Protefteur; elle 1’adorait fans s’en douter , & comme elle ne voyait aucun mala fes femi- A 6 12 I re . Nouvelle , tiniens , elie les exprimait avec une naivete extremement touehante. M. De-M*** fut ainfi pres d’une annee a fe contraindre , & a ne venir qu’une-fois en quinze jours : mais enfin la privation devint trop cruelle ; il fuccomba au pan- • chant qui le portait a voir tous les jours fa Pupile. IX:s qu’il parut en avoir bien pris l’habitude, Lisette montra l’enjouement le plus aimable : elle ne deguisait pas fa joie le moins du rnonde , lorfque fon Protetteur arrivait; elle la manifeiiait par une ex¬ clamation , par un mouvement precipite , qui la fesait quelquefois aler a lui dans une fcrte de trap (port; & comme tout fied a la Beaute , ces petites choses etaient autant de chat nils infurmontables dans Lise. Un !oir, apres de ferieuses reflexions, que M. De-M*** avast faites dans la jour- nee fur fes fentiraens pour fa Pupile, il entra d un air un-peu couvert. --Lisette s’appro- cha de lui, & d’un ton mignard & careffant, elle lui dit: —Le cher Papa a du chagrin ? alt 1 que ne puis-js le lui oter tout, tout! il n’en aurait plus. -Lise , il eft ote, des que je vous vois : mais il me reprend , des que je vous quitte. —Ah! cher Papa!... ne me quittez pas. — C’eft fimpoffible. —Non , ce n’eft pas fimpoffible. Je fuis a vous , ;e ne vis, je ne reipire que pour fervir a votre bonheur ; & li je puis par ma presence chaffer la chagrin de mon Papa, je ne veux gas Le Nouveau-Pygmalion. ij le quitter. —Enfant... maischarmante!... eft-ce qu’une Fille de votre age peut ne pas quitter un Homme du mien , vivre enfembie dans la meme maison ? — Avec fon Papa ! poar- quoi non!... s’il le falait pour votre repos...., —Oui, il le faudrait, Lise :... mais vous m’etes trop c’nere, pour exposer votre repu¬ tation , l'honneur d’une grande Fille de feize ans , qui merite.... —Ma reputation , mon honneur , mon merite , tout cela eft a vous ; c’eft vous qui me les avez donnes. —Oui, ma Fille, je le veux : mais ces biens-Ia, pour les reprendre , il faudrait que je fuffe un monftre. -Je n’entends pas trop cela, mon cher Papa : mais enfin , je fuis a vous: Dites , n’y fuis-je pas ? —Oui, oui, machere Lise , & je vous ai deja dit un-jour, que c’eft le plus precieux de mes biens. —Prenez - moi done , ft je fuis a vous, & ft je vous f ills neceffaire ! ( Cette Enfant me defole & m’en- chante ! ) Vous etes a moi, Lise, & je ne. puis vous prendre. Ecoutez , ma chere Lise; ecoutez - moi, Fille trop aimable & trop feduiiante. J’ai un nom , un titre , des biens , un rang a foutenir •, il me faut une Femme qui m’affortiffe ; e’eft-a-dire, qui m’apporte des richeftes , & me fade une alliance : mats pour me marier , ii fau¬ drait aimer une Femme de ma condition, & je ne faurais aimer que vous..,. Voila pourquoi je fuis malheureux. Mais fon tour- ment, quoique you® le causiez, ne vous i4 I re . Nouvelle, rend que plus chere a vorre Papa. Ma Lise , je t'adore : tu m’es infiniment chere ; tu es mon ouvrage ; c’eft moi qui t’ai creee , pour ainfi dire ; je t’ainie en Pere, en Frere, en Amant : je ne puis etxe que malheureux fans toi: je ferais un Monftre , fi j’abusais de mes droits fur toi: ma Famille m’accable- rait de fa colere , fi je t’epoufais. Voila ma fttuation , chere Lise. Piains-moi ; c’eft tout ce que ton Ami, ton plus tendre Ami te demande. Pendant ce difcours, Lise etait en proie a mille idees , jufqu’alors inconnues: a- peirie elle concevait ce que lui disait fon Protedteur ; c’etait pour elle un caos , une confufion , d’oii fon intelligence ne pouvait fortir. —Ferais-je le malheur de Celui qui me rend ft heureuse, dit-elle enfin ! & ne puis - je done rien pour vous, cher Papa, qui avez tant fait pour votre Fille!... Quoi! je ne puis rien, rien!... Ah! je puis quelque chose , & vous me le cachez, par generosite fans - doute.... Ne me rire- rez-vous pas de la' cruelle perplexite ou je me trouve ? —Lise, ma Fille , ma Pu- pille ; ma vraie Fille, puifque vous etes le choix de mon cceur, devenez tran- quile; la raifon me fera trouver un re- mede a ma fituation, Aimez-moi: ;e vous ante hien tendsement! -—Ah!... & moi! je n’ai que vous dans la tete du matin au foir ; eveillee, endormie,, c’eft toujours. Le Nouveau-Pygmalion. 15 vous a qui je penfe, que je reve, que je vois. Mon cher Papa, je vous rens ainfi tous les momens de l’exiftance que vous rn’avez donnee. —Charmante fille! Ange celefte!... non, il n’eft rien dans la nature qui t’egale !... Achevons tnon ouvrage !... Adieu , ma Lise ; je vous reverrai detrain, —Tous les jours , n’eft-ce pas ? — Oui, tous les jours ; aufli-bien l’abfence n’y fait- elle rien du-tout. — O mondieu-non , je vous affure !... ft ce n’eft pourtant qu’elle me fait bien foufFxir. M. de M * * *. apres cette visite, fe trouva dans la plus cruelle irresolution. Epouser Lise!... fon cceur le lui disait 1 mais le monde, la raison meme, dans un ftecle ou le luxe eft porte ft haut, que la dot d’une Femme eft prefqu’auffi efiencielle que la difference du fexe : fes Parens ; une Famille puift'ante , dans laquelle on le vou- lait allier , & avec laquelle ce manage, inegal ne manqueroit pas de le brouiller a-jamais ; tout cela fesait un puiffant con- trepoids a l’amour 1 Au lieu de fuire Lise , il resolut de la voir tous les jours, & de s’accoutumer , pour ainfudire , au poison, comme on dit que fit autrefois Mithtidate, pour le braver enfuite. L amour eft une fievre , penfa-t-il; on en gnerit: cette ma- ladie fuit la marche des maladies aigiies, auxquelles elle reflemble ; elle a un faible. commencement, une crise violentc , apres 1 6 I re . ISouvelle , laquelle elle diminue infenfiblement. Souf- frons; la vidfoire en fera plus douce un jour , & je n’aurai pas de repentir-. Ce parti pris, M. De-M * * * vint rous les jours voir fa Pupille , fouvent deux fois dans la journee , fi fes affaires le lui permettaient: Lise etait enchantde. L’amour croiffait dans le coeur de M. De-M ,M ; rnais il s’y etait attendu , 8c il tachait de fuivre en Philofophe les progres de cette paffion. Il avait un grand avantage, qui le prefervait de faire ce qu’on nomine une fblie; c’eft que Ion amour n’avait que fes forces naturelles ; il n’etait ni fouffle par la jalousie, ni attise par I’intrigue & le deguisement: I’aimable Lisette , fimple, naive , ne diffimulait pas fa fenfibilite: fon coeur brulait purement, comma un parfum exquis donne une flame agreable 8c claire , & repand une odeur delicieufe: M. De-M'**, toujours le maitre d’etre heureux, n’etait done pas tente de faisir une occasion uni¬ que & favorable ; tous les in ft ans etaien t egaux. Voila pourquoi malgre 1’exces de fa paffion , les careffes quelquefois volup- tueuses de Lise , il eut affes d’empire fur lui-meme. pour fe vairicre, & ne fe per- mettre ni faiblefie , ni demarche impru- dente. Cependant Mme. Monclar (la Marchande) s’apperqut de la paffion des deux Amans. Lise n’en fesait aucun myftere ; elle temob Le Nouveau-Pygmalion. 17 gnait fon amour pour fon Prote&eur de toutes les manieres ; par fes difcours; par 1a langueur en fon abfence ; par fes tranf- ports, quand l’heure de le voir approehait; par fon treffaillement lorfqu’il entrait; par les Iarmes qui fouvent accompagnaient & fuivaient fon depart. Ce coeur vertueux & tendre, reffentait toute la vioknce de l’amour , unie a toute la douceur de la reconnaiffance, fondue avec tous les fen- timens honnetes , l’attachement, I’eftime , le relpedh — Ma chere Fille, lui dit un jour Mme. Monclar 3 vous aimez-trop votre Tuteur: prenez-y garde ! ce fentiment pour- rait vousrendre malheureuse un-jour. —Me rendre malheureuse, Madame ! ah ! cela ne fe peut pas! tout ce qui a quelque rap¬ port a M. De-M*** ne peut faire que mon bonheur. —Ma cnere Fille , il peut fe ma- rier. —Eh-bien , Madame , s’il s’affortit bien pour la bonte & la beaute, qu’il foit heu- reux, j’en ferai charmee : Peut-etre alors me prendrait - il , & me mettrait - il avec fon Epouse; je le vevrais a chaque inf- tant, ou du mo'ms une Autre lui-meme. —Si vos fentimens font tels que vous les montrez-la, je n’ai plus rien a vous dire; & vous etes comme il convient. —Ma chere Madame, auriez-vouS done cru que je n’a- vais pas pour mon Tuteur les fentimens qui conviennent ? — Mondieu-non, ma chere Fille! mais enfina votre age, on pent i8 I re . Nouvelle , avoir de l’amour au lieu de ftmple recon- noiffance. —Auffi en ai-je , Madame : quand je fonsle mon coeur, je trouve que j’aime mon Tuteur de routes les manieres poffi- bles ; je l’aime en Fille... ah ! s’il etait mon Pere!... Je l’aime en Femme... fi vous fa- viez , Madame , tout ce que je ferais, s’il etait mon Mari !... Je l’aime comme un Maitre adore : je voudrois , & cela fuffi- rait pour mon bonheur , le fervir , qu’il ne tint rien que de moi; lui tout appreter , tout faire ce qui a rapport a lui: Ce n’eft pas un Homme que mon cher Tuteur , c’eft un Dieu pour moi. —Charmante , mats inconcevable Fille !... Ma chere Lise, ah 1 que vous avez d’innocence & d’amour-! Lorfque M. De - M*** vint, la Mar- chande lui rendit mot pour mot cette con- verfation. —Et moi, croyez-vous que je penfe autrement, Madame ( repondit-il) ? je l’adore. --Que pretendez-vous en faire ! —Voila mon emb arras ! En faire ma femme , eft certainement Ie plus noble, peut-etre le plus raisonnable : mon bonheur y eft attache. Mais ma Famille l que dirait - on dans le monde ? a la Cour ? de quel oeil ferait-elle vue ? —Mais n’a-t-elle done pas de Parens ? —Elle a des Parens honnetes ; ft j’etais un Homme du comraun... ( heu- reuse mediocrite ! ) je pourrais l’epouser , & m’honorer de fa parente: Mais un Homme de mon rang ne peut fe choifir une Femme Le Nouveau-Pygmalion. if hors de la Noblefie , a-moins que Tor dont elle eft chargee n’eblouiffe les yeux du monde, & ne les empeche de voir fon origine. Etrange abus ! on me pardonne- rait d’epouser la Fille d’un vil Oppreffeur, qui a fait murmurer Sc gemir des Provinces par fes concuffions ; on m’excuserait de partager fes rapines; de nieler mon fang avec le fien ; d’ennoblir fes vols, en les fesant paffer a mes Enfans ! Sc la Fille du Citoyen honnete & paisible , qui ne lesa Perfonne, eft indigne de moi! — Je n’ai rien a vous dire , Monfteur : votre con- duite jufqu’a present marque tant d’eleva- tion, de grandeur & de bonte, que j-’ai pris pour vous une partie des fentimens de vo¬ tre Pupile. Confultez votre noble coeur ; lui feul eft digne de vous confeiller. —II me confeille d’epouser ma Lise, Madame: mais je veux la confulter elle-meme , cette charmante Enfant : lui exposer le pour & le contre ; en-un-mot, lui dire tout ce que je dirais a un Tiers desintereffe. Je verrai ce que decidera la belle Nature dans toute fa purete-. II s’approcba de fa Pupille, & lui de- manda un moment d’entretien particulier. —J’ai a vous confulter fur mon fort, ma chere Fille. II s’agit de me marier. L’ufage, les convenances , mes Parens veulent que j’epouse une Demoiselle noble & riche : mon coeur au contraire s’y refufe Sc s’eft to I re . Nouvelle , donne malgre moi a une Jeune-perfonne toute-aimable. Si je prens le premier parti, je ferai approuve de tout ie monde ; je ferai moil chemin ; je m’avancerai : fou- tenu par la Famille a laquelle je m’allie- rai, je pourrai pretendre aux faveurs de la Cour; fervir l’Etat, acquerir un nom. Ce n’eft pas tout; mes Enfans un-jour me remercieront de leur avoir fait puiser la vie dans deux fources egalement iiluftres... Mais avec tous ces avantages, ferai-je heu- reux ? Je ne le crois pas; car j’adore la Jeune-perfonne que mon cceur prefere, & que repouffe le prejuge. Cependant fi je me fatisfais en I’ipousant, que d’kicon- veniens j’entrevois! D’abord , je ferai de- saprouve desplus Indifferens: ma Famille ne me le pardonnera pas: un pared ma¬ nage me donnera un louche a la Cour , & me fera regarder du Prince lui - meme ccmme un Homme faible , incapable des grandes choses, pui fqu’il n’a pu refffter a un penchant amoureiix. 11 faudra que je mene une vie obfcure & retiree, prefqu’i- nutile. Un-jour les Enfans meme de Celle que je prefere aujourd’hui, me reproche- ront la tendreffe que j’aurai eue pour elle. Cependant, fi je juge de la fuite par mes dispositions aftuelles, je ferai heureux avec Celle que j’aime. Affes riche pour nous-deux; menant une vie reglee ; trou- vant enfemble tous nos plaisirs, nous cou- Le Nouveau-Pygmalion. 2.1 lerons des jours dignes de l’age-d’or. Que me confeliJe ma chere Lise, elle qui a le fens fi droit, & une raison qui n’a point encore ete fauffee par les opinions des Hommes & la politique des Families ente- tees de leurs prerogatives, dont elles ont fuce le prejuge avec le lait ? —Je repondrais mal a 1’honneur que vous me faites de me confulter , mon cher Papa , fi je deguisais le moins du monde. — Je n’ai pas dome un inftant que vous ne repondifliez d’apres vo- tre coeur : Laiffez-le parler, ma Fille : & q'jelque chofe que vous disiez, votre de- cifion fera fuivie. —Vous me donnez trop d’importance... Mais enfin l’honneur que vous me faites , retourne a vous , puifque je fuis votre ouvrage... J’avais d’abord en- vie de vous demander jufqu’a demain, pour fatisfaire a votre queftion: Mais je viens de reflechir , qu’il n’y a pas a hesiter, & que des annees de reflexion ne fervent a rien, pour etouffer la voix de la raison, Je me fouviens qu’une-fois, que vous me donniez vos rages inffruftions , vous par- lates de la coquettene des Femmes, & que laiffant le prejuge a-part, vous pa- raiffiez porte a les excuser, fi, en metne- temps qu’elles voulaient ( felon elles ) fui- vre la fimple nature , elles avaient confenti a renoecer a tous les avantages que la Societe procure ? « Ce qui conftitue la Societe, disiez-vous, ce font les lois. 22 I r ‘. Nouvelle, dont celle de la propriete eft la plus facree: routes ces lois fe tiennent; celle de la fidelite des Femmes tient a toutes les autres; qui la viole , n’eft plus digne de participer aux avantages de la Societe Je ne veux pas faire plus longtemps la Raisonneuse , meme d’apres vous, men cher Papa : Vous etes dime condition qui a d.es lois & des avantages : ou renoncez aux derniers, ou conformez-vous aux premieres. Voila ce que me didie tnon cceur. Vous etes d’une condition : il faut en remplir tons les de¬ voirs : un de ces devoirs, eft line union convenable & decente : il faut le remplir. Laiffez a I’lnfortunee que vous aintez, tout ce que vous pouvez lui Buffer, ref- time , la companion : mais ne lui donnez point ce qu’elle ne devroit pas accepter. —Lise , cette Infortunee , c’eft vous. —Croyez-vous que j’en aie doute 1 —Ah 1 ma chere Lise ! vous alez contre ce que vous voulez me perfuader ! Ma Fille ! mon charmant ouvrage ( comme vous aimez a vous riommer vous-meme) que vous me rendez amouretix de votre merite, de votre perfection! Eh ! quelle Epouse eft plus digne de moi, que celle que je me fuis formee avec autant de loins & de plaifir ! —Elie ne ferait pas digne d’etre votre ou- vrage , ft elle penfait autrement. Qus de larmes ne verierait-elle pas , quand elie ver- pait fon Bienfaiteur audeffous de fes Le Nouveau-Pygmalion. z 3 £gaux, languir dans cette obfcurite dont vous parliez... Oh ! mon Papa , je ne veux pas du bonheur a ce prix!... Glorieuse d’etre votre ouvrage ; heureuse de vous etre chere, je vous confacrerai tous mes mo- mens. Vous fervirez 1’Ltat; vous obtiendrez les diftinblions que votre merite (& qui en a autant que vous l) ne peut man- quer de vous procurer. Moi, je vous ad- mirerai & je dirrai: Voila mon Papa! je tiens a eet Homme-la , par les liens les plus doux de I’amour & de la reconnoiflance. Je trelTaillerai de plaisir a chaque a&ion d eclat que vous ferez ; a chaque bien qui vous arrivera. Le premier de ces biens que je vous desire, c’eft un Lpoufe qui aug- mente vos richeffes ( vous en faites un fi bon usage ! ) & la fplendeur de votre nom... Mon Papa, je vous promets d’etre heu¬ reuse de votre bonheur , glorieuse de vo¬ tre gloire : daignez done etre heureux vous- meme ! Vos Enfans feront ce que j’aurai de plus cher, apres vous : Je ne vous de- mande ( & cela m’eft du ) que de leur ren- dre les memes Coins que vous m’avezrendus: je ferai leur Soeur-ainee , leur feconde Ma- man; je vous aimerai, je vous fervirai en eux. Mais donnez - leur une Mere digne d’eux & de vous. La plus noble, la plus aimable que vous pourrez choisir, & la plus vertueuse , voila pelle qui a tous mes Vceux, l rc . Nouvelle, 24 —Vous me perfuadez, Lise : ce que vous venez de me dire , m’eleve audeffus de moi-meme : tout ce que vous venez de dire fe fera. Adieu, ma Filie: ce n’eft plus qu’en Pere que je veux vouc regarder: adieu, ma Lise. Jeferaiquelques jours fans vous voir : vous y confentez ? —Tout ce qu’il vous plaira. — Je fuis bien glorieux, charmante Enfant, de ma penetration ; de t’avoir aimee, des le premier moment on je t’ai vue. Ma Lise eft ma gloire, c’eft znon chefd’oeuvre, & j’en ferai fier toute ma vie. Adieu , ma Fills-. II la quitta dans une forte d’enthou- siafme. En arrivant ches lui , fa Mere ( car M. De-M*** avoit encore fes Parens ) lui fit dire de paffer aupres d’elle. 11 y eourut. - —On dit, mon Fils , que vous avez une Maitreffe; une Fille-de-modes ? —On s’eft trompe, Madame. —Ou vous me trompez, Monfieur. — Je ne pretens pas, Madame , vous rien deguiser : voici reellement ce que j’ai-. 11 detaiila toute l’hiftoire de Lise; mais il tut, & le defir de l’epouser qu’il avait eu, & tout ce qui pouvait y avoir rapport. II ajouta. — J’aime tendrement cette Fille-; je l’aime en Pere: elle eft a’un me- rite fi fuperieur, que vous I’aimerez des qu’elle vous fera connue; je fuis fier de tous les avantages qu’elle a requs de la na¬ ture & de l’education; fans moi, qpe fe- rait-clle ? Le Nouveau-Pygmalion. 25 rait-elle ? Pygmalion, Madame , n’etoit pas plus enchante de fa Statue, que je le fuis de ma Lise. Je prierai mon Lpouse, lorf- que je ferai marie , de la prendre avec elle , & de la traiter comae fi c’etait ma Fille d’un premier mariage : du-refte , tout ce que je ferai pour elle , paffera par les mains de mon fLpouse. ~Ce que vous dites en dernier lieu , me raffure, Monfieur. Vous etes done difpose a vous marier, a-prefent 1 —Tres - dilpose, Madame; fi pourtant le Parri me cenvienr. Je veux de la naiflance, des graces, des qualites , de la fortune. —Vous etes bien-raisOnna- ble, mon Fils ! & vous me ravrfiez. Croyez que Celle que nous vous- deftinons a tout ce que vous demandez : elle eft jeune, riche, belle ; elle a mille qualites char- mantes : e’eft Mile. De-Lan —II eft vrai, Madame: je l’ai vue une-fois; elle m’a paru une Jeune-perfonne accomplie : mais fa Mere eft une terrible Femme ! — Ce n’eft pas elle que vous epousez. Je veux vous prefenter des demain. —Quand il vous plaira , Madame. --Votre Pere fera enchante : allons lui faire part de vos dis¬ positions-, &c. M. De-M* ¥ * pere, fatisfait audela de toute expreftion des fentimens de fon Fils, dit a fon Spouse : —Vous voyez bien, Madame , que M.-De-.... ne favait ce qu’il disait, - en voulant nous perfuader que le I Vol, B a 6 I er . Nouvelle , Marquis entretenait une Fille ? -Pardon- nez-moi, Monfieur, dit M. De-M*** fils, mais ce n’eft pas une Maitreffe que j’en- tretiens: c’eft une Orfeline dont je prens foin & pour laquelle je vous demande votre amitie , comme je l’ai deja deman- dee a ma Mere , qui a eu la bonte de me la promettre pour ma Pupille. --Cell fe¬ lon : fi les choses font comme vous les dites 3 volontiers-. Le lendemain, Madame de M*** pre- senta fon Fils ches la Comteffe de Lan** & comme elle avait deja explique fes in¬ tentions , on fit beaucoup d’accueil au Marquis. Je laiffe tons les details de ce ma¬ nage. Mademoiselle de Lan** etait char- mante : M. De-M”* l’epousa, & ne revit Lise que le lendemain de fon manage, dont les preparatifs n’avaient dure que dix ours. Le foir de cette union, lorfque M. De- M” * fut en liberte avec fa jeune- Fpouse, il lui parla de Lise. Elle etait a- demi-au-fait: il acheva de l’inftruire de ce qui regardoit cette Jeune-perfonne. Ma¬ dame De-M*** confentit avec plaifir a la prendre aupres d’elle & a la trailer comme fon Mari le desirait. Ainfi le nou- vel-Epoux ala chercher 1’Orfeline des le lendemain, a la follicitation de fa Femme. —Lise, lui dit-il, je fuis marie... £tes- yous content, Monfieur ? -- Oui, mon Le Nouveau-Pygmalion. Amie. — Je ne demandais que de vous favoir heureux. — Je le fuis, & vous en ferez temoin: Ma jeune Lpouse veut faire connaiflance avec vous ; & fi vos carac- teres s’accordent ( comme je m’en flatte ) vous ferez infeparables : je reunirai tout ce que j’aime. Yenez, ma chere Lise, dans les bras d’Une - autre moi - tneme-. —Lise marqua la joie la plus vive , &. fui- vit fon Prote&eur. Elle fut recue de la jeune Marquise avec les temoignages de la plus tendre amide : Madame De-M** * qui iorait du Couvent, etait de Page de Lise ; die vit en elle une Compagne aimable, & ne fongea pas, etant belle elle-meme, a etre jalouse des charmes de cette Fiile. Lise mise avec gout, parut dans 1’Af- femblee, a-cote de la jeune Lpouse: elie charrna tout le monde par fa beaute; fur- tout par fa modeftie. On detnanda qui elle etait a la nouvelle Marquife de M***, qui repondit, que c’etait fa Sceot. Elle ne dit la verite qu’a fa Mere & a celle de fon Mari. Cette' derniere fit beaucoup de ca- reffes a Lise ; mais la Premiere ne parut pas la voir de bon-ceil. M. De-M***, qui obfervait tout, en ce premier moment. .s’en appercut; & il resolut de ne pas laif- fer fortifier dans I’efpiit de fa Bellemere des impreffions defavorables. II la joignit fetde, & lui fit rhiftoire de Lise, d’une 3 2 I’\ Nouvelle , z8 maniere qu’il crut propre a la rendre in- tereffante. II fe trompait. II y mit trop de feu apparemment ; ou peut - etre For- gueil de la Comteffe fut-il blefle de voir une Fille de rien traitee d’egale par Made¬ moiselle De-Lan**. Elle en fit entendre quelque chose a fon Gendre , qui refolut de tenir-ferme , & de ne jamais facrifier fa Pupile. Pour aler a ce but plus surement, i! fe proposa d’avoir avec fon fipouse, une conduite exempte de tout reproche & de tout foupcon. II les prit toutes-deux en- particulier des le meme foir, & leur tint ce difcours : —Yous etes chacune ce que j’ai de plus cher ; l’Une eft rna femme; je lui dois le bonheur, & je me dois moi-meme : FAutre eft ma Fille; je lui fers de Pere depuis l’enfance ; je me fuis promis de la rendre heureuse, & j’aimerais mieux mou- rir que d’y manquer : mais il ne faut pas que le bonheur de l’llne puilfe nuire a celui de FAutre. Void le moyen que j’ai trouve pour cela. Soyez infeparables; que jamais Lise ne fe trouve feule avec moi, pas meme un inftant: que tout ce qu’elle recevra de moi, ce foit par les mains de ma Femme : que ma charmante Lpouse puiffe fe repondre a elle-meine de toutes les aftions de Lise. II faut loger notre jeune Amie en-confequence: elle occupera - Ie Nouveau-Pygmalion. 19 les deux petites pieces qui donnent fur le jardin , &' on condamnera la porte qui y repond, a-moins que mon Epouse n’aime mieux en avoir feule la clef, pour fa commodite particuliere : par ce moyen , jamais on ne pourra aler ches Lise, qu’on ne paffe par l’appartement de M me . de M* M . Enfin , je marierai ma Pupile des que j’au- rai trouve un Parti qui lui conviendra , Sc a nous-. Tout cela fut accepteavec beaucoup de joie par la jeune Marquise , dont Lise commenqait a fe faire aimer. Dans les huit premiers jours du mariage, cette amide fut a fon comble, & l’Orfeline n’etait pas plus chere a M. De-M***, qu’a fon Epouse. Ce fut a cette epoque, que la Mere de la jeune Marquise etant venue la voir , elle fut temoin de l’intimite qui regnait entre ces deux jeunes Beautes , de leur familiarite : elle apprit auffi l’ar- rangement par lequel Lise etait fixee a l’botel. Madame De-Lan** ecouta tout cela d’un air froid, & lorfqu’elle fut fur le point de fortir , elle prit fa Fille en - par¬ ticular : pour lui dire , Qu’elle etait fur- prise que fon Mari lui donnat, des la premiere femainepour Compagne, fa Mai- treffb , une Fille qu’il avoit entretenue; que fi ce train-de-vie continuait, elle pro- voquerait une feparation , & reprendrait fa Fille ches elle. B 3 jo I n . Nouvelle , La jeune Marquise, etonnee de ce lan- gage , tacha de desabuser fa Mere, en lui fesant part de tout ce qui s’etait paffe: elle lui apprit meme une chofe que ion Mari lui avait confiee , c’efl que Lise avait determine fon Protecteur au mariage. —Sans-doute, repondit Madame De-Lan** , parce-qu’il a compte fairs ce que je vois aujourd’hui. Je vous defens, tna Fille, de vous preter a cet arrangement: ou ie vous mepriserai autant que fa Lise , & ne vous verrai plus-. Elle partit en adievant ces mots, lalflant la jeune Epoufe tres-em- barraffee & tres-affiigee. Madame De-M* M n’eut garde da parler a Lise de cette fcene desagreable; mais lorfqu’elie fut feule avec fon Mari , elle ne lui deguisa rien. M. De- M*** vit qu’il alloit avoir une persecu¬ tion a effuyer : il pria fa Femme de conti¬ nuer a garder le filence avec Lise , & de vivre fur le meme pied ; lui promettant tie faire parler a fa Mere par la fienne, de parler lui-meme, & de la ramener. II y eut encore huit jours de tranquilite. Tandis que la Comteffe De-Lard* tra- tnait la plus odjeuse des noirceurs contre une Fille innocente, cette charmante Per- fonne fe livrait avec fecurite aux fenti- mens que lui infpirait l’Epouse de fon Pro- te&eur. Elle l’adorait, & cornme je l’ai dir , elle avait fi bien gagne fon coeur , qu’elle en etait egalement adoree. Auffi la jeune; Le Nouveau-Pygmalion. 32 Marquise , dans un entretien avec fa Mere, d’apres la premiere demarche de Madame De-M’** la Mere & de fon Fils, prit-elle vivement le parti de Lise; elle declara qu’elle obeirait a fon Mari, qui voulait cette liaison , & fit de fa jeune Compagne un eloge complet. Madame De-Lan** fortit furieuse: & comme c’etait une Femme fort-violente , & qu’elle avait beaucoup de credit, elle ala dans fon premier mouve- ment trouver un Miniftre , de fes Amis; elle en obtint un ordre pour faire enlever Lise, & la faire renfermer. Cet ordre extraordinaire , ardemment follicite , fut obtenu & execute dans la meme journee. La jeune Marquife & fon Amie alaient fe mettre au lit enfemble, le Marquis ayant une legere indifposition, lorfqu’on vint lieurter a la porte de fhotel, de la part du Roi. Le Suiffe courut avertir fon Maitre, & prendre fes ordres. —II falait ouvrir fur-le-champ , repondit le Mar¬ quis : je ne resifte jamais, pas meme en idee , aux ordres du Pere de la Patrie ,' & des qu’il commande , j’obeis-. II fe leva , tandis que fon Suiffe ouvrait, & ala re- cevoir les ordres du Prince jufques fur 1 ’cf- calier. On les lui presenta fans difficult^, /amais etonnement n’egala celui de M. De- : il ne pouvait en croire fes yeux. —Cet ordre eft furpris , Monfieur, dit-il a i’Exempt: mais je le refpefle : Pennettez- B 4 32 l re . Nouvelle , moi feulement d’adoucir a une Victims in- nocente, ce qu'il a de plus terrible: vows ' ferez piutot loue que blame de votre indul¬ gence-. II entra dans l’appartement de fa Femme, & la mit feule au-fait de ce qui fe paffait. La jeune Marquise alarmee pour fon Amie, & connoiffant jufqu’oii fa Mere portait la haine , vit bien d’ou partait le coup ; elle dit a fon Mari: —Monfieur , ce malheur eft terrible pour moi, plus encore que pour Lise : il peut me faire perdre votre cceur ; je le fens : II me vient une idee : mais avant que je vous la com¬ munique , il faut me jurer de me la laif- fer executer. — Je vous promets tout, ma ma chere Femme : loin de perdre mon cccur , comme vous le craignez, jamais vous ne me futes ft chere qu’en ce moment. —Le Porteur de l’ordre ne me connait pas: laiffez-moi prendre la place de Lise : on fera demain au desefpoir d’avoir accorde cet ordre injufte. Retirez-vous dans votre appartement, fans entrer dans le mien , apres avoir recommande a l’Exempt d’en user avec la confideration que l’on doit a une Jeune-perfonne honnete. Des que je ferai partie , mettez Lize en surete; ccu- rez en-meme-temps ches le Miniftre..., oc dites-lui, en jetant les hauts-cris , & en roarquant la plus grande fureur, qu’on vient de vous enlever votre Femme. Vous voyez mon deffein; il n’v a que ce moyen da Le Nouveau-Pygmalion. 33 fauver ma Lise : que fais - je moi ? je le veux ; il le faut, Monfieur. J’ai des crain- tes que je ne vous communique pas-. M. De-M” voulut s’opposer a la reso¬ lution de la Femme : mais elle lui dit qu’elle le vouiait, & qu’elle ne confen- tirait jamais a fe preparer une douleur eternelle. 11 fit tout ce qu'elle lui avait recommande aupres de l’Exempt; enfuite , il fe retira. Cet Officier ayant demande Lise, la Marquise fe presenta feule : Elle avait auparavant, & fans 1’en prevenir, enferme Lise dans fon appartement. On lui dit de fe preparer a partir, de 1’ordre du Roi. —Je fuis prete repondit-elle: je n’ai rien a prendre-.. Et elle defcendit, Son Mari avoit acheve de s’habiller ir la hate , & venait de donner ordre a un Domef- tique de confiance de conduire Lise aupres de Madame De.-M*** fa mere Pour lui, il fuivit fa Femme, & la. vit enfermer aux Madelonnettes. Des que l’Exempt & fa Cohorte furent retires , M. De-M ¥¥ * fit demander la Superieure. --Sur. votre vie , Madame , lui dit-il, traitez avec ref- peft la jeune Dame qu’on vient de vous remettre, & fur-tout ne lui donnez aucune chose qui vienne de la Comtefie de Lan* ¥ . Je cours ches le Minillre , & vous ne tarderez pas a avoir de mes nouvelles-. Il partit auflitot. Il trouva M. De-.... pret a le mettre au lit. Sur foil nom , on B 5 34 I re . Nouvclle , I’avait laifle penetrer jufqu’a la porte de la chambre-a-coucher. On I’annonqa. --Je ne veux pas le voir , dit le Miniftre. —Ah l Monfieur ! voyez-moi , lui cria M. De- M w ‘*, voyez moi , ou je rneurs ici .- On vient d’enlever ma Femme : 1’Exempt s’eft trompe fans-doute-... A ces mots, M. De-. lui permit d’approcher. —Votre Femme ! —Oui, la Marquise , elle-meme. —L’ordre etait pour Lise. —Pour Lise , Monfieur! de quel droit ? qui a ose..... --Moi , Monfieur : Votre conduite eft fcandaleuse. —Je vous exposerai ma con¬ duite 3 Monfieur, & ft elle eft feulement fufpedte , je confens qu’elle foit punie-. Cependant le Miniftre ecrivait 1’ordre de la fortie de la Marquise , & le donna a M. De-M*** lui-meme , qu’il fit accompa- gner de fion premier Valet-de-chambre. Us coururent aux..., & ils y arriverent en-nieme-temps que Madame de Lan**, qui avertie de renlevemenr, venait con- templer fa Viftime, & peut-etre.... M. De-M*** firemit en la voyant: a- peine put-il commander a fa fureur. Mais il fe retint. —Nous entrerons enfemble, Madame , dit-il. —C’eft-ce que nous aions voir repondit-elle avec rage. Elle le vit, car les portes s’etant ouvertes, le Mar¬ quis rnontra fon ordre, & la jeune Mar- quife lui fut aufiitot amenee. Qu’on juge de la furprise & de 1 ’impuiffant emporte- Le Nouveau-Pygmalion. 3 5 ment de Madame De-Lan**. — Quoi! ma Fille ! — Oui, ma Mere : vous faites men malheur; & void mon refuge- ; ( fe jetant dans les bras de fon Mari, qui l’embrafla tendrement, en lui donnant les marques de tendreffe les plus touchantes.) —Je r'adore a jamais lui disait-il ma chere Fem¬ me , non-feulement comme mon Spouse, mais comme ma Bienfaitrice , comme l’Heroine de l’amour & de l’amitie. - -Ma Fille s’eft livree pour fauver fa Rivale! s’ecria auffitot Madame De-Lan**. —Ma. Rivale! non, non, ma Mere : mais mon Amie , ma Compagne : demain nous irons rous nous jeter aux genoux du R.oi, pour lui deniander le fecours de fa toute-puif- lance... Mais pourquoi demain ? partons a l’inllant, mon cher Mari: nous atten- drons le lever du plus jufte des Monar- ques, & nous obtiendrons de fa bonte , de pouvoir vivre & nous aimer en furete-. Madame De-Lard’' fremiffait. --Je n’ai qu’une Fille aisait-elle ; je l’adorais —Ma Mere ! ma chere Mere interrompit la jeune Marquise , en alant fe jeter a fes genoux - eh-bien , ft vous m’aitnez , laiffez-tnoi done etre heureuse! Je le fins; M. De- M *** eft le plus tendre des Maris: fa. Pupile , loin de diminuer mon • bonheur s . l’augmente. —Si elle avait lame belle, aurait-elle confenti — Elle Fignore, Ma¬ dame; je Fai trompee : elle ignore tout:, B 6 3 ^ I re . Nouvelle, c’eft moi qui me fuis livree , pour dormer le temps de la fauver : c’eft moi qui l’ai exige de mon Mari, & par un ferment, r avant de lui decouvrir mon projet; quant a Lise, die doit etre dans une etrange inquietude, en voyant tant de mouve- xnens extraordinaires, dont elle ignore la caufe! —II eft indecent, autant qu’im- prudent, ma Fille , de garder avec vous la Maitreffe de votre Mari. —Mars ce n’eft pas fa Maitreffe; perdez done cette idee: c’eft une Jeune-perfonne honnete Sr vertueuse, qui a gagne mon cceur par fes belles qualites, & que j’aime autant que, fi elle etait ma Sceur. —Non ! ou j’y peri- rai- , s’ecria la Furie, Alors M. De-M***, qui etait bouilknt, fortant des bornes de la moderation, alait lui repondre, —Je te brave impuiffante : Megere-... Sa jeune Epouse retint ces ter- ribles exprefiions fur fes levres par un baiser. II la prit dans fes bras : la per, a jufqu’a la voiture, en lanqant un regard, de fureur & de mepris ftir la Lan**. Le lendemain ; ils alerent enfemble dies, le Miniftre,ami de la cruelle Femme; & par une expofition aufli vraie que tou- clrante de tout ce qui regardait Lise, ils fermerent pour jamais cette reffource a la snechancete. II ne s’agiffait plus que de cacher le. motif de ces trifles feenes a Lise, On nq Le Nouveau-Pygmalion. 37 lui en parla pas, & elle etait loin de lea conjecturer : la fecurite eft compagne de l’innocence. La jeune marquise ne parur cependant plus avec elle en public, pour ne point braver fa Mere, a laquelle elle marqua toujours l’attachement le plus ref- peclueux. Son Mari tneme fe contraignit jufqu’a la rechercher. Mais cette Femme etait contrariee, & quoiqu’au fond, elle ne put avoir de veritables foupcons, elle ne pouvait pardonner a Lise de I’em- porter fur elle, encore qu’elle fut parfai- tement que cette Jeune-perfonne l’igno- rait. Elle tenta de Ten inftruire par ecrit, elperant qu’elle demanderait a fe retirer. M. De-M*** ouvrit toutes les Lettres. Elle voulut la faire enlever par des Sce- lerats. Les precautions etaient trop exac- tes. Enfin elle eut recours a ce inoyen afireux , par lequel 1’infame De-Brinviiiiers termina les jours de fon propre Pere. Elle. feignit de revenir peu-a-peu : elle viut voir fa Fille , demanda Lise , & ala jufqu’a la careffer. M. De-M"*, ni fon Epouse, n’en furent les dupes , & Madame De-Lan** ' ayant deux-fois demande a emmener Lise jamais ils ne voulurent le permettre. Depi- tee, elle les invita dies elle tous-trois. La jeune Marquise De-M*** voulait que Lise feignit une indilposition, pour fe difpen-. fer d’y aler. Mais la Jeune-perfonne le desirait, & M, 1a. feconda, Qa 3 8 I re . Nouvelle , partit. Madame De-Lan ** fit mille careffes a Lise. La jeune Marquise , qui connaifiait fa Mere, fouffrait cruellement: enfin, elle devint plus tranquile; elle venait de pren¬ dre un parti. Elle :di t en-particulier a Lise : —'Tu ne mangeras rien que de ce qu’on- m’aura feryi; je t’en donnerai, comme en jouant. N’y manque pas, ma Fille. Je t’en dirai la raison : mats elle eft ft importante , que ft tu y manques le moms du monde , nous fommes brouillees a jamais-. Lise fe conforma aux ordres de fon Ainie. Madame De-Lan ** n’y fit pas d’abord attention; appareminent, parce- que les premiers fervices etoient indif- ferens. Mais lorfqu’on en fut au deffert ayant donne une belle peche a Lise, & Celle-ci ayant offert de la partager avec la Marquise, Madame De-Lans’y op- posa, & lui dit de la garder. En-meme- temps elle en donna une toute-pareille a fa Fille. Lise oubliant en ce moment les defenfes de fon Amie, alait manger la peche. La jeune Marquise la lui arracha en riant ’& lui donna la fienne. Madame De-Lan**,. furieuse , dit imperieusement a fa Fille : —Laiffez cela-. Dans ie merne moment , M. Be-M*** qui avait tremble que fa Femme ne goutat de cette maudite pe¬ che , y porta la main, & s’appercut qu’elie avait ete partagee en-deux : cette deccru- yerte augnienta fes foupcons; il fit tombec 39 Le Nouveau-Pygmalion. les deux moities comme pai' maladreffe, en ecrasa une, & ramaffa l’autre, qu’il ferra, fans etre vu. Madame De-Lan** ralfuree, reprit alors un air lerein. Reftait le caffe; car c’etait a diner. II fut bien resolu dans le coeur des deux tpous, que Lise ne prendrait pas le fien. On l’apporta. Madame De-Lan** , fans- doute iecondee par celui de fes Gens qui fervait, fit en-forte qu’il ne reftat que la taffe de Lise & la. fienne fur le cabaret. Mais par un effet du hazard, tandis qu’elle fesait appeler un DomeRique, Lise prit une des deux ta lies; la jeune Marquise la lui fit tomber des mains, & voulut par- tager avec elle. Madame De-Lan** etait furieufe : cependant elle fe contraignit, & ne montra fa rage, qu’en parlant avec aigreur a celui de fes Gens qu’eile avait demande. Comme cette taffe cafl.ee 1’avait un-peu diftraite, elle alait prendre fon cafe fans attention, lorfque fa Fille fesant re¬ flexion que Lise a vait pris elle-meme fa taffe , & qu’il fe pourra.it bien qu’elle ne fe fut pas donnee ceile qu’on lui deftinait, elle fit figne a cette Jeune-perfonne d’en empe- cher : Lise ota bien-vite la taffe des mains de Madame De-Lan**, en lui disant, —II ne vaut plus rien, Madame : on va votis en fervir d’autres-. Ces mots rappelerent l’attention troublee de Madame De-Lan**; elle appercut la marque qu’elle avail faite 4 ° I re . Nouvel/e a la taffe deftinee a Lise. Comrne elle ai- mait beaucoup h vie, elle fut fenfible a ce fervice. —Tu as raison, mon Enfant, dit-elle l’Orfeline: & elle fonna, fit jeter fbn cafe devant elle, & s’en fit apporter d’autre. Mais , pour que fes abominables deffeins ne fuffent plus douteux, la bonne- fortune de Lise voulut qu’un Singe accou- tume au cafe, vint egouter la taffe caffee dans laquelie il etait refte un-peu de liqueur. M. De-M *** fut le feul qui le remarqua. Aubout de quelques inftans, 1’Animal pouffa de petits cris plaintifs. Le Marquis lui jeta la moitie de peche qu’il avoit confervee : le Singe la rnangea encore. Mais apres cette nouvelle dose , il ne tarda pas a faire des bonds horribles; il brisa fa chaine, rava- gea l’appartement , & tomba rnort en jetant de 1’ecume par la bouche. Durant cette fcene, M. De-M ¥Y,f inf- truisait fa Femme de fes veritables causes : Us fe confulterent enfembJe fur ce qu’il convenait de faire ; & voigi le parti qu’ils prirent. La jeune Marquise ala trouver fa Mere, qui venait de fe retirer dans fon appartement toute-effrayee : elle coinmenca. par fe jeter a fes genoux , & par lui pro- tefler qu’elle etoit toujours fa tendre & refpedhieuse Fills. Enfuite, elle lui dit fans Htenagement, toutes les decouvertes que fon rr.ari & elle-meme venaient de faire. £lle ajouta, que c’etait de-concert svec. Le Nouveau-Pygmalion. 41 M. De-M*** qu’ellelui enfesait I’aveu; pro- teftant qu’ils ne demandaient tous - deux que des fentimene plus dignes d’elle, pour tout oublier , & tout enfevelir dans le plus profond fecret. Madame De-Lan** voulut l’interrompre , & nier : mais fa Fille n’y fit aucune attention. Elle ala juf- qu’a lui dire, que c’etait elle qui avait voulu que Lise l’empechat de prendre fon cafe, afin qu’elle dut la vie a cette Fille aimable. Madame De-Ian**, route bariare qu’elle etait, fut touchee de cette afiion de la Fille, & comme elle faimait beau- coup , elle pleura d’attendrilfement. —Mais es-tu bien-fure qu’elle n’ell pas la Maitrefie de ton Mari! —Abfolunient lure. —En ce cas, je pourrais lui pardonner , &c. Monfieur De—M*** ne fe fia pas a cette apparence de repentir; mais la jeune Mar¬ quise y crut : cependant elle prenait tou- jours des precautions.... Elle fut enfin elle-meme la deplorable vi£lime de fa cou- pable Mere... & dans quel temps encore 1 lorfqu’elle venait de combler l’efpoir de fon Mari & de cette Mere barbare, en mettant un Fils au monde.... Dira-t-on que le Ciel punit I’innocence ? Non; Fin- fame De-Lan** n’etait pas digne d’avoir une parei lie Fille , & le Souverain-Etre la lui enleva. II ell impoffible d’exprimer qu’elle fut la douleur de M. De-M***;elle ne pou- 42 . I re . Nouvelle, vait fe comparer qu’a celle de Lise. Cette aimable Fille defcendit aux portes du tom- beau : die fut deux annees en langueur ; ce qui fit croire a M. De-M *** qu’elle n’avait pas ete abfolument garantie du poison. Mais l’ev.enement a prouve, qu’elle n’avait pris que celui de la douleur. Je ne parlerai pas des tranfports de fureur & de desefpoir dont le Marquis de M *** fut agite : II ala fe plaindre au Minif- tre, qui prit en horreur une auffi abo¬ minable Femme que la De-Lan , & lui defendit de l’approcher. 11 mourut dans ces fentimens pour elle, & la Coupable n’a traine depuis que des jours maiheu- reux termines par une mort affreuse & digne de fa vie. Lise fe retabliffait, lorfque le Monfire n’etait deja plus. Depuis que la jeune Mar¬ quise lui etait enlevee, elle avait com¬ pose une forte de chapelle de fa chambre- de-mort; elle y avait etale tous fes habits , & tous les jours elle goutait le trifie plai- fir de venir y pleurer , en baisant ces reftes infenfibles de ce qui avait appartenu a fon Amie. M. De-M*** 1’ignorait. En proie a fa propre douleur , s’i! alait quel- quefois confoler Lise, il n’entrait jamais dans un lieu qui lui eut trop vivement rap- pele fon malheur. Mais aubout de deux ans , & lorfque Lise commenca a revivre , pour-ainfi-dire, il voulut faire arranger Le Nouveau-Pygmalion. 43 I’apcirtement de Ion lipouse. II y entra comme Lise y etait. II la trouva baignee de larmes, a genoux devant le portrait de la Marquise. 11 ne voulut pas la diftraire: il s’infornia. Une Ferr.me-de-chambre lui dit, que Lise , meme dans fa plus grande faibleffe, n’avait jamais manque un jour a faire ce qu’il voyait. Touche de ce tendre attachement, qui mettait le comble aux vertus de fa Pupile , il revint aupres d’elie. Elle fit un gefte de furprise en le voyant. —Continue, ma Fiile, d’honorer fa me- moire, ton coeur & nion choix : ton cceur eft le temple ou elle vit encore, & oil je 1’adorerai moi-meme. Je ne generai jamais ces precieuses marques de ta fenfibilite ; elles ne te rendent que plus chere a nion cceur: mais ( & je ne veux point de re- siftance a ce que je vais dire ) il eft temps de le fatisfaire, ce coeur : j’ai fait c e que j’ai du pour le monde, pour ma Famille , pour ma condition. J’ai un Fils, heri- tier de mon nom, qui doit tranfmettre a mes Defcendans ma nobleffe dans tout ce qu’on nomme fon luftre. Je puis enfin fatisfaire mon penchant, rendre hommage a la Vertu, & couronner l’ouvrage que j’ai commence.Point d’obftacles, Lise..., Elle vit dans votre coeur; elle vit dans le mien : uniflons ce qu’elle a ft tendrement aime ! Servez de Mere a fon Fils , de Compagne a fon Bien-aime. Nous ne pour- 44 I re . Nouvelle, rions autreraent paffer nos jours enfemble , & il faudrait nous feparer. --Vous me connoiflez , repondit Lise; vous favez combien je vous aime ! Mais mon coeur docile vous a toujours aime conune je iavoisqu’il vousplaisoi 1 : davantage que je vous aimaffe. Je fuis toute a vous; j’y ai toujours ete, comme Fouvrage eft a celui qui l’a fait. Si vous ordonnez, j’obeirai; mais- ft je fuis libre , j’irai trouver votre Mere; je lui dirai, « Madame, monfteur le Marquis votre digne fils & mon genereux j; proteifteur, veut m’elever au rang de fon Epouse: c’eft votre volonte que je desire 7) defuivre: difposez de rnoi: car votre Fils j> a tant de piete, vous avez , Madame , » tant de tendreffe pour lui, que vous ne 37 pouvez rien faire qui ne foit a fon plus 3> grand avantage. Ainft, decidez; je ferme « les yeux, quoi que vous ordonniez, & 37 j’obeis. 3 > —J’y confens , ma Lise , repondit M. De-M*** : allez-y des I’inftant-. Lise partit, & tint a Madame De-M'' 1 '* la mere le difcours qu’on vient de lire. Cette Dame, depuis longtems prevenue par fon Fils , & auffi inftruite que lui du merite de Lise, lui repondit. —Ecoutez-bien , Mademoiselle , comme je vais decider de votre fort : Que dans huit jours vous foyie^ l’Epouse de mon Fils , ou-<> je vous hairaF. Le Nouveau-Pygmalion. 45 Lise fe jeta aux genoux de cette bonne Mere , en lui disant: — Je puis done etre heureuse fans inquietude , Madame !... J’e- tais a vous, j’y ferai encore d’avantage: reellement ma Mere par le coeur & par le generosite , vous alez encore l’etre par la nature l puiffe-je vous rendre une partie de ce que je vous dots par ma parfaite tendreffe & mon profond refpeftl O ma Mere! ce nom ft doux, e’eft done a vous que je le dois donner.... ce fera encore un bienfait de plus... Mais chere Maman! il n’y a pas de mot pour exprimer ce qu’eft votre Fils pour moi-. —Si, ma chere Lise, il en eft un , dit le Marquis entrant; e’eft celui de Mari, donne jnoi ce nom, ma chere Femme ! P. f. Ce mariage eft le plus heureux qu’on puiffe imaginer. Lise eft precisement a l’egard de fon Mari, ce qu’il faudrait que fuffent toutes les Femmes; l’Eleve , la Fille cherie, en-un-mot l’ouvrage de fon Epous. 4 6 D eux jeunes Amans, dont les Families etaient unies par les convenances & par l’a- mitie , s’etaient aimes avec l’approbation ge¬ neral. Ils devinrent Epous,fansaucune de ces traverfes qui detruisent quelquefois le bon- jheur le plus allure : mais ils ne s’en cherif- faient pas moins, & ils jouiflaient de ce bon- accorcl, de cette union des volontes, qui conllitue la felicite fupreme, lorfque M. De- Ris ( c’eft le nom du Mari) tomba malade, & le fut bien-tot dangereusement. Les foins les foins les plus tendres lui furent prodi¬ gues par fa jeune Moitie, mais le mal fur- montait tout, il furvint une longue letar- gie , durant laquelle on n’efpera plus. Ma¬ dame De-Ris ne voulut pas abandonner fon Mari, quoi-qu’on lui lit craindre la mesne maladie, & qu’on lui montrat l’inutilite de fa presence aupres d’un Homme qui n’en- tendait ni ne voyait. Elle demeura ferme , & fa tendreffe attentive lui fesait paffer les Jours & les nuits a efperer le premier mou- vement, le premier gelie, la premiere pa¬ role de Ceiui qu’elle aimait plus que fa vie. ll de - N'Uivelle, &c. 47 Ce moment desire arriva enfin. M. De- Ris parut s’eveiller. Sa jeune Epouse pouffa tin cri-de-joie. Elle lui parla : mais le Mori- bon la regarda machinalement fans luirepon- dre. Cependant il continuait a fe mouvoir. On lui presenta quelques alimens propres a fa fituation. II ne fit aueun figne d’enten- dre ce qu’on voulait. Sa Femme efperait toujours qu’il allait la reconnaitre ; elle lui presenta elle-meme quelques cueillerees de confome : il les prit de fa main , il eft vrai, mais fans donner aucune marque de fenfibi- lite. Enfin , aubout de quelques jours , on s’appcrcut que M. De-Ris avait abfolument perdu la memoire , & que c’etait la raison de fon indifference : tout le monde, fa Mere, fa Bellemere , fa Femme elle-meme etaient des inconnus pour lui. Quel desefpoir pour une teudre Amante , qui avait mis tout fon bonheur a regner fur im coeur fenfible ! Le corps de M. De-Ris fe fortifia infenfiblement. Sa Femme lui conti- nua fes foins ; il s’accoutuma fans-doute a elle , comme tm enfant s’accoutume a fa 'Noisrice. Il la preferait. C’etait beaucoup pour elle , mais ce n’etait pas affes. Tout lui confirma que fon malheur etait comp let, &: qu’il ne favait ni parler, ni lire , ni ecrire , lui qui tenait une place diftinguee dans la Robe , & qui malgre fa jeuneffe , etait un des plus favans Magiftrats de fa 4 s Il de . Nouvellc , Compagnie ; fa jeune Epouse lui fit pronon- cer les premiers mots comme a un Enfant; elle lui remontra a lire; il y eut beaucoup de facilite, de-meme que pour ecrire; fa main etait accoutume a ce dernier exercice, & en huit jours, il reprit fon ancienne ecri- ture.. Mais ce recit eft trop vague ; il faut rapporter une converfation des deux Epous, qui peigne leur fituation refpe&ive , & en donne une veritable idee. Apres que Madame De-Ris eut eu la pa¬ tience de r’apprendre a fon Mari tous les mots de la langue, & de lui faire connaitre les objets par leur nom & par leurs usages; ce qui fut Fouvrage de quelques femaines; elle voulut mettre a l’epreuve fa fenfibilite, Mais le cceur ne fentait rien ; il paraiffait mort. La maladie avait apparemment ft fort affaibli les organes, qu’il etait neceffaire que la nature fe developpat dans ce Convalef- cent comme dans un enfant , & qu’il ne devint fenfible pour les Etres hors de lui, qu’apres que fon exiftance perfonnelle ferait affes fortifiee , pour chercher a s’epanouir. Un-jour qu’ils etaient enfemble , & qu’il ne laiffait tomber fur elle que le regard de 1’indifference, Madame De-Ris vint a pen- fer, qu’il pourrait bien ne plus Fainter, l’orf- qu’il ferait entierement retabli; que quel- qu’autre jeune Beaute pourrait lui plaire, s’emparer de fon cceur tout-neuf, & deve- I] a perdu la memoire. fi'r ainfi corame fapremiere inclination. Cette idee la fit frernir —Mon Ami, Iui dit-elle, voila que vous Vous portez a ravir , & que vous favez de nouveau prefque tout ce vous aviez oublie : mats je fuis curieuse , & vous pouvez pro- fiter de notre malheur pour m’inftruire. Quelle idee vous etes vous d’abord formes des Objets , en commencant votre feconde vie ? —Les commencements font trop con- fus; je ne m’en rappelle pas: mais il ms femble que tout me paraiilait bien extrao- dinaire ! Chaque chose nouvelle me furpre- nait; & aulieu de raffembler les differentes images , d’en faisir les rapports , je ne les envisageais que feparement & dans une con¬ fusion fatiguante. Je n’ai commence a etre un-peu content de moi, que lorfque ma tete debarraffee a lie les idees. —Moi, par- exemple , que vous ai-je paru ? —Un Objet agreable , obligeant: vous etes le premier que j’ai diftingue: vous m’etiez la rnoins etrangere. --Vous ne vous rappelez rien de ce qui a precede notre mariage , lorfque n’etantpas encore unis , nous etionsde deux maisons differentes, etrangers l’un-a-l’autre ; lorfque vous veniez tacher de gagner mon cceur, & m’engager a etre votre Compagne infoparable ? — Quoi! vous n’avez pas tou- jours ete avec moi, comme a-present I —Non , mon Ami: nous etions l’un pour 3’autre , par-exemple , com me efi le jeune } Vol. C 5° li de . Nouvelle , Bt-Brive , avec Mademoiselle Dt-Eour- der.et: s'ils fe marient , ils feror.t con.me nous fommes. --Cell fingulier ! vous faites bien de me dire cela. Ainft vous avez choisi de vivre avec moi ? --Oui, mon Ami, parce-que vous m’avez plu, & que vos ton¬ nes qualites m’ont fait efperer que je vous rendrais heureux. —11 me fembk qu’il aurait fallu dire les votres ? —En vous rendant heureux , je le fuis. —Ah ! voila qui eft: bien-obligeant! — Avez-vous remarque quel- qu’un dans nos Connaiffances qui vous plut? —Mais oui; j'aime affes tout ie morde qui vient ici. —En Femmes , qui preferez-\ ous. —J’aime mieux ks Hommes ; leur ccmpa- gnie me fait plus de plaisir. —Pius que la mienne ? —Vous etes agreable, & je lens que je vous dois beaucoup : je ne m’ennuie pas avec vous : mais, j’aime bien mon Frere-! Madame De-Ris connut par-la que fon Mari etait encore indifferent: elle fut un-peu rafluree; mais elle redoutair I’avenir. Elle continu'd de former le Convalefcent, juf- qu’au moment ou il fut queftion des fciences: 11 fallut alors lui denner des Maitres pour lui r’en feigner tout ce qu’il avoir fu .On presume que cette nouvelle education ne fut pas longue: les anciennes imprefllons fe renou- yelaient aisement. M. De-Ris eft enfin revenu a-peu-pres au point ou la maladie 1’avoit trouve : uq r-———- ' r ...— — II a perdu la memoire. 5 1 beau printemps acheva de le fortifier. Un- jour , on regut a la maison une compagnie brillante& nontbreuse des deux fexes : c’etait la premiere-fois depuis fit convalefcence; la jeune E pouse n’ayant pas voulu exposer Ion Mari aux queflions curieuses des Indif- crets , avant qu’il fut en etat d'y repondre. Pendant qu’il avait ere entre les mains de fes Maitres, elle ne l’avait vu qu’a table , fit les deux dernieres femaines , elle etait alee a la campagne ches fes parens , pour retablir fa fame. Elle avait toujours eu loin de fe mettre avec gout, loriqu’elle devait le trouv-er avec M. De-Ris, afin de donner a les je lines attraits Ie fecours d’un art inno¬ cent , que tout parlat pour elle aux fens de fon Mari, & qu’il ne put rencontrer au- cune Jeune-perfonne qui i’eftagat. Le jour de la grande invitation, fur-tout, elle fut raviffante. Elle etait revenue parfaitentent retablie, & c’eft a cette occasion qu’on don- nait un efpece de fete. A 1 ’infiant oil la Compagnie arriva , M. De-Ris accourut pour larecevoir: en voyant entrerles Dames, pour la premiere-fois les yeux parurent s’a- nimer ; il fut galant. Madame De-Ris l’obfer- vait attentivement d’un cabinet voisin : elle -vit que fes attentions etaient plus obligean- tes pour une jeune Sceur quelle avait, Sc qui lui rejTemblait beaucoup , inais que JV1. De-Ris ne reconnaifl’ait pas. Elle fortit alors du cabinet. Tout ie monde s’attendgit C a 5 1 II de . Nouvelle , a ce coup-de-theatre : Des qu’elle fe fit entendre, M. De-Ris , qui paraiffait inquiet de ne pas ia voir, fe retourna, & l’ayant apperque, il courut audevaut d’elie avec empreffement: —'Vous m’aviez abandonne , vous, ma premiere A trie , lui dit-il, & je m’y fuis {’oumis; d'ltes-moi feulement ft vous m’etes rendue pour toujours 1 —Si vous le desirez bien fort. —C’eft ce que je desire le plus-. On fe mit a table. M. De-Ris ne pou- vait fe lafier d’admirerfa Femme; il n’eut des yeux que pour elle; mais Madame De-Ris ne le voyoit pas auffi clairement, que fon Mari le fentoit avec force. Il eprouvait pour elle le timide embarras d’un Atnant fans expe¬ rience , qui craint de deplaire par trop d’ern- preffement. Madame De-Ris etait loin de fuppofer ce fentiment a fon Mari! Elle prit fa reserve , pour de l’indifference ; & l’em- preffement qu’il marquait a deux des plus jolies Perfonnes de la Compagnie, pour un commencement de gout. Elle en reffentit une vive inquietude-. Au deffert, on commenqa les queftions au Convalefcent. Mais il venait d’arriver en lui un changement inattendu. C’eft que la joie de revoir fa Femme , avait parfaitement retabli fa memoire, & que le paffe lui etait present, comme fi jamais il n’eut ete ma- lade. Get heureux changement le furprit jbeaucoup lui-meme : en fe reffouvenant 11 a perdu la memoire. 5 3 ce qu’il avait ete , il n’en avait pas d’abord le fentiment comme les autres Homines ; fa reminifcence reffemblait a celles que nous jaiflent les fonges , & elle en avait tout le charme. Qu’on juge de la riianiere dont il devait aimer la Femme a l'inftant de cette revolution! & comme la realite ne pouvait que confirmer les chimeres de Pimagination, il l’adorait , mais il paraiffait concentre. Ce fut en ce moment qu’on Finterrogea. - : —M. De-Ris , lui dit urie jolie Dame , vous reffouvenez-vous de m’avoir vue au chateau de M. B** , il y a deux ans ? —Helas ! Madame! non , du-tout ( dans fes idees , cela fignifiait, qu’il n’avait plus les fentimens qu’il avait alors temoignes a cette Dame ) : pardonnez a un pauvre Afflige , dent la me- moire eft affaiblie. —Et moi, Monneur, dit une Autre ; vous rappelez-vous comment un-jour dans le pare de ...., oil nous fumes furpris par un orage , vous me raffuriez centre la crainte du tonnerre? —Mondieu non, Madame: tout s’eft efface de mon fouvenir. —Parbleu , dit un Petit inaitre de robe , tu te reffouviendras de ce bon-tour que nous fimesenfemble ala vieille Barone de... qui me croyair amoureux d’elle ? Tu feignis d’etre mon Rival jalous, & fansparaitre etre enten- dus, nous nous donnames rendez-vous pour un combat fmgulier le lendemain. Tu te rappelles s comme elle yint fur ie champ- 54 //*. Nouvetle , de-bataille en pette-en-l’air couleur-de-rose ; ies cheveux dans un desordre qu’elle croyait ainiable; fa gorge, ah-ha-ha! fa jupe accourtee... comme die fe jeta entre nous , lorfque nous nous portames la premiere bote, & comme elle tacha de fe faire bleffer (lege- rement) pour rendre la chose plus tou- chante ? —Pas le mot de tout cela , mon cher Confrere ; j’ai particulierement oublie mes fotises, & c’eft une compenfation apparem- ment, que la bonte du Ciel m’accorde. —Mon Frere, dit la jeune Soeur de Madame De-Ris, vous reffouvenez-vous de ce petit Billet, que vous me priates de ren¬ dre a ma Sceur , quinze jours avanr votre mariage. — Ah-oui, mon aimable Sceur, oui, je m’en rappelle.... attendez! je m’en reflou- viens a le repeter: Vous vcule ^ mon bonheur , Mademoiselle ; vous avc^ eu la bonte de me le dire hier en vous quittant, & Madame votrs IMamaiz Va entendu : Mens vos attions font contrail res d vos paroles : vous voule{ que Von remette notre union jufqu au mois d’Avril... Ah ! belle Diane ! vous ne connaiffe{ pas encore Vamour ! Vous ignore j que loin de vous j'eprouve le plus aff/euxdes fupplices. Non , je ns vis pas; je petille d’impatience de vous revoir; je me confume ; nouveau Meleagre , & je ne erois pas que je pttijfe longtemps resijler. Voire ll a perdu la memoire. 55 presence finit tons mes tourmens , il ejl vrai ; mais le plaisir qu elle me procure , e(l bien-loin d’etre pur; je vois cette nuiu-dite pendule a, minutes courir, courir , & je fonge , ties en vous abordant, au moment cruel de la Reparation .. Je vous en conjure , au nom de Vamour le plus tendre , belle Diane , ne vous oppose ^ plus : ou craigne^ les cjfets de votre rigueur ,fi vous vous inur.Jfe £ a la vie de Votre JidcleAmant. -C’efl bien cela s’ecria Madame De-Ris. 11 l’a repete , fans rien manquer, que deux lignes; encore , peut-etre n’a-t-il pas voulu les dire ! —Parbleu , dit un jeune Confeiller-clerc , puifque vous avez fi bonne memoire , pour certaines choses, Monfieur , vous vous ref- fouviendrez de cette affaire dont j’etais rap¬ porteur , & que je fis gagner a cette jolie Veuve , contre les Heritiers de fon Mari , qui l’accusaient d’inconduite , pour la fruf- trer de fon douaire ? Vous opinates con- tr’elle : cependant, lcrfque je vous eus expli- que mes raisons.... —Oui, Monfieur, je me rappelle aulfi ce trait-la; mais poinf-du-tout que j’aie ete jamais de votre avis-. L’Abbe fe pancba vers 1 ’oreille de Madame De-Ris, & lui dit a-demi-haut: -II n’eft pas encorepar&itement retabli: mais j’en efpere C 4 5 6 Il de . Nouvelle , bien ; il fe rappelle deja.^a moitie des choses-, —A-prefent, mon Frere , reprit la jeune Soeur de Madame De-Ris, j’ai une grande curiosite : je voudrais bien favoir ce que vous avez penfe , la , peu-a-peu , lorfque vous avez repris vos idees ? — Comme il ce s’agit que de chofes pofterieures a ma mala- die , rien ne fera plus aise que de vous fatif- faire , Charmante Septimanie. Mais je vous ecrirai cela, & vous en ferez part a qui vous voudrez. —Monfieur , dit Madame De-Ris , vous ferez fincere ? —Oui, Madame , je vous allure. --Mon Cousin, dit une petite Etourdie , d’environ douze ans, vous fou- venez-vous d’un jour que vous me disiez comment il faudrait faire, lorfque j’ajrais un Amant; —Ne me l’aviez-vous pas demande, Mademoiselle Yolandt ? —Mais oui. --Je crois me rappeller , que je vous dis , qu’il fallait interroger la-deffus votre Maman; qu’elle vous inftruirait mieux que Perfonne; les Meres entendant tres-bien a traiter ces matieres avec leursFilles. Vous infiftates. Je vous dis : Ma jolie Cousine , en ce cas ( s’il vous arrive) le plussur eft de toujours refu¬ ser ; vous ne rifquerez rien du tout. —Quoi refuser ? ( continuates-vous. ) —Tout ce qu’on demandera. — Eft-ce que les Amans demandent quelque chose, mon petit Cou¬ sin ? — Votre Maman vous dira qa. —-Di- jtes-le-moi , vous qui etes un Amant ? vous II a perdu la memoire. 57 devez le favoir ? —Comment, je fuis un Amant! —Sans-doute que vous Fetes de Mademoiselle Diane De- S.- T- F. —Qui vous a dit cela ? — Suffit que je le fais; car... je l’ai vu. —Vous l’avez-vu! —Oui, Fa, fous ce berceau : vous etiez a fes genoux , & vous lui avez dit: Refuser un baiser a FA- mant le plus tendre'.... Elle ne Fa pas donne , & j’ai vu deux larmes tomber de vos yeux. N’eft - ce pas la notre converfation , Mademoifeile ? —Oui, mon Coufin. Oh ! que vous avez bonne memoire! —Cela me donne bonne efperance pour votre confidence , mon Frere , dit en riant Septimanie. Les autres Perfonnes qui avaient inter- roge M. De-Ris , fe mordirent les levres , & les questions finirent. On fe mit au jeu. Mais M. de Ris ne vouiut etre d’aucune partie ; il avait oublie la valeur des cartes & ce qu’il y a de fingulier , c’eft que jamais il n’a pu r’apprendre feulement la triomphe. Sa femme vint lui tenir compagnie. Il avait repris pour elle , depuis quelques iuftans que fa memoire etait entierement revenue , Fa- mour le plus vif, le plus fin cere, avec tous fes fymptomes, Finquietude, FemprefTement tempere par la timidite , & ce delicieux fen- timent qui fait trouver le bonheur aupres, de ce qu’on aime 3 il fut ravi de pouvoir li de . Nouvelle , l’entretenir en liberte. 11 lui proposa de paffer dans fon appartement. Elle y confentit, & ils s’eclipserent. Madamede-Ris, qui nefavait pas a quel point la guerison de Ion mari etait complette, voulut proliter de cette occasion pour connaitre, ii ce tendre amour qui avait fait fon bonheur , renattrait entin pour elle dans le cceur de fon mari. Elle l’interrogea fur fes fentimens pour toutes les Belles qu’il venait de voir. 11 repondit, fans avoir deffein de 1’inquierer; au contraire , il voulait par-la lui prouver combien fa raison etait faine. II park fur-tout avec beaucoup de feu de la jeune Mademoiselle D’Or... qui for- tait du couvent, & qui etait une blonde charmante. II dit encore fon fentiment fur d’autres; mais il en revenait tou jours a Made¬ moiselle D’Or...., de forte que fon Epouse l’en crut amoureux. Sans s’appercevoir de 1’erreur de fa tendre Moitie , M. De - Ris penfait a l’en tirer , en lui exprimant fa tendreffe pour elle-merne , lorfque Septi- manie & la jeune Yolar.de vinrent aupres d’eux. Les deux Epoux alaieut s’en debar- raffer; mais Mademoiselle D’Or.... ayant paru fa prefence glaqa Madame De-Ris : fon Mari au contraire donna les marques de la plus vive fatisfadion. Il dit mills chofes flarteuses a l’aimable D’Or..., qui parut y prendre beaucoup de plaifir, La jouraee s’achev^ Sinfi, 11 a perdu la memoire. -59 Le foir, Madame De-Ris craignant d’en- tendre une verite cruelle, garda le filence avec fon Mari, qui fut oblige de fe retirer dans fon appartement, quoiqu’il brulat d’en- vie de refter dans celui de fa Femme. Elle ne l’aurait pas moins defire ; mais etait-ce a elle de l’y faire penfer ? Elle aurait pu , a-la-ve- rite , employer quelqu’innocent irtoyen • un Mari qui a perdu la memoire n’ell pas comme un Autre: mais dans fes idees un-peu jaloufes, elle bouda contre fa tcndrejfe. —Adieu , Mon- fieur. — Vous me dites , adieu, Madame ! —Sans-doute.... pour ce foir : cette journee a ere fatiguante : vous avez befoin de repos , & je me fens moi-meme appefantie. --Je ne fus jamais fi gai, Madame. — Je le crois !... Adieu done, Monfieur. --Adieu, mon Amie-. Aulieu de fe mettre au lit, M. De-Ris, charme d’avoir occasion- de peindre fes fentimens pour une Epouse qu’il adorait, fe reffouvint de la promeffe qu’il avait faite a Septimanie. II prit la plume , & paffa une partie de la nuit a ecrire la Relation fuivante: (i Ma charmante Soeur de/ire de favofr v tout ce qui s’efl: paffe en moi depuis ma v convalefcence , & je ne defire pas moins ■n de 1’eerire: car j’ai le cceur ±i rempli, que 3) c’elt un befoin de le foulager. 33 Je n’ai recoiivre parfairement ma me- « moire que d aujourd’hui a diner , & je C 6 - 6o lL ie . Nouvelle, j> dois ce miracle a la belle Diane De-S. T. F. » Je me fuis tout-d’un coup parfaitement « reffouvenu de ce qui a precede ma mala- ?> die : Quant aux chofes qui fe font paflees depuis la crise terrible , 1 ’idee s’en eft si eclaircie plus lentement. Mais ce qui me 3) flatte davantage , c’eft un trefor que j’ai 3 ) trouve dans mon coeur , & dont je vous 3) parlerai bientot. 3) En revenant a moi, la premiere-fois , 3> je me rappelle que je me trouvai dans un 3j etat dont aucun homme ne pent fe former 33 d’idee complette : je me fentais ; mais 33 tous les autres objets n’etoient d’aucune 33 confideration pour moi ; je ne les voyais 33 que morts: je crois que ft les arbres ont 33 une forte de vie, c’eft comme j’exiftais 33 alors qu’ils doivent vivre : enfin, j’etais 33 plutot une Huitre qu’un Homme. Je 33 voyais marcher ; mais je croyais que cha- 33 que corps deplace etait un corps non- 33 veau ; je ne liais rien , & j’oubliais , 33 en voyant une perfonne ici, par-exem- 33 pie, qu’elle avait ete laauparavant: qu’elle 33 etait la meme, &c. Je ne fais combien 33 cet etat a dure : mais je me rappelle tres- 33 bien du premier inftant ou je vis une :3 Creature celefte s’approcher : Elle fut la 33 premiere a qui je pretai de la vie , & :3 qui ne fut pas pour moi une ftatue. Je 3) crois en verite, que ians elle, je ferais 33 etepnellement refte dans mon premier etat II a perdu la memoire. 61 ■» d’aneantiffement. Mais elle remua mon cceur , & je fentis par elle qu'il y avail n des Etres liors de moi. Je paffai done u ainll de 1’etat des Plantes a celui des n Animaux. » Chaque jour mon exiftence fe per- i) fe&ionnait, parce-que j’avais toujours 5> aupres de moi l’angelique Creature , dont l’ame communiquait a la mienne la 5> chaleur & la vie : j’etais deja fort-avance » dans le fentiment, que je regardais en- core tons les Etres fans aucun interet, » & comir.e on regarde une pierre, un 3i baton, un meuble. Je ne me rappelais 3i aucune de mes anciennes idees ; ai.nfj 3i j’entendais parler ma jeune Divinite, fans ii comprendre ce qu’elle disait : mais je le ii fentais , fans neanmoins favoir la valeur si des mots. Je m’accoutumai bien-vite a ii elle, & des qu’elle difparaiffait un mo- ii ment, je retombais dans mon etat de 3i vegetation ou de Brute. ii Je parvins enfuite a connaitre qu’elle ii m’aimait, & ce fut la premiere idee abf- ii traite que je faisis : Ce qui me rendit ii tres-attentif aux lecons qu’elle me donna « pour me r’apprendre a parler. Elle me 3i montrait les choses; elle les nornmaif; & ii fouvent je 1’entendais s’ecrier les larmes, 3i aux yeux : 11 rientend. pas, le cher Ami { » 11 a perdu la memoire ! ll ie . Nouvelle, 61 r> Enfin, je compris fes difcours. J’avais « alors reellement d’elle l’idee d’une Divinite » bienfesante , qui m’avait forme peu-a- j) peu, qui m’avait donne la vie & ]’in- » teliigence. Je l’entendais bien , lorfqu’elle » me disait , —Cher Ami , je fuis ta Femme, x ton Amie , ton Amante , qui te cherts ; >1 mais je n’attachais pas a ces mots les » memes idees qu’aujourd’hui, c’eft-a-dtre, 5> les idees communes; j’entendais par-la j) feulement qu’elle me disait :> Je fuis x moi ; je fuis celle qui t’ai fait, qui te x foigne. Ainfi, quoique j’aie entendu fon » langage des ces premiers terns , & quo x je lui repondifie , ce qu’elle me disait, » & ce que je difais moi-meme, tout etait » relatif a cette idee , qu’elle m’avait fait )> & eclaire : Je vous aime ,je fuis votre Mari; x cela voulait dire , Oui, cejl a vous que je x doits tout; je fuis votre ouvrage. x Je fus dans cette fituation jufqu’a ce x qu’on m’eut donne des Maitres pour le x latin & les fciences : alors mes idees x s’etendirent , & je commenqai a me rap- x peler infenfib'ement la fignification com- » mune des mots , comae par une efpece x de routine : ce qu’il y a de flngulier , c’cft x que je compris plutot le latin que le x franqais, dans fon vrai fens : apparem- x ment parce-que les mots de la premiere P ck ces langues n’ayant jamais fervi qu’a 11 a perdu la memoire. 6 3 v exprimer des idees que j’avais eues avant ■» ma maladie, ils me les rappelerent avec i) plus de force. r> Prive de la vue de ma Divinite , ( car v fen avais toujours cette idee ) parce- » qu’on avait cru l’air de la campagne , » & notre reparation , abfolument necef- » faires a ma Femme pour la retabiir , je » regardai ce malheur avec une forte d’eton- » nement : rnais j’etats encore trop ftupide n pour m’en affe&er jufqu’a prendre du » chagrin. J’avais feulement quelquefois de j) violens desirs de la revoir, & fi je me 3) trouvais feul, je me mettais a crier, a-peu 33 pres comme un jeune Chien heurle & fe 3> depite , torfque fon Maitre l’a renferme 33 en fortant. 33 Elle revint, ou elle eft revenue ; ( fon » retour ayant precede celui de ma me¬ ss moire , ce terns me parait fort eloigne. ) 3> Je l’ai revue avec plaftir , & il y a appa- 33 rence, ce fur ce plaifir , plus vif qu’on ne 33 faurait l’imaginer , qui ni'a rendu men 33 ancienne memoire. Tantot, dans le raviffe- 33 ment ou j’etais de la voir , il m’a femble >3 qu’un voile epais tombait de devant mes 33 yeux; j’ai vu les Objets fous un jour 33 nouveau : je me fuis rappele tout-d’un- 33 coup ma vie entiere. D’abord , & avant i> que d’en etre parfaitement certain, je 33 regarda’s cela comme un reve dont je » me ferais confulement reffouvenu : mais 6jg II de . Nouvellc , » iorfque le brouillard s’efi; abfolument j> ■ diffipe, j’ai faisi parfaitement 1’enfemble v de mon exiftance. Auffitot j’ai lend battre » mon cceur avec une violence extreme, » & 1’image de Diane De-S. T. F. a rempli u toute mon ante, occupe toutes mes fa- 33 cukes. J’ai trouve a la voir un plaisir 5> infini; je lui tendais involontairement les » bras; mais perfonne n’a remarque cemou- » vernent. Je regardais Diane a la dero- » bee ; je la comparais aux autres Femmes , 3> & je fentais entre cette Beaute celefte, v & le rede de fon fexe , la meme diffe- )» rence que met un amant ordinaire , entre j> la Maitreffe qui l’enchante, & la plus re- 33 butante Laideur. Quand enfuite nous 3) nous femmes trouves feuls , a-peine ai-je 33 pu lui marquer l’exces de mon raviffement. 33 J’etais timide avec elle comme la pre- 33 miere-fois que je lui parlai de mon amour'; 33 comme cet heureux jour , oil je la vis 33 pour la premiere-fois a table ches fes 33 parens , & ou mes yeux ne pouvaient >j foutenir l’eclat des fiens, quoique fi doux l 33 Hier, je vous ai revue pour la pre- 33 miere-fois , aimable Scaur de Ptpoufe que 3> j’adoreah ! que je vous ai tendrement 33 aimee! Mademoifelle D’Or. avait une 33 robe precifement comme votre chatmante 33 feeur en portait une le jour dont je viens. 33 de parler ; cet aiuftement rn’a rappele » Diane , & mon Epcufe. feule. etait la II a perdu la memoire. 65 »> fource de 1 ’admiration que m’a tantot » infpiree Mademoifelle D’Or.... » Montrez a Diane De-S. T. F. cette confeffion que je vous fais, ma chere 33 Septimanie ; & des qu’elle l’aura entre 33 Ies mains, avertiffez-moi : je voudrais 33 m’offrir a fa vue , a l’inftant ou elle ache- 33 vera de lire. » Slgne De-R'lS. L’aimable Septimanie recur ce papier un peu avant I’heure du diner : elle fe hata de la lire : Enfuite elle le rnontra a Madame De-S. T. F. fa Mere, & la pria inflaminent de lui permettre d’aler fur-!e-champ troliver la' Soeur , qu’elle voulait furprenare agrea blemen-t. La Dame , qui adorait fes deux Filles, permit a la Cadette ce qu’elle desirait. Septimanie partit feule avec l’ecrit de fon Beaufrere. En entrant , on lui dit que Mon- fieur & Madame De-Ris etaient enfemble au jardin. Septimanie defendit qu’on les avertit, & elle y courut. Mais ne les voyant pas dans le parterre , elle fe douta qu’ils etaient fous un joli berceau de chevrefeuils & de jaf- mins , qu’ils aimaient beaucoup. Elle s’en approcha avec precaution , & quand elle fe fut mise a fon aise pour entendre & pour voir, elle contempla le tendre Mari dans les bras de fa Femme , qui panches dans les 66 Il ie . Nouvelle , fiens, lui rendait fes baisers. EJle achevait fa guerison. —Eft-ce bien moi, que tu preferes a rou¬ tes les autres Femmes, mon cher Epoux ? —Peux-tu me le demander ! Ah ! ma Diane , fi vous faviez Tides que ) . m'etais formee de vous , durant ma maladie —Que cet accident a augmente ma tendreffe! —Et ma reconnoiflance ! —Raffure ton Amante, cher Mari! —Oui, je vais te raffurer. De vives careffes, que Septimanie, toute- curieuse qu’elie etait, rougit de voir , lui firent venir une idee : dans l’inftant oil l’heureux Epoux disait a la belle Diane : —Tu verras ce que j’ai ecrit a ta Sceur- ; la Jeune-perfonne jeta la Lettre fur les genoux oie fon Aince, en disant avec un fon de voix deguise , & fort-doux, —L’ Amour vous Venvois-. En-meme temps elle s’echappa ^ en fuyant par des alees en zig-zag. On ne la reconnut pas; de-forte que les deux Epoux ne favaient que penfer de cette a venture. Madame De-Ris prit le papier , & le lut. Qui pourrait exprimer le raviffement de cette tendre Epouse ! —O mon Ami, dit- elle en fe jetant entre les bras de fon Mari, que notre malheur va nous rendre heureux! —Tout vous fera du , ma charmante Com- pagne : il a fait briller votre merite. Com¬ ment fans ce malheur pouvoir imaginer a quel point vous etes tendre ! a quel degre Il a perdu la memoire. vous poffedez toutes les qualites qui font les dignes Epouses !.Mais c’eft a 1’amour a exprimer ce que le langage humain ne faurait dire. viens , ma divine Amante , l'epiaisir va teparlerle lien; c’efl pour recoin- puller ia Vertu, que la Nature a fait la volupte. Cependant Septimanie charmee de fa pe¬ tite efpieglerie, retournait precipitamment a la maiion. Prete a rentrer , elle trouva fa Mere, celle de M. De-Ris, Madame D’Or.... & fa fille, Ces Dames venaient pour etre temoins de I’efFet de Ia Lett re. —Ou courez- vous done, ma fille ? dit Madame De-S.- T.- F, a Septimanie. —O Maman, que vous arrivez bien-. Elie raconta ce qu’elle venait de faire, & dit un petit mot des motifs qui 1’avaient empechee de continuer a ecouter la conver- fation des Epous. —II faut les aler furpren- dre, Maman , continua-t-elle. La Jeune-per- fonne fe croyait plus forte , pour voir cer- taines choses, etant accompagnee. — Ou font-ils, ma Fille? -Sous le berceau. — Alons, Mesdames , furprendre mes chers Enfans. —Mais, ne les derangeons pas! dit Ma¬ dame D’Or.; nous verrons auparavant ce qu’ils font. —C’eft bien ce que nous vou- lons, dit Madame De-Ris la mere : j’arrive de la campagne ; il y a plus de deuxmois que je n’ai vu mon Fils; je reviens id expresau milieu de 1’ete : — Il faudra ecouter, n’eft- 58 II dc . Kouvelle, ce pas, mon Amie? dit Septimanie a Ma¬ demoiselle D’Or. —J’avoue que je ferais tres-curieuse de les entendre-! repondit cette Derniere. On arriva aupres du berceau, marchant fur la pointe du pied , detournant les feuilles tout-doucement, de peur defaire le moindre bruit. Septimanie , un peu intimidee par ce qu’elle avait deja vu , laiffa paffer les Dames avant elle, & Mademoiselle D’Or.ne vou- lut pas fe montrer plus empreffee que fa Com- pagne. Les trois Dames ayant regarde enfem- ble, fe retirerent en fouriant. L’Amour enivrait de fes faveurs les deux Epous. Enfin , on les entendit parler. On fe remit a les confiderer , & la feene pouvant etre vue de tout le monde, on fit figne aux deux Demoiselles de s’approcher. Diane, les yeux remplis d’une voluptueuse langueur , disait a fonMari: —Ce berceau , oil je fui's venue fi fouvent pleurer. etait pour moi le tem¬ ple de la trifteffe.—Nous l’avons change, ma divine Amie; e’eft a-present le temple du bonheur. —Ah ! qu’il me fera cher 1 —II faut en faire un asile facre, oil feuls nous entrerons ; je me charge de cultiver & d’en- trelacer ces jeunes arbriffeaux-... Et voyant pendre une rose audeffus de leur tete, il la cueillit: — Charmante fleur , dit-il, en la ltiettant fur le fein de Diane , viens mourir 11 a perdu la memoire. ou je veux expirer de plaisir: marie ton doux parfum a foil haleine, & que je vous refpire enfemble-!.. Un niouvement de Septimanie fit apper- revoir aux deux epous qu’ils etaient obfe:'- ves. Us fe leverent: les Dames fe precipi- terent fous le berceau , & les delicieux em- braffemens de la Nature, couronnerent les, jplaisirs de 1’Amour- # 7 ° Trots™ 5, Nouve'le. N’imporie Laquelle. Ixy avoit a Paris dans une maison hon- nete , mats pauvre , dsuxSoeuxs chatmante i'Aine , r.onime Bathe , avait environ vingt- trois ans ; & la Cadette, appellee Gisele , n’en avait guere que quinze : la Premiere etait raviflante; la Seconde etait une migna- ture. Dans leur voisinage demeurait un Homme du moyen-age, jouiffant de trente- ntille livres de rentes, & non marie: il vcyait Berthe tous Ies jours, il en devint amoureux. Un-jour en fortant de fa maison , il ren- contra fa jolie Yoisine pretea rentrer cites elle. Il fit un gefte d'admiration; jamais Berthe ne lui avait paru fi charmante. Elle s’en appenp.it, & lburit iegerement. Ce fou- rire l’embellit encore : M. De-Raucour ( c’eft le nom de 1’Homme) n'y put tenir; il Pafcoida: - -Mademoiselle, lui dit-il, j'al une affaire impcrtante a communique" a Madame votre Mere ; y eft-elle ? —Oui, Monfi.ur. —Mademoiselle, continua-t-il , je vous previens que cette affaire vous regarde , & qu’il me paroit convenable d’a- voir votre agrement pour la proposer.—A tnoi, 1 Monfieur: -Auriez-vous de la reps- IIT me . Nouvelle , &c. 71 gnaiice pour un Mari de rnon age , de ma figure , & de ma fortune ? --Enverite , Monfieur , je ne me i'uis point encore in- terrogee ia-deifus. —Peimettez-vous que je parie a Madame votre Mere i —Vous etes b ien le maitre-. Elle l’introduisit — Voila M. De-B.au- cour , Maman-. Grand emprtflement de la part de la Mere , pour recevoir le riche Voifin : —Confuse de l’honneur que vous me faites, Monfieur. Puis-je favoir ce qui me l’attire. Ma Fille , pouffez ce fau- teuil Gisele, fermez cette fenetre; Pair peut incommoder Monfieur. --C’eft une chose qui m’interefie inriniment, qui m’a- meneches vous, Madame.... Vousavez deux charmantes Demoiselles. Enverite, en les voyant enlemble... on ne fait laquelle eft la plus feduilante : fi Ton ne preferait pas l’Aine , on adorerait la Cadette; n’importe La Laquelle. Permettez - vous que je lalue Mademoiselle Gisele ?... Pour Mademoiselle votre Ainee, elle m’interdit, & je nose. Avez-vous des vues pour retablifiement de cette grande Demoiselle-la, Madaine ? —Je n’y fonge pas encore , monfieur. — Mais s’il le prestntait un parti avantageux pour la for¬ tune ? -Aiors , Monsieur, jeverrais; car je ne desire que Paventage de mes enfans. —Je lais un parti afies riche.pour Made¬ moiselle Berthe : c’eft un Homme de rnon age , qui a un bien honnete enyion vingt- 7 1 lL mc . A'uuvelle, cinq a trente-mille livres de revenu. — Je vous avouerai, Monfieur , qu’un pareil Parti s’il fe prefentait bien ferieusement, ne serait pas refuse. —Tres-ferieusement, Madame ; car... c’eft moi-meme , qui m’of- fre pour cette charmante Demoiselle, & qui lui ferais tous les avantages poffibles.... Je vous pried’examiner ma propositionavec elle; je reviendrai demain favoir ft vous rn’etes favorables , Madame & Mademoiselle. —Vous me faites infiniment d’honneur, Mon- fieur, & j’y repondrai, je vous affure: M. De-Raucour fe leva , parce-qu’il avoit affaire , & fortir. —He-bien , ma Fille , dit la Mere , voila un Parti qui ne reffemble pas a ceux quo vous avez refuses? -- II n’eft pas jeune. —Mais il eft riche ; c’eft une fortune. --Ah ! s’il reuniffait les deux! — Alez-vous hesiter, Mademoiselle ? —Ah ! Maman, dit Gisele, je vous affure que je n’hesiterais pas, moi! D’abord, il eft fort-aimable ! enfuite que de belle robes on peut avoir , quand on a trentemille livres de rentes 1... On peut avoir un caroffe , je crois, Maman ? —Je ne refuse pas, dit Berthe : je fens bien que cette occa¬ sion eft unique, & que jamais il ne s’eti presente deux comme celle-ci dans la vie. --Tu as raison, ma chere Enfant, & tu es auffi raisonnable que j’avois lieu dfatten,- dre d’une Fille de ton merite: d’ailleurs , qomme dit tres-bien ta Sceur, il eft aimable; N’importe Laquelle. 73 il t’adorera, & tu feras heureuse , je t’en repons : les Meres favent ce que c’eft , & l’on pent s’en rapporter a elles, pour ce qui fait le bonheur d’un menage. L’amour , entre Jeunes-gens, dure ft peu! que ce n’eft enverite pas la peine d’y avoir egard en fe mariant. Ettime ton Mari; aie pour lui la reconnaiffance qu’il merite pour fon gene- reux procede ; cela vaudra bien tout autre motif d’attachement. II faut pourtant nous informer de fon caractere, de fa con- duite: il eft generalement eftime ; mais nous ne faurions trop le connaitre. Je feral les demarches demain; & vous pourrez etre presentes toi & ta Sceur-. On ne manque pas d’executer cette reso¬ lution ; la Mere n’avait garde de Poublier ; elle ne faisait des informations en presence de fa Fille, que parce-qu’elle etait bien-sure qu’elles n’auraient d’autre effet, que de la determiner plus efficacement au mariage. On y donna toute la matinee du lendemain. —Ma Sceur va etre bien-heureuse avec un pared Mari-! dit Gisele au retour : & Berthe elle-meme ne penfait pas differemment. Vers les deux heures, M. De-Raucour parut. —Je viens favoir mon fort, Madame & Mademoiselle ?. Puifle-t-ii etre tel que je le defire-! ajouta-t-il, en voyant regner une certaine iatisfadlion fur les visages. —11 eft tel que vous le meritez, Mo iileur, dit la Mere : ma Fille reijoit avec recon- I Vol, D 74 lll me . Nouvclle, tiaiffance l’honneur que vous lui faites. —C’eft moi, Madame , qui vous en devrai infiniment a toutes-deux... Perrnettez Made¬ moiselle, dit-il a Berthe, quejeme felicite de mon bonheur-. Et il l’embraffa. —Ma Soeur n’eft pas malheureuse, dit Gisele en riant, &c fi elle vous airne pour fon Mari, foyez sur , Monfieur, que je vous aimerai de tout mon cceur pour mon Frere. —Vous etes bien obligeante , charmante Gisefe !... Mais c’eft en vous mariant auffi, que je veux reconnaitre vos fentimens pour moi. —Je fuis encore trop jeune , reprit Gisele ; a-moins... — He-bicn ? a-moins ? —Que ce ne fut avec quelqu’un tout comme vous. —Vous avez-la une charmante Sceur-! dit M. De-Raucour a Berthe-. Et il baisa Gi¬ sele fur le front, en lui disant: - Laiffez- moi faire ; je promets, & je tiendrai. —Vous etes trop bon pour cette petit® Fille, dit la Mere , & de prendre ft bien toutes les licences qu’elle fe donne !.... Vous dinez ici, Monfieur ? --Avec plaisir, Madame. -Gisele, venez m’aider-. Et ell® Jaiffa les deux Amans enfemble. M. De - Raucour profita de ce tete-a- tete pour detailler a fa Maitreffe la con- duite qu’il fe proposait de tenir avec elle, apres leur manage : c’etait celle du plus Honnete-homme & du plus tendre des Maris. Gisele , qui rentrait fouvent, pre- tait 1’oreille, & ne perdait que tres-peu *" ■ — ■ ' '• " ■■■ —. 1 ■ ■ i. '■ "» ' ’■'■■ i w i N.importe Laquelle. 7 ^ de chose de cet entretien. A chaque fois qu’elle retournait aupres de fa Mere, elle iui disait, —Maman ! il dit telle chose a ma Soeur. Oh! le bon Mari! —II t’en donnera un pareil. — J’aimerals mieux que ce fut Iui, & qu’il donna 1’autre a ma Sceur. —Comment done , Mademoiselle ! voila qui eft joli 1 —Pardon , petite Maman ! mais e’eft qu’enverite je le penfe-. La Mere fou- riait a-la- derobee de ces propos naifs , qui, au-fond lui fesaient plaisir; elle les regar- dait mime comme pouvant contribuer an bonheur de fon Ainee ; car il fuffit qu’un hien foit envie, pour en doubler le prix. Je fupprime tous les details inutiles, meme une promenade de M. De-Raucour avec fa Maitreffe & Gisf le , oil cette Der- niere lui dit les choses les plus obligeantes , & fcrca pour-ainfi-dire fa Soeur, a parler comme elle. Les preparatifs du mariage avaacaient. M. De - Raucourt s’intereffait pretqu’auffi Vivement a la fatisfaftion de Gisele , qu’a la fienne propre ; il travaillait a lui tenir fa promeffe plutot qu’on ne s’y attendait Il avait un Ami, plus jeune que lui de dix ans, par-confequent encore Jeune-homme; d’une fortune de vingt milie livresde rente; d’une figure tres-agreabie : Il lui parla de fon mariage ; lui vanta les charmes de fa Maitreffe , & n’oublia pas de lui peindre la. figure eveiJlee & mignone, le cara&tre D 2 . fe - ~ vu-l ' - T - — - .11 y6 Ili mc . Nouvelle, naif & enjoue de l’aimable Gisele. M. De- Vannes (c’eft le n.orn de cet Ami) de- manda inftamment a l’accompagner; & M- De-Raucour le mena fouper ches fa Be lie- mere future. II femblait que les deux Jeunes- perlbnnes l’attendiffent, elles etaient ravif- fantes: M. De-Vannes fut ebloui. Apresle fouper , on fit un tour de promenade, les Belles demeurant au voisinage d’un en- droit fort-agreable. M. De-Raucour, deja fils de la maison , donna le bras a la Ma- man ; M. De-Vannes prit Berthe; & la jeune Soeur fut enchantee de fe trouver a-cote de M. De-Raucour. Je dois prevenir le Ledleur, q u’a la pre¬ miere vue , M. De-Vannes avait trouve Berthe precisement ce qu’il lui falait, & .que cette Jeune-perfonne avait penfe de- meme fur fon compte. L’entretien qu’ils eurent enfemble , fortifia leur penchant naiffant. Ils etaient £ attaches a leur con- verfation, qu’ils fe tinrent toujours eloi- gnes , & que Madame P.... (la Mere) fut obligee de les appeler deux-fois, lorfqu’il falut s’en retourner. Cependant , ils ne croyaient pas encore etre amoureux l’un de l’autre. Les choses continuerent d’aler leur train, comme auparavant, & M. De- Vannes prenant les mouvemens que lui inf- pirait Berthe, l’inquietude qu’il eprouvait hors de ches Madame P..., pour un pen- N’importe Laquelle. 77 chant que lui infpirait Gisele , pria fon Ami de la demander en manage pour lui. Cette demarche attrilla Berthe. Appa- remment qu’elle diftingua la premiere fes vrais fentimens. Le lendemain, fa Mere la furprit en larmes dans fa chambre, Eile lui demanda le fujet de fon chagrin. Gisele qui furvint, fe joignit a fa Mere, en ca- reffant fa Scaur. Enfin Berthe voyant qu’il falait parler, avoua fon fatal fecret. Ma¬ dame P.... au desefpoir de ce contretemps, tonna centre fa Fills ainee. —Mondieu ! ma chere Maman, dit Gisele, ii n’y a pas ant de mal ! Laiflez-moi faire; je prendrai M. De - Raucour , & j’arrangerai cela de-facon , qu’il n’y aura rien de defait: nous changerons. —Cela ne fe peut plus, ma Fille. —Si, fi, chere Maman : permet- tez feulement-. Berthe fupplia fa Mere d’en effayer ; promettant a’obeir , au cas ou Gisele echouerait: —Je fais , ajouta-t- elle, qu’il aime beaucoup ma Soeur, & peut- etre l’aurait-il preferee, s’il l’eut vue la premiere , & qu’il ne crut pas fon age trop-difproportionne avec elle. Madame P... fe rendit a cette idee , fans efpoir d’aucun fucces. M. De Raucour vint le premier. II fat recu avec tranfport par Gisele & par fa Mere : mais ll s’apperqut de quelqu’altera- tion dans les traits de Berthe. 11 en de¬ manda tendrement la raison. Gisele coupa 78 II[ me . Nouvelle, 3a parole a fa Soeur : --Je vais vous la dire, moi, Monfieur : venez ici, que nous- deux. —Volontiers, ma charmante Sceur. —D’abord, je vous aime bien; vous le favez ? —Oui, ma petite Amie , je n’en doute pas. —Je vous aime mieux que M. De-Vannes. —Comment mieux!—Out, mieux ,.. davantage... Comment m’aimez- vous ?... autant que ma Sceur ? —En-verite, vos queftions me furprennent ! oil cela nous menera-t-il ?... Oui, tout - autant. —Bien-vrai ? —En-verite. —Vous m’epou- seriez ? —Certainement! ft je ne devais pas epouser votre Sceur , c’eft a vous a qui je donnerais ma foi: N’importe laquelie. —Sup- posez que vous ne l’epousez pas. —He- bien, ce ferait vous. Mais qu’eft-ce que tout cela veut dire ? --J’y viendrai tout-a- 1’heure. Auriez-vous bien du chagrin de ne pas epouser ma Sceur ; fupposez qu’on me donnat a fa place ? — J’aurais certainement bien du chagrin de ne pas epouser votre Sceur, que j’aime tendrement: mais fi quel- qu’un pouvoit m’en confoler, ce ferait vous. —Seriez - vous heureux avec moi y autant qu’avec die ? dites bonnement ? —Oui , enverite, aimable Gisele. —Ah ! voila le mot que j’attendais! Je vais a-pre- sent m’expliquer : Cell que je ne veux point de M. De-Vannes, & que je vous veux bien, vous. —Ma chere Gisele, De- Vannes eft plus proportionne a votre age N’importe Lanuelle. yg que je ne le liiis. —Vous etes plus propor¬ tions a mon gout que lui; & fi vous ne voulez pas changer , je ne me marie pas. Je n’en conferverai pas moms la plus vive reconnaiflance pour le parti que vous m’a- viez procure , qui eft bien-audefl'us de ce que je vaux •, car je vous aimerai toujours. --Au fond , dit M. De-Raucour , n’importe Laquelle foit ma Femme, de votre Sceur ou de vous : toutes-deux vous etes char- mantes , & cela me ferait egal: mais votre Soeur s’attend.... C’eft un compliment que je ne lui ferai pas. —Je le ferai, ft vous voulez; & ma Soeur m’aime ft tendrement, que lorfque je lui aurai expose mon invin¬ cible repugnance pour M. De-Vannes, & le desir que j’ai toujours eu d’etre a vous , elle fera la premiere a vous en prier. --En ce cas!... (il regarda Gisele; elle etaif adorable ; rien de ft mignon que fes traits) en ce cas, n’importe Laquelle: j’aimerai la mieux celle que votre Maman me donnera. —Ah ! cher bon Monfteur! que je vous aime de cela! vous alez nous rendre tou- tes-trois heureuses : car Maman le fera auffi: Vrai, elle aime mieux que vous m’ayez. — Pourquoi cela ? —N’en parlerez- vous a Perfonne , je vous le dirai. —Non , mon aimable Gisele. —Votre Ami, a ce que j’ai cru voir, prefere ma Soeur, comme je vous prefere. —Ceia me deciderait. —Cela D 4 So Ill mc . Nouvelle, eft sur: je ne voudrais pas vous tromper* --Et votre Sceur ? --Ma Soeur vous con- fidere comrne l’Homme a qui nous devons le plus : mais elle dirait affes comrne vous , n’importe Lequel ; furtout lorfqu’il s’agit du bonheur de fa petite Soeur. —Vous etes affuree de fes depositions ? --Je vous avouerai, que je lui ai deja parle : Maman , Elle, toutes-deux s’en remettent a M. De- Raucour : vous - feul pouvez difposer de notre fort a tous ; car je nous-joins M. De- Vannes lui-meme. —Vous etes un tresor de raison & d’efprit; & puifque vous dites que tout depend de moi, je vous remets tous mes avantages; que tout depende de vous, a-condition que vous aurez 1’agre- ment de votre Soeur. —Je le veux bien : tout dependra d’elle ; gaje que c’eft-la ce que vous voulez? — Je desire de dependre autant de I’Une que de l’Autre. —Et vous ferez ferme dans votre N’importe Laquellc ? —Oui: mais une-fois decide, je vous ado- rerai, charmante Gisele. —Rentrons ( dit- elle alors) aupres de Maman & de ma Sceur: j’entens M. De-Vannes. Voudrez- vous-bien, en dinant, lui faire part de ce que je viens de vous dire ? Renvoyez cba- cun votre Domeftique : je vous lervirai a boire. —Vous ferez plus appetiffante qu 'Hebe. Depuis que M. De-Vannes etait arrive , on 1’ayait mis au-fait de ce qui fe paffait. N’importe Laquelle. 81 II obferva curieusement fon Ami, lorfqu’il rentra avec Gisele, & voyant la gaite regner fur fon visage, il en tira un bon augure. Lorfqu’on fut a table, & libre , Gisele pria tout - bas M. De-Raucour de commencer 1’explication. —J’ai d’etranges choses a vous appren- dre, Madame dit-i\ en s’adreffant a Ma¬ dame P.... : c’eft que Mademoiselle votre Cadette rompt tous nos arrangemens, pour en faire d’autres a fa tete, & qu’ellevient de tirer ma parole, que je ne m’y opposerai pas. Mais mon fentiment n’influera en rien fur celui de Perfonne, & je n’ai repondu que pourmoi. — Voyons done , Monfieur? die Madame P.... --Votre aimable Gisele, Madame, veut donner fa Soeur a M. De- Vannes, & pretend m’en dedommager. C’eft un agreable pis-aler , & d’apres tout ce qu’elle m’a dit, j’ai repondu, N’im¬ porte Laquelle , pourvu que j’aie une des deux charmantes Soeurs. Et M. De-Vannes , que dit—il a cela. — N’importe Laquelle , mon cher Ami : mais je prefere Mademoiselle Berthe, parce que fa jeune Soeur ne m’aime pas. —A n’en voir qu’une, dit M. De- Raucour , ( en regardant Berthe ) on fe- rait au deselpoir de la perdre : mais... ( fe retournanf vers Gisele ) quand on jete la vue fur 1’Autre.... pent - on fe trouver a plaindre ? N’importe Laquelle. —C’eft un point decide, ft Mademoiselle Berthe y Sz III me . NouveUe , confent, dit M. De - Vannes : car pour Madame fa Mere, la chose doit Iui etre indifferente. —Abfolument, dit cette Dame: Mes deux Filles me font egalement cheres, & les deux Homines qui les recherchent T me touchent autant I’Un que 1’Autre : je les eftime parfaitement tous-deux. Parlez ma Fille ainee? --Je vous obeirai en tout, ma Mere 5 & je me preterai avec plaifir , a tout ce qui pourra en faire a ma Scrur-. Le changement fut done resolu, d’apres, eette reponfe de Berthe; & les preparatifs du manage de 1’Ainee etant acheves, il fut convenu que M. De-Vannes & Berthe fe- raient maries les premiers. Le jour arrive, les deux Epous recurent la benediftion-nuptiale : la joie regnait dans tous les coeurs & fur tous les visages , lorf- que les choses changerent de face en un. inftant. Le nouvel - Epous laiffa fa Femme , & s’en retourna ches lui, fans en dire la raison. M. De-Raucour courut chercher fon Ami: mais il ne put le joindre ; fes Gens avaient ordre de dire , qu’il etait abfent. Una conduite fi finguliere furprit etrangement; elle causa le plus grand fcan- dile. M. De-Vannes y perfevera, & les jours fuivans il fut eviter fi foigneusement M. De-Raucour, que celui-ci ne put lui purler. Il abandonnaalui-meine un Homme gn’il regards cpnrme aliene de fens, & de N’importe Laquel'e. 83 fon Ami, il devint fon Ennemi le plus de¬ cide. II engagea la jeune Epouse a le faire affigner en caffation, le mariage n’ayant pas ete confomme, & a demander de gros dommages - interets. Madame P.... y con- fentit, & interna l’aftion au nom de fa Fille , qui s’y refusait.l De-Vannes repondit alors, que Made¬ moiselle Berthe P.... avait ete la Maitreffe de M. De-Raucour, qui ne la lui avait donnee, que parce-qu’il etait apparemment bien-aise de changer. II produisit en preu- ves, deux Lettres , qu’il avait recues le jour meme de fon mariage, toutes - deux d’une main difference, qui 1’en affuraienf. Deux Lettres anonymes ne pouvaient faire preuve : mais il ajouta , que les Perfonnes s’etaient fait connaitre a lui par un Billet fepare ; & qu’elles avaient exige, en le lui fesant remettre, fa parole-d’honneur qu’il ne les nommerait pas. La demande en caffation fut fuivie : on en vint a l’audience du Chatelet. M. De- Raucour avait fufpendu fon mariage : it s’etait fait recevoir partie intervenante comme calomnie : Son Avocat fit le tableau de fa conduite, telle que je viens de la raconter. Lorfque le Miniftere public eut expose les moyens des Parties, il conclut a ce que le mariage fut declare valable, & le Mari condamne a faire une penfion de fix-miiie iiyres a fon Spouse, qui pourrait 8$ II[ m ‘. Nouvelle demeurer ches fa Mere, ou fe retirer dans un Convent, a fon clioix; attendu que le Mari, en refusant de nommer les Accusa- teurs de fon Spouse etait cenfe fe mettre a leur place , &e. Apres ces conclusions donnees, & tandis que les Juges etoient aux opinions, Madame De-Vanes, toujours eprise de fon Mari, Bialgre fon injuftice , lui fit proposer d’en paffer par tout ce qu’il voudrait, pourvu qu’illa init-a-meme de lui prouver fon in¬ nocence. Cette proportion fut faite affes haut par PAvocat. Gisele etait a-cote de la Soeur; toutes-deux charmantes , & fans- .doute le Mari, en les voyant, s’etait deja repenti de l’eclatante rupture qu’il occa- sionnait. II, fit demander a M. De-Raucour, fi, en cas de cafiation, il etait difpose a lui ceder Gisele , &1 a reprendre Berthe ? —De tout mon cceur , dit M. De-Raucour; pourvu que les deux Soeurs foient heu- reuses, je le ferai: je n’ai pas change de moi-sieme ; Mademoiselle P... i’Ainee efi ma premiere inclination: N’importeLaqu.dk ; j’epouse l’Une ou PAutre. Mais que M. De- Vannes me montre les Lettres-, Ce meffage pacifique fit une impreffion heureuse fur M. De-Vannes; il vint lui- ffleffse aupres de M. De-Raucour , & lui roontra les deux Lettres anonymes. —J’en connais Peeriture, dit ce Dernier a fon Asti; & fi des aujourd’hui je tier. confons N’importe Laquelie. 8$ pas 1’Auteur, je m’engage par ferment en presence de mon Avocat & de celui de ta Femme, de payer tous les frais du proces, de faire les fix-mille livres a Madame De-Vannes, & de me priver du bonheur d’epouser fa Soeur. — Je tecrois, mon Ami, dit M. De-Vannes , en l’em- braffant : tu es un excellent Orateur, —Mais dit en fouriant M. De-Raucour , je gaje que ces beaux yeux (montrant Berthe) patient encore plus eloquemment que moi ? —C’eft la verite, mon Cher-, Et De-Vannes presenta la main a fon Epouse , qui la re$nt avec attendrifle- ment. 11 fut aufiitot confenti entre routes les Parties un Jugement, qui renvoyait De- Vannes avec fon Epouse, & lui enjoignait de vivre avec elle en bon Mari. On vit alors une chose unique peut-etre , c'eft que les Demandeurs & les Defendeurs forti- rent contens de la meme audience. Le meme jour, M. De-R.aucourt con- fondit 1’Auteur des Lettres. C etait une Devote, qui avait toujours ete jalouse des deux Soeurs , a-cause de leurs graces & du bon-gout de leur parure, qu’ellenom- mait coquetterie : il la demafqua & la fit trembler. Le mariage de cet Honnete-homme, n’avait ete difiere que par ce fingulier proces; mais tous les preparatife etaient 86 ///me, Nouvelle , &c. acheves , & il devait etre celebre le lende- main du jugement. Pret a partir pour l’autel, on demanda a M. De-Raucourt, ce qu’il aurait fait, fi le mariage avait ete caffe ? — J’aurais epouse Mademoiselle Berthe, parce-que fa reputation aurait un-peu fouffert, & j’au- rais ete heureux : car les deux Sceurs font adorables, & pour me choisir une Femme entre deux Perforates fi aimables, n'mparte Laaudlc. A 8 7 Quati rae . Nouvelle. La Soubrette par amour. Paris, vivait un Auteur , qui avait produit d’affes agreables Ouvrages : il avait fur-tout l’art de rendre fes Perfonnages intereffans , & lorfqu’on avait commence a le lire, il etait difficile de !e quitter. Ses Admiratrices les plus decidees etaient les Femmes ; par la raifon, je penfe, qu’il les peignait toujours en beau, & que lorlqu’il leur fupposait quelque fai- blefle, il avoit foin d’arranger les choses de-faqon , que la faute retombait fur urn Audacieux, qui avait employe la ruse, la perfidie... que fais-je ? la violence , &c. J’ai out-dire, que les Femmes aiment beaucoup les Hommes qui ont avec elles des torts li. marques, qu’il ne refte rien a leur imputer a elles-memes : ainfi elles devaient cherir 1-Auteur qui leur presentait toujours dans fes Ouvrages, des tableaux oil elles etaient tout-a-la-fois vertueuses, & enivrees des douceurs de la volupte, Cette Homme-de-Lettres fe nommait De-la-Phare, & 1’on m’a dit qu’il etait d’une fort-agreable figure. J’ai cherche ce nom dans la France-Litteraire , pour connaitre fes Ouvrages & les lire j xnais je ne l’y ai §8 IV me . NouveUe, pas trouve : peut-etre eft-ce un oubli, ou plutot on me i’aura deguise. Quoi qu’il en foit, les CEuvres de M. De-la-Phare p urent fingulierement a une jeune & jolie Veuve des environs de la place des Viftoires, d’environ feizeans (age heureux oil Tame ne fe repait que de chi- meres couleur-de rose ! ) Depuis fix mois, elle etait fortie du Convent, pour epouser un Septuagenaire; il etait mort aubout de quatre, & elle alait rentrer au Cou- vent, a-cause de fa jeunefl’e , lorfque 3e hasard voulat, que fa Femme-de-chambre lailfat trainer deux Produftions de M. De-la-Phare; des fadaises, m’a-t-on dit 5 mais pourtant affes attendrifiantes. Si j’en favais les titres, j’en dirais rnon avis au Lefteur; car ce'ui qui m’a raconte cette hiftoire eft un Caftard, or ces Gens-la traitent de fadaises, tout ce qui ne cadre pas avec leurs idees bizarres. La Jeune- veuve, nominee C!oe, lut la plus-fadaise des deux Fadaises; elle en fut enchantee : (& voila comtr.e, grace a la difference de Page , des carafteres & des gouts, tout paffe. ) Son enthousiaftne ala au-point, qu’elle n’eut de repos, ni jour ni nuit, qu’elle ne lut quel etait 1’Auteur de l’Ou- vrage charmant, oil elle avait retrouve fon jeune coeur. Elle 1’apprit en fin de Celle qui lui en avait procure la lefture. —Com¬ ment eft-il ? — D’une fort-aimable figure. La Soubrette par amour. 89' ~- 3 e i’aurais jure. -Eit-ii jeune ? —Trente- cinq-ans. —Eft-il marie ? —Non. —Oil demeure-t-il ? —Rue des Noyers. —Je voudrais feulement le voir ? —Cela fe psut-. Or voici comment la jeune Cloc vit De~ la-Phare. La Femme-de-chambre ecrivit is cet Homme celebre: Monfieur : Qudqu’un veut vous communi- qutr une affaire importante, ok vous etes inte- reffe : on desirerait vous voir demain fur les quatre heures, au Jardin du-Rci. Vous obli- gere £ beaucoup de vous y rendre. J’ai I’honneur d’etre. Votre tres-humble, Thirese Mamet,. —C’eft d’une Femme-! dit M. De-la- Phare , en achevant de lire : & il ne fut que penfer de ce billet. Cependant il ne vou- Iut rien negliger. Le lendemain, il fit une toilette foignee , St bien avant quatre heures , il etait au Jardin-des plantes. Il prit un Livre, 8t saffit pres de la porte. Il y demeura plus de deux heures, fans que Perfonne l’abordat. Tout enlisant, il lor— gnoif les Jolies-femmes : il en vit de fort- aimables; mais on le laiffa fe morfondre. 11 fut tente de croire qu’on s’etait moque dg lui, St il s’en retourna un-peu confus. 50 lW* e . Nouvelle , Cependant Cloe , & fa Femme-de- chair.'ore, n’avaient pas manque de venir au rendevous; elles y etaient meme arri- vees un inftant avant De-la-Phare, & coin me il etait connu de la Derniere , elle FaVait montre a fa jeune Maitreffe, fans qu’il s’en fut appercu. Sa Perfonne plut autant que fes Ouvrages , & l’aimable Veuve forma un deffein, qui pour etre extraordinaire , n’eft pas fans exemple. Le fur lendemain de cette promenade, Cloe for tit feule, & vint ches De-la- Phare : mais elle avait fait une toilette en route. Sur un jo!i corfet coliait un juftede molleton raye; elle avait une jupe de calle- niandre, des bas-de-laine blancs afles fins, des fouliers bien-faits, mais de cuir ; un , bonnet rond de fimple batifte joliment pliffe, couvrait fes beaux cheveux fans poudre ni frisure; a fon cou pendait une croix-d’or , pafiee dans une gance noire; un beau fichu des Indes voilait fa gorge; enfin un tablier de toile a carreaux-rouges achevait de lui donner le coftume des Soubrettes. Ainfi paree, elle etait a cro- quer ; & la Mere de fa Femme-de- chambre, ches qui elle s’etait arrangee 5 ne pouvait fe laffer de l’admirer. Arrivee a la porte de M. De-la-Phare, le cceur lui battait, elle fut prete a s’en retourner fans frapper; elle redefcendit meme quelques marches. --Mais pourquoi La Soubrette par amour. 91 done etre venue- ? f’e dit-elle tout-bas Elle frappe. De-la-Phare travaillait. —Qui eft- ce-? dit il avec humeur. Une voix douce lui repond : —C’eft moi-. A ce fon de voix charmant, les portes du Tenare fe fuffent cuvertes. De-la- Phare accourt. Quelle furprise 1... Cloe rougit , & balbucie : —Monfieur... une Dame... m’a dit... —Entrez, ma belle Enfant-. e —Monfieur, vous etes monfieur De-la- Phare ? —Oui, ma belle Fille. —Vous n’a- vez done pas de Femme , monfieur T —Helas ! non. —On m’avait dit... que vous aviez befbin d’une Cuisiniere.... & j’avais cru.... —On vous a dit vrai, ma Fille (De-la-Phare commenqa de fupprimer ici les louarrges , depeur d’effaroucher la Jeune-personne) & vous feriez mon affaire; car vous me paraiffez polie & bien-elevee. —La politeffe eft un devoir dans tous les etats, Monfieur , fur-tout dans le mien. —Vos reponles me font le plus grand plaisir. Je vous accepte : quand pourrez-vous venir ? — Aujourd’hui, Mon¬ fieur. —En-ce eas, voila votre chambre: arrangez-vous-y. Je vais continuer mon travail. Cloe, dont la tete etait exaltee , fut enchantee de fa reuffite : elle retourna dans la maison oil elie s’etait habillee prendre une caflette , qu’elle fit porter dies r- lV mc . Nouvelle , fon Maitre. Elle s’etait commande trois habits complets un-peu plus beaux que ce- lui qu’elle portait alors, qui etait pour tous les jours, Fun d’une jolie toile , l’autre d’indienne, le troisieme de foie : on leslui apporta le meme foir. Cioe n’avait fait part da fa resolution a Perfonne au monde qu’a fa Femme-de- chambre, Elle ecrivit le lendemain a fon plus proche Parent; Quelle le pr'iait d'etre tranquille fur fon compte; qu it ne lui etait arrive aucun accident, & qu’elle ne tarderait pas d Vinformer de tout ce qui la concernait. Elle arrangea tout dans fa chambre & dans la cuisine, fans que De-la-Phare pa- rut faire attention a elle. Une avanture auffi finguliere Fintrigua beaucoup. 11 lui vint dans l’idee , qu’une Dame du faubourg Saintgermain, a iaquelle il avait un-jour temoignd l’envie d’avoir une Femme rai- sonnable pour Gouvernante , lui avait en- voye celle-ci. II fe proposa de l’en re- mercier. Cependant Cloe voulait prepa¬ rer le fouper : elle le dit a fon Maitre. —Non, maFille, lui repondit-il, reposez vous aujourd’hui; on Fapportera comnte a l’ordinaire, & demain nous commence- rons-. II bralait d’envie de causer avec cette jolie Perfonne, mais il n’osait, & s’efforcait de paraitre fort-occupe. Ses vues, coinme on peut l’imaginer, n dtaient pas d’abord des plus pures: mais quand on La Soubrette par amour. a Fame bign-faite , • & les vrais ptincipes , on peut dompter fes paffions, & comman¬ der a la nature meme , par la pliilosophie. De-la-PJiare paffa une nuit bien difficile ! ayoir a fes cotes toys les attraits reunis , eft ung terrible tgntation 1 .... II eft un etat delideux ; g’eft ceiui oft Ton s’eveille en finiffant un fonge agveable ; les paffions n’ont alprs de contrepoids que l’engour- diffement des fens, & une molle pareffe : c’eft le feu] temps, oft FHomme, rendu a la nature, ne fent qu’elle , ,& fe trouve debarrafle de toutes les entraves fociales; on fent a la facon des Brutes, & Ton n’en exifte peut-etre que plus deiicieusement: ce fut dans cet etat, que De-la-Phare fe trouva la premiere nuit; II acheye de s’e- veiller ; & avant que la reflexion puiffe Feclairer , il fe leve, & veut. —Que vais-je faire, fe dit-il a lui meme , pret a ouvrir la porte de Cloe l me priver,peutr etre pour toujours , du bonheur de yoir cet Ange ches-moi !... Non ; filence , mes fens 1 & ft vous voulez jouir de ce Tresor 5 meritons-le auparavant-. 11 fe remit au lit, & le matin en revoyant Cloe, fes char- mes, fon air cFinnocencg, il s’applaudir de fa retenue. Cette journee fut confacree a arranger le petit-menage : & De-la-Phare fut II content de fa Gouvernante, qu’il cut des ce jour meme ridge de 1’epouser. Ce ne 94 IV me . Nouvelte, •fut done plus a lui ravir des faveurs qu’il afpira , mais a s’en faire aimer , eftimer , refpe&er meme. II mit en pratique ce qu’il avait fouvent recommande dans fes Ou- vrages pour plaire, & il eut la fatiffadlion d’eprouver que le lucces en etait certain. La conduite que tint De-la-Phare n’e- tait pas faite pour diminuer 1’enchantement de Cloe. Elle adora fon Makre. A fes inftans de loisir , elle devorait ceux de fes Ouvrages qu’elle ri’avait pas encore lus, lorfqu’ils causaient eni’emble, elle eprou- vait un plaisir qu’elle n’avait jamais connu : mais elle couvrait fes fentimens du voile de la modeftie, & fe modelait fur les He¬ roines de fon Aniant, perfuadee qu’il ne devait aimer que des Femmes comme ceiles qu’il favait peindre ft bien. C’etait aufli la-deffus qu’elle 1’interro- geait dans leurs converfations. Ils n’en avaient qu’une chaque jour, apres le di¬ ner ; & De-la-Phare qui fe defiait de lui— meme avec une aufli charmante Fi lie que Cloe, avait foin que ce ne fut jamais a la maison. Ils fortoient enfemble, en quit- tant la table, & fesaient une ou plusieurs- fois le tour de l’ile-Saintlouis , fuivant que le temps etait beau. Quelquefois ils alaient jufqu’a 1 lle-Louvier, & quelquefois au Jardin royal-des-plantes. Un-jour Cloe dit a fonMaitre: --Vous faites entendre, Monfteur, que le fond de La Soubrette par amour. 9^; vos Ouvragesefl toujours vrai; je voudrais bien connaitre quelqu’une de vos Heroines ? --Yolontiers, Cloe; mais comme je ne les connais moi-meme qu’imparfaitement, je ne puis que vous les indiquer. — Cela me fuflira, Monfieur , & pour vu que je leur parle une-fois, je ferai contente. —Elies ne font pas en grand nombre ; parce-que cha- cune fe reproduit plusieurs-fois fous difte- rensnoms. —Vous me direz chaque nom ? —Sans-doute. La Julie & la Sophie de 1’Ou- vrage que vous avez Ju pour la premiere- fois cette femaine ! & dont vous avez eu la politefle de me dire tant de bien, c’efl la mems Perfonne. —Qui efl-ce ? le direz-vous? -Oui ;... c’eft Mademoiselle L... l’Ainee —C’efl: prefque notre voisine! Je lui ai deja parle, fans favoir qu’elle dut tant m’interef- fer , & elle me femble vouloir me prevenir d’amitie! —Liez-vous avec elle ft cela fe peut; c’eft une excellente Demoiselle ! —Et fans-doute la Mariane & 1 ’Adelaide , c’efl: fa Sceur que vous avez voulu designer ? - -Elle-meme. —Elle n’eft pas jolie , mais elle plait; & puis comme vous le dites, il fem¬ ble que les graces de fa Sceur rejailliflent fur elle.... Et la Villoire , avec fa jeune Soeur Florence ? —Ce font les deux Demoiselles P„; r-Vous choisiffez bien vos Belles! l’Ainee efl la plus charmante Fille qu’on puiiTe voir, pour le gout & les graces. Elle ma deja baucoup plu, & je ierai charmee d’avoir 9 6 IV™. Nouvelle, fa comiaiilance.... Votre Aurore ? —Celt cette jolie P.erfonne que vous avez regarde fourire liier avec tant de piaisir, au faubourg Saint gertnain.--.Ah! ,je fais... J’irai sche- ter-la un manchon; elle eft adorable. — Te- nez-vous-en la , car les autres Heroines de tr.es Ouvrages font trop loin de nous : mais ft vous parvenez a vous lier avec Celles que -je vous ai designees, il faudra faire enforte de les reunir routes un-jour , foit a la promenade , foit a diner ches nous. —Vous avez raifon — Mais, Cloe, j’ai une petite obfervation a vous fsire fur votre mise; elle eft charmante, & vousva fans-doute in- finiment bien, cependant elle pourraitetre un obftacle aux liaisons.que vous desirez il: faut y ajouter deux ou trois robes, dont une aumoins fera a la francaise, .& deux autres a votre gout. — Je.le veux -bien. — Aurez- vous affes d r argent, Cloe r —Oui Monsieur, affes pour cela. — Je ne voudrais pas que votre complaisance epuisat votre bourfe ? —Elle ne .Fepuisera pas. — Confen- tirez-vous a me la montrer ? —Oui, Mon- fteur. —Il y.a quelque temps que je remets a vous faire une queftion : Vous avez done ete elevee au couvent, aupres de quelque Demoiselle ; ou dans une maison riche, fous les yeux de quelque Proteftrice, comme une Marreine, par-exemple ? — J’ai eteile- vee a\i Couvent; enfuite une proche Pa- rente tn’a pris ches elle, ou elle m’a donne 1’education La Soubrette par amour. 97 l’education ci’une Demoiselle : je 1 ’ai quittee pour venir ches vous. —Quoi! vous n’a- vez done jamais fervi ? —Non , Monfieur; vous etes mon premier Maitre. —Ah! Cloe I qu’il ne foit pas dit que je vous ai reduit enfervitude ! Je n’ai jamais ete votre maitre au fond de mon cceur ; foyez-en bien-sure : c’eftle contraire.... Je vous fupplie inPcam- ment d’agir ches nous en maitreffe abfolue, —Ce ferait m’oublier , Monfieur. — Ou plu- tot, vous mettre a votre place. —J’aime celle ou Is fort m’a places', & je ne la quit- terai pas. —Tout en vous , Cloe , excite mon etonnement & mon admiration. — Laif- fons cette matiere, Monfieur. —Je vous ©beis: mais pour en traiter une autre plus importante. II fe paffe a votre fujet bien des choses dans mon efprit, Cloe. Peu m’importe ce que vous foyiez : vous etes auffi honnete qu’aimable. Avez-vous obferve. qu’aucun de mes Amis n’eft venu ches moi depuis que vous y demeurez ? — J’ai penfe que vous ne voyiez Perfonne. —Peu de monde a-la-verke.... C’eft que je ne veux pas qu’une Femme a laquelle je me propose, d’offrir rna main, foit vue ches moi fur une autre pied que celui de Maitreffe. —Ce ferait vous faire tort, Monsieur, que d’e- pouser votre Servante, —Je m’en rappor- terai abfolument a vous lu-deffus , Cloe : vous devez me connaitre : vous vous con- naiffez auffi , fpirituelle coniine vous l’etes » I Vol, 9* IV me . Nouvelle , point de fauITe modeftie : me ferai-je reel- lement tort ,en vous epousant ? —Sil fuffit, pour meriter d’etre \otre Femme , d’avoir beaucoup de refpeft , d’eftime & d’attache- ment pour vous , non : mais cela fuffit-il ? —Non, Cloe; aufli ne font-ce pas-la tous vos avantages : Yous etes une excellente meragere ; vous etes charmante ; vous avez toutes les vertus qui peuvent accom - pagner la beaute : II s’agit de favoir , ft vous me trouvez digne de vous ? — Je vous ai cboisi pour Maitre; voila ma reponfe. -Je la desire ablolument claire! —Oui, je vous accepterais pour Mari, F cela depen- dait de moi. —E t moi , j’emploirai tous les moyens humainement poffibles, pour que vous foyiez ma Femme. Quant a ma conduite future, vous la prevoycz; je n’en changerai pas; j’ai tache de vous traiter avec refpeft des le premier jour ; & ft quel- quefois je l’ai voile, c’a ete par delicateffe. —-Yctre conduite eft cells d’un Homme honnete , d’un Homme genereux. —Je vous lavouerai, dcpuis que nous nous connaiffons, je me fuis felicite cent-fois d’avoir conferve ma liberte. Quel desef- poir , ft j’etais a-present engage avec une Femme! -Ne precipitez rien, Monfieur je vous demsnde moi-meme du temps, pour etre mieux connue de vous : que favez- vous ft votre tendrelfe ne mettra pas quel- que difference dans ma conduite; ne me La Soubrette par amour. 99 rendra pas orgueilleuse & vaine ? —Vous, Cloe !... ft cela pouvait etre, foyez sure que je ferais Mentor gueri de mon amour. J’aime plus votre modeftie, vos excellentes qualites, que vos attraits ; & s’il ne vous reftait que ceux-ci , tout-feduisans qu’ils font, vous pourriez encore exciter mes desirs, rials je n’aurais plus de tendveffe: ce que je dis-Ia, c’eft pour vous repondre ; car il vous eft plus impofl'ible de cefier d’etre ver- tueuse, que d’etre jolie. Ce qui mho- nore en vous aimant, c’eft qu’apres vous avoir Men etudiee, j’ai fend que c’ctait fceaucoup m’elever, que d’ur.ir mon a me a la votre. —Vcila votre delicatefle natu- relle qui s’exerce avec moi! —Eft-eile mal appliquee ? —Non; car j’en fens tout le prix. — Je vous prouverai, machereCloe, tout votre merite , par la maniere dont je vous aimerai... Avez-vous des Parens dont vous dependiez ?... II faut leur rendre ce qu’on leur doit, en vous obtenant d’eux. —Oui, Monfieur : mais laiffez-moi conduire ce dernier point. --Tout ce qui vous plaira-.., Le lendemain de cette converfation, Cloe prefque sur d’etre, quand elle le vou- drait, Mtpouse de M. De-la-Phare , cher- cha a fe lier avec les deux Demoiselles P..„ Vidoire & Florence, qui fe trouvaient plus a fa pones; elle reufiit d’autant plus facilement, que les Belles fe redierchent, & que Cloe ayait precisement le ni&tq IOQ lV me . Nouvslle gout, la meme grace qui rendait Mademoi¬ selle P... 1’ainee fi charmante. Dts que cette liaison fut cimentee , elle en commenca une autre avec les deux Soeurs L.... , Julie & Marianne, fansnegliger la premiere; car elle reunit un-jour ces quatre aimables perion- nes ches De-la-Phare , qui etait abfent. 11 nereftait plus que la jelie Aurore. Cloe, qui avait fuivi le confeil de Ion Maitre, pour fa rnise , fit quelques emplet- tes ches cette Belle , pour achever de com- plotter fa parure, & elle parvint en trois ou quatre visites, a s’en faire desirer. La connailfance s’acheva par des Livres, que Cloe preta: elle n’oublia pas ceux de Ion Maitre : mais elle reserva pour le dernier , celui oil il etait queftion d’Aurore. Lorlque la Jeune-perfonne en fut a cette Hiftoire intereftante , oil elle fe vit peinte fous fes traits , & meme nommee , elle eprouva un plaisir qu’elle n’avait jamais fenti. 11 etait prefqu’impoffible qu’elle fe meconnut, par- ce-quil y etait aulTi queftion de fa Sceur- cadette , dont le caractere & la figure n’e- taient pas rendus avec moins de verite. Cloe revint. Aurore lui montra fon Hif¬ toire en rougiffant. —Je voudrois bien gar- der ce Livre-la ? —II eft a vous , des que vous le desirez. —Mais , mondieu! j’ai eu , en lisant, une finguliere idee ! on diraitqu’il y eft queftion de moi, puifqu’il fiiut le dire. --Qu’y aurait-il done la de fin- La Soubrette par amour. xot gulier ? Une aufli charmante Fille que vous Fetes a du paraitre un Objet plus intereffant a l’Auteur, que les Ducheffes & les Marqui¬ ses, qui n’auraient pas vos attraits... Vo- yons.... oil eft-ce ? —Tenez, c’eft cette Hiftoire-la... cette Aurore...—Depuis que ie vous connais , Mademoiselle, j’ai eu la meme idee que vous: c’eft mane une «ks raisons quimont fait choisir ce Livre. —Vrai, vous l’avez eue ? —Vraie : & j’af aulli reconnu Mademoiselle votre Soeur. —Vous voyez-donc bien que j’ai eu raison d’etre flu-prise Mondieu ! je voudrais bien favoir qui aura fait ce Livre-la ? —Quel- qu’un de vos Admirateurs fee rets ou decla¬ res. — Je ne m’en connais aucun qui ait de Fefprit... afles pour cela. —Cherchez bien ? —Je n’en ai pas tant, & un coup- d’oeil me fuffit pour les raffembler. —Ce fera done un Admirateur cache-. Le don du Livre augmenta l’intimite d.’Aurore & de Cioe. On retint celle-ci a dejeuner : Cloe voulu rendre : elle demanda les deux Soeurs a leur Mere, qui les accorda pour une matinee. L’aimable Gouvernante de M. De-la-Phare ne manqua pas de faire enforte d’avoir pour le meme jour Julie & Marianne L...., ainfi que Viftoire ’& Flo¬ rence P... Elle prevint fon Maitre de cette invitation , afin qu’il lui aidat a en faire les honneurs. Aurore & Bruniciiilde fa Soeur, qui E 3 ioz lV me . Nouvelle, eraient les plus eloignees, arriverent les pre¬ mieres : Cloe les recut mais fans avertir De-la-Phare. — Vous aurez une fort-aima- bk Compagnie, leur dit-elle; ce font quatre de mes Yoisines , qui vous affortiffent pour la beaute , pour Fexcellenee du carac- tere , & pour autre chose encore-. Elle achevait a-peine ces mots, que Vic- toire & Florence entrerent. Vi&oire etait raviffante, Sc comme elle communiquait fon gout a fa jeune Soeur, qui etait une niigna- ture, celle-ci egalait prefque fon Ainee. Les quatre Belles s’eprirent les unes des au- tres des le premier coup d’ceii, & fe dirent les chofes les plus obligeantes. Enfw, on entendit monter Marianne L..., en courant; —Voici ma Soeur , dit-elle des la porte , & fans voir Perfonne , tant elle parlait avec precipitation: regardez-la done par la croi- see, on dlrait une Deeffe-1 Les cinq Jeunes-perfonnes coururent aux fenetres, tandis que Marianne furprise a la vue de cette aimable Compagnie, fe recueillait pour le compliment qu’elle allait faire. —Enverite , dit-elle, pendant que Julie montait, je ne fais a laquelle de vous , Mesdemoiselles, je donnerais mon cceur , fi j’etais Jeune-homme? vous me rendez inhdelle a ma Sceur, que j’avois toujours exciusivement admiree-. En achevant ces mots, elle les embraffa, en commenpant par Cloe. Julie parut. EUen’etait pas la plus jolie, La Soubrette par amour. 10 3 cependant il lembla qu’elle efFacait toutes ces aimables Convives. Son triomphe dura jufqu’a ce qu’Aurore fourit : alors ce fut cette Dernicre qui l’emporta. Mais tout cedait a Cloe: elle reuniffait au gout exquis, a la proprete recherchee de Julie , a Ton air noble, le fourire d’Aurore; la taille de Viftcire; la delkatefTe des malts de Florence; l’enioument de Marianne & fa vivacite; la demarche noble & maiellueuse de Brunichilde. Tout le monde etant raffemble, Cloe dit a fes Amies : —Nous avons un Cavalier que vous connaiffez , & dont vous etes fort-connues , Mesdemoiselle; je vais J’avertir-. Elle forr.a , fuivant fon usage „ & M. De-la-Phare parut. Aucune des Jeu- nes perfonnes ne le connaiffait, fi ce n’eft pour l’avoir vu paffer. On dejeuna. Un Homme de merite, qui fe trouve au-milieu d’un Cercle auffi charmant, n« peut man- quer d’entrer en verve ; De-la-Phare petilla d’efprit; il dit les choses les plus agreables aux jolies Convives de fa Cloe. Une atten¬ tion qu’il eut en commencant, fut de la nommer fa Niece. Il avait fenti tout-d’un- coup , fans en avoir parle auparavant, qu’ii falait, dans une pareille Compagnie , en Zaire fa Parente , ou fa Femme; il pre- fera le premier parti, comme devant con- venir davantage a Cloe. Lorfque la connahTance fut affes ebau- E 4 io 4 IV me . Nouvelle, chee, pour qu’on put fe parler librement, la plus Etourdie de la Compagnie, Marianne, dit a Cloe: —Mais, vous nous avez dit, que nous connaiffions ce Monfieur-Ja , & ■que nous en etions conr.ues: Ces Demoi¬ selles le connai&jent-elles ? --Non, repon- dirent-elles toutes.—Ni moi, dit Marianne... Nous connaiffez-vous , Monfieur , comme elle Fa dit ?... Ah 1 Cloe , vous avez done menti! —Vous alez-trop-vite ! interrom- pit De-la-Phare: j’ai l’honneur de vous con- riaitre; Mesdemoiselles, & Cloe n’a pas menti, pour ce point-la. C’eft a elle d’est- pliquer comment vous me connaiffez. —Je n’y feraipas embarraffee , dit Cloe en riant... Ne connaiffez-vous prs Monfieur, pour l’avoir vu-? Toutes repondirent que oui. —Voila deja un point: & fi je vous prouve que vous connaiffez la facon-de-penfcr de M. De-la-Phare , il fe trouvera que vous le connaiffez Suffi parfaitement qu’il eft pof- fible? —Elle a raison ! dit Marianne. —Mais cette preuve ne faurait fe donner tout-de- fuite. —Oui, dit Julie , vous alez attendre qu’elle foit acquise. —Non, Mademoiselle ; elle Fell des-a-prefent, & vous en alez con- venir-. Elle changea auffitot de converfation : mais des qifelle en trouva Foccasion favo¬ rable , elle fit dire aaroitement a chacune des fix Belles , leur fentiment fur les Ou¬ trages de M. De-la-Phare, fans qu’elles La Soubrette par amour. 105 fuffent qu’ils etaient de lui. Chacune dir fon mot. Aurore & Julie furent celles qui en parlerent le plus aventageusement; parce qu’effe&ivement elles y etaient peintes fous des traits plus intereffans que les Autres. Lorfque toutes eurent park , Cloe leur dit: —Gaje que vous connaiffez mieux cet Au- / teur-la, que tel Homme que vous voyez tousles jours? — Je penfe beaucoup debien de lui, dit Viftoire , & je voudrais le con- naitre feulement de vue. — Et moi auffi, dit Florence. --Et moi, dit Marianne.--Et vous, dit Cloe! a Julie ? —Mais, c’eft tin Homme qui doit etre fort aimable! —Je penfe de meme , dit Aurore. —Pour moi, je l’airne beaucoup! dit Brunichilde. —Etes - vous content, dit alors Cloe a Be-la-Fhare, que je vous procure le plaisir d erte loue par d’auffi jolies bouches , & direz-vous, mon Oncle , que je ne fais pas vous faire naitre la fcene la plus agreable ? — Quoi! c’eft Monfieur ! s’ecrieremles Jeunes-perfonnes! —Lui-meme , dit Cloe: fes Ouvrages m’ontr donne tant d’eftime pour vous, que j’ai voulu vous connaitre, & lorfque je vous ai connues, vous m’avez infpire tant d-a~ mitie, que j’ai voulu vous Her toutes enfern- bles: c’eft pourquoi j,e vousaireuniesaujour- d’hui: J’efpere que lorfque vous me cor- naitrez bien-entierement, vous me ferez. conftantes toutes-fix ; car enverite je vous. i o 6 IV me . Nouvelle , cheris : aufli etes-vous ce qu’il y a de plus aimable dans cette grande Ville. Toutes embrafferent Cioe; enfuite elles temoignerent a De-la-Pbare la haute eftime qu’elles fesaient de lui. —Vous avez afles bien attrappe tous les cara&eres que je connais lui dit Marianne : mais comment nous con- noiffez-vous, fans nous avoir jamais parle ? —Je lisais dans vos yeux. —Oh! cela ne fuffit pas. —II eft vrai: Le jeune D.-T. , ami de votre frere m’a donne votre caractere & celui de Mademoiselle votre Seem ; mais Ians qu’il s’en doutat ; e’etait en me racontant une maladie de Mademoiselle Julie. J’ai fu par un Dcf- finateur, nomme Dav. quel etait celui de Mademoiselle Aurore & de fa Sceur : Enf,n pour Mademoiselle Viftoire & Mademoiselle Florence, rien n’etait plus facile : elles favent que je vois tous les jours un Homme de leur connaiffance. —Et les Aventures , dit Marianne, comme les avez-vous ima- ginees ? --Le void: j’ai penfe , en les fesant, que e’etait moi qui etait fucceffivement amoureux de vous-toutes : en fuivant cette agreab'e chimere , je decrivais comme arri¬ ves , les evenemens que je desirais: aufli avais-je en travaillant un plaisir infini. D’a- pres vos carafteres connus , je vous pretais a chacune les difeours & la conduite que je me figurais que vous deviez tenir. —Ah- mais! je ferais bien aufli un joli Roman 4 La Soubrette par amour. 107 s’ecria Florence ! —Je le crois, Mademoi¬ selle-. On rit de la naivete ; & comme il etait l'heure de fe feparer, des Jeunes-perfon- nes n’etant pas maitreffes d’elles-memes, on fortit, en promettant de fe revoir, des qu’on le pourrait. Cloe avait montre tant d’aisance & de graces en recevant fes nouvelles Amies, que De-la-Phare ne favait que penfer. Elle lui avait paru fuperieurea Toutes par la connaiffance des usages , & par mille petits riens qu’on ne trouve qu’aux Femmes au- deffus du commun. II fe proposa de lui faire quelques queftions a ce fujet; mais il voulait auparavant laiffer ecouler quelques jours, afin de fatisfaire plus surement fa curiosite. Il n’en eut pas le temps. Le furlendemain du dejeuner, Cloe ala cites Julie L... La Mere de cette Demoiselle dit a fa Fille : —Il faut avouer que ton Amie reffemble bien a Madante S ***, une jeur.e Veuve charmante de la Placc- VittoireA Cloe entendit ces mots , dits fort- bas : elle revint ches De-la-Pbare. Le jour fuivant, elle fortit des le matin avec fa plus belle robe, monta dans une voiture- de-place, que fa Femme-de-chambre lui avait amenee, & aulieu de revenlr, elle envoya cette Fille, la meme qui l’avait accompagnee au Jardin-du-Roi, & q U j connaiflait De-la-Phare. —?»lonfieur , dit la F«mme-de-chambre, je viens de la part IV me . Nouvdle, 10% de Cloe, vous prier de l’excuser ; elle s'eft trouve dans une maison oil des affaires importantes la retiennent : je vais vous preparer a diner a-moins quevous n’ai- miez mieux aler diner avec elle oil elle eft —Sans-doute! repondit De-la-Phare tout emu : diner fans Cloe! J’irai •, j’y vais. --En ce cas, Monfieur , je retourne l en prevenir : voila Fadreffe: on vous atten- dra-. La Fille partit apres avoir ecrit 1’adreffe, & 1’aifTa De-la-Phare tres-furpris. II s’ha- billa promptement , & fortit prefqu’auffi- tot que la Femme-de-chambre. II arriva dans le quartier de Cloe ; fe presenta a la porte d’une maison de fceaucoup d’appa- rence, qui etait indiquee par l’adreffe, & demanda Mademoiselle Cloe au portier. Cet Homme avait deja repondu, qu’il ne la connaiffait pas : mais la Femme-de-cham¬ bre , qui n’avak eu que le temps de mon- ter pour prevenir fa maitreffe, redefcendait heureusement. —C’eff ici, Monfieur, dit-elle a De-la-phare : Je vais vous conduire au- pres de ma Maitreffe , & quand vous l’au- rezfaluee , elle vous montrera Cloe-. De-la-Phare fut introduit dans un bel appartement, au fond duquel il apperqut une jeune Dame, coifee en baigneuse & fous le plus galant deshabiller. 11 la falua refpeftueusement. —C’efl M. De-la-Phare , dit la Femme-de-chambre. On lui fit figne La Soubrette par amour. 109 de profiter d’un faureuil qui etait devant lui. Madame , dit-il avec quelqu’embarras , on m’avait fait efperer-... Un fourire char- mant que fit la Dame , & qui n’appartenait q u’a elle, la decouvrit fur-le-champ. —Ahl Cloe ! s’ecria De-la-Phare, en fe levant, —■Oui, c’eft Cloe, mon cher Maitre : je fuis veuve, je fuis riche , & maitreffe de rnoi n’ayant qu’un Tuteur ,dont mon pre¬ mier mariage m'a affranchie. J’ai vecu fix- mois avec un Vieillard auquel on m’avait donnee , je ne dirai pas malgre moi; je n’eus ni gout, ni repugnance; je n’avais que quatorze ans , & je ne voyais que le titre de femine. J’alais par decence, retour- ner au Couvent, lorfque j’ai lu vos Ouvra- ges: Therese, ma femme-de-chambre vous connait; elle me dit que vous exiftiez: vous m’aviez intereflee; jedesiraide vous voir. Vous favez le refte ; ma conduite vous dit tout-... De-la-Phare etait aux genoux de la belle -• Veuve : —Mon adorable Cloe , lui dit-il, quoi, c’eft vous 1 ah 1 qui l’eut penfe 1 —Vous m’auriez epousee, me croyant. audeffous de vous ; il eft jufte que je me donne avec ma fortune. — Jefuis le plus heu- reux desHommes. Mais croyez que j’ai tou- jours fenti leprix de votre coeur, comme en ce moment. — Je le fais, mon cher Maitre , je .le fais: mille fois, feignant de fortir en- fierernent, j’ecoutais yos exclamations no lV me . Nouvelle, &c. Quelle eft adorable ! disiez-vous : que qe I’aime ! La maniere dont vous m’aviez propose votre main, aete obligear.te autant quegenereuse, ainfi, je connais le fond de votre coeur : vous etes le Mari que je prefere-. Cette converfation fut beaucoupplus lon¬ gue , & ne fut interrompue que par l’arri- vee des fix Demoiselles dont j’ai parle. Cloe les avait fait inviter a diner , en fon nom de Madame B***. Les Meres furprises de tant d’honneur , conduisaient ieurs Filles. Madame les accueillit familierement, leur decouvrit toute fon aventure"’, & leur jura une conftante amitie : enfuite elle leur prefenta M. De-la-Phare ; comme 1’Homme qui dans huit jours devait etre fon Mari. —Je vous retiens , ajouta-t-elle , mes bon¬ nes-Amies , pour mes Compagnes ce jour- la ; vous ferez mes Nymphes-. Ce beau jour ne tarda pas longtemps: De-la-Phare eft enfinl’heureux poffeffeur de fa Cloe.Le foir, lorfque tout le monde fut retire , a-1’exception des fix Nymphes, Cloe reprit l’habit avec lequel elle s’etait presentee a De-la-Phare pour le fervir. --Voila Cloe, lui dit-elle; ferez-vous bon Maitre ? —Je vous adore, repondit De-la- Phare. —Ah! vous efquivez ! —Non, ma chere Femme : cet habit annonce que i"em¬ pire va vous refter-. Ill - ■ ■ • ■ — .— Cinq me - Nouvelle. La petite Amoureuse. u n-fcir d’ete, je m’endormis fur une chaise aupres du Baffin dans le Jardin du Palais-d’Orleans, autrefois le Palais-Royal. Je fus eveille en - furlaut par un bruit afles femblable a celui que fait la tremie d’un nioulin : C’etait deux Fetnmes, qui me tournaient le dos, & qui etoient venues s’affeoir afles pres de moi. —Quoi ! vous ne le favez pas ! —Mon- dieu-non ! —Tout le quartierle fait! —Eh~ bien , je l’ignore. —Ah ! je veux vous faire cette Hiftoire-la. —Vous me ferez piaifir : mais depecnez-vous. —J’ai fini, fi vous voulez ? —V ous ne commencez pas : &: vous favez comnie je fuis impatiente ! —Mettez-vous done la. —Je fuis bien. —Non, cela vous gene. —Eh 1 non !... ah ! laiffez - moi libre 1... Eh-bien ? —Je vous dirai done , Madame.... —Eh ! dites, aulieu de dire que vous alez dire. —II y avoit une-fois a Paris, dans le quartier du Palais-Royal, deux aimables Enfans, Garfon & Fille, qui fe voyaient tous les jours. ( —Mondieu! vous doanez a cela fair I /1 V mc . Nouvclle , d’un Conte de ma - mere - I’oie ! —Ah ! ne m’interrompez pas! ) La petite Perfonne etait plus jeune d’en- viron deux ans : neanmoins elle etait la plus raisonnable. ( —Eh ! je la connais de-refte; peflez. ) —Pour le petit Bonhomme , quoiqu’il fe plut beaucoup avec Mademoiselle Celefte, alors agee de fept ans, c’etait un Ltourdi qui n’aimait qu’a jouer. (—Yos prefaces finiront, Madame) —L’attachement de Celefte pour Prites , frappa la Mere du Jeune-homme; le coeur d’une Mere eft toujours flatte qu’on trouve fon Fils aimable. Un-jour elle voulut fe donner l’amusement de les interroger. —Voudrais-tu te marier , mon Ami r dit- elle a fon Fils. —Non, Maman ; je n’aime pas le mariage. —Quoi! tu n’aimeras pas Celefte ? —Si, Maman ; elle me plait beau- coup : mais on ne marie pas les Enfans. —11 eft vrai: mais on pourroit vous marier dans quelques annees, & s’afliirer de bonne- heure, depeur cju’un Autre ne prenne ta Bonne-amie. —Bon 1 quand elle en epou- serait un Autre , je ne l’en aimerais pas moins : nous ferions toujours bons-amis ? —Tu es un Enfant! je ne fuis la bonne- amie de Perfonne que de ton Pere. —Haha ! pour-le-coup, chere Maman , vous vous moquez de moi, parce que je fuis un En- fent! vous avez tout-plein de Bons-amis La petite Amoureuse. 115 & de Bonnes-amies. —Tu n’entens pas ! j’ai ete recherchee en mariage par plusieurs Homines , avant d’epouser ton Pere, qui eft celui que j’ai prefere : aucun de ces Meilieurs-la ne vient ches nous : Celefte , une-fois mariee a un Autre , ne te parlerait plus. —Pourquoi-donc ca , Maman ? tous les jours je vois qu’on fe parle, quoique maries a d’Autres, & meme avec bien- plus de politeffe & d’amitie , qu’on ne fait a fon Mari ? —Tu n’as pas bien vu ceia ! --Si, ft , Maman , tresbien je vous affure, & que les Perfcnnes mariees ( vous & Papa exceptes ) ont toujours un air d’ennui 1’Un avec l’Autre: je ne veux jamais avoir cet air-la avec Celefte. — Dis-moi done, Ltourdi, pendant que nous voila feuls, trouves-tu que ton Papa & moi, nous faflions ben- menage ? --Mais.... oui, Maman. —Com¬ ment 1 tu n'as pas l’air affure & dire cela ! je veux favoir ton fentirr.ent ? —Eit-ce que vous me commandez bien ferieusement', Maman ! —Tres-ferieusement, plus ferieu¬ sement que jamais. —Et 11 faut que je dise bien la verite ? —Dans une chose comme celle-Ia, que je te demande ferieusement, & en Amie autant qu’en Mere, mentir ferait la plus vilaine des actions. —En ce cas-!a, chere petite Maman, je vais done vous dire ce que j’ai penfe , deja bien...Jix-fois, —Alons vite, mon cher Fils. —Vous ne vous alez pas facher ? —Non, je te l’af- 114 V mc . i\ouvelle , fure , aucontraire. —Aucontraire ! ainfi , vous ferez bien-aise. —Tu me fais languir. —Vous avez deja fair moins doux ! —Eh- non ! ce n’eft que l’impatience. —Mais c’eft que je n’ose.... — Eh-bien , parlez - vous , Monfieur ?.... Alons , mon Ami; je te pro- mers tout ca que tu voudras, ft tu es bien fincere ? —Tout ce que je voudrai ? vous me donnerez quatre baisers, l’un apres i’autre, bien l’un apres l’autre. —Dix, ft tu veux. — Je le veux bien.... & vous commen- cerez tout-de-fuite apres que j’aurai dit ( + ) —je ferai tout cela.. (— Mondieu quelle longueur !... Appelez- vous cela du naturel, Madame ? —Mais oui. —Moi de I’affomant. ) —C'eft done , ma petite Maman f disait Prites...) mais n’alez pas devenir ferieuse l —Non ; tiens , je ris. —Que vous faites bien-bon menage, Papa & vous:... mais je crois qu’il ferait encore meilleur fans quel- que chose. —Ah ! mon Ami... park, je t’en prie 1 Je voudrais pour tout au monde, te devoir un bon - confeil: quelle gloire pour toi, & quel plaisir pour nous 1 —Vous m’encouragez ,... —Ce quelque chose dont tu parlais , qu’eft-ce ? —C’eft , ma chere (*) (*) Jamais un Enfant de province ne dir ait cela, Je n’approuve pas qu’un Petit-garfon Ie dise; car il me (emble que pour Ie dire , il faut avoir requ tme education bien molle 1 ( Dulis % La petite Amoureufe. 115 Maman, que je trouve.. que.. vous... epi- loguez quelquefois trop Papa. —Comment done mon Fils! —Ah ! je ne dirai plus rien , Maman , ft je vous ai deplu. —Eh-non , mon cher Enfant, non ! e’eft la furprise.... voyons, voyons... je le veux. —Vous le voulez ? —Je t’en prie. —Je vois, moi, qu’il oublie fouvent certaines choses par diffraction; qu’il en fait d’autres fans au- cune malice; & vous ne lui paffez rien: vous lui dites tout-de-fuite : M. Prites , vous n’avez pas d’attention pour moi 1... II vous repond doucement:: Tu te trompes , la Mere 1... Vous grondez pourtant encore; plufot pour achever de grander, a ce qu'il me parait (*) , que pour autre chose: &- puis, je vois dans vos yeux des larmes de regret d’avoir gronde, que vous croyez cacher, & que vous ne cachez qu’a vous- meme. Vous ne fauriez croire combien cela me fait fouffrir l —Tu cross-done que j’ai toujours tort ? —Toujours, Maman!... Mais, quand vous commencez. —Mais, je ne me rappelle pas que jamais ton Pere ait com¬ mence le premier ? Ah ! Maman ! il peut y avoir aufll quelques petites negligences de fa part: il vous disait unjour:: Mon Amie, (*) Cela eft tr£s-bien fenti, quoiqne mal exprime; l’Enfant s’efl appergu que dans ces occafions , fa Mere contimiait a gronder, par une fuite de fa premiere Emotion , quoique le fujet flit deja ceffe, ( Du Us, x i6 V me . Nouvelle , je ne luis pas parfait... —En as-tu remarque ? —Non , nia Maman : Si Papa n’avait pas dit cela, je ne m’en ferais jamais doute. —Ainfi, tu crois, non Fils, que j’ai pref- que toujours un-peu tort? -Oh-mais 1 ce font de petits torts! —Que me confeilles- tu? --Mais... de toujours bien interpreter Papa : car enverite , Maman, je crois qu’il eft fans malice : & mot, quand vous dites le premier mot de gronde, je fuis tout- etonne ! j’y fuis toujours attrape , quoique j’epie bien Papa-. Madame Prites embraffa fon Fils, les larmes aux yeux, en lui disant : Reffemble a ton digne Pere , mon Ami ; reffemble- lui en tout, & que ton Fils puiffe un jour en dire autant a fa Mere que tu m’en dis: & pour ta recompenfe , vingt baisers aulieu de dix , fans compter autre chose. —(Graces au ciel! voila done qui eft fini! j’ai cru que la converfation de ce Fils avec fa Mere tiendrait la foiree! —Vous m’in- terrompez au milieu. — Alons done ; je vais m’armer de patience....) —Voila done ce qui t’eloignerait du ma¬ nage , continua Madame Prites. Je ne me ferais pas doutee d’occasionner ta repu¬ gnance ? —Oh-non, Maman. -Si, ft. Mais tu ne vois pas tout... Va, nous fommes heu- reux, & nous ferions au deselpoir d’etre fepares. —Alt ! que j’en fuis bien-aise 1 La petite Amoureuse. 117 Ce dernier mot frappa Madame Prites, & lui fit mieux fentir qu’un long difcours, combien l’impreflion que peuvent faire les petites altercations de menage, avoit ete forte & dangereuse fur fon Fils (*). Ce- pendant quelle Ppouse que celle-lal... On le verra dans une converfation qu’elle doit avoir un-jour avec Celefte, differente da celle qu’on va lire. Dans la meme journee , elle eut occasion d’interroger auffi la petite Celefte. J’avais oublie de vous dire, que c’etait fa Filleule, & qu’elle portait fon nom. Apres quelques preliminaires, elle lui dit: — Mais , vous voila bien raisonnable, Celefte ! enverite , vous feriez bonne a faire une petite Femme? —Croyez-vous, Madame ? — Mondieu , oui 1 Seriez - vous bien - aife de vous marier ? (*) Les obfervations qu’on vientdelire font reelle- ment d’un petit Parisien de neuf ans. Les Perfonnes de Province meme , quoiqne plus tard 6t plus foli- dement formees , doivent fe rappeler quelle pene- tration elles avaient dans l’enfance > 6c comme nous jugions de tout fans partialite. L’efprit de l’Enfant eft neuf, & 11 ’eft pas eijcore diftroit par mille foins; il eft tout-entier a la chose qui ?e frappe : c’eft auffi la raison de la fagacite des Animaux , dans ce qu’ils exe* cutent de neceffaire a leur confervation. Que les Parens & les Maitres fe reglent la-deffiis : les Enfans font desJuges feveres , a qui rien n’echappe. Ce- pendant on les traite comme fans conference Z Et vous vous plaignez , Parens , de n’en etre pas ref- pe&es quand ils font grands ! c’eft que vous vous etea £rop ddcguyerts, quand ils titaient petits. (#«/*>* iitf V me . Nouvelle, — C’eft felon. —Ah !... eft-ce que vous avez deja fait un choix ? — Un choix !... non , je fuis trop jeune. —Supposons : fi je vous demandais pour mon Fils? —Ah! Madame!... comme je connais beaucoup Augufte qu’il eft bon fujet;... bien-aimable... —Vous ne le refuseriez pas ? —Oh mondieu-non , je vous affure, ma petite Marreine. —Vous Faimeriez bien , quand il feroit votre Mari! —De tout mon coeur ! Je le baiserais... route la nuit. —Comment! toute la nuit. —Oui, le Mari & la Femme couchent en¬ semble : je fuis peureuse; cela me ferait plaisir. —Et vous feriez bien votre devoir de menagere? — Ah-ciel! Madame; j’aurais un plaisir , un plaisir a tout ranger ce qui ferait a lui: je voudrais qu’il n’y eut que moi qui y touchat. —Vous feriez done tou- jours aimable, toujours de bonne-humeur ? —Je rirais toujours; car je ferais ft con- tente , ft contente , d’etre la Femme d’Au¬ gufte ! —Mais il y a bien des peines en snenage ! eft-ce qu’elles ne vous effraient pas ? —Non , du-tout, avec Augufte (*); chacune, il me femble, auroit fon piaiftr. —Mais , s’il vous en causait ; lui, quel- ques-unes ? —Si ce n’etait pas expres, je ferais bien-aise de les fouffrir. —Et ft e’etait expres ? —Ah !... Mais ca ne fe peut pas ; (*) Cette Enfant dit tout haut, ce que penfent !e$ grandes Filles > quand elles aiment. La petite Amoureufe. 119 Augufte n’eft pas mechant. — Mais, on Ie devient, en frequentant les mechants. —Oh J Madame! empechcz done qu’il nc les fre- quente! —Nous y ferons notre poftible : Mais il n’eft pas toujours fous nos yeux: le voila au College: favons-nous qui il volt ? —Voila ce que e’eft! Il ne faudrait pas qu’il y retournat, Madame ? —11 refte- rait done un Ignorant toute la vie ? On fe moquerait de lui. --Ce ne ferait pas moi, toujours.... Il n’aurait qu’a lire tous vos Livres ; tous ceux de mon Papa , efi-ce qu’il ne ferait pas afles lavant ? —Non ; il faut des principes. —Bon ! des principes! on fait toujours bien, qu’il faut aimer fon Papa , fa Marnan , fa... quand on en a une; ne faire de mal a Perfonne, & du bien des qu’on le peut. —Tu n’entens pas rna chere Celefte : ce n’eft.pas de ces principes- la que je parle. Il faut que les Hommes foient favans : je t’expliquerai cela , quand tu feras plus grande.... Mais tu es bien rai- sonnable ! —C’eft que je parle tout-comme Maman & tout-comme vous , quand vous causez enfemble. —Mais tu ne nous ecoutes jamais ? —Oh que ft, ma chere Madame ! Je me moque bien de mes Poupees!... Si je fais la Mere avec elles, e’eft pour rn’ap- preiidre; car je fais bien que ca n’entend rien. —Voici Augufte, Celefte : Il ne faut pas qu’il fe doute de ce que nous avons dit, -Ah! je le crois bien-. 120 V mt - Nouvelle, Cinq ans s’ecoulerent, depnis cette con- Verfation, jufqu’a line autre plus interef- fente. Durant cet intervale, la Mere du Jeune - homme ne manqua pas d’obferver foigneusement les deux Enfans. Son Fils etait le plus riche ; ainfi. le manage devait dependre d’elle & de fon Mari, dans nos mceurs ; & ces Parens iages , avoient le bon-fens de ne chercher , dans une Femme , que les qualites effencielies, les i’eules qui faffent le bonheur en menage. —Les Hommes font bien fous, me di- saient-ils un-jour, a-moins que ce ne foient des Gens noyes, & fans reflources, comme fens moeurs, de chercher une Femme qui leur apporte une groffe dot! Supposons .qu’on en trouve une qui donne vingt-mille livres de rentes; elle le fait tres-bien , &c Madame s’arrange y en depenfer trente; fon Mari , charge de l’entretien d’une maison , fe trouve encore plus pauvre de dix-mille livres qu’avant de Favoir epousee. Un Mari ferme, honnete - homme , qui aurait epouse, fans dot, une Fille.aimable, douce , modefte , cconoipe, tendre, fou- mise a fon Chef, penetree de tons fes de¬ voirs , outre le bonheur, St d’aimables Enfans qu’elle donnerait, accumulerait en vingt ans le meme fonds de vingt-mille livres de rente , qu’une imperieuse Furie aurait fait payer fi cher ! Qu’il ferait a fouhaxter que les dots fuffent fupprimees , & qu’aulieu La petite Amoureufe. IZI qu’aulieu de ce'a, on s’occupat, dans les honnetes Families , a faire acquerir aux Filles le merite dont une Spouse a besoin! Mats ia corruption des moeurs, eft la cause de J’education ruineuse qu’on donne a- present aux Filles; & tout cela tient a des causes encore plus eloignees. Nos Peres, fains & vigoureux, trouvaient tou- jours une Gompagne modefte , afles appe- tifiante: aujcurd irui, outre les motifs d’of- tentation^l faut qu’une Femme foit affai- sonnee par line parure provoquante, pour que fon Mari la desire. Cela eft porte au- point, que cet acceflbire tient abfolument lieu du principal; une Guenon elegament paree , 1’emporte fur une Beaute naive, qui n’a que la perfection de ies appas. II eft vrai que la Premiere ne laifle qu’un horrible degout, quand Pinftant de phrenesie eft; pafle mais une de les Pareilles excite en- fuite la meme fermentation •, les Gens d’un certain ton , voltigent ainfi de cadavres en cadavres; & Ton appelle cela, Paimable legerete Francaise. Bondieul depuis quand le degout eft-il legerete ? Nous voulons garandr notre Fils de ce malheur : puifqu’il eft riche, qu'il le foit pour fon bonlieur,; qu’il choisifle a fes F.nfans une Mere amia¬ ble , d’un coeur excellent , comme eft Celelle; & pour ies plaiftrs, la Femme la plus parraite & la plus,capable de fatif- faire tous les fens. Le manage eft indiffo- 1 Vol. F I1Z V me . Nouvelle , luble ; le point le plus important, c’eft done qu’en voyant un autre Objet, le Mari ne gemiffe pas de Findiffolubilite. Nous ne voyons rien dans Paris de plus beau que Celeite : elle a tout , la taille, les graces, le ion de voix , la fame : quel excellent Parti ! une Princeffe denue d’un feul de ces avantages , ne la vaudroit pas, Nous connaiffons, ajouterent-ils.... ( —Quoi! Madame, ils ajouterent encore quelque chose ! quels Bavards! --Oui, Ma¬ dame ; mais je le pafferai , fi vous voulez ? —Dites-le; je dormirai, fi cela m’ennuie. —Nous connaiffons , ajouterent-ils, un jeune Comte , le plus aimable Homme de la Cour , qui n’a pas encore ose fe marier. II a cinquante-mille livres de rentes. Sa Fa mille veut qu’il prenne un Parti qui lui en appor- terait foixante : mais il fait que la Mere de cette Jeune-Perfonne en depenfe quatre- vingts : il presume que la Fille imitera la Mere ; e’eft un ft bel exemple ! Ainfi, dit le Comte a fes Parens, avec les foixante- mille livres de votre bon Parti, il fe trou- vera que moi, qui en ai cinquante a-present, je n'en aurai plus que trente ! ferviteur 1 Mademoiselle * * * ne nf a jamais fait affes de bien, pour que je lui facrjfie les deux cin- quiemes de ma fortune. Je prefire une Femme qui ne m’apportera que vingt-mille livres, & qui fe contentera de douze pour fa jlepenfe : j’en aurai, par cet arrangement, La petite Amoureuse. nj cinquante-huit bien-effedtifs , avec Iefquelles je ferai aler la maison , & dont j’epargnerai aumoins un tiers par an , pour marier un- jour quelques Filles , ftj’en ai. Ma Femme, telle que je la veux choisir, fe trouvera heureuse , avec fes douze-miUe livres : moi, je me trouv.erai riche, & en etat de faire mon chemin. On peut dire , que pout un jeune Seigneur ( c’eft le Comte de S. P.) c’eft tres-bien raisonner ! Voila ce que j’ai fou- vent entendu dire a Monfieur & a Madame Prites. --Dans un fiede , ajouterent-ils en¬ core.... ( —Vous abufez de mon lllence; abregez, Madame , par pitie, ou par complaifance! ) —Dans un fiecle oil 1’infubordination con- jugale eft portee au plus haut degre , preco- nisee meme , ce font les parens du Gar foil qui doivent trembler. Nous ne voulons pas dire, qu’une Femme fans dot ne puiffe devenir impertmente , coquette , &c ; mais alors, c’eft lafaute du Mari, fans fermete ou corrompu; & anterieurement, celle des Parens qui ont mal choisi. Pour nous , le choix d’une Bru eft notre plus importante affaire; parce-que notre Fils eft ce que nous avons de plus cher au monde , & que fon bonhe ur fera le notre. Celefte n’eft pas riche ; mais elle a toutes les qualites neceffaires pour faire une excellente Femme : avec un peu d’art, nous pouvons en faire une Fpoufe toute devouee a fon Mari, qu’elle prefer^ F a m ;—‘ ; ' 114 V me . Nouvelle, deja aux autres Homines , avant que d’etre fufceptible d’aucun autre fentiment , que de celui d’une preference d inclination ; elle l’idolatrera , elle ne s’occupera que de lui : Nous lui aurons infpire adroitement, & d’une maniere delicate, une tendre reconnaiffance; mais fon Mari ne s’en doutera pas : aucqn- traire , avec lui, nous en montrerons infini- jnent envers les Parens de Celefte, pour le Trefor qu’ils nous auront donne; avec une fi grande eftime pour elle , que notre Fils relpesftera fa Femme autant qu’il 1’aimera. Ainfi tous-deux auront de la reconnoiffance J’.Un pour l’autre , & croiront avoir recu line grande faveur : ce qui fera vrai, s’ils s’aiment: car rien ne faurair payer les fenti- mens du ccEur, Cell peu que d’avoir amaffe, ou conferve des richeffes pour fes Enfans , fi on ne leur donne le plus precieux des biens, une Epoufe ( ou un Mari ) qui re- pande fur tous les inftans de la vie un charme fecret: nous dirons da vantage pour l’Homme, un joli Moule , d’oii fortiront des Enfans aimables : avantage incomparable , au-deffus de toutes les richeffes. (--C’efl surement cette bavarde de Ma¬ dame Prites .qui dit toutes ces folies-la !... ou vous-meme , Madame ? cela eft-il encore long ? —Non, Madame.) Dcinandez-le au Marquis de L** , qui a epouse une Guenon millionnaire , laquelle ne lui a donne que des Singes ? Demandez-le La petite Amoureuse. 125 & la Marquife elle-meme, quine voit qu’avec repugnance Fetonnante laideur des Fruits de fon fein, quoique cet air magot foit Fap- panage de fa Famille , & que Fame reffemfcle au corps ? Qui de nous voudrait marier Ion Fils avec une Negreffe, ou fa Fille a un Negre ; & pourrait voir fans horreur les petits Monftres huileux & bazanes qui forti- raient de ce mariagel Enfin , que de Femmes de la premiere-qualite donneraient tout au monde , pour avoir la figure charmante de la Marquife de M***, ou de Faimabie F., de la voluptueufe L...., les graces des deux jeunes P. & de tant d’autres jolies Per- fonnes honnetes, mais fans fortune ? ( —II faut, Madame , que vous foyiez douee de Fefprit de contrariete au plus haut degre. —Au contraire , Madame ; j’abrege, & je n’ai plus qu’un mot. ) La beaute eft audeffus de tout, & Per- fonne ne fonge a la mettre dans fa Fa- mille-, &c. &c. Lorfque Celefte eut treize ans , Madame Prites , qui ne la perdait pas un inftant de vue , &. qui avait mime donne aux Parens , pour [’education de leur Fille , des confeils qu’on avait mis en pratique , Ma¬ dame Prites , disais-je, fit mitre une nou- velle cccafion pour connaitre au-vrai les diipofitions des deux Jeunes-gens. C’etair dans les jours-gras : le jeune Prites etait venu les paffer ches fon Pere & ches fa F 3 V ms . Nouvdle, iz6 Mere. On etait a une croisee , & l’on regar- dait une tres-jolie Coir.pagnie de Mafques qui paraiffait bien composee ; c’etait dans l’inftant ou Prites & Ceiefte venaient d’avoir la converfation fuivante : —Quitterez - vous bientot le College , Monfieur ? --Dans un an, Mademoiselle. —Aurez-vous fini toutes vcs claffes ? — Je vous avouerai tout-bonnement que cela de- vrait etre : mais j’ai ete pareffeux comme Per- fonne. —Vous ne vous ennuyez pas au Col¬ lege , apparement? --J’yseche; fur-tout tin and je penfe a QueJqu’un_ que vous connaiffez fort. —Votre Maman,... II faut qu’elle foit auffi raisonnable qu’elle l’eft , pour vous laifi'er la fi IcngtesnsPour moi, a votre place , fi je skkais , je n’au- rais pas ete pareffeuse, je vous affure. —Que vculez-vous ? je fuis etourdi; mes Catna- rades me trouvent cocajfe ; j’ai eu la petite vanite de vouloir ies faire rire , & je m’en fuis plus occupe que de mes itvres. —Mon- fieur , il me femble que le metier de Far¬ ceur n’eft honorable indie part. —Je me cort igerai, je vous le jure ; puiique.vous vous interelTez a mon retour. —Moi! Mon- fieur 1.Mais , oui, je m’y intereffe.. Nous nous connaiffons des l’enfance. —Oui 1 nous nous aimons.depuis que nous nous connaiffons nous-rr.emes. —IJ eff vrai ( dit la petite Perforate en rougiffanf. ) —Je n’at point encore vu, Mademoiselle, de Fills La perire Amoureuse. izj auffi aimableque vous. --Et moi, M. Prites... vous etes le feul.Nous avons ete eleves enfemble.... —Oui! nous fommes comme le Frere & la Soeur. —Mondieu ! iuftement l il me femble que vous foyiez mon Frere. --Et a moi, que vous etes ma petite Soeur : & je le voudrais, pour etre toujours avec vous, quand je ferai ici. —Je le voudrais bien auffi (avec un petit foupir : ) mais.... Ce fera tout-comme, fi vous voulez ? —Oh! tout-comme, Prites !.... cela neiepeutguerel —Pourquoi-donc ? nos Parens font toujours enfemble ? --Mais. c’eft vrai!.... Tour le mal, c’efl que je fuis une Fille ? —Ah oiii, ma chore CeJefle ! fi vous etiez garfon, comme nous ferions boos - camarades! je n’irais qu'avec vous. Nous ferions des parties. —Et moi..., Mondieu! nous di- fons - la des folies , Prites ! — Qu’elt-ce que cela fait , fi elles nous plaifent mieux que de la fageffe ? — J’aime autant etre fille. —Moi , non : j’aimetais mieux que vous fuffiez. Voila de beaux Mafques-! Et fur-le- champ FEtourdi s’dlance hors de l’appartement , pour courir dans la rue. Celelle fit deux pas pour le fuivre : mais la reflexion la retint. Rien de tout cela n’e- chappoit a Madame Prites. File examinait, fans en fa ire femblant, tous les mouvemens de la Jeune-perfbnne. Celelle revint a ia croisee , & chercha des yeux FEtourdi qui venait de la quitter-, dans 1’inftan-t ouleur F 4 izS V me . Nouvelle entretien aJait devenir plus intereffant. Des qu’elle l’eut demele , l’inquietude qui avait deja paru fur fon visage , fe diflipa : fes re¬ gards demeurerent fixes furlui; & quoique Madame Prites ne vit pas fon Fils , elle devi- nait prefque routes fes demarches a Pair de Celefte : l’inftant oil il fit le premier pas pour revenir , fut marque par un elan de joie de la part de 1’aimable Fille : quand elle le presuma dans l’efcalier, elle ne pouvait tenir en place; elle alait vivement du cote de la porte ; elle revenait lentement; mais quand elle l’entendit pret a rentrer , vite elle courut fe remettre a la croisee; elle com- pofa fon visage , & prit feulemem un petit air riant, en le voyant venir a elle. —Qu’ils font heureuxj dit le Jeune- homme : les voila tous bons-Camarades qui fe divertiffent! moi-feul. —N’avez- vous pas auffi de tons - Camarades , Mon- fieur , dit Celefte ? —Oui fans doute. mais celui que ie voudrais qui partageat tous mes amufemens , je ne Paurais pas. —Si eet heureux Ofcjet favait comme vous pen- fez a fon egard , il ne fe ferait pas tant desirer. —C’eft vous, Celefte , que je vou¬ drais avoir pour Camarade.... ah ! fi vous aviez un Frere qui vous reffemblat !... Mais ce ne ferait toujours pas vous. —Je ne lais , mais j’aime mieux etre fille. —Et moi, fi je l’erais auffi ? —C’eft egakment impofti- ble. — Jc le fais bien : mais ne le voudriez- La petite Amoureuse. i z 9 vous done pas ? — Et vous, bien - ferieufe- ment, le voudriez-vous ? — Ma-foi, je crois que je fuis rrop policon , pour etre fillc ! je ferois un tres-mauvais-ftijet ! —Ah ! ( dit Celelte, en riant) vous etes bien modefte !... Mais vous avez raifon d’aimer a refter ce que vous etes ; & je crois auffi que je vous aime mieux garfon D’abord ( ajouta-t-elle precipitamment) cela fait plus de plaisir a votre Maman : enfuite.... —Enfuite, Ce- lefte ? —Mais, e’eft que je vous trouve mieux en garfon que vous ne feriez en fille. —Ah ! Celefte ! vous, comme vous feriez jolie en garfon !.... Ma chere petite Voi/ine ! i 1 me vient une idee ! voulez - vous que je le demande a votre Maman & a la mienne ? —Qu’eft-ce que vous leur deman- derez , Prites ? — Permettez.... Je ne vous le dirai qu’apres ? —Qu’apres ?. a tout-au- tre.... mais.... a vous.... He-bien, fi Maman &la votre le veulent.... j’y confentirai auffi... Qu’eft-ce que e’eft? Prites , avant ces derniers mots , etait deja aupres de fa Mere , qui toute-raison- nable &: toute ptudente qu’elle etait, le gatait un - pen. —Ma chere Maman, j’ai recours a votre protection , aupres de la Maman de Celefte. —Je te la promets. — Ce n’eft pas tout; j’ai recours a votre bonte, a vous-merrte. —Ha-ha ! vous vous en croyez sur, a ce qu’il parait, que vous n’y recourez qu’en- V me . Nouvelle, 130 fecond ? — Oui, oui, tres-chere bonne petite Maman ! C’eft que je voudrais me deguiser pour ce foir a fouper , & que tout Je monde 1’ignorat, hors vous, & la Maman de Ce¬ lefte? —Mais , cela peut fe faire ! —Pas fiaiss- ment, chere Mere; il y a des obftacles!-- Com¬ ment des obftacles, des que i’y confess'. -C’eft beaucoup: mais il faut encore que Madame De- Mirel & Celefte y confentent.... C’eft que je voudrais qu’il me fit permis de prendre fes habits ; ceux qu’elle a a present ? --Madame De-Mirel? —Non, Maman ; Celefte. - -Com¬ ment Fripon ! — Attendez , chere Ma¬ man ; vous rn’alez gronder pour le tout j car je ne Cuis qu a la moitie.. Et que Celefte prit Jes miens.. Nous foupons che9 eux : je pafferais pour elle ce foir devant ia Compagnie ; je ferais la Fille de fa Maman ; elle ferait votre Fils ; & cela vous di- vertirait comme tout, bonne petite Maman ? —Tu avals raison 1 cela eft bien-diftkile 1 Je ne te promets rien ; mais j’y vais tra- vailler. Qu’en dit Celefte ? Elle n’en fait rien encore ; car surement elle m’aurait empeche de le demander. —Ah !.... J’y ferai tout ce que je pourrai. Mais quels font tes motifs! — Oh ! j’en ai cent: D’abord , je ferais charme de fayoir comment Celefte ferait jolie en Garfon , & quel aimable Camarade j’aurais eu , fi elle l’erair : en- fuite comme je ferai, moi, fous les habits qui rendent Celefte ft jolie 1. Et - puis , La petite Amoureuse. 13 i j’aurais bien du plaifir a avoir fur moi les habits de Ceieile.Mais je I’ai laiffee feule 2 je cours la rejoindre. Vous voila, ma con- fidente, chere Maman , & ma prorectrice : Vous connaiffez mes motifs , accordez-moi cette grace ; l’idee m’en rit, & j’efpere que cela vous amufera. Un figne d’acquiefcement fut la reponfe de Madame Prites , qui trouva cette idee heureuse, & conforme a fes vues. Le Jeune- homme retourna aupres de Ceieile. —Je viens de parler a Maman : elle le vent bien : elle va parler a la votre , & la de¬ terminer : car elles font ft bonnes arnies , que Madame De-Mirel ne lui refufera rien. --Vous allez me dire ce que c’eft ? —Oh! non ; quand votre Maman aura confentt. —Ah ! Prites , fi j’avais un fecret. vous ne l’apprendriez pas d’une Autre. —Tenez, Celefte.... Mais c’eft que je n’ofe pas vous l’avouer. —A moi!.... vous n’osez pas,!... Apres votre Maman, c’eft avec moi.que vous devriez... car... on eft libre avec ceux qui nous aiment.Mondieu! vous n’osez pas ! —C’eft , ma chere Ceiefte , que Ma¬ man donne a cela une grande importance ; qt.je crois qu’elle a raison. —Ah ! Prites ! qu’eft-ce done , je vous en prie ? —Vous ne vous facherez pas ? —Non_ du-tout —Vous confentirez ? — Oui,.... tenez. -Quoi que ce foit. ? -( fouriant) Pourquoi non 3 fi Maman & la votre, •tti »• PU tV'i ... . &.W (Til: ^ttfcS 13 £ Nouvellt, Pendant cette reprise de la converfation des deux Jeunes-gens , Madame Prites avait ete prevenir la Mere de Celefte. Cette dame naturellement gaie , & qui aimak infi- niment Prites , accueillit , avec tranfport , la propofition du double deguisernent: elle appela fa lille , a Vinftant oil la conver¬ fation vient d’etre interrompue, & comme Prites alait decouvrir a fon aimable Cama- rade-d’enfance fon fecret. —Ma Bonne - amie , nous voutons faire une plaisanterie, Madame & moi : nous t’alons mertre le plus joli des habits de Prites, & i! va prendre les tiens , ton bon¬ net , ton corps, & tout le rede : Ferfonne n’en faura rien , pas menie ton Pere, nx le hen : ce fera une furprise-!.... Celefte rougit fans rien repondre : rnais foil petit coeur palpitait. De fon cote , Madame Prites annoncait a fon Fils le fucces de fes desks. On fit done I’echange des habits: Madame Prites, aidee de fa Femme-de-chambre, liabilla Celefte, & Madame De-Mirel fit du petit Homme une Fille affes palfable. II avait de beaux cheveux, en grande quan¬ tity ; on imita parfaitement la coifure ele¬ gante de Celefte; on ala jufqu’a lui faire copier fon air & fes manieres; tout cela etait rendu afies gauche ; mais com me Prites etoit fort efpiegle, il y avait a mourir-de-rire. La petite Amoureuse. 133 Pour Celefte, elle etait un-peu honreuse de fa metamorphose, & Madame Prites eut toutes lcs peines du monde a affurer font maintien, IoLn de pouvoir lui faire prendre Fair evapore de fon Fils. Quand les deux Jeunes-gens furent prets , on les reunit pour leur faire etu- dier leur role reciproque. Et bien-en-prit aux Meres, d’avoir fonge a cette precau¬ tion ; car Celefte, par fon -air timide , fa modefte reserve aurait tout decouvert fur- le-champ. Rien de ft plaisant a voir, qu’une Jeune-fille, bien-mise, affes jolie, qui fe montrait ardente , emprelTee a faire fa cotir a un Jeune-homine modefte, qui rougiflait d’un mot, & qui de la main , repouffait Femprefl’ement trop vif de fon Amante. Ce qui rendait la fcene plus' agreable pour Madame Prites, c’eft qu’elle favait qu’au fond , le deguisement exprimait une verite, puifqu’aiors Celefte etait la plus tendre. Enfin , la Jeune-perfonne, fans rien per- dre de la retenue de fon fexe , encouragee par fa Mere & par Madame Prites , devint un-peu plus iibre avec fon Amant. On les laifia feuls en apparenee, pour fe recorder; mais la Mere du Jeune-homme avait feed & 1’oreille a tout, —Notre fexe perd Men que votis n’en foyiez pas, Monfieur Celefte! (dit Prites en riant.) —C’eft egal aumoins, Made- i 3 4 V n,e . NoavelU , moiselle Prices. —Non, non! vous etes adorable en Cavalier!... Et rnoi, comment me trouvez-vous ? —Faut-il vous parler vrai ? —Oui, mon cher Celefte , toujours. —C’eft que je me crois Pair fort-empruntee avec vos habits, & que vous avez Pair un-peu decide {bus les miens. — Qu’iis Pont charmans'. je Puis amoureux de moi-meme depuis que je les ai. —Ah! Prites!... & les votres!... ils ont une vertu. Pecrette. —Et ceux~ci done! je me Pens deja tout- raisonnable. —Cc n’eft pas-la tout ce qu’iis vous devraient communique^. —Quqi-donc encore, M. Celefte ? —Ah, j’ai auffi 'mes petits Pecrets, & cet habit... m’apprend a diffimuler. —Non, Celefte, il ne vous donnera pas ce defaut-la ; car je Pai jamais eu. —II eft vrai! il eft vrai... dumoins j’aiwe a ie croire. —Dites-moi ce que les votres devraient me communiquer ? —Rap- pellez-vous ce que vous avez dit aupara- vant ? —...Qu’iis me rendaient amoureux de moi-meme, n’eft-ce pas?... Oui, Ce¬ lefte ; il me Pemble , en me touchant, que c’eft vous que je touche, & je Puis tout- itonnee de me trouver ft docile. —Enverite, Prites, je ne Pais oil vous alez chercher ce que vous dites! —Dans mon cosur. ■—Ah ! Pi cfcacun osait puiser a la mime iburce !... —Pourquoi-non ?... Celefte ? fesons Pamour ? —Oh ! que dites-vous done- la , Mademoiselle Prites 1 ce n’eft pas mo^ La petite Amourense. 135 habit qui vous 1’infpire ! —Non ,... car c’eft yous-meme-... Alons, voyons fi je ferai bien ia cruelleou la Celeite - r c’eft fynonyme :... mais c’eft qu’il faut , Monfeur , me donner, s’il vous plait, occa¬ sion dc la faire ? —Ah! quelle folie J —Voyons , voyons , mon cher petit Amoureux? ~Je ne fais trop comment dire, moi; je n’ai encore jamais ete garfon. —Et moi ? s’il me iouvient de quand j’etais fille, il ne m’en fouvient guere, —On le voit! —A-la-bonne-heure. D’a- bord, il faut me faire un compliment, —Oh ! pour cela, je ne le crois pas diffi¬ cile.... Mondieu, Mademoiselle, que vous etes aimable! tout vous va! & vous embelliffez cet habit plutot qu’il ne vous pare. J’en ai vu un tout-pareil a une cer- taine Mademoiselle De-Mire!, & enverite il n’avait pas la moitie tant d’eclat fur elle , qu’il en a fur vous. —(Prites fesant une petite voix , fe rengorgeant, & voulant rougir ) ; Mondieu ! Monfieur , vous etes bien-honnete 1... Vous me trouvez done jolie ?.... {fi mirant ) mais je ne fuis enverite pas mal! —Mais elt-ce qu’une Fille repond comme ca , done ? vous vous donnez Fair d’une Effrontee ! —{Prites vivement J Croyez-vous-donc , Celeite , qu’il foit k facile d’attrapper cet sir decent, enchan- teur, que vous aviez, quand vous etiez Demoiselle ? --Quand vous etiez Mais it 6 V me . Nouvclle , je le luis soujours, j’efpere ? —Cell ce qu’il faudrait voir. —Finiffez , Monfieur !... —Monfieur vous-meme , entendez-vous. —Prites ! ah !... vous etes... bien-jeune ! —Je voudrais l’etre un-peu moins! —Pour- quoi cela ? —Pour vous aimer mieux, mon cher petit Amant. —Oh! impoffible que vous gardiez votre role. Je fuis toute- etonnee d’entendre fortir d’une bouche.... avec mes habits... des choses.... enverite, des choses. —Ne chicanons plus , Ce- Iefle; fesons l’amour; c’eft a vous a me preffer... un-peu vivement... Preffez-moi done! Je fuis la Fille, moi; je ne ferai modehe , qu’autant que vous ne le ferez pas (i).... Et pour que cela aille mieux, nommez-moi Celefte , & je vous nommerai Prites... Porte mon nom, ma tres-chere Bonne-amie ! —Ma chere Celefte ( dit la petite Perfonne fort-emue ) je vous aime de tout mon cceur. —Mon cher Prites 1 j’en fuis ravie! & je vais t’aimer,.... t’ai- mer.... cent-fois plus que tu ne m’aimes ! ( il la vein embraffer .) — Ah-Dieu 1 qui ja¬ mais a vu une Fille comme vous, Made¬ moiselle ! — C’eft que je me trompe tou- jours. Alons , recommengons. —{Celefle languiffamment ) Laiffons ce jeu-la. —Vous ne l’aimez pas ? — ( avec un foupir ) II ell (i) Ce Fripon disait-ia une verity physique , fans la i'entir. ( Oulis .) La petite Amoureuse. 137 dangereux. —Avec ta Bonne-amie, que tu connais des i’enfance ? — ( deux larme's ) Ah 1 Prites ! Appeiez-moi-donc Celefte ! que je porte, du-moins aujourd’hui, un auffi beau nom ! —J’aime mieux, maigre le deguise- ment, vous donner le votre. —Tutoie- moi, aumoins ? —Un Amant refpeftueux ne tutoie pas fa Maitreffe. —Celefte , je vous refpe&e,... je vous refpecte autant que rna Mere , & ft je vous ai tutoyee. —( Celefte) Tu deviens ferieux , en me disant cela. —(Prites lui baisant la main ) Ah ! cher petit Amoureux! je te remercie de ce tu charmam! --Vous prenez tantot un role, tantot un autre, fuivant qu’iJ vous eft plus commode! --Cher Amant 1 e’eft qd§ je n’en fais qu’un... Sr-puis, je ne change que d’apres to l —Cela eft bien-libre, dans la bouche d’une Maitreffe , de tutoyer ainft ! —Oui: mais e’eft que qa amene la familiarite.& pour tout au monde , je voudrais que nous fuffions bien-familiers enfetnble I —Nous avons beau-feire , Pri¬ tes ; vous reprenez votre role, & je garde le mien. --Oui. Tout-uniment, ma Celefte , je vais vous dire, que vous me charmez, & que je commence prefqu’a aimer autant que vous foyez Fille , que Garfon. —Pref- que? — Davantage, je crois! -Je penfe qu’au-fond, c’eft le plus raifonnable : car enfin.... —Car enfin ?... Celefte, achevez done 1 —Mais... je voulais dire, que... deux V me . Nouvetle , ns Garicus... ne iont pas pour to uj ours vivre enfemble. --Ah ! ma chere Celefte! vous m’ouvrez les yeux... Vous devez bien vous etre moquee de moi, tantot ! —Moi, Monfieur ! moquee de vous ! ah ! jamais , jamais, Prites. —Vous penfez-donc , que nous pourrions toujours vivre enfemble ? —Ne parlous plus de cela, je vous en prie, Monfieur; ce fera m’obliger. --Si , parlons-en encore un-peu ? —Vrai, vous me faites de la peine-. Madame Prites ayant vu 1’embarras de la Jeune-perfonne , qui fans-doute etait honteuse de s’etre trop-avar.cee , ou de ce que fon Amant 1’avait trop-aisement enten¬ te , appela fon Fils, & I’envoya aupres de Madame De-Mirel, qui le devait emme- ner, pour le preparer a fon role de Fille- de-la-maison ; & elle demeura feule avec Celefte, qu’elle affeSa de nommer conf- tamment fon Fils. (—Je vous avouerai, ait la Dame a qui l’on racontait cette Hiftoire, quo je m’attendais a plus de naivete ! —Vous les connoiflez , Madame. — A-la-bonne-heure. —Ou en etais-je ? -A votre Madame Pri¬ tes , qui va cndoctriner Celefte , je crois ; finon , ce fera vous.) —Je disais qu’elle affe&ait de la nommer fon Fils. —Ce nom me plait beaucoup, Madame! dit Celefte avec tin commence¬ ment de rougeur; c’eft donunage que ce La petite Amoureuse. 139 ne foit qu’un jeu ? —Ah ! un jeu ! comma 9a. —Enverite , Maman , pretendriez-vous me le faire croire ? —Parions ferieusement: eft-ce qae vous leriez fachee qu’on fon- gear a vous marier ? --Me marier, Ma¬ dame ! dit Celefte en paliffant; j’en ferais au desefpoir. --Au desefpoir ’ vous haiffez done bien les Hommes ? - Oui, Madame , fur-tout depuis.... --Depuis ? —Que ce vilain M. D’Hautereau s’eft avise de me demander en mariage. —Mais il eft bien- fait. —C’eft un Avantageux. —II fera fon chemin. —Tout ce qu’il vourira. —M. Ge¬ rard, par-exemple ?... il vous cherche par- tout ? —Je ne m’en fuis heureusement jamais apperque ! —M. Nugent encore..-, —J’ai prie Maman de me permettre de me retirer, lorfqu’il viendrait. —Ah ! c’eft M. Stanley ? il a beaucoup de merite l —Mondieu , Madame, vous voulez-donc me faire detefter tons ces Gens-la ? -Quoi l ma Fille, vousavez une ft grande repugnance pour le mariage, que ft je vous proposals... Prites , par exemple , vous le refuseriez? Celefte rougit a ne favoir que devenir : mais bientot s’efforqant de fe remettre, elle repondit, en tachant de fourire : --En¬ verite , Madame , je ne veux jamais me marier. —Je me rappelle un temps, oil vous n’aviez pas cette repugnance pour tnon Fils ? --Bon! jetais un Enfant, Ma¬ dame (dit-elle avec embarras..,.} Mais ce 1 40 V m '. Nonvelte , n’eft pas repugnance pour M. votre Fils! —Ah ! tant-mieux-! Madame Prites ne voulut pas en dire davantage: Cette matiere etant bien deli¬ cate a traiter avec une Jeune-fille. On fe rendit ches M. & Madame De- Mirei, ou Ton foupait avec quelques autres Amis. Lorfque tout le monde fut a ta¬ ble , les parens des deux Jeunes-gens les fifent appeler. IIs pr.mrent, & dans le premier moment , Pci tonne ne prit garde au changement: deux jeunes Parentes de Celefte embrafibrent Prites a Fitalienne. Us s’affirent, & fuiv'ant qu’on le leur avait recommande, ils eviterent de parler le plus longtemps qu’il fut poflible. Enfin on fit attention a eux. Une Tame de Celefte dit a Prites : —Mais , mondieu , ma Niece , vous etes bien changee ! vous etes beau- coup grandie- 1 L’affe Elation avec laquelle Prites voulut imiter la voix de Celefte, le trahit tout- d’un-coup, & Fon fut aii-fait: Mais un coup-d’ceil de Madame Prites & de Ma¬ dame De-Mirel ayant ete compris, on fei- gnit, pour prolonger Famusement, de fe laiffer tromper. On parla du changement que l’age apporte dans la figure, dans la voix; on en cita plufieurs examples, avant que d’en venir a celui qu’on avait ious les yeux. Ceiefte n’Ctait pas la dupe; elle avait apperqu le coup-d’ceil : mais Prites etait La petite Amoureuse. 141 enchante. II repondit, croyant bien reuffir d uniter la voix de Celefte, Que ie chani geraent qui s’etait fait en elle , etait avanra¬ ge ux , & que tout ce qu’il desirait etait d’y perfeverer. — Mais , ( dit une Parente de Celefte) eft-ce que ma Cousine & M. Prites le Fils , font toujours enfemble , depuis qu’il n’eft plus au College ? —Fort- fouvent, repondit Madame De-Mirel. —C’eft done cela! ils ont beaucoup pris du ton l’Un de 1 ’Autre. --Croyez-vous, ma Cou¬ sine , dit Prites ? —Allurement! au-point que ft je ne vous voyais pas, je croirais que c’eft lui qui parle ! —J’en fuis enchante. —Ah-mais! il ne faut pas que cela aille ju/qu’a parler en Garfon , Mademoiselle Celefte ! -C’eft pour rire, que je park ainfi-. Les jeunes Parentes, dont j’ai park , fe mirent a l’agacer. Tout en fesant la fille , la fauffe Celefte fe conduisait un-peu en Lgrillard, encourage par les ris de la Com- pagnie. Pour Celefte, elle jouait fon role au-plus-mal. —Vous etes bien-fage aujourd’faui , Monfteur Prites! (lui dit un Jeune-homme ) eft-ce que vous etes malade? —Jg fuis genee aumoins. —Vous etes genee! eh l qui VOUS gene? ■—(avec un-peu d’ennui) Tout. —Mon cher Camarade-d’enfance (lui dit Prites avec beaucoup d’ardeur ) fi vous devenez trifle, je ceffcrai d’etre 14 i V me . Nouvelle, gai! alons, montrez que vous trouvez du plaifir a etre avec moi! >—( Ceiefte a I'o- reille ) Vous ne faites pas honneur a mon habit; & enverite je njeurs de iionte , qu’on ait pu croire un inftant, que je l’ois capable de me conduite comme vous le faites ! ‘—(bas') Je vais me corriger, ft vous me dites ce qui vous deplait. *-{bas') C’eft avec me deux Cousin.es. — ( has ) Vous alez voir *—Ah-mais! s’ecria Quel- qu’un , ils fe parlent bas ! eft-ce qu’ils ont des fee rets? — Je le crois bien! dit une Iifourdie (qui venait d’entendre un mot de .Madame Prites, a la Mere ,de Celefte) on va Jes marier enfemble-l A ce mot inattendu, Ceiefte rougit, & fut fur le point de fe trouver-mal. Sa Mere alarmee la prit dans les bras, en laiffant echapper le mot de ma chere Fille. Ce fut un rire general. Tout le monde feignit de s’apperqevoir pour la premiere- fois du deguisement: On loua la bonne-mine de Ceiefte en Cavalier; on admira comme elle etait bien-faite: ce qui lie nuisit pas a l’attachement de Prites: Peut-etre metne que ce furent les eloges qu’elle re^ut fous cet habit, qui acheverent de changer en amour l’aroitie de l'enfance. Mais Ceiefte reconnue , ne voulut pas yefter un inftant de-plus fous l’habit d’un fexe qui n’etait pas le fien : Et ce qui fur- jjrit beaucoup, c’eft que Prites, dont on La petite Amoureuse. 143 Jouait les graces, parut auffi empreffe qu'elle a fortir c|e fon deguisement. On les fit done paffer chacun dans un cabinet; la Mere de Celefte aida fa Fille 4 & Prites rentra au-bout d’un inftant fous J’uniforme de Garfon. —Ah ! je refpire enfin , dit-il l j’ai quittd cet habit, avec autant de plaisir que je l’avais pris — Com¬ ment-done cela ? ltd dit-on. —C’eft enve- rife, que je commencais a fentir, que je ferais au desefpoir que Celefte fut Gar¬ fon , & que malgre mon habit de Vierge, je n’etais rien-moins qu’une Fille-. On rit de ce propos ingenu; & Madame Prites ccmblee, embraffa tendrement fon Fils, qui courut chercher Celefte. — Vous voyez qu’ils s’aiment (dit-elle fort-bas a Madame De-Mirel: tout eft decide ; je n’at- tendais que cela. —Mondieu ! le croyez- vous 1 Je tremblais pour Celefte ; & mal¬ gre notre amitie , je me fuis quelquefois furprise a desirer que nous ne nous viflions plus. Car enfin , qu’elle apparence a une pareille alliance ? Yotre Fils, dix-fois plus riche que notre Fille?... —C’eft jufte- jnent-la, ma chere Amie, ce qui fera le manage : nous n’avons a fonger , en ma- riant notre Ltourdi, qu’aux bonnes-qua- Jites, a la vertu, a la beaute: aulieu que ft nous etions parfaitement egaux par la mediocrite de la fortune, il y aurait bien .d’autres choses a voir ! niais heureusemenj *44 V mc . Nouvelle , notre Fiis eft afles riche pour fe marier a notre gout & au fien. —Ah! Madame Prites ! il n’y a que vous qui penfiez jainfi ! —Non , ma chere Voisine, nous ne Ibm- mes pas les feuls Parens fenfes.... Aurefte , ne penfez pas que je regarde mon copfen- temgnt comrue une grace : j’etudie votre Fille depuis l’enfance; c’eft un tresorqueCe- lefte ; & ft mon Fils etait Duc-&-pair, mon Mari & Moi nous n’aurions encore d’au- tre Bru qu’elle : Enfin, ft je vous disais tout, vous me trouveriez peut-etre egp'ifte.,.. rnais il eft permis a une Mere de letre pour ion Fils. —Comment-done ceia , s’il vous plait ? quand vous nous facrihez fa for¬ tune..., —Ah! mon Amie! j’ai apporte une dot a mon Mari , vous le iavez: nous avons ete heureux; mais milie-fois j’ai vu le bonheur pret a s’echapper : non de la part de mon Mari, qui eft un excel¬ lent cara&ere; mais de la mienne, a moi, qui fuis vive , impatiente. Savez-vous I’obfervation que j’ai faite cent.-fois ? —Voyons, mon Amie? —C’eft; que tou- tes les fois que mon impatience & ma viva- rite ont paffe les bornes, je fentais que c’ etait ma dot qui les alimenrait: fans cette malheureuse dot, qui a tres-peu coptribue ,a notre fortune adluelie , j’aurais ete cent- fois plus douce, plus modefte , moins exigente.J’aime mon Fils, Madame ; je Jaime en Mere : yous fayez que c’eft aimer uh La petite Amoureuse. 145 un million-de-fois plus que foi-meme: je ne veux pas que fon bonheur foit expose aux memes dangers que celui de fon Pere : Le cara&ere de Celefte eft un-peu le mien: fans dot, elle fera parfaite : & moi, mon Amie, j’auraisfait le bonheur de mon Fils; celui d’une Fille aimable, qui eft celle de mon Amie, & dont Prites eft aime des la plus tendre enfance : Car enverite Celefte avait de l’amour pour lui, mais du veri¬ table amour, des Page de fept ans. — Je ne rn’en fuis pas apperque ! —Cela n’etait guere poffible : Celefte , meme enfant, etait ft refervee, que je ne penetrais fon iecret a fon infqu, que lorfqu’elle fe trou- vait feule avec mon Fils, & qu’elle ne croyait pas etre obfervee : c’etaient des riens qui m’inftruisaient ; mais des riens charmans; ft touchans , que votre Fille m'en eft devenue aufli chere que mon Fils lui-meme. —II falait tout cela, mon Amie , pour que je confentiffe a cet heureux mariage , ou ma Fille aurait trop rifque , avec une autre Bellemere que vous. Je ne vous dirai rien de mon attachement pour Prites : mes fentimens font les votres; mais je ne faurais les exprimer auffi par- faitement que vous-. lei les Dames s’etaient animees, Sc elles avaient hauffe la voix; de-forte qu’on pouvait les entendre. —On dit que ma Femme parle beauj I Vol, G, 9 i.j.6 V me . Nouvelle, coup , dit M. Prites , en riant, a la Compa- gnie; mais on ajoute, qu’elle parle bien j & Ton a raison-. On lei fit figne de ne pas interrompre les deux Dames, qui ne 1’ayant pas entendu , continuerent leur converfation. —Oh! je fats bien que vous aimez mon Fils, repondait Madame Prites a la Mere de Celefte. — Oui, jc l’aime , ce pauvre Enfant! mais , je le craignais & je ne Ie crains plus: me voila la plus heureuse des Meres.... Ah ! Madame Prites! je ne con- nais votre coeur que d’aujourd’hui! Je voyais bien que vous n’etiez pas une Amie ordinaire ; mais mon imagination n’alait pas jufqu’a la nroitie de la realite. —Nous voila Soeurs , & plus que Scent's ; car nous aurons toutes-deux les memes Enfans t veillons enfemble fur mon Fils; mais fans qu’il s’en appercoive: que toutes les repri- mandes viennent de nous, & que fa Femme n’ait que le departement des plaisirs; qu’elle nous l’excuss ; qu’elle prenne fon parti efit-il tort: II n’y gagnera rien, lui, je vous affure! car je ne le menagerai pas: mais 1’amour y gagnera beaucoup-. On domra a cette explication ties' deux Meres les applaudillemens qu’elle meritait, & Ton eonvini qu’on n’avait jamais rien dit de plus Page , ni de plus inftrudfif. Celefte etait encore a fa toilette , & fon |eune Arnant lui fesait la cour fous fon ve» La petite Amoureufe. 147 ritable ajuftetnent, comme s’il eut regrette les rnomens oil die avait ete mo ins elle- ineme. Madame Prites l’ala chercher, & la trouva paree avec autant de foin, que fi on eut commence la journee. Elle renvoya fon Fils, & fit n\ille careffes a Celefte, tie la nommant plus que fa chere Fille ; & a chaque-fois qu’elle prononcait ce mot, Faimable Fille lui donnait un baiser. —Je vais te Conner un. fecret, lui dit Madame Prites attendrie; mais a-condition que mon Fils n’en faura rien : c’eft que je viens de te demander en mariage pour lui a fa Maman-. Et fans faire attention an trouble de Celefte , elle continua : ~Ainli te voila reellement nia Fille : mais il ne faut pas que Prites le fache encore; il n’efl pas affes raisonnable : car, ma chere En¬ fant , je veux apporter tous les foins poffi- blesate rendre heureuse. N’es-tu pas ma Fille ? ne t’ai-je pas nommee de mon nom ? Je fuis done ta Mere prefqu’autant que ta Maman , & quand je t’aurai donne mon Fils, je 'te feral tout-autant qu’elle. Lorf- que tu jouais avec Prites , dans votre en- fance, j’avais un plaisirinfini a vous voir, & je .me disais toutLas, Le voila avec fg Femme! il me femble qu’ils foient dej^ dans lenr petit menage, a voir Jeur aima- ble familiarite-. Durant ce difeours, Celefte tendrement emue, n’avait pu retenir fes lames, Mais a Particle du petit menage^ 148 V me . Nouvelle, eils vint cacher fon aimable rongeur dans le fein de Madame Prites, prelque fuffo- quee. —Bonne Fille! bonne Enfant! lui di- salt cette Dame , que tes careffes m’en- chantent! Ah I ma chere Celefte 1 que ta fenfibilite rne touche ! Oui , tu me fals trop de pla'ifir, & je fens que je ne le faurais fupporter!... Ma chere Bru! ton bonheur fera k'. mien-! En achevant ces mots, elle la ramena dans I’Aflemblee , mais prefqu’enlacee avec elle. Prites les joignit: Sa Mere s’affit en- tre ces deux Enfans, & leur diftribua ega- lement les preuves touchantes de fa ten- dreffe. Quelqu’un ayant dit, qu’il portait envie a la Mere & aux Jeunes gens: un Parent de Celefte, fage Vieillard, repon- dit: —N’avons-nous pas tous la meme fource, pour y purser le bonheur ? Ma¬ dame Prites ne ferait que nous Findiquer , ft nous ne la connaiflions pas. Mes Amis, voila une charmante fete qu’on nous a don- nee ; je n’en ai jamais eu une pareille : mais Outre le plaisir qu’elle me fait, je pretens bien en titer du profit. Que tout le monde en faffe autant. Jeunes-perfonnes , voila nn exemple ( montrant Celefte) : & vous, Jeunes-gens, tachez de merifer un pareil tresor. N’imitez pas ces Miserables, qui ne cherchent en airnant, qua bleffer la yertu de Celle qu’iis recherchent : ref- La petite Amoureuse. 149 peftez fes oreilles , fes yeux , tons fes fens, tous fes appas : livrez votre coeur a line douce & confiante tendreffe; mais reprimez les faillies emportees d’une paffion qui ne laiffe bientot que le degout, fi l’ef- time ne lui fert de base. Tout ce que vous obtenez de faveurs avant le manage , eft; autant de pris fur le fonds de votre bon- heur futur : Filles, tout ce que vous en accordez, eft autant d’ote fur Phonneur & fur les plaisirs; vous vous preparez , pour les temps qui fuivront le mariage , des reproches , de la honte , du mepris , des foupqons injurieux: Mais s’il faut etre fevere avec J’Amant avoue, cette feverite doit aler plus-loin encore avec tout autre Jeune-hcmme-. Depuis cette journee, Celefte fat la plus heureuse des Filles. Sure d’etre un-jour unie a fon Amant ; cherie de Madame Prites ; adoree du Mari de cette vertueuse Femme , elle fuivait avec fa Beilemerc future le deve- loppement des fentimens de fon petit Mari, Comme il ignorait fon bnheur, & qu’on engageait Celefte a fe faire un-peu valoir, il employa tous les moyens poffibles pour gagner le coeur de fa jeune Maitrelfe. Hen rendra-compte bientot lui-meme, dans une conversation avec fa Mere. De fon cote , 1’aimable Fi lie ne negli- geait rien de ce qui pouvait augmenter le charme (en quoi elle etait admlrablement I )° V me . Nouvelle , fecoridee par Madame Prites: ) elk acque- rait des talens; tout cedait a l’envie qu’elie avait de fe -rendre digne de ion Amant. Quant aux verms, elle en avait la iburce dans Ion cceur. La Mere du Jeune-hoinme etait enchantee dcs progres de Cekfte: elle s’en fervait pour donner a fon Fils une haute idee de cette aimable Perfonne ; & , comme Prites etait un-peu pareffeux, elle en tirait encore un autre -avant-age ( car 1’amour eft une mine auffi precieuse qu’inepuisable) elle lui fesait quelquefois home d’etre ft inrerieure a fa jolie Camarade. Ce moyen reufftt: mais que de foins s’eft dOnnes la tendre Mere qui J’a employe ! ( le bonheur eft un fruit delicieux; croit- on qu’il vienne fans culture ? ) Aux moyens dont je viens de parler , Madame Prites en ajoutait miile autres : attentive a tout, lorfqu’elle fortait dans les rues avec fon Fils, elle avait contimiellement les yeux fur lui, pour lire dans les ftens les mou- vem'ens de ion ame. S’il fixait une Femme, elle tachait de favoir , mais delicatement , ce qui lui plaisait en elle : ft e’etait la mise , une jolie etoffe , une. faqon d’habit, de ccifure , de chauffure , elie avait foin que Gelefte exit bientot ces rnemes cboses, & dans un degre encore plus parfait. Si e’etait dans une Compagnie qu’elle fe trouvat avec lui, & que ce fuffent le ton , les talens agreables, Felprit, 1’enjoument, ou la mo * La petite Amoureuse. 151 deftie & Ja retenue , Madame Prites favait tourncr adroitement une docile Amaate, & la faire reliemblci a tout ce qui avait pin a foil Fils. Celefte elle-memer n'eiait pas de ce fecret ; Madame Prites ne le communiquait a Perfonne. Au-bout d’un an de cette conduite ( Pri¬ tes avait alors dixhuit ans) elie fe mer.a- gea un entretien de con fiance avec foa Fils, afin de penetrer- au fond de fon cceur. Elle lui parla d’abord de les pro- gres , de la fatisfa&ion qu’elle en reffen- tait: elle Je loua. Le J’eune-homnie comble , ne manqua pas d’epanouir fon cceur. Sa mere his it cet iflftant pour parler dc Cclefte , en disant, combien elle 1’eiHmaif. —Vous ne voyez que fes vertus , vous , Maman , dit Prites ; mais moi, je vois bien davantage ! —J’en vois autant que vous, mon Fils. —Oh 1 Maman!.... quoi! vous voyez , comme moi, vous fentez le charme que Gelefte donne a tout r qu'eile reunit tous les agremens des Femmes que j’ai trouvees aimables ?.... Un-jour.... vous favez bien Mademoiselle Fioflin ? elle en- chanta toute la Compagnie, par la jufteffe avec laqueile elle pinqait une harpe , en s’accoinpagnant ?.... Un mois apres , a l’inf- tant oil je ne rn’y attendais pas. Vous favez Maman ? Celefte la furpaffa. Si une Femme a quelque chofe d’un gout exquis , & qui me frappe, il fomble que Celefte G 4 V me . Nouvelle , 152 ait lu dans mon ame; ou plutot, fon gout eft ft sur , qu’elle ne peut manque*- d'avoir tout ce qui eft reeUamcm joli. Une Epouse ootiiaic elle , ft j’avais ce bonheur, ferait un tresor. —Ce ferait affes mon fentiment auffi : Mais te voudra-t-elle ? —En-verite, ma chere Maman, je crois n’en etre pas llal. — Sur quoi te fondes-tu ? --Elle aime a etre avec moi : cela me parait decifif. —C’eft par habitude. —Si cette habitude dure apres notre mai-iage ?. Et puis, Maman, je fuis plus riche qu’elle : je fuis sur que vous l’obtiendriez ? —Voila jufte- ment, mon Fils , 011 eft la difficulte ! Peut- etre Celefte vous aimerait-elle, a egalite de bien : mais elle fait ( car elle a I’ef;"it tres-jufte ) qu’il faut un Mari d’un merite infini, pour efperer d’etre heureufe avec lui, quand il a fait notre fortune. Je vous avouerai que j’ai deja parle: Voila le feul point qui arrete Monfteur & Madame De- Mirel, Sc fur-tout Celefte. Ah-Dieu ! m’au- rait-elle refufe ! —Non pas abfolument: mais vous etes trop riche pour elle , a ce qu’elle dit. —Ah! ma chere Maman ! rendons-nous pas plus riches qu’elle , j’y confens de tout mon coeur , pourvu qu’elle veuille recevoir ma main & ma foi : car je fens que je ne pourrais jamais m’accoutumer a aimer une autre Femme que Celefte; —II y a un autre moyen, mon Fils: c’eft de montrer tant de refpect a Celefte ; de ft bien lui faire entendre par tes actions, que tu la La petite Amoureufe. 153 regardes tomme audeffus de toi par fon xnerite , qu’elle te croye enfin incapable de regretter un-jour line fortune plus con- ftderab/e. Car , mon cher Fils *.fi tu venais dans la fuite a croire avoir fait grace a ta Femme en l’epoufant, vous feriez tous- deux malheureux. Sonde-toi bien : tu es encore jeune : Celefte n’a que feize a dix- fept ans : voi ft Perfonne ne te plaira davantage. S’il y a parmi nos Connoiffances quelque jeime Demoiselle qui 1’egale feu- lement, je confens que tu 1’approfondifles. Je veux ton bonlienr ; je ne veux que cela ; que m’importe tout le refte ? —Oh ! Maman, Perfonne , Perfonne n’eft a com¬ parer a Celefle. Mais c’eft elle : que de Jeunes-gens me furpalfent en merite —II faut les furpaffer par la delicateffe de tes foins. Comment t’y prends-tu ? —Je me rends aupres de Celefte le plus emprefle poffible , fans me rendre importun , ou me donner trop Pair d’un Prefere. Quand je lui parle , c’eft toujours avec autant de refpeft que de tendreffe : Mais exami- nez-moi, Maman , & ft je manque en quel¬ que chofe , avertiffez-moi, je vous en prie ? —Volontiers : je confulterai auffi Celefte. n-Un de ces jours , nous etions aupres d’eile , d’Au-mp & moi : II y avait mef- demoiselles Lancelot & les deux Jeunes- demoiselles d’Au-mp, qui font fort, aima> bles. D’Au-mp recherchait beaucoup Ce- 154 V me . Nouvelle, lefte , & j’en etais li jalous, que je fen- tais que je prenais de l’humeur. Heureu- sement Celefte ne l’ecoutait qu’avec une politeffe froide. Mais pour ne pas avoir l’air de difputer puerilement cie merite avec lui, je me fuis mis a causer avec fa Seeur ainee. Elle m’a dit tout - has : Ne craignez rien de men Frere : il fait lui-meme qu’il n’a rien a pretendre aupres de Celefte ; mais il me disait hier : Eft-ce que Prites croit que nous le laifferons tranquilement adorer par la plus aimable Perfonne de Paris ? Oh ! que non ; & nous avons refolu , Lancelot , D’Exmes , Marfollier & moi, de lui faire acheter fbn bonheur par quel- quesquarts-d’heureun-peu durs. S’il fefache, nous nous facherons.Je lui ai reprefente, que cette conduite etait peu raisonnable ; mais il ne s’eft pas rendu ; & je votts le dis , pour que vous rfy faffiez aucune atten¬ tion. Je m’apperqois meme que Celefte fouffre: par complaisance pour elle, adreffez- lui la parole , pour qu’elle ait occafion de vous rependre. J’ai ete enchante de la bonte d ame de cette charmante Perfonne, & je l’ai retnerciee avec affe&ion. En ce moment, Celefte a laiffe tomber un peloton de foie, qui a roule de mon cote. Nous nous fommes precipites pour le ramaffer D’Au-mp & moi , plutot comme deux Poliqons, que, comme deux Amans : tou- tgs les Compagnes de Celefte en riaient La petite Amoureuse. 155 aux larmes ; elle-feule etait ferieufe. C’etait moi qui avait eu l’adreffe de ramaffer le peloton ; je 1’ai rapporte en triomphe : Mais comme je le presentais , D’Au-mp l’a efca- mote; il i’a donne a Celefte , qui avait deja avance la main pour le recevoir de nioi , & a baise cette belle main. Celefte a rougi: j’ai vu qu’elle etait peinee de cette liberte. Mademoiselle , lui ai-je dit , je n’aurais pas eu la prefomption d’en faire autant; j’ai trop de refpe£t pour vous , & je connais trop le prix d’une ft precieuse faveur , pour me Fattribuer , fans votre aveu.... Elle m’a repondu : C’eft , Monsieur, que nous fem¬ mes eleves enfemble depuis i’enfance , & que me connaitfant mieux que Monfieur, vous m’eftimez davantage. Le voila pay-e (m’a dit al’oreille Mademoifelle D’Au-mp ).. Pour mon Rival, il n’a point paru decon- certe : Ce qui a fait que Madame De-Mirel , qui eft rentree, a pris fort mal ce qu’il avait ose. Ses Soeurs ont demande grace pour lui, & rn’ont prie de meijoindre a elles. J’y ai fenti de la repugnance : Celefte s’en eft apperque : deux larmes ont paru fur le bord de fes paupieres. Je ne faurais vous dire, Maman , ce que j’ai fenti; mais je me fuis trouve dans une fituation oil je n’avais jamais ete. Je me fuis' approche de Celefte, pendant que la Maman tournoit le dos , & je lui ai dit-tout-fcas : Mon ado- sable Celefte, eft-ce ma eonduite qui vous G 6 V me . Nouvelle, * 5 6 fait de la peine ? Parlez ; tout ce que vous voudrez , je vais le faire. iiiie a legertment fouri, en me repondant : Je craignais de vous en avoir fait.... Ah : fi j’avais ose lui baifer la main , comme lorique nous etions plus jeunes 1 _Ta conduite en cette occasion, men Fils, a ete fort-raisonnable. —Jevous allure , Marnan, que toutes-les-fois qu’il s ell agi de marquer du refpect a Celefte , je n’y ai jamais manque. Jamais non-plus elle n’y a ete indifferente. L’un de ces jours, Made¬ moiselle D’Au-mp l’ainee , que j’aime bien , grondoit Marfollier , qui eft ion Amoureux, de ce qu’il avait manque de confideratioh a urie Femme-agee. 11 lui repondit un peu fee: Mademoiselle , le fexe n’y fait rien , quarid on a tort.... Celefte me regarda. Je lui dis: —Le fexe de Celefte me. fait traiter avec management jufqu’aux Perfonnes les plus viles qui ont fhonneur a’en etre. —II ne faut pas le pouffer trop loin , me repon- dit-elle , a 1’egard des plus viles; on doit encore plus refpefter la vertu , que le Sexe. —Je ne laurais m’empecher, repris-je, de venerer votre image , par-tout ou je crois la voir, quelque defiguree qu’elie foit: n’etes^ vous pas ma chere Compagne 1 la Bonne- amie de Maman ; & ne iuis-je pas le Bon- ami de la votre ? —II eft vrai, Montieur... Ah ! Prites ! qu’il m’eft doux que le Cama- pade de mon enfance penfe ainft !,„ Un inf- La petite Amoureuse. 157 tant apres , Marfollier parla avec irreve¬ rence a un Vieillard : ( car vous lavez qu'il eft fort-indifcret) ~Je ne vous pafferai pas celui-Ja, Monfteur , lui a dit tout-bas Made¬ moiselle D’Au-mp : vous pouvez me man- quer , dans une Perforate de mon Sexe • mais ft vous vous manquez a vous-meme , je romps fans retour... Celefte l’embraffa la larme a l’ceil; & me regardant encore , je vis dans fes yeux ce qu’elle desirait. J’alai aupres du bon M. Lancelot, & je donnai a ce Vieillard tant de marques de refpeft , qu’il parut oublier l’infolence de Marfollier. Mademoiselle Lancelot la Cadette fut ft char- mee de ma conduite avec fon Grand-pere, qu’elle me dit — Prites , vous etes bien-ai- mable ! ah ! que cela eft beau, de prendre fur foi les torts d’un E’tourdi, & de les repa- rer ! Je vais en faire votre cour a- Celefte. --Oui, va, ma Fille, dit le Vieillard , & dis- lui, que je lui repond de Prites pour bon Mari un-jour.... Mademoiselle Lancelot fut dire cela a Celefte , pendant qu’elle caufoit encore avec Mademoiselle D’Au-mp, en pre¬ fence de Marfollier. Ainfi vous voyez , ma chere Maman, que je m’y prends de mon mieux pour ga.gner I’eftime de vorre Bien- aimee. —Mais-oui, mon cher Ami, tu ne t’y prends pas mal ! fur-tout ft tu fais d’incli- tiation ce que tu viens de me dire ! Faut-il te parler vrai ? Je te repons de Celefte j V me . Nouvelle , 158. il ne s’agit que de toi. — Vous me repon- dez de Celefte, ma chere Maman ? —Oui, fi tu peux te repondre a toi-meme d’etre rai- sonnable. —Ah! je me reports de J’adorer : ordonnez-moi; je ferai tout ce que vous voudrez : 11 y a taut de Jeunes-gens comrae votre Fils! il n’y a point de Fills comme Celefte.- Le plan-de-conduite que Madame Prites vient de confeiller a fon Fils , fut exafte- ment fuivi: Il en resulta deux grands avan- tages: Celefte deja fi tendre, le devint encore plus pour fon Amaiit ; & le jeune Prites fe penetra des fentimens qu’il voulait montrer a fa jeune Maitrefie. Lorfque les deux Amans furent a-peu- pres comme on les desirait, on resolut de les feparer, pour achever entierement 1’edu¬ cation du Jeune - homme. Cette facheuse nouvelle leur fut annoncee le foir d’un jour qu’iis avaient pafle enfemble , & oil ils s’efaient trouves plus heureux que jamais. —( Oh! je ne m’attendais pas a tin inci¬ dent de Roman, dans une Aventure tres- bourgeoise! vous auriez bien du m’en faire grace ! — Je patTerai cela , ft vous voulez. --Eh-non ! puifque vous avez commence.) —On avait expres menage aux Jeunes gens, cette libre entrevue , oil its furent prefque toujours tete-a-tete, pour creuser 1’impreffion , & la rendre a I’epreuve de J’abfence: que dis-je, a Fepreuve ? pour for* La petite Amoureuse. M9 tifier Ie charme, & donner a lettr amour cette volupte de feerie qu’ont nos fonges, lorfque nous nous fommes eveilles dans l’endroit le plus delicieux. Madame Prices avait dit le matin a Celeile : — Ma Fille, votre manage approche : laiffe entrevoir tes lentimens a ton petit Mari. un-peu plus clairement qu’a l’ordinaire. — Cete ns fera pas difficile, ma chcre maman. —Je fais que tu as de l’efprit. --I1 n’en faut point pour cela; c’efl: pour le contraire. —Tu me dis-Ia une jolie chose pour rnon fils.... On vous laiffera fibres, toute l’apreldinee.- Celefte rougit, & parut contente. On dina enfemble chez Monfieur & Ma¬ dame Prices. Au fortir de table , les Parens, qui s’occupaient tacitement des preparatifs du depart, dirent a leurs Enfans : --Cau- sez vous-deux.... Tier.s, Celefte , ajouta la Mire du Jeune-homme , en lui parlant a l’oreille , void l’appartement de ma Bru commence a te familiariser avec tes rneu- bles-.... Et on les laiffa. Des qu’ils furent feuls, Prices s’en feiicita, —A-peine puis-je vous parler , dit—il, mon aimable Celelie ! toujours genes , toujours des Etrangers! II parait qu’on fonge a notre mariage : ii fera mon bonheur... Ah! cotnme je veux vous aimer !... Mais vous etes fi mod die, fi reserves , meme avec votre Camarade-d’enfance, que je ne fais pas. trop encore ce qui vous plait, pour mjy 160 V me . Nauvelle, ccnformer ? —Tout ce qui vous plaira. —Charmante Fille! Mais je n’entens pas que vous preniez tout le lot de la complaisance: elle eft un ft grand plaisir pour moi, que j’efpere que vous m’en laifferez ma part, —Si vousle meritez; fans quoi, je la pren- drai toute-entiere ( dit-elle avec un fourire mignard.) —Ah! ce n’eft qu’a genoux qu’on peux vous parler, Celefte... Oui, je t’aime, je t’adore. — Prites, je t’aime de tout mon cceur. —Laifle-moi recueillir cette belle larme, ma Celefte; elle eft d’amour& de plaisir; elle appartient a ton Mari. —Oui ? elle eft d’amour & de plaisir.... Mon cher Camarade ( car j’aime a te donner ce nom) laifle moi te rendre heureux ; je ne te demande que de n’y pas rnettre obftacle : mon bonheur a moi, viendra tout-feul, il fera fils du tien... Ecoute , mon cher Prites ? fesons ici nos petites conventions enfemble avant notre manage; tu feras toujoursle maitre de t’y tenir ; mais moi, je ne m’en ecarterai pas. —Ma Celefte, prefcris des lois; feulement, lailfe-moi dans cette position, oil je ne perdai pas un mot forti de ta belle bouche. —Oui, mon Ami, je le veux bien: Mais je ne te prefcrirai pas de lois: tous- deux nous les receverons de la raison. —Qu’elle parle done toujours par ta bou¬ che ; elle en fera plus aimable & plus sure d’etre obeie. —Tu es eharmant , Prites 1 ah !..., que mon cceur eft fier de fon dioix ! La petite Amoureuse. 161 —Pas tant que je liiis glorieux du mien ! —Oil trouver un Jeune-FJomme cotnme mon Ami !... auffi bon Fils auffi regie dans Fes moeurs,... ayant tout le merite poffible,... & toutes les vertus ! —( II lui prend un baiser ) Pardcnne ce tranfport, rna Celefle ! mais etre loue de toi , c’eft une ivreffe C’eft l’etre par l’amour & la verite. —L’amour 1 ta jolie bouche l’a dit ! |mon adorable Amie, qu’elle le repete. —Oui, par l’amour & la verite. —{II lui prend deux baisers de-fuite ) Si je voulais te loner auffi , ce ferait 1’amour , la verite, le refpedi , Famine, tous lesj fentimens... Mais le veri¬ table amour les renferme tous... Celefle ! vous eres un tresor ; ma Mere le penfe & me 1’a dit, un tresor de beaute... quel tou- chans appas !... {II approche fa bouche de fon fein; mais Celefle le repouffe doucement avec fa. main, quil baise...) un tresor de douceur , de tendreffe , de bonte , de pudeur, deten¬ tions delicates , de prudence , de toutes les vertus qui font la bonne Femme : vous me donnerez,... tout ce qu’on peut donner , les plaisirs & le bonheur. —Mon charmant Ami, ecoute ; effayons de-bonne-heure , & pen¬ dant que nous avons encore les agremens de la jeuneffe , de donner a notre attache- ment un motif plus folide que celui des agremens , & meme de Famour ? Pour mci, mon Ami, je m’y etudie depuis long-temps , & j’aime a te ponfiderer d’avance, a Page l6i V me . Nouvcllc , de cinquante ans , comme ton Papa , enbon Pere-de-famille , en bon Mari, fidele a fon ancienne Compagne , tremblant de la per- dre , parce-que fa fociete eft douce , & qu’elle l'a accoututne a des foins ft teridres, qu’il n’y a qu’elle au monde qui puiffe les prendre : Voila fur quo! fe repose mon ima¬ gination. Je m’amuse quelquefois a con- templer nos chers Parens : ta Maman fur- tout & ton Papa, s’ils fe voient fous le jour fous lequel je les vois , qu’ils doivent etre heureux ! tranquiles , rien ne peut plus troubler leur felicite. —II n’y a que vous ! Celefte , qui ayiez ces idees : & vous etes telle , qu’a chaque chose que je vois de vous, a chaque penfee que votre bouche fait eclore ; je vo*sadorerais pour cette chose, fi je ne vous adorais pas deja. —Bon-ami, j’en fuis enchantee; car te plaire eft touts mon envie: Je te dirai encore, que j’ai en toi la plus grande confiance : comme je te connais des notre berceau , je lis dans ton- cceur comme dans le mien : ft tu n’avais pas ete mon Mari , je t’aurais regrette toute sna vie... —Une larme ! ah! precieuse fe'n- fibilite !.. Mais d’ou-vient cette belle larme... que je recueille ? ne ferons-nous pas unis ? —Nous pouvions ne pas l’etre. —Nousle ferons nous le fommes... Ah ! Celefte ! que Maman va etre tranlportee , quand je lui dirai cela !... Nous pouvions ne pas Fe- tre, dis-tu ? Impoffible que Maman t’ait La petite Amoureuse. 163 connue Ians te desirer pour Fille a elle , & pour Femme a fon Fils. Impoffible, ma Celefte, que jc t’aie connue , moi , l'ans t’a- dorer, j’aurais done renonce a rout ton Sexe, dont tu es la perfection ? -all eft bien doux de l’etre aux yeux de fon Marl!... C’eft tout-comme ta chere Maman , pour ton Pere. —Oui; je concois combien elle doit etre bonneLpouse, en voyant combien elle eft bonne Mere. —Et bonne Befie- maman... ah ! qu’elie eft bonne Bellema- man, mon Ami! tu ne fais pas cela comme moi! --Oh ! ft , ft , je ie fais, ma chere Celefte! elle ta’aime plus que tout au monde, & depuis quelque temps, elle m’eft encore plus tendre : Elle a bien feat i, cette bonne Mere, que vous etes la moitie de moi- tneme qui m’etes la plus chere. —Tu me dis d’agreable choses , mon Ami! oh, les plus agreables!... Mals fats^tu bien que nous oublions ce que j’avois dit que nous ferions ? —Quoi-donc , ma Reine ? —Leve-toi , mon cher Prites. --Je iuis bien l —Mais tu es gene. —Non , du-tout. —Si, mon Fils. — Eh bien , ma petite Maman , compo- sons : quelle place me donnerez-vous pour celle que je vais quitter ? —Quelle place veux tu ? —M’en lailles-tu Ie maitre ? —Oui : car... je fuis la moitie de toi-meme. — Eh- bien, levetoi, ma chere Vie. — Stir tes genouxl —Oui, fur mes genoux: ah! Celefte ! tu es line Ange! tu ne peses ld>4 V me . Nouvelle , rien; je voudrais te fentir davantage... Ce bras , la... cette main , ici. Quel charmant regard! Ah 1 ma Divinite ! tu l’es , tu l’es, Celefte ! tu m’enivres; tu meleves audeffus de moi-meme... Conipagne cherie , adoree '.... —Cher Amant '.... Je luis done a lui! quel bonheur-1 Madame Prites parut en ce moment. Elle interrompit expres l’entretien des deux Amans, pour voir ala maniere dontilsla recevraient, ft la familiarite qui regnait entr’eux etait auffi innocente qu’elle le pen- fait. Des que Celefte I’appergut, la modefte & timide Celefte , qui rougiffait d’un rien , lui tendit les bras , mais fans faire aucun effort pour changer de position. —Chere petite Maman ! s’ecria-t-eUe, venez done me baiser ! Ah! qu’il eft aimable! & que je Faime !... Maman , je l’aime comme a fept ans ; vous favez bien-? Madame Prites vint embraffer fes enfans , sure de l’innocence de Celefte aumoins. Elle voulu enfuite les quitter : mais fon Fils qui les avait ton- tes-deux fur fes genoux, la retint dans fes bras, en lui disant : —Deja quitter vos Enfans, chere Maman ! ne voyez-vous done pas que votre presence augmente leur bonheur!... Voila ma Femme; voila ma Mere , qui m’a donne Celefte & la vie !... C’ejl deux Celeftes que je tiens; il me les faut toutes-deux pour etre heureux ;qu’elles loient inieparables-. La petite Amoureuse. x 6^ Cette bonne Mere , dont ia conduite a 1’egard de Ion -Fils devait neceffairement faire naitre ces fentimens, cette bonne Mere fuffoqua de joie & de tendreiTe , autant a- cause de la vertu que du bonheur de fes chers Enfans. — Je vous quitv 4 Lur dit- elle) mais c’eft afin d’aller travailler pour vous. Celefte , joins mon role au tien.... A dieu , pour quelques iaftans... mais au- paravant, que je vous reunrffie encore-. Elle les embraffa toux-deux enferr.bie en les tenant prelies; tous-trois etaient enlaces, le bras droit de Celefte tenait fon Amant, l’autre ferrait fa Mere ; Pri¬ tes en fcsait de-meme : niille baisers repl¬ ies fesaient entendre un doux mumure... Lecteur! ne croyez pas que les deux Amans fuffentles plus heureux!... Eufin Madame Prites s’arracha a cette de- licieuse fituation. Des qu’elle fut fortie „ les deux Amans repritent leur premiere pofition; c’eft-a-dire que Prites enivre , voulut fe remettre aux genoux de Celefte ; dont il embrafta la taille legere, Ils garde- rent le filence durant quelques minutes ; ils etaient-trop emus pour pouvoir parler. —Bon-ami , dit enfin Celefte, elle eft en-alee, la bonne Maman! Ah ! que je - 1’aime!... & fon aimableFils! —Tu ne faurais imaginer, ma Celefte , tout ce que tu m’inf- pirais dans fes bras! quand meslevres avaient jouche les tiennes , eeiles de ma Mere ren- 166 V me . Nouvelle , daient a mes fens im calrne heureux : je retournais aux tiennes , & I’impreffion etait encore plus delicieuse... Ah Lje ne les con- noiffais pas ces baisers charmans.... —Ellenous les a montres ; c’eft encore un de fes bien- faits, —Ouil Un encore, Celefte tu hesites , mon Ange ? —Non; non...... Mon Ami! laifi'e.... mon chere Mari, mon cocur me dit, que tu vas trop loin; ne meprisons pas la voix du cceur ; c’eft la conscience. —Je vous obeis, Celefte... le bonlieur eft fur vos levres: il faut Favoir merite.—Mon Ami, veux-tu que nous fafixons nos petits projets ? —Comment, nos projets ? —Oui notre plan-de-conduite ? —Nous ferons tous les jours comme aujoud’liui; voiia le mien , Celefte. —Celt le mien auffi : mais nos devoirs ne fe bornent pas-la —Pourquoi non ? vous adorer, Celefte , ce mot les renferme tous. --Mon Ami, tu as queiquc- fois vu de petites querelles, dans les mana¬ ges les mieux-unis: ilfaudrales eviter tou- tes , toutes! —Cela ne fera pas difficile avec vous, Celefte. —Ecoute-moi done , chere petit Ami. —C’eft-ce que je fais. —Non; tu me diftrais moi-meme, & je ne faurais parler... Qpand j’aurai tort, com¬ ment feras-tu ? —Je dirai que tu as raison. —Oh! Monsieur! ce n’eft pas cela! & je vois bien que vous aiez au plutot-fait! II feudra me dire doucement, que j’ai tort; je is croirai & tout fera ftni. —Ce ne .ferait La petite Amoureuse. i6j pas-la mon compte ! —Qu’eft-ce qu’il fau- dra done encore, Bon-ami ? —Dix ou vingt baisers de cette jolie bouche, pour fceller le pardon que tu m’accorderas d’avoir eu raifon contre toi... mats ce cas-la fera trop-rare. Parlons de quand j’aurai torr, moil —Eft-ce que tu l’auras, mon Ami ? —Le moins que je pourrai : mais enftn , quand cela fera , comment ferons-nous —Je n’en verrai jamais rien: laifl'ons cela. --Si e’eft ainfi que nous arrangeons notre plan-de-conduite, il ne demande pas un grand effort d’imagination ! —Parlons de notre tache , a chacun, mon Fiis ? —II eit vrai! Toi les plaisirs, inoi Jes affaires , n’eft- ce pas cela? —Et-puis, j’aurai 1’ceil fur- tout dans la maifon. Des que je ferai levee , je fongerai a toi d’abord... —Un-peuaupa- ravant, ma Celefte, ne gaterait rien... mats je vous y ferai penfer. —Car ce doit etre mon premier foin. Enfuite... —Enfuite gaje que vous n’osez p3S dire cet enfuite -la ? --Je parlerai aux Domeftiques , pour voir ce que chacun aura a faire , & leur rappeler les choses qu’ils pourraient avoir oubliees. —Bon! excellente Menagerel... mais je n’aime pas que vous laiffiez de lacune a vos de¬ voirs ; & vous avez pa fie le plus impor¬ tantquand vous avez dit, enfuite, h reflexion vous a empeche d’achever : e’eft du foin de nos Enfans dont vous aliez parlor ? Ce ferppt de petits Anges j ils au? 16S V me . Nouvelle , ront Ceiefte pour Mere. —Et pour Grand maman. —Tu dis cela avec grace , ma chere Ame !...—Les aimeras-tu bien ? —Com- me je t’aime.... Et vous , Ceiefte ? — Comme t’aime ta Maman... Mon Ami, il faudra toujours etre nous-deux , 6c avec nos chers Parens : ta presence donnera du prix a tries foins St a ma tendreffe pour eux : car un Homme eft bien plus important qu’une Femme ! —Qui n’eft pas Ceiefte; fans doute ?... Ma chere Fille, ce fera toi , qui donneras le prix a mes loins. —Nous le donnerons chacun , Bon-ami. Nous nous habi uerons a trouver enfemble tous nos plaisirs: N’eft-ce pas ? — J’y fuis tout accou- tume. —C’eft ce qui m’encftante... ah ! tu es bien 1’Homme qu’il me faut ! —Et vous Ceiefte , la Femme clue de mon cceur , comme' dit Richardfon. —Je te promets de melrendre de bonne-grace a tous tes desks : des que tu en auras un , montre le ; il fera un pla- sir pour moi. —Je fen dis autant, ma Ceiefte.—Si j’etais malade , tu n’auras qu’a dire : Ma Femme , cela eft neceffaire pour votre fame... Je le prendrais : tout-de-fuite. —Ettoi, tu me dirais: Mon Ami, de ma main... Je le devorerais fur-Ie-champ. —Oh ! Ie bon Ami !.., --Ceiefte, c’eft dans une certaine occasion... celle qui te rendra Ma- nran a ton tour... que je t’aimerai! tu ver- ras ! tu verras ! J’effuierai la fueur de ce £eau yisage: je baiserai ces joues de roses, La petite Amoureuse. i6g alors un peii ternies; je recueilJerai fur ta bouche ; chaque douleur qui s’echappera... --Pourquoi, mon Ami, meparler de cela!... Mais tu as raison : c’eft une fauffe delica- telfe, qui infpire aux Jeunes-filles une forte de frayeur pour le but de notre exiftance , St tu fats bien de m’en parler. Ta Maman me disait un jour :: Celefte, la chaftete eft une vertu , mais il n’en eft pas qu’on puiffe outrer plus aisement; & ion exces eft un crime contre la nature. Mais, ma chere Fille , comme c’eft toi qui feras la dilpen- fatrice des plaisirs ( la Femme doit toujours l’etre, je te dirai comment, & elle me le dira, mon Ami ) , aie loin de les traiter comme la chose la plus fainte & la plus importante de la vie. Refpedlez vos propres careftes, quand vous ierez Epoux; les profaner , eft le plus odieux des crimes ; c’eft fouiller le commencement de 1’exiftance de fes Enfans ; c’eft les avilir , les proftituer ; c’eft mettre dans le germe de leur ame , la corruption & tous les vices. Voila quelle eft la chaftete , & non la privation coupa- ble & rebelle des delices de l’amour, auffi neceflairea l’Homme & a la Femme, que les autres befoins corporels... Ainfi, mon Ami, je ne ferai pas la fcrupuleuse lur ce qui fera de mon devoir ; mais tu me trouve- rais inflexible ( ta Maman l’a dit ) pour toutes les indecences inutiles. Je fais qu’en moi, tout doit re plaire: je ne me neglige- I Vol. H 170 V me . Nouvelle, rai jamais. —Nous verrons, ma Celefte , & je confulterai fort-bien ma Mere auffi, dans le cas oil vous borneriez trop la car- riere. —Ah ! je le veux bien; & tout ce qu’elle permettra-.... (Cette converfation a gte fort-longue ! je crains qu’elle ne vous ait ennuyee, Ma¬ dame ?... —Non ; je vous l’aurai dit. Mais cette Dame Prites tient la de finguliers dif- cours a fa Celefte !...) —Ce fut a l’endroit oil je viens de m’interrompre , que les deux Peres & les deux Meres appelerent les Jeunes-gens. — Mes Enfans, leur dit M. Prites, votre Bonne-amie, ma Femme , m’afTure que vous vous aimez. J’en fuis ravi, & je viens de proposer a mes Amis d’afturer votre fort, &l de vous rendre inseparables. Mais mon Fils a encore toute l’inexperience & tout le poil-folet d’un jeune Parisien : je vais le faire voyager quelque temps, pourle rendre plus digne de Celefte, que j’aime comme ma Fille, & que j’honore comme la Per- fonne la plus meritante de fon Sexe. Pre- pare-toi, mon Fils , nous partons dernain- jfoir. Tu viens de paffer une heureuse jour- nee ; je l’ai voulu pour que la peine de la feparation fut moins rude... C’eft une chose decides entre nous-quatre: nous voulons gtre obeis-.... Celefte diflimula fa douleur a cet ordre terrible : mais elle pouvait a peine la fup- La petite Amoureuse. 171 porter. Prites eclata, s’emporta meme , de¬ ni anda pardon, grace , pleura de douleur & de rage, & n’obtint rien : fon Pere & fa Mere parlerent en Maitres. 11 ne dormit pas , la nuit qui fuivit I& plus heureux jour de fa vie & qui pre- ceda le plus beau. Le lendemain il etait abbatu , St d’une fombre trifteffe. On le laiffa a lui-meme. Sa Mere ala aupres de Celefte. Celle qui fbuffrait le plus , ne fe plaignait point. Elle dit a Madame Prites: —Pourvu qu’il revienne, & qu’il vous aime , je fuis eontente. —Mais, ma chere Fille-.... A ce mot, ma chere Fills, Celefte poufta un douloureux foupir, & ne put retenir fes Jamies : ’—Votre chere Fille l & vous la faites mourir ! —Non, non , ma tres-chere Enfant, non: 11 partira, mais ton mari. Je fuis sure qu’avec cela, tu vas y confentir ?... "Chere Mamam'.... Je ne fais... mais... pardonnez ; je n’ai pas entendu. —II ne partira que ton Mari... Je l’ai voulu. —Oh ! vous etes cent-fois trop- bonne , chere Maman... Je n’en fais pas la fiere avec vous.:. —Ecoure done , ma Fille ? Ton Bon-ami n’en fait rien, mais tout eft pret. —Oh! Maman! peut-©n le laifter ainfi languir ! —C’eft pour toi, ma Bonne - amie , toutes ces precaufions-la .* Sache que 3es peines qu’on reflent pour 1’Objet qu’on aime, & qu’il n’a pas cau- sees , redoublent fattachement qu’on a H 2 I'Jl V me . Nouvelle, pour lui. ~Je ne veux point d’un bonheur achete a £es depens ; non , je n’en veux point! "Mais , moi, ,qui luis plus pru- dente, & qui fais que iron bonheur & celui de mon Fils dependent du tien, je le veux, & je te defens de l’inftruire ; inais bien ferieusement. "Ah Maman l ne devenez pas ferieuse ; un desir de votre part, eft un ordre pour moiaujour- d’hui, & toujours.... II faudra done que je ne lui parle pas , jufqu’a ce moment... Savoir quelque chose,... & ne pas le lui dire !... "Ma chere Enfant, ton role eft bien plus difficile que tu ne le penies! ce n’eft pas tout bonheur que le mariage. Je te le dis en cet inftant, ou tu le vois en beau, pour diminuer 1’ivrelTe, & te pre¬ server de 1’inconvenient de trop dechoir un-jour... Que de choses il faudra , par-la- fuite , que tu conferves au-fond de ton cceur !... Tiens, je fuis heureuse , la plus heureuse des Femmes peut-etre: mon Mari m’aime; j'ai un Fils;... tu le connais Eh-bien , ma chere Bru, j’ai a-present cent choses dans le cceur, que je ne leur dis pas. Que de petits torts ils ont, & que je leur diffimule ! que je leur excuse, s'ils s’en ap- per^oivent! Mais ils n ? en apperfoivent pas le quart. Pour te rendre cela plus fenfible, jl faudraitt’en citer des examples; j’en vais choifir un pour le present; les autres yien- .dront quanci tu feras Femme. La petite Amoureuse. 173 Hier, mon Marile meilieur des Maris, ma Fiile !... me voyait occupe avec la Mar- chande, pour toi & pour moi: il voulait fortir, & je devais l’accompagner; mais cela ne preffait pas autrement. La Mere, as - tu fini 1 ■. : Oui, dans l’inftant, mon Ami... Je me depechais. Deux minutes apres : : Finis-tu , la Mere ? :: Un iriftant, mon Ami....:: L’heure preffe. : : II n’eft que cinq heures ; un inftant, je t’en prie.... II rentre : mais il n’eft pas trois minutes , je crois. Je 1 ’entens qui dit a fon Fils : : Ta Mere ne veut apparemment pas fortir ; j’irai feu'i ; dis-lui cela. II falait que je l’ac- compagnaffe; il le favoit bien. Autrefois, j’aurais perdu patience : qu’ai-je fait ? J’ai dit a la Marchande : : Miile pardons ! mon Mari eft preffe: laiffez cela & cela ici; rem- pcrtez le refte; en revenant , j’entrerai ches vous : nous finirons... Nous fommes done partis. Nous avons bien attendu une heure. Vingt fois il m’eft venu fur le bord des levres :: Mon Ami , voyez que vous auriez pu attendre que j’eufte fini avec la Marchande ? mais je m’en fuis bien gardee ! ces deux mots , chere Celefte, font le com¬ mencement ordinaire de querelles quelque- fois terribles dans Ies menages. J’ai paru enjouee. Mon Mari s’eft-il apperqu du fa- crifice que lui fes ait une Femme auffi vive que je le fuis ? Non ; M. Prires natureile- ment paisible ne Pent pas ceia. Et tant- H 3 1/4 V me . Nouvslle, mieux ! il en eft plus heureux, & je puis de fon bonheur, au defaut du mien. Dans les commencemens de mon mariage , j’etais dans les memes principes; mais je ne vou- lais pas que mon merite fut perdu ; j’avais le dangereux ego'ifme de vouloir faire fentir tous mes facrifices , toutes mes complai¬ sances. Qu’en arrivait-il ? J’humiliais mon Mari; il me craignait prefque , comme trop-clairvoyante : il n’etait plus heureux. J’ai fenti cela d’affes bonne-heure, pour ne pas faire a fon cceur une plaie incurable, & j’ai rougi de me procurer une petite fa- tisfaciion , aux depens de fa tranquillite. J’ai fuivi une route opposee a celle que je viens de te dire. Quant a mon Fils, que d’imperfe&ions ! Mais je ne mettrai pas au rang de mes peines de les fupporter; c’eft un plaisir fi grand pour une Mere , de trou- ver une vertu fur cent dt fauts dans fon Fils , qu’il faut qu’un Garfcn foit un monf- tre, pour rendre fa Mere malheureuse. Prites eft plus vif que fon Pere r mais en feras-tu mieux ? C’eft ce que je n’ose dire t car j’ai un excellent Mari... En tout cas, fais-moi ta confidente fans reserve; une- fois que tu feras ma Fille , nos interets font communs , & je ferai moins la Me? e de mon Fils que la tienne. Toujours attentive fur tes interets , qui fonr les liens, je t’aver- tirai de tout, & le Ciel me fera la grace de vivre a lies long-temps pour te conduit e La petite Amoureuse. 175 jufque pafle la fa iso n de la tempete, je veux dire la jeuneffe de ton Mari. Que la douceur & la patience foient tes principales vertus : alimente-les par l’amour : tache de conferver ce baume falutaire centre tous les maux •, ce feu divin, qui preferve de toutes les froideurs. Tu en as une bonne provision, je le fais: mais tu rfen faurais trop avoir : ce tresor de 1’amour eft le plus precieux de tous, & celui qu’il faut economiser davantage. —Ah ! bonne chere Maman ! que tout ce que vous dites-la me fait de plaisir ! cette confidence m’eclaire, vous n’imaginez pas ccmbien , toute pleine d’efprit que vous etes, Maman ! e’eft peut- etre ce que vous me pouviez dire de plus important, en un jour comma celui - ci, —Et puis, il y a encore mille autres choses j mais nous verrons cela. Tiens voila un Livre nouveau , qui ne te feras pas inu¬ tile. --Un fmgulier titre Maman! — Ne t’y arrete pas; il tient plus qu’il ne promet j ce font des modeles de conduite en menage ; des fages confeils aux Jeunes-epcuses ; des exemples animes & vrais. Lis-le , ma Fille , & commence des-aujourd’hui.... J’accede $ la precaution de ne pas voir ton Ami: je ne veux pas, non-plus que toi, qu’il puilfe penfer, que tu as fu quelque chose capable de 3 ui faire plaisir, fans leluidire. —Mais, Maman, autre peine! ne le pas voir I —1 H 4 V me . Nouvelle, lyS faut exercer la vertu ; fans cela, elle ne ferait qu’un vain nom-. Le foir de ce meme jour , fans en avoir prevenu le jeune Prites , qui fesait q uelques adieux, on affembla les Parens & les prin- cipaux Amis des deux Families. Tout etait pret, du cote de l’figlise. Le Jeune-homme rentre. Le Notaire lit un contrat. Prites , qui ne faisait attention a rien, depuis la fatale nouvelle, & qui croyait que la Compagnie n’etait-la que pour rendre fon depart plus lolemnel, fut reveille par cette lefture. II ecoute; il s’approche; il regarde fon Pere & fa Mere. Madame Prites ne put y tenir: elle fourit , & Jui dit a-l’oreiile : —Va prier ma Bru , de t’initruire-. Ce mot de ma Bru ; cet ordre , tout ce qu’il emend, tout ce qu’il voit, eraeut prodigieusement le fougueux Jeune - homme. Il demande Celefte ; elle fort cl’un cabinet voisin. —Apprens-lui tout, ma Ghere, dit Madame Prites : qu’il tienne de toi la nouvelle de fon bonheur : A - present, toutes les fois que je votidrai faire quelque plaisir a mon Fils, ce fera par ton organe; & s’il rn’of- fenfait, je ne veux etre price de pardonner, que par toi-feule. Aiez-vous mettre-la, & causez. —La bonne Maman! dit Celelle. Oui: mais elle me laiffe partir ! Encore ft quelque chose m’aflurait... "-Elle veut t qu on nous... marie... auparavant. —Qu'on La petite Amoureuse. 177 nous marie auparavant-! s’ecria Prites tranf- porte. II court a la Mere de Celefte; il 1 ’em- brafle; il la preffe dans fes bras a 1’etouffer : il embraffe toute la Compagnie, tous Ies Parens , tous les Amis , Yieiilards, Jeunes- gens, Jeunes-perfonnes, il traitait tout le monde egalement, & avec la meme fami- liarite : mais ce qui fit rire aux larsnes , ce fut quand il embraffa le Notaire: Ce grave Monfieur, qui ne s’y attendait pas, ren- verfa fon encre fur fes manchettes de den- telle; fa perruque, chefd’oeuvre d’elegance & de gout, quitta fa tete luisante, &: tomb a fur le parquet: Prites, fans y faire attention , la fouia aux pieds , en revenant embraffer fa Mere, & fe precipiter aux genoux de Celefte. On recoifa le Garde- notes , mais fa perruque etait dans un etat deplorable. Cependant Prites, ivre d’amour , etait aux genoux de fa Promise, & baisait la main de fa Mere: —Yous me la donr.ez disait - il: Ah ! me voila heureux pour toujours ! vous pouvez - etre sure du bonheur de votre Fils... Celefte ! ma di¬ vine Compagne ! nous alons etre unis, pour la vie !... Oui, pour la vie... Sentez au-moins mon bonheur, ft le votre tie 1’e- gale pas-. Deux belles larmes, qui ruifielerent juf- aues dans fon fein, tandis que fa main ca» ; ^ H j. V m: . Nouvdle, 178 reffait fori Amant ; telle fut h reponfe de Celefte. —Mon cher Fils, dit Madame De-Mirel, en prenant Sa parole pour fa Filfe, tu n’es pas le plus heureux, je t’en repons. & ta Mere t’en repondra cemme moi. —Mon Ami, dit Madame Prites, ta Belletnere a raison : tu n’egaleras jamais ta Femme en tendreffe; il ne te refte qu’a tacher de 1’egaler en vertus. Tu fais fi je t’aime, mon Fils ? —Oui, Maman , & j’en fuis quelquefois affes fier ! —Eh-bien Celefte 1’emporte fur ■ toi. —Bon, bon ! chere Maman / eile me le rendra. Et-puis fa Ma¬ man m’aimera auffi le plus... Mais non , que ma chere Vie foit la plus airrsee, & comme vous le disiez il n’y a qu’un moment, que tout me revienne par elle- feule-. On maria ces aimables Enfans le foir fflame. Revenus de 1’iLgiise, on les laifia enfemble. Un mariage fi brufque n’avait pas donne a Celefte le temps de fe recon- naitre: elle fut etonne de fe trouver dans 3es bras d’un Homme. Que fa tiinide pu- deur la rendait aimable! Malgre fou excef- ftve tendreffe, on voyait qu’une faihleffe fui aurait ete impoffible : le devoir meme ne la raffurait pas. ' Aimable timidite ! charme tout-puifiant de la modefte Innocence, qui ne t’a pas coaaue , a’a pas joui ; il ignore eacor$ L.i petite Amoureuse. 1 79 les douceurs qu’un Sexe peut donner a l’autre , & tel languit dans un honteux epuisement, qui ne fe dcute pas des plai- sirs de l’amour : Malheureux ! de from- peuses Syrenes ne te les ont pas donnes; elks t’ont fait connaitre les trifles & de* goutans ecarts du crime; mais elles t’ont menti l’amour , & fa raviffante ivreffe , & fes careffes delicates , & fes tendres epanchemens , & fa delicieuse union des ames , & fes divins baisers, & ce volup- tueux abandon qui fuit la jouiflance , & cette virginite toujours nouvelle d’une chafle Spouse , qui redevient une Fille mo- defte , apres avoir ete queiques inftans une voluptueuse Amante.... Connais-tu , ah ! connais-tu cette langueur provocante d’une Beaute fans remord , mais non fans pu- deur, qui cache fon vifage dans le fein palpitant de fon jeune-tpoux, pour lui de- rober le refte de fon emotion ! connais-tu.... Ou m’emporte , helas 1 une illusion trop flateuse !.... Prites, que les Corrupteurs n’avaient pas rendu precoce, & qui n’avait encore que l’inftinfl naturel a fon age, bouillon- nait d’ardeur : mais fans experience, le fucces ne couronna pas fes efforts: trop de perfection d’un cote; de fa part, une fen- fibilite phyfique trop-grande, 1’arreterent des le commencement de l’amoureuse car*, riere.. * - S t t / i8o V mc . fyouvelle , Lefteurs , eft-ce pour fixer vos yeux fur des licencieufes images , que je retrace les atnoureux efforts de ce Jeune-^poux ? Non: le Hibou en eft incapable. Nous fommes dans un fiecle , oil il n’y a malheureufement peut-etre pas un Homme: qui apporte fort innocence dans le mariage j le corps, le coeur, les orellles, les yeux font corrcmpus depuis long-temps : Des qu’un Jeune-£pous tient librement fa Femme dans fes bras, il en triomphe en Homme experiments;. II fait plus trcp-fouvent; il fe hate de raf- fasier tous fes fens a-Ia-fois, la vue , le toucher il veut que tout devienne or¬ gans de plaisir ■, il ne reserve rien , & 1’amour profane n’a plus de tanchiaire c’eft-Ia le plus grand des torts de FHomine, de ne pas referver de fan£Vuaire a 1’amour ; c’eft-adire , une faveur qu’on n’ait pas obtenue , un plaisir qu’on n’ait pas goute , & qui recule les bornes de la jouiffance, a-peu-pres comme ces arbres qui mafquent un mur dans les pares, & font croire qu’ils font le commencement d’une foret immenfe. (--Ah ! e’eft vrai ! interrompk - ici la Dame Impatiente ! mais auffi, e’eft notre faute ! II faudrait refufer.... —C’eft bientof dit, refufer! —Oh! ne difputons pas, & continuez, Madume ). --Qu’en resulte-t-il, de cette glouton- gerie amoureuse ? C’eft que ces fayeurs , La petite Amoureufe. 28r ces delfcieuses faveurs , brutalement ravies, perdent prefque tout leur prix , par la facilite. Cette fkciltte meme jete fouvent fur la jeune Epouse d’injurieux foupqons , 1’ef- time diminue , le refroidiffement fuit... Le contraire aurait des av ant ages inconceva- bles : Prites ne poffeda fa Femme qu’au- bout de deux ans. Pendant tout cet inter- valle, la derniere faveur etait un bien fu- preme , qu’il. n’envisageoit qu’avec tranf- port. La jeune Spouse , il eft vrai, eprou- vait quelquefois de legers reproches : mais fon Mari redevenu de fens-froid , aurait ete bien-fache qu’elle ne les etit pas merites. Cet etat d’impuiflance ( nom impropre ) oil l’on gagne pied-a-pied dans le physique , coinme les coeurs fe gagnent dans le moral, produit le meme effet: il augmente le ref- fort du eoeur, & le prix de la vicioire. A l’inftant oil elle eft remportee, le plaisir physique fe perd dans mille autres motifs de joie ; & cependant il eft le plus doux que Fame humaine puiffe fentir. Comme il atta¬ che l’Un a I’Autre les deux Lpoux ! il fait une divinite de la Femme : il fait un dieu du Mari-.... La Dame en refta-la, parce que deux Homines vinrent aupresd’elle & de fa Com- gag ne- —Nous interrompons un entretien; Mesaames ? —11 eft vrai, repondit la Dame Impatiente. —Soannes-nous de trop l —Noa* V me . Nouvelle , iSz —Madame' va continuer ? —C’eft fini : d’ailleurs, c’eft du tendre ; vous baille- riez.~Du tendre ! c’eft rna paffion ! dit un Homme. —C’eft trop-long pour recom- mencer-.) A fon refus , j’ai fu me procurer le refte de l’Hiftoire. On a laiffe Prites avec fa Femme ; cher- chant le bonheur , & ne pouvant l’atteindre. Le voyage fut differe de quelques jours : il aurait ete inhumain de le faire partir, avant qu’il eut employe toutes fes reffources. On attendit, jufqu’a ce qu’il fut depite d’un tort qu’il n’avait pas, ni Perfonne. Auffi ne fut-il pas fache de partir. Mais a-peine ab- fent, il brirf a de revenir. Sa premiere Let- tre a fa Femme etait enflamee : je vais la rapporter, ainfi que la Reponfe, pour tout realiser dans cette hiftoire : Elies donneront une idee de la fituation des jeunes-Epoux, & acheveront d’efquiffer leur cara&ere. La Reponfe fur-tout prouvera cette verite , que j’ai ai-ancee ailleurs : Que les Femmes de Paris font en general, ou les pires de toutes, ou le modele de leur Sexe , le chef- d’oeuvre de la nature & de l’education. La petite Amoureuse. 183 Le jeune Prites a fa Femme. Du Havre. JLj’ element que j’ai foils Us yeux efl moins agiti que moti cxur , ma tr'es-chere Vie. Je vous cherche par-tout : j’oublie a. tout-moment que nous fommes fipares , & fi fentens autour de ma c'tiambre une marche de Femme, je crois que c’eflma Celefle qui vient chercher fin Mari, Je cours a ma porte... Helas ! je ne vois que des Objets inconnus , ou des agreables. Quelle difference de toutes les Femmes d toi l dma Bien- aimee ; en qui tout efl fi charmant, la voix „ le fourire, Fair , la demarche, le regard 1 , d ma Celefle , qui me bnlles & me confumes de desir ! O ma petite adorable Femme ! quelle foiled moi, d’avoir he prefiue bien-aise de voyager fans toi ! Eh ! comment, comment puis-je vivre fans tes divins baisers ! fans t’ en prendre un million par heure! fans entendre les charmantes ckoses que tu dis Ji tendrement! Non, je ne vivrai pas , Celefle , fipare de vous , je vous en avertis : il faut demander d venir avec nous s ou que je retourne ou vous etes. Je ne desire que toi ; je ne penfe qua toi ; mon cceur s’dance a-tout moment vers la chere tnoitie de mon Etre, avec une vehemence qui epuise mes forces. Je puis te dire que je ne dors pas : car efl-ce aormir , que de te voir , de te varler , de t’exprimer avec me, 184 V me . No 1 ivdie , inconcevable ardeur que je iadore , 6 * de s’e- veiller au desefpoir de ne te plus trouver! Ah ! ce neft pas dorrnir ! c’eft le feul temps oil je vis , oil j’exijle: je languis le rejle du jour & de la nuit. On me m'ene par-tout comm un Enfant: mats je ne vois rien : on ce pays-ci ejl hideux , ou ma doulcnry rep and son poison... Que n’ts- tu avec mol ! car je le fens, Vhorreur ejl dans mes yeux , &• non dans les Objets : helas ! pourrais-je en douter ! le Charme de ma vie 71eft plus avec moi ! Erie de ton cote pour quon nous reunijfe , ma tres-ch 'ere petite Femme l fcoute ; fais la malade; dis que tu veux mourir , Ji on ne nous reunit pas. Tu les feras trembler, ces cruels Parens , qui dtsent qu’ils nous aiment, & qui nous font fouffrir le plus ajfreux des tourrnens... Enverite , je fouffre trop !... Ma Celejle , que ne puis-je te donner jeulemcnt un baiser... Impuijfant desir !... Ah ! c’ejl un fupplice infupportable, & je pleure de douleur & de rage.... Point de nouvelles ; je n en fais point; je ne vois rien ,je nentens rien : mais je t’adore s cela occupe tons mes fens. Ton tendre Mari, La petite Amoureuse. i8| Reponfe. (is her petit mari : Ta jolie Lettre tna cause tout-d-la-fois ie plaisir le plus doux, & ta peine la plus fenfible. Ah ! je penfe bien comine toi, & tout ce que tu dis , je le fens : avec cette difference qu id , tout te rappelle a mon cceur, avec un fentiment de tendreJJ'e & de dauleur, qui devient dechirant , d-tnesure que ton alfence fe prolonge. Que devenir, 6 mon cher petit Mari ,Ji on ne nous reunit pas bientot ! Ah ! je nai pas besoin de feindre : je fens que mon courage m’abandonne , & que la Source de rna vie n’efl plus aupr'es de tnoi. Je nose me plaindre : une infitrmontable timi- dtte m’en empeche. Un fouris de nos Meres , l’autre jour, fur quelque chose d’a-peu-pres , qui m'etait echappe , mla fait cacher de confu¬ sion. Je fuis plus honteuse , je crois, quequand j etais la petite Amoureuse. On rit de notre fupplice ; & ce font des Occurs compatijfans qui en rient ! Comrne fi les peines de 1’amour n e- taient rien l Mats on en rneurt, elks le favent: out , on en meurt : cette aimable CU* , elle cn efl pourtant morte ! Eh quand on n en mour- rait pas , ne plaint-on que ceux qui mturent ? s4h ! que Von fouffre , avant de mourirl je le fens. Je t’en vole d-joint, men cher petit Bon-ami, le journal domes occupations depuis ton abfence, i86 V mc . Nouvelle , tel que je I’ecris chaque jour: cela me /outage- un-veu. C’ejl Voriginal, comme tu vois , tout- d-demi-ejface de mes larmes. Tu me le rendras... Ah ! ji c’itait des demain. A ton keureuse arrivee, mon cher Mari. Je t’embrajje bien tetidrement , & je finis , parce-que... elles tombent , & font un nuagt devant mes yeux. Ta Celefie touts d toi. Journal ecrit fous le berceau de Jafmins. Aa. ujourd’hui Lundi , jour du depart de mon Cher petit Mari, pour aler voir la mer. Des quit a ete parti , j^ai fenti un ferrement de cxur, &]c fids venue id pleurer , comme in- volontairement. Mardi Je n ai pas pleure : mats fetais d’un mal-aue inexprimable. Mes deux Ma- mans ne moat pas quitte ; fans quoi, j’au- rats pleure. Mereredi. Je refre longtems fous le ber¬ ceau : Ales larmes ont forti fans preparation , comme lorfqu’on rompt line digue. Elies ne moot pas foulagee ; elles tombent fur la place ou tu as ete ajfis la veille de ton cruel depart. Jeudi. Je n ai pas dormi... Je t’ai rive... Je me fuis eveillie accablee de triftejfe... En m habillant, mes larmes ont coulees... Met Ma- La petite Amoureuse. 187 nette l’a etc dire d ta Maman , qui efl venue me tant carejfer, que cela m a calmeMaman - t(l venue; on a tdche de m’egayer... Je m’y fuis pretee par refpetf. On m’a laiffe feule urt moment... Mes lames ont encore coule fans preparation , comme une fontaine... Mes Ma- mans font revenues ; elles fe font parties a Voreille.„ On ma dit mille choses tendres mats il ne m en falait qnune en ce moment. Ok ! comme faurais eti contente y fi on m avail annonce ton retour. Vendredi. Je jecois ta chcre Lettre. Je fuis mal. Je fuis comme fi j’etais au desef- poir. Rep’iaue da jeune Epoas. N. Sr ous partons , tout ce que faime. JJemain je vivrai. Je languijfais tout-d-Uheure ; a-pre- sentje Juis en feu. A demain , & pour tou¬ jour s. Lettre de Madame Priids, qui a occa- fionne ce prompt retour ; dans le meme paquet que celle de Celefie. M on cher Mari: Rameneq-le-nous. Cilefte s’eteint: fa couleur, fan enjoilment , fa viva- citi , tout diminue avec une rapiditl efray ante ; 18 H V me . Nouvelte , &c. on dirait quon lui ote peu-d-peu Vdir qui la fait refpirer. II ne faudra pas jitot penfer a Us feparer. Je vais pour I’amuser, en attendant votre retour, que je lui annonce aujourd’hui, apr'es fa Lettre cachetic , lui donner des avis pour fa conduite avec fon petit Mari , cornme elle I'appelle a-tout-moment depuis le depart .. La voila derni ranimie. Mats c’ejl un aut'.e mal qui la tourmente ; I'impalience efl ji vive : que la pauvre Enfant ne peut tenir en place , le danger etait preffant.... Je viens d’etre obligee de lui parler avec une certaine fermete. Elle efl un-peu konteuse ; mais cette fituation we parait trop douloureuse pour elle : Je vais Ven tirer , apr'es avoir plie ma Lettre. Je vous efpere dans quatre jours au plus tard, &c. Nota de IlEditeur, La verity qu’etablit !a Nouvelle qti’on vient cfe lire, qu’il vaut mieux en general epouser une Filfe fans dot, n'eft pas exception. Je vais placerici uneautre Nouvelle , qui le prouvera : mais I’honorable Lefteur feutira les raisons de cette difference. L— -z;_ " 1 : 1 zz=z Six me ‘ Nouvelle. La Gris ate. epousee. 1 L y avait a Paris un Jeune-homme fort- riche , refte maitre de lui-meme a vingt- deux ans; car il n’avait un Tuteur , que pour la forme. Ce Jeune-homme etait d’une conduite affez reguliere , parce-que fon ame avait peu de reffort, & on ne lui remarquait aucun gout dangereux; fi ce ifeli qu’il aimait une jeune Blonde, fa voisine, plus propre que jolie, d’un etat peu releve , meprise meme : c’etait une Coifeuse. Elle etait fage pourtant, & verifioit affes bien le proverbe Normand j « 11 y a d’Honnetes-gens par-tout. » L'Indolet ( c’eft le nom du Jeune-hom- me ) aimait affes tendrement la jolie Blon¬ de ; c’etait fa premiere inclination; & il 1’eftimait en Amant: ce mot dit tout. La voir de fa fenetre , exprimer par un chant a-demi-voix ce qu’elle lui infpirait, fuffi- sait a fon bonheur. (Les plaisirs les plus doux, font les plus innocents 1) La/eune- fi lie le payait de retour, & s’il l’avait epou¬ see , il aurait ete fur dumoins qu’elle en au- rait conferve une eternelle reconnaiffance, Mais on lui fit faire des reflexions fur ce 1 cjo VI me . Nouvelle , qu’il devait a fa Famille; il eut la force, (ou la facilite) de facrifier fon bonheur a la crainte de deplaire a fes Soeurs & a fes Beaufreres. L’lndolet n’aurait pas rem- porte cette victoire, fi fa Maitreffe avait eu du manege, & c’aurait ete un grand bonheur pour lui, qu’elle en eut eu un- peu; comme vous alez voir bientor. II rompit avec fa Coifeuse : l’aimable Perfonne ne lui en voulut pas. Eile lui renvoya neanmoins un petit present qu’elle avait re$u de lui , & lui ecrivit cette iettre. I--i a resolution que vous prene { efi faget Je fens ( & fen fuis bien fire ) que je ferais yotre bonheur par mes fentimens ; mais ou me presenterie^-vous ? Mon etat efl tine niche. 11 n’efi pas de Dame qui voulut focier (*) avec fa Coifeuse. Mais fai pour vous une efiime fi tendre , que je veux remplir mes promejfes , de vous aimer toujours ; & pour que vous ria- yie £ rien d vous reprocher, en manquant aux votres , je me marie dans huit jcurs : c’efi le moyen de degager votr.e parole , d’il y a deux ans , de ne vous marier quapres moi : J’e- pouse un Homme fort-laid, age de plus de Ce mot eft a .i’original. La Grisette eponsee. 191 quarante cinq ans, & veuf. Jc conferverai done aisement dans mon cceur les fentimens que vous merite £ : mais vous me connaijje ^ affes , pour croire que je les cacherai foigneu- sernent, & que de ma vie je ne veux parler d Celui qui me les infpire. Adieu , Monfaur. L’lndolet fut allies touche de cette Let- tre , pour verfer des brines; il tomba meme dans la melancolie : mais il ne tarda pas a chercher de la difiipation : cet etat ide langueur n’eft un aliment que pour les Ames fortes, dit-on. Il porta fon inutilite dans differens Cercles, & avec elle un ennui plus grand que fa douleur. Ce der¬ nier fe communiquait, & quelques Amis qu’il avait, commencerent a Je fuir. L’ln¬ dolet en fut reduit a fes propres Cornmis, dont il avait affes le ton, ayant ete eleve avec eux, & a des Gens de leur etoffe. 11 admit dans fa fociete jufqu’a un Cler- de-Procureur. Ce Dernier avait une Maitreffe, qu’il n’epousait pas , quoique fort-amoureux, pour trois raisons; elle n’etait pas affes riche ; il etait fort-intereffe , & il entre- voyait a la Belle d’admirabl# difpositions a la depenfe, meme a la galanterie. Ce- pendant il 1’adorait. Elle etait grande, fa figure avait de l’eclat , & fur-tout elle etait adroite. Une Mere qu’eile avait l’e- 191 Vr me . Nouvelle, tait encore davantage , & lui fesait faire fi a-propos un manege de reserve & d’a- vances, que Javote Secherat enflamait tout ce qu’elle voulait enflatner Ce fut dans la fociete de ces deux Fem¬ me que le Clerc-de-Procureur introduisit L’Indolet, qui prevenu fur la condition des Perforates, s’etait mis tres-uniment. Le Cercle etait altes notnbreux , & tout d’Hommes, qui entouraient la Deeffe & fa Mere : car la bonne Dame recueillait en¬ core quelques hommages negliges par fa Fille. Celle-ci etait mise avec un gout esquis; & fa Maman, de cet air etoffe , qui femble la livree de 1’aisance bourgeoise. L’Indolet fans galon , & fous Puniforme le plus plebeien, fut a-peine remarque la pre- miere-fois. Mais comme la prudente Mere voulait connaitre parfaitement tous Ceux qui avaient acces aupres de fa Fille , elie retint le Clerc-de-Procureur a la fin de la feance , pour fe faire donner les renfeigne- mens necelfaires fur le nouveaux-venu. Lai- devin ( c’efi le nom du Clerc ) par gloriole , ne cacha rien : & perdit fa Maitreffe. II detailla fort-au-3ong, tous les ayantages dont jouiffait L’Indolet; vanta fon efprit, fon caradere , fa probite. II fut ca- reffe par l’adroite Madame Secheraf, qui ayant trouve un moment pour prevenir Javote, procura au Cler un entretien char- mant avec fa Fille. Laideyin etait comble. On La Grisette epousce. *93 On le pria de ne pas manquer de revenir le lendemain avec ion Ami. Si Fon inferait de cette conduite que la Secherat avait de l’efprit, on fe trompe- rait : elle etait aucontraire fort-bornee. Mais pour l’intrigue , pour cette fineffe , -cut fait tout faire contribuer a fes vues ■> pour cette opiniatrete, cette forte d’impu- dence , effet de la fotise , qui ne fe rebute jamais, qui furmonte tous les obftacles, precisement parce-qu’elle ne les voit pas, elle etait peut-etre la premiere Femme de fon fiecle. Le Cierc, qui avait fes vues, revint feul le lendemain : il trouva les Dames feules auffi. A Fair ouvert & careflant que fon arrivee avait fait prendre, il vit bien- tot fucceder certain air affaire. >—Votre Ami ? *— Je ne Fai pas vu. —Mon-dieu l nous fommes au desefpoir.... Il a bien-fait de ne pas venir.... Nous fommes obligees de fortir.... Cela eft indifpenfable. ~Je vous menerai ? — Oil mon-dieu-non , dit vivement Javote : je ne fortirais pas avec un Jeune-homme pour tout For au Perou-. Le Cierc pique, lui repondit: ~Depuis quand-done ceia ? —Mais Monfieur, de- puis.... que je ne le veux plus. —Mais, m’Amie, vous faites la begueule, & cela ne vous va brin! —Vous ne voyez pas qu’elle badjne, dit la Mere, en venant le carefler. — Quoi! tu te faches-! dit Ja~ I Vol. I 194 Vl me . Nouvelle, vote ; voyant bien que le Clerc n’etait pas Homme a fe laiffer metier ainii. ~Alons , qu’on fe reconcilie, rept ,'r la Maman j ■eft-ce que d’anciens Amis doivent fe fcrouiller pour une paille-en croix? —A la-bonne-heure comme ca l tepondit le Clerc , en recevant les avances de Javote. Avez-vous reellement a fortir ? —Oui, mon Enfant, dit bonnement la Mere, Sc tu ne faurais venir avec nous : c’efi: ches une Parente devote que nous alons; & elle ne demeure pas affes loin pour que tu faffes la depenfe d’une voiture. A demain.... Mais amene-nous done ton Ami-. Le Clerc fortit; cependant il ne s’eloi- gna pas, & resolut d’obferver ces deux Femmes. Elies l’obferverent de leu r cote : mais ce fut moms heureusement ; car Payant vu au-milieu de la rue , elles !e crurent furement parti. Elks refterent ches elles; le Clerc revint fur fes pas, fe mit en embufeade, & ne tarda guere a voir arriver un vieux Gar-fort , affes riche, d’une fante chancelarite, qui etait un des Comtnenfaux de la maison. II lui laiffa urt quart-d’heure pour s’expliquer, & forma le deffein de fe presenter enfuite pour confondre , on diunoins etnbarraffer les deux Friponaes. Comme il etait a la porte, pret a fon- ner , il entendit qu’on alait fortir. Il nionta precipitamnient a l’etage d’audeffus. C’e-* La Gri c ette epousee. 19$ tait Madame Secherat, qui defcendait, pour akr commander quelque chose : l’e- venement apprit au Clerc que c’etait une collation. Mais par une imprudence fingu- liere, la maman Secherat laiffa la porte entr’ouverte. Le Clerc profita de cette inattention pour s’introduire. Javote etait aupres du feu avec le vieux Garfon ; un paravent fe trouva fort - heureusement place pour empecher qu’on ne -vit entrer le Cler , qui s’ala cacher a la ruelle-du lit, oil il le tapit adroitement. —Que pretens-tu faire, disait le vieux Garfon , de tous ceux qui viennent ici ? Je ills que tu es Page : mais je ne conpois pas ta Mered’admettre diesvous une Cohue, comme ft elle etait encore Marchande-de- vin a la Couttille. —Mais, Monfieur, Ma- tnan le fait, pour que je trouve plus ai- sement un Parti. —Quel Parti ? —Un Mari. —En ce cas, c’eft precisement le moyen de n’en pas trouver. II falait vous borncr a ma fociete. Je viens ches vous iouvent ; mais je ne fuis pas fcandaleux. Je desaprouve fort votre train-de-vie, Qu’ed-ce , par-exemple , qu’un certain Clerc-de-Procureur, qui prend ici le haut- bout ? Cela m’a tout Fair d’un Homme, que ma bouche refuse de nomrner.... Je ne d's pas qu’il le foil; mais il en a la tournure & ksptefenfiotis. —Mais, s’il m’epousait ? —A-t-il une charge? Pour epouser au® I 3. i$6 VI me . Nouvelle, gueux que foi, il n’y faut pas tant de precautions! tu es jolies , & je te trouve- rais cent Maris pour un. Veux-tu nion Laquais ? il a deux-cents louis comptant; un petit bien dans fon pays, dont-il vient d’heriter , qui lui rapporte cinq-cents livres par an : il entend le commerce de vin, je le ferai recevoir. —Comment! Thomas a tant d’avantages que cela ?... mais c’eft qu’il eft ft laid! —C’eft un gros Trapu : mais il n’eft pas plus laid qu’un Autre , & je donnerai tout mon bien pour avoir fa fame. Vous feriez a votre aise, avec la petite rente que je t’ai faite, & ce que j’e t’ai promis : mais il faudra te resoudre a etre une bonne-menagere; Thomas n’en- tendais pas raillerie, & fur-tout point de Godelureaux ! — Il faudra confulter de cela avec Maman. — Oui, ce Parti te con- vient. — J’aimerais pourtant mieux le Clerc: cela ferait plus honnete : il faudrait favoir, s’il peut acheter fa charge; & s’il s’en man- quait quelque chose, vous avez deja eu tant de bontes pour nous!.... — Celles que j’aurais avec ce Drole-la, vous feraient tort. —Oh-mais! il ne le faurait pas! Con- nait-il nos facultes ? —Il faudrait etre grand forcier , pour deviner que la Femme & la Fille d’un petit Marchand-de-vin en faillite ne peuvent pas avoir vingt ou trente mille francs! J’opine pour Thomas. Cela me ferait d’ailleurs plus commode, & je La Grisette epousee. 1 97 ferais beaucoup plus pour lui, que pour ton Clerc-de-Procureur. Et quand a ce que tu dis, que ce Dernier ferait un Part; plus honnete, je reponds, Que dans Paris un Homme bien-etabli, eft toujours un Hon- nete-homme •, on ne s’informe pas de ce qu’il a ete. —Maman nous decidera... Et votre fante ? —Elle eft afl.es bonne aujour- d’hui: ( notez qu’il fe foutenait a-peine ) mais on m’a dit, qu’il falait me menager... Ta Mere eft bien longtemps!... La bonne-Dame ecoutait. Elle fe pre- senta aulfi tot. On lui rendit-compte de ce qu’on venait d’agiter. La Secherat, moins diffimulee que fa Fills, parla de fes elperances fur L’lndo- let. II etait connu du vieux Garfon, qui affura la Mere & la Fille, que ft on pou- vait enchainer ce Jeune-homme, nonfeu- lement Javote ferait riche, mais qu’elle ferait heureuse. —Mais c’eft le Clerc, qui m’inquiette, dit Javote: li ne Fa pas amend aujourd’hui ! — S’il ne l’amene plus , dit la Mere . nous le congedierons & nous prendrons un autre biais pour faire connoiffance-. La collation arriva. Javote & fa Mere, qui n’avaient pas a’autre diner, mangerent avec beaucoup d’appetit. II y avait a-cote du lit, derriere lequel on fait qu’etait le Clerc, une petite table, oil I’on deffer- vait, a-mesure que les mets fe iuccedaient. 1 3 Vi me . Nouvells , Le Jeune-homme , qui avait un eftotnac de Clerc, voyait avec envie les bonnes choses qu’on mangeait: 11 fe hazarda d’a- vancer infenfiblement jufqu’a cette table, enveloppe dans ies rideaux , & de prendre un quartier de tourte-de-franchipane, quel- ques bifcuits, un fromage glace, avec le pain-molet du vieux Garfon, auquel ce Cacochyme n’avait pas touche. II mangea le tout fort tranquilement dans fon coin. Enfuite il eut foif; les bifcuits , fur-tout, reftaient au palfage & I’etouffaient. II eut recours a un ftratageme; il fe gliffa fous fon lit, & fe traina jufqu’a un feau-de- fayance, oil rafraichifiait du champagne : 11 en prit une bouteille, fur trois, la de- coifa dans l’inftant oil pafTait un bruyant caroffe, & 1’avala en deux traits : enfuite , il la remit en place avec le meme bonheur. Ainfi refait 3 il regagna fon pofte , pour voir a fon aise la fin de la icene. On ne parla en mangeant, que de ce qu’on mangeait; Javote , un-peu gour- xnande, executait a-la-lettre le precepte du Sage, Fa is ce que tu fais. Madame Secherat fe leva pour deffervir quelque chose. En posant ces nouveaux debris, elle chercha des yeux les anciens, qu’elle avait places fur la petite table, & qu’elle reservait, in petto , pour le repas du foir. Ells ne fut qu’imaginer, en ne voyant plus rien , & demeura la bouche beante. Cependant elle La Grisette epousde. lytj n’osa parler devant le vieux Gar Ton, de peur qu’on ne fit quelque decouverte de- sagreable. On finiffait la bouteille entarnee. Javote en ala prendre une autre, & fans faire attention au poids , elle f^pporta etourdiment fur la table. Sa Mere qui s’ap- percut que la coife en avait ete enlevee , la prit avec vivacite, en lui disant, —Cfois-tu done qu’on vide deux fois la meme bouteille ? —Mats , Maman , v.oila celle que nous venons d’achever. —Tu ne fais ce que tu dis. —Vous 1’avez done bue feule ? ■—Impertinente ! —Mais il le faut bien ? dit Javote en riant. —Nous ii’en avons bu qu’une, dit auffi le vieux Garfon; & en voila bien deux de vides! cela eft plaisant! II faut que Thomas fe folt trompe. —Mondieu ! voila ce que c’eft-l reprit Madame Secherat; qui favait pourtant a quoi s’en tenir. Sa gaite dif- parut ; & le refte du repas , elle ne mangea plus que d’une dent.... Enfin la collation finit. L’on eloigna la table; le vieux Garfon fe mit aupres du feu, & prit fur fes genoux la belle Javote, qui 1’embraffa plusieurs- fois, en 1’appeliant fon petit Papa. Madame Secherat inquiette, feignit de fe trouver- mal pour le renvoyer: elle y reuffit parce- que Javote fut obligee de feepurir fa Mere. Le vieux Garfon, prive de fa Sunatnite, partit d’afles mauvaise-humeur, en disant I 4 w- ioo V[ me . Nouvelle, a la Secherat: —Je crois que votre Fille avait raison; en voila dumoins une femi- preuve: une autre-fois j’y aurai l’ceil-. Lorfqu’il fut bien forti , la Secherat fe mit a rire , en disant a fa Fii!e : —IJ croit fermement que je me fuis trouvee-mal, & que j’ai vine indigeftion! —Eft-ce que ca n’eft pas vrai, Maman ? —Eh - non , grand’bete! voila comme il faut faire , quand on veut fe debarraffer d’un Importun.. Mais je n’ai pourtant pas envie de rire ! j’ai fait une fmguliere remarque ! Tu fais bien ce relic de tourte, ce fromage glace , ces biscuits que j’avais otes ? oh font-ils ? —Je ne fais pas, Maman. —Ils font dif- parus. —Diiparus ! ( dit Javote en paiiffant ) ah ! Maman!... ft c’etait Fame de feu mon pauvre Pere, qui fe courrouce de ce que nous fesons ! —Eh! quel mal fesons-nous done, grande Sote ? --Mais. enfin eft-ce que vous croyez que je ne vois pas bien pourquoi M. Bonpour me tient fur fes genoux & me fait l’embraffer ? —Savez- vous ce qu’il vous eft , Mademoiselle , pour interpreter fes motifs ? --I1 me fera ce qu’il voudra: mais il n’en eft pas moins vrai que fes careffes font fort-libres. —Mais vous etes bien favante , pour decider que fes careffes font libres ? Je veudrais bien /avoir qui vous en a tant appris , petite Begueule r -Ah pardi, avec tons les Hommes qui yiennent ici, il faut bien demander qui? La Grisette epoufee. loi Tantot l’Un , tantot l’Autre. — Mais voyez- vous cette Iinpertinente , qui me repond comnie une Fille des rues. —C’eft que vous m’elevez a-peu pres pour 9 a. —Ah! petite Guenon, tu vas me payer cette reponfe-la , dit-elle en courant iur fa Fille. Javote , qui ne la craignait pas beau coup , fe fauva dans la ruelle du lit. La Mere ne l’y fuivit pas ; mais avec fa canne, elle donnait des coups fur la couverture. Javote criait aye! d’un ton aigre-mutin , quoiqu’on ne l’atteignit pas, & qu’on y prit bien-garde : car ces Meres-la ne battent pas leurs Filles ; c’eft le contraire fouven t. Le Clerc trouva pi aisant de faire crier la Belle tout-de-bon. 11 la prit dans fes bras. Javote efFrayee, poulTa un cri d’horreur , & s’evanouit. Sa Mere, qui etait bien-fure de ne l’avoir pas touchee, crut qu’elle le fesait expres, & la laiffa a la mere! du Clerc. Cependant Javote ne tarda pas a reve- nir a elle. Elle s’arracha avec un nouveau cri des bras du Jeune- homme , & vint toute effaree au-milieu de la chambre , en disant a fa Mere , d’un ton fuffoque , —Heft-la... II eft-la !.la !.... Regardez-la-! En meme temps elle faisit fa Mere par le milieu du corps, en tremblant, & la ferra de toute la force. —Eh! Mondieu ! qu’eft-ce done , s ecria Madame Secherat un - peu emue. —11 revient! II revient! --Qui ? —Mon Pere !.... —Tu pers la tete-! Elle vouiut aler voir a 1 5 201 VI me . Nouvelle, la ruelle du lit : mais fa Fille la retenait en l’embraffant: —N’y allez pas !... II m’a prise.... II a voulu.II vous etranglera ! Ah ! mon- dieu! mapauvre Fille eft foiled Cependantelle le debarraffa, &aiaregarder. Mais! quelle fut fa frayeur , en detournant le rideau, de mettre la main fur un visage'..... Elle fit nn cri aigii, & tomba a la renverfe. Sa Fille s’evanouit une feconde-fcis , & le Clerc ne fe trouva pas mediocrement em- barraffe. Cependant, avec un-peu de re¬ flexion , il trouva que le hasard ne pou- vait le mieux fervir : II fortit de fa cachette s gagna la porte , qu’il ouvrit; fonna , pour faire croire aux Yoisins qu’il arrivait; ren- tra auflitot, & fecourut la Mere & la Fille , en les inondant avec malice de toute 1’eau qu’il trouva dans la maison. En reprenant fes efprits , Madame Seche- rat lui dit. —Ah ! Monfieur.quel bonheur que vous foyiez revenu 1 nous fornmes volees.... il v avait la un Voleur , la, la. II a voulu etouffer ma Fille , & quand j’ai ete pour voir, il m’a presente unpiftolet. Elt-il forti ?.... Mais prenons-garde ! —Oui, Madame , dit le Clerc ; en arrivant ici, j’ai vu un Homme, qui, je crois, fortait de dies vous ; il avait 1’air tres-embarraffe j’aurais pu 1’arreter , fi j’avais ete prevenu; mais j’ignorais. —Ah! Monfieur , je fuis ,voice...... Vcyons , voyons-.... La Grisette epousee. 203 £lle ouvrit line commode, regarda dans 3es tiroirs, & l'e mit a s’arracher les che~ veux , en disant, qu’elle etait volee , quYn lui avait pris deux-mil!e ecus , trifles debris de ia fortune , &c. Ja\ote, un peu raifu- ree , en apprenant que ce n’erait qu’in Voleur , regardait fa Mere avec de grants ■yeux betes, & cependant, fe mit a fe lamen- ter conime elle. Ce dernier trait acheva de guerir le Clerc de fon amour; mais fa paffion, en perdant fa delicatefie, n’en, devint que plus ardente d’une autre ma- niere. --Ali-ca, mesdames, leur dit-il, lorf- qu’elles furent un-peu remises, jai fait bien des reflexions, depuis que je vous ai quittees! Je crois que vous avez des vues fur M. L’Indoler ? la maniere dont vous m’avez dit de l’amener, la reception que vous m’avez faite , lorfque je iuis venu feul tantot, tout cela m’eclaire. Sa con- naiffance depend de moi. Je vous le livre- rai : vous ferez le relle : je me preie a tout; & Mademoiselle (era maicrelle de la reconnaiffance-. Ce difcours furprit d’abord un peu ; mais enfin Madame Secherat y repondit honne- tement, & engagea la F ille a faire de-meme, On fe fepara contens les uns des autres ; & une decouverte que firent les Dames, immediatement apres la lortie du Clerc, confirma Javote & ia Mere dans la refo- Iution de le bien trailer, En fesant le lit, I 6 204 Vl me . NouvelU , on trouva les mies des bifcuits , & de la tourte. On fe rappella tout ce qui s’etait paffe, & l’on conjeftura , comment le Clerc etait entre. Javote l’aurait broye, fi elle I’avait tenu , en fongeant a tout ce qu’il avait du entendre Si voir , a la frayeur qu’il lui avait faite , & au ridicule dont il pouvait la couvrir. Mais fa Mere la caima , par d’excellentes raisons , prises du fond des choses. On refolut auffi de ne plus parler du vol des deux-mille-ecus. Le lendemain le Clerc amena L’Indolet. II y avait Cercle ches les Dames. Le Nou- veau-venu fut diftingue ; on en fit le Heros de 1’Affemblee. Javote avait envie de fub- juguer, elle fut charmante : quoiqu’elle n’eut pas d’efprit, elle avait un certain jargon , de la jeuneffe, de cette naivete qui fe change en betife quand on vieillit, beaucoup d’eclat, & un fourire prefque fin ; fes fotises meme paffaient , a la faveur de fes mignardises ; ou fi elles etaient parfois un-peu gaudies , le Clerc les repetait, en y changeant un mot, 8i par-la fouvent en fesait une jolie chose. L’Indolent eut un moment d’entretien avec la Mere, qui Finvita a venir librement, & feul. Elle lui parla du Clerc , &, fans fe compromettre, elle lui infpira de la defiance pour lui. Ce coup adroit pcrte , llndolet partir fort- content de cette Maison , & fur-tout de lui -theme, II etait deja fi bien engine, le La Grisette epousee. 2.05 pauvre Oifeau ! qu’il fe trouva itne cer- taine folidite ; & il ne tardera pas a fe croire confiant, parce-qu’il ne pourra plus fe depetrer. L’Indoletrevintfeulle lendemain, (comme il l’avait promis •, ) & il fut requ avec cette familiarite bonne, mais prematuree , dont les Gens-d’efprit fe defient , & qui capte immanquablement les Sots. La decence , la verm , la naive candeur , un air d’etour- derie enfantine vinrent fieger far le visage de Javote. Sur celui de la Maman , on voyait cette franchise du bon vieux-temps , avec une fimplicite prefque toujours touchante , dans la Mere dune jolie Fille. C’etait-la fur-tout ce qu’il falait a L’Indolet; il fut empaume. Bonpour (le vieux Garfon ) fur- vint pendant qu’il etait-la : 11s s’embraffe- rent: Bonpour fit 1’eloge des Dames a L’In¬ dolet & il porta celui-ci aux nues en parlant a Javote Sc fa Mere. C’etait encore un defaut de L’Indolet, que d’aimer la louange : elle 1’enivra. Cependant la familiarite de Bonpour parut l’intriguer un-peu. Celui-ci, vieux routier, s’en appercut ; il le prit en- particulier un-moment, & lui dit, en 1’em- braffant a l’etouffer : —Votre presence ici me charme : elles ne voient que des Gens audeffous de nous , & j’en foufFre on ne faurait dire combien : vous alez en juger par un feul mot: C’efi: en Pere que je vois Javote, Diipenfez-moi ye in’expliquer dayan- 20 6 Vl me . Nouvclle, tage-... L’Indolet crut l’entendre : raffure par-la , Javote ne lui en devint que plus chere. Cependant il s’en falait bien qu’il fut entierement decide a l’epouser. Ce n’eft pas qu’il tint encore a la Coifeuse ; elle etait marine , & l’lndolet recevait affez tran- quilement les facrifices. Mats on lui offrait slots en manage deux Jeunes - perfonnes aimables, d’une condition egale a la fienne. L’une augmentait fon intimite avec un Homme qu’il refpe&ait: 1’Autre avait tine fortune confiderable , & il en etait aime; & Ton fait que c’eft un charme bien fedui- sant, dans une Femme, que d’aimer ! Made¬ moiselle Ganelin ( c’eft la derniere ) employs tin-jour un moyen egalement fpirituel & touchant, pour faire connaxtre fes fenti- mens a L’Indolet, qu’elle croyait plus timide qu’indifferent a fon egard. EKe avait un Oiseau cheri, qu’on trouva mort un-matin dans fa cage : C’etait un chagrin fenfible pour une Jeune-perfbnne de dix-fept ans! L’Indolet dinait ce jour-la avec M. Ganelin. Il arriva dans Finftant ou la Fille de fon Ami contemplait douloureusement le petit Defunt eter.du dans 6 cage. —Va conloler Giselle , lui dit le Papa , elle a du chagrin-. L’Indolet y courut, & debuts par les lieux-communs ordinaire?. —II etait fi tidele I lui repondit-on : comment ip remplacer-? . .Un Amant aurait repondu : L’Indolet ne La Grisette cpousee. 2,07 repondit rien. —Je le laiffe pour vous , ajouta-t-elle; paffons ches Papa-. L’Indoiet preienta la main , mais il ne repondit rien encore. — Confolez-moi, lui dit tendrement Giselle. L’Indoiet ne repondit rien. — Quoi 1 vous ne trouvez rien a me dire? —Par- donnez-moi; ce pauvre petit Qiseau eft doublement malheureux ; il a perdu votre coeur & la vie ; le lecond malheur eft le moindre-. A cette reponle, Giselle rougit, & fe crut aimee. Voila celle qui eut fait le bonheur de L’Indoiet. Le lendemain de ce diner, il alia ches fa Grisette. Il y avait compagnie. L’lndo- Jet fut re^u cointne un Dieu-protefteur ; routes les preferences furent pour lui. Cet accuei 1 data fa vanite ; il fut enjoue, prefque femillant. On s’amusait quelquefois un peu mefquinement ches les Secherat : ( comme font toujour s les Homines , lorf- qu’ils fe trouvent ches des Femmes qui ne leur infpirent pas beaucoup de refpeift.) Ce jour-la , on s’effayait a faire des tours- de-force , ou d’adreffe, avec des chaises. Le Clerc reiiflit: un Autre qui voulut l’imiter, donna beaucoup a rire : L’Indoiet fut plus malheureux encore; il fit une chute pesante , & fe bleffa a la tete. Javote, qui en ce moment causait avec Bonpour, n’eut pas plutot apperqu L’Indoiet par-terre, qu’elle s’evanouit, & fit enforte de tomber d’une maniere toiu-a-fait opposes a celle de Po- zo8 Vl mc . l\ouvelle, lixene , fans-doute pour rendre la chose plus touchante. En-effet, quel fpedtacle aux yeux de L’Indolet humilie , que celui d’un interet fi tendre ! En fe relevant, il vit un desordre de dix-huit ans, aulfi complet qu’il pouvait l’etre. Pour le prolonger, Madame Secherat, aulieu d’aler a fa Eille , mettait un bandeau a L'Indolet, & Bon- pour retenait le Clerc , qui f’avancait pour relever Javote. Cet honneur etait reserve a L’Indolet; il en jouit en Amant fubjugue. Le premier mot de Javote , fut : — M. L’In¬ dolet a-t-il du mal ? Eh! fongeons a vous, ma chere. lui repondit L’Indolet tranf- porte ; c’eft la ce qui doit tous nous occu- per. —Non , railurez-moi ; ou je ne veux rien entendre-. On la raffura , & e-JIe en- tendit enfuite tout ce qu’on voulut, meme les douceurs du Clcrc.... Ce dernier article pourtant, apres que L’Indolet fut parti. Cette fcene opera l’effet qu’en atten- daient les deux Fripones. L’Indolet fut abfolument fubjugue. Il revint le lende- niain, & debuta par temoigner fa recon- naiffance du tendre interet que Mademoi¬ selle Secherat prenait a lui. Javote rough: a-prcpos; fa Mere repondit pour elle. La converlation s’echauffa. L’Indolet eprou\ 7 a pour la premiere-fois, du tres-tendre ; & comme ce fentiment etait nouveau pour lui, il lui crut une vertu beaucoup plus adliye. 11 en etait fier r *-Je crois que je La Grisette epousee. 209 ftlis genereux , penfa-t-il!.... mais oui , je le fuis! c’eft que je n’y avais pas encore fait attention- ! La Maman Secherat fut adroitement profiter de 1’enthousiafme ou L’Indolet fe trouva. ( en fongeant a fon propre merite , autant qu’a la beaute de Javote ') pour lui montrer des inquietudes furle fort d’une Jeune-Perfonneauffitimide, auffi fenftble ( auffi facile ) & d’une figure auffi attrayante que fa chere Fille. L’In¬ dolet, qui venait d’admirer interieurement la beaute de fon ame, fut charme de trou- ver une occafiond’exercer fa nouvelle vertu; & fe regardant comrae le Chevalier de la belle Javote, i 1 effrit genereusement a fa Mere de J’epouser , & d’aflurer fa promeffe par un dedit. —Je le refuserais pour moi, dit avec desintereffement la Secherat; mais une Mere ne peut fe difpenfer d’accepter des furetes pour fa Fille : Etes - vous en age ? — Je depose.... —Entre les mains de M. Bonpour ? —Bonpour foit; une fomme de cent-mille livres enbillets-au-Porteur-. Le dep6t fut effeSue le meme jour ; & le meme jour; Madame Secherat, fur de fa Dupe , & commenqant a connaitre le caraiSere dp L’Indolet, qui au-fond etait honnete , droit & fur-tout efclave de fa pa¬ role , multiplia les occasions ou il pouvait fe regarder comme un Homme genereux , incapable de tromper une Innocente qui fe livrait a fa bonjie-foi: c etaient des engage- iio Vl me . Nouvelle mens pour lui, que les faveurs qui euffent donne a d’autres la tentation de I’inconf- tance; L’Indolet fe fut cru tres-coupable d’abuser ds la confiance d’une Mere , & de 2a tendreffe , fans reserve , d’une Fille pau- vre & jolie , que 1’abandon de fa part aurait perdue. La Secherat mere , a laquelle une longue habitude tenait lieu de philosophic, avait un double but , dans fa conduite fin- guliere; celui d’attacher L’Indolet par le charme du plaisir, & celui de f’afiurer en¬ core davantage les cent-mille livres , en cas de rupture. C’eft ainfi que cette Femme adroite favait fe proportionner aux Per- fonnnes & aux circonftances. Elle retenait les uas par des refus ; elle enchainait l’Hom- me habitudinaire & a principes, par des faveurs. Auffitot qu’elle fe vit bien fur de L’In¬ dolet, route la Cohue fut congediee. Le Clerc- mesne fut banni, des qu’on en eut plus rien a-cralndre, par 1’obfeffion oil Ton retint 1’Amant enchante. Le mariage fe fit fitot que L’Indolet fut majeur; Bonpour fervit de Pere a Javote , & mourut de joie de voir fa maitreffe fi bien-etablie. L’Indolet fe trouva d’abord heureux. La Secherat mere gouverna fort fagement la maison de fon Gendre, devenue la fienne. Javote etourdie de fa nouveile firuation , ne put tout-d’un-coup fuivre 1’impulfion de La Gnsette epousee. zi i fon cara&ere; fes caprices refterent endor- mis; elle fe crut Femme-honnete durant fa premiere groilefie , & ce fut dans ces fentimens ( heureusement pour fon Mari!) qu’elle lui donna un Fils. Son accouchement fut le terme du bon- heur du pauvre L’Indolet: auffitot apres, fa Femme devint coquette , exigeante , dif- fipee. Elle rappella une partie de fes anciens Amans; elle en fit de nouveaux. Son Mari avait en elle une aveugle confiance. Mais Madame Secherat ne flit pas fi aveugle; il n’etait plus de fon interet de favoriser les galanteries de fa Fille; elle s'y opposa : elle fut difgraciee & chaflee de la inaison. On la rappeilaitpourtant quelquesfois, lorfqu’on avait besoin d’elle, pour faire palfer fur fon compte quelques cadeaux des Amans. La bonne Secherat f y pretait, parce-que L’Indolet lui en rendait la valeur : Mais elle n’en jouiffait pas •, fa Fille l’obligeait a lui en remettre les trois-quarts-&-demi , quand elle ne prenait pas tout. L’Indolet f’apperqut enfin qu’il n’avait plus le cceur de fa Femme, 8c il en fut au desefpoir. ( Que ferai-ce, s’il avait decou- vert, qu’il ne l’eut jamais !....) Ilnes’en confola pas : & cet Homme : digne peut- etre d’un meilleur fort, malgre la faiblelfe & ion egoifme, recula 1’efperance de fon bonheur, pour le temps au quel fa Femme, zxz Vl me . Nouvelle , moins belle, ferait forcee de fen tenir a lui, Elle eft devenue moins belle; mais l’efpoir de L’Indolet n’eft pas encore rempli. Oserai-je faire le tableau de la conduite de cette Femme , & ne ferai-ce pas fouiiler 1’imagination de mes Le&eursl... Mais il le faut, afin depouvanter ceux qui ont la fai- bleffe de croire , qu’il fuffit de faire la for¬ tune d’une Epouse , pour en etre airne, ou pour etre heureux avec elle. II y a bien d’autres precautions a prendre ! le choix doit etre plus rigoureux , que lorfqu’on epouse fon Egale par la fortune ou par la naiffance : un merite ordinaire fuffit a notre Egale ; il faut un merite fuperienr a Celle qui, dans 1’ordre focial, eft audeffous de nous , pour qu’elle ne foit pas enivree de fon nouvel etat ; pour qu’elle fache en prendre le ton, & n’aler ni trpp-haut, ni trop-bas; pour favoir gagner l’eftime des Femmes; briller avec elles fans les humi- lier ; ceder a-propos, fans paraitre rampante : fur-tout, pour ne jainais fattirer le mepris de fon Mari. Il n’eft pas de tache plus dif¬ ficile dans le monde : pour la remplir , il faut-etre line Julie , ou une Pamela. Madame L’Indolet etait loin d’avoir les qualites neceffaires pour fon nouveau role. Elle n’en vit que les prerogatives; elle en usa d’abord, & ne tarda pas a en abuser. Meprisee de fes Egales , parce-qu’elle n’a- La Grisette epousee Z13 vait pas apporte a fon Mari l’honnetete avec fa misere, elle fut reduite a ne voir que des Hommes , ou a ne recevoir que les Femmes de l’etat pour lequel elle fem- blait deftinee par fa Mere. Ces Femmes la rendirent folle elles la perdirent d’autant plus furement, que fon Mari qui l’idolatrait, luilaiffait toute liberte. Elle ne deguisa fes mauvais-panchans qu’avec lui-feul : avec toutes les Autres, elle 1 es affichait. Elle remplit la maison de fon Mari de ces Ltres equivoques, qui parailTent de mise par- tout, & ne devrdient l’etre nulle-part: Libre avec eux , elle fe donnait 1’effort : Aucun rie la trahit aupres de L’Indolet, trop pre- venu pour elle; parce-qu’elle n’etait pas afles eftimable pour exciter entr’eux la jalousie , en fesant naitre un attachement, & qu’elle etait trop-peu-delicate , pour qu’un Seul desefperat d’etre heureux. Le Beau, le Laid , le Riche , le Pauvre , le Genereux , FAvare , tout pouvaient profiter du mo¬ ment , qui n'etait pas difficile a faisir. Mais en vint-elle-la tout-d’un-coup t Non affurement ! Sa premiere faibleffe apres fon mariage aurait ete heureuse pour fon Mari, Til avait eu une autre Femme, & qu’il eat fu en Profiter. Madame L’Indo¬ let , durant une abfence de foil Mari, fe trouva feul avec un Jeune-homme hon- pete , nouvellement arrive de fa province. 214 Vl' ne . Nouvdle , Elle fit tomber, fuivant fon usage , la con- verfation fur l’amour le plus phyfique pof- fible. Le Jeune-homme traita la matiere avec delicateffe : La Belle enchantee de ce langage, nouveau pour elle, devorait les moindres choses les yeux etaient fixes fur ceux du Jeune-homme ; fa bouche recevait fon haleine : Elle ne put enfin y tenir ; elle lui donna un baiser. Le Jeune-homme fre- init de plaisir : mais Ami fmcere de L’ln- •dolet, il ne voulut pas profiler de fa bonne- fortune en le trahiflant: II foupira , baisa la main de Javote, & fortir. Corame elle ne croyait pas a la vertu , elle craignit d’etre trahie : elle decouvrit elle-meme ce qui f e- ■tait paile a fon Mari, fans trop Pexcuser , pour ne pas etre dementie; mais avec une tournure fi adroite, que L’-Indolet fut en- chante de fa fageffe de reflexion.... Eh- bien, Lefteur , cette Femme eft ft dange- reuse, que fa demi-faibleffe a fuffi pour corromprele Jeune-homme. II feftrepenti de fa vertu.... II fe perd.... Voila quelle fut la premiere atteinte que Javote porta a fon devoir. II y eut fans- doute une gradation daiis les autres; mais 2a pente fut rapide. Au milieu de toutes ces aventures , elle 3 touj ours un Tenant, efpece de Sot, qui ■confume fa fortune avec elle , & refuse , jdit-on, a fa Mere & a fes Sceurs, la full- La Grisette epousee. 215 fjftance qu’il leur doit, fur la fucceffion parternelle. 11 ferait impoffible de peindre tous les exces de Javote , devenue Madame L’ln- dolet: Elle eft defcendue jufqu’afon Laquais; & quand fa Mere lui en a fait reproche , ellelui a repondu : —Ne m’auriez-vous pas donne a Thomas, fans M. L’Indolet? —Mais le cas eft bien different! vous avez un Mari. —Vous ne fesiez pas ces diftin£bions-la autrefois , quand vous croyiez que je de- vais epouser Thomas? —Mais un Laquais, compare a M. L’Indolet! —Moi, je fuis phiiosophe, & je trouve tous les Hommes egaux-. Enfin elle Left fletrie tout-a-fait. Et q’a ete feulement alors qu’on a inftruit L’Indo¬ let de la conduite de cette Infame; parce- que Perfonne n’avait plus interet qu’Il l’ignorat. II a ete navre de douleur : mais trop-faible pour la punir , il la laiffe vivre ches lui: il Peft contente d’eloigner d’elle un Fils & tine Fills qu’il en a eus , de peur qu’elle ne les corrotnpe, & qu’elle n’en fafle un-jour, du Filsun Libertin, & dela Fille une Gatin comme elle... L’Indolet gemit a-present, mais trop-tard , de fon aveu- glement fuaefte : il regrette la tendre Gane¬ lin , qui J’a plaint; & qui a voulu eievef fa Fille. 11 regrette jufqu’a fa coifeuse , dont il a fait le rnaJJieur 3 car elle a un mauvais 2. r 6 Vl me . Nouvelle. Mari. Cependant, cette Derniere l’a recu ches elle a-bras-ouverts , des qu’elle l’a fu malheureux , & cette vertueuse Femme , au fein de la mediocricite , Jui prouve, qu’il aurait pu faire une faute en I’epousant, mais qu’il ne fe ferait pas perdu. N. B. Cette Nouvelle eft l’Hiftoire cl’une des plus jolies Femmes de la Capitale , & celle qui eft la plus coupable du crime de la profanation de beaute* Je ne crois pas qu’elle la lise jamais : ft pourtant elle tombait entre fes mains , puifle-t-elle rougir! Fin du P er . Volume. - • • * ■ .* ... 4 •... >*■; fi ■ n ' ' . ' ' ... ■ Les Contemporaines, ou Avantures des plus jolies Filles de lage present. ===. . 1 i Sept me . Nouvelle. L’honneur eclipfe par VAmour. JLl y avait a Paris , proche le quai-peile- tier ^ une Jeune-Perfonne tres-aimable , qu’on appe ait Mademoiselle Zemire H** : j’ignore li Zemire etait fon vrai nom , ou fi fes Parens , honteux de faire porter a leur Fille celui d’une Sainte trop vulgaire, avaient juge a-propos de l’appeler par celui-ia: c’efl une chose afies indifferente fans-doute, & je n’en dirais mot, fi je n’avais de fortes raisons pour croire que Mademoiselle Zemire s’appelait Javote, II Vol. A 2 . Vll me . Nouvelle , Zemire avait ete tres-bien-elevee: fes Pa¬ rens etaient riches, mais gens-de-fortune, & die etait Fille unique. Si c’avait ete une Laideron, fon Pere aurait pu longer a lui faire epouser un Neveu qu’il avait en Pro¬ vince , fort-beau garfon : mais Mademoi¬ selle H ** etant riche & jolie, il fe presents tant de Partis releves, des qu’elle eut qua- torze ans , que fes Parens firent choix d’un jeune C..., dont l’alliance leur parut pro- pre a leur dcnner un certain relief dans le monde , & a ennoblir leur richeffes. Des que ce plan fut arrete, M. H ¥¥ , de-concert avec fon Epouse, qui etait une bonne-pate de Femme , fit venir fon Neveu dies lui, dans le deffein de le pouffer dans le monde, fous la proteftion de leur Gen- dre futur. Le jeune H ¥¥ , que nous appe- lerons Philippe , de fon nom-de-bapteme , eut a-peine refpire l’air de la Capitale , qu’il devint charmant , & Zemire fa Cousine , ne fut pas la derniere a s’en appercevoir. Madame H ¥¥ , de fon cote , en le voyant ft bien-fait, regrettait fort que fon Mari eut des vues ambicieuses; & comme elle l’aimait beaucoup , elle aurait desire qu’il eut releve fon nom enfesant epouser Zemire a Philippe. Capendant elle ne voulait pas cela en Femme ; ce n’etait qu’une volonte de raison, de bonfens, de bienveuillance pour Philippe, & d’affe&ion pour fon Mari, dont aurefte, elle refpe&ait les lumieres L’Honneur eclipfe. 3 fuperieures. ( D’oii venait done cette Fem¬ me-la !) De fon cote , Philippe ne put voir Ma¬ demoiselle H” , fans epouver un fentiment plus tendre & plus vif, que celui de Cou¬ sin. Ce fentiment le rendit attentif, empref- fe , complaisant; il voulut etre aimable, il voulut plaire , & il plui. II faut conve- nir auffi , qu’il etait difficile de fe defendre des charmes de Zemire. C’etait une de ces Brunes, dont l’embonpoint appetiffant & i’eblouiflante blancheur femblent faits pour parler aux fens. Elle avait un bel ceil noir j un fourcil, dont l’ebene rehaufiait encore la blancheur de fon teint; un visage arrondi , & des couleurs demi-rosees, dont le doux eclat rejouiffait, enmeme-temps qu’il annort- qait une ame fenfible. Sa main & fa gorge etaient proportionnees a fon genre de beaute; elle avait la jambe fine , & un pied plus mignon que la taille affes grande ne paraiffait le promettre. Voila , je crois tout ce qu’il faut dans la figure , pour faire nai- tre une paffion violente; fiir-tout fi Ton y joint ce gout exquis dans la mise, qui dillingue une jolie Parisienne de toutes les Femmes de l’Univers. Eh-bien, ajoutez encore a cela , quelque chose de plus fedui- sant... V amour, & convenez que Philippe ne pouvait guere resifter. Le C... , amant de Zemire , etait un de ces Flegmatiques, dans lefquels les glaces A z 4 Vll me . Nouvelle , tie l’hiver femblent fe refugier au prin-temps; de ces Hommes que rien n’emeut, & qui cependant s’occupent des plus petites cho- ses , dont tous les pas , toutes les paroles font compaffes , & pour qui le moindre manque a la plus plane etiquette , eft un crime. Ces Gens-la ne peuvent plaire a Perfonne , pas merne aux Begueules qui leur reffemblent. Auffi ne fut-il jamais plaire a Zemire. Elle airna fon Cousin, des qu’elle le connut, & elle en fut adoree. Les deux Amans ne tarderent pas a s’en- tendre. D’abord Philippe brala difcrete- ment. II connaiffait les vues de fon Oncle, &. il ne doutait pas que Zemire ne penfat conime fon Pere. Cependant il ne pouvait s’empecher de montrer de 1’emprelTement pour fa Cousine ; & on y repondait long- temps avant qu’il s’en uppercut; car Philippe etait modefte , prefqu’autant que le C... etait avantageux: mats ces Gens modeftes , des qu’ils s’apperqoivent qu’ils plaisent, font Lien-plus ardens que d’autres ; fans-doute parce-qu’ils font reconnaiffans. Desque Phi¬ lippe fentit qu’il intereffait, il rechercha Zemire; les occasions naiffaient en foule ; ils ne fe quittaient prefque pas , fans nean- nioins paraitre trop enfemble. La Mere de Zemire regardait avec complaisance cette innocente tendreffe, & en fesait honneur au bon-nature] de fa Fills & de fon Beau- neveu. L’Honneur eclipfe. 5 Apres que les deux Amans fe furent par- faitement entendus, fans fe parler , ilsajou- terent ce dernier degre d’evidence a leurs fentimens mutuels. Un beau foir d’ete , ils etaient enfemble , & feuls, appuyes fur un balcon: leurs bras fe touchaient, & ils converfaient avec cette douce familiarite, ordinaire entre les Amis, & que les Amans envisagent comme le comble de lalfelicite ; fans prefque jamais y parvenir. Cette fitua- tion opera fur Zemire , elle fongea au C..., apparemment; car une larme s’echappa de fes beaux yeux. —Vous pleurez, ma Cousine! Non ; c’efl: une larme involontaire. —Ah! tant-mieuxl car... fi vous aviez des peines, ( a-demi-voix ) je les fe ntirais auffi vivement que vous- meme. — Helas-oui! j’en ai, mon cher 1 ceC.... me desole. — Et moi! --Vous avez des peines auffi ?... Non , vous etes hcureux, & vous n’en avez pas r — Je vous affure , ma Cousine, que j’en ai 1 — Et, de quelle nature done ? —Du genre.... ( encore a-demi- voix ) des votres. —Du genre des mien- nes ! craignez-vous une odieuse contrainte, exercee... par un Pere , que j’aime , & que je tremble d’affliger.. ? car pour Maman..... —Ah ! Zemire, la contrainte envers vous, ferait encore plus cruelle pour moi, que pour vous me me. —Vous n’y fongez pas l —Si, fi, j’y i'onge. — Comment done cela? —Je n’ose vous le dire. —Ah ! dites-le moi, A 3 6 VII me . Nouvelle, mon cher Philippe? — Vous vousenofFen- feriez. —Moi... rien de votre part, mon Cousin , ne peut m’offenfer, j’elpere. —Me promettez-vcus de ne pas vous oftenfer de ce que je dirai, &. de me parler tout-comme auparavant ? —Mondieu-oui, je vous le promets : Je ne me fais pas preffer, comme vous voyez: mais c’eft que je le penfe bien- reellement. —J’ose.... vous aimer. —Ce fentiment eft flatteur pour moi, mon Cou¬ sin... Etait-ce la ce grand miftere ? —11 eft dit, & ne l’eft pas. —Pourquoi done ces enigmes avec moi ? —Vous ne m’avez pas entendu. — ( apres quelques momens de Jilence , & d-demi-voix ) Si, mon Cousin ; & voyez , li je fuis fachee ? —Ah ! Zemire ! —Mais, mon cher H ' v , en ferez-vous plus heu- reux ? —Oui, oui, oui ! etre aime de vous Zemire ! ah!... vous ne fauriez avoir d’idee d’un ft grand bonheur! —Vous comptez done queje vous aime ? --{Interda ) Je fuis un temeraire... Ah-Dieu !... mais voyez ma rougeur... —Va, mon Ami, tu ne t’es pas trompe ; tu m’es cher comme Parent... tu me le ferais davantage encore, ft je ne craignois de deplaire a mon Pere; car pour Marnan, je te l’ai deja fait entendre, elle t’aimerait a tous les titres que je te pour- rais donner-. Pendant cette reponfe, Philippe avait entraine fa Cousine, dont il avait pris la .main, derriere un trumeau, & il etait L’Honncur ecliple. 7 tombe a fes genoux. II y etait encore , cou- vrant de baisers cette belle main ; lorfque M. H** entra. Les deux Amans demeu- rerent immobile? : Le Pere lui-meme , mal- gre fa fureur , cherchait des expreffions, & n’en trouvait pas. Mais enfin Forage creva , & les epithetes les plus fortes for- tirent avec impetuosite de la bouche de ce Pere irrite , qui fe croyait outrage par fa Fille , par fon Neveu , en-un-mot, par fes Enfans. Le volcan termina fon erupption , par une defenfe abfolue a Zemire de fe trou- ver jamais feule avec Philippe; que M. H** , en fe calmant, voulut bien feire-Pemblant de croire le feul coupable. 11 ordonna en- meme-temps a fa Fille de fe preparer a deve- nir la Femme du C. Cene furent point de vaines paroles , que celles de M. LP* : Philippe fut relegue dans un endroit de Fhotel, oil la communi¬ cation avec fa Cousine devenait impoffi- ble ; il ne mangea plus a la table de fort Oncle, & tome fanviliarite ceffa abfolu- ment. A ce traitement, deja fi rigoureux, fe joignit la perfpeftive de peines plus cruel- les encore ; une expulfion totale , & le ma¬ nage de fa Cousine avec le C.... --Bon l bon ! disait l’Amour, en planant fur cette maison ; me voila sur de deux coeurs: laif- fons reposer mes fleches dans mon carquois ; la contrainte m en tiendra lieu-. En-effet, feparee de Philippe, Zemire, qui ne l’ai- 8 VII me . Nouvellc y jnait qu’avec tendreffe, l’aima eperdument. Philippe, qui ne fesait qu’adorer Zemire, lorfqu’il la voyait a chaque inllant, devint ivre d’amour, quand il ne la vit plus ; il lui paffa dans l’efprit cent projets funeltes, dont celui de mettre le feu a l’hotel, & de ruiner fon Oncle, pour obtenir enfuite Zemire pauvre, n’etait ni le plus fou , ni le plus coupable. Il n’en executa aucun : I’Amour & la contrainte travaillaient pour lui. Zemire au desefpoir , recut le C...., la premiere-fois qu’il vint lui faire fa cour, de-maniere a lui oter l’envie de l’obtenir pour Femme. Sa Mere lui en fit des re- proches: mais Zemire s’expliqua fans detour avec cette Mere indulgente, & mit taut de douleur & de larmes dans fes plaintes , que cette bonne Mere crut devoir la con- foler. L’amour rend fine & rufee la Beaute la plus naive : Zemire, raffuree par Ma¬ dame H + *, parut contente. Mais tous les jours , c’etait de nouvelles demandes , que les larmes fesaient toujours accorder : Philippe ecrivit: on permit de lui repondre. Apres, il fut desire de fe voir: ce point fut difficile a obtenir; mais la Maman fe laiffa encore gagner. Enfuite, on en vint jufqu’a fe parler , toujours fous les yeux de Ma¬ dame H**. Enfin , on fe vit Ians temoin , & la Maman ferma les yeux. L’Honneur eclipfe. 9 Tout cela fe paffait, pendant que M. H** tonnait centre la Fille , qui avait econduit le C... , & qui retusait, le plus refpec- tueusement poffible, toute visite de fa part. Enfin la penecution du Pere, !a facilite de la Maman, amenerent un-jour entre les deux Amans, la converfation fuivante: ■—Que je fuis malheureuse , mon Cou¬ sin ! —II vous aime ; vous etes fa Fille unique. —Eh-bien ? —Si vous vouliez.... Ce que je vais dire n’eft peut-etre pas d’un Amant delicat: mais enfin , quand tout autre moyen manque, & que la vie en depend ?... —Mais vous n’achevez pas ! —Si vous vouliez... nous ferions certaine- ment I’Un a 1’Autre. "Ah! pariez , mon Cousin! —II y a un moyen d’y determiner mon Oncle. —Quel eft-il ? —Je n’ose vous le dire. —Eft-ce done une mauvaise- a&ion 1 --Non , dans un fens. —Mais qu’eft-ce ? —Je ne vous le dirai jamais. —Mon Cousin ( dit alors Zemire avec douceur) que je juge au-moins fi je puis employer ce moyen-la ? —Exigez-vous que je le dise ? —Je vous en prie. —Adi Ze¬ mire , commandez, ou je ne vous le dirai pas. — Va , tu te fais bien preiTef’! — ( a fes genoux ) Mettons un Tiers, ma chere Vie , chins nos interefs. —Quoi! tu te fais prior, pour me dire ce que je''bride d’envie de faire Gui, mon Ami, parlons a Ma- IO V!I mc . Nouvclle, man; touchons-Ia par notre tendrefle , par nos lames ; je fuis sure que nous la vain- crons. —Non, Zemire; elle craindrait trop de desobliger votre Pere. —Je ne te com- prens done pas! —Ce n’eft pas votre Ma- man, qu’il faut mettre ^intelligence avec nous. —Eh', qui donel —Un Autre-vous- meme, Zemire. —Explique-toi, mon Ami; le temps eft precieux : vrai, je ne t’entens pas. —Un Autre-vous - meme , Zemire.... Quoi! vous n’entendez pas ce langage ?... N’etes-vous pas pour ma Tante ,... une jiutre-elle-mane-'t Zemire rougit, fans nean- rnoins entendre bien - clairement encore. —Comment... enverite... vous n’y penfez pas, mon Cousin ! —11 n’y a que ce moyen , chere Zemire: permettez a votre Amant... de l’employer.... un Etre innocent, qui nous dsvra le jour a tous-deux, qui portera ion nom-... Zemire prit un air tres-ferieux. —Laif- fons cette matiere, mon Cousin : Je n en- trerai jamais dans le mariage par cette porte-la. —II n’en eft pas d’autre, au degre de parente oil nous fommes, pour obtenir les difpenfes de l’liglise. —Ecou- tez, mon Cousin : la vertu eft , je crois , effencielle aux Femmes : je fuis entre deux precipices: je tacherai de les eviter tous- deux , & de ne perdre ni mon innocence,, sii vous. Je fens bien qu’il faut un petit II L’Honnenr eclipfS. facrifice , je le ferai. Nul autre Objet au monde que vous, ne pourrait me deter¬ miner a une fauffete; mass pour vous , mon Cousinje ferai l’impoffible. Ne nous deshonorons pas I’Un & 1 ’Autre ; vous , en corrompant votre Cousine pour l’epou- ser ; rtioi, en me rendant indigne de porter votre 110m, qui eft celui de mon Pere , afin de le porter.... Je me charge de tout; je feindrai ce que vous proposez.... J’aurai bien-plus de force , pour foutenir la colere de mon Papa , enveloppee dans mon inno¬ cence , que je n’en aurais etant coupable , & je n’exposerai pas... la vie peut - etre d’un... '—Adorable Zemire! s’ecria Philippe, ( voyant qu’elle n’achevait pas ) , que je fois a vous; voila tout ce que je demande ; les moyens me font indifxerens; je prefers celui que vous approuvez-. Cet entretien met au-fait du ddfein de Zemire. Elle pi it des boiffons raffraichif- fantes , qui fans incommoder fa fante 3 la maigrirent un-peu, & firent palir les roses de fon teint, deja peu colore. Enfuite elle employa petit-a-petit un moyen que je ne dirais pas clairement fans faire rire : Ce moyen gatait infenfiblement (en-apparence) la partie la plus importante de la tailie de- liee de Zemire... Quelq ues mois apres , un-jour, en for- tant de table, M. H** jeta les yeux fur fa Fills , & les y tint fixes. Zemire s’at- A 6 1 1 VII me . Nouvelle , tendait depuis quelque temps a cette mar¬ que d’attention de fa part: cependant elle rougit jufqu’au blanc des yeux, en fe voyant ainfi regardee; & lorfque fon Pere, d’une voix alteree par la fureur ( car le Bon-homme etoit fujet a cette maladie ) appela Madame H’ + , elle faillit de s’e- yanouir. —Pourriez-vous me dire, Madame, ce qu’a votre Fille ? Mais... rien, mon Ami... Qu’as-tu, Zemire mondieu, mon Enfant, comme tu te tiens mal! — Je crois, Ma¬ dame , qu’elle a encore plus mal-agi qu’elle ne fe tient ! Mais, corbleu ! fi mes con- jedlures fe verifiaient, malheur fur la S. ( ce mot ne s’ecrit pas ) qui m’aurait desho- nore ! ~Mondieu ! mon Ami, quel lan- gage-1 A ces mots, Zemire , dans une fituation qu’il eft poffible de s’imaginer, tomba aux genoux de fa Martian , St couvrit fes mains de larmes, auffi reelles que fa faute Petait peu. Son Ptre voulut lui donner un fouf- flet, en disant: — Vous voyez, Madame , les effets de votre douceur-! La crainte qu’eut Zemire, de recevoir un traitement qu’elle n’avait jamais eprouve , d’une main qui l’avait toujours careffee, la fit evanouir bien-reellement, & forqa fon Pere a la fe- courir lui-meroe. Lorfqu’elle fut revenue a elle, on la portat fur fon lit : mais le L’Honneur ^clipfe. J 3 Grondeur , quoique terribkment irrite , n’osa plus tonner que de-loin. M. H** fulmina durant quelques jours s chaffa fon Neveu, le rappela moins d’une heure apres, & lui dit: —Tu as fait la faute •, tu la boiras. Ah * mon Gaillard! vous me faites de ces tours, a moi, qui vous regardais comme mon Fils , & vous me deshonorez 1... Corbleu! je faurai vous mettre a la raison !... Alons , je vais ob- tenir de bonnes difpenfes, & vous ferez maries, des qu’elles feront arrivees. —C’eft ce que je demande mon cher Oncle. —Je vous trouve bien infolent de me repondre, que c’eft ce que vous demandez ! Morbleu ce n’eft pas ce que je demandais, moi!... Mais elle vous aura, & vous Faurez ! Ah! je vous ferai voir que ce n’eft pas a moi qu’il faut fe jouer-! (Cet Oncle n’a pas grand-bon-fens 1 dira-t-on. Honorable Lec- teur , voila pourtant comme il faut etre pour s’enrichir..) Les preparatifs alerent auffi promptcment qu’il fut poflible. Enfin le jour du mariage arriva. Zemire quitta le matin tout ce qui deformait fa jolie taille : elle prit un corfet fouple , fe fit lacer ferre ; on 1’aurait preffee entre dix doigts. Sa Mere vint aupres d’elle. Mondieu ! mon Enfant ! prens - done garde f d’oii - vient te ferrer comme - ca t —Ne craignez rien , chere Maman, je fuis dans mon etat naturel-. La Maman i4 VII me . Nouvelle, ceda, fuivant fon ufage. On fut a l’autel ; on en revint : • “Ma-Fille, dit encore Ma¬ dame H**, j’ai fouffert que vous fuffiez a l’Eglise comme vous etes, a-cause du monde: on doit toujours eviter le fcandale : mais a- present, que vous voila de retour, il faut fonger a ce que vous portez. — Ma chere Marnan , repondit alors Zemire , en l’em- braffant, pardonnez-moi une petite trom- perie que j’ai faite , pour etre a mon Cou¬ sin , & faire a mon Papa un plaisir , auquel ii parait deja plus feasible qu’a tout autre, celui de me voir porter fon nom. Je fuis encore digne de vous , Maman, & de mon Pere : quelque tendreffe que j’aie eu pour mon Cousin , depuis qu’il eft a la maison , j’aurais mieux aime etre malheureuse , que de manquer a ce qu’une Filie bien-nee doit a fes Parents , & a elle-meme. J’ai feint ce que vous avez cru reel-. Tandis que Zemire fesait cette confi¬ dence , M. H** , qui s’etait appercu d’un entretien fecret entre la Mere & la Filie, avait dit a fon Neveu : — Voyons un-peu s’il ne fe frame pas-la quelque conjuration contre toi : ecoutons-. A Pinftant oil Madame H** embralTait fa Filie, en lui disant : “Ah ! ma chere Enfant! tu as doublement bien-fait: mais cachons encore ceci a ton Pere-: M. H‘* entra bruyam- ment, tenant fon Gendre par la main: •“Parbleu je na’en ferais doute i Eft-ce L’Honntur eclipfe. *s qu’une Fille a moi pouvait faire une fo- tise ? Mais pourquoi done me cacher une chose qui me tranfporte de plaisir ?. Viens, ma Fille , que je te montre a toute l’Affemblee , & qu’on fache que tu tiens. de moi, pour la vertu Sc la fineffe... Quant a vous, monfieur le bon Apotre , que je croyais plus ruse que vous n’etes , fongez que je n’y veux rien perdre , & que dans 1’an , il me faut un Garfon-... M. H** exe- cuta ce qu’il venait de dire : il traina la nou- velle-Fpcuse dans l’Affemblee : & la, fans beaucoup s’embarrafler de fa rougeur, il divulgua le fectet qu’il venait de furpren* dre, & tenant la faille de fa Fille entre dix doigts, il repefait: — Voyez, Mesdames-?.., Cette decouv'erte fit beaucoup d’honneur a Zemire ; mais il y eut des Gens qui ea rabbatirent d’un cran pour fon Mari. i6 Huit me * Nouvelle. Le Garfon - de - Boutique. u n riche Marchand de la rue du-Roule , d’une probite celebre, & Pere de trois jolies Perfonnes , dont chacune devait avoir en manage cinquante - miile ecus , s etait fait un plan-de-conduite fort fage. Ce Nego- ciant, etait un Philosophe, mais de la phi- losophie du grand Frederic ( i ) ; c’eft-a- dire , qu’il etait ardent, induflrieux, & qu’il fe croyait oblige de former autour de Iui une fphere d’a&ivite, qui donnat la vie & la fubfiftance a tout ce qui Fenvi- ronnait. Avec ces principes, il fit tres- bien fes affaires , quoiqu’il eut commence avec un fond prefqu’entierement d’emprunt. Auffi M. D’ Aubujfat etait-il de province, & fes Parens ne l’avaient pas , des 1’en- fance, abreuve de la pernicieuse maxime des Parisiens, qu’i/ faut joutr (a) : aucon- (1) Le roi de Pruffe. (2) Je crains fort que certaineS idees de /. /. R, repandues dans tons tes Ouvrages , & mal-interpre- tees , n’aient autorise cette maxime , qui n’etf vraie que pour les Sauvages , & toujours fauffe ches PHomme-en-fociete , fur-tgut dans noire regime a&uel. ( Oulis ,) VIh me . Nouvelle, &c. 1 7 traire, il en avait une autre qu’il repetait fouvent, & qu’il disait tenir de fon Pere, c’eft que , fe reposer fur ce quon a accu- mule par fon travail, cefl le diffiper. Cet Homme aftif avoit ordinairement ches lui, pour Garfons-de-boutique , les Fils de fes Confreres les plus riches , que fa reputation engageoit a lui confier, pour les former , & leur donner de l’aftivite. M. D’Aubuffat s’y pretait volontiers, & tachait de ne rien negliger. II avait un double motif; le premier fans-doute , etait de repondre a la confiance des Parens: mais le fecond regardait fa famille; c’esait de fe choisir des Gendres dont il fut sur. Car ce Pere - la, veritable antipode des Peres ordinaires, pretendait qu’on ne doit exifter que pour fes Enfans . des qu’une- fois on leur a donne la vie. Il affurait, que les Enfans , pour etre refpeftueux, foumis , pleins d’ardeur pour le travail, n’avaient feulement besoin que de cette conviftion, & qu’elle-feule donnait toutes les vertus. Je crois qu’il pouvait avoir raison. De tous les Jeunes-gens de Paris qu’il eut dans fa maison , il n’en trouva pas un qui lui convint parfaitement, quoique fa Fille-ainee fut moins difficile : mais la Se- conde, qui etait d’un merite infmi, pen- fait comme fon Pere, & ce fut pour elle qu’il reserya tous fes foins. Enfin, il lui VIII me . Nouvelle, 18 arriva un Jeune - homme de province , nomme De-CourbuiJJon, dont je vais efquifier la figure & le cara&ere. Qu’on fe represente un Garfon de cinq - pieds - quatre - pouces ; l’air nourri ; 1’ceil & le fourcil noirs; de longs cheveux ; les joues pleines 81 du vermilion le plus vif; une barbe qui promettait d’etre four- nie ; mais qui ne fesait encore que de coto¬ ner ; des epaules quarrees, & une taille dans les plus belles proportions; la jambe la mieux tournee; une demarche ferme , & qui pouvait devenir noble : avec cela de l’efprit, de la douceur, de l’ardeur au travail, & des moeurs innocentes : Tel etait De - CourbuilTon a l’age de dix-fept ans - & - demi, lorfqu’il entra Garfon-de- boutique cites M. D’Aubuflat. II n’etait pas forti de Parens fortunes; c’etait fon unique defaut. Le Marchand fentit tout-d’un-coup que c’etait un tresor : il fe proposa de donner tous fes foins a le former. Sa conduite, avec les jeunes Parisiens, fils de fes Con¬ freres , etait ce qu’on appelle honnete : il les traitait avec une politeffe obligeante, les reprenait avec difcretion, & ne cher- chait pas a metre leur caraftere a ces epreu- ves, par lefquelles on en tate la force, & Ton peut fe convaincre de toute la valeur d’un Homme : Il n’en fondoit, ni l’energie, ni meme la probite, cette qualite fi rare Le Garfon-de-boutique. 19 au/ourd’hui, que Ton feint cependant de croire fi commune, & dont un fieffe Frip- pon fe facherait-fort qu’on Ie foupconnat de manquer. En-effet, ces tentatives euffent ere deplacees avec des Jeunes-gens polis ? pour lefquelles toute verite dure, quoi- qu’utile, eft une groffierete : car nous fom- mes dans un fiecle ou les Hommes font plus chatouilleux, & moins delicats que jamais. Ce n’etait pas manque de zele , c’etait impoffibilite, ft le fage d’Aubuffat ne faisait pas avec les Fils defes Confreres, tout ce qu’il aurait pu faire. Avec le jeune De-CourbuifTon, c’etait autre chose: ce Jeune-homme lui etait abfo- lument abandonne. Ainfi des qu’il l’eut, fon premier foin fut de fe debarraffer des an- ciens Garfons: parce-qu’avec ce Sujet neuf; il falait une conduite neuve ; & s’il avait garde quelqu’un des Anciens avec le Nouveau, c’auroit ete un Confeiller dan- gereux , qui aurait infailliblement commu¬ nique l’ancien efprit, avec tous fes abus, En-fait de reforme, on doit toujours de- truire Fancien levain : Un Homme, par- exemple, qui voudroit avoir de bons do- meftiques, n’aurait pas d’autre parti a prendre , que de renvoyer tout fon monde, de fe fervir lui-meme pendant huit jours, afin que Fair me me de fa maison fut purifie, & de prendre enfuite des Sujets neufs bien- 20 Vifl me . Nouvelle, choisis , & fur-tout qui ne parlaffent jamais aux Domeftiques expulfes. La feconde precaution de M. D’Aubuffat avec De-Courbuiffon , qui n’etait pas moins importante que la premiere, fut de fe mon- trer a fon Fleve , fous le jour le plus avan- tageux, comme honnete Negotiant, comme Fpous, comme Pere, comme Ami, comme Citoyen. Cela n’etait pas difficile a M. D’Aubuffat. La troisieme chose a laquelle il donna fon attention, ce fut d’entretenir dans fon nouveau Garfon, une idee qu’il trouva dans fon efprit, & qu’il aurait tache d’y mettre, fi elle n’y eut pas ete : C’eft que tout efpece de travail, dans l'etat qu’on embraffe, eft honorable , & qu’il n’y a que 1’oifivete qui foit honteuse. II mit De- Courbuiffon a tout, & parvint a lui infpirer du mepris pour ces Fats en longs cheveux, en habit noir , qui paffent leur jeuneffe fur la porte d’une boutique , ou a folatrer dans des magasins. Pour l’y encourager par une exemple efficace , M. D’Aubuffat avait foin que fes Filles rempliffent elles-meme tous les devoirs de leur Sexe ; les ouvrages de Femme paffaient par leurs mains , a l’ex- ception des moins propres: encore M. D’Au¬ buffat disait-il, quelquefois, qu’il aurait ete honorable pour elles de les faire avec pro- prete, comme autrefois les Filles meme Le Garfon-de-boutique. zi des Rois. 11 y avait cependant des Domef- tiques dans cette maison ; une Cuisiniere ; une Femme-de-chambre pour la Mere & les Fiiles ; & un gros Garfon qui avait foin d’un beau cheval, conduisait les balots de marcbandises fur un haquet, &. fervait de fecond au Garfon - de - boutique , lorf- qu'il y avait des operations qui demandaient plusieurs Perfonnes. Mais dans ces cas-la, M. D’Aubuffat lui-tneme, en vefte & en bonnet, honorait le travail, en mettar.t la main a 1’ceuvre , & n’etait pas celui qui fe menageait davantage. Ce fut ainfi que ce digne Negotiant forma un Sujet qu’il trouva digne d’etre forme. De-Courbuiffon profita de fes foins paternels , & des exemples d’une jeune & charmante Perfonne , fille du Marchand; la Beaute, lorfqu’elle veut rendre la vertu aimable , y reuffit mille-fois mieux qu’a feduire & a corrompre: c’eft que la pre¬ miere deftination lui eft naturelle ; & que faire aimer le vice , eft un but force, ou elle fe dement elle-meme ; le beau & le bon n’etant qu’une meme chose. Apres qne M. D’Aubuffat eut mis fon £leve dans le train-de-vie qu’il voulait lui faire fuivre, il travailla fecretfement a fe donner fur fon caraftere, fes ntoeurs, fes penchans , fes vertus, fes vices, s’il en avait, toutes les lumieres poffibles. II le mit a differentes epreuves. VIII mc . Nouvelle , 21 La premiere fut celle de la probite. M. D’Aubuffat ne donnait pas une certaine importance a cette epreuve j parcequ’il la croyait fuperflue : Cependant conwie la probite eft effencielle dans un Negotiant; & qu’il arrive fouvent que des Gens qui fe croient d’ailleurs fort honnetes, la bleffent de differentes manieres, il commenca par cette vertu. Un-jour, il laiffa une grande quantite de pieces d’or, eparpillees dans 1’on cabinet, oil De-Courbuiffon etait dans I’usage d’entrer. Cette tentation etait grof- fiere , & la viftoire peu difficile , dira-t-on. Mais le fac , qui avait Fair par fa position, de s’etre ouvert de lui-meme, etait pres d’une fenetre, au-basde laquelle fe trouvait un puits : quelques louis etaient meme juf- ques fur la margelle , d’autres s’etaient giiffes entre des platras reftes dans la cour, &c. De-Courbuiffon entra dans le cabinet, il vit l’or; & fon premier mou- vement fut de le ramaffer ! Il remit dans le fac tout ce qui etait epars dans le ca¬ binet ; regarda foigneusement; trouva des louis entre les fentes du parquet; defeendit dans la cour; y chercha de-nieme, & s’ar- reta un-inftant a confiderer le puits , lorf- qu’il eut tout ramaffe. Il eft a obferver qu’il etait alors feul, ou paraiflait feul dans la maison ; e’etait un jour de fete, & la boutique etait fermee. Quand il eut fenu tous les endreits oil il y avait appa- Le Garfon-de-boudque. 23 rence que quelque piece pouvait s’etre gliffee , il lia le lac, & le remit en place , fans compter. II lit enfuite la chose qui l’avait attire dans le cabinet du Marchand; apres quoi, il fe mit a lire unLivre que M. D’Aubuffat lui avait prete. C’etait un dies Ouvrages de M. l’Abbe De-Mabli s alors nouveau , je ne fais lequel. M. D’Au¬ buffat parut enlin. De - Courbuiffon , en 1’appercevant, lui dit: — Monfieur , un de vos facs s'eft delie ; il s’ell repandu des louis jufques dans la cour ; je crains merne qu’il n’en foit tombe dans le puits, —Voyons , mon Ami; comptons - les...., Les avez-vous comptes ? —Non, Monfieur, —Voyons-donc. Le Marchand compta. Sur cinq-cents, il en nianquait trois. — Il en manque trois , dit-il a De - Courbuiffon : voyons , mon Ami, s’ils ne feraient pas ici l Avez-vous visite par-tout ? -Par-tout, Monsieur-. On chercha de - nouveau , fans rien trouver. M. D’Aubuffat, qui ne voulatt pas feule- ment fe convaincre du fait materiel de la probite, mais de la deposition morale de fon ffieve , l’obfervait en cherchant. Aucun trouble lur fon visage. Apres qu’on eut tout tenu, De-Courbuiffon dit: —Monfieur, je ne crains que le puits: il y avoit deux louis fur la margelle. —En ce cas, voyons done encore-,... & il parut hesiter, cher- chant a intriguer le Jeune-homme, Maif. 24 VI/I me . Nouvelle lui trouvant une ferenite qui inarquait une innocence fi parfaite, qu’elle excluait juf- qu’a la moindre idee de tentation, il crai- gnit, en pouffant l’epreuve auffi loin qu’il 1’avait d’abord resolu , de bleffer cette pre- cieuse innocence, il favait ou etaient les trois louis ; il les retrouva en presence de Courbuiffon , etudiant en ce moment l’ef- pece de joie du Jeune-homme; elle ne fut que celle des louis retrouves , & de ce qu’on etoit quitte de la depenfe & de 1’embarras qu’aurait cause la recherche dans le puits. Fort-content de ce premier effai, d’une probite materielle, pour-ainfi-dire , Mon- fieur d’Aubuffat en fit enfuite de plus deli- cates , fur 1’aunage, fur Ie prix des etoffes ; il voulut voir, fi la probite de fon Fleve etait fondee fur les principes de l’equite naturelle & du droit reciproque des Ci- toyens les uns envers les autres. On fait qu’il y a des Garfons, d’ailleurs excellens Sujets , incapables peut-etre de tromper i’Acheteur pour eux-memes, qui fe croient tout permis pour l’interet de l’Homme qui leur a donne fa confiance : on fait encore que ces Garfons fe vantent a leurs Mar- chands de ces petites tromperies ; que ceux-ci le plus fouvent n’y applaudiffent pas de bouche, mais feulement en redou- blant d’affe&ion pour le Garfon qui agit ainhj en le louant par-tout, &c. Cette conduite Le Garfon-de-boutique. 25 conduite eft tres-dangereule ! &i Celui qui a tronipe pour le compte d’un Autre, fe permettra facilement un-jour de tromper pour (bn avantage particulier ( * ). Mon- fieur D’Aubuffat eut la fatisfa&ion de trouver De-Courbuiffon penetre des vraies maximes de juftice & d’equite naturelle: Mais dans une circonftance oil il etait cer¬ tain que fon Marchand perda'.t fur une etofe de rebut , cet induftrieux Jeune- hornme trouva un moyen d’eviter cette perte. II proposa de lui-meme au Mar¬ chand , de retrancher un div.ertilTement qu’on prenoit tons les jours de boutique fermee; de reduire le deilert aux fruits les plus connnuns de la faison pendant un temps; cn-un-mot, de fupprimer tout ce qui n’etait que d’agremen:, & que la for¬ tune du Marchand le mettait a metne de procurer a fa Famille. M. D’Aubuffat fuivit a-la-lettre & fcrupuleusement ce corned; l’etofe fut vendue a perte , & cependant Perfonne n’en fouffrit. Reftait un autre genre d’epreuves en¬ core plus dfficates. De-Courbuiffon etait un Gar fon vigoureux, bien-conftitue ; dont les fens paraiffaient avoir toute l’energie poffible. La Femme-de-chambre etait jolie, {*) Toutes ces reflexions m’otit ete comnuiniqueei par M. D’Aubtiffat. ( Dulit. II Yol. B 2 6 Vlil me , Nouvclle , propre , & meme elegante : C’etait une groffe Fille d’environ vingt-cir.q ans ; qui avait un bel ceil; le fourcil noir; le teint anime , & la peau fort-bianche : en-un mot, c’etait un morceau appetiffant, fur- tout pour un Jeune-homme robufte , &de province, ou Ton n’a pas encore le gout des Squeiettes a taille coupee en Guepe. M. D’Aubuffat attendit que la connaif- fance fut entiere entre ces deux Jeunes- gens; & lorfqu’illes crut familiers, autant que le peuvent etre des Perfonnes qui vi- vent dans la meme maison, & mangent a la meme table (* *), il les laiffa feuls ( en- apparence ) un-jour de fete. Brigitte (c’efl le notn la jolie Femme-de-chambre) etait enjouee , un-peu causeuse, & d’aileurs tres-bien dilposee pour De-Cour-buifion, qui avait pour elle les deferences de poli- teffe , que tout Honnete-homme a pour les Femmes. EHe vint aupres de lui. Rien de plus naturel. ■—Volts lisez, ou vans tra- vaillez toujours , . M. De-Courbuiffon ? —Je travaille lorfqu’il le faut, Mademoi¬ selle Brigitte, & je lis pour eclairer mon efprit, qui en a besoin. —Eft-cc qu’a vo- tre age, un-peu de converfation avec les ■r -. . . . (*) Beaucoup de riches Negociahs.de Pan’s * dbnt h s Epouses ont des Femmes-de-chambre , Jes font manger k leur table ; ce qui eft un tres-louable ufage« ( Dulls, Le Garfon-de-boutique, 27 Viyans, ne vaudrait pas un Livre mort., qui ne peut vous repondre, ni rire avec •vous ? — Certainement, quelque bon que foit un Livre , il ne vaut pas une conver- fation animeela voire par-exemple : mats il vaut mieux que ce que disent fcien des Gens ! —Vous eres honnete. Causons- donc. —Voiontiers , Mademoiselle Brigitte. —Monfieur vous aime bien. "—Jo ne fu'is pas ingrat: je I'honore comma liton Pere. —Madame ne parle de vous qu’avec ef- time. —Et moi, je ne penfe a une fi digne Mere-de-famille qu’avec veneration. —Pour Mesdemoiselles, il eft certain qu’elles vous confiderent beaucoup. — Je ne iaurais vous dire, de inon cote, conrbien je les rel- pefte. —Nous vous aimons tous : moi , par-exemple , je vous mets audeffus de tous les Garions-de-boutique que nous avons eus ici. —Vous etes trap-bonne a •mon egard, & furement un-peu ifijufte en- vers mes Devanciers. —0’n que non! des Fierpets, desMoqueurs. —Des Moqueurs! vous m’etonnez! De qui pourrait-on fe moquer, dans une rnaison comme celle- ci! —De qui ? rnais de ceux qui ne font pas ft riches qu’eux & qui pourtant ne rece- vaient pas tranquilement les petites fami- liarires de ces Meflieurs. —Je vous affure , Mademoiselle Brigit te , qu’en ce cas , je ne Puis expose a me moquer de Perfonne. —Vous vaudriez mieux, fans une oLole, B 2 z8 VIII me . Nouvelle, qu’eux avec une fortune de cent-miJle- Jivres. —Votre prevention en ma faveur eft bien-flateuse! je voudrais la meriter. J’ai un Pere, Mademoiselle , honnete & Page Vieillard, qui m’a fouvent repete cette maxime: « Mon Fils, avec tes Infe-r 3) rieurs, ft tu en as , penfe que tous les ?j Hommes font egaux : Avec tes Supe- rieurs, penfe le contraire ; & tu te con- 3> duiras au bon plaisir d’un-chacun: Car si tous les Hommes font egaux; mais il faut 3) une fubordination comme s’ils ' ne l’e- » taient pas: celle du Domeftique ou de 3> FOuvrier pour le Maitre; du Garfon-de- 3> boutique pour fon Marchand ; du Fils 33 pour le Pere ; du Sujet pour le Prince ; 33 de toute la Jeuneffe pour les Vieillards. 33 Mais il faut aumoins autant, que tout 33 ce qui eft eleve, ait de la complaisance 33 pour ce qui eft en-apparence plus bas. 3> Aoila Mademoiselle, ce qui fera toujours la regie de ma conduite. Je refpecle mes Superieurs; j’aime mes Egaux ; & je n’ai point d’Inferieurs. —A! c’eft bien penfe, M. De-Courbuiffon ! avec ces principes- !a, comme le dit Monfieur votre Pere , on eft aime de tout le monde. Je crois que vous ferez tin bon Mari, & je trouve heureuse Celle qui vous aura ? —Si elle n’etait pas heureuse, je vous affure que je ne le farais guere ; mais j’y mettrais tous mes foins, —Oh ! le bon-Garion Avez- vous une Maitreffe, M. De-Courbuiffon ? —Mondieu ! Mademoiselle , comment vou- driez vous, qu’a mon age , fans etat,igno¬ rant , incapable, je fuffe affes ose, pour aler proposer a une Jeune-per forme d’unir fon fort au mien? Jene fongerai au ma¬ nage , que lorfque je pourrai rendre heu- reuse ma Femme, & bien-elever mes En- fans. — Oivmais , on peut avoir une incli¬ nation en attendant: quelqu'un nous plait; on n’eft pas maitre de n’y pas fonger ; de ne pas desirer d’avoir fa converfation. Voila ce que j’appelle , avoir une Maitreffe. —Non , Mademoiselle, je n’en ai point. Ce n’e/t pas que je n’aie vu des perfonnes qui m’euffent beaucoup plu : mais comme il n’cft pas fur que je les puilfe obtenir, je me permets a-peine d’y arreter ma penfee : car je fouhaite , s’il eft polfible, de porter un coeur neuf a mon Spouse. —Vrai vous m’enchantez , M. De-Courbuilfon ! Mais il y a bien-peu des Jeunes-gens qui pen- fent comme vous!.... Tenez, je fuis un- peu curieuse.... Avez-vous des vues bien- relevees pour votre etabliffement ? —Re¬ levees ? non. Je ne fuis pas riche. —Je voudrais bien que vous me fiffiez un p’aisir : Ce ferait de me dire, s’il y a, a-present, Quelqu'un qui vous plairalt pour le mar¬ riage ; ou fi vous etes dans une parfaite indifference, —Je n’ai pas encore arrete ma penfee fur ces choses-la. —Par exemple B 3 3 o VIIl mc . Nouvelle, (ce n’eft qu’une fupposition qui ne fignifie rien, moins que rien) me trouvez-vous jolie ? —Oui, certainement, Mademoiselle Brigitte; tres-jolie. —Enverite ? —Bien- fincerement. —Si, ( c’eft encore une Hip¬ pos! non ) fi je vouS aimais, par-exemple , m’aimeriez-vous auffi ? —Je puis vous affurer, Mademoiselle, que ft une Perfonne de, votre merite & de votre figure rn’ai- mait, jc me trouverais fort-heureux : car je s ous crois tout ce qu’il faut, pour faire le bonheur d’un Homme. —Ah ! M. De- Courbuiffon» que vous etes, poll! — Je fins vrai. —Yous m’aimeriez done ? —Je ne crois pas qu’on put vous refuser fen cceur , fi- vous aviez donne le votre: 1 ’Homme qui vous epousera., aura une ebarmante Compagne ! —Ah !... que ne, fuis-je afies riche!... —Pourquoi riche ? le. travail, 1’economievoila les premiers. Hens. —II eft vrai, M. De-Cour.buiffon: mais enfin., il faut des avances, pour un commerce, & fi. une Femme, n’appor.te rien, il y a bien de la. peine a avoir !... —Vous avez raison, pour la peine: Mais , Mademoiselle, je ferais afies du. fentiment de ne pas redrercher. une Femme riche. Un Mari, qui. fait le fort de foil Spouse, me femble mieux a fa place; il eft plus refi- peflabls, plus Mari. —C’eft vrai! tout ce que vous me dites me furprend: il n’y a pas de Jeime-homme qui penfe comma. Le Garfon-de-DOunque. 31 vous... Cependant, je vous dirai que je ne liiis pas abfolument fans dot: Je ibis Fille d’un riche Fermier du Gatinois , & pent- etre. aurai-je bien vingtcinq ou trente- inille livres-. —Vous etes riche , Mademoi¬ selle Brigitte l —Jefersici, parce-que je prefers la vie de Paris , telle qu’elle foit, a celle de la Province. On y eft riche, comme vous ikvez, fans en etre plus heu- reux. Arnoi, par-exempie , on voulait me donner un Fils de Fermier, riche de plus de cinquante-mille livres-: mais- groffier , brutal, n’aimant que les Chiens & les Ghevaux, moins brutes que lui. Je Fai refuse. Mon Pere m’a trainee fort-dure- merit , parce-que cette alliance lui- con- venait; mais heureufement rna Mi-ire m’a envoyee a> Paris , pour me fouhraire a fes duretes., & il ne m’en vent plus. J’en fiiis charmee; car j-’etais au desefpoir de desobliger un Pere qui nous aitne beau- coup, mes-Freres-& moi. — Je vous-eftime infiniment de ce que vous me dites-la, Mademoiselle: j’aurais.ete peine qu’uneFille de v.otre r merite eut ete mal avee ion Pere: —Vous etes-bien bon, M. De-Courbuif- fon !.... Crcycz-v.ous que nous fuffions heureux enfemble ? —Mademoiselle, cette queftion de votre part, fuppose bien des choses! Gar--, ainfi qua vous, j’ai un bon Pere & une exceilente Mere ! Je pour-rais, ainfi que vous, peut-etre, me refuser a une B 4 VII! me . NouveVe, 32, union qui me rendrait malheureux : niais certainement, je ne prendrais jamais de resolution, meme a 1’egard d’une Perfonne que je trouverais auffi digne d’etre aimee que vous Fetes, fans avoir leur approba¬ tion. Que fais-je moi, s’ils n’cnt pas des deffeins que je contvarierais ?. Pardon , Mademoiselle, fi je vous parle un-peu li- brement. — Je vous allure, M. De-Cour- builTon, que fi M. Jeorion vous eut ref- fiemble... II ne me convient pas d’en tant dire. mais, c'eft que je vous trouve ce que je n’ai jamais trouve dans un autre Gallon... que vous, & je ne voudrais pas, je vous l’avoue, mar.quer mon bon- heur , par trop de mauvaise timidite. ■— Cenainement , Mademoiselle, fi j’etais defline pour vous, je vous aimera s ten- drement, foyez-en fur. Mais , fi vous vou- lez , m’en cioire, nous ne nous dirons rien en-particulier, que nous ne puffions nous dire devant les Gens-de-la-maison. Atten- dons tous-deux que les circonfiances fe presentent, oil nous pourrons parler a nos Parens. Quand a moi, vous voyez que je ne fais que commencer a apprendre le commerce : les ailes doivent etre venues a FOiseau , avant qu’il quitte le nid de fes Pere & Mere, & cherche a s’en conftruire Un lui-meme. Tenons-nous dans la position qui nous convient; moi, re/peftueux a votre egard, & zele a vous fervir; vous , Le Garfon-de-boutique. 33 Mademoiselle, dans l’attachement a vos de¬ voirs , & la foumiffion que vous devez a vos Parens: vous avez refuse le Parti qu’ils vous ont offert; ils pourraient bien refuser a leur tour celui que vous leur presente- riez. Mon avis eft d’attendre. —Ah ! De- Courbuiffon 1 on voit bien que votre coeur eft tranquille !... Eh-bien... je... vous aime... Croyez qu’il faut que je n’aie pas ete mai- treffe de le cacher, puifque ce fecret m’e- chappe-! (des larmes coulerent. ) De-CourbuilTon, d’autant plus vivetnent emu, qu’il etait plus neuf & plus innocent, fc pencha vers Brigitte pour la confoler. Son aiftion avait 1 ’air de cnercher a prendre un baiser. La Jeune-fJle lui tendit les bras : mais comme il s’arreta , ejle fe jeta dans les fiens, en lui disant : — Aimons-nous, St j’attendrai-. De-Courbuiffqn friffonna ; non de I’idee du peril; il ne le connaiffait pas; mais de celle d’une inclination derc- bee dans une maison honnete; ches des Gens refpe&ables , qu’il lionflorait, &. de- vant lefquels il voulait que fon coeur fut toujours ouvert. Il remit doucement Bri¬ gitte fur fa chaise , & lui dit : —Bonne & aimable Fille, croyez que je fens tout le prix de votre affe&ion : mais faire 1’amour ici, ne ferait pas convenable. —Eh-bien, donnons-nous des affurances : pour moi, jq fuis prete a vous donner routes celles que yous youdrez,., Vous ne me repondez » 5 34 p-f/fmc V pa Ah ! Courbuifibn ! vous ne fentez rien encore!... je ie vois clans vos regards tranquiles... Mais j’en ai trop dit, pour m’arreter; il me faur votre coeur, ou je ferai au desefpoir : je ne puis vivre fans cette affurance. L’occasion que nous avoirs aujourd’hui fera peut-etre 1’unique : con- venons de queltjue chose.... Je fuis pref- fante : ft vous m’aimez , cela vous flat era; ft vous me ltaiffiez;.. —Vous etes trop aima- blc pour qu’on puiffe vous hair: voyez a mes larrnes combien j,e fuis touche. Cette tentation eft audeftus de. mes forces, & je veux la fuir... Je fuis plus emu quevous. ne Ie croyez ! Mais, Mademoiselle, je vous faille; je vousferajstart, en reftantdavan- tage; eh! qui fait jufjju’Ou me porterait mon emotion !:.. Je fuis jeune ; vous etes jolie; ft rien ne s’opposait k nos desks , je nhturais qu’un mot a dire, & une chose a faire. Mais j’ai des devoirs facres envers mes Parens, envers M. D’Aubuffat, & envers vous;je neles violerai pas. Adieu,. Mademoiselle Brigitte ; je me retire; a refter davantage il y aurait de la presomption-. Dt-Gourbuiflbn quitta aufllfot Brigitte , & fe retira dans fa chambre. On ne croira pas, que Ml D’AnbufFat fesait agir cette Fille: C’etait d’elle-merne qu’elle etai't auffi preffante. Eperdfiment amoureuse du Jeune-homme, elle profi- tait dune occrs'an inefperee, & qui ne La Garfon-dc boutique. 3 5. devait paiit-etre jamais rcveair , pour lui ouvrir fon cceur , & lui parier de fa for¬ tune. Quant aux aveux qu’elle a faits , & ceux qu’elle- a. foustentendus, cela ne. doit point furprendte V Une Fiile vigoureuse , nee a la campagne , bien-conformee, quit vient enfuite gouter de la vie douce de la; Ville, quiy prend une nourriture fuc- culente , luxurie ,. comrne disaient les-Launs,. tous les: fucs furabondent; & les paflions „ toutes materielles, l’emportent fur lesi principes & fur la raison. Voila pourquoi) le fejour de la “Ville eft ft dangereuxpour les; Paysans& telle etait la fttuation de Brigitte. D’un autre cote, jamais on ne vie d’Ohjet plus tentatif & plus voluptueux que cette Fillet c’etaientks ris, les roses, l’embonpoint , la. jeuneffe, mais dpanouie; & fovmee; le desir mcrr.c , avide , empreffe, quoi qu’une douce langueur temperat le feu de fes yeux noirs. De-CourfcuilTon eut cependantv la.' force de resifter. Ltait-ce vseftu ?... Je. crois qu’oui: quar.d il n’auraic pas commence a; fentit dans fon cceur la germe d’un tendre.attachement pour Made*- rttoiselle Cions DIAaihuffat, la feconde des trois Filles de fon ;Marchand, il n’eut peut- etre pas moins resifte. II n’etait cependant pas faux , en repor.dant comme il avait fait a la belle Brigitte. Il la trouvait reel— lement aitriable, & il j’aurait aimee., pour lers, ft ft?ti devoir. 1 ’y. eut. oblige.. On .let B 6 3 ^ V[[I me . Nouvelle, croira facillemenr, dapres le portrait que j’ai trace. M. d’Aubuffat, tbmoin fecret de cette eonverfation, fut enchante de fon Eleve , & de la politeffe qu’il avait mise dans fes reponfes. Car ce Pere eclaire avait penetre De-Courbuiffon, & lisait dans fon coeur mieux que lui-meme : il avait decouvert fa difposition a aimer Cloris. Comme il n’avait jamais doute qu’une de fes Filles ne fit im- preffion fur le Jeune-homme , il avait etu- die fes moindres regards , fes moindres gef- tes , qui etaient relatifsa quelqu’une d’elles. En-confequence, apres l’epreuve qu’on vient de lire, il commen^a auffi a etudier fes Filles. Callifle , 1’ainee , avait dixhuit arts, & Penelope , la plus jeune, environ feize: ( il n’y avait qu’un an de difference, entre Page de Cloris, & celuide fes deux Sceurs ) : la Premiere lui parut tres favorablement difpofee pour le Fils d’un Confrere, jeune Fat, qui avait demeure a la maison , & s’y etait affes-bien comporte, a la fatuite pres : c’etait un Parti fort-riche; & quoiqu’il de- plut au Pere, il ne crut ne devoir pas met- tre un obftacle infurmontable a l’inclination de fa Fille-ainee; le Jeune-homme, d’ail- eurs, fe comportait bien, & fe corrigeait un-peu. Quand a Penelope , elle etait en¬ core dans l’heureuse tranquilite de l’en- fance. Mais Cloris , par une forte de fytn- pathie avec De-Gourbuiifon, fuyait Pen.-; Le Garfon-de-boutique. 37 tretien de tous les jeunes Parisiens, fe tenait a 1’ecart, lisait fouvent, eerivait quelque- fois , & dechirait ce qu’elle avait ecrit. Elle fuyait De-Courbuiffon coramc les autres Jeunes-gens : mais elle ne parlait de lui, qu’en rougiffant un-peu. S’il venait a paral- tre , lorfqu’elle riait avec fes Soeurs elle devenait ferieuse auffitot, fans pourtant paraitre mecontente. M. d’Aubuffat continua fes obfervations pendant deux annees entieres, durant lef- quelles Brigitte ne put avoir un feul inflant d'entretien particulier avec De-Courbuif¬ fon. Madame d’Aubuflat, prevenue par fon Mari, y veiliait d’un cote; tandis que le Marchand y veiliait de 1’autre; outre que Ie Jeune-homme lui-meme, dont peu-a- peu les fentimens s’eclairciffaient pour la charmante Cloris , evitait fans affectation de fe trouver tete-a-tete avec la jolie Femme- de-cfaamfcre. II faut donner nne idee de la figure , & du caractere de Cloris d’Aubuffat. Elle etait grande & bien-faite; mais ce mot n’exprime qu’itnparfaifement le charme de fa taille deliee. Elle avait affes d’embonpoint; mais un-peu-moins que fa Soeur-ainee; elle avait auffi les couleurs moins vives; elle etait plus blanche , quoique Califte le fut beau- coup : elk avait Pair plus pose , plus ten- dre que fa Cadette j moins impatient, moins 3 3 VITI me . Nouvdh , fier que. fon Ainee. Ses- cheveux cendres. garniffaient feuis fa tere : , tneme, avec les nouveliss coifures , ou il en faut prodigieu- sament; elle avait le fourcil noir; i’oeil prefque bleu ; le nez petit , fans etre. camu- scn ; la bouche mignone, & les lev res unrpeu relevees & vermeilles ; le visage arrondit, & d’une forme qui l’aurait fait' croire une Enfant de hub a dix ans, fi Ton n’avait pas vu fa taille : le cou mince & degage ; la gorge haute; la poitrine d’une blancheur de lait; les bras, la, main; les : doigts- ad.mirables; la jambe fine fans etre, feche;,le pied petit, fans etre court ,& d’une forme fi convenable a la ehauffure franqaise, qu’il.y dannait une g&ce. aude'a de. route imagination. Elle aimak: "occupationles- lefiures ferieuses-, attendriffantes: Elle.detef- tait le perfiSlage, les farces, les calembourds , 1’ironie. Elle etait bonne, compatilfante, genereuse ; elle pardonnait facflement : les' often fes , car elle etait fans-fiel. Elle-avait un gout 1 exquis dans fa parure;; , & eilez repondit un-jour a fes Parens; qui Fen.'; louaient, —On ne faurab en . trop. faire , ; pour enj Oliver milie des petites-choses tres- desagreables que la Nature nous a donnees. —Expliquez-moi cette idee-r lui dit font Pete. Elle fe fit un-peu preifer : Enfin,. elle dit en rougiffant, —Mais, Papa „ j’exatnine queiquefois, combien les Gense qui n’ont rien pour compenfer les imper-, Le Garfon-de-houtique. 39 fecrions de nature, font rebutans , & com- bien ils infpireraient de degout, ft Ton n’ap- pelait la raison a fon fecours : C’eft ce qui, fait que je m’etudie a, me donner un e?cte- rieur agreable, pour rendre ces defauts moins apparens •,. que j’en cache, comme un Hypocrite fait, fes vices., autant que j’en puis cacher;.&que jiadoucis de ceux qui font visibles , autant que. je puis.en adoucir. —Vous avez raison, ma Fille; : & c.e fera fur-tout dans le mariage , qu’il faudra fuivre cette conduite-. En-effet, Cloris etait la pudeur me- nie : elle, ne fe permettait, pas merne de- vant fes Sceurs , de nommer. les chosesqui pouvai ent exciter ie moindre degout; elle en eloignait les idees ;,eJIe deguisait les de¬ marches qui la conduisaient a fatiffaire ce qu’il y de plus indifpeniable, & fes Scaurs eiles-memes, ne l’appelaient que l’Ange, qui n’avait ni fujetion. nL besoms-. Elle. avait- rneme une faqon particuiier.e, pour ce qu’on pent fairs en compagnie., qui. prevenait, dans les autres le. plus, leggr fentiment de- repugnance. Sur elle,,. jamais, rien que de ppopre : fur-tout fa cliauffure, qui eft tou-- jours dans les Femmes, ou la partie. de I’ajuftement-.la. plus agreable ,. ou cells qui dome plus. de. repugnance. Mais ce qui, njettaitle prixit cette conduite, c’eflqu’ella- prenait tous ces foins avec aisance; on ne s’en agperceyait , que parce qu’il etaif 4 ° VlII me . Nouvelle, poiTible d’etreauffi parfaite qu’elle fans atten¬ tion. Elle avait adouci jufqu’au fon de fa voix; fans cependant affecter de Iui donner un fon guiorant & flute, ou ce ton parhe- tique, toujours infuportable. Telle etait Cloris D’Aubuffat a dixfept ans. Tout cela marquait un coeur qui fentait; des pafftons qui pouvaient etre vives; en-un-mot, un penchant fecret a l’amour. Des que le Pere de cette aimable Perfonne crut s’etre apperqu du choix tacite des deux Jeunes-gens ; c’eft-a-dire , fon Gar fon-de¬ boutique , & fa feconde Fille , il nourrit adroitement cette inclination , qu’il voulait couronner. Comme il aurait ete imprudent de louer De-CourbuilTon devant fes trois Fiiles , toutes les fois qu’il voulait lui temoi- gner la fatiffaftion qu’il avait de fa bonne- conduite , il appelait Cloris dans le cabi¬ net de fa Mere , fous quelque pretexte; enfuite , il disait en deux mots, & a-la-hate, ce qui etait a la louange de fon Fleve ; obfer- vant avec foin l’impreflion que cela fesait fur fa Fille. Ordinairement elle rougiffait un - peu , des que fon Pere nommak le Jeune-homme , & elle gardait toujours un profond filence. I! faut juftifier les deffeins & le choix de M. D’Aubulfat, en donnant une idee de la conduite de fon Fleve. Il eft vrai que le merite de ce Jeune-homme , qui n’avait apporte de la Province que de Le Garfon-de-bouri nte. 4.1 i'innocence , une disposition a Lien-faire, & d’excellens principes , mais tels qu’on les donne en Province , c’eft-a-dire , bona- ces, & tout-a-fait propres a etre tournes en ridicule par nos tlegans de Paris ; il eft vrai, disais-je , que le merite du jeune De- Courbulffon etait prefqu’entierement Pou- vrage de M. D’Aubuffat , qui avait deve- Ioppe un heureux naturel , 1’avait preierve de la corruption, avait echauffe , feconde ks femences de vertu , que d’autres auraient facilement etouffees. Mais le merite du Garfon-marchand, pour avoir deux causes, Pune qui Iui etait propre , 1’autre etran- gere, n’en etait pas moins reel. Le Jeune-homme etait laborieux, prole , obiigeant. Pour le travail, il etait d’une a&ivite ftnguliere ; il fesait autant lui-feul qu’autrefois quatre Garfons. Il tenait les Livres ; il aunait ; il arrangeait & netoyait les etofes ; il les aerait ; il en etudiait les differentes qualites , piece par piece , ou meme par demi-piece, & tenait une note exadle de la qualite , ainft que de la quan- tite , afin de pouvoir en rendre compte au Marchand , & repondre aux Acheteurs. Tout cela fini, il aidait encore aux ouvrages de la maison : Brigitte, & les Demoiselles D’Aubuffat elies-memes, s’adreffaient a Jui, pour mille petites choses , de - preference au Dotneftique; parce-qu’il s’en acquittait avec une adreffe , une promptitude, & fur-tout 42 VII I me . Nouvelle, uns honnetete qui les charmait. 11 ne trou- vait rien de bas, des que ceia pouvait obliger. II fit un-jour, pour M. d’Aubuffat , une chose tres-baffe en apparence , au refus du Doraeftique. Celui-ci ne le vit pas fans quelques marques de mauvaise - humeur. De-Gourbuiffon, d’un air riant, lui dit, —Mon-cher Gyprien, je ne. fuis pas un Fla- teur ; fi vous m’euflrez demande ce fer- vice-la , ou tout - autre , je vous Faurais volontiers rendu : ne fommes-nous pas ici pour nous entr’aider ? D’aileurs , j’aime M: d Aubuffat comme mon Pere , comme nton meilleur Ami; tout ce qui peut avoir trait a cet Ami refpeclable, je le fais avec emplacement , & je regarderai toujours comme une faveur de le fervir. II fait tant pour moi, que je ne faurais jamais etre quitte avec lui : mais il m’eft bien- doux de faire tout ce que je puis'..... Peu de. jours apres , il eut occafion de rendre a. Gyprien: un fervice auffii bas q.ue ce'ui' rendu ai M. D’Aubuffat;: il le. fit;. & ce Gar.fon neiput siempecher de.l’en.remercier les larmes: auxi yeux. Je ns m’atreterai pas fur l’article de la probite : catte qualite eflencielle. eft: infe-> rieure aria generosite , &s’y perd , comma 1 la lumiere. de. la. Lune. dans celle du Soleil : or je viens de prouver combien De-£our- huifibn erair obligeant. Aubout de pres: de deux. ans-Si-demi Le Gar!on-de-boutique. 43 d'etudes & d’obfervations, M. D’Aubuffat voulut voir quels etaient les progres qua fon fileve avait faits , non dans la fcience du commerce; il les connaiffait; mais dans cede de I’economie & de la conduite d’une maison. 11 ala un-matin aupres de lui dans le magazin , oil il arrangeait des etoffes nouveilement arrivees de Lyon , des fa tins, des velours, &c. Il fe mit a lui aider , comme cela arrivait fouvent, en causant fur des choses utiles & relatives au com¬ merce des etoffes qu’on mettait en-place. Lorfque cette matiere fut epuisee, on park' du luxe: M. D’Aubuffat demanda a fon Garibn-de-boutique, Si les Marchands pou- vaient efaler un certain luxe ?—Je ne le penfe pas, repondir le Jeune-bomme : je crois le luxe des Marchands contraire a leur credit, qui eft pour eux , ce qu’eft la bra- voure pour le Militaire ; la fcience des lois pour le Magiftrat; le gout & l’habilete pour 1’Actifte & 1’Artisan. Mais le luxe ne pour- rait-il pas donner une haute idee de 1’opu- lence d’un Negociant, & augmenter fon. credit, aulieu de le diminuer ? —Je crois, Monfieur , que cette idee n’eft pas jufte, & qifelle ne feduira que.les.Perfonnes tres-. fuperficielles : Je regarde ( a parlor felon, c.e que je, fens ) un Negotiant qui a, beam- coup de luxe dans la maniere dont fa, mai¬ son eft-tenue , comme un Homme qui vou- drait prouver qu’il eft, font vigoureux, & 44 V'lfmc. Nouvelle , qu’il a beaucoup de fang, en fe feiant une piquure , par laquelle fon fang s’ecoulerait continuellement. II prouverait-bien qu’il en en a beaucoup; mais il prouverait plus furement encore qu’il s’epuise, & qu’il ne lardera pas a tomber en langueur. —Com¬ ment croyez-vous done qu’un Marchand doive fe conduire ? —Comme vous, Mon- fieur : un air d’aisance reelie , & fans affedia- tion : Tout ce qui eft a votre usage eft bon , pareeque e’eft un profit que de l’avoir bon : mais rien ne brille ici d’un eclat inutile & difpendieux, Vous alez prendre Fair a bon- marche , & au plus prochain boulevard ou dans guelque jardin public. 11 eft vrai que vous avez un jardin particuiier ; vous avez change votre cour en un verger, vous en avez fait baiffer les murs, & vous aimez- mieux etre vu de vos Voisns dans vos amusemens innocens , que de priver vos arbriffeaux des influences du Soleil. J’ai reflechi plusieurs fois fur les raisons qui devoient vous avoir engage a vous paffer d’une maison-de-campagne , tandis que tous vos Confreres en ont : C’eft qu’elle occa¬ sions non-feulement de la depenfe , mais un abandon des affaires : elle fait moms aimer la maison de la Viile, que i’on quitte avec plaisir , & oil l’on ne rentre qu’avec regret: des le famedi - foir on part: qu’un Acheteur fe prefente; il ne trouve pas le Maitre : on ne revient que le lundi Le Garfon-de-boutique. 45 ou le mardi: ainfi les affaires fouffrent, &c. Or , Monfieur , je vous ai entendu dire fouvent , qu’un Marchand doit aimer fa maison de negoce , comme un Amant aime fa Maitrefie ; quil lui doit etre -attache , y trouver tous fes plaisirs •, l’embellir, s’il le faut, de beautes folides , ou plutot de com- modites que d’embelliffemens; la rendre faine , autant que commode , Si s’y tenir. .Vous nous avez dit fouvent, que fur le donjon , ou madame votre Femme & mes- demoiselles vos Filles vont travailler le matin, & dans l’apres-diner en ete , & merne en hiver, des qu’il fait du foleil, on refpire un air auili pur qu’a Meudon , ou a AfeniJ-montant& je Je crois. Voila mon fentiment, Monfieur. — Je fuis con¬ tent de votre maniere de voir, Courbuiffon: Confervez-la toute votre vie : les maisons- de-campagne feront des masures de celles de la Vilie , je vous le predis •. ajoutez, que tout le luxe des Marchands neceffite Fimprobite , le dol , la cherte des etofes, les gains-trop forts s &c. Un homme voyant un-jour des Procureurs a leur maison-de- campagne , ou ils fe divertiffaient, dit . Tant-mieux : la Societe eft heureuse de l’oisivete de ces Gens - la ! —'Vous vous trompez , repcndit un Vieillard ; ils feront cherement payer leur depenfe & leur teats perdu aux maiheureux Plaideurs-! 4 6 'Shi™. Nouvdle, Ce fur quelques jours apres ceci , que M. B’Aubuffat, content de fon Garfon- de-boutique audela de toute expreffion, & confirme dans les vues favorafcies qu’il avail fur lui, refolut de procurer un entre- tien entre fa feconde Fille , & ce vertueux Jeune-homme. II eut foin qu’iis ne puffent etre interrompus par fes autres Enfans , ou par ies Domeftiques; & pour cet effet, il employa toute la Famille au-dehors a difre- rentes choses. Cloris fut chargee d’un coinpte qui lui renaait la presence de Cour- buiffon neceffaire. Elle vint au magasin, felon l’ordre de fon Pere, je ne dirai pas, malgre elle, rnais avec beaucoup de trouble. Sa voix en etait alteree , en appelant Je Garfon-de-boutique : mais cette alteration ne la rendait que plus douce encore. —Mon Fere m’a donne une occupation ce matin , qui m’oblige a causeravec vov.s , M. De - Courbuiffon j lui dit-elle. —C’eft beaucoup d’honneurpour moi, Madenioiselle. —C’eil de porter tous les articles du Brouillard fur le grand Livre, & d’en tirer enfuite une note abregee, pour la lui remettre.— Cela ell facile, Mademoiselle. Void le Brouillard: je vais le mettre entre nous, & tandis que vous tranfcrirez, je ferai la note : par ce moyen je ferai toujours pret a vous 'eclaircir les articles qui pourraient vous embarralfer. —C’elc bien, Monfieur-. Le .Garfon-dt-bouticjue. 47 On copia done chacun de fon cote. Cloris fit fouvent des queftions : Je crois meme qu’elle feignit quelquefois de 1’em- iarras , ou elle n en avait.point. De-Cour- huifion repondait avec tant de politeffe , de grace , d’aisance ; il etait ft bien au-fait, que c’etait un plaisir de l’entendre ( fur- tout pour M. D’Aubuflat , qui n’etait pas loin. ) Quand on eut acheve , il falut, fuivant les ordres du Pere , faire un autre releve de toutes les etofes qui reftaient, avec la quantite de chaeune : ce qui etait facile,; parce-qu’a chaque vente , De-Cour- buiffon ecrivait lur une carte , telle pieee t n°. tant., prit tant d'atines tel jour; & il attadiait cette carte a I’etofe. M. D’Au¬ buflat n’avait preferit ces deux operations , d’aileurs utiles , que pour amener une cer- taine facilite a fe parler entre les deux Amans: ( cette precaution ferait fort fuper- flue avec des Jeunes- gens differemment ele- ves, & d’un autre cara&ere.) 11 ne fe trompa point. La feconde fur-tout, qui exigeait des queflions continuelles, accoutuma Cloris a parler fans rougir a De - Courbuiflon, & celui-ci a lui repondre fans ce trouble fecret qu’il eprouvait toujours. 11 obferva que fa f’ille, pour etre moins genee fans-doute, s’etait levee, & qu’elle tenait une main appuyee fur la chaise de Courbuiflon , qui ne la regardait que rarernent & avec ti- tnidite. 4 8 Vili me . Nuuvdle , Mais il y avait une troisieme operation , qui devait etre encore plus familiere. Le Pere avait charge ia Fille de former avec De-Courbuiifon, d’apres ies lumieres qu’ils devaient avoir acquifes tous-deux , cks fpeculations de commerce. Obfervons qu’il avait fait lire a. fes Filies & a fon fLleve ks Ouvrages recens des Fconomiftes & des Voyageurs, relatifs au commerce. Ce fut alors qu’il falut raisonner. Cloris interro- geoit timidement. De-Courbuiffon repon- dait avec affurance; il detaillait des vues profondes pour fon age , & pour le peu de temps (mais bien employe ) qu’il etait dans le commerce. Cloris, de ion cote, exposait auffi fes idees : mais elle les trou- vait il inferieures, qu ’elle y inftfiait a- peir.e. Son Pere s’apperqut que cet entre- tien lui fesait prendre une haute idee de Ccurfcuiffon. Il falut rediger ce qu’on ve- nait de dire. C’etait 1’ouvrage du Jeune- homme : mais Cloris devait mettre au-net, & retranfcrire pour fon Pere. On relut done deux grandes pages in-folio , que De* Courbuilfon venait de charger de fes re¬ flexions : on les corrigea; on fe confulta pour rendre ler phrafes plus claires , &c. r-Voila des vues bien-etendues, ce me femble , Monfieur.... — Je dois tout a votre Pere , Mademoiselle-. On retranicrivit, & Dg-.Courbuiffon didia a la belle Cloris. Si quelqu’un a Paris, fe reffouvient encore d’avoir Le Garfon-de-boutique. 49 d’avoir aime fincerement, honnetement, timidement, arderament, on aura une idee de ia fituation de ces deux Jeunes-gens. Que toutes ces operations parurent cour- tes ! Enfin dies finirent, & Cloris, qui ne s’etait point ennuyee , n’osant plus refter avec De-Courbuiflon fans cause, crut de¬ voir fe retirer. Le Jeune-homme la vit s’eloigner avec regret: mais il ne dit pas un mot pour la retenir; & lorfqu’elle fut fortie, il parut plonge dans une reverie profonde , mais pourtant agreable. Aubout de quelques inftans, il apper^ut les gants de Cloris, qu’elle avait oublie : il les prit, les regarda d un air emu , & finit par les porter a fa Louche, dans le moment oil Cloris revenait pour les prendre. Elle vit l’a&ion du Jeune- homme ; mais elle feignit de n’avoir rien appercu , & elle s’en retourna fort - vite. Cependant elle avait requ les gants des mains de Courbuiffon , d’un air prefque riant. Le Jeune-homme demeura confus ; il s’afiit , ix. porta la main fur fon front. Mais enfin, il reprit fon ouvrage ; c’etl- a-dire, qu’il mit plus d’ordre dans ce qu’il avait deplace un-peu a-la-hate avec Cloris. M. D’Aubuffat, qui s’etait attendu a un entretien plus fuivi, entre les deux Jeunes- gens , fut charme de leur honnete timi- d;te ; mais fa curiosite n’etait pas fatisfaite. Il rentra dans fon cabinet, & anpela fa II Vol, C 5° VIII me . l\ouvdlc , Fille. —Je voudrais, dit-il a Cloris, que tu fuffes adroitement de Courbuiffon, s'il lie s’ennuie pas ici: les premiers jours, je 1’ai foiivenr furpris les larmes aux yeux. II ne t’en a rien temoigne ? —Non, mon Papa. —Ceft un excellent Garfon, a qui je veux donner toutes les marques pofiibles d’amitie. Tache de penefrer dans le fond de fon coeur : Je me fuis appercu qu’il ell plus libre & plus confiant avec toi, qu’avec tes Soeurs ; decouvre ce qui pour- rait lui faire plaisir de ma part. J’ai des rai¬ sons importantes pour cela. Tu n’as qu’a retourner aupres de lui; je vais t’en four- nir une occafion. 11 a lu ces jours-ci le der¬ nier voyage du Capiraine Coock, va le lui redemander, & fais-Iui des questions fur les tnceurs des Sauvages qu’a vus le Voyageur - anglais. Tu trouveras enfuite aisement a placer les queftions que je desire que tu lui faffes-. Cloris obeit. Elle ala redemander le Livre. De-Courbuiffon dit qu’il l’avait acheve le matin , & l’ala cherchcr dans fa chambre. Durant fon abfcence, Cloris jeta les yeux fur des tablettes , que le Jeune-homme , a fon arrivee, avait glilfees entre les livres- d’afFaires. Elle y trouva , tout fraichement ecrits, ces mots : & je les ai baises : mais je tremble qu’elle }> ne m’ait vu ! car elle eft revenue les 33 chercher en cet inftant. Je n’ai jamais ete )) tente du bien d’autrui; mais ft j’avais 33 pu garder ces gants , ou toute autre u cltose qui. ait appartenu a Mademoiselle 33 Cloris, j’en ferais mon tresor. Mondieu 3? qu’elle eft aimable n ! Cloris retourna le feuillet, pour voir ia page precedente ; pretant une oreille attentive , aftn de ne pas etre furprise par De-Courbuiffon. « 15 mai. M. D’Aubuflat tn’a entretenu » avec une bonte qui me penetre. Made- 3> moiselle Cloris eft venue aupres de Ion » Papa : i 1 lui a parle avec une tendreffe j) qui m’a cbarme !.... auffi , elle eft ft ai- 3) mable Quand elle a ete partie, il m’a 3> dit: —Je fuis un heureux Pere ! mes 33 Enfans font de bons-fujets, Cloris fur- si tout ; c’eft fon excellente Mere-. Et il 33 avait prefque la larme a l’ceil. 3j 14 mai. Mademoiselle Cloris a paffe 33 tout - pres de moi, comme je portais 33 les draps-de-Louvier du magasin dans la 33 boutique. Elle m’a dit : —Pourquoi 33 porter cela feu! ? je vais appeler Cy- 73 prien-. Et elle a eu la bonte de 1 ’ap- 53 peler , quoique fon aide ne me fut pas 31 necellairs. Cette attention de la pars 5 1 VIIl me . Nouvelle , ?> d’une ft charmante Demoiselle, eft bien » flateuse! » it 13 mai, Mademoiselle Cloris a fouri 5) de ce que je disais a Cyprien ». A cet endroit, De-Cotfrbuiffon pret a rentrer fe fit entendre. —Voila les Livres , Mademoiselle. —Ce voyage eft bien-volu- rr.ineux ! voudriez-vous m’en dire les prin- cipaux traits ? —Avec beaucoup de plaisir , Mademoiselle-. Et il commenqa l’analyse de TOuvrage , comme aurait fait un Journa- lifte. Lorfqu’il en fut a Hie &'o~Tditi ; qu’il lui eut depeint les moeurs de ce Peuple, encore dans 1 ’etat de pure-nature , Cloris lui demanda , —Mais font-ils heureux , par Ietir ignorance ? —Je ne Pais, Mademoiselle: mais a vous parler fmcerement, je crois que notre fituation , malgre nos vices , fe- rait mille-fois preferable, fans la fuperfti- tion & fes cra’mtes ridicules, dont les Tyrans , fans - doute , ont voulu que les efprits des Peuples fuffent bourreles, afin de les retenir dans l’efclavage. II eft vrai, qu apres tjue le premier Inventeur fut mort, les memes fauffetes fervirent a epouvanter fes propres Succeffeurs : mais tout-cela ne repara pas le mal. C’eft un poison lent que la fuperftition , qui abreuve de fiel & d’amertume nos amusemens &i nos plaisirs. Quelques particuliers plus eclaires en fe- couent le joug , mais affaiblis par la vieil- Le Garfon-de-boutique. 53 Jefle ou par la nialadie, ils le reprennent, & meurent miserables. Je penfe que J.-J. Roufleau a done eu raison de regretter un etat femblable a celui des Taitiens. Mais je le repete , avec des idees plus faines du Souverain - principe ; en ne regardant la tnort, que comme un changement de forme, qui nous remet dans les mains de la Nature, dont nous fommes fortis , l’etat des Nations eclairees eft preferable. — Vous etes philo- suplic I - Un-pcu : inais jc tovio aiTuie qu’en cela, je fuis l’eleve de la raison : Per- fonne ne m’a fuggere ces idees. — C’eft que vous avez Pefprit jufte !.... vous n’aimeriez done pas a vivre avec ces Taitiens? —Je vous avouerai que non , Mademoiselle: Les Gens du Capitaine ont du renaitre, en revoyant leur pays, & des Hommes po¬ lices. —Je le crois : d’ailleurs , la Patrie eft ft douce '..... Mats, & vous Monfieur De- Courbuiffon , comment vous trouvez-vous a Paris, par example? — Je ne faurais vous dire, Mademoiselle, a quel point je m’y trouve bien. —Mon Papa croit pourtant que vous vous y etes ennuye dans les corn- mencemens ? —Ennuye !... Si M. votre Pere entend par-la cette maladie que cause naturellement le changement de lieu , fur- tout une premiere fois ; cela eft jufte. De¬ place , eloigne de mes chers Parens, de toutes mes habitudes , la nature a fouffert: j’ai eprouve cet attendriflement involon- C 3 54 VIII me . Nouvelle, taire, que cause le fouvenir des Objets qu’on aime, lorfqu’on en eft fepare : ce qui m’attendriffait particulierement , c’e- taient les choses qui me rappelaient la campagne. Un - jour , j’entrai dans une £glise : il y avait une tenture en tapifferie , oil l’on voyoit des boss, des oiseaux , &c. Je la regardai avec plaisir : mon imagina¬ tion fe fixa fur ces objets; mon coeur s'attendrit, & je fondis en larmes, ft douces que )e ne les lentais pas cculer. Des Inconnus qui etaient aupres de moi , me demanderent enfin ce qui me t'esait pleurer ? Je revins a moi-meme; & je leur repondis en fouriant , que c’etait le fouve¬ nir de mon pays, que cette rapifterie me rappelair. Ce qui les fit rire, & fans-doute fe mcquer de moi. Mais , Mademoiselle , je fens que j’aime aujourd’hui cette de- meure, & les Perfonnes refpe&ables avec qui j’ai le bonheur d’y vivre, bien-plus que mes forefs. Je n’y ai rien a desirer, que mes Parens. —Ce que vous me dites-la fera plaisir a mon Pere: apparemment qu’il vous aura vu trifle ? --Trifle, Mademoi¬ selle ! je ne l’ai jamais ete ches vous: ferieux , attendri meme a-la-bonne-heure ; mais pour trifle, jamais, je vous allure. —Mon Papa vous aime beaucoup ! il desire que vous foyez fatisfait, heureux. —Heu- reux !... —Ce mot vous etonne ! eft - ce que vous ne le feriez pas ! —Pardonnez > Le Garfon-de-boutiqne. 5 5 Mademoiselle, plus que je ne le merite, C’eft l’etre , que de vivre-ches vous ; d’y voir... les meilleurs, les plus refpe&ables Pere & Mere-de-famille ; des Enfans... je n'en vis jamais de plus tendres, de plus foumis , ni de plus aimables : C’eft un bel exemple que j’ai fous les yeux ! —Vous aimez notre maison ? —Oh! je ne faurais vous dire a quel point, Mademoiselle Cloris! 1’idee d’en fortir un-jour ne fe presente a mon imagination, que comme une idee desolante. —L’idee d’en fortir 1 eft-ce que vous comptez nous quitter ? —De-moi-meme ? jamais , Mademoiselle : mais enfin, je ne faurais toujcurs etre ches vous. —II eft vrai, Monfteur De- Courbuilfon (dit Cloris avec un demi-fou- pir. ) Au-refte , mon Papa en fait la-deffus plus que moi... Car il desire beaucoup de vous marquer fa faustaotion. —Refter dans fa maison, eft ce qu’il peut m’accorder de plus agreable. —II fera flatte de cette de¬ position ou vous etes. —Ah i Mademoiselle! c’eft que je fens que je ne puis etre bien qu’ici. —Oh ! pour celui-ia, vous etes trop modefte !.. avec votre merite... —Permettez- moi de vous interrompre fur l’article de inon merite. Si j’en ai, je le dois tout a votre digne Pere, qui m’a forme comme fon Fils... Mais , Mademoiselle , il y a dans vos queftions, quelque chose qui commence a me donner de l’inquietude : feriez - vous C 4 5 s VIIl me . Nouvelle chargee de m’adoucir Is coup... faudrait—il quitter... & M. votre Pere qui m’airne , j’eti fuis sur, voudrait-il ?.... —Non , non , je vous affure , De-Courbuiffon ; il n ’eft rien, rien du - tout de cela. —En ce cas, Mademoiselle , je refpire. —Mon Papa vou- drait, je vous le dis tout-liniment, favoir quelque chose qui vous fit plaisir , pour vous tetnoigner fon amitie ? ( A ces mots, De-Courbuiffon leva les mains & les yeux au Ciel, en disant ) —Bon , refpe&able Homme !... Ah ! Mademoiselle , il eft trop- fcon : mes larmes vous en disent plus que mes difcours... Oui , je desire quelque chose,... fa precieuse amitie, celle de Ma¬ dame votre Mere, & celle de Mesdemoiselles fes Filles, qui font les plus aimables , les plus raviffantes Perfonnes de toute cette grande Viile, & du monde entier-. En cet endro t, M. D’Aubuffat parut.- —Bon-jour , ma Fille ; bon-jour , De- Courbuiffon. Vous etes enfemble; j’en fuis bien-aise : j’ai a vous parler.a tous- deux. Donne-moi un fiege , mon Gar- fon,.... & a ma Fille : prens-en un auffi, & te mets aupres d’elle. J’ai charge Cloris de favoir de toi , comment je pourrais, a ton gre , te tetnoigner mon affe&ion. Que Jui as-tu dit ?.... que t’a-t-il dit, Cloris ? —Mon cher Papa , qu’il ne desirait que votre amitie, celle de Maman, & ianotre, a tnes Sceurs St a moi. --Tu 1’as , mon Ami: Le Garfon-de-boutique. 57 tu la merites; tu l’as allurement; car nous ne fommes pas injufte , ni ma Famille , ni moi. Mais je voudrais te donner quelque chose que tu n’euffes pas , & qui te rendit heureux. Tu penieras a cela : car , fur mon honneur ( chose facree ) tu auras tout ce que tu me demanderas. Refiechis la-defius , mon cher Enfant , car tu l’es deja par Fa- mitie.... Refiechis inurement, & parle-moi enfuite , comme a ton Ami , a ton Pere. Je ne t’ai pas enleve a toitPere naturel, pour te faire Orfelin a foixantedix lieues de ta Famille.... Je te laiffe avec Qoris; Causez enfemble , jufqu’a ce que je 1’ap- p elk-. Lorfque M. D’Aubuffat fut ford, De- Courbuiffon, profondemerit affefte de ce qu’il venait d’entendre ,. etait comme ebloui t ce n’etait pas de la joie qu’il eprouvait j fa fituation n’etait pas affes eclaireie pour cela ; mais ce trouble ddlicieux qui la pre¬ cede. Qoris, que le dil'cours de fon Pere venait d’eclairer davantage, fe trouvait a peu-pres dans la meme fituation que le Jeune-homme. Elle ientit que c’etait elle- meme qui etait la recompenfe •& le prix du merite de Courbuiffon : mais la .pudeur hit fit garder le filence, & la rendit meme beau- coup plus timide qu’auparavant. Apres quel- quesmomens de ce trouble,de cette agrea- ble furprise, qui fait foup^ooner qu’on pent efperer un Bkn audeffus de. tout ce qu’ocs C 1 58 VlII me . Nouvelle, aurait ose desirer, De-Courbuiffon, s’ecria; —Quelle adorable bonte !... Oh ! Monfieur D’Aubuffat, foyez mon Pere! je fuis votre Fils par le refpeft & la tendreffe.... Je n’ose, Mademoiselle, arreter ma penfee fur tout ce que votre digne Pere femblait vouloir me faire envisager..., Oscrais-je efperer de fon aimable Fille , urupeu d’indulgence , & qu’elle voudra bien m’aider a interpreter les difcours du.Dieu qui vient de parler r —Comment vous aiderais-je ? je ne fuis pas de fon fecret, je vous allure! —Vou- lez-vous que je repete, mot par mot, tout ce qu’a dit le digne Homme , pour que nous en cherchions 1’explication ? —Volontiers, Monfieur. —Tu Fas, mon Amitu i’as v allurement ; car nous ne lbmmes pas 3) injufte »... — Cela veut dire , qu’il vous aime , que nous vous aimons tous , & que vous le mentez : cela eft clair, —Puiffe-t-il etre auffi clair, que je le merite !... » Je 3) Voudrais te donner quelque chose que tu 3> n’euffes pas ; & qui te rendtt heureux»... Je n’entens pas ceci , Mademoiselle? — Mais fans-doute ; quelque chose que vous n'ayiez. pas..., Cela n’eft pas obfcur. --Mats quelle chose ferait-ce done, Mademoiselle ? —II ya bien des choscs.,.. qui....—Je ne desire lien. — Quoi! rien ? -Non , rien... du- moins de ce que j’oserais desirer; car je me connais. Voyons la fuite, M. De-Courbuif¬ fon ? —tiEi qui te renclit heureux:;,,, —Quel: Le Garlon-de-boutique. 59 que chose qui fit votre bonheur voila l’explication. —Oui, Mademoiselle; qui fit mon bonheur. II eft certain que voila le fens. —C’eft a vous de voir ce qui ferait votre bonheur ; car mon Pere , comme vcus voyez , ne le fait pas lui-tneme ; il n’y a que vous.... -«Qui te rendit heureux «... Mademoiselle Cloris. Je fuis bien embar- rafle 1 --Enfuite? — «Tu penferas a cela: j> car, fur mon honneur ( chose facree ! ) 5> tu auras tout ce que tu me demanderas »... C’eft fort! —Oui: c’eft a vous de voir ce que vous pourriez demander ? —C’eft-bien- la , Mademoiselle, a quoi je penfe... « Tout » ce que tu me demanderas «... —Ne voyez- vous done rien ? —Si Mademoiselle Cloris. —Queft-ce? —II faudrait que je fuffe bien des choses , avant d’oser le dire. —Quelles. choses ? —D’abord, ft cela ne facherait Mon- fieur votre Pere , Madame votre Mere . Mesdemoiselles vos Sceurs; vous, Made¬ moiselle ; vous fur-tout. —Si Je favais ce que^ c’eft, je vous repondrais , aumo'ms, pour mol; & peut-etre de route inaFamille... Aurefte , mon Pere a dit « Tout ». —Oui Mademoiselle, mais peut-etre fa penfeo n’a-t-elle pas embrafle, par ce mot, tout ce qu’embrafferait la mien ne. —Peut-etre auffi qu’elle 1’a embraffe... Qu’a-dit enfuite Papa? —uReflechis la-deffus , mon cher Enfant; v> car tu 1’es deja par 1’amitie «... —Voyez: d’apres cela ? -Ah ! ft j’osais... Mais no n » C' 6 VIII me . Nouvelle , 60 c’eft un trop grand bonheur; je fuis un presomptueux... je ferais un temeraire, un ingrat. —Repetez ce qu’il a dir enfuite? —« Reffikhis inurement; & parie-moi en- j) fuite, comme a ton Ami, a ton Pere...w 5> — Suivez jul'qu’a la fin? —«■ Jenet’ai pas 3 ? enleve a ton Pere naturel, pour te faire 3) Orfelin , a foixantedix lieues de ta Fa- 3> mille... Je te laiffe avec Cloris : Causez 3) enfemble , jufqu’a ce que je l’appelle »... —Yous n’avez pas oublie un mot ! --Je n’ai qu’une chose a demander, Mademoi¬ selle... c’eft la feule qui me manque (je veux dire des biens qui font liors de moi; car pour les qualites interieures, il m’en manque un- million. ) Mais comment oser la demander ! II faudrait auparavant que je fuffe com¬ ment vous penfez ?... —Reflechiffez M. De- Courbuiffon-. Elle rinterrcropit, emigrant qu’il ne fe decouvrit, quoiqu’elle le desirat: mais la pudeur 1’emporta fur le desir , lorf- qu’elle le vit pret a parler. Cette interrup¬ tion intimida le Jeune-homme , qui garda le filence; & M. D’Aubuffat approuvant la retenue de fa Fille, 1’appela , pour la tirer de l’embarras oil elle fe trouvait. Mais ce Pere clairvoyant en avait affes appris. Sur que les deux Amans s’ado- raient, il s’ouvrit entierement a fa Fille , en presence de fon Epcuse , & il chargea cette bonne Mere de connaitre a- fond les fentimens de Cloris, pour lui enren- ,dre compte. Le Garfon-dc-bomique. 61 Cloris aimait; elle l’avoua. Huit jours s’ecoulirent. Aubout de ce terme , M. D’Aubuffat ht venir De-Cour- buifion dans ion cabinet. —Mon Fils, lui dit-il, as-tu reflechi a la demande que tu as a me faire ? — Je n’ai penfe a autre chose , Monfieur : mais je fuis aufli embar- raffe , pour vous la faire, que le premier jour. —J’ai deffein de t’etablir ; de t’affc- cier a mon commerce , & de former entre nous une liaison iolide. —Oh ! Monfieur ! que me dites-vous! moi, pauvre. —Ah- tu d’autres vues d’etabMement ? —Je n’y ai jamais penfe : je ne me iuis occupe que de mon devoir. —Je le fais, & j’y ai penfe pour toi. Je veux te dormer une Femme & un etat.... —Je ne fais, Mon¬ fieur.... Mais pour une Femme... —Com¬ ment ! aurais-tu de la repugnance pour le manage 1 —Non, Monfieur : C’eft un etat faint, que je revere, & dont vous m’a- vez fait envier la felicite. —En ce cas, explique-moi done la cause de ta repu¬ gnance ? — Je n’en ai pas... Je crains feu- lement que... la Perfonne..., —Ne t’ai-je pas dit, de me demander tout ce que tu voudrais ? —Vous avez eu cette bonte. —Eh-bien, uses-en done. — Je crains d’en abuser, Monfieur. —Cela ne fe peut pas : Je connais ton coeur ; & depuis ta conver- fation avec Brigitte, jufqu’a celle d’il y a huit jours ayec ma Fille, j’ai tout en- 6z VIIl me . Nouvelle , tendu. —Monfieur !... II eft vrai qu’alors, Mademoiselle Brigitte. Mais depuis.Je meurs de honte d’avoir eu la penfee... —Quelle penfee! —Je ne faurais pren¬ dre fur moi un pareil aveu.... —Je l’exi- ge ? —En ce cas, Monfieur , permettez qu’a vos genoux... —Non, non, debout; c’eft ainfi qu’un Ami parle a fon Ami. —Yous me raffurez, Monfieur. —Mon¬ fieur 1 Dis , mon Pere... —Oui, mon digne & tendre Pereje vais vous obeir... En arrivant ches vous , encore ir.connu a vo- tre Famille, je crois que je trouvais jolie Mademoiselle Brigitte. —Eh-bien? ellel’eft: quel mal ? —Mais depuis, j’ai ete em- porte, entraine malgre moi, par un me- rite fuperieur a la beaute.... —Celui de fon efprit ? elle en a. —Non , Monfieur; par celui d’une autre Perfonne. —Que tu nommes 1 —Pardonnez cette liberte. —Eh 1 je demande que 3 tu la prennes! —C’eft: par le merite d’une de mesdemoiselks vos Fille. —Que tu nommes ? —Mademoiselle Cloris. — J’en fuis charme, mon Enfant; car elle t’aime aufli, & c’eft elle que je te deftine depuis que je te connais parfaite- ment. —A moi! Monfieur! —Je t’ai de- fendu ce mot-la-. De-Courbuilfon fe jeta aux genoux de M. D’Aubufl'at, & lui baisa la main, en lui disant: — Mon Pere, refpeftable Moi-- tel, a qui je doispius que la yie quelle Le Garfon-dc-boutique. joie vous alez causer a mon pauvre Pere, a ma bonne Mere ! oh ! comme ils vont ado¬ rer votre chere Fille ! •— Ce premier mou- vement de ton coeur me plait, De-Cour- buiffon; il marque un bon Fils: tu feras un bon Mart & un bon Gendre-. M. D’Aubuffat conduisit enfuite fen Iileve dans I’appartement de fa Femme, oil toute fa Famille etait raffemblee. II dit a fon Lpouse, en lui presentar.t le Jeune- homme : — Ma Femme, voila le Mari que je dcnne a Cloris : M. Delinne m’a demande hier Callifie pour fon Fils : c’eft le choix de ma Fille-ainee, & le votre ; je 1’approu- ve: mais void le mien pour notre fecoride Fille. — Je 1’approuve aufli de tout mon coeur, repondit D’Aubufiat. —Quant a Penelope , reprit le Pere-de-famiile , fon tour viendra. *“Mon cher Papa, dit la Jeune-pevfonne, a-condition , que ee fefa aufli vous qui choisirez. —Pouvqiioi moi, plutot que votre Mere 1 — C’eft que j’au- rais mieux aime , pour moi, M. De-Cour- buiflon , que M. Delinne-. Pendant ce temps-la , Cloris etait dans un modefte embarras, & plus belle qu’on ne faurait dire, par 1’aimable rougeur qui colorait fon visage. Son Pere lui ordonna de donner fa main a PAmant qu’il lui pre- sentaif, & declara que le mariage ferait celebre dans trois femaines, le meme jour que cdui de Califie, avec M, Delinne, —Potirvu que vous fachiez, Monfieur, que je n’ai pas fait de mal, peu m’importe. — Je me rens; auffi-bien, n’eft-il pas poffible queje vous abandonne dans les rues a onze heu- res du foir. Quel age avez-vous ? —Ma Mere m’a dit l’autre jour, que j’aurais feize ans a la Saintjean-. L’Honnete-homme fut touche de com¬ panion pour une Fille fi jeune, & qui paraiffait jolie. II la conduisit ches lui. Heureusement ii avait deux pieces & deux lits: il en deftina une a la jeune Adelaide. Ils fouperent enfentble; il s’apperfut qu’elle etait extenuee de besoin; il fut i’empec’ner de fe faire mal, en mangeant trop-vite, La Fille echappee. 67 & il promit cie l’en dedommager lc Fende- main a dejeuner. Cette Enfant etait char- mante; mais die avait dans le regard quel- que chose d’extremem ent fibre, & des la fin du fouper , elle fe trouva fi familiar isee avec lui, qu’elle riait & lui parlait comme a une ancienne Connaifiance. II la conduisit dans ta charabre, Faida a fe coifer de nuit avec un mouchoir , faute de bonnet, & comme il fe retirait, elle fe jeta a fon cou, & lui fouhaita le bon-foir par deux baisers. L’Honnete- homme prit cette liberte pour un temoi- gnage de reconnaiffance. Le lendemain, il fe leva de bonne-heure, & fongea au dejeuner. Lorfiju’il fut pret, il ala voir dans la chambre de la Jeune-fille. Il la trouva eveillee, & prete a fe lever : elle etait dans un tres-grand desordre, & s’etant approche d’elle, pour lui dormer quelque chose dont elle avait besoin, elle Fembraffa encore , en lui disant: —Il faut done que ce foit moi qui vous previenne-!,. Lorfqu’elle fut habillee, elle vint dejeuner, & ce fut avec une gaite, qui marquait ou une grande effronterie, 011 beaucoup d’in- nocence. Ce fut la reflexion que fit l’Hon- nete-homme. —Ma Fille, lui dit-il enfuite, vous m’alez dire a-prefent ce que vous fouhaitez que je fade pour vous ? >—Tres-volon- tiers, Monfieur. Vous etes feul: gardez- 68 IX me . Nouvelle , moi avec vous : j’aime vos manieres, votre cara&ere; vous me plaisez; vous ne me fervirez pas toujours coniine aujourd’hui; c’eft moi qui preparerai tout: fi vous n’e- tes pas riche, je i'ais travaiiler, je raccom- modes les dentelies comme la plus Habile; il fera aise de me procurer de l’ouvtage. —Mais, ma chare Fille, que dirait-on de vous & de moi dans la maison ? Un pareil arrangement n’eft pas dans l’ordre, & nous nous ferions tort a tout-deux, dans l'e(- prit des Honnetes-gens. —Nous laifferons dire les Honnetes-gens: gardez-moi; vous n’en ierez pas fache: je vous aimerai de tout mon cceur, & vous verrez que je ne flu’s pas un mauvais-fujet, comme mon Frere le dit a tout Is monde; jufques-la, qu’il a fait croire a Maman que j’avais couche avec un Jeune-homme. —Sans- doute cela n’etait pas vrai ? —Oh mon- dieu-non, je vous affure 11 eft vral que j’aime a rire , & que j’ai quelquefois badine avec ce Jeune-homme-la; mais pour ce que penfe mon Frere , cela ne m’eft venu dans la penfee, que quand il Fa eu dit, & que ma Mere m’a eue battue pour, ce que je n’avais pas fait. Je me fuis echappee avec le petit paquet que j’avais hier fous mon bras, & j’ai ete ches le Jeune-hom- tne. Il n’y etait pas. J’ai attendu jufqu’a pres de dix heures dans la rue du-Bacq , oil il demeure; enfin on m'a dit qu’il etait a La Fille echappee. 69 Versailles. J’ai voulu aler pour-lors ches line de mes Camarades, Vieille-rue-du- Tem~ pie; mais vous favez que nous n’avons pu trouver fa demeure. Aurefte , je m’en fouciais peu , me doutant bien que vous ne me laifferiez pas coucher dans la rue. “Mais, mon Enfant, qu’elle imprudence ! vous livrer ainli a un Homme que vous ne connaiffez pas ? “Que m’aurait fait un Mechant ? II ne m’aurait pas tuee. II auraic voulu que je couche avec lui; j'y aurais couche; je m’attendais bien a cela, en venant dies vous. Mon Frere dit que je fuis une....; eh-bien, je Faurais ete, la, pour ne le pas faire mentir. “Ma chere Enfant, pour ne le pas faire men¬ tir, vous vous feriez done perdue! “Per¬ due , ou non perdue, cela aurait ete. “Ftourdie !.. mais voyons ; que voulez- vous que je faffe pour vous ; parlons fe- rieusement r “Bien-ferieusement ? gardez- moi avec vous, je ferai tout ce que vous voudrez: fi vous s me renveyez , je vais tout-de-fuite ches le Jcune-homme ; fi je ne le trouve pas encore, j’attaquerai quel- qu’un , comme je vous ai attaque hier, & je deviendrai tout ce que je pourrai-. ( Ici elle verfa deux larmes, qui attendri- rent l’Honnete-homme, pour cette jeune Infortunee, que fa naivete alait perdre auffi furement que les inclinations les plus perverfes.) 7 ° IX me . Nouvelle , —Oui, je vous garderai, lui dit-il , tant que vous voudrez; mais a-condition, que je faurai tons vos fecrets, afin de pouvoir vous etre utile dans l’occasion. Elle fe jeta encore afon cou , tranlportee de joie , en lui disant, “Oui, tout, tout, juf- qu’au dernier mot. Votre air nv a prevent! hier pour vous, & je vois bien qu’il ne m’a pas trompee. « Je me nomine Adelaide, Lhuillier, & v ma Mere demeure pres la Ville-Veveque , 3> au faubourg Sainthonore. Nous fommes »trois Enfans , mon Frere le Sergent- j) aux-gardes, une petite Soeur , qui eft ■» fon bijou, & moi. Ma Mere eft bonne, » mais elle fe ladle gouverner par mon » Frere, qui eft un brutal, & qui m’a j) plufteurs fois maltraitee : voila encore de si fes marques , qui ne s’effaceront peut- 3) etre jamais. Mon Frere eft d’une » bonne conduite; c’eft ce qui l’a avance. 3> Je fuis rieuse , moi; ca lui a toujours j) deplu; coinme ft c’etait un crime que de » rire. Tous les jours il disait a ma Mere , « que je ne ferais jamais qu’une Race***; si ce qui la fesait bien pleurer, & la por- s> tait a me refuser tout; je n’avais rien a; de ce que portent les autres Jeunes- 3> filles; vous me voyez fur moi ce que 3> j’ai de mieux, & ce n’eft que de la »toile. Enftn j’avais fair d’une pauvre v Servante. Si-bien qu’un-jour, que je vi- La Fille ecitappee. 7 r » dais un panier d’ordures au coin d’une )i borne, il y vint un Monfieur , qui me » proposa d’entrer a ion lervice. Moi, je » le regardai en riant (il n’y avait pas-ia i> dequoi fe facher 1 ) Si je lui repondis , 3> que je ne fervirais jamais d’autre Mai- 3> tre, que celui avec qui je coucherais, » Ce qui le fit bien-rire 1 Mon Frere ne v m’entendit pas , mais il me vit repondre , 33 ( dit-il enfuite ) avec un air d’effrontee 33 Coq..., & il me battit. 33 >— Ce trait eft bien-vrai, dit l’Honnete-homme : car c’eft moi, qui vous fis la queftion , dont vous venez de parler, a la lbliicitation d’une jeune Dame que j’accompagnais , & a qui vous plutes. Votre reponfe me fit rire , & je courus la rendre a la jeune Dame, qui la trcuva plaisante, Continuez: je fuis charme que vous ioyiez vraie-. «--Voyant qu’on me refusait tout, je ta- 33 chat de gagner pour Cuppleer a ce qui me 33 manquait : mais dss que mon Frere venait 33 a la maison , s’il me voyait queique- 33 chose de nouveau, j’en etais maltraitee. 33 1 ! y a huit jours que j’achetai un cceur 33 a petits-brillans, pour mettre a mon cou. 33 Mon Frere vint le lendemain; il me 33 l’arracha, & me donna deux foufiiets. 33 Avanthier, il revint, comrne le Jeune- 33 homme ches qui je voulais aler hier, 33 etait devant notre porte, qui tre tenait 33 les deux mains : moi , je riais , & je lui 72 IX m \ Nouvelle , » disais : Lachez - moi done ! Mon Frere » trouva mal que je diffe cela en riant; » & e’eft la-deffus qu’il en a tant dit a ma j) Mere contre moi, qu’elle m’a parle , pour » la premiere - fois , tout - comme lui, &• r> & qu’elle m’a frappee. Je me l'uis enfuie, j> & ils ne m’ont pas revue. » Voila toute mon Hiftoire , Monfieur : gardez-moi avec vous , & foyez fur que vous n’en aurez jamais de desagrement. —Si les choses font alsfolument comme vous me le dites , & que vous ne me cachiez rien , votre fmcerite va regler votre fort ? —S’il faut bien tout vous dire.Mais vous ne me remenerez pas ? — Non , d’hon- neur. —Eh bien ! mon Frere n’avait pas tort en tout : a uni m’a-t-il crueliement traitee ! j’avais donne un rendevous , par une Lettre , en reponfe a celle que voici; & e’eft ma Lettre que mon Frere a vue. Lettre d’un Jeune-Iiomme, a Adelaide. Ma ch'cre Adelaide : Si tu m’dimes , comme je t’aime , tu me procureras une occasion de te voir en toute libcrti, pour te canter mille tendres choses que tu ne fais pas , petite Follette que tu es. Tdche de te trouver dimanche fur les quatre heures a. I'entree des Boulevards ; nous. 73 La Fille echappee. nous prendrons par les rues-b.ijfts, ou nous ne ferons vus de Perfonne. Adieu , ma chore Adelaide. Je te pro/nets biert du plaisir. Je repondis , je crois, que j’irais, Tons pretexte d’aler a vepres. Mais comme je remettais ma reponfe au Savoyard , non Frere nous vit ds loin ; il courut apres lui, des que je fus rentree , lui donna des coups de canne, & lui fit rendre Ja Lettre. II vint enfuite a moi, il m’enferma , & me traita comme.... Oui, fi vous ne me gardez pas, je verifierai fes belles prc.phe- ties, puifque ca lui fait tant de peine , dut-il me tuer enfuite . —Vous n’avez pas revu le Je une-homme! —Si; car c’eff apres cela , qu’il me tenait les deux mains. Mais nton Frere ne favait pas , que c’etait a lui que je repondais. —Soyez fincere : vous ne 1’avez pas vu en-particulier ? —Non, enverite ! il demeure rue du-bacq , au. vous pouvez adroitement vous en informer. —L’aimez- vous ? —Je ne le hais pas. —Mais , le pre- ferez-vous a tout autre hcmrne ! —O mon- dieu-non! je ne le prefererais pas a vous, je vous affure. — Je compte fur votre fin- cerite , ma chere Adelaide , & je vous garde ; parce-que je vois bien qu’en vous rendant a votre Mere , il vous arriverait quelque facheux accident. Mais il faut pren¬ dre des precautions ; on pourrait vous de¬ ll Vol, D 74 lX me . Nouvelle, couvrir. —Oh ! queje vous aime !. Oui, il en faut prendre : car mon Frere surement me tuerait-. Ce qui determina l’Honnete-homme a cette demarche finguliere , ce fut le carac- tere de la Jeune-hlle. 11 penfa que fi elle etait aufli innocente qu’elle le paraiffait, on ponrrait en faire un Sujet excellent : il vit bien qne la Mere & le Frere ne favaient pas la prendre , & qu’ils ne rnan- queraient pas d’occasionner fa perte, qui aurait ete deja confommee , fi cette Jeu- ne-fille etait tombee en d’autres mains que les fiennes. Il difposa fes deux pieces de- jnaniere, qu’on ne put voir ce qui fe paf- fait dans celle d’Adelaide, qui etait fur le derriere; il ne lui permit de fortir qu’avec lui, & le loir, enfin, il prit toutes les pre¬ cautions imaginables a-l’exterieur , tandis qu’audedans, il s’appliquait a eclairer fon Eleve, & a lui donner des principes, par fes difcours, & par de bonnes leisures. Il eut foin aufli qu’elle eut de 1’ouvrage pour s’occuper. Un Casuifte qui n’eft pas bien- fevere, Ovide, en fait une loi exprefie a quiconque veut demeurer chafle (’). (*} Otia ft toilas, periere Cupidinis arcus , Contemptceque jacent & fine luce faces: Quteritur sdEgyfthus quart jitfaHus adulter ? In promptu causa eft, defidiosus erat. De Remed.vars 139. 75 La Fille echappee. Tout cela n’etait pas tort-penible pour lui: Adelaide, quoique femiilante, etait d’une douceur angelique ; fa naivete etait reeile; fes careffes , qu’elle lui repetait a chaque fervice qu’ii lui renaait, a chaque parole obligeante qu’il lui disait, ies careffes, qu’il avait d’abord crues effrontees, n’etaient qu’innocentes & bonnes : elle ignorait abfo- lument, & le danger qu’elle courait par fa faciiite, & les fuites epouvantabies de fes imprudences. L’honnete-homme ne lui en dit rien , qu’elle ne fur eclairee ; il la laifia raisonner d’elle-meme , d’apres les lun^ieres qu’elle acquerait chaque jour , & il ne s’ap- per5ut de fes progres, que par la dimi¬ nution de ion enjoument, & le plus de reserve dans fes careffes. Cependant il s’attachait a fon ouvrage. —Il ierait fmgulier que j'euffe trouve un Trefor , fans m’en douter '. penfait-il quel- quefois : voyons tout ce qu’on pent tirer du caradtere aimabie de cette Jeune Fille, qui cependant Faurait perdue—. Il redoubla les foins. Adelaide, malgre fes licences , etait moins dangereuse qu’une Autre, avec un Homme honnete; parce-que les desirs n’etaient pas aiguises par la reserve : La pudeur eft l’affaisonnement de famour : fi la Femme a beaucoup de pudeur, f Homme s’en rapporte a elle pour fa defenfe; au- lieu qu’avec Adelaide , 1 ’Honnete-homme qui lav ait qu’il pouvait tout, fe defiait de D 2 IX me . Nouvelle, 76 lui - meme , & s’imposait la plus fevere retenue. Deux annees s ecoulerent ainfi. Adelaide a dix-huit ans n’etait plus la petite Echappee qu’on avait trouvee au Carrefour - Bujfy: c’etait une rille modefte , inftruite ; qui r.e pouvait longer au paffe fans effroi, & qui en etait fi honteuse , qu’elle n’osait en parler. Son Prote&eur n’avait garde de le lui rappeler. II s’etait habitue a vivre avec elle; il goutait le plus delicieux des plaisirs , ce doux charme de la vie , inconnu depuis 1’age d’or , de s’entretenir avec un Etre aimable , toujours vrai, incapable de trom- per. II n’envisageait qu’avec effi'oi le moment d’une feparation ; c’etait le contrepoids de fa feiicite ; fans cette crainte , il aurait ete trop-heureux ! Ainfi done le hasard fou- vent nous fert mieux que la prudence l Ainfi la vertu eft plus heureuse que le vice ! D’Honnete-homme , s il eut, comme tant d’autres , fatisfait une paffion brutale , n’aurait eu que quelques plaisirs groffiers; il s’eft contraint; il a plus fonge a Favamage du Depot que le Sort lui a confie, qu’au fien propre , & fon desintereffement eft paye par le bonheur meme. Un-jour qu’Adelaide achevait de lire Pamela , elle jeta, en fermant le livre, un regard fur fon Protefteur , &: vint dans fes bras: il y avait Men deux ans qu’elle n’avait pris cette liberte. -Je connais mieux La Fille echappee. 77 que tout cela, lui dit-elle ; je le vois, & je dois tout a cet Homme vertueux , qui m’a fervi de Pere! Mon cher Papa c’eft vous, vous-feul qui etes tout pour moi ; mais foyez sure que vous avez une tendre Fille , qui vous adorera tant qu’elle vivra. Je ne faurais vous exprimer tous mes fen- timens pour vous : c’eft une tendreffe fans homes; c’eft un relpect infini; un attache- men- ft fort & ft doux, que j’aimerais autant mourir que de vivre loin de vous. —Ma chere Adelaide, il y a deja longtemps que tu es telle que je l’ai desire; tu me rens heureux, ma chere Fille, fois en sure aulft. Mais tu as une Mere ; un Frere; une jeune Sceur : les as - tu oublies ? --Non , rnon Papa: je me fbuviens de mon Frere , pour le redouter encore: de ma Mere, pour la plaindre , & de ma jeune - Sceur , pour trembler qu’elle n’ait mon trifle fort. Daignez vous cn informer , cher Papa; fur- tout dans quelle fituation eft Maman : 11 y a longtemps que j’ai dans l’idee de vous faire cette priere ; mais j’ai craint qu’elle ne vous fut desagreable : II n’etait pas poffible que je fiffe la moindre demarche par moi- rneme, fans nous exposer tous- deux a mille desagremens. --Eh-bien , ma chere Adelaide , j’ai deja rempli une partie de tes desirs avec prudence; ta Maman fe porte bien; ta Sceur parait contente: Je vais remplir 1 ’autre des aujourd’hui-. D 3 lX m ‘. Nouvelle, i! Adelaide i’erobraffa, & des qu’ils eurent dine, le Protecceur fe rendit a la Ville- VEvcque. 11 trouva la Mere avec fon Fils le Ser- gent, qui etait alors Fourrier, & qui fe diftinguait par un merite reel. La petite Soeur , qui avait douze ans , etoit occupee a broder. II les falua tens, en leur deman¬ dant , s’ils etaient les Gens qu’il nor.ima. On le pria a’expFquer le fujet de fa visite. --Je viens, Madame & Monfieur , vous donner des nouvelles d’une Fille & d’une Sceur de Mademoiselle Adelaide-. A ce norn, la Mere pouffa un cri de douleur. Le Frere fit un gelle repouffant, fe couvrit, & prif un air oil la fureur eclatait. La jeune Scaur fufpendit fon tra¬ vail , & regarda l’Honnete-homme avec etonnement. —D’ou vient ce trouble ? dit-il: je n’ai que de bonnes nouvelles a vous apprendre. —De bonnes - nouvelles, Mon¬ fieur , dit la Mere; de bonnes - nouvelles d’une Malheureuse, qui.... -Calmez-vous, Madame : votre Demoiselle eft une Fille charmante, vertueuse, tendre pour vous, eu-un-mot , un excellent Sujet. —Venez- vous , Monfieur, dit le Frere , pour nous infulter , pour nous en imposer: dites ? eft- ce pour vous moquer de nous ? --Je viens, Monfieur, vous dire la verite ; reridre une Fille tendre a fa Mere ; une Sceur a fon Frere , & a cet aimable Perfonne que voila. La Fille echappee. 79 Permettez-vous que je m’explique ? —Que nous direz-vous, Monfieur ? Je ne veux pas entendre parler d'une Gueuse , qui me deshonorera, des qu’elle fera connue. —Si c’eft une Fille vertueuse , qui vous honore , Monfieur'! --I1 faut ecouter Monfieur , dit la Mere; mon Fils, calmez-vous-. 11 fut affes difficile d’avoir audience de M. le Sergent-fourrier ; mais enfin , il con- fentit d’entendre, en tournant a-moitie le dos fur fa chaise, & en cachant la moitie de fon visage avec une de fes mains. Aiors PHonflete - hotnme raconta fuc- cinfienient la maniere dont un de fes Amis ( il prit ce detour ) avait rencontre Ade¬ laide ; il peignit la naivete de la Jeune- perfonne, qu’on n’avait pas crue reelle d’abord, mais dont on ne pouvait douter aujourd’hui; il rendit - compte de l’excel- lente education qu’on lui avait donnee , & du fruit qu’elle en avait tire : enfin il parla de fa tendreffe pour fes Parens; de Patta- chement qu’elle avait pour fon Protecleur , & de celui que ce Dernier avait pour elle. La Mere fondait en larmes. Le Frere con- fervait fon air fache; mais il fe retourna du cote du Narrateur. —La preuve de tout cela, Monfieur, c’efl: que .vous le dites ? —Et que je fuis fans interet a le dire, Monfieur. —Que pretendez-vous ? —Rien. Je ne veux que confoler Madame; en lui apprenant d’heureuses nouvelles d’une Fille D 4 So IX me . Nouvelle , qu elle aime ians-doute ; j ai voulu obliger non Ami; fur-tout fatisfaire la tendre im¬ patience de Mademoiselle Adelaide, qui brule de favoir de vos nouveiles: Vous fentez combien a-present elle doit fouftrir de i’inquietude qu’elie vous a causee ? Au- refte , ion Prote&eur r.e demande rien de vous , que votre amitie , lorfque vous ju- gerez a-piopos de la lui accorder. —11 faut me ccnduire aupres de ma Sceur, Monfieur; je veux la voir. — Boucement, Monfieur; je n’ai pas cette commiflion-la. --I1 faut la prendre, Monfieur. — Moderez-vous; car je ne la prendrai pas. —Vous viendrez done ches un Commiffaire, Monfieur r —Qu’y ferons - nous ? —On vous fera expliquer. —Vous rfy penfez pas; le Commiffaire , ni Perfonne n’a ce droit-la. Mais , fans Commiffaire, Madame votre Mere , feule, verra fa Fille quand elle voudra. Pour vous, Monfieur , vous etes trop terrible; ce n’eft - pas a un Homme de votre pro- feffion a conduire une Jeune - Fille ; vous l’avez voulu faire, & vous favez le fucces- Le Sergent - fourier devint furieux; il porta la main a fon epee , en provoquant l’Honnete-homme ; qui lui repondit, que rfetant pas Soldat, il ne jugeait pas a-pro- pos d’accepter un defi. —D’ailleurs, Mon¬ fieur , ajouta-t-il, en ce moment, je fuis enchaine par la parole donnee a Mademoi¬ selle votre Sceur; je ne fuis pas a mot, 8 r La Fille echappee. mais a elle , julqu’au moment ou je lui autai rendu compte-. Le refte de la fcene fut tres-orageux ; mais !e Prote&eur d’Adela'ide tint ferme, & il eut la confolation de fe voir foutenu par la Mere. II fut convenu, qu’elle irait feule le lendemain voir fa Fille , dans une maison-tierce , dans laquelle elle ferait conduite par une Perfonne connue , qui viendrait la prendre. De retour ches lui, le Proteaxur d’A- delaide lui rendit compte de tout ce qui s’etait paffe. —Vous voyez, lui dit-elle, quel eft le caraftere de ce Frere terrible ? —Oui ma chere Fille, &.... je vous en eftime davantage. II ne faut pas qu’il vous voye, ftnon mariee ! —Mariee ! —Oui , mariee! --Et bondieu qui voudrait de moi!.,. --Me voulez-vous, Adelaide! —Ah ! Ciel!... mais, non, je ne -fuis pas digne de vous. —Mon Amie, ma Fille , n’eft pas digne d'etre ma Compagne ! —Eh-bien, vous etes - le Maitre.... ah ! il faut que je vous doive tout. — Je vous demanderai demain a votre Mere. —Cher , cher Ami-fauveur ! je n’ai pas de termes pour vous remercier;... mais j’ai un cceur fenfible-. Tout etant ainfi arrange, l’Honnete- homme, qui demeurait dans la rue Saint- Vittor; & qui jamais n’avait ose mener Adelaide aux promenades publiques, lui proposa d’aler faire un tour au Jardin- royal-des-plantes, Adelaide lit une petite Si IX me . Nouvelle, toilette, qui la rendit charmante, & ils partirent. Ils eurent un plaisir infini dans le Jardin; leurs coeurs etaient contens; la crainte d’etre rencontree & reconnue ne tourmentait plus Adelaide ; fa Mere confentait a la voir , c’etait le premier moment oil elle goutait une certaine alTu- rance. Ils s’en revinrent a la nuit. Vis-a-vis la rue des-Foffes , ils rencontrerent le Frere d’Adela'ide. Elle le remit rout-de-fuite, & fe couvrit le visage de fa caleche: il ne 1’aurait pas reconnue fans - doute; mais 1’Homme qu’il avait vu le matin ches fa Mere , le frappa : il vint a lui, & voyant une Jeune-perfonne, qui avait fair de fe cacher, il demanda imperieusement, fi ce n’etait point fa Soeur ? L’Honnete-homme lui dit de fe calmer: que c’etait elle effedli- vement; mais qu’il le priait de ne causer aucun fcandale. —Non, dit le Sergent en paliffant: mais cette Gueuse retournera fur- ie-champ ches ma Mere, ou je la fais atreter par la Garde. —Eh - bien , nous y alons : permettez que je prenne une voiture-. Il y confertit, & voulut donner le bras a fa Soeur ; en le prenant, il le lui ferra fi vio- lemment, qu’il lui fit jeter un petitcri, qui le mit en fureur. Il redoubla. —Ayez pitie de moi-, lui dit-elle en pleurant. On monta en voiture. En route, il ne pouvait fe con- traindie, il la meurtriflaif, L’Honnete- La Fille echappee. 83 homme tachait de f’e contenir. On arriva enfin. Peu s’en-falut, que le Sauvage ne brisat fa Soeur, en la fesant defcendre. Elle courut fe refugier dans les bras de la Mere , a laquelle l’Honnete - Homme expliqua la rencontre. 11 n’oublia pas de lui detailier avec chaleur la conduite du Frere: II de- clara enfuite avec fierte , que c’etait lui- meme qui avait recueilli Adelaide, & qu’elle ne l’avait jamais quitte: II afl’ura , qu’il l’au- rait auffitot rendue a fa Mere, fans la durete du Frere, qui fans-doute aurait occasionne la perte de cette Fille naive-. Vingt-fois le Sergent voulut l’interrompre : mais l’Hon- nete-homme ne lui en lailla pas le temps. Apres cette exposition des faits, il demanda Adelaide en mariage a fa Mere. Cette Femme la lui accorda , avec reconnaiffance. Enfuite fe tournant du cote du Frere, il lui dit ; —Monfieur, fi votre Soeur n’eft pas perdue , je crois que ce n’eft pas votre faute. Celt moi qui fuis veritablement fon Frere, puifque je l’ai fauvee, & que je vais lui donner un Mari: pour vous , volis etes un Monftre ; & fi vous osez jamais faire le moindre mauvais-traitement a mon Epouse, je vous denonce, comme un Tigre feroce , & je faurai vous faire punir. J’ai de puiffans Amis; & avec le bon droit, je n’ai qu’un mot a dire pour vous procurer le falaire dont vous etes digne : foyez sur de ce que j’ayance, Si vous n’etiez pas fon D <5 84 IX me . Nouvelle , &c. Frere!.... Remerciez le Ciel d’etre fon Frere!. Elle vaut mieux que vous cent- fois ! .Et vous , Madame , ne fouffrez pas que ce Barbare approche de Ik See ur. Je puis aider a fon avancement; mais je puis le perdre-. CeuUcout s avait d’abord fait bondir le Sergent-fourrier : mais ie mot, je puis aider a for,\ avancement , fixa 1’attention de cet Ambitieus. 11 fe calma. Huit-jours, apres cette feene, l’Hon- nete-homme epousa Adelaide; & ils font heureux. Le Frere fut avance : mais fon implacable cara&ere & fon infupportable egoiftne Iui ont fait tant d’Ennemis , qu’il a ete oblige de quitter ia Troupe. II n’a aujourd’hui de reffouce que dans la home de fa Sceur & de fon Beaufrere ; qui vient d’etablir la Sceur-cadette de fon Epouse. Dix me . Nouvelle. Les sljfocies. Nouvel-Ordre de Masons plus utile que VAncien. aris ! fejour tout-a-la-fois de delices & d’horreur! tout-a-la-fois goulfre immonde ou s’engloutiffent les Generations entieres, & temple augufte de la fainte Huinanite ! Paris, tu es l’asyle de la Raison , de la vraie Philosophic , des Moeurs, auffi-bien que la patrie du Gout & des Arts. O Paris ! tu reunis tous les extremes ! Mais le bien eft dans ton enceinte encore plus facile a faire que le mal. Reqois mon hommage , Ville immenfe! Jadis les Nations fubjuguees de la rampante Asie , eleven ent des temples & des autels a la Ville de Rome ; Paris! tu les merites mieux que cette Deftruftrice fuper- be : elle enchaxna les Peuples , & tu les eclaires , tu les egaies, tu les pares... Qui croirait, a entendre reciter ton nom dans les Climats glace du Nord , ou feul il donne Fidee de la joie , qu’il y a dans ton fein des Caffards , des Misanthropes , des Hypocri¬ tes, des Superftitieus , des Tyrans , des Fa- natiques, des Prejugiftes, qui penfent qu’il eft des Homines plufqu’Hommes , & des 8 6 X me . Nouvelle , Hommes moins que les Beres! oh! qui le croirait... Sembiable au SoJei], 6 Paris , tu lances au dehors la lumiere & la bien- fesante chaleur tandis qu’au-dedans, tu es obfcure , & peuplee de vils animaux (*). Cependant n’es-tu pas le divin fejour de la liberte ? N’eft-ce pas dans ton enceinte , oil moi, pauvre Homme, je coudoie har- diment le Duc-&-pair; oil j’ose refpirer le meme air, & gouter dans le temple des Beaux-arts, les memes plaisirs que la Sou- veraine ? ( Souveraine Augufte ! continue de confoler I’Humanite : tes plaisirs font des bienfaits; goute-les, ils ne font que des Heureux rah ! refpirer le meme air que toi, c ’eft relpirer le bonheur meme ) ! Ainfi , 6 Paris ! tu m’aggrandis a mes yeux ; tu me confoles, & 1’Homme , longtemps avili par les prejuges des Sots, fe trouve ches toi dans fon originelle dignite... Qu’entens-je , ches le vil Provincial ? non , ches le Gen- tilhatre feulement , her de fes vains titres; mais ches le Bourgillon, forti feulement hier de la fange oil rampent encore ceux qu’il meprise ? qu’entens-je ? —Comment Ice n'efl que la Fille d'un Cordonnier , & cela fe donne Us airs d'etre propre; d’avoir une coU (*) Cette comparaison paraitra aufii fingn/iere, que pen jufte. Mais mon Ami avaig fa physique particuliere , qu’on verra dans La Dccouverte-AuJ 1 srale, vers la tin, ( Joly. Les AiTocies. S 7 fare !.... Us vont& je l’ai entendu , julqu’a dire , d’etre jolie! Infames, feules Etres viles de ia Nature , que vous degradez , apofla ts, & de votre Religion , qui preche , 1’egalite, & des lois de la Nature , & du droit-des-Gens , & des principes de la rai¬ son ; du bon-fens : Infames 1 cette Fille n’eft-elle pas fille d’un Homme ? eft-eile fille d’un Singe, d’un Ours , ou d’un Chien! O Malheureux! elle viendra peut-etre ( & je la desire , malgre les maux dont elle ferait accompagnee, je la desire pour vous pu- nir ) elle viendra peut-etre cette revolution terrible, ou l’Homme utile fentira fon im¬ portance , & abusera de la connaiffance qu’il en aura ( & cette maniere de penfer ferait plus naturelle qu’aucune de celie que la mode a mises en usage ) ou le Laboureur dira , au Seigneur: —Je te nourns , je fuis pliis que toi ; Riche , Grand inutile au monde , fois-moi foumis ; ou meurs de faint.... Oil le Cordonnier rira au nez du Petit-maitre , qui le priera de le chauffer , & le forcera de lui dire : —Monfeigrteur le Cordonnier , faites-mois des fouliersje vous en fupplie , & je vous paierai bien. — Non, va nuds-pieds: je ne travaille plus que pour Celui qui peut me fournir du pain , des habits, de I’etojfe , du vin &c. Malheureux Provinciaux, vils Automates, infenfees Prejugiftes qui fie- triffez les Gens utiles, qui les force* de 88 X me . Nouvelle, languir dans Fisolement & le mepris, que je vous hais ! Vous hair ! c’eft trop vous honorer; non; que je vous meprise! que vous me faites de pitie !... Qu’on oe croye pas que ce prejuge ft ait que des efFets infen- fibles! Yoyez-le a Arras fletri de-Rugi. Le Faineant Toulousain, plus pareffeux que 1’Efpagnol , feche orgueilleusement de misere , avec fon titre de bourgeois , plutot que de mettre la main a l’ouvrage, pour s’alimenter lui-meme, & pour l’Etat. J’ai vu dans la bicocque de Noy'ers , une Famille riche, abandonner, renoncer un de fes Membres, parce-que pauvre , ll s’etait fait potier-d’etainpour fubfifter; ce fut une tache » incilacable; il fut pour eux aude/Tous des Siriperes de I’lndc; il falait mourir orgueil¬ leusement fur fon fumier. Un autre bicoc- que, c’eft Joigni, porte ce prejuge def- tru£leur plus loin encore : L’oisivete, ce vice abominable, I’Oisivete, mere des vices , y eft publiquement encenfee ; elle y a un temple, des autels, des miniftres ; c’eft la Deeffe tutelaire, & quiconque ose la blafphemer , par le moindre a£le de travail, eft auffitot flretri, degrade... a moins pour- tant, que ce travail ne foit de ceux qui font nuisibles a la Societe, 1’avantageux Avocat peut y exercer avec honneur fes talens cauteleux: Le tortueuxProcureurpeut y egarer le facile Campagnard dans I’ir.ex- Les Allocks. s 9 tricable labyrinthe de la chicane. Mais le trone de ce prejuge infainant l'etnble etabli ches le groffier Au--ois: c’eft-la queleftu- pide Bourgeois, malgre fa gourmandise , airae mieux fe mettre a-demi-ration , pen¬ dant neuf mois de l’annee, que de faire une ceuvre utile : C’eft-la , que fous un habit aufft fee que fon corps extenue , fl promene orgueilleusement fa misere autour de fes vignes, que le malheureux Vigne- ron cultivea credit. Une Fiile d’Artisan, exerqant elle-meme une profeffion utile , vient-elle a paffer devant leurs Femmes , ou leur Filles , aigries par la misere , jiom- maffes mechantes, elks envient fon air riant, la fraicheur de fon teint, & 1’apof- trophent tout-haut, d’un Voye^ done c’te Guenon , c’te Salope ! ca fe reguingue ! eh- ben ! eh-be,i l ca n'fait pas gemir ! Gemir ; oui, malheureuses Tribades! votre orgueil, votre baffe-fierte, votre infolente misere , votre infame inutilite , votre infernal egoifme !. O Paris , tes paisibles &c bonnaces Citoyens ne font pas devores de ces paflions viles, & e’eft dans ton fein qu’eft etablie la Societe, digne de l’age- d’or , dont je vais tracer le tableau. Dans une rue, qui joint celle Saintmar- tin demeurent plusieurs Particuliers, de differens etats utiles, dont void 1’enumera- 9° X mt - NouvelU , tion : Un Marchand-drapier ; un Mercier ; un Clincalier ; un Coutelier; une Marcliand- de-modes: une Maitreffe- couturiere; tins Marchande-lingere ; un Marchand-de- vin ; un Boulanger ; un Boucher ; un Cordon- nier; un Tailleur ; un Chirurgien; un Medccinjun Procureur ; un Avocat;un Huiffier; un Chapelier ; un Loueur-de-ca- roffe; & un Orfevre-bijoutier; en tout v’ngt Families. Ces Citoyens out fait une falutaire confederation contre le malheur & la corruption : ils font parvenus, par une inftitution fage , a fe mettre audeffus de tous Ies besoins de la vie , de tous les ca¬ prices du fort, en-un-mct, autant qu’il eft poffible , audelfus des viciifitudes hu- maincs. Le premier d’entr’eux qui eut cette idee » ce fut l’Orfevre-bijoutier, jcune-homme alors de vingthuit ans,qu't recherdiait en manage une charmante Perfonne, encore aujourd’hui une des plus plies Femmes de cette Capitale , quoiqu’elle ait trois Enfans, deux Filles de 16 & 15 ans, & un Gar r on de 1 z environ. Un obftacle s’opposait a I’u- nion de ces aimables Jeunes-gens ; car Ger- minot ( c’eft l’Amant) etait bel-homme ; mais il n’erait pas riche : pour la Demoi¬ selle , c’etait un affes bon-parti , dans fon etat: elle etait fille d’Orfevre, & fe nommait Mademoiselle Delorme. Les honnetes Parens de la Fille & du Garfon: voyant l’amour Les Aflocies. 91 de Ieurs Enfans , fe confulterent entr’eux . & le refultat de Ieur commune deliberation, ce fut, que Germinot n’etait pas affes riche pour epouser Mademoiselle Delorme ; qu*il falait qu’il s’attachat a certain© Veuve de trentedeux ans au-plus , qui avait une for¬ tune triple de celle de Petronille Delorme , dont elle pouvait abfolument difposer: par le meme fenatufconfulte , on decida , que Mademoiselle Delorme epouscrait le Fils d’un riche Libraire, qui la recherchait. Cet arret fut fignilie aux Amans le merne jour : & comme ces Parens ne voulaient point agir en defpctes, iis en expoferent les motifs. La plupart etaient pris dans le luxe aftuel. qui rend une fortune neceffaire, lorfqu’on a une certaine education & un etat hon- nete : iis representerent a Germinot, com- bien il ferait tri-fte pour lui, de vo : r un- jour une Fpouse aimable & vertueuse dans la misere , & non-feulement elle , mais des Enfans, innocentes vi&imes del’incon- fideration de lour Pere , &c. Germinot demanda la permiffion de repondre : fes Pa¬ rens la lui refuserent: mais ceux de la De¬ moiselle dirent, qu’il le falait entendre Alors ce digne Jeune-homme , anime par l’amour , & par le fentiment de ies,propres forces, parla avec une fermete male : II refuta tous les fophifmes qu’on venait d’e- tablir; il dit que cela ne regardait que des Maris laches, fans energie , fans induftrie X mc . Nouvelle , pz fans courage: que pour lui, il trouvait Mademoiselle Delorme trop riche encore; quM aurait voulu, avec fon feul patri- moine, tout-mince qu’il ^etait, lui faire un fort, & lui montrer par fa conduire pleine de tendreffe & de dignite , que l’Homme eft le foutien de la Femme , & qu’elle n’a pas besoin d’apporter fon diner , lorfqu’elle s’affocie a un Homme verita- blement homme. Et lui presentant la main, il lui dit : —Mademoiselle , je n’avance rien que je ne fois en etat de tenir: Je con- nais mon courage , ma tendreffe , ma capa¬ city : je vous repond du neceffaire, pour vous & pour nos Enfans : quant au fuper- flu , vous n’en desirezpas. --Et fi tu meurs, dit le Pere Germinot, avec attendriffement ? —Si je trouve encore un moyen pour parer a cet inconvenient-la, me donnera-t-on Celle que j’airne 1 —Oui, s’ecrierent M. & Madame Delorme. —J’y vais done travailler; & des que j’aurai abfolument reuffi, je viendrai reclamer la parole que vous me donnez en ce moment-... Et prenant la main de Petronille, il lui dit : —Mademoiselle, nous ferons unis; e’eft un Homme qui vous eftime autant qu'il vous aime, qui vous en repond ; comptez fur moi: je ne fuis point un fanfaron; je veux parler par des effets.... On ne put s’empecher d’applaudir a la fermete male de Germinot, & fans autre Les Affocies. 93 precaution, les Parens de la Demoiselle la lui auraient donnee : inais Germinot-pere , horame franc & genereux, perfiiia a dire , Qu’iJ ne voulait pas expofer la Fille d? les Amis , la Fille qu’il eftimait le plus , a partager la misere de fon Fils. Des le lendemain de la fcene que je viens de rapporter, Germinot chercha a realiler fes promeffes. II avait eu des Camarades de College, qui l’avaient beau- coup aime, parce-qu’il etait r.aturellement obligeant; chacuri de ces Camarades avait pris un etat conforms a fes inclinations, ou s’etait laifle guider par fes Parens, ou enfin avait obei a la Neceffite. Germinot, qui avait deja fon plan dans fa tete, re- solut de voir ceux en qui il avait trouve le plus de bon-fens, & de ce nerf qui fait PHomme. Le premier etait un gros Garfon de bonne-humeur , qui apprenait difficilement & n’oubliait rien , nomme Balduc : il s’in- forma de lui, & le trouva Maitre Bou¬ cher ; profeffion qu’il avait prise pour fuc- ceder a fon Pere , & ne pas reduire a rien le douaire de fa Mere & Les dots de fes Soeurs, en changeant d’etat, & en s’ex- posant aux pertes qui accompagnent tou- jours ce changement: Il fesait tres-bien fes affaires. Germinot lui communiqua fon pr.ojet. Balduc le gouta , & comme il etait 94 X me . Nouvelle , garfon, & fon maicre abfolu, il donna fa parole. Le Second, que les deux Premiers de- couvrirent enfemble, etait d’un caradlere froid , jufte , & foiide : l’amitie de fes Camarades (que je vais nommer ) contri- bua beaucoup a le rendre bon; car natu- rellernent il etait peu fenfible ; mais il avait de l’efprit & beaucoup de penetra¬ tion : Ils le trouverent Medecin. Genninot lui exposa de-meme fon projet. —Trou- vez tous les Membres qu’il taut pour vo- tre Aflbciation, leur dit Maitre Lafaye, & foyez furs qu’alorsje ferai de votres: le plan me parait excellent & bien mo¬ tive ; je 1’examinerai cependanr-. Les deux Amis demanderent au Troisieme, s’il fa- vait la demeure de quelqu’un de leurs an- eiens Camarades ? — Je n’en connois qu’un a-present j c’eft le jeune Rigal ; vous,. fa- vez ? celui qui diffequait des hannetons ? Il eft Chirurgien. V oyez-le : c’eft un bon- garfon. Germinot & Baiduc y alerent, en me- nant avec eux, un-peu rnalgre lui, le Doc- teur Lafaye. Ils trouverent Rigal anato- misant un Pendu. Ils lui exposerent le Plan d’All’ociation, & lui en montrerent les avantages immeiiles. Le Dofteur, qui, en 1’expliquant, s’en penetrait lui-jneme , parla a vec cette chaleur propre aux Gens Les Aflbcies. 95 flegmatiques, lorfqu’ils font convaincus. ~Je ne puis m’egarer fur les pas du Doc- teur , repondit Rigal : Alons, mes Amis, iiniffons-noiis , & formons une Societe arnie & heureuse , au milieu de cette tourbe de Meehans & d’Envieux, Mais, a- propos, j’ai l'aigne hier un de nos anciens Camarades, Alexandre Bel ; il eft Mar- chand-de-vin ici a deux pas : il me parait qu’il fait bien fes affaires, & qu’il a con¬ serve l’honnete facon-de-penfer qu’il avait au College. Voyons-le-. Ils y alerent tous- quatre. Bel les re^ut avec tranfport; & fe feli- cita mille-fois , de voir reiinis dans fa maison quatre de fes anciens Camarades : Il leur fervit de fon meiileur vin, & ce fut en vidant d’excellent Romanee, qu’on lui detailla le Projet-d’Affociation. Bel ne fut pas difficile a perfuader ; & il indi- qua la demeure d’un fixieme Ami, Mar- chand drapier , avec lequel il avait entre- tenu une liaison fuivie , depuis fa fortie du College. On remit au lendemain, a aler voir M. Lequint, & chacun fe retira ches foi: pour vaquer a fes occupations. Mais Bel, aufli zele pour l’Affociation que Germinot lui-meme, depuis que fes Amis lui en avaient detaille les avantages, ala prevenir le Drapier : Il lui exposa le Plan; la maniere de vivre qu’on adopte- rait; la communaute de biensj les avanta- 9 6 X m °. Nouvelle. ges qu’on en eiperait &c. 11 l’aurait per- fuade : mais il confeiiia lui-meme a Leqaint dattendre, pour fe determiner, la visite de leurs anciens Camarades. IIs parurent le lendemain fur les deux heures apres-midi. Germnot parla le premier : Enfuite le Docieur donna carriere a fon eloquence, & fut feconde par le Chirurgien Rigal. —Je fuis au-fait, dit M. Lequint, en in- terrompant ce Dernier , & je vous ap- prouve : mais je penfe qu’il lerait effen- ciel que nous euffions dans notre Societe un Avocat & un Procureur: non pour .employer leur mini fie re, mais pour nous premunir contre la chicane : Notre ancien Camarade Dkermilli , eft avocat, & Sirno- not , que nous appelions , 1’licrivain-pufclic , eft Procureur: voyons-les-. On y ala fur-le-champ. Maitre Dher- milli ecouta gravement le Plan de Germi- not: il y corrigea quelque chose , & 1’ap- prouva. Pour Maitre Simonot, il etait ft charme de revoir fept de fes anciens Cama¬ rades , qu’on ne pouvait captiver fon at¬ tention pour la le&ure du Plan-d’Affocia- tion: mais enfin Maitre Dhermilli obtint audience. Le Procureur fit une foule d’ob- fervations , qui occasionnerent difFerens changemens utiles. Pendant qu’on ks fe- sait, il envc-ya chercher un autre ancien Camarade , nomine Ddatouche , qui etait H.uiflier , avec lequel on renouvela con- nai fiance Les Affocies. 97 naiffance. Celui-ci ne fut pas plutot au- fait de la proposition de Germinot, qu’il envoya chercher a fon tour , Jacques JVallon , Maitre Cordonnier , ancien Cama- rade , avec charge d’amener avec lui Ro¬ bert Lucot , Maitre Tailleur, & Philippe Amerville , Maitre Boulanger , tous-trois anciens Camarades de College ; auxquels on proposa l’Affociation. Us 1’accepterent avec piaisir. —Tandis que nous void cites l’ami Simonot, dit Jacques Wallon, il faut que chacun de nous fe rappelle quel- qu’un de nos anciens Camarades, pour qu’on les envoie chercher, & que ce foit line chose decidee entre-nous-tous aujour- d’hui. Pour rnoi , je fais la demeure de Duban ; il eft Marchand-mercier. —Duban I s’ecrierent tous les autres; c’etait le rneil- leur garfon du monde-. On l’envoya cher¬ cher. —Et mot , dit Lucot , je vous dirai que Thorel eft Coutelier; il ne demeure pas fort-loin-. On envoya chercher ThqreL —Et Tridon , s’ecria Philippe Amerville,, qui a epouse la Lingere du coin de la rue Montmorenci , une tres-jolie Femme , ma-foi i il faut le mettre des notres- ! On envoya pareillement chercher Tridon. Lorfque ces trois Derniers furent arri¬ ves , ils indiquerent a leur tour la demeure d’un ancien Camarade, Marchand-clincaille'r, jiomme Uipctu ; celle d’lin nomine Boyer , II VoL E IO0 X mt . Nouvelle nous avons confenties, apres une delibe¬ ration , & dont chaque article peut & doit-etre regarde comme 1’ouvrage de chacun de nous. Au nom de la fainte Humanite , nous.... (fui aient les Homs') tous freres , tous egaux, quoique de conditions differentes, voulons etre unis, foumis , lies , obliges par le Reglement fuivant: P er . Article. Communaute parfaite. Les Affocies mettent en-commun, des ce moment, tout leur avoir, fans aucune reftridtion, ni reserve : n’ayant, lefdits Affocies , aucun egard au plus ou moins de ricbeffes d’aucuns d’entr’eux ( fi cette inegalite fe trouvait) : PareiJlemenr, rou¬ tes les fucceffions, qui echeeront a un- chacun des vingt Affocies, profiteront a 1’Affociation en corps: Pareillement, tou- tes dettes , meme celles contraftees ante- rieurement , feront acquitees par ladite Affociation. a. £galite des Epouses. Les Spouses des Affocies feront parfai- tement egales entr’elles , regiffant & admi- niitrant 1’interieur des maisons & du com¬ merce des Affocies ; fous le .vu neanmoins & l’infpedtion de deux Affocies nommes: lefquels deux Affocies ne pourront faire aucun changement, ni emploi, fans l’au- Les AiTocies. IOI torisation de l’Affemblee generale. Et les Epouses adminiftreront tour-a-tour pendant le cours de l’annee , fuivant le tableau qui en fera dreffe , l’annee etant, pour cet effet, divisee fur ledit tableau , place dans la falle des repas, en vingt parts egales. 3. Enfans. Les Enfans feront eleves a frais-com- muns; & 1’on aura foin , autant qu’il fera poflible , de les rendre capables & bien- inftruits. Ils s’uniront enfemble un-jour par manage, fans aucun egard pour la profeflion des Peres; c’eft-a-dire , que la Fille du Medecin , 011 de PAvocat , pourra etre demandee en manage, & donnee au Fils du Cordonnier, 011 du Boulanger, Et ne feront aftrints les enfans a fuiyre la profeffion de leur Pere : mais comma Enfans communs de l’Affociation, & non de Tel & Telle, ils feront places a-raison de leurs depositions & capacite : De-forte que le Fils du tailleur, ou du Boucher , pourra devenir Medecin ou Avocat, & le Fils du Dcfieur n’etre que Tailleur, Boulanger , ou Cordonnier, s’il eft inca¬ pable d’autre chose. Sans donner , dans la presente Affociation , trop d’importance aux Femmes, nous declarons, que leur parfaite egaiite entr’elles, fera la base de celle de leurs Enfans. E 3 1 01 X me . Nouvelle, 4. Mise des Femmes & des Enfans. Toutcs les Epouses auront une parure egale , proportionnee cependant a leur gout & a leur genre de beaute mais a-peu-pres d’un prix egal. 11 en fera de - rnetne des. Enfans. 5 . Rapports des Hommes en.tr eux. Tous les Hommes feront pareillement egaux en importance, en credit, en pro¬ priety. Mais chacun fera oblige de remplir les devoirs de fon etat envers fes Co-affo- cies, ou Confreres 3 avec zele & amide: d’autant que dans la facon de penfer de la Societe, ce feront les arts & metiers les plus utiles, qui feront les plus confideres. Pourra , chaque membre d’un etat & pro- feffion differente, en laquelle il n’aura pas d’occupation aftuelle & presente , aider a fes Co-affocies •, &: cette aide fera regardee comme une aftion belle & louable; on la preconisera a table devant les Spouses & les Enfans , pour les penetrer d’autant plus des faints principes de notre egalite parfaite. 6. Fournitures. Ne feront neanmoins les ouvrages & marchandises de chaque Affocie fournis direclement a fes Co-affocies ; mais il y aura une des Epouses , la meme qui a fon tour presidera au menage, a laquelle cha» Les Affocies. 103 que Membre s’adreffera , pour avoir les choses qui lui feront neceffaires, a lui a fa Femme & a fes Enfans. Ces demandes fe feront a deux jours marques par femaine » favoir , le mardi, le vendredi-foir , publi- quement, & devant les vint Menages afl’etn- bles : lefquelles demandes ne feront nean- moins fefables a volonte , ni l’effet du ca¬ price : au-contraire, il fera regie ce qu’on fournira a chacun , a-proportion de fes Enfans, par-femaine , par mois , & par-an , en tinge, chauffures , coifures, & en habits. Ft ceux qui, par le bon-foin & la proprete, plutot que par la tranquillite de leur pro- feffion, fe trouveront moins user , en feront loues; fans que neanmoins les autres foient blames d’user d’avantage. La femme qui presidera aux Menages a fon tour, aura infpeftion fur toutes les Meres, & les re- prendrait, fi elles manquaient de foins & de proprete pour leur Mari & leurs Enfans. 7 . Devoirs de chaque Membre. Chacun des Membres remplira les devoirs de fon etat , avec application & fidelite, par foi-meme & par fes Garfons , de la maniere la plus avantageufe a la Societe. Ceux qui exerceront des metiers occupans, & fuffifans a l’emploi de leur temps, n’en feront pas detournes , & y vaqueront con- tinuellement, lauf les heures & les jours de repos, ou les temps d’alfemble des AiTocies, 104 X me . Nouvelle , oil ils fe rejouiront tous-enfemble. Mais ceux qui n’auront pas des profeffions qui les occupe.nt tout-a-fait, &c. feront fingu- Jierement charges des affaires communes, & y donneront leurs foins : Ils rendront- compte de leur adminiftration a l’Affem- bled generale. 8. Habits des Homines. Chaque Membre , dans fa boutique, ou dans fon cabinet, fefant les affaires de fon etat, fera mis conformement audit etat, fans affedlation aucune : Mais le jour de repos , aux affemblees des Affocies , aux divertiffemens, &c. tous les Membres feront mis uniformement en noir , etofe d’hiver ou d’ete , fuivant Ja faifon, r>. Maurs. Les moeurs de l’Affociation feront hon- netes, decentes. 11 ne s’y commettra aucun desordre avecles Lpoufes les uns des autres: mais chaqueFemme fera confideree, refpedee par les autres Affocies , & traitee avec les egards & la politeffe , que doivent avoir des Freres, envers des Soeurs qu’ils cherif- fent. II ne pourra y avoir aucune privaute entre les Homines , & les Femmes de leurs Confreres : fans neanmoins, qu’on pretende interdire les converfations honnetes , de fe donner le bras indifferemment a la pro¬ menade , &c. a-moins que le Mari ne you- Les Affocies. 05 1 lut avoir fa Femme, qui Iui fera remise a la premiere parole. Le luxe fera interdit dans l’Affociation; mais non 1’elegance & la proprete : au-contraire, ehacun iera recu a proposer les choses les plus agreables , dont la depenfe n’excedera pas celle des habits ordinaires. Chacun des Membres fera aftreint a une probite rigoureuse envers le Public; de-forte que l’Affociation fourniffe toujours des ouvrages plus folides, de la besogne meilleure en tout genre, que les Marchands , Ouvriers, ou Artiftes. ordi¬ naires : l’Avocat fera veridique; le Medecin non-con jeifhiral; le Procureur integre , &c, afin qu’t/n-chacun fe loue des Membres de 3’Affociation, fans neantnoins connaitre : les liens qui uniffent les Membres les uns aux autres; union dont on fera myftere , & qui fera notre fecret 5 comme les Francs-mjJfons ont le leur. to. Emplei du temps des Epouses.. Les ffpouses s’occuperont chacune en— particulier dans leur maison ,avec leur Mari, lorfque les occupations de eeux - ci le demanderont. Les Fpouses des non-mar- marchands & non-artisans aideront a leurs . Compagnes plus occupies ; de-forteque les Femmes-de-commerce , aurOpt.chacune une Lieutenante , dont l’autorite fera egale a la leur dans leur maison , & reciproque- pent (toujours lb us i’infpefiion de Celle E 5 jo6 X me . Nouvelle , qui aura la fur-intendance-generale , la- quelle nommera ces Lieutenantes , & les changera tous les mois. ) Aucune occupa¬ tion ne fera vile entre les Epouses. Cepen¬ dant l’Affociation n’entend pas les affujettir a Aes travaux contraires a la delicateffe des Femmes bien-nees; au-contraire , tout ce qui fera rude , fera le lot des Homines; tout ce qui fera abfoluntent mal-propre fera fait par des Femmes-a-gages , non demeurantes dans la niaison : l’Affociation voulant que toutes les Epouses jouilfent d’une vie douce & agreable. ii. Travail & Recreation. En - confluence du precedent Article , les Ouvriers membres de 1’AlTociation cef- feront leur travail, a l’heure ou les Mar- chands fermeront leur boutique , & jamais on ne veillera apres fouper : feulement les Compagnons externes pourrontcontinuer leur travail , dans un endroit particular, qui leur fera affefte. L’heure de fermer fera huit heures. On foupera, & l’on prendra tine recreation commune jufqu’a onze heu¬ res , tous-enfemble, dans laquelle il n’y aura aucun jeu a argent. Les jeux de feciete feront preferes , afin que les Enfans puiifent en etre. 11 y aura auffi a la recreation , des leisures d’Ouvrages nouveaux. Quant uux papiers public, ccmme Gazettes, Jour-; Les Affocies. 107 naux , &c. on y donnera une heure apres le diner, entre le repas, & le caffe. 1 2 . Lever , Repas & Mets. On fe levera, a fix heures les Hom¬ ines en ete , &: a fept en hiver. Les Femmes une heure plus tard. Tout la monde fera au dejeuner , en ete a huit heures, en hiver a neuf. Les Femmes auront du caffe , &c. ff elles en veulent: les Hom¬ ines , un morceau de pain avec du fruit, ou le dejeuner des Femmes. Les Enfans , du lait cru avec du pain. On dinera en ete a midi, en hiver a une heure. Le diner fera compose d’un potage, qui fera au riz de deux jours Tun ; du bouilii, d’une en¬ tree, & d’un deffert en fruits de Jafaison. Vin de Bourgogne, naturel, & achete par i’Af- fociation merae , fur les lieux. Le Medecin fera charge de ces achats, conjointement avec le Marchand-de-vin , dans la faison oil il fera fans Malades. Apres la leciure faite des Gazettes , chacun aura, ou le caffe , ou un petit verre de liqueur, a fon ehoix, Mais les Femmes ne prendront jamais de liqueurs; ni les Enfans de caffe: ils ne boiront jamais que de l’eau. On foupera a huit heures : les mets. feront le roti, boeuf s veau , ou mouton; une-fois par-femaine de la volaille: avant de fe mettre au lit, les. Hornmes prendront, s’iis veulent, un petit: ,verre de liqueurles Femmes une limonade,, E 6 ig8 X mc . Nouvelle, une orange , &c. Les Enfans feront tous au lit une heure avant les Peres & Meres , c’eft-a-dire, a dix heures ; & l-on aura cette heure-la, pour s’entretenir avet plus de liberte. Les Epouses furveilleront les En¬ fans en cette occafion , & verront a ce que rien ne leur manque. Lorfque les Garfons feront grands, les Peres y auront l’ceil. I 3. Etudes des Garfons. Tous les Garfons apprendront le latin des l’enfance, & auront pour Repetiteur tin oil plusieurs des Co-affocies. On les iniciera dans routes les fcienees a leur por- tee; on leur donnera des idees faines en physique , en morale, &: en religion. Ceux qui auront des difpositions, feront pouffes, & promus aux etats releyes: les Autres feront employes aux metiers & arts de neceffite : mats chaque etat fera individuel, & le Fils ne fera jamais neceffairement ce qu’eft fon Pere, mais ce que demandera la trempe de fon efprit. 11 fera abfolument interdit de forcer la vocation des Enfans, c’eft-a-dire, de porter les Incapables oil ifs ne doivent point aler. Le Medecin, l’Avocat, le Chirurgien, &c. choisiront indifferem- ment, ceux des Enfans qui feront plus capables de leurs fcienees & arts. Mais au- moyen de ce qu’aucun emploi ne fera vil , mais honore dans la Societe a-raison de fon Les Affocies. 109 utilite, cet article ne devra jamais peiner les Parens. 14 . Education des Filles „ Les Filles feront elevees dans une ega- lite parfaite, & inftruites aux ouvrages de Femmes, comme la couture, les modes , le linge , la dentelle , &c. Celles qui auraient de la deposition pour certains arts , comme la peinture , la gravure, la mufique , &c. y feront appliquees: toutes apprendront le deffin , & en langues etrangeres , Fitalien & l’anglais. Leur vie fera occupee, fans etre fatiguante : l’art de fe mettre avec gout leur fera enfeigne comme important. Toutes apprendront des 1’enfance, qu’elles font deftinees a etre foumises a leurs Maris, & que la douceur & la chaftete font des vertus egalement indifpenfables. 15 . Manages. Les Enfans des Co-affocies s’uniront enfemble autant qu’il fera poffible. L’AfTc- ciation montera le menage. La Fille fera fans dot: les droits du Mari conMeront dans une part egale dans la Societe, a celle des autres Membres. Les Veufs&les Veu¬ ves qui feront jeunes , fe remarieront, de I’aveu de l’Affociation ; mais toujours a des Etrangeres ou Etrangers ; a-moiris que deux jeunes Veufs ne funiffent. no X me . Nouvellc, 16 . SucceJJion des Enfzns. Les Enfans ne fuccederont point direc- tement a Ieurs Peres & a leurs Meres ; mais ils fuccederont dans l’Affociation, indiffe- remment, 8c egalement, chacun dans l’etat qu’il aura embraffe, fans le pouvoir chan¬ ger , que par une deliberation de l’Affem- blee entiere , & pour des causes de la plus grande importance : le Fils du Medecin ou de l’Avocat, pourraient etre Cordonnier , Boulanger, &c. , ainfi qu’il a ete dit: mais l’etat pris, on le gardera : comme tou- tes les profeflions font egalement honne- tes dans la Societe , cela n’aura aucun incon¬ venient ; la peine meme ne fera pas une raison pour repugner a ces etats; chaque Membre en ayant a-peu-pres une egale dans le fien: l’oisivete, la pareffe , l’indolence , seront des vices intoleres. Quand aux Fem¬ mes, comme elles feront toutes egales entr’- elles, n’importera qui elles aient epouse. ly. Gams & Pecule „ II n’y aura aucun pecule , & Perfonne ne pourrapoffeder exclusivement la pluslege- re portion du produit de fon travail. En- effet, fi l’Avocat, le Medecin, le Drapier, &c. , gagnent da vantage dans ieurs profef- fions, il faut conftderer auffi qu’ils y ont plus d’agremens audehors de la Societe, moins de peine corporelle , &c. , & qu’ainfj .tout eft au-moins compenl'e. JLes Allocies. 11 1 18 . Affaires de l’ Affociation. Comme il y aura une Maitreffe-de-mai- son parmi les Spouses , qui le feront tour- a-tour , a commencer par l’Ainee , & ainfi de-fuite jufqu’a la plus Jeune , dans le cours d’une feule annee; de-meme, il y aura parmi lesHommes un Syndic , & un Adjoint, apres quoi, 1’Adjoint fortant de charge fera Syndic. Chaque Membre , indiftinclement, exercera les charges tour-a-tour, a com¬ mencer auffi par l’Aine , & continuant juf- qu’au plus jeune de la Societe, qui ne fera Adjoint que la cinquieme annee de la pre¬ sente Affociation , & Syndic trois mois plus tard. Mais I’Avocat, & ie Proctireur, outre leurs emplois ordinaires, feront en-outre obli¬ ges de confeiller & diriger les Syndic & Ad¬ joint, en foumettant neanmoins leurs confeils a l’avis general de l’Affociation. Les affaires fe traiteront le foir , meme devant les En- fans, a-moins qu’elles ne fuffent de nature a etre fecrettes ; mais ces cas feront inft- ment rares, les Enfans devant apprendre de bonne-heure a etre Hommes & femmes. 19 . imprudence, fautes , crimes.. Si quelqu’un des Membres fait une impru¬ dence , qui foit cause d’une perte confide- rable , on la fupportera fans faire aucun reproche , que des remontrances amicales & en particulier. Si un Membre commet- 112 X me . Nouvclle, tait une faute reprehensible par la Juftice , toute la Societe s’emploira, comme s’il fagiffait d’un - chacun d’icelle , avec le meme zele & la meme aSivite. Si (par malheur ) c’etak un crime, foit de quel- que Membre , foit d’un des Enfans ( dont preserve le Ciel!) l’Affociation recevra cette peine avec resignation ; elle tachera de penetrer dans Fame du Coupa- ble, & de le confoler , fi fa malice n’eft pas complette, & qu’il fe repente : elle emploira tous les moyens poffibles pour le fauver, commeun Pere ferairpour fon Fils; & fic’eft un Sujet gangrene , elle FalMera jufqu’au dernier moment de fecours, confeils, & exhortations ; mais die n’implorera pas de grace : elle refervera toute fa tendreffe & fa compaffion fraternelle, pour les Pere, Mere, Freres, Sceurs ou Enfans du mal- heureux , qui n’en deviendront que plus chers a la Societe. 20. Dotnefliques , ouvriers , &c. Toutes les Perfonnes qui auront quelque rapport a 1’AiTociation , comme les Domef- tiques , Ouvriers, & autres Gens a gages, feront traites avec douceur, & obeiront a ceux des Membres auxquels on les aura appliques, pour tout ce qui fera de leur fer- Vice particulier : Ce qui n’empechera pas que le tiers defdits Domefliques ne foit, par-tout, foumis aux ordres du Syndic, dq Les Affocies. 113 1’Adjoint, & de la Maitreffe-de-maison , pour les affaires communes; de forte que chacun laiffera fes Domeftiques pour le fervice commun , deux jours de la femaine. Un tableau du r.om des Affocies en forme d’Almanach-de-cabinet fera afnche dans la falle commune des Affembiees, ou le fer- vice commun fera infcrit-jour-par-jour , & oil chacun le verra. Quant aux Ouvriers , ils feront founds uniquementa leur Maitre- de-profeffion, ainfi que les Garfon-de-bou- tique, Clercs , Sieves , &c. Les Enfans en etat de rendre fervice ; feront employes de preference au fervice-commun , afin de les rompre de bonne-heure aux affaires. Mais on ne les enverra jamais dans des endroits fufpedls. Quant aux Jeunes-filles, elles ne fortiront jamais fans etre accompagnees d’une des Meres-de-famille de 1’Affociation , n’importera laquelle. ax. Querelles. Si les Affocies avaient entr’eux quel- que querelle , foit moderee , foit violente , ( ce qu’a-Dieu-ne-plaise ) la regie fera d’a- bord , dans le premier moment, d’adoucir & feparer les Parties : enfuite on leur fera des remontrances, & Ton examinera foi- gneusenient lequel a droit: On reparera le tort a fon egard , fans obliger le Coupable a des excuses humiliantes; laSocie'teen corps reparera l’offenfe, apres quoi tous-deux H4 X m£ . NouvelL , feronr repris avec douceur , d’avoir donne du fcandale, & ferieusement avertis d’evi- ter une recidive. Ainlifait & arrete entre nous Sou/Tignea, le present Reglement, pour etre obferve felon fa teneur , fans qu’on y puiffe des- obeir , ni rien changer, que d’un avis gene¬ ral, le i Juillet 17 **. Signt, j&c. Enfin, Germinot etant parvenu a rendre follde l’etabliffement dont je viens de rap- porter le Code , il pria fes Parens de fe reiinir avec ceux de Petroniile Delorme. Lesdeux Families s’affemblerentches cesDer- niers & le Jeune-homme s’exprima dela for¬ te , ens’adrelTant aux Parens de fa MaitrelTe. —La bonte quevous m’avez temoignee, Monfxeur & Madame, votre noble desinte- reffement , & la tendreffeque m’infpire Ma¬ demoiselle Delorme ,n’ont fait que me con- vaincre plus-fortement, combien mon digne Pere & ma digne Mere avaient raison , dans les ob&acles qu’ils apportaient a mon bon- heur, qui pouvait exposer celui de votre aimable Fille. Maisfi j’ai pourvu a tous ces obftacles; fi je me fuis mis , pour-ainfi- dire , hors-de la portee du malheur; fi j’ai allure le fort de la Moitie la plus precieuse de moi-meme contre tous les revers, tous ks accidens, j’efpere qu’alors, mesrefpec- tables Parens n’ayant plus d’iaquietude pour Les AfTocies, 1x5 la plus meritante des Filles, ils accepteront avec reconnaiffance ledon ineftimable qu’on veut bien me faire. —Oui, men Fils , repondit Germinot pere. —Et Petronille eft a toi, dit M. De¬ lorme. —Void des arrangemens certains & deja realises (reprit le Jeune-homme. ) 11 leur lut le Reglemcnt. Enfuite il ajouta : —Cette loi fondamentale de notre Af- fociation ayant ete confentie , les plus Ri¬ ches ont fait une fomme , avec laquelle on a commence a la realiser. Nous avoirspris a bail un bout entier de la rue ***-, & Quinze d’entre nous y font deja etablis : on n’a donne que quinze jours aux Cinq- autres pour s’y joindre, maries ou non- maries, afin de mettre le Reglement en vigueur. Cependant les Quinze l’executent deja, & tout vale mieux du monde, comme vous pouvez vous en affurer par vous- memes. Les moaurs & la fortune feront egalement affures : car qu’eft la fortune fans les moeurs- ? Ce difeours du Jeune-homme fit une impreflicn agreable fur les deux Families, On voulut cependant jouir du fpe&acle de l’Affociation: Germinot les y conduisit des le mime jour. Petronille fut de cette visite ; & les Epouses des Affocies deja reiinis ayant fuqu’elle devait etre une Compagne , elles lui firent un acueil de Soeurs , & mille com- II 6 A me . Nouvelle , plimens a Germinot. Le mariage faccomplit quelques jours apres , & la noce fut une fete generate pour l’Affociation. II fagit a-present de mettre fous les yeux de l’honorable Lefteur, le tableau de la conduite des Affocies, dont le nornbre fe completa dans la quinzaine. Tous fe tnarierent prefqu'en-meme-temps, &la plu- part epouserent les Soeurs les uns des autres. Prefque toutes ces Jeunes-Epouses etaient jolies, ou dumoins agreables. On fait d’ail— leurs, combien la proprete , le bon-gout, & par-deffus le contenteraent d’efprit, ren- dent les Femmes aimables 1 une forte de coifure, d’habillement, de chauffure &c., changent abfolument, & rendent appetif- fante une Laideron que I’inculture aurait lailfee fans attrait. D’ailleurs un des princi- pauxavantages de l’Alfociation, & de toute- autre qui lui reffemblera, c’eft de prevenir le degout, effet de l’habitude de voir tou- jours la meme Perfonne , & de n’etre fami- lier qu’avec elle. Les Affocies ont pour Amies, pour Soeurs, pour Compagnes, pour Connaiffances intimes; vingtFemmes, de figure, de taille, de caractfre, de fon- de-voix, & de beautes differentes. Une obfervation qu’avait faite Germinot, & que tout Homme fera tres-aisement, c’eft qu’une Laideron fceur, compagne , arnie parti- culiere de Jolies-perfonnes , a plus de prix que fi elle etait isolee 2 il femble qu’eile Les AiTocies. "7 participe a leurs attraits, a leur eclat, &c. Parmi les Epouses des Affocies, il y a de tres-jolies Perfonnes; cela compose deux-fois le jour un Cercle agreable, qui s’anime, qui s’egaie & s’embellit lui-meme ; chaque Mari voit fa Femme dans ce Cercle charmant, fans la trop diftinguer des au- tres ; & lorfque dans le particulier, il fe retrouve feul avec une de ces jeunes Beau- tes, il prete a la fienne prefque toujours les charmes de la plus Belle. Les parties-de-promenade que font les Affocies , les jours de repos, font char- mantes : ce ne font pas de ces parties en- nuyeuses , oil fouventleMari & la Femme , excedes Pun de J’autre, finiffent une partie- de-plaisir, par fe quereller : la variete , l’enjoument, l’infouciance , ce doux channe de la vie , font fame des amusemens que prennent les Affocies. Qui pourrait faire naitre de l’humeur entre deux Lpous , dont les pla'sirs ne dependent ni de l’un ni de l’autre ? Si pourtant il en naiffait, le levain n’aurait pas le temps de s’aigrir & de fermenter. Mais , dira-t-on , vous fupposez tous vos Affocies vertueux, fans-doute , & faits dif- feremment des autres Homines ? Ne peut-il pas naitre entre des Hommes & des Femmes qui fe voient journellement, des paffions eriminelies , & d’autant plus violentes, que yos Femmes fero/it plus aimafcles , que Is X me ■ Nuuvelle, 11S poids des affaires accablera moins les Hom- snes , &c. ? Cette obfevation eft tres-jufte , hono¬ rable Lefteur ? ce que vous venez de dire peut arriver, & eft effeftivement arrive dans l’Affociation dont je fais l’hiftoire. Avant d’achever le tableau de conduite que j’ai commence, je vais mettre fous vos yeux, un de ces inconveniens terribles, inse¬ parables des etabliffemens humains les plus Sages. Les vingt Affocies etant tous maries , il faut les paffer en revue , & donner leur portrait, leur caraftere, abaft que celui de leur Lpouse, afin de me rendre plus intelligible. avait epouse i. Germinot , orfe- i . Petronille Delorme: vre : beau garfon de brune-claire , de beaux cinq-pieds - cinq - pou- yeux ; un rire ckar- ces , fait - au-tour ; mant;bien faite & gran- brun , l’ceil vif, la de- de ; un gout exquis, marche noble & affu- de ces Femmes qui ree ; d’un excellent embellijjent plutot leurs cara&ere, par un effet ajufiemens qu elks n’en de l’education ; natu - font pureesdouce » rellement il aurait ete cornpdtijjdnte : un fin brutal & dur; plein de voix intireffmt ; d’aciivite , eclaire , chantant d ravir : ia~ aimant les Sciences, borieuse , econotne 9 ayant beaucoup de pe- admits. getratiou&debon-Sens, Les Afiocies. 1 avait epouse 2. Balduc, boucher : 2. Horten fe Kigali gros & bel homme qui fxur da Chirurgien : n’avait de groffier ajfes jolie , mais blon- qu’un peu d’accent de un peu fade ; aimant dans la prononciation: la parure d’eclat , & hard! , porte pour les fur-tout ay ant la plus Femmes , qu’il n’efti- haute opinion de fes inait pas , &c. • charmes. avait Spouse 3. La-Faye, mede- 3. Antoinette Mon* cm : homme froid , clar , aimable & char- toujours occupe ; mante hrune, qui tenait d’une figure un-peu la boutique de modes : rebarbative : d’un ca- coquette, enjouee , na- raftere quelquefois turellement peu - labo - plaisant , & ne fe rieuse , aimant d rire, deconcertant jamais , & portee d la coquetterie lorfqu'on retorquait & a la galanterie. fes bons-mots. avait epou$£ 4. Rigal , chirur- 4. Tenure Monclar', gien: fluet, d’une taille fxur cadette de la Pre- moyenne ; un-peu ta- cedente , & fa compa- tillon ; parlant trop : gne d la boutique-de- mais expert dans fon modes : jeune etourdie art; bon, obligeant , de la plus appetijfante plus compatiffant figure ; efpiegle, aimant. qu’on ne l’attendrait d fake des tours, d’un Diffequeur. 120 X me . Nouvelle, avait epouse 5 . Bel, marchand- y. Elise Duguay , de-yin : bon gaillard, four du Chapeher : bien - ruble , portant grande & jclie Per - unvisage fleuricomme forme , ay ant une figu- Vin Chanoine : grand re grecque un-feu fran- rieur & diseur de quo- cisee , & tr'es-agrea- libets: du-refteHom- ble : un gout de fim- me aiinable & inftruit plicite dans fa coi- comme tous fes autres fure & dans fa mise , Camarades. qui la rend extremement piquante : un peu fibre , (Je rens ces carafteres & s ’ e ff orcant d’etre ft- tels qu’ils font , mais la . M . , Societe les a corriges .) rieuse p ar dignlte, avait epouse 6- Lequint m d . dra- 6. Alexandrine la pier : petit-maitre ( a Faye, four du Me- 1’exterieur ) toujours decin : grande Femme, bien-poudre ; des che- brune , ay ant de belles veux qui lui paffaient couleurs , un port de la ceinture ; d’une Reine, de beaux yeux: petite taille, mais bien aimant d faire des prise : du-refte,homme riens avec graces : (fes de gout, dans fa par- Compagnes la corri- tie , & amusant dans gent un - peu de ces la Societe , par fes difauts , mais pas en- rares connnaiffances. tierement ). avait epouse 7 . Dhermilli, avo- 7 . Theodore TEallon , cat: grand garfon mai- four da Cerdonnier : gre , mais cependa nt grande, fort-klanche , d’une Les AiTocies. d’une affes agreable potelee, vive , aimant figure : favant, elo- a danfier & a rire : quent, aimant un-peu Elle avait ete fort-bicn trop le fophifme & elevee , fits PaKr.s le perfifflage , mais etant aises ; aujfi etait- reprimant ce pen- elle mise comme Us chant , depuis qu’ii Filles de Marchand. etait dans l’Affocia- Elies font trois Sccurs , tion , pour ne fuivre mariees dans la Se¬ quela verite. II aimait elite; les deux Ca - fa Maitreffe avant la dettes vont fuivre. formation de la So- ciete. avait e'potise S. Simonot, pro- 8. Adrienne Wallon s cureur : figure pi'ate, ficeur de la Precedente : groffe tete , bre- grande , brune , fie- douilleur , un - peu rieuse, fere , aimant apre naturellement; la parure , ay ant beau- mais la Societe l’a co- coup de gout; mepri- rige. 11 aimait fa Mai- same , quoique d’un treffe qui etait fa etat peu releve. voisine , avant l’Af- fociation. avait epouse 9 . Delatouche, huif- 9 . Desiree Wallon, fier : maigrechine ; fxur cadette des deux l’oeil vif; fair affaire; Precedentes , la plus aimant les Femmes , fiere des trois , & prefi- & ne buvant que de que impertinente : quoi- l’eau : affes bien , quelle aimdtfon Mart, neamnoins, pour l’en- elk ne Vaura.it pas IIVol, F 122 X me . Nouvelle , femble de fon exte- trouvi digne d’elle , rieur. fans 1 ’AJfo elation avait epousd IO. Wallon , cor- 10. Therese Robuf- donnier : ei'pece de tel , four du 2o e . Af- Freluquet; il ne tra- focie , ainee de trois vaillait que pour autres Filles : belle Femme ; il avoit pris blonde, ay ant un cm- la boutique de fon bonpoint appetifiant ; Pere , maitre & mar- laborieuse , entendue ; chand , parce qu’elle un des meilleurs Sujets rapportait gros , & en Femmes de VAfib- que e’etait un eta- elation , ou elle avait bliflement affure : I \ un des emplois les plus eft afles bien de figure, important . & fort-propre fur lui. avait epouse 11. Lucot, tailleur: 18. Fcliche Lequint, efpece de Savant, qui four du Drappier : heureusement entend Femme eftimable a tons a faire travailler, & e'gards, autant quai- a un gout parfait : viable : comme elle a du-refte n’aimant qu’a etc parfaitement bien- lire, & ne s’occupant elevee par fa Mere , que des affaires pu- e’eft elle qui eft fingu- biques telles qu’elles lierement chargee de la font confignees dans premiere education des les Gazettes : grand , Garfons , & de celle fort-grave , affe&ant des Filles en-entier : dans les rues, par fa Elle a pour aides, mise, d’avoir fair d’lin mesdeimes Germinot , avocat. JVallon , & Thorel. Les AlTocies. IZ 3 . avait Spouse 12. Araerville, bou- 12. Dorothee Simo- langer : horame intel- not, four du. Procu- ligent, aimant la fo- reur , apres I'affocia- litude , reflechiffant tion fomiee : grande : beaucoup , & com- feche , mechante, acca- prenant avec farilite ridtre , exigeante ; mats les affaires les plus un fourire aimable. La cornpliquees. Affes bel douceur de quelques- Hcmme;brun, le tein unes de fes Comp agues bilieux; aimant beau- a fon egard 3 lui eft coup la table , fans fouvent profitable . etre ivrogne, ni gour¬ mand. avait epouse 13. Dubai] , M d . 13. Eleonore Robufi merrier : carariere tel , feconde four du fombre & cache : du- 20*. AJJocii , egale en refte, bel homme ; ce ml rite fa Smir-ainee , qui ne le rendait que femme du 10': fa con- plus dangereux. L’Af- duite ejl un. models fociation en aurait eu parfait de modeftie , beaucoup a fouffrir , de retenue, & cepen- fans fon excellent re- dant de graces & d’e'n- gime, qui ell un an- foment; elle eft che- tidote contre tous les rie de toutes fes Com- vices du carariere, pagues , fans excep- & la contagion de don, 1’exemple. avait spouse 14. Thorel coute- 14. Pome Robuftd, Jier • homme dur , troisieme four: une des F 2 124 X mc . Notivelle , emporte, violent: fes jolies Perfonnes Amis font parvenus de la Societe , 6> non a le dompter ; il eft inferieure d fes deux Utile a 1 ’Affociation, Ainees par le merite. a-peu-pres ccmme ces Elk a le ton Ji doux , "Cogues , qu’on veut 6- It ca.raB.ere fi propre qui eifraient, & aux- pour elever les Enfant, quels on met un bail- que c’ejl elle qui en Ion pour les empe- a foin immediatement cher de mordre. Taille apr'es leur naijfance , moyenne; de groffes jufqu’a Edge de deux epaules; le nes aqui- arts. lin ; des couleurs vi- ves ; crepu. avait epouse 15. Tridon,employe iq. Apolline Afa- dans un bureau: hom- riette , qui neft pa- ms d’une belle-taille , rente d’aucun des Af- poli, dameret, aimant [odes : Jolie-perfonne , le luxe des habits , a toute a fes occupations fe donner le matin de lingere; & cepen- l’air d’un jeune Sei- danj. obligeante audela gneur qui fort en de toute expreffwn pour chenille , &c. &c. & fes Compagnes, qui lui cependant ayant des donnent tour-a-tourplu- qualites folides (com- fours heures de travail me les Parisiens ) par jour. noyees dans la futilite. avait epouse 16 Hizette , Mar- 1 6. Reine Amerville, chand clincailler : l’un fasurdu Boulanger: co- Les AfTocies. IZ5 des ineilleurs appuits quette , jolie , dont les de Ja Societe , par fon premieres annees ont intelligence , & fes cause dcs peines d la vues erendnes dans le Societe. Ells a tant de commerce, a la tete gout , que les Mar- duquel 1’Affociation chandes- de -modes ne l’a place. Laid & fort- font rien fans la con- grele ; mais bien-bati. filter. Elle excelle fur- 11 a toujours des cho- tout dans Vaffortiment ses gracieuses a dire des etofes avec la fi- aux Femmes , & fe pure & I’air des Fem- facrifie volontiers mes , &c. pour les amuser a fes j depens. ayait Spouse 1 7. Boyer, peintre : 17. Jgathe Faga.'d .• jeune - homme plein jeune-perfonne tres-jo- de talent, & enten- lie ; mais d’une baffe- dant parfaitement la condition, etant Fille partie du deffin ; la- d’un Porteur - d’eait. borieux , quoique fu- Elle navait pas recu jet aux paffions du £ education : mais elle jeu & des Femmes : s’efl trouvee fi hew- ij s’etait marie par reuse d’etre de la So- amourette: affes beau elite , quelle a donne garlon , mais ayant tous fes foins a fe faire une infouciance & un aimer de fes Comp agues, delabtement dans fon & a fe comporter d’une air & fa mise, comme maniere irreprochable. les Ivrognes: prefque • blond. X me . Nouvelk, 12.6 avait epouse 18. Dugay, chape- 18. ViBoire Poinot , lier, aimant beaucoup fille d’un Menuifier : la Societe, oil fa Soeur jcune - performs plus eft mariee : il a peu aimable que jolie, ay ant d’agremens dans la plus de graces que d’at- Siguie ; mais fon air traits , & par-id ft ai - pose , pleill de dou- mable , qu it n’y a ceur , le rend aima- Perfonne dans la So- bid , en excitant la ciete qui I'emporte fur confiance & la bonne- elle. yolonte. avait epouse 19. Monclar , Mar- 19. Agnes Pouffeau : chand-de-modeSj avec jeune brune, d’un ca- fes deux Scours, ma- ratfere un-peu difficile, rie dans la Societe : dure , peu - can fame, .Jeune - homme d’une brufque : Du-refle bon- jolie figure , un - peu fujet pour les monirs , niaiseur , efpiegle , & & ay ant d’autant plus meme bouffon; mais d'horreur de la galan- fouvent aftif, lorf- terie, quelle a cu fou- qu’il le faut. vent les finefles effets ( II o£ certain que beau- de I’inconduitc fous les coup de ces Siijets n’au- yeux , dans fa propre roient rien vatu , s’ils n’euffent pas ete dans l’Af- J fociation. avait epouse 2.0. Robuftel,loueur- 20. Charlotte Foulle de-carofies : dans un fille d’un Orfevre , erat qu’on pent re- alnee de fx Filles Les Aflocies. 127 garder comme le plus & par-confequent bon- bas, & au-deffous du fujet; car rien de pire Cordonnier, puifqu’il que les Fils & les Fil- eft une forte de fer- les-uniques, malgre la vitude , & qu’il eft dot de ces Dernieres : beaucoup moins n e-Figure charmante, dou- ceffaire , Robuftel , ceur d’agneau , entente grand & bel homme , parfaite du menage : eft un vrai Philofo- elle eft brune. Son em- pne : il n’avait pris plot c(l I’infpelHon fur l’etat de fon Pere que les Cuisinieres lorf- par piete filiale , ne quelles vont d I’ap- pouvant autretnent provisionnement ; de fecouhr la vieiileffe les accompagner ; de de fa Mere, & eta- veiller fur Vappret du Wir fes jeunes Soeurs. manger , & fur le II eft fort utile a i’Af- linge. fociation. 11 etait impoffible que , dans un ft grand nombre de Perfonnages & de cara&eres differens, il ne s’en trouvat quelqu’un avec des vices , ou dumoins avec des paffions difficiles a dompter. La premiere annee fut fort tranquille; on peut dire meme delicieuse. Chaque Couple s’aimait en s’e- pousant, 1’inclination ayant fait tous les manages, & l’Affociation prevenait les petits fujets de querelles domeftiques, en en detruisant les causes ; comme l’abandon & Fenriui; l’inconduite ; la mauvaise-tour- nure des affaires; le degout, fuite de la F 4 j 18 X mc . Nouvelle , proximite trop grande oil font les Epous dans les menages ordinaires, &c. Mais lorfoue la premiere foif du plaisir ou de la tendreffe fut un-peu etanchee, quelques- nns des Maris commencerent a jeter un regard de curiOsite , d’abord , puis d’adrni- ration , enfuite de convoitise fur les Com- pagnes de leurs Co-affocies. Je ne dirai prefque rien de ceux qui s’adrefierent a des Femmes meritantes , aupres defquelles la reiiffite etait abfolument impoffible; & c’etait juftement les plus aimables : car on ne faurait trop le repeter , les Belles , lorf- qu’elles ne font pas gatees par une mau- vaise-education, rendues folles par les fla- teries, &c. doivent avoir Ie meme degre de bonte, que de beaute. M'. Simonot, le Procureur, Pavisa Ic premier de trouver aimable une Femme qui n’etait pas la fienne : ce fut Madame Germinot. Les complaisances , les regards , les louanges hyperboliques, furent le lan- gage qu’employa fa paffion. II la rechercha ; il etait mal, dans la parties-de-plaisir , lorf- fju’il ne lui donnait pas la main, ou qu’il n’etait pas aupres d’elle. Toute la Societe Papper§ut de ce gout, & Ton en rit; mais il yjeta un levain dangereux : Germinot le ientit; cependant il n’osa rien dire ai-ilieu qu’il aurait tonne, fi c’eut ete la Femme d’Un-autre. Madame Simonot riait la pre¬ miere de certe paffion, & perfifflait tres- Les Affocies. \~9 agreablement Ton Mari, perfuadee qu’il n’avait rien a efperer d’une Femme telle que Petronille Delorme : mais pour le punir, ells lui tint rigueur, jufqu’a ce qu’il fut bien folidement revenu a elle , inclusive- ment. La maniere joviale dont M e . Simonot avait foupire , dont on l’avait badine, &c., encouragea M. Balduc a l’imiter. Celle qui lui tourna la tete, fut Madame Lucot, femme du Tailleur , & foeur du Drapier. Les charmes de la figure, un air de nobleffe & de diftindtion exalterent l’imagination d’un Homme qui n’avait rien vu de pareil dans les Femmes de fon eta 1 5 qu’il avait frequen- tees durant fa jeunelTe. II en devint eperdu ; & fil ne fut pas dangereux, c’eft que la violence etait impoffible dans la Societe. II ala jufqu’a perdre la raison , & Ton fut oblige d’avoir pour lui certaines complai¬ sances , mais qui ne pouvaient bleffer la decence ni l’honnetete. Le bon Lucot, loin de fe facher contre fon Co-affocie , le confolait par des difcours fort-fages : II lui disait un-jour: —Que veux-tu que nous faffions tous, fi toi-meme ne fais rien pour toi ? Notre Societe ferait un brigandage & une infamie, fi ma Femme t’ecoutait, de notreaveu: fi fecrettement, 1’eftimerais-tu ? Je t’avourai que quoique j’aime tendre- ment ma Femme, fi les lois du pays le per- mettaient, je changerais volontiers avec 130 X me . Nouvdle , toi, pour le bien de la paix , & par amitie pour mon Frere, mon Ami, mon Affo- cie : mais le Gouvernement nous punirait tous, fi nous nous avisions de faire des pareils echanges. Rentre-donc dans toi-me- me, Frere Balduc ; prens pour mon Spouse les fentimens d’un bon Frere pour fa Soeur, & ne troublons pas l’harmonie qui regne dans notre heureuse Affociation , a laquelle je facrifierais tout-a-Pheure mon fang, ma vie , mon bonheur, mais non mon hon- neur, parce-que ma honte rejaillirait fur e!le% Ge langage honnete & tendre fit impref- fion fur un Homme droit & fimple , comme Balduc ; il revint peu-a-peu a lui-meme: Madame Lucot fe comporta comme une Sceur complaisante , de 1’avis de fes plus fages Compagnes : Madame Germinot iui disait: -Pour hair un Homme qui nous aime, & fe gendarme? comme les Prudes, il faut avoir fenti, qu’il pouvait nous faire manquer de vertu : alors, j’en conviens, ou on peat hair un tel Homme; car c’eft un grand ennemi! mais vous n’etes pas dans ce cas. — Ni vous, repondit en fouriant Madame Lucot. -Il eft vrai : mais vous etes Celle qui avez le pius de merite , js crois-. Enfin, pour nepas multiplier cesexem- ples; les meillenres-Sujets en femmes, fu- renraintes par des Hoaunes, qui ne pou- Les Affocies. I 3 I vaient s’empecher d’adorer leur merite & leurs charmes : mais au-moyen de leur cen- duite pleine de fageffe , de prudence , de veritable amide , ces paffions ne firent que refferrer les liens de la Societe, que le dereglement aurait diffoute. Chaque Hom¬ me f efforqait de montrer des qualites a Celle qu’il adorait, pour s’en faire eftimer , au defaut d’un autre fentiment; & ces qualites , toujours folides pour plaire a de pareilles Femmes, fesaient Pavantage de la Societe, dont elles augmentaient les rnoyens. II faut avouer ici, que toutes les spou¬ ses ne fuivirent pas le meme plan : je vou- drais pouvoir effacer ces taches : mais la verite, l’inftrudlion meme qu’on peut tirer de cette hiiloire , m’obligent d’etre fincere jufqu’a Pindifcretion; en revelant ce qu’on a conSe a ma prudence. Les deux Heros d’une de ces Avantures desagreable, font Ddatouche , huiffier , & Madame Hhptte. Vous les connaiffez deja, honorable Ledteur , & je n’ai pas besoin de revenir fur leur portrait. Delatouche avait- pour les Femmes cette paffion qui degenerent en manie, en empor- tement; & Madame Hizette avait cette mise provocante, qui eft un affaisonnement dan- gereux dans la Laideur meme , qu’il deguise, & rend la Beaute infurmontable. Delatou¬ che avait tons les gouts fadtices, enfans de la corruption des grandes Villes; il aimak F 6 X me . Nou veil f, 131 une coifure elegante- & coquette ; ces robes-a-la Polonaise, ala Circaffienne, &c., qui marquent la taille, en deffi-nent les con¬ tours , Sc qui, a 1’aide de quelques demi- paniers, aonnent a la demarche quelque chose d’enchantdur ; il voulait une jambe fine ; un pied voluptueux & mignon. Ma¬ dame Hizette raffemblait tous ces charmes, au degre le plus parfait. Ce qui rend Dela- touche moins coupable, c’eft qu’il etait impoffible a un Homme de fon gout & de fon temperamment, de resifter a une pa- reille Femme. Ce fut aubout d’environ dixhuit mois de manage, que ces deux Perfomies com- mencerent a fe trouver aimables. II eft a presumer que ce fut Delatouche , qui fait naitre ie gout de Madame Hizette , en lui exprimant une paflion brulante, 6c telle que. cet Homme etait capable de la reffentir. Ils fe rechercherent , mais avec retenue ; bien- tot , ils gemirent de ne f’etre pas pris au- commencement de PAffociation; tous leurs entretiens roulaient fur le bonheur dont ils auraient joui enfemble. Non-feulement ils s’entretenaient de leur paffion , mais ils fe disaient les chofes les plus fortes & les plus le idres. Je ne rapporterai quhme de leurs Lettres, a chacun, avec une de leur conventions; elles fuffiront pour met- tre l’honorable Lefteunau-fait de cette in¬ trigue. Les Afiocies. 133 Lettre de Delatouche. ( 5ur I’adreffe etaient les quatre lignes fuivantes: Cette Lettre , ma tres-chere Sceur , efi de-confcquence $ cachexia en la recevant , Ji vous rHites pas Jeule ; Lise^-la dans le plus grand Jecret , & rende{-la moi ce foir , jevous en fupplie. JJ^epuis que je vous ai vu pour la premiere- feis , j’eprouve un Jentiment inconnu : ce n’efll pas de l’a mour ; car je crois en avoir eprouve : ce n’e(lpas de Tamine ; jefuis jalous , jalous d la fureur : c’efl quelque chose de plus que I’amitie, quel’amour, que le refpetf, quel'cf- time , que le devoument le plus tendre ; c’efl de Vadoration ; vous etes a mes yeux une Divi- nite; un Etre au-dejfus de tout ce que la nature peut ojfrir d mes yeux , & meme a mon imagination ; d’aimable , de charmarit, d’enchanteur. Vous me remplijje^ tout-entier; mes yeux ne voient plus que vous ; mes oreilles n entendent que le fon harmonieux de votre voix ; vous etes toujours presente d ma penfee , & je me plais d tracer mille charmans reves-de-bonheur , dont vous etes pour moi la celefle creatrice. Adorable Reine ! ( ah ! vous l’etes de mon cceur! ) je n ai plus d’ame ; non , je nen ai plus : je fens que c’efl vous , vous feule qui m’anime £ ; II efi fur, que fans I’i- dee que je dots vous voir , & fixer, dumoins commies ait ties, votre attention, js ne pounds 134 X mc - No uv elle, me determiner d agir, d faire un pas, ni mane d vivre : en fondant mon cceur, j’y trouve que le mobile de toutes mes actions , de mes tnoindres idles, c’eft vous , vous-feule. En ce moment, feeds avee une inconcevable rapi- dite; ma plume coule ; les carafleres font a peine formes : ce n’eft pas ma tete , ce font mes doitgs qui penfent ; je n ai plus d’dme d moi ; animee par la votre , ils vont tous-feuls... Femme desiree! ah ! pourquoi etes-vous femme ? pourquoi Petes vous pour Un-autre ! O gouffre de malheur & de desefpoir! que fabhorre les lots ! ce font elles qui me feparent de vous ! Eh ! que m importent tous les avan- tages dont elles peuvent me faire.jouir, Ji elles motentle feul auquel je puijfe etri fenfeble !... Je tie benis que nofre Affociation : c’eft par elle que tout nous eft commun ( hors ce que je desire avec une ardtur brulante 'j ; c’ejl par elle que vous etes ma Sceur, que je fuis votre Fr'cre.... Ah! du-moins , je vous fuis quelque chose ! & ce titre m aide d fnpporter I’exiftance & le malheur, deveaus infeparables pour moi. Reponfe de Madame Hizette. Mondieu ! d quoi penft^vous de m’ecrire comme vous ave[ fait! ft votre Lettre avail etc ouverte ; que quelquune demes Comp agues meat vac la. receyoirl J’etais juftement de menage Les Afi'ocies. 135 avec ma Sceur Delatouche !... Non-feulement je ne veux pas la garder , mais je vais la renvoyer fur-le-champ , par Marie , avec cette Reponfe , que j’ai ete vous faire dans le cabinet des Comp- tes {*)... Aurefte , ft vous efpere^ avoir en moi une Sceur qui vous aime tendrement , vous ave ^ une idee tres-jufte. Adieu , mon Frere; & foye{ prudent. Si nos fentimens font involontaires ne les rendons pas fcandaleux. Pour moi, je ne faurais me plaindrc des miens , quoiquils ms faffent beaucoup fouffrir; Us font quslque - fois Ji doux, que le refle eft bientot efface Le Iendemain de ces Lettres, ( qui n’ont pas ete les feules , mais je ne rapporterai pas les autres , beaucoup plus libres ) Dela- touche & Madame Hizette etirent la con- venation fuivante : On etait a la promenade fur le Boulevard-du-Temple ", on marchait par couples , & fepares : mais il faut ob- ferver, qu’il etait inou'i qu’on put difpa- roitre & quitter la Societe. —Yoila les feuls momens que j’aie d’heureux , tna Sceur. —Je vous avouerai que je penfe de-metne. Mais je me le reproche • car enfin , c’eft une injustice que nous fesons, vous, a votre Femtnc, (*■) C’eft Is cabinet ou i’Epouse qui preside au me¬ nage a fon four , met en ordte ies comptes & la depenfe journaliere. ( Dulls , 1^6 X me . Nouvelle , moi, a mon mari.... —II eft vrai, je le fens, & je me le fuis dit cent - fois ; mais un inftant de votre prefence detruit tous les raisonnemens. 11 n’eft rien dans le monde qui vous egale. —II faut auffi vous l’avouer , mon Frere Delatouche , je ne trouve Perfonne d’aimable comme vous: mais voici ce que j’alais vous dire , quand vous m’avez interrompue : Oil cela nous menera-t-il ? a bien des chagrins ; je ne dis pas des remords; car je penfe que nous n’en aurons jamais.... Nous fommes dans une Societe heureuse : je ne fuis pas afies aveuglee par mes fentimens adtuels , pour meconnaitre que notre pailion y porterait le desordre , & que ft tout le monde nous imitait, nous aurions bientot ici l’image de 1’enfer : car il ne ferait pas dit, que tout le monde changerait en meme-terns; que les Femmes prendraient du gout precifement pour les Hommes qui en auraient pour elks. Et s’il y avait des jalousies, des rivalites , il faudrait done s egorger ; oil.... je ne fais quoi faire. Vous veyez , mon cher Frere, que le plus sur , eft de s’en tenir a Celle & a Celui que le ma- riage nous a donnes : le mariage n’eft pas fans inconveniens : mais 11 pare a tout. —Ah ! Reine ! vous parlez en Femme qui n’aime pas comme je le fais! impofli- ble de furmonter mon penchant ; &.... je me hairais, comme un Aveugle, un Fou, Les Afioci^s. 137 fi je pouvais Ie furmonter ; car ce ferait une preuve d’extin&ion de gout. Vous etes , je le repete , ce qu’il y a de plus parfait au monde; & je ne puis , je ne veux adorer que vous. —Paix t enfant que vous etes 1 voila derriere nous ie Frere Lequint & la Sceur Bel, qui-. —Qui peut-etre s’en disent autant , & s’entendent mieux que nous. —Helas!.... ( elle les regarda en foupirant ) elle eft charmante ! — C’eft la mieux de nos Soeurs, apres vous. — Votre Femme eft tres-bien. —Elle eft jolie, je le fais, & je l’ai fenti: mais.—Madame Germinot, Madame Le¬ quint , madame Rigal, Madame Lafaye, vos deux Belles-Sceurs , les rrois Robuftel, Madame Tridon , Madame Boyer, Madame Duguay , Madame Monclar, Madame Ro¬ buftel. --Vous voulez me diftraire , en promenant mon attention fur toute.notre Societe : routes nos Sceurs font aimables , fans-doute ; mais je ne vois que vous: c’eft que vous reuniffez tout ce qu’elles ont de charmant, & que vous l’animez par des graces , que vous poffedez feule. --Aux yeux d'un Amant. —Aux yeux de tout ce qui jouit de la faculte de voir. — Je le ■ veux : mais a quoi vous left -il de le tant favoir ? —A me rendre malheureux. --Ce n’eft pas mon intention. --Ah ! toute ma felicife' depend de vous. -Elle eft done impcftible. —Quoi! je ne puis etre aims l 138 X me . Nouvelle , —Aime ? je vous aime. —Mais c’eft de l’amour que je vous deman.de; & foyez fare, qu’avec ce fentiment de votre part, je ferai le plus heureux des Kommes. —Je vous aime : foyez heureux , s’il eft poffi- ble. —Oui, je le fuis : oui, mon adorable Sceur.... Ah! je vous jure., que Perforate, n'occupera ma penfee ; je fuis aneanti pour tout le monde, je ne vivrai que pour vous. --Et votre Femme ? — Et votre Mari ? ah ! voilff ce qui me desefpere! “■-Vous etiez heureux , tout-a-l’heure ! —Je ne voyais qu’un Bien ineftimable , qu’on me promettait ; & je le vois a-present partage!. Fesons un accord; ni moi, ma Femme ; ni vous , votre Mari. —Helas!... —II taut me Is promettte. —Et dem ain une autre chose. —Non ; avec cette promeffe, je fuis heureux. — Je vous le promets. —Et moi, je vous jure.—Non, je vous laiffe libre. — Je ne veux point de cette odieuse liberte. — Je recois votre promeffe. —Nous voila done lies !.. ah! quel bonheur!.. —11 eft vrai; nous voila fort-avances! —11 ne tiendrait qu’a vous, que nous le fuf- fions davantage 1 —Ne disais-je pas? —Enfin, parce-que nous nous aimons , vivrons-nous en Hermites ? ou comme Abeilard & fon Heloise*, lorfqu’ils eurent ete trop heureux & trop punis ? —Oui, mon Frere : nos fentimens fuffiront a notre bonheur. —II eft vrai: 1’idee que vous me preferez. Les Affocies. 139 oui, cette idee fuffira : elle repandra fur ma vie un charme, qui embellira jufqu’aux privations-. Huit jours apres , les deux Amans eu- rent cet autre entretien dans le fallon de la Societe , ou ils etaient reftes apres le diner : Madame Hizette commence : —Mais qu’avez-vous ? tout le monde remarque votre air chagrin, & fouffre de votre humeur ? —Je n’y faurais tenir : vous me brulez , vous me confumez. --Me voila deja payee de ma complaisance: vous ne cefferez de desirer , que lorfque je n’aurai plus rien a perdre en repos & en honneur. —Vous y mettez bon-ordre! -B'aut-il done que je m’affiche; que je brave tous nos Affocies, que j’infulte a mon Mari ? — Oh-non! vous ne l’infulte- rez pas ! & je fuis sur que moi feul, je... —Vous etes un tyran. —Et vous , une Infen- fible. »-Va , Ingrat, tu me prouves que ce n’eft pas prendre le chemin du bonheur, que de trahir fon devoir. —Pardonne , mon adorable —Laiffez-moi. —Tu ne m’aimes pas. affes. —Je ne vous ai que trop aime!... Malheureufe ! — Soismoinsfevere,... mon adorable Reine ! —J’ai ete trop fa¬ cile ! —Ah ! fi tu connaiffais mon amour !... —II fera le poison de ma vie , par ton humeur emportee, jalouse.... -Non , je ne ferai plus jalous ; mais aumoins daigne me raffurer. ma divine Amie , je t’adore , je 3 40 X ns . Nouvelle ne refpire, je ne vis que pour toi 1 prens pitie de ton Adorateur fiddle-. 11 lui prit un baiser. La faible Hizette alait fuccomber , peut - etre ,• quand un petit bruit l’effraya. Au meme infant parurent Madame Germinot & Madame Robuftel. La premiere aia droit a Madame Hizette , l’embraffa : la Seconde dit a De- latouche. —Retirez-vous , Monlieur-. Lorfqu’il fut parti, les deux Amies ne cacherent pas a Madame Hizette , qu’elles avaient tout entendu. Elies ne lui en mar- querent pas moins d’amitie; elles la con- jurerent, les larmes aux yeux , de leur permettre de la defendre contr’elle-meme. Madame Hizette confute & deseiperee de fe voir decouverte , leur promit tout ce qu’elles voulurent. On l’affura d’un fecret eternel: Enfuite , on lui reprefenta les fuites terribles de la faute , qu’on voulut bien fupposer qu’elle n’avait pas commise. Depuis deux ans on lui tient parole; & lAadame Hizette , de fon cote, fe contente de foupirer tout-bas pour Delatouche; mais elle l’evite. Cet Homme ardent a ete au desefpoir, & il a fait affes d’eclat, pour que fon avanture ait ete fue de toute la Societe ; a-l’exception du dernier fecret, que les deux Dames - affociees poffedent exclusivement, & que probablement elles ne reveleront jamais. Les Afi’ocies. I 4 ! A cette occasion , tous les Affocies, dans une Affemblee , oil les deux Coupa- bles eraient comme les autres, propose- rent quelques Reglemens de decencc ; comme d’obliger les Femmes a ne don- ner le bras qu’a leur Mari, &ane pou- voir etre en-particulier quavec lui, &c, Mais Germinot , Robuftel, & leurs £pou- ses s’y opposerent ; ils firent vaioir le feul motif de la liberte : Balduc & Simo- not avaient ete pour l’interdi&ion ; ce qui leur attira quelques remercimens de la part de leurs femmes ; car 1’avanture de Delatouclie avait rabaiffe le caquet a tou- tes les Coquettes. La-Faye & Rigal ap- puyaient auifi 1’addition au Reglement, ainli que leurs Spouses. Lequint & Dher- milly fe rangerent du parti de Germinot; ainfi que Wallon , Lucot, & Amerville : Duban refta neutre : il nourrit lui-meme , avec une diffimulation profonde , une in¬ clination fecrette pour l’aimable Fagard , femme de Boyer ; mais il n’a pas encore ose la laiffer eclater, & Celle-meme qui l’infpire parait n’en avoir que de legers foupcons ; cependant elle levite avec foin: Thorel fe declara centre l’addition , & dit, que quoiqu’il aimat beaucoup fa Femme , qui avait un merite infini, il etait bien- aise d’avoir la liberte de causer avec Une- autre-. Ft fes yeux fe porterent, malgre lui fans-doute , fur Madame Rigal. Tridon i^.z X me . Nouvelle , fut pour l’addition. Hizette garda le fdence. Boyer , Duguay , Monclar , & toutes les Dames dont je n’ai rien dit, furenr con- tre, fur-tout Agnes Rouffeau , q u i etant une des rnoins portees a aimer la com- pagnie des Homines , ne pouvait etre fuf- pefte. Ainfi l’addition fut rejetee. Mais il eft terns de reprendre le tableau- de-conduite journaliere des Membres de l’affociation , a 1’endroit oil je l’ai inter- rompu. A-l’exception des inconveniens rares, dont je viens de vous entretenir , hono¬ rable Lefteur, l’intimite qui regne entre les Affocies, a quelque chose d’enchanteur. Tous les Maris ne voient que des Seeurs dans les Compagnes de leurs Spouses : celles-ci, durant le jour , ne font pas plus familieres en-particulier avec leurs Maris , qu’avec les autres Hommes. Ainfi la poli- teffe fe maintient entre les fipous; ils ne fe parlent qu’avec les egards des Gens bien-eleves : ce n’eft pas un article du Reglement, mais e’eft un ufage convenu des la premiere Affemblee de l’Affociation, 11 faut avouer que e’eft un fpedacle bien- intereffant, que celui de vingt- Jeunes- femmes , toutes aumoins jolies , dont le plus grand nornbre poffede mille qualites, & meme des talens agreables : certaines les plus fublimes vertus ; que e’eft un fpeftacle - bi.en - intereffant , disais - je , de les voir Les Afl’ocies. J 43 reunies a l’heure des repas avec leurs Maris ; tous inftruits ; ayant pour la plupart de 1’cfprit & des connaiffances ; prefque tous beaux Homines , & dans qui l'envie de plaire eft excitee par cette troupe de Nymphes aimabies , qui ont toujours le rire fur les levres l Mats ce fpe&icle eft devenu encore plus touchant aux yeux de l’Honnete - homme ces dernieres annees : toutes font meres : on commence a ■voir dans l’Affemblee des Enfans de trois ou quatre ans , tous jolis, tous pleins de fante. Je fuis oblige d’avouer que la So- ciete eft a-present dans Ion plus beau & dans fort plus heureux : Des Peres & des Meres , ivres du plaisir de I’etre, entendent avec tranlport les premiers mots qui echappent a leurs Enfans : le petit Troupeau eft date, careffe , on reptite les naivetes qui lui echappent, on les ad¬ mire : cette aimable Enfance eft comme adoree : je n’y vois qu’un inconvenient, c’eft qu’elle eft trop heureufe. Or, j’ai toujours obferve , honorable Lefteur, que ce n’eft pas le bonheur qui forme l’Homme ; mais la peine. II eft fingulier que 1’illuftre J. J. R. ait ete d’un avis diffe¬ rent. Je crois cependant qua bien Pexa- miner , a bien mediter fon Emile, on trouvera qu’il etait du fentiment pour le- quel je me declare, d’apres l’experience; puifqu’il cpnteiile des privations ; puif- X me . NouvelU , 144 qu’il veut que l’Enfant depende. Je confeilie- rais done a la vertueuse Affociation , de rendre l’enfance moins heureuse , de-peur qu’elle ne devienne impatiente a la peine, au malheur , aux infortunes , & qu’elle ne foit un-jour fouverainement tnalheureuse , pour avoir ete trop-bien durant ies premie¬ res annees de la vie. II faut dire auffi, que la presence des Enfans a acheve de regler entierement les aiceurs de ceux qui avaient auparavaut donne dans quelques ecarts. Je l’ai tou- jours eprouve , la presence des Enfans eft la fanBification du mariage; ils epu- rent les fentimens de l’amour , ils les reglent. On parle des vices de nos grandes Villes : ils ont tant de causes , que je fuis furpris qu’ils ne foient pas portes plus loin : il faut que l’Homme ne foit pas auffi mechant qu’on le dit , ni le fiecle auffi corrompu que les Purifies veulent nous le perfuader ; mais la principale cause de corruption eft 1’abfence des Enfans d’aupres de leurs Meres. Les plus heureux de tons ces heureux Epoux, ce font les plus fages & les plus vertueux : II y a une grande difference entre la maniere dont jouiffent de leur feli- cite, un Germinot, un La-Faye, un Le~ quint, un DhermiUi, un Hizette, un Du- guay , un Robuftel, & celle dont la fentent un Delatouche, un Simonot, un Duban , uu Les Affocies. nn Thorel. Parmi les Dames, on peut cle- meme jeter les yeux fur la Me, & regarder comme les plus heureuses, celles qui y font representees comme ayant plus de vertu, Ce fut ainfi que Germinot parvint a affvirer le bonheur de celle qu’il adorait : fes heureux Parens en font temoins, & ce fpedacle enchanteur seme les fleurs fous les pas chancelans de leur ■vieillefTe. Oh! que c’eft un grand tresor pour THomme, qu’un bon Fils , tine Fills vertueuse ! que font tous les autres biens compares a de bons & vertueux Enfans! J’ai rapporte cette Nouvelle, honora¬ ble Lefteur, dans la vue d’engager ct'au- tres Citoyens a imiter cette heureufe Affo- ciation, & de rendre plus vulgaire cet Ordn-de-MaJJonnme , infinimerit fuperieur a l’ancien , & feul capable de ramener Page ti’or fur la terre. II Vol, Onz me . Nouvelle. Lt petit Auvergnat. «/ acquot, jeune blondin de la plus heu- reuse figure, vint a Paris a Page de dix ans. 11 quittait les raontagnes iauvages de 1’Auvergne’, oil Ton ne mange que du pain-noir & ne boit que de l’eau bour- beuse * des. torrents ; un coin de rue iui parut un fejour delideux; du pain-hianc Jui valut tons les mets. II avail une felle; i) gagnait quatre fious par-jour : S’il fesait une commiflion, e’etait tout-d’un-coup le gain double. Jscquot fe trouvait heurc-ux. Au meme coin de rue, il y avait un riche .Marchand. Ce Marchand avait une Fille de l’age de Jacquot; delicate; 1’ceii fin; le fourire enchanteur ; la tailie ravif- fante. Helene Robert n’eft ni blonde ni brune; mais fes cheveux cendres font les plus beaux qui puiiTent orner une jolie tete; elle a i’ceil bleu; le fourcil. brun; fon teint eft tendrement fleuri; fa peau ad¬ mirable : fa bouche mignarde ; le fon de fa voix intereffant; fa demarche voiup- tueuse, & fon tour plein d’aisance. Tout auvergnac qu’il etait, Jacquot avait des yeux pour voir tant d’attraits, & un coeur i 4 7 XI me - Nouvdle , &c. pour en fentir le prix. Mais quelle appa- rence !.... Effe&ivbmdrit, il' le paffa tin long temps, avant qu’il y en eut aucurie. Ces deux Jeunes-gens croiffaient aupres l’un de 1’autre. Jacquot, chanfid de Ma¬ demoiselle Robert, fans y penfer , fe ren- dait emprefie, officleux & fidele a feryir la maison. Quelquetois il recevait fon falaire de la main d’Helene. Quel bonHeur 1 il bornait la toute fa fflidte. Cependant ii mettait a-paft, ce qui avait paffe par les belles mains’de'Mademoiselle Robert, pour en faire un usage qu’il croyait plus digne d’elle ; il Femployait a fe faire montrer a lire & a ecrire. Il y reiiffit a-rnerveiile : comment ne pas proliter de lemons payees de 1’argent qui vient d’url Objet adore! A quatprze ans, les deux Enfaiis etaient ce qu’on peut 1 voir de plus aimatle. He¬ lene , deja - grande fille', etaif ebloulffante , modefte, reserree, d’un gout’exquis rican- moins. Jacquot dtait lahorieux , il fe‘fer.ait propre, fans farauderie; il aVait des bou- cles-d’argent, des louliers fans clous, des bas de laihe fine, ou.de coter.j uae vefte de beatr drap-mafon': les dimar.ches il avait un habit propre. Ce fat a cet age que 1’amour fe dlveloppa dans fon cceur. Helene la feule Heline" iui paruf un Ob¬ jet desirable. I! tcmba dans une profonde melancolie. G a 148 Xl mt . XouvcHe , Que faire pour meriter Helene? L’e;a t qu’il exerqait n’etait-il.pas un obliacle iniur- montable ? II quitta le quartier : mais i 1 revenait chaque-foir , pour voir Helene de loin , dans la boutique de fon Pete. 11 ala fe mettre a la porte de l’hotel-des-fermes, & tacha de fe rendre utile aux Cochers & aux Laquais des Midas. 11 y reitffit. Cojnme il etait bien fait & propre, un des Malt res le remarqua, & s’informa de lui. Le Co- cher en dit du bien : on le fit entrer valet- d’ecurie. Dans ce nouveau pofte , Jacquot, tou- jours occupe d’Helene, ne fongea a s’a- vancer que par des moyens honnetes & dignes de cette belle Fille, quoiqu’il n’eut aucune efperance : Mats elle etait la divi¬ nity de fon coeur, & il fe plaisait a agir comme s’il avait ete fous fes yeux , 6c qu’elle lui eut demande compte de toutes fes actions. Il avait quitte fon nom de Jacquot, en entrant ches le Permier-general, & on lui avait donne fon nom-de-faniille, qui pouvait aler affes-bien a un Laquais , il fe nommait Bonjean. La conduite fage de Bonjean fut connue par-hasard de fon Maitre. Void a quelle occasion. Ce Maitre avait un Fils-unique tres- msuvais-fujet, qui fe preparait de-loin a Le petit Auvergnat. 149 diftiper les richeffes de fon Pere. Ce Jeune- homme ne voyait que des Femtnes-per- dues, & comme il jouiffait d’une grande liberfe, il en amenait fouvent paffer la nuit dans fon appartement. Il eft vrai qu’il fe cachait un-peit do fon Pere. Une nuit, il avait eu une Femme un-peu plus relevee que les mitres , non par les mosurs, mais par la condition. Il en fut mecontent fans- cloute; il resolut de la faire humilier. Il ia rnit dehors a deux heures du matin, par un temps fort-mauvais, & ne voyant Perfonne ches fon Pere qui fut audeffous d’un Valet-d’ecurie autrefois Savoyard, il resolut de la lui livrer, en lui ordonnant de la traiter avec le dernier mepris. Bon- jerin ne repondit rien a fon jeune Maitre, & fortit avec la Femme, devant laquelie les ordres avaient ete fignifies. Des qu’il furent feuls, cette Malheureuse fe jeta a fes genoux : —Ne me divulguez pas, Mon- lieur, lui dit-elle: ft mon Mari favait ma conduite, je ferais perdue a-jamais. Laif- fez-moi aler feule: je paflerai la nuit oit je pourrai: mais je vous en prie, n’executez pas l’ordre de votre Maitre, de me re- mener ches mon Mari, & d’inftruire mon voisinage de ma faute; car e’en eft une, dans laquelie je ne reromberai de ma vie. Du-refte, comme je fens fort-bien que je ne dois pas faire la difficile , apres ce que vous favez, je fuis a votre difnosition : G 3 XI me . Nouvelle, 15 0 menagez feulement mon honneur, que j’ai fi pen menage moi-rneme-. —Ne craignez rien , Madame , repondit lion jean : Je refpe&e votre Sexe , en bla- mant votre conduite : tout pauvre que je fuis, j’aimerais mieux perdre ma place ici, que de faire une mauvaise-aftion. Paffez la nuit dans ma chambre; je m’envais , moi, a Fecurie. Dernain, je vous ferai fbrtir par une petite-porte qui donne dans le cul-do-fac. —Non, Lon Garfon; j’aurai peur feule ; reftez ici aupres de moi', je vous en conjure-. Bonjean refia. lis causerent. L’honnete Jeune-homme, fans Je vouloir, excita la confiance de ia MaJheureuse : eJie porta Jlmpritdence jttfqu’a fe nommer, & a fa faire connaitre. Quelle fut la furprise de Bonjean ! C'etait une Voisine d’Helene, dent ii avait fait quelquefois les commiflions.. 11 ne put refsftar a Fenvie de parler de Celle que fen coeur idolatrait. Les bouches infames louent quelquefois. la verm : Helene fut representee par Ia Malheureuse, comme une Jeune-perfonne accomplie, qui montrait pour les Hommes le plus grand eloignernent: Elle ajouta , que plttfieurs Libertir.s l’avaient deja cou- chee-en- joue; mais que tons avaient echoue. Helene ne ouittait jamais fa Mere, & paraiffak abfoiument inatteignable. — Ce- Le petit Ativergnaf. i =; >r pendant, ajouta-t-elle , votre Maitre , a qui j’en ai parle, ne desefpere pas d’en venir a-bout. —Eh ! pourquoi lui en purler ? —Qile voulez-vous ? je cherchais a calmer fon caprice par toutes fortes de moyen, cette nuit. II m’a prise dans une maison oil je jouais... fi j’avais connu fes fantaisies, je me ferais bien-gardee de venir ches lui. Je lui ai promis, s’il voulait ne me pas causer d’avanie, de le faire trou- ver a un fouper, comme un de mes Pa¬ rens , dans une maison oil la plus aimabie Fille de men quartier devait venir avec fa Les chases en refterent-lk; fi ce n’eft que Bonjean gronda beaucoup la Malheu- reuse, & qu’il fe fit dire le jour de ce beau fouper. Le matin , il fe difposa a remener ia Dame : il la fit fortir adroitement, & elle etait deja dans la rue: mais elle fut apperque de fon vieux Maitre, qui furnait une pipe a la fenetre de fon appartement. Le Financier eiivcya fon Valet-de-cham- bre apres cette Femme & Bonjean , avec ordre de les lui amener. —Quelle eft cette Femme ? dit le Mai¬ tre. —C’eft une Dame a qui ; j’ai rendu un fervice, Monfieur, & quo ' je rccon- duisais ches elle. —Un fervice ? Tu es un libertin M. Bonjean, avec ton rire benet. G 4 ijz XL me . Nouvelle , Je te chaffe de cites moi. Et vous, Ma¬ dame , vous pourriez , parbJeu, mieux choisir, dans ma maison, que nton Valet- d’ecurie; if y a mon Fils, ou moi-. En disant ces mots , le Financier fe de~ ridait. La Femme etait jolie. 11 lui paffa la main fous le manton. Puis regardant ton Valet-de-chambre : — Monfieur Com- tois, chaffe-moi ce Drole-la & repaffe-moi lui un-peu les epaules; ce fern fes gages-. Boolean fe retirait. —Monfieur , dit la Femme , touchee de companion 3 chans dejfeins } fur mademoiselle Helene. 33 Prenespy garde , je vous en conjure au nom 33 de tout le mirite d’une Fille qui vous efl fi 33 ck'cre. Je fits avec un profor.d refpeSl; Ma¬ rt dame, Votre tres-humhle & tres-ohitfj'ant 33 fcrviteur, 33 Jacquot le Commijfionnaire. r> G 6 XI mt . Nouvelle, 156 II ne favait comment faire rendre cette Lettre, n’ayant pu joindre aucun de fes anciens Camarades: mais s’etant informe a isn Bureau de la Petite-pofte il apprit qu’eile ferait remise a-temps par cette voie. II s’en fervit. Cette Lettre fut effe&ivemeftt remise a Madame Robert comme on alait fe rnettre a table : ce qui fit qu’elle la ferra , Ians faire attention a l’adreffe, fe proposant de la lire au premier moment. Mais elle l’oublia. Le Fils du Financier fut ebloui des char¬ ities • de Mademoiselle Robert: il le donna a entendre a Plntriguante , qui faisit toutes ies occasions de faire Peloge du'Sedufteur a Madame Robert, & de Je lui vanter comma un Parti fort-riche qui etait amou- reux d’Helene depuis longtemps. La Mere de la Jeune-Perfonne fe tint fur la reserve r mais elle ne pouvait s’empecher de trailer PAmant de fa Lille avec une forte de diftin&ion. Ainfi la foiree fe paffa fort- agreablement. On fortit de cette maison a une heure. Le Libertin avast une voiture itiodefte a la porte , qui n’avait Fair que d’un remise. 11 prcposa de remener les Dames. On y confentit, apres quelques petites difficultes, qui n’etaient pas fe- rieuses. On roula. Bonjean, apres avoir termine fes af¬ faires , etait fort!, pour venir s’informer Le petit Auvergnat. i s 7 de Celle qu’il adorait. 11 s’apperqut aux lu- mieres , I’appartement donnant l'ur une cour ouverte, que la Compagnie etait encore a table a minuit. II fe tint a l’ecart, & vit fortir Madame Robert & fa Fille, avec l’lntriguante & le Corrupteur. Ce qui le furprit beaucoup. 11 fuivit le carroffe a la pifte. Aucoin de la rue Bethisi, cinq a fix Hommes fe jeterent a la bride des chevaux &ouvrirent la portiere. Ils firent defcen- dre "Homme qu’ils trouverent, l’lntri- guante , & Madame Robert; deux d’entr’- eux monterent dans la voiture , & donne- rent 1’ordre au Cocher de partir . pendant que les autres tenaient le couteau loirs la gorge au Fils du Financier , & au Dames , pour les empecher de poulfer un cri. Bon- jean vit-tout-d’un-coup de quoi il etait queftion , & ne douta pas que ce ne fut une fcelerateffededon ancien Maitre. II fe trouva tres-embarraffe fur le parti qu’il avait a prendre r faire du bruit, n’etait pas fur. Comtne il vit que le raviffeur ne pour- rait joindre de-fitot Mademoiselle Helene., il refolut de fuivre la voiture dans I’obfcu- rite , fe prop'osant de la faire arreter par la premiere Patrouille, en fe jetant lui-meme a la tete des Chevaux. Le caroffe part: Boniean vole fur ces traces. Beureusement il prit la rue SuintJionore. Bonjean fut afies heureux pour le devaacer d’une minute: XI me . Nouvelie, Hi il averti la Garde de la barriere-des-Ser- geus; le caroffe fur arrere par l’Efcouade entiere , comrae il tournait le coin de la rue Croix-des-petits-ch.amps. Les Scelerats etaient u alertes, qu'ils eurent le fecret de s'evader tous deux. On trouva Helene evanouie dans la voiture. Le Cocher de- clara qu’il avait ete force de leur ofceir ; qu’il appartenait a M. ****, & qu’il n’etait pour rien dans cette avanture, dont il ignorait abfolument le fonds. Mademoiselle Robert revenue a elle- raeme; demanda fa Mere. Bonjean fe pre- senta , & lui apprit en deux mots, comment il avait eu le bonheur de la fauver d’un fi grand peril. Helene en l’ecoutant, reconnut fa voix, mais comme il y avait deja long- temps qu’il avait quitte le quartier , qu’il etait bien-mis, qu’il parlait bien , elle ne pou- vait fe figurer que fe fut Jacquot. Ilfenomma. On ala ches un CommilTaire : Ce que dit Boniean n’inculpant aucunement le Cocher ( car il eut la prudence de ne dire que ce qu’tl pouvait prouver, & il ne parla pas du Raviffeur ( , on Fobligea de retnener Made¬ moiselle Robert ches elle. Bonjean eut le bonheur de monter dans la voiture avec Celle qu’il adorait, une Efcouade les accom- pagna, & ils arriverent ches M, Robert, ou ils trouverent tout le monde dans la confternation. Mais la presence d’une Fille cherie, qui n’avait ete feule avec les Ravif- Le petit Auvergnar 159 feurs que quelques minutes , rendit le calme a la Famille desciee. Heureusement l’Auteur de cette frame odieuse venait de partir : car il aurait aise- inent reconnu Bonjean , & fe ferait doute de quelque chose. Mats l’lntriguante y etait encore. Le jeune Auvergnat eut Tart de fe derober a die , en reliant dans ia voiture. Eri chetnin, il avait prevenu Mademoiselle Robert, pour hi prier de la faire renvoyer, ainfi que fon Protege , s’ils etaient encore a ia maison, avanr qu’il put fe montrer. C’eft ce qui fut execute , meme un-peu bruf- quement. Des que 1'Intriguante fut fortie , Bon¬ jean defcendit de la voiture. — Voila, mon Liherateur , Ma mm : c’eft Jacquot. Tout le monde le carreffa. --Yous avez requ une Lettre, Madame? dit-il. —11 eft vrai ! je l’avais oubhee. —Madame Robert lut avec furprise la foufcription, & voyant ce qu’on lui marquait, die fut audesefpoir de l’a- voir neglige : Elie dit a Bonjean : — Je vous dois double men t ma Fille ; mais expliquez- nous cette infame trahison-? Bonjean les fatiffit; il parla de tout; hors de fon amour.. Enfuite il prit conge de la Famille-Robert, & fe rerira. Il eft temps de dire ton mot de la con- duite de Bonjean ches les deux vieilles Sceurs. Il etait leur Homme-de-confiance ii gouvernait la maison, & il- ne lui man- i6o XI mc . Nouvelle. quait que le nom d’Intendant. Mais foil exafte probite ne i’eut pas enrichi. 11 lui arriva une fmgularite, qui femblait devoir renverfer routes fes idees , au iujet de Ma¬ demoiselle Robert: La plus jeune des deux Scaurs , qui avait cinquantecinq ans , devint amoureuse de lui. Elie ie prevint de toutes les manieres , lui fit des presens , lui dit des douceurs: mais Bonjean ne fe doutait de rien. Enfin, un-jour , elle lui declara, qu’il etait fa premiere & fon unique paffion, & que fi elle furvivait a fa Soeur (qui avait foixantequinze ans ) elle l’epouserait fecret- tement. Bonjean repondit en fage garfon, au difcours de fa MaitreiTe. Bref, la Sceur- ainee mourut; la Sceur-cadette , au comble de la joie de fe voir , hors d’une longue tu- telle , fit les preparatifs de fon manage fecret, & tomba malade la veille. Mais, comme elle etait dans tout l’enthousiafme de la paffion , elle voulut epouser Bonjean. dans fon lit: die mourut le fur lendemain , en ini laiffaat par contrat de manage tine for¬ tune d’environ.yingtcinqatrente-mille livres de rente. Le reffe paffa a des Collateraux , encoreafi'es bien partages , pour ne rien dif- puter a Bonjean, a qui fa Femme avait laiffe ane terre, a condition qu’il en porterait le noms & fe ferait appeler M. D’Armanti'eres. Pendant que tout cela fe paflair, Bon¬ jean fut quelques jours fans aler porter fon hommage fecret a Mademoiselle Robert Le petit Auvergnat. 161 ( car malgre le fervice qu’il avait rendu, il ne fe donna pas la liberte de retourner cites les Parens de cette belle Perfonne), Lorfque les affaires furent en bon-train , il paffa devant la porte plusieurs jours de- fuite , fans la voir. 11 en fut dans une mor- telle inquietude. 11 n’osait cependant Pin¬ former d’eile dans le voisinage, ni entrer dans la tnaison. La raison de cette abfence d’Helene , c’eft qu’elle avait la petite verole: roars Bonjean ne l’apprit qu’en la voyant convalefcente. Il iremit du danger qu’une ft chore vie avait couru: enfuite , il eprouva prefqu’un fentiment de joie : Elle f era moins belle; elle [era peut-itre plus indulgente pour mon amour. Mais il fe reprocha bientot cette idee injufte. Il avait egalement tort. Les taches de- rongeur difparurent, & Made¬ moiselle Robert fe trouva, quoique mar¬ quee , plus belle qu’auparavant. 11 faut l’a- voir vu pour le croire ; elle eft reellement aujourd’hui, fmon plus belle , du-moins plus piquante : on remarquerait moins fa figure , ft elle etait tout-uniment jolie : mais depuis qu’elle eft marquee , en l’abordant, on eft furpris que ce petit defaut n’ote rien a fes charmes , on l’examine , elle y gagne toujours ( auffi quel fourire que le fien ! ) & on finit par la mettre audeffus de tout ce qu’il y a de plus aimable. L’amoureux Bonjean fut done bien-loin de eompte. Sa paffion devint impetueuse; 162 Xl me . Nouvelle , & par un effet qui lui etait naturel, die le portait d'avantage a la verru. Bonjean fit d’abord du bien a fa pauvre Famille. II n’avait plus ni Pere ni Mere, Jorfqu’il etait venu a Paris ; on 1’avait prefque chafle de la maison d'un Qncle : cependant il prit loin de fes Cousins, & les fit bons labou- reurs dans leur pays: ce qui combla tous leurs voeux. A Paris , il chercha a obliger tons fes anciens Camarades, fur-tout ceux qui avaient des moeurs; & peut-etre fit—il davantage de bien a la Patrie, en cela , cue par des oeuvres plus eclatantes; ces Hommes fervant dans tnille details, oil il faut du zele & de la fidelite. Il fe bornait a ces vertus ohfcures, content de penfer , que fi Mademoiselle Robert Je connaiiiait elic fie pourrait s’empecher de reftimer. Ce n’eft pas qu’il ne fut quelquefois tente de la faire demander en manage: il avait une fortune a lui offrir , qu’il ne vou- lait parfager qu’avec elle : mais quand il venait a penfer qu’elle l’avait vu Savoyard , il ne trouvait aucune vraifemblance a etre aclmis dans fa Famille. Cette bafieffe, qu’il fentait moins lonqu’il y etait, fans quoi le decouragement 1’y aurait retenu (' ) , lui (*) Comma cela ferait arrive fans-doute a un Jeune - homme plus eclaire : voili pourquoi les Enfans-de-famille s’avancent fi difficilement d’eux- memes ; tandis que les Fils des Gens-de-rien par- viennent, ( Dulis. Le petit Auvergnat. i6q paraitTait une abime fans fond, depuis qu’il en etait forti. Cependant; il ne chercha point a I’oublier par la hauteur. Mais comme fa paffion croiffait de-jour- en jour, elle lui fit enfin furmonter fon extreme timiuite ; airffi pour n’avoir rien a fe reprocner, il resolut de s’exposer a un refus. Son embarras etait de favoir par qui commencer , de la Demoiselle , ou de les Parens. Le premier parti etait plus delicat ; mais le dernier etait le plus court; Bon- jean s’y fixa: l’amour extreme a cela de particulier, qu’il reffemble en un point a la paffion brutale ; il veut fon Objet; il le vent ab/olumom; en fut-il hai. Bonjean chercha quelqu’un qui parlat de fa part. Un pretre Jui parut un agent conyenable; ces Gens-k vont avec tout le monde: II ne lui deguisa pas fon ancien etat ; mais il le pria de le proposer fans le nommer , en fpecifiant fa fortune , & en decouvrant fa premiere condition. L’fxclefiaftique f’accquitta fort-bien de la commiffion dont Bonjean l’avait charge. Il fit valoir la fortune du Parti qui fe pre- sentait; parla de fes moeurs , dont il repondit, & toucha meme quelque chose de fa tendreffe. M. P..obert, pour donner une reponfe, demands a voir le Jeune-homme. L’Ec- clefiafiique vint armoncer cette nouvelle a Bonjean, qui fe trouva dans la perple- xite la plus ettange. -Voici l’inftant qui 164 XI me . Nouvells, va decider de mon fort! fe disait-il tout-bas: que vont-ils penfer-? II etait attendu. 11 falut partir. Pendant qu’il etait en route , M. Robert prevenait fa Fille-ainee, fur 1’efpece de Parti qui la recherchait. Malgre fa grande fortune , le premier etat du Pretendu repu- gnait li fort a Helene , qu’elle le refusait abfolument , lorfque Bonjean parut. II fortit d’une voiture, mis en grand-deuil, d’une maniere conforme a fa fortune; & comme il etait beau garfon , il avait abfo¬ lument bon air. --Void M. D’Armantieres, dit l’Eccle- siafiique: vOus vcyez, Monfieur & Ma¬ dame , que I’exterieur repond au bien que je vous ai dit de l’interieur-. On regar- dnit Bonjean avec curiosite , attendant qu’il s’expliquat lui-meme: Perfonne ne le re- connaiffait. —Pardonnez , dit-il, Monfieur & Madame , fi Jacquot a la hardieffe de vous demander la main de la plus belle & de la plus meritante de toutes les Demoi¬ selles : Mais fi vous me croyez indigne de mademoiselle Helene , ne voyez que mon empreflement a Iui oflrir tout ce que je poffede : j’aurais une couronne , que je la Iui offrirais de-meme: tout eft a les pieds & aux votres, qu’elle confente ou non a m’honorer du titre de Mari-. Il eft impoffible d’exprimer quels furent le trouble & 1’emotion d’Helene a ce dif- Le petit Auvergnat. 165 cours. Elle rougit prodigieusement. —Quoi! c’eft Jacquot! dit Madame Robert. —Oui, Madame, c’eft lui - meme. —Eh ! comment une fortune fi confiderable.... —Monfieur , ( montrant l’Ecclefiaftique ) peut vous l’ex- pliquer, Madame ; il fait tout-. L’Ecclefiaftique fit alors l’hiftoire com- plette de Bonjean , a l’exception de 1 ’article du mariage avec la vieille Demoiselle, & celui de l’enlevement d’Helene. On tut con¬ tent de cette explication. —Qu’en penfez- vous , ma Fille-? dit Madame Robert en- particuligr a Helene ! Cette belle Perfonne ne put repondre. On demanda quelques jours pour faire les reflexions, & Bonjean fe retira, II y avait dans la maison une Ayeule, dont on prit l’avis.—Donner ma Fille a un Gueux revttu , dit cette bonne Femme! non, npn! je n’y comemirai jamais! Je la ver- rais la Femme d’un Savoyard! Fi done! car il ne fera jamais qu’un Savoyard, eut-il cent-mille livres de rentes. Je ne pourrais nommer cela mon Fils; & il me femblerait ton jours lui voir tendre la main pour re- cevoir fon falaire , s’il m’avait feulement presente une chaise , ou qu’il m’eut donne le bras pour m’en retourner ches moi-. On laiffa dire la bonne-Dame, fans la contrarier : mais les trente-milie livres de rentes effitcaient bien des choses aux yeux de Monfieur & Madame Robert! le plus im- XI me . Nouvclle, 1 66 portant etait de favoir le fentiment Je leur Fille. Us le lui demanderent des que fon Ayeule fut partie. --Eh-bien , ma chere Enfant, lui dit fa Mess , n’aurais-tu pas trop de repugnance a devenir la Femme de Jacquot-? Helene rougit, & garda le fi- lence. --Ma Fille, lui dit fon Fere, vous m’etes trop chere, & je fuis trop raisonnable pour vous contraindre en rien : parlez libre- ment-? Helene ne put encore repor.dre: mais, elle embraffa fa mere en pieurant. —Alons , n’en parlons plus, reprit Monfieur Robert. —Mon cher Papa, dit alors la Jeune- perfonne, je fuis dans une fituation que je ne faurais vous exprimer : vos fcontes me penetrent: mais ce ne font pas ellcs-feuks qui me mettent dans 1’etat oit vous me voyez : c’eft la chose en elle-meme que vous me proposez. Une fortune; car enfin, elle a fon prix : un Homme aimable , qui me parait fort tendre... Mais... ce qu’il a ete... Mon cher Pere, fi vous n’y tenez pas, n’en parlons plus... Mais fi vous y tenez, au nom de la tendreffe que vous m’avez toujours marquee, accordez-moi une grace. --Qu'elle eft-elle, ma chere Enfant, dit Madame Robert, en la baisant ? —C’eft d’employer , avant d’en venir au manage, routes les bonnes raisons que votre eiprit vous fournira, pour me coavsincre, &: detruire mes prejuges. Soyez stir cher Papa & chere Maman, que je ne -detaande Le petit Auvergnat. 167 qu’a vous obeir : mais je voudrais que ma repugnance fit vaincue auparavant: j’ai entendu quelquefois mon cher Papa, traiter ces matieres-Ia d’une maniere qui m’a frap- pee; il me perfuadera , & je ferai tous mes efforts pour me perfuader moi-meme. Car , chers Parens, je dois a ce Jeune-homme 1’honneur & la vie, puifqu’il m’a fauvee des mains de mgs Raviffeurs.... Et comine je penfe que vous fouhaitez que je vous parle ici a-coeur-ouvert, je vous dirai, que ion efat a-part, Jacquot m’a toujoitrs plu, comme un bon-fujet: J’avais du plaisir , lorfqu’il fefait les commiffions, a lui porter fon argent, & j’y ai quelquefois ajoute quelque chose de. mes epargnes. Je fais que tous les Hommes font egaux en un fens : mais il faut auffi refpe&er le monde, & une Femme, ce me femble , doit bien prendre- garde a ne pas fe donner un Maiti'e, & un Maitre dont elle porte le nem , fi elle doit le mepriser & rougir de lui: Ce ferait un cruel fupplice! --Ma chere File, s ! e- cria M. Robert, voila des- fentimens Men nobles & bien fages ! Tu me remplis de joie. Tu te diras rriieux a toi-meme' ce qu’il faut que tout ce qu’on te pourrait alleguer: Cependatxt je t’aiderai: mais un point qui m’a frappe , c’eft que M. D’Armantieres ( accoutumons - nous a ne le nomtner que de ce nom-la, qui eft apparemment le nom de fa terre ) nous a rendu le plus grand des, lX mc . Nouvdle 1 66 fervices..,. —Mais i] eft en grand-deuil ? dit Madame Robert. —II a raison: nos Bien- faiteurs font nos vrais Parens : c’eft le deuil de ces bonnes - Demoiselles , fans - doute. —Mais, mais c’eft un deuil de Mari ! —Vous vous ferez trompee, ma Femme. —Je veux en parler a l’Ecclesialtique la premiere-fois que je le reverrai-. Les cho- ses en refterent-la, pour le premier jour. Des le lendemain Bonjean repaffa de- vant la porte de fa Maitreffe dans fa voi- ture, & ayant appercu M. Robert fur fa porte, il fit arreter, pour le iaiuer. —Vous venez a-propos , Monfieur , lui dit le Pere d’Helene: je desirais un entre- tien avec vous. Entrez, je vous prie.... Vous recherchez ma Fille , Monfieur .- le devoir d’un Pere eft de faire le bonheur de fes Enfans: ainfi rien ne m’arretera, ii je m’appercois , qu’en vous la donnant, je la rendrai heureuse. Mais aubout des huit jours que je vous ai demandes, je ne feral pas plus avance qu’aujourd’hui, fi je ne vous vois pas , & fi nous n’avons pas en- femble des entretiens qui nous mettent a- portee de nous connaitre a-fond. Permettez- moi done de vous interroger, & de biea m’afl'urer de la folidite des motifs qui vous font rechercher ma Fille: Si ce n etait qu’une paffion folle & d.e peu de duree , vous ne feriez heureux ni i’un ni I’autre. II eft encore d’autres choses que )e veux favoir , Le petit Auvergnat. 1 6g Avoir , & que je ne puis decouvrir, qu’en vous parlant a vous-meme. Je vous avertis cependant, qu’il y a un grand point en vo- tre faveur. C’eft que vous avez rendu un fervice important a Helene. — J’ai eu ce bonheur , Monfieur : mais ce que vous m’annoncez me comble de joie, puifque vous alez me fournir l’occasion de vous devoiler tout ce qui s’eft paffe dans non coeur , depuis que j’ai vu pour la premiere- fois Mademoiselle Robert. —C’eft precise- rnent ce que je demande-. En-meme-temps M. Robert ala avertir fa Femme & fa Fille, qui n’avaient pas encore paru , afin qu’elles fe miftent a-portee d’entendre elles- meme, fans etre vues, cette converfation entre luf & Jacquot. « —Je fuis , Monfieur (reprit ce Dernier, des qu’ils furent aflis) » un pauvre Orfeiin , » natif d’un bourg a quelques lieues de j> Saintflour , nomme Vic-en-Carlades. Je fuis refte orfeiin a 1’age de neuf a ns, & Ton m’a envoye a Paris a dix , avec les habits groffiers que j’avais fur le corps , n & trente fous dans ma poche. Arrive 3> dans cette grande Ville, j’imitai mes 3» Compatriotes, & je tachai d’etre bien- ■>i ferviable & bien complaisant envers ceux 3) qui m’eniployaient. Vous futes du ncm- 3> bre , Monfieur, & c’eft votre maison 3) que je fervais avec plus d’affediion , lorf- 3> que je vis Mademoiselle Helene pour la II Vol. H Xl mc . Nauvclle, lyo y> premiere-fois. Apparemment elle fortait j) du Convent. Je ne faurais vous dire ce j) qui fe paffa dans mon cceur & dans irton 3 > efprit en la voyant. Ce fut une joie , un 3 ) plaisir que rien ne peut rendre. Je ne fis t> autre chose les trois premiers jours que 3 > la regarder. Enfuite la voyant toujours 3 ) occupee a fes jolis petits ouvrages, j’eus 3 » honte de refler contme mes Cantarades , 33 les bras croises, en attendant pratique ; 33 je me mis a travailler dies l’Epicier, a 33 tout ce qu’il voulut me donner a faire. 33 Mais j’etais attentif aux comntiffions pour 33 votre maison , & j’avais prie les Garfons 33 de m’appder toujours de-preference. J’eus 33 le bonheur de 1 ’etre quelquefois par vous- 33 meme , & par Madame votre Femme. 33 Vous vous rappelez fans-doute que Jac- 33 quot ne fefaifait pas attendre. Un-jour , 33 tandis que j’etais occupe a bruler du 33 caffe , j’entendis la jolie voix de Mademoi- 33 selle Helene qui m’appelait : C’etait la 33 premiere-fois. Je treffailiis au-point de 33 ne favoir ce que je faisais. Je jetai le 33 caffe moitie grille dans un van, je ren- 33 verfai mon feu, & courus a elle. — Vous 33 favez lire , Jacques ? —Non , Mademoi- 33 selle-. Quelle honte pour moi en ce mo- 33 ment de ne favoir pas lire ! Elle eut la S 3 bonte de m’expliquer Fadreffe. Mais de ce 33 moment, je formai la resolution d’ap- 33 prendre. Je fis la commillion : a mon re- Le petit Auvergnat. lyt t> tour , elle me paya elle-meme , fi j’avais }> ose, je n’aurais pas voulu l’etre : Mais v ce fut autre chose, lorfque j’eus l’argent » qu’dls avait touche , je ne voyais aucun V endroit digne de le recevoir, & je me » gardai bien de le confondre avec d’autre 3 > mounoie, qui composait toute ma petite 3 ) fortune. » J’avais paru fi zele a M lle . Helene; je 33 lui montrais tant d’empreffement a la 33 fervir, que je rn’en fis dillinguer. Toute- 3 > enfant qu’elle etait, elle avait un air im- J> posant & modefte, qui m’infpirait cm ’3 refpedt , en-meme-temps que je n’etais 3 > oceupd que de fes graces. J’en etais fi »' occupe , que je ne peniais q u’a elle , & ’> que je 1 ’avais toujours presente : la nuit, ’> je ne revais qu’elle ; je la voyais me fou- 3 ’ rire , me commander differentes choses, ’> &; marquer de la fatisfa£uon de mon exac- 33 titude. 33 A-mesure que je grandiffais , & que 33 Mademoiselle Helene fe formait, mes fen- 33 timens prenoient plus de force : a treize 33' ans, je crus m’appercevoir qu’elle aug- 33 mentait mes falairqs de fa propre bourfe: 33 Je fus penetre de cette marque de bontet 33 je confervais toujours a part l’argent qui 33 avait pafie par fes mains. Je refolus d’en 53 faire un emploi digne d’elie, detn’en fer- 33 vir pour payer un Maitre , pour achever S3 d’apprendi'e a lire ( car j’avais deja corn* XI me . Nouvelle , 172 » mence ), a ecrire, larithmetique , & a » acheter des Livres. Mes progres furent >3 rapides; je me figurais que c’erait Made- j» moiselle Helene qui payait; ainfi je ne 3; voulais pas voler fon argent, & mal re- 33 pondre a fes bontes. Car , Monfieur, dans 33 tout ce que je disais, dans tout ce que je 33 pensais , je me representais la Mademoi- >3 selle Helene qui me voyait, & je me de- 33 mandais a moi-meme ce qu’elle en devait j> penfer. Auffi, croyez-moi, Monfieur, je J> n’ai jamais eu ni penfees baffes , ni deshon- 33 netes , je n’ai jamais profere de fales pa- 33 roles ; je m’interdisais meme les difcours >3 oifeux, & tout-a-fait imitiles; je tachais 33 de mettre dans ma conduife, la noblefle 33 qui manquait a ma condition , & j’etais 33 content de moi, lorfqu’en me confide- 33 rant , je pouvais me rendre temoignage , 33 qu’a tout ce que j’avals fait & profere , 33 Mademoiselle Helene Robert aurait pu »3 dire , comme elle me le disait quelquefois, » en me voyant etudier, travailler , rn’oc- 33 cuper, ou etre obligeant envers quel- 33 qu’un. —C’eft bien , M. Jacques, c’eft 3 > bien-! Douces & channantes paroles que » j’entendais encore plus de huit jours apres 33 qu’elles etaient prononcees. J 3 Quand je fus bien lire & bien ecrire ; 33 ce qui ne fut pas long , il me fembla qu’il 33 plairait a Mademoiselle Helene , dans le S 3 cas oil elle viendrait a le favoir , que je Le petit Auvergnar. J 73 3 ) fuffe plus favant encore , & que j’apptiffe 33 les memes choses que les Jeunes-gens de 3 > condition egale a la fienne. Je connoiffais 33 un Maitre-de-penfion : je m’informai de 33 ce qu’il en couterait pour apprendre le 33 Latin: il me fit bon-marche ; j’appris le 33 rudiment, & je me trouvai encore plus 33 de courage pour cela , que pour apprendre 33 a lire : car je disais : J’etudie a - present 33 comme un petit Jeune-homme qui ferait 33 l’egal de Mademoiselle Helene-. Pour ap- 33 prendre mieux mes Livres , je les copiais 33 fur mon genou, au coin de la rue, a mes 33 momens de loisir ; j’ai copie jufqu’a mon 33 di&ionnaire latin-franqais, & je men in-: * culqtiais fi b ien les mots dans la tere, 33 qu’en deux ans j’entendis mon Virgile a 33 livre ouvert, & meme Terence , dont les >t Comedies me fesaient un plaisir infini. 33 Ce fut en ce temps-la que je chan- 33 geai de quartier : parce qu’ayant feize ans, 33 & voyarit Mademoiselle Robert ravif- 33 fante , mes fentimens pour elle me fe- 33 saient trop fouffrir, & que 11’ayant aucune 33 efperance, je craignais plus que la mort 33 de voir quelque Parti la rechercher en 33 mariage. 33 Je n’eus pas moins de temps a moi pour >3 etudier dans ma nouvelle place, ou je 33 m’employai a me rendre utile aux Garfohs- 33 de-maison. Comme je me fuis toujours 33 tenu propre , je plus a un des Maitres; H 3 i74 XI me . Nouvelle v on m’attacha a la maison de M. ****, fer- 31 mier-general. Je ne vous parlerai pas , si Monfieur, de ce qui m’y arriva : Je ne 3> doute pas que je n’euffe fait mon che- 3) min fous ce Maitre genereux; mais je 33 n’aurais pas ose conferver dans mon coeur 33 1 ’image de Mademoiselle Robert ( car , 33 quoiqu’eloigne d’elle , je paffais par-ici 33 tons les foirs, pour avoir le bonheur de 33 Fentrevoir , &-puis je m’en retournais » content) , fi j’avais employe pour par- 33 venir , des moyens injuftes , ou-bien hon- 33 teux & deshonorans. 33 Ce fut dans cette maison oil je de- y> couvris le complot dont j’ai eu le bonbeur 33 de preserver Mademoiselle Helene. Ce 33 fut-la encore, & precisement parce-que 33 j’avais refuse certaines propositions, que 33 deux Soeurs exemplaires me firent l’hon- 33 neur de m’aimer , & de me prendre ches 33 elles , oil elles m’eleverent au-point, non- 33 feulement de ne pas vouloir me couvrir 33 de la livree, mais de m’adinetire a leur >3 table. 33 Dans ce nouvel etat, toujours occupe 33 de Mademoiselle Helene , je fongeai a me 33 donner quelques talens agreables, comme 33 la musique , la danfe , monter-a-cheval, 33 faire-des-armes: Je fuis adroit, je reuilis. 33 Je me rappelai, que dans les coinmence- 33 mens de mon fejour au coin de votre 33 rue, Mademoiselle Helene avait beaucoup Le petit Auvergnat. 175 5 > de plaisir a entendre jouer de la flute- 33 douce & du vlolon, un Clerc-de-pro- » cureur du voisinage ; j’appris a jouer de » ces deux inftrumens, fur-tout de la flute , 33 que Madamoiselle Helene m’avait paru 3 > entendre avec plus de plaisir, & toutes » les fois depuis que j’ai tire des fons agrea- y> bles de cet inftrument, je me fuis tou- »jours figure que Mademoiselle Robert 3) les entendait, & y trouvait de l’amuse- 3) ment. 3) Ces petits talens me mirent fort - bien 3) dans l’efprit des deux Sceurs. Je conduisais 33 leurs affaires de mon mieux : & a leur 33 fatisfaftion ; car j’avais toujours devant 33 moi mon aimable In/peftrice , ( paffez- 33 moi i’expreffion , Monfieur ) : mais mon 33 principal merite a leurs yeux , je crois , 33 etait de bien jouer de la flute & du 33 violon. Elies me faisaient quelquefois 33 jouer jufqu’a une heure-du-matin dans 33 leur chambre, pendant qu’elles etaient au 33 lit; elles aimaient a s’endonnir a mon 33 harmonic. 33 L’Ainee des deux Soeurs , plus agee 33 d’environ vingt ans que fa Cadette, fur 33 laquelle elle avait toujours conferve un 33 empire abfolu , vint a mourir aubout de 33 la feconde annee. La Cadette me fesait 33 l’honneur de m’aimer ; elle me proposa 33 fa main. J’hesitais. Pour la premiere-fois 33 j’osai penfer a la main de M' lIe . Robert: H 4 Xl me . Nouvelle jy6 n mais j’etais encore fans fortune..,. Celle v qui me proposait fa main avait cinquante- « cinq ans; je fentis que ma confcience ■n ne m’accuserait pas de l’aimer autrement ii que par reconnaiffance : j’acceptai. a La veille de la celebration, & tout )) etant prepare , ma Pretendue tomba tr.a- ii lade dangereusement : Elle fentit appa- 5) remment qu’elle etait frappee ; avant que n fes forces fufient entierement afcbatues., n elle voulut m’epouser. --Yous avez ere le Mari de M lle . ****! s’ecria M. Robert. j) — Oui, Mbnfieur , & vous voyez que a mon deuil eft celui d’un Mari. —Conti- ii nuez, Monlieur. a Mon Epouse me faisait des avantages ii confiderables; mais qui cependant n’alaient a guere qu’au tiers de fa fortune : C’eft ce a qui a fait que la Famille ne m’a rien a contefte. Je ne fus fon Mari que trois ii jours. Elle eft morte tendrement regrettee, 3 > 11 eft inutile de vous parler, Monfieur, 33 des marques d’amitie que j’avais reques a d’elle, meme avant la mort de fa Soeur, 3, & fur-tout apres : il n’y a rien qui puiffe 3, lui faire tort, aucontraire, elles mar- 33 quaient 1’excellence de fon cceur : mais 3> j’abrege mon recit. a Des que je me fuis vu libre , la crainte n que quelqu’un plus heureux ne m’enlevat j) Mademoiselle Robert, avant que j’eufnt Le petit Auvergnat. 177 j) du-moins fait mes propositions , m’a de- 3> termine a paffer pardeffus quelques bien- 3> feances, & a m’adreffer a l’honnete Ec- 3) clesiaftique , qui a bien voulu vous parler 3) hier, Monfieur. Toutes mes affaires font 3! arrangees & confolidees : j’ai trente-mille 3) livres de rente en fonds : ma Femme a 3> exige que je priffele nom d 'Armantilr.es ; 33 je i’ai fait par obeiffance & par refpeft 33 pour le titre de fon Mari que j’ai porte... 33 Je ne vous ai rien deguise, Monfieur-33, Je laiffe a penfer quelle impreffion ce dif- cours dut faire fur Mademoisellee Robert, au-moyen de la precaution qu’avait prise fon Pere, de la mettre a-portee d’enten- dre ! Pour Monfieur Robert, il dit a Bon- jean : —Monfieur, j’imagine que tout ce que' vous venez de me dire eft dans la plus exa&e verite ; j’en fuis fatisfait, & je crois que ma Fille en fera. contente. dependant j’ai quelques objections a vans faire , aux- quelles je vous prie de me repondre.l le fate que tous les Hommes- font egaux, mate vous favez vous-meme qu’il y a des pre- juges: le monde ferait trop heureux , s’il; n’y en avait pas, & qu’on fe laiffat en. rout gouverner par la raison: ne vous exposez- vous pas a quelques inconveniens, en epou- sant ma Fille ? Par-exemple , a en etre- moins refpe&e que ne le ferait un autre: Mari ?. Je ferais charme de favoir. quelle: Hi 178 XI me . Nouvdle, ferait votre conduite, en ce cas; fi vous etes difpose a lui marquer quelqu’indul- gence, fi rneme vous ne vous trouveriez pas malheureux ? —Monfieur, cette obje&ion ferait a me faire, avec toute-autre Perfonne que je me propoferais d’epoufer t car je me donnerai toujours pour ce que je fuis : mais non avec Mademoiselle votre Fille ; & fi je favais que l’idee de ma baffefTe la rendit malheureuse , je me desifterais fur-le-champ, & je renoncerais pour toujours au manage ; vous fuppliant de recevoir des-a-present pour elle, la rnoitie de ma fortune. Mais fi elle peut etre heureuse ( ce que je vous prie , Monfieur , d’examiner vous-meme, fans aucun egard a ce qui me touche ) rien ne m’arrete ; car je le ferai: M !le . Helene eft tout pour moi: toute maniere, de fa part d’en agir avec moi, qtiilui conviendra, ne pourra que m’etve agreable. Mais , j’ef- pere , Monfieur (& c’eft ici men motif principal) j’efpere me comporter de-facon dans le monde , que 1’eftime qu’on aura pour moi, plaidera en ma faveur. —Fort- bien , Monfieur ! une Perfonne de ma Fa- mille , disait hier , Que les Maris d’une con¬ dition inferieure a celle de leurs Femmes, les traitent ordinairement fort - mal, par une forte de plaisir brutal qu’ils trouvent a les humilier ? —J’aurais peut-etre eu ce dstfaut, comme les autres Maris de macon- Le petit Auvergnat. 179 dition , Monfieur (cependant ce n’eft pas mon caraftere) fi je n’avais pas toujours eu tant de refpeft pour Mademoiselle Helene, que je n’ai pu fouffrir qu’elle fut adoree par tine ame groffiere : j’ai cherche a me donner l’education des Honnetes-gens, pour qu’elle ne fut pas avilie par mon horn mage, tout- fecret & tout involontaire qu’il etait. SI mes Pareils ont le defaut que vous craignez avec juftice, lorfqu’ils fe font allies avec une Famille polie, c’eft que desefperes de ne pouvoir s’elever jufqu’a la delicateiTe des nianieres de ceux qui les environnent, i!s feignent de dedaigner le merite qu’ils ne peuvent atteindre, ils font trophee de leur groffierere, & tachent d’abaifferleur Femme a leur niveau , ne pouvant s’elever jufqu’a elle. —Tout ce que vous repondez , men cher Enfant, me fait le plus grand plaisir & marque que vous etes un Garfon d’une vertu & d’un merite bien audeffus du com- mun. A-present, & avant one de nous de~ cider entierement vous & moi, j’ai une proposition a vous faire , qui va vous mar- quer combien je mets de bonne-foi & de franchise dans cette affaire.... (bizs), Je vais interroger ma Fille, & vous ferez temoin fecret de notre converfation: Par ce moyen, vous ferez sur de fes veritables depositions, comme elie ell sure des votres; car fa Mere & elle ont entendu les details oil vous yenez d’entrer fur yotre maniere-de-penfer » H 6 i8o X/ rae . Nuuvellc , depuis votre arrivee a Paris. Je vais vous dire adieu tout-haut, & aulieu de fortir , vous entrerez dans mon cabinet-. Bonjean, tranfporte de reconnaiffance , baisa la main de M. Robert, & apres gu’ils fe furent fait les compliments d’un adieu, il le plaqa dans le cabinet. --Je vous allure , dit Madame Robert, en entrant avec fa Fille , que je fuis bien con- tente de ce Garlbn-la! Helene auih; car elle etait ft attendrie, que les larmes lui font venues aux yeux trois ou quatre-fois: elle a toujours eu fon mouchoir a la main. Je crois , mon Mari, que notre Fille pourra etre heureuse avec ce Jeune-homme ; en- verite , il 1’adore, dans toute la rigueur du terme. —Il faut voir , ma chere Femme, ce que penfe Helene ?. —Mon Pere , je vous obeirai. —A-la-bonne-heure , mon Enfant; mais n’as-tu aucunes objections a faire ? fais-nous-les , ma Fille , en tovite liber te ? —Je vais done, mon cher Papa & ma chere Maman , reporidit Helene en baif- fant les yeux , vous parler avec cette fran¬ chise que vous me connaiffez , & que vous attendez de moi en cette occasion : D’apres ce que je vais dire , e’eft vous qui deciderez, ft je dois etre heureuse ou non , en epousant M. Bonjean.... « La premiere-fois que je le vis au coin de notre rue, ;e le hxai; il me pa- Le petit Auvergnar. 181 » rut joli Garfon , & il ne m’infpira pas » de repugnance comme fes groffiers Ca- j» marades : auffi vous l’avez toujours vu » propre. Quand j’appris par Jeanne ton » notre cuisiniere > qu’il etait bien-fage , v officieux, prevenant, j’eus pitie de lui, n & le comparant a un des-Garfor.s-de- v boutique d’alors , fort riche , & iort- » mauvais-fujet , je me disais tout-bas , v Ce n’eft pas un Jacquot qui aurait eu jj le bonheur de naitre de Parens comme » ceux de Laffichart ? Je refolus interieure- ■n ment, de lui donner quelque chose de j) mes petites epargnes , lorfque vous me 3 i chargeriez de lui payer fes fervices. a; J’appris encore le bon-ufage qu’il en 3 j fesait, & je m’interefi'ai fecrettement 33 a fa bonne-conduite. II doit fe rappe- >3 ler de quel ton je lui parlais (*) ; e’etait 13 celui d’une Perfonne qui prenait plaisir ii a le voir. il Ce fut dans le temps oil j’etais rem- 3i plie de bonne-volonte pour lui , & oil (*) Voila juftement la cause de la paffion de Jac¬ quot : fi elle n’avait pas ete reciproque , jamais elle n’aurait ete fi forte ni fi conftante : les Amans out un. inftin& qui les decele Pun a l’autre. Tout Homme qui aime paflionnement une Femme fans lui avoir parle , peut etre sur qu’il s’en ferait aimer , s’il pouvait exprimer ce qu’il fent, ne fut-ce que paries, yeux : mais pour cela il faut un veritable amour de jendrefTe, & non un fougueux desir de poffeflioiii XI me . Nouvdle, iSz n je roulais quelquefois dans ma tete de » vous prier tous-deux de l’attacher a » notre maison , qu’il difparur du quar- » tier r J’ai ete plus de deux" ans a le cher- » cher des yeux , lorlque je paffais au coin » des rues qu l'es Compatriotes fe raffem- » blent ; & je crois que fi je l’avais ap- » perqu, je lux aurais parle la premiere , » pour lui faire des reproches d'avoir >» quitte notre voisinage, & de ne pas v revenir a la maison. » Vous favez le fervice qu’il m’a rendu » aubout de deux ans : j’etais ft troublee , » que je ne le reconnus pas d’abord : mais ■si enfin 1’ayant remis, je me felicitai de » l’avoir retrouve fi heureusement., & 11 dans une rencontre fi facheuse pour moi, v de-ibrte que je me lends plus de recon- ii naiffance envers lui, que de colere contre ii le Miserable qui m’outrageait. ii Voila THiftoire de mes fentimens. Si » jamais le premier etat de Jacquot me ii causait quelque repugnance il me fem- n bie que je n’aurais qu’a me rappeler, ii que M. Bonjean m’a fauve 1’honneur , ii &l que M. D’Armantieres m’a offert la ii moitie de fa fortune, rneme en lui refusant a ma main. II faudrait, je crois , man cher a Papa, avoir Tame dure, pour ne pas a etre toachee des fentimens qu’il a montres n dans Fentretien que vous venez d’ayoir i> avec lui-.;> Le petit Auvergnar. 183 Sans repondre a fa Fille , M. Robert ala prendre M. Bonjean dans 1 'on cabinet, & Ten fit fortir, en lui disant: —Vous venez d’en¬ tendre la verite fimple & pure : je vous crois. une belle ame : mais il faudrait que vous fulfiez tin monftre pour ne pas adorer toute votre vie la Fille aimable, fenfible & ver- tueuse , que je vous donne en ce moment pour Fpouse. Bonjean tomba aux genoux d’Helene: mais il ne pouvait prononcer urn mot, tant fon raviffement etait extreme. Pour Helene, une rougeur aimable marquait qu’elle avait quelque confusion d’avoir ete entendue , en s’expliquant auffi clairement. Monfieur & Madame Robert les laiiferent feuls, en leur disant, —Renouveilez connaifiance j les Parens ont fait ce qu'iis devaient a votre egard-. —Mademoiselle , dit M. D’Armantieres * pour tout le monde j’ai change de manieres & de fortune ; mais pour vous - feule , je ferai eternellement le meme qu’autrefoi?. Ce qui veut dire , que vos moindres faveurs feront recues avec le meme refpeft , le meme tranfport de plaisir , & la meme reconnaiffance avec lefquels les aurait reques Jacquot : Scuffrez que le premier mot que : j’ai 1’honneur de vous dire en - particulier foit le voeu que je vous eii, fats. -?Et moi , je ne changerai pas non-plus ; mais croyez que vous n’y perdrez rkn„„. 184 Xl mc . Nouvelle, Je vous ferai quelque jour confidence de tous mes fentimens. Quant a-prefent , je vous avertis que vous avez contre vous ma Grand’maman, &qu’il faudra la gagner. —J’y emploirai tous les moyens poffibles , Made¬ moiselle , & par attachement pour fa Per- fonne , que j’ai toujours veneree, & par refpeft pour vous. —Je fais qu’un Honnete- homme refpefte fa Femme, & fi c’eft - la ce que vous entendez, je ne fuis pas fachee que vous vous ferviez de ce terrne a moil egard : je vous refpefte aufli, je vous affure , Monlieur : Mais fi vous voulez par-la mettre de la difference entre nous , vous voyez bien que mes Parens n’en veulent plus-. M. D’Armantieres baisa la main a’He- lene , en lui disant : — Toute ma vie , je vous refpecterai; l’amour tendre & conf- tant , comme le mien , ne va pas fans un refpeft infini. Ah 1 je puis bien dire que je vous adore , & fans exageration 1 vous etes la Deeffe de mon cceur.... Voila done celle dont il a toujours porte Fimage avec tant de refnect & de veneration ! Elle fera mon. Spouse , & j’aurai Finexprimable plaisir de lui confacrer tous les mfians de ma vie! —Mon Ami, lui dit Helene , voici ma GrantFmaman-. M. D’Armantieres 1’ala recevoir. La Bonne - dame parut fort courroucee du tete-a-tete oil elle trouvait fa Pe:ite- Le pan Auvergnat. 1&5 fills avec Jacquot. Mais fon Fils la fui- vait : —Calmez - vous , ma Mil-re ! cal- mez - vous ! lui dit - il : tout eft regie ; M. D’Armantieres s’eft fait connaitre ; il eft noble enverite , ma Mere , il eft noble comnie le Roi, par le cceur , & fur-tout par fa conduite fans tache. Eft-ce cue vous ne favezpasqu’ilavait epouse Mademoiselle*'''"* qui nous vaut bien , je crois ? c’eft de fa Femme qu’il porte le deuil, & non d’une Maitrefl’e qui a fait du bien a fon Domefti- que. —Il a ete le Mari de Mademoiselle*****! dit la Bonne-dame a-demi calmee ! Ah ! voila une raison cela, qui vaut mieux que toutes vos fariboles de conduite & d’inclination. —Comment ! ma chere Mere, vous trairez de fariboles la bonne - con¬ duite ? —Oui, oui, tout cela n’eft rien , fans naiffance , entendez - vous ? Je fuis fille d'un Marchand - drapier : feu votre Pere etait fils du plus ancien Mercier de la rue Saint-Denis; fa maison eft dans le commerce depuis plus de cinq-cents ans, & a toujours tenu la boutique qui fait le coin de la rue Aubri-le-boucher : la rue Jean - Robert porte notre nom. —Je fens, ma Mere , que tout cela eft fort-honnete, & que nous fommes de la bonne bour¬ geoisie de la ville de Paris. Mais fongez done que M. D’Armantieres , ft Mademoi¬ selle***** avait vecu , aurait eu aumoins une charge de Confeiller ! -Vous avez i&6 XI me . Nouvelle , raison , mon Fils ! & ce mariage lui a fervi d’une favonette-a-Vilain , com me on dit : je ne m’oppose plus , a condition qu’il nous refpeftera tous, & qu’il ne tutoira jamais mon Helene , quand elle fera fa Femme ; je veux qu’on en faffe un article du contrat. —Je m’engage a porter bien-plus-ioin les marques de mon refpeft, Madame , dit 1’Amant d'Helene ; prefcrivez les condi¬ tions , & ft vous n’alez pas affes loin, j’augmenterai : ce ne fera pas feulement ma Femme que fera l’adorable Helene , ce fera ma Souveraine abfolue ; vous le verrez par ma conduite envers elle , envers vous, Madame, & envers toute votre honorable Famille. —Mais il parle affes bien , dit J’Ayeule a fa Petite-fille! Alons , maintiens-le dans ces bons fentimens-. Toutes les difficulties ainfi levees , le mariage ne tarda pas a fe conclure; & il eft heureux. C’eft ainfi que l’amour, bien - dirige , pourrait etre la fource de toutes les ver- tus. Un fecret immanquable, pour rendre un Homme , d’ailleurs bien difpose , eter- nellement amoureux de fa Femme, ferait de le placer artificiellement a l’egard de fa Maitreffe, dans la position , oil s’eft trouve Jacquot naturellement; c’eft-a-dire , a la voir inacceffible pour lui : mais il faut laiffer meurir fuffisamment cette difposition du coeur : Il faut encore que la Jeune-per- Le petit Auvergnat. 187 fonne ait des vertus, & que la connaif- fance venant a fe faire , l’Amant n’ait rien a rabattre du charme qui l’a feduit: Ce qui eft plus facile qu’on ne penfe. Un Mari ne demande pas a fa Femme un ef- prit fublime , des talens difficiles ; mass un bon -coeur , de la naivete , de la tendreffe , de la douceur , de la retenue, de l’eco- nomie ; & le voila plus fatisfait que par les qualites les plus brillantes , qui fouvent ne font que 1’impatienter. Madame D’Ar- mantieres a toutes ces vertus. Elle eft bonne, douce , facile pour fes amusemens, tendre avec fon Mari : II dit quelquefois : —Pour «tre amoureux de ma Femme jufqu’a l’en- thousiaftne , je n’ai qu’a me rappelerque j’etais Jacquot, & qu’elle etait Mademoi¬ selle Robert-. N, B. Le Heros decette Nouvdle ne Cera pas fach£ que j’en aie fait ufage; un Recit de cette efpece ne peut que l’honorer , & le mettre audeffus de biendes Gens-titres. iS8 II y avait a Paris, dans line maison d’hon- netes-gens, un Frere & une Soeur de la plus agreable figure, & qui fe reffem- blaient, a s’y tromper, quand ils etaient fous ,les habits du meme Sexe. La Demoiselle, nominee Aglai faile , etait l’ainee d’un an feulement; & elle en accompliflait dixfept, lorl'qa'elle fit la con- quete d’un Homme de la premiere qualite. Ce Seigneur la vit au Cours avec fa Fa- mille : la jeune (Jaile avait une de ces polo¬ naises gorge-de-pigon qui vont ft bien a la Jeuneffe , relevee par une garniture de blonde, & rattachee avec des glands d’ar- gent. Elle etait fi charmante fous cette mise, qu’elle excitait 1’admiration de tous- ceux qui la voyaient. L’Homme de-qualite dont je parle , paf- fait dans fon carofle, a-l’inllant oil les Parens d’Aglae traverfaient la route du Bois- de-Boulogne , pour revenir du cote du Coli- ree. II fit arreter, defcendit, & pafia piu- sieurs fois apied fort-pres de la Jeune-per- Xll me . Nouvelle, &c. 189 fonne , mais fans afreftation. II ne quitta la promenade, que Iorfqu’Aglae s’en retourna: mais au fortir des Tuileries , il donna ordre a fon Cocher de fuivre les quatre Perfon- nes qu’il lui montre jufqu’a leur demeure. M. &l Madame CJaile prirent une voiture- de-place ; ce qui les empecha de remaquer le caroffe , qui ne les abandonnait pas. Le jeune Caile , qui etait de cette pro¬ menade, venait de finir les claffes , & avait beaucoup de penetration; il vit le caroffe , en payant le Cocher-de-fiacre, & recon- nut PHomme-de-qualite a fa livree pour Ie D....de..:: il fe reffouvint que ce Seigneur avait eu fouvent les yeux fur Aglae , & il le douta qu’elle venait de faire n’aitre en lui une paffion , qu’il ne crut pas trop legi¬ time. Cependant il garda le filence fur cette decouverte avec fes Parens : Il aimait ten- drement fa Soeur , il ne desirait rien tant que de la voir etablie d’une rnaniere digne de fon raerite & de fa beaute; car elle avait autant de l’un que de l’autre. Le lendcinain, lorfque les deux Jeunes- gens furent feuls, (Jaiie dit a fa Soeur: —Sais-tu bien que tu as fait hier un Amou- reux. —Comment cela , mon Ami? —As-tu vu ce Monffeur qui eft forti de fon caroffe ? --Oui; il ma regardee : mais tous ceux qui me regardent ne font pas des Arrians. —11 fait notre demeure. Qui te Pa dit ? —II nous a fuivis: ;e l’ai vu le corps a-demi XII me . NouvcHe , hors de la portiere , qui vous regardait rentrer. Ma cliere Sceur , je ne t’aurais jamais parle de tout cela, ft je n’avais un deffein , que je te vais commimiquer. Tu esjeune, jolie,une des plus jolies Perfon- nes de Paris; il eft bon que tu le faclies en cette occasion, non pour t’en orgueiUir, inals pour faire fervir cet avantage a ton etabliffement. Je desire ton bonheur , je crois , plus que le mien. Comme ce Seigneur ( car e’en eft un ) nous voit d’une condi¬ tion fort audeffous de la fienne , j’ai dans J’idee qu’il emploira diiterens moyens pour tacher de tefeduire.il n’y reiifflra pas , & li je n’avais a te garantir que d’un peril de ce genre, je n’aurais pas non-plus ouvert la bouche: mais ft tu pouvais monter a la fortune par-la, l’epouser en-un-mot, ce ferait mettre le comble a tous mes veeux ; car je voudrais te voir princeffe. --O mon Ami'.... mais ,.je fuis trop tinf.de: n’at- tens pas ds moi la moindre demarche. —Je ferass au desefpoir que tu en fiffes aucune. Tout ce que je pretens , e’eft que tu me pennettes d’aglr , & que tu me pretes quel- quefois tes habits ; que tu m’aides a attra- per cette grace que tu mets dans ta parure , & qui a taut d’aisance & de natu- rel: voila tout : fois bien far que je ne te commettrai pas : je menagerai 1’honneur de ma Soeur, comme elle le menagerait elle-meme. —Et que feras-tu mon Ami? Le Garfon-fille. J 11 Je ne faurais te le dire encore : les circonf- tances endecideront: mais je te reffemble;... compte fur beaucoup de prudence : raalgre ma jeunelTe, tu fais qu’on a peu detourde- ries a me reprocher. — En parleras-tu, a nos Parens r —Non : ils craindraient pour moi, ou il n’y a rien a craindre , & s’ils alaient me defendre d’agir , j'aurais les bras lies-. Ce que le jeune <^aile avait prevu , ne manqua pas d’arriver: des le lendemain, il vit roder autour de la maison un Domefii- que fans livree , qui cherchait a parler , ou a rendre une Lettre a Aglae. Il n’en dit rien a /a Sceur, ne voulant pas occuper ime a/ne auili pure des details d’une intrigue. Ii lui recommanda feulement, de ne jamais fe trouver feule a-portee d’etre abordee par qui que ce fut. Aglae un-peu intimidee ; fit quelques queftions a fon Frere , qui fe .contenta de la confirmer dans fes terreurs par des reponfes vagues. Le Laquais ne put done parvenir jufqu’a elle , durant plus de hub jours, (Jaile voulait voir fi on fe de- couragerait ; car alors il fentait qu’il n’y aurait eu rien a-faire. Mais voyant que l’E- miffaire n’etait que plus affidu, il con.menca debien augurer de cette A venture. Lehuitiemejour, il dit a fa Sceur C’eft auiourd’hui qu’il faut m’habiller en fille, feulement pour eflayer, & m’accoutumer a etre un-peu ma Sdeur. Aglae s’y preta IJZ XII me . Nouvelle, avec plaisir : elle fe fit aider par fa Femme- de-chambre ; qu’on mit dans une demi- confidence, afin qu’elle ne put nuire en cas d’indifcretion. (Jaile fut diarniant en fille ; il reffemblait fur-tout fi parfaitement a fa Sceur , que fes Parens s’y tromperent. II defcendit aupres de fon Pere & de fa Mere ; il les embraffa tous-deux , fans qu’ils eulfent le moindre doute ; fa Mere lui demanda meme une particularite, abfolu- ment relative a une indifposition de fa Soeur. Il remonta tranfporte de joie, & rit bien ayec Aglae de cette innocente trom- perie. Sur de fon fait il redefcendit , & fe raontra un inffant a la porte de la rue : 1’occasion ne fut pas manquee. L’HinilTaire fe presenta , demanda mllle pardons, & remit une Lettre , en disant —Mademoi¬ selle , ce papier eft de la plus grande confe- quence : ltsez-le feule ; c’eft de la part d’un Homme de la premiere-qualite. Je viendrai demain a pareille heure cbercher votre reponfe de bouche, ou par ecrit-. En achevant ces mots, il fe retira precipi- tamment. (jiaile fatiffait de la reuffite , remonta ches lui pour lire la Lettre , dont il n’aura- garde deparler a fa Sceur. P rc . Lettrc„ J e n ai a vous ojfrir , Mademoiselle , quart cxur qui n’ejl deja plus d moi, depuis que je vous ai vu , & une fortune telle que vous pour- re ^ la desirer : ne metteq_ point' de homes d vos pretentions : je me ferai un devoir de les remplir, de les prevenir. Si ma proposition vous parait de nature d pouvoir etre communiquee d vos Parens, vous le fere : je prefererais d vous tenir d’eux : & d leur avoir obligation de mon bonheur . Mats fi vous penfie \[ qu’il f op- posajfent d rnes vues , tout-avantageuses quel- les vous font, croyeq que je faurais vous ga- rantir de leur colere, & meme vous rendre leur tendrejfe: ils ne tiendraient pas contre mes hienfaits. Reponfe , je vous en prie. On ira la chercher le lendemain de la reception. Le D... de ***. P. f Votre beaute merite un trone : je nen ai point d vous ojfrir ; mats tout ce qui de¬ pend de moi, & moi-merne, composera votre empire. Cette Lettre, quoique fort-libre , donna les plus hautes efperances a (Jaile, & il osa pretendre a illuftrer fa Sceur, par un raariaee dont i’honneur reiaiUirait fur hu¬ ll Vol. 1 194 XII mt . Nouvelle , meme. Mats il fentit qu’iJ n’avait pas affes d’experience pour conduire un fi grand deffein. II resolut de s’ouvrir a fa Mere, & de la faire entrer dans fes vues , a 1’aide de la Lettre qu’il venait de recevoir; avec la precaution de l’engager a tout cacher a fon Pere, homine roide , & dont la vertu chatouilleuse s’effarouchait aisement. II ala trouver Madame (Jaile fur-le-champ ; & apres quelques preliminaires , il lui fit part de fes projets. La Mere, un-peu ambi- tieuse; d’ailleurs , aimant fes Enfans a l’a- doration, embraffa fon Fils avec tranf- port, & l’appela fa confolation, fon fou- tien, & 1’auteur du bonheur d’Aglae. Elle lui permit de faire line Reponfe a fa fan- taisie, & de fe conduire comme il 1’en- tendrait; ne fe refervant que le plaisir de le feconder, toutesles fois qu’il aurait be- soin de fon fecours. (j/aile ainfi autorise , ecrivit au D..: Reponfe. fr Ous deve{ imagir.er , Monfieur, combien je fuis furprise d’une Lettre comme celle que vous m ave^ ecrite , & que je n at recue que par inexperience , croyant qu elle aurait pa regarder mes Parens. Non , Monfieur , je ne letir parlerai pas de vos propositions , que je Le Garfon-fille. l 9S ne comprens gum ; je ne desire ni fortune , ni empire ; mais je ne vous fais pas un crime de me trouver aimable. C’efl tine marque de bonne- volonte pour moi, toujours obligeante. Soye £ fur , Monfieur , que fous ce point-de-vue , je fids reconnaififante de vos fentimens. Vous me paraijfe ^ d’une haute condition, C’efi la chose pour nun la' plus indiiferente : je voudrais que vous fujjiei mains eleve : car d’apres ce que j’ai vu de vous d la promenade, & ce que inert apprend votrs Lettre, vous etes un Homme aimable. P. f Ne ni derive^ plus : je ne pourrais aecemment recevoir vos Lettres. Une pareille Reponfe n’etait pas de na¬ ture a decourager un Homme atnoureux , riche Sc puiffant. II continua de faire epier le moment de parler a l’almable Aglae, & le jeune (Jaile fit enforte que ce ne fut pas inutilement. On etait dans le temps des bals.