Narodrta in univerzitetna knjiznica v Ljubtjani Sic *Burl)cfnucereitis ^infolflc BefdjûtfiW bet ©etietàtttecjawmluufl »om 21. SWdtj 1876). § 4. „S>ie bnn Sereine ge^Brigen 83lid)et imb 3)riicïfd)riftcii tbmirn nad) Shtffteïïiing in brr SBettiri$6ibtiotl)e! flfflnt S^ij^angSbeftfitigung au3gettef)eti uierbru. (5$ toerben |ebodj nur cin iiieljvLianbigcë SBerf, dbetj l)bd)ftcn*< imei ci u b a u biiie ÎBeÈfe, imb Uon periobiid) erfdjeinenbeti Sdjriftt'ii ebenfaïfô nur npei 8?îinbe auf intimai aiiégefolgt Tït SHittf [tel fung bét attôgelicfyetten 3B«îe muj; tttngs ft cn Hnttett 4 SBodjen gefdjeljett. îïatt) btefetn Hcit-piinftc faim bet (SntlolnuT jum SrfaÇe be§ Stnfdjaffttngspreife^ bc$ bctrcffcnben SBetteâ ucrljaltcn roerbett. 21 te Caution fiiv bio (Svnilliiiia, biefer Ser&fïidjtttttg ïjat iebc« flKttglicb, n>eld)c* bic ^minfrliibliotljcf ,u bcniitjcii nuinûfjt, ben ^etran, «on bret ©utben gegeti wtn$faixg*befra* fcjgung tu ecïegen, beffen Stucferjïattting au bon Ôberbringet biefer gnujfangsbejlfitigunfl erfofgt, menu bcv (jrïeger bet orbenttidjet Wiid'gabc be$ entfef)iiten SBud)e$ erfltivtobev crfliirnt fdfjt, bio 2Htiliotï)cf nidit meitov benitfeetl JU luotten." LA POLOGNE HISTORIQUE, LITTÉRAIRE, MONUMENTALE ET FITTOEESQtfEs PBÉCIS HISTORIQUE, MONUMENTS, MONNAIES, MÉDAILLES, COSTUMES, ARMES; PORTRAITS, ESQUISSES BIOGRAPHIQUES, ÉPnÉMÉRIDES ; SITES PITTORESQUES, CHATEAUX, ÉDIFICES, ÉGLISES, MONASTÈRES ; CULTES RELIGIEUX, CURIOSITÉS NATURELLES ; PEINTURE DE MOEURS, COUTUMES, CÉRÉMONIES CIVILES, MILITAIRES ET RELIGIEUSES, DANSES. CONTES, LÉGENDES, TRADITIONS POPULAIRES, IMPRESSIONS DE VOYAGES; GÉOGRAPHIE, STATISTIQUE, COMMERCE ; LITTÉRATURE, POÉSIE, BEAUX-ARTS, THÉÂTRE, MUSIQUE. RÉDIGÉE PAR UNE SOCIÉTÉ DE LITTÉRATEURS POLONAIS. PUBLIÉE AU PROFIT DE LA COMMISSION DES FONDS ET SECOURS DE L'ÉMIGRATION POLONAISE TOME DEUXIEME. (ipe^ldes^ereinsmiglie 4tk Lsoahard von Maleine «vis, AU BUREAU CENTRAL, HUE SA1NT-HONORE, 345. 1857-1858. IMPRIMERIE »DE DKCOURCHANT, eue d'ebïuiveh, 1. f130718 107 bïB TABLE DES MATIÈRES DU TOME DEUXIÈME. {Les articles non signés dans le corps de Touv Histoire. Tboisième époque ( 1333 — 1587).....Page 1 Règne de Kasimir I le Grand (1333—1370).....2 ~ de Louis de Hongrie (1370-1382)....... 41 Interrègne (1382— 1384).......... 45 — de Hedwige (1384—138G)..........48 — de Wladislas 11 Jagellon (1380—1434)...... 57 — de Wladislas III le Varnénicn (1434—1444). . . . 113 Interrègne (1444—1447)......... . 120 — de Kasimir IV (1447-1492).........121 Interrègne (1493)............153 — de, Jean I Albert (1492-1501)........ib. Interrègne (1501).............1C0 — d'Alexandre (1501—1500)..........ICI — de Sigismond 1 le Vieux (1506—1548)...... 1C4 _ de Sigismond 11 Auguste I (1548-1572)..... 289 Interrègne (1572-1573).......... 369 — de Henri de Valois (1573—1575)....... 373 Interrègne (1575—1576).......... 374 — d'Etienne Batory (1575—1586)........ 375 QUATRIÈME ÉPOQUE (1587 — 1795)........ 401 Interrègne ( 1580-1587)..........ib. Kègne de Sigismond 111 (1587—1632)....... 402 Interrègne (1632)............ 412 — de Wladislas IV (1632-1648)........ 413 Interrègne (1648).........; . . 465 — de Jean II Kasimir V (1648—1668)....... 466 Interrègne (1CC8-1CC9)..........472 — de Michel (1669—1673)...........ib. Interrègne ( 1673—1674).......... 474 — de Jean 111 Sobieski (1674—1696)....... 475 Souvenirs historiques. Coup d'œil historique sur la Prusse ducale ou orientale................... 333 Coup d'oeil historique sur la Poméranie polonaise. . 103 Coup d'œil historique et politique sur les diètes de Pologne................425 L'arrière-ban ou pospolité Ruszcnie ; la confédération en Zwionzek, la Mùtenerie ou Rokosz. ... 77 portrait d'un tzar de Moskovie.........377 Henri de Valois et les ambassadeurs polonais à Paris en 1573................ 393 Aventures et négociations du sieur dePjbrac, ambas* sadeur de France en Pologne en 1574 et 1575. . . 230 Marie-Louise de Gou/ague, et les ambassadeurs polonais à Paris en 1645............ 73 Expéditions et aventures de J.-(j. Passek en 1058 et 1659.................. 132 Stanislas le pécheur; événement de 1809.....99 Napoléon et la question polonaise, ou le passage du Niémen en 1812..............185 Géographie, Statistique. Notice géographique, stastistique et historique sur la grande et la petite Pologne, la Mazovie et la Podla- quic.................345 Idem, sur les terres prussiennes de la Pologne. . . 254 Idem sur les terres russiennes de la Pologne. . . .281 Monuments. La montagne de Sainte-Bronislawa et le tertre de Kos-ciuszko, près de Krakovie..........281 Villes. Histoire et description de Poznan (Poscn)..... 49 Histoire et description de Gdansk (Dantzig). . . .102 Dantzig et ses environs........... jl2 Histoire et description de Malborg (Marienhourg). . 374 Histoire et deserîp. de Krolewieç (Kocnigsberg). 332 et 343 Histoire et description de Wilna........ 39 "Wilna et ses environs............ 39 ■'rage sont de L. Chodzko, rédacteur en chef.) Kamienieç Podolski. . :.......• • • 93 Kalisz.................352 Lublin.................358 Tarnow................400 Sites pittoresques, Châteaux, Palais, Édifices, Églises, Monastères. Château de Halicz sur le Dniester........ 240 Château de Luck sur le Styr..........227 Château de Zator..............228 Château de Lipowieç............254 Le mont Calvaire et le. château de Lançkorona. . . 191 Église cathédrale de Wilna..........129 Église des Bernardins à Warsovie......, . 313 Drzewlça................368 Pulavy, du côté de la Wistule.........112 Modlin............... ^ Lubostron...........".."!'.! 150 Ujazd et Tomaszow en Mazowie........448 Antonin, dans la Grande-Pologne........344 Etablisse me nts scientifiques. Lycée de Krzémiénieç en Wdlhynic. ...... 435 Finances. Banque de Pologne............ , 455 Cultes religieux. Coup d'œil historique sur la réforme en Pologne. . 304 Cérémonies civiles et religieuses. Funérailles des rois de Pologne, des grands-ducs de Litvanie et des seigneurs..........276 Costumes, Usages. Costumes, mœurs, habitudes des Russiens. .... 85 Coutumes, Mœurs. La république de Babin...........310 Contes, légendes, Traditions populaires. Aldona, légende litvano-polonaise du xivc siècle. . 21 Biruta, légende historique teutono-litvanienne du xive siècle................I94 Les Arméniens à lazlowieç, tradition populaire du xx' siècle...............« . 54 Les fiançailles des Kosaks-Zapoi ogues, tradition populaire poiono-ukrainienne du xvi" siècle.....249 Bienfait d'un songe; épisode de la campagne de Mos-kou en 1812.............. 303 Une femme comme presque toutes les femmes; esquisse d'un événement véritable du xixc siècle. . . 314 Une amitié de femme; nouvelle du xixe siècle. . . 400 Biographie. Jean Tarnowski.............. 17 Marie Leszczynska, princesse de Pologne, reine de France................ 177 Iliade Czaçki............... 433 Musique, Danses, Chants. Coup d'œil historique sur la musique religieuse et populaire et sur les danses et les chants, en Pologne, en Litvanie et dans les terres russiennes. . « 241-417 Poésie. Le joueur de Lyre, de Mickiewicz, . . . ï , . . 151 GRAVURES DU TOME DEUXIÈME ET LEUR PLACEMENT. Kasimir Ier le Grand................en regard de la page 4 Tombeau de Kasimir-le-Grand. ..............,..... 12 Jean Tarnowski......................... 17 La montagne du château de Wilna.................. 29 Vue générale de Wilna...................... 40 Wladislas-Jagellon............... ,........ 48 posen ou Poznan........................ 52 Carte des possessions polono-litvaniennes aux xive et xve siècles....... 60 Alexandre Witold, grand-duc de Litvanie............... 68 Maric-Loui*« de Gonzaguc, reine de Pologne.............. 73 Costumes des paysans de l'Ukraine................. 85 Kamienieç-Podolski....................., . 93 Hôtel-de-ville de Dantzig..................... 108 Le château de Pulawy, du côté de la Wiatule.............. 112 Wladislas le Varnénien, roi des Polonais et des Hongrois.......... 116 Tombeau de Kasimir IV à Krakovie................. 125 Église cathédrale de Wilna..................... 12λ Anciens costumes militaires de Pologne................ 140 Le château de Lubostron dans la Grande-Pologne............. 150 Tombeau de Jean-Albert à Krakovie....... . . • ,....... 160 Constantin Ostrogski....................... 165 Michel Glinski et sa iillc...................... 173 Marie Leszczynska, reine de France.................. 177 Le Mont-Calvaire ( Gora Kahvarya )................. 191 Ruines du château de Lanckorona............'..... J93 Kieystut............................ 208 Biruta........................... 216 Le Château de Luçk en Wollhynie.................. 227 Le Château de Zator........................ 229 Le château de Halicz sur le Dniester.,............... . 240 Musique.— Les Krakowiaks et les Dumki.. . . :........... 248 Le château de Lipowieç...................... 254 Carte des terres prussiennes.................... 257 Costume des chevaliers teutoniques................. 268 Le château de Malborg à Marienbourg................. 276 Montagne de la Sainte-Bronislawa, près Krakovie............. 281 Sigismond-Augustc, dernier des Jagellons............... 289 Tombeau des deux Sigismonds-Jagellons à Krakovie............ 304 Stanislas Pszonka, fondateur de la république de Babin. ......... 311 Église des Bernardins à Warsovie................... 313 Environs de Modlin....................... 330 Le château de Kcenigsherg.................... 332 Pavillon de chasse à Antonin......:............. 344 Place du marché à Kalisz.................... 352 La ville de Lublin....................... 358 Drzewiça....................• . • * • • • 368 Etienne Batory........................375 Tombeau d'Etienne Batory..................... 377 Henri de Valois, roi de Pologne, grand-duc de Litvanie........... 393 Tarnow..................•........ 409 Jean Zamoyski. ...'•••**............... 401 Stanislas Zolkiewski....................... 4o4 Marina Mniszcch, tzarine de Moskovie. . ,............. 409 Jean-Charles Chodkiewicz............. 410 Musique. — Chants litvanicns et russiens. .•......»..... 424 Tbadé Czaçki......................... 433 Tonoaszow en Mazovîc...................... 448 Banque de Pologne à Warsovie................... 455 Etienne Czarnieçki. . •..................... 465 Jean III Sobieski....................., ... 473 --------■- ---------- 1 ->yf\ - 1 ■ ■■ 1—...-- PARIS. — DECOURCHA.NT, IMPRIMEUR, 1, RUE D'EhFURTH. HISTOIRE. TROISIÈME ÉPOQUE. (J553-1587 ) Cette époque, qui embrasse 254 ans, représente la Pologne florissante ; c'est à cette époque que se développe la vie intelligente des races slaves, l.a Pologne va prendre son rang dans les grandes nations ; elle se posera et étendra sa suprématie, et les peuples voisins voudront s'allier a elle ; sa nationalité ne sera plus contestée : la.langue polonaise marquera au loin les frontières de la république. Mais petit à petit la politique intérieure élè\cra l'ordre équestre au niveau des grands, de l'aristocratie. 11 se foi niera une démocratie nobiliaire qui abaissera le pouvoir royal plus complètement que vers la tin de la deuxième époque. Cette démocratieoppiimera le tiers-état, c'est-à-dire les habitants des villes; c'est elle qui vouera à l'esclavage et à la servitude les agriculteurs et les paysans. La deuxième époque de notre histoire se termine à la mort de Wladislas-le-Bref. Ce roi préserva deux fois le pays de sa décadence, et laissa après lui tous les germes d'un bel avenir, en lui donnant un successeur qui héritait de toutes ses vertus. Mais, avant d'arriver à la Pologne florissante, nous allons décrire rapidement l'état de la Pologne en partage. Un travail incessant, confus, pénible, élaborait cette deuxième époque. Dans l'espace de deux siècles, le litre de roi de Pologne était pour ainsi dire illusoire, car plusieurs chefs se partageaient le pouvoir, et ces chefs étaient toujours en guerre ou en querelle. La royauté ne pouvait donc ni assurer le repos à l'intérieur, ni se maintenir avec force et dignité à l'extérieur. La puissance et l'homogénéité polonaises s'étaient éclipsées à la mort de Boleslas Bouche-dc-Travers (1139). Les voisins de la Pologne, toujours prêts à tirer parti de ses malheurs, attisaient les causes de désordres, aidaient les faibles contre les forts, puis s'emparaient des biens de ceux à qui ils avaient donné une menteuse protection. Cependant, au milieu de tous ces malheurs, les Polonais versaient un sang généreux et faisaient respecter leur nom, quand leur puissance était prête à s'écrouler. Leurs ennemis mêmes étaient forcés à l'admiration, car ils apportaient dans toutes leurs actions loyauté, franchise, magnanimité ; ils mettaient en pratique les é'.ernels principes de l'Evangile. tome ir. À l'intérieur, les ducs régnants étaient en proie aux horreurs de la guerre civile ; ces guerres obéraient les finances et minaient leur autorité. Croyant remédier an mal, ils accordaient des immunités, des prérogatives, des privilèges; ce qui n'avait d'autres résultats que de donner de l'extension à l'aristocratie, et si celte caste est funeste au peuple, elle l'est pour le moins autant aux rois. Cependant, quelles que soient les calamités qui marquèrent cette époque, il faut peut-être moins en accuser la nation, les hommes, les choses, que le temps. Le reste de l'Europe eut à souffrir aussi de semblables partages, de semblables invasions. Au xive siècle, époque où régnaient Wladislas et son fils Kasimir, les idées gouvernementales dans plusieurs royaumes de l'est et du nord de l'Europe se liaient étroitement à l'action des Etats, et surtout avec l'ordre équestre ou la noblesse. Les trônes, en perdant des familles qui se succédaient depuis des siècles, devenaient électifs, soit par extinction, soît par cession, comme on le vit dans les familles des Abmuses ou Arpadcs, en Hongrie (1501); des Przémyslas, en Bohême (150G) ; des Haralds-Haarfragues, en Norwége (1319) ; des Skioldungs,descendant des Epritscncs, en Danemark (1575). La famille des Folckungers, de Suèuc, qui devait hériter de toute la Skandinavie, s'éteignit ; celle des Piasts eut la même destinée (1370). 6i Les successeurs de Rurik abandonnèrent leurs droits sur différents points. Les margraves d'Autriche et de Brandebourg moururent sans postérité. Ainsi devait surgir un autre ordre de choses. La maison d'Anjou, non contente de ses possessions en France, non contente de sa couronne des Deux-Siciles et d'avoir acquis celle de Hongrie, convoitait encore le sceptre de Pologne, se basant sur les liens de parenté qui l'unissaient à Wladislas-le-Bref. La maison de Luxembourg, riche de ses comtés d'Outre-Rhin, mais plus insatiable que riche, cherchait le moment de ressaisir la couronne d'Allemagne ; en attendant, comme elle était héritière de la couronne de Bohême et qu'elle possédait la Silésie, son chef usurpait le titre de roi des Polonais. Kasimir, en succédant à Wladislas, se trouva entre la perfide amitié du roi Jean de Luxembourg et l'amitié intéressée de la maison d'Anjou. C'est sous de pareils auspices que Kasimir se présenta sur la scène du monde KASIMIR T, LE GRAND ( 1555-1570). Kasimir fit célébrer avec pompe et magnificence les funérailles de Wladislas, et il lui fit élever un tombeau dans l'église cathédrale de Krakovie. Ce monument, le plus ancien de ceux qui ornent cette basilique, existe encore ; il a échappé aux révolutions, et le temps semble l'avoir respecté. Après les derniers devoirs rendus au feu roi, on procéda à l'élection de son successeur. Le testament de Wladislas ne désignait pas un héritier à la couronne ; mais, comme le testateur ne laissait qu'un fils, il avait sans doute regardé ses droits comme incontestables. Cependant de grands obstacles barraient le chemin du trône : d'une part, il fallait écarter Jean de Bohème, qui avait usurpé le titre de roi de Pologne ; de l'autre, les ducs de Glogau, qui se prétendaient héritiers polonais. La noblesse trancha ces difficultés en se prononçant en faveur de Kasimir. Aussitôt les Etats se réunirent en assemblée à Krakovie. Il fallait remédier aux affaires intérieures du pays, il fallait surtout fixer les clauses de l'incertain traité conclu avec les Teutoniques. Le roi de Hongrie, beau-frère et ami de Kasimir, lui envoya une députation pour lui offrir des secours en hommes et en armes; mais la noblesse avait parlé, et Kasimir avait été proclamé roi des Polonais, et fut couronné avec sa jeune épouse Anna Aldona, fille de Gedymin, grand-duc de Litvanie. Cette solennité eut lieu le dimanche 25 avril 1333, jour de saint Marc l'évan-géliste. Les fôtes, les tournois, les revues militaires, se succédèrent après la cérémonie ; toute la Pologne y prit part, car c'était vraiment un événement national. Kasimir, né en 1310, n'avait alors que vingt-trois ans. Son développement physique avait été précoce, et bien jeune encore, il avait pris part aux expéditions de son père, qui lui avait donné, outre cette marque de confiance, la direction des affaires civiles. Cependant, quand il monta sur le trône, le sénat jugea à propos de l'assister d'un conseil, et le choix tomba sur Jasko ou Jean de Blielsztyn, homme de talent et de probité à toute épreuve.Cet habile ministre contribua puissamment à l'illustration du règne de Kasimir. Kasimir, en acceptant la couronne, s'imposait une grande et pénible tâche ; le dehors et le dedans méritaient une attention sérieuse. Jean, roi de Bohême, affichait toujours des prétentions au trône de Pologne, et, en attendant le fait, il prenait le titre de roi des Polonais, et engageait les ducs de Silésie à se déclarer ses tributaires. Les chevaliers Teutoniques, dont l'ambition et l'avidité étaient insatiables, et qui aimaient mieux prendre que recevoir, s'emparèrent consécutivement de la Poméranie, de la terre de Michalow, de celle de Dobrzyn, et enfin de la Kuiavie. La terre de Culm, que la Pologne leur avait donnée, était trop peu de chose pour des moines soldats ; ils augmentèrent donc leurs possessions par la force, par la ruse ou par des marchés illicites, disant que leur qualité d'Allemands ne leur permettait pas d'appartenir au roi de Pologne, et acceptant des secours de l'empereur Louis, des Bohémiens et des princes germains. Les ducs de Mazovie, alliés des Teutoniques, firent par crainte une ligue avec les Allemands, et Wanko ou Wenceslas, duc de Ploçk, cousin et beau-frère de Kasimir, se rendit tributaire de la Bohème ; ce prince parjure s'unit enfin aux Silé-siens pour se placer hors la dépendance de ses maîtres légitimes. 11 faut ajouter à ses embarras, la licence in lé- LA POL rieure, la tyrannie des soigneurs favorisés par le partage du pays, le petit nombre de villes et de châteaux fortifiés, le brigandage des grandes routes et les invasions continuelles des voisins. Le commencement de ce règne, comme on le voit, était hérissé de difficultés, et il fallut une énorme capacité pour en triompher. Le trésor royal, géré avec économie par Wladislas, était dans un état assez florissant, mais pour subvenir à tant de besoins urgents, Tordre, la bonne administration de Kasimir étaient indispensables; il trouva le moyen d'augmenter le trésor et d'améliorer la situation du pays ; les traces de ce qu'il a fait, tout empreintes d'une imposante grandeur, sont encore répandues aujourd'hui sur la surface de la Pologne. Kasimir immola ses justes ressentiments; il sentait le besoin de la paix ou au moins d'une •trêve avec ses voisins les plus dangereux. Les chevaliers Teutoniques, malgré l'échec dePlowcé ( 27 septembre 1551 ), étaient encore assez redoutables : il était donc important de les maintenir pour quelque temps. Le roi des Polonais envoya une députation à Thorn (avril 1355), et les rois de Bohême et de Hongrie furent appelés à être médiateurs dans le traité de paix. Kasimir avait senti que cette manifestation conciliante était le seul moyen de relever le commerce, 1 industrie, et d'arrêter les abus et les malversations de l'intérieur. La position du roi était dangereuse : il avait deux extrêmes à éviter, ou le trop de clémence ou le trop de sévérité; sa conscience, un profond sentiment de justice, furent ses guides; mais dans toutes ses déterminations il prenait conseil de Jasko Mielsztynski. Il sévit contre les coupables. Ce rigoureux exemple était nécessaire, et, en éloignant les causes de troubles et de désordres, il se lit respecter de toute la nation. Parmi les coupables on comptait beaucoup de nobles et de barons. Sans égard pour leur rang, il en fit mutiler, pendre, noyer, rouer et écarte-- 1er un grand nombre, suivant l'usage de la justice du temps. L'intervention des souverains qui se portaient médiateurs entre la Pologne et les chevaliers Teutoniques ne fut pas sans effet; le roi Kasimir et le grand-maître Luder de Brunswick signèrent une convention à Malborg (30 avril 1334), par laquelle convention on s'engageait à prolonger jusqu'au 24 juin 1555 le traité conclu avec les Teu toniques, et sous la clause que lesdits chevaliers OGNE. * Teutoniques rendraient à Ziemowit, duc de Mazovie, le château de Brzesc-Kuiawski et ses dépendances. La Pologne, rassurée par cette paix et favorisée par une récolte abondante, commença à croître en population et en richesses. Kasimir sut satisfaire aux besoins de cette difficile époque, et, tout en favorisant les regnicoles, il ne négligeait pas les intérêts des étrangers, sentant bien que chaque condition peut être utile à l'Etat, quand elle est placée sous des lois dont la force et la jusiiee pèsent indistinctement sur tous. Parmi les étrangers fixés au sol de la Pologne, les enfants de Moïse l'occupaient particulièrement. Les Juifs, de temps immémorial, avaient pris racine en Pologne; ils s'étaient répandus dans les provinces méridionales et dans les terres rus-siennes. Les rabbins font mention dans leurs écrits d'un royaume juif qui devait exister non loin de la mer Caspienne. Le moine Nestor, écrivain russien, natif de Kiiow, rapporte que les Juifs du royaume de Koasar envoyèrent des ambassadeurs à Wladimir-le-Grand (980-1015), avec des présens considérables, pour proposer à ce roi d'embrasser la religion juive, proposition qui fut vigoureusement rejetée, comme on le pense. Lorsdes expéditions deBoleslas-le-Grand( 1018) et de Boleslas-le-Hardi (1074), il y avait à Kiiow un grand nombre de Juifs; mais ils ne se répandirent dans toute l'étendue de la Pologne, qu'en l'année 109G,sous le règne de Wladislas Ier, Her-man. En butte aux plus cruelles persécutions en Espagne, ils s'enfuirent et vinrent chercher un asile sur les bords du Rhin; le fanatisme des Croisés les chassa, et ils furent contraints de se réfugier en Bohême; persécutés en Bohême, ils cherchèrent à éviter les lieux où ils pouvaient rencontrer les Croisés. La Pologne, toujours hospitalière, leur ouvrit ses portes; repoussés de partout, ils s'attachèrent ou plutôt ils se fixèrent dans ce généreux pays. Le costume des Juifs est moitié oriental, moitié espagnol, mais plus allemand qu'autre chose, et c'est ainsi qu'il s'est maintenu jusqu'à nos jours. Sous le gouvernement de Boleslas-le-Pieux, duc de la Grande-Pologne (Kalisz, 426-4), on permit aux Juifs de jouir dans le commerce des mêmes avantages que les autres négociants, et il fut défendu de convertir par la force leurs enfants à la religion chrétienne; leur personne de- vint inviolable comme celle de lout autre citoyen, et leurs tombeaux furent respectés. Kasimir renouvela ces institutions dictées par /humanité et la justice. Ce fait est beau par lui-même, et il ne perd riende son prix, en disant que Kasimir avait pour maîtresse Esther, juive d'O-poczno; c'est au nom de celle femme qu'il aimait, qu'il rendit les décrets en faveur des Juifs; parla suite ils furent insérés dans le statut d'Alexandre. L'histoire a montré s'ils étaient reconnaissants de ces bienfaits. , Après avoir conclu le traité avec les Teutoniques et apporté une grande amélioration dans les affaires intérieures, Kasimir tourna son attention sur la Bohême. Charles Ier, roi de Hongrie, beau-frère de Kasimir, et que celui-ei avait choisi comme médiate air dans la cause des chevaliers Teutoniques, Charles se chargea de réconcilier les rois de Pologne et de Bohême. Le roi de Hongrie convoitait trois grandes couronnes pour ses trois (ils : pour l'un il voulait Yienne, pour l'autre'il voulait Naples, et pour Louis, le plus jeune de ses fds, il voulait Krakovie, dans le cas, c'fist-à-dire, où Kasimir mourrait sans enfant nulle. En attendant, il cherchait à évincer les Bohémiens, redoutant leurs prétentions, et à l'occasion du traité conclu par sa médiation avec les Teutoniques, il demanda à Kasimir la succession à la couronne pour son fds Louis; mais le roi de Bohême avait aussi la main ouverte pour s'emparer de cette survivance; et lui, il faisait valoir des droits qu'il avait acquis par le faux testament de Grilfine, femme de Leszek. Toutes ces choses, toutes ces ambitions plus ou moins mal fondées, embarrassaient le trône. Puis, venait encore à la traverse Jean de Luxembourg, successeur des deux Wenceslas, qui persista à ne point reconnaître Wladislas-le-Bref, pour se ménager la Silésie, dont il avait poussé la conquête avec une opiniâtreté sans égale, et en vertu de ce prétendu droit titulaire, il détacha la Poméranie de la Pologne pour la donner aux chevaliers Teutoniques, en se réservant de leur vendre la terre de Do-brzyn ; mais ce trafic ne l'empêcha pas de forcer Wenceslas, duc de Posen, à lui faire hommage de vassalité, comme on l'a vu plus haut. Jean voulait régner sur plusieurs pays en Europe, et il voulait aussi conserver la Silésie, dont il n'eût jamais fait la conquête, sans la désunion qui régnait entre les ducs; ces rejetons dégénérés de la race illustre des Piasts étaient peu soucieux de l'intérêt du pays. La Pologne avait des droits imprescriptibles-sur la Silésie; son possesseur ou usurpateur ne pouvait la garder sans l'assentiment de son souverain légitime ; mais, comme l'un ne devait pas donner son assentiment et que l'autre ne voulait pas abandonner sa proie, Kasimir, sur la demande du roi de Hongrie, convoqua une assemblée préliminaire à Trenczyn ou Trentschin sur le Vag (2-4 août 1535). Il envoya cinq négociateurs dépositaires de sa confiance; mais les deux premiers, Spytek, castellan de Krakovie, et l'abbé Zbigniew, chancelier de Krakovie, favorisèrent le parti de la Hongrie, et obtinrent du roi Jean de Bohême la renonciation au trône de Pologne pour lui et ses successeurs, sous peine d'excommunication en cas d'infraction. L'intérêt de la cause nationale défendait autant de protéger la Hongrie que la Bohême; mais les largesses et les promesses du roi de Hongrie firent taire la con-. science des négociateurs. En vertu de ces négociations, Kasimir s'engagea à payer aux Bohémiens 20,000 gros de Prague (16,000,000 florins de Pologne, c'est-à-dire 10,000,000 de francs); il renonça à ses droits sur la Silésie, qui se soumit, avec ses ducs, à la Bohême. Il renonça aussi aux droits qu'il avait sur les terres de Breshm, de Glogau et de Ploçk en Mazovie. 11 paya aux Bohémiens la moitié delà somme, et l'autre moitié lut répartie en deux termes. Mais, comme ces conventions n'étaient pas définitives, les parties intéressées voulurent se réunir en un congrès général. A cet effet, Kasimir, assisté du duc de Lenczyça, de Dobrzyn, et d'une suite nombreuse composée des dignitaires de la Pologne, se rendit à la cour du roi Charles de Hongrie, à Wyszogrod ou Wissegrad, sur le Da nube (entre Gran et Waatzen). Le roi Jean de Bohême, son fils Charles, marquis de Moravie, et les plénipotentiaires des chevaliers Teutoniques, s'y rendirent aussi. Les délibérations du congrès (22 novembre 1535) eurent le résultat suivant : que les Teutoniques rendraient la terre de Kuïavie et celle de Dobrzyn, en échange de la Poméranie que leur céderait le roi Kasimir. Certes, le sacrifice était grand, mais c'était le seul moyen d'assurer le repos de la Pologne. Le roi de Hongrie traita ses illustres hôtes avec une rare magnificence tout le temps que dura le congrès. Les tables, toujours dressées, étaient servies avec luxe et profusion, et dans l'espoce d'une quinzaine de jours les tètes cou- ■ formées et les courtisans burent cent quatre-vingts tonneaux de vin. .Le roi Kasimir resta à Wissegrad jusqu'à la Noël;'après, il partit pour Bude, et revint à Krakovie dans les premiers jours de janvier 1536. Les promesses, les conventions écrites et signées étaient de peu d'importance pour les moines-soldats : leur machiavélisme leur fournissait des ressources pour éluder tout ce qui gênait leur ambition ou leur cupidité. Bientôt ils oublièrent les négociations solennelles du congrès de Wissegrad. Pour cette fois, le roi des Polonais crut devoir en appeler à l'autorité papale. Il envoya une députation au pape Benoît XII, qui résidait à Avignon : elle lui exposa énergiquement ses griefs contre l'ordre ïeutonique, et profita de cette circonstance pour demander à Sa Sainteté la suppression du denier de saint Pierre (Swiento-Pietrze) qui pesait sur la Pologne. Cette pieuse et volontaire libéralité d'usage était devenue loi, et même elle fut augmentée parWladislas-le-Bref qui voulait flatter le pape Jean XXII pour obtenir la couronne, quoiqu'il se passa de celte protection, comme on l'a vu dans l'histoire de son règne. Pendant que ces négociations s'entamaient, le roi Kasimir, à la tête des troupes polonaises, marchait, comme allié de Charles de Hongrie et de Jean de Bohême,'contre l'empereur Louis de Bavière, et pénétra dans la Haute-Bavière (juillet — août 1556 ). Tout cela se passa sans une guerre bien sérieuse ; la paix fut bientôt conclue, et Kasimir revint à Krakovie pour y attendre la réponse du pape. Benoît Xll désapprouva la convention de Wissegrad, comme attentoire à la justice et au bien de l'Etat, et surtout à l'autorité du siège apostolique. Le pape ne pouvait voir de bon œil la cession de la Pomérauie, car il en tirait de grands revenus, qui l'aidaient à compenser ce que les Bohémiens et les Allemands refusaient de lui payer; il blâma donc les déterminations du roi des Polonais, et refusa net de se désister de l'impôt du denier de saint Pierre. Ce n'était pas encore tous ses griefs : il ne pardonnait pas à Kasimir la ligue soutenue contre Louis, empereur d'Allemagne, par les rois de Bohème, de Hongrie et le roi des Polonais; car Louis s'humiliait devant la puissance du pape. Toutefois il rendit hommage à Kasimir sur la manière dont il administrait la justice, et il nomma une commission pour résoudre l'affaire des chevaliers Teu-ioniques. Sur ces entrefaites, le roi de Bohème, ami secret des Teutoniques, et avide de pouvoir, conçut le projet d'envahir la Litvanie, soi-disant pour la convertir à la foi chrétienne. Il franchit la Poméranie et la Prusse, mais la rigueur de la saison (hiver de 1557) le força à rebrousser chemin sans aucun résultat. Dans sa marche rétrograde, il rencontra Kasimir à Wloclawek en Kuïavie ; les deux rois parlèrent de l'affaire des Teutoniques, et ils vinrent à Posen pour y tenir des délibérations, qui n'eurent guère plus de succès que les autres. Pour un moment les chevaliers parurent avoir cédé; mais tout à coup ils lancèrent un nouveau motif de contestation : ils demandèrent à Kasimir de faire approuver la convention qui avait été signée entre lui et eux, par tous les ordres de la république. Cette nouvelle perfidie irrita le roi, il en prévoyait les conséquences, il savait que l'ambition des grands en profiterait pour empiéter sur l'autorité royale. Cependant il dut convoquer une assemblée générale; il trouva de la résistance dans les représentants de la nation : les villes, la noblesse et le clergé refusèrent de signer la convention faite par le roi avec les chevaliers; il obtint quelques signatures partielles, mais le clergé ne voulut signer que son acte de présence et rien de plus. L'Assemblée décida qu'avant de prendre les armes contre les Teutoniques, on implorerait encore une fois l'autorité du pape pour les mettre à la raison. Jean Grot de Slupca, évoque de Krakovie, reçut la mission de se rendre à Avignon, auprès de Benoît XII. La grande commission papale, assistée des parties intéressées, s'assembla, au mois de lévrier 1559, à Warsovie. Les séances traînaient en longueur; on discutait, on changeait de lieu pour discuter encore, et on se séparait sans rien conclure; enfin, la commission s'assembla de nouveau à Warsovie, et publia un arrêt dans l'église Saint-Jean (16 septembre 1559), par lequel les chevaliers fuient condamnés à restituer aux Polonais la Poméranie, les terres de Michalow, de Dobrzyn, la Kuïavie et le palatinat de Culm. On leur enjoignit, en outre, de rétablir au plus tôt et à leurs frais les églises et les monastères de ces provinces, qu'ils avaient pillées et saccogées, et de payer à Kasimir, pour dommages et intérêts, 194,500 marcs de Pologne: ce qui ne les dispensa pas d'en payer 1600 1 pour les frais du procès. L'excommunication 6 POL suivit de près la sentence ; mais les chevaliers n'en furent ni étonnés ni abattus. Pour la forme ils en appelèrent au pape; mais, en attendant, ils gardèrentce qu'ils possédaient ; carie roi des Polonais, occupé des affaires intérieures, et à la veille d'une expédition qui eut lieu en 1540, le roi des Polonais, disons-nous, au milieu de ces graves préoccupations, négligea ses intérêts relativement aux Teutoniques. Kasimir, qui se vouait tout entier au bien présent de la Pologne, pensait aussi à ses destinées futures; il redoutait pour elle la funeste influence des rois de Hongrie et de Bohême : n'ayant pas de successeur, le pays deviendrait nécessairement la proie des factions. Pour prévenir les événements, il convoqua une assemblée à Krakovie, le 5 mai 1559, dans laquelle on discuta d'abord sur les moyens d'administrer la justice, et de pourvoir aux besoins de l'Etat ; ensuite le roi exposa l'impérieuse nécessité de fixer l'avenir du trône. Plusieurs seigneurs émirent leur opinion à cet égard, et proposèrent différents candidats ; mais les hommes gagnés, corrompus par les largesses du roi de Hongrie, s'opposèrent à l'élection de tous les candidats proposés. Ils s'élevaient aussi contre les Piasts de Silésie, race dégénérée et tout imprégnée de l'esprit germanique : ils étaient forts en parlant de ces princes qui, par suite de leur désunion, s'étaient soumis au sceptre du roi de Bohême ; mais ils ne voulaient pas non plus des ducs de Mazovie : car les uns avaient reconnu l'autorité du roi de Bohême, et les autres, entrés en ligue avec les Teutoniques, étaient devenus ennemis de leur sang. Le roi proposa, de concert avec sesdignitaires, Louis, prince royal de Hongrie, issu par les femmes de Wladislas-le-Bref.Ce jeune prince annonçait des qualités dignes du trône ; puis il était fils d'un monarque qui voulait et pouvait donner à la Pologne un secours puissant contre ses ennemis. La noble assemblée applaudit à cette motion, car elle était précédée de brillantes promesses à l'avantage des nobles. Un événement inattendu vint frapper le roi au milieu de ces crises politiques : la reine Âl-dona mourut le 28 juin 1539, et après les funérailles royales, Kasimir se rendit en Hongrie pour arranger les affaires de la succession. Le 7 juillet, le roi Charles reçut solennellement, à Wissegrad, le royal voyageur, et, après quelques jours de pourparlers, le jeune Louis fut élu successeui de Kasimir, en promettant d'observer les conditions suivantes : 1° Louis s'obligeait à se faire rendre, à ses frais, tous J.es pays qui avaient été ravis à la Pologne, nommément la Poméranie; 2° dans le cas où Kasimir viendrait à mourir sans enfant mâle, et que Louis par conséquent lui succédât, celui-ci ne conférerait les dignités et les starosties à aucun étranger, mais seulement aux regnicoles d'origine polonaise; 3° il n'établirait pas de nouveaux impôts sur l'ordre équestre ; il lui conserverait en entier ses droits, ses privilèges, ses franchises, et rétablirait ceux de ces mêmes droits qui leur auraient été injustement ôtés ; 4° tous les nobles s'engageaient à lui jurer fidélité et obéissance, à la condition que Louis observerait les conditions ci-dessus mentionnées; 5° les filles, par cet accord, étaient exclues de la succession. On trouve ici l'origine des pacta conventa, qui passèrent en usage sous les rois électifs. Au retour de son voyage en Hongrie, Kasimir se rendit à Krakovie, pour s'occuper sans relâche des affaires de l'intérieur. Sur ces entrefaites, une chance favorable allait compenser la perte des pays envahis et gardés par les Teutoniques. Une belle et fertile contrée est située à l'est: nous voulons parler de la Russie-Rouge. Nos lecteurs se rappelleront des événements qui se passèrent dans les terres russiennes, depuis Roman Mslislavitsch jusqu'à la mort de Léon, son petit-fils, ainsi que des victoires de Gedy-min, qui changèrent la face du pays. ( Voyez pages 327-551 du tome 1er.) Tandis que le grand-duc de Litvanie étendait sa domination sur la Wolhynie, la Podolie et l'Ukraine, Boleslas, duc de Mazovie, et petit-neveu de Kasimir-le-Grand, régnait sur la Russie-Rouge. Les Tatars, s'étant emparés de la Podolie, avaient établi leurs gouverneurs, et en tiraient un tribut. Les Russiens étaient mécontents de ces dominations étrangères ; de fait, ils préféraient pour chef un Polonais, issu de leur sang par les femmes, que de relever de maîtres imposés par les Tatars; de ces Tatars qui s'étaient poussés, par leurs envahissements, des rives du Dnieper au Danube, en Transylvanie et en Walaquie. Boleslas, qui avait pris possession de la terre rus-sienne, par l'appui que lui avait prêté son grand oncle Wladislas-le-Bref, se fit un devoir d'embrasser la religion gréco-russienne; mais le pape Jean XXII, qui se souciait peu des intérêts politiques de Boleslas, et qui se souciait fort du de- nier de saint Pierre, qu'il prélevait sur cette province, le pape, disons-nous, témoigna son courroux au nouveau converti, et celui-ci s'empressa de se remettre sous le giron de l'Eglise catholique, et pour témoigner son zèle, il se déclara apôtre de l'Evangile. Cette conduite, plus que faible, lui attira la haine des Russiens, et il mourut empoisonné, à Léopol, le 25 mars 1540. Le roi des Polonais devenait successeur légitime du trône ducal, et son intérêt voulait qu'il réunît à la Pologne un pays qui en avait été tant de fois tributaire; mais avant de faire valoir ses droits, il devait punir le crime commis sur son parent, et protéger la femme du feu duc : cette princesse était sœur de la reine Aldona. Au mois d'avril les troupes polonaises se dirigèrent sur Léopol; après un siège de quelques semaines, les Boiars offrirent de rendre la ville, a la condition que les Polonais respecteraient leur religion, et ne changeraient rien à leur culte. Kasimir souscrivit à ces propositions, et répondit qu'il ne venait pas en ennemi. Les portes de Léopol s'ouvrirent, et les habitants jurèrent soumission et obéissance au roi des Polonais. Kasimir tira de Léopol d'immenses richesses, tant en or qu'en argent et en bijoux ; il fit emporter deux croix d'or massif qui contenaient du bois de la sainte croix, deux couronnes magnifiquement montées et le trône ducal ; le tout fut transporté à Krakovie. Après avoir organisé cette province à l'instar de la Pologne, Kasimir fit raser le château qui servait de refuge aux mécontents, puis il retourna dans sa capitale. Kasimir ne jouit pas longtemps de la tranquillité. Les Tatars conspiraient sourdement, ils prêchaient la révolte aux peuples soumis à la domination polonaise. Le roi, prévoyant les conséquences de ces menées, écrivit au pape Benoit XII pour lui demander des secours, et l'autorisation d'une croisade contre ces infidèles. Le 24 juin de l'année 1540, Kasimir entra en nouvelle campagne à la tête d'une grande armée, et, sans qu'on lui opposât de résistance, il occupa la province, car la conspiration n'avait pas jeté des racines bien profondes, et les masses étaient pour les Polonais. Kasimir convoqua urte assemblée à Léopol, où on concerta une union indissoluble entre la province soumise et la Po-•ogne ; le roi institua des palatins, des castel-•ans, des starostes, des juges et d'autres magis- trats, pour qu'à l'avenir cette province formât toujours un corps compacte avec la république polonaise. Depuis lors, des relations intimes s'établirent entre Léopol et Krakovie. Les familles polonaises firent des migrations dans la Russie-Bouge, et peuplèrent cette terre ruinée par les guerres civiles et étrangères. Les Allemands, d'autre part, affilièrent à Léopol, et le roi leur accorda les lois de Magdebourg, et leur promit une entière tolérance religieuse. Malgré cet état de choses, l'intervention des voisins était à craindre, une étincelle pouvait allumer une guerre funeste ; mais le bruit d'une prochaine croisade et la mort de Gedymin assurèrent le repos du pays; et, pour gage de sécurité, les fils de Gedymin conclurent un traité avec le roi, en vertu duquel traité le duché de Léopol restait à la Pologno, et ne laissait aux héritiers du duc que les terres de Brzesc, de Wlo-dimiéra ou Luçk, de Chelm, de Belz et de Krzemieniec, en réservant au roi des Polonais le droit de mettre des garnisons dans les chefs-lieux de ces terres. En cas de nouvelles dissensions, il pouvait appeler la médiation du roi de Hongrie. Kasimir voyait s'accroître par ses efforts la prospérité de la Pologne; il ne manquait à ses vœux qu'un héritier qui assurât l'avenir du trône, et qui détruisît les vues ambitieuses des Hongrois et des Bohémiens : il songea donc à se remarier. Jean de Bohême lui offrit sa fille Marguerite, princesse de Bavière ; ce prince avait le double but de conserver ses relatioss avec la Pologne, et de s'en servir d'appui pour conquérir un jour la Bavière. Marguerite n'aimait pas Kasimir, mais il ne s'agit point d'amour en pareil cas, et Kasimir hâtait les préparatifs de son mariage, comme s'il comptait sur le cœur de sa future épouse; il allait se rendre en Bavière, au moment où il apprit qu'une insurrection avait éclaté dans les terres russiennes. Yoici le fait : Après la réunion des terres russiennes à la Pologne, le roi avait donné le gouvernement de.Volhynie à Ostrosgki, et à Daszko celui de Przemysl. La religion catholique, protégée par les gouverneurs au détriment de la religion de la majorité, causa un mécontentement qui n'attendait que l'occasion Dour devenir une rébellion ouverte. Les Tatars, avides de discordes, offrirent leurs secours aux Russiens, et la guerre fut déclarée. 8 LÀ PO Au premier bruit do l'irruption des Tatars, les rois de Pologne et de Hongrie sollicitèrent l'appui de l'empereur Louis; mais celui-ci, après avoir pris connaissance du message des deux souverains, dit aux envoyés : € Puisque vos rois sont si puissants, ils n'ont pas besoin de mon aide. » Cette réponse était accompagnée d'un sourire sardonique qui en disait plus encore. L'empereur avait raison : le roi, à la tète de ses braves Polonais, pouvait se passer d'un secours étranger. Ainsi fit-il. Le roi de Hongrie sut adroitement détourner l'ennemi de son pays : l'invasion se jeta donc comme un ouragan furieux sur la Pologne. Dans les premiers jours d'avril 1541, Kasimir prend le commandement des troupes, et oppose à l'ennemi une vigoureuse résistance sur les bords de la Wistulo, dans les environs de Zawi-chost ; il franchit le fleuve, marche sur Lublin, et dans une bataille rangée met 6,000 ennemis sur la place, et fait prisonniers plusieurs chefs, qui lui paient de grosses rançons pour être mis en-liberté. Lublin revint au pouvoir des Polonais ! Les Tatars et les Russiens, mécontents, exaspérés de leur défaite en Pologne, se jetèrent sur la Prusse ; là, ils furent en partie massacrés par les Teutoniques. Le roi, victorieux et clément, publia une amnistie pour les coupables Russiens; ensuite il partit pour épouser Marguerite. Mais la joie de Kasimir à son arrivée en Allemagne, se changea bientôt en deuil: Marguerite mourut. On ne sut à quelle cause attribuer cette mort prématurée. Peut-être était-ce le désespoir d'épouser un homme qu'elle n'aimait pas? Cet événement fut également douloureux pour les deux rois; unis par leurs regrets, et plus encore par des considérations politiques, ils conclurent à Prague ( 15 juillet 1341 ) un nouveau traité d'alliance et d'amitié, et sur la proposition que lui en fit le roi Jean, Kasimir épousa Adélaïde, fille de Henri, surnommé de Fer, duc de Hesse. Le duc amena sa fille à Krakovie, où elle fut mariée et couronnée par Janislas, archevêque de Cnezne, le 29 septembre 1541. Le roi combla son beau-père des plus riches présents. La princesse Adélaïde était pleine de vertu, mais la nature lui avait refusé tons les charmes et toutes les grâces, et le roi ne pouvait s'accoutumer à cet extérieur repoussant, aussi lui faisait-il de nombreuses et patentes infidélités. La pauvre reine souffrait de l'indifférence de son royal époux, et celui-ci, pour se délivrer d'un témoin importun, quoiqu'il se gênât peu, comme nous l'avons dit, la relégua dans le château de Zar-no.wiec, sur la Piliça. Elle y vécut dans une entière solitude pendant quinze ans; le roi, qui l'entourait d'égards et de luxe, ne venait pas même la visiter; la reine était respectée, mais le cceur de l'épouse suffoquait de larmes au milieu de cette grandeur. Charles l,r, roi de Hongrie, mourut le 14 juillet 4542. Cet événement n'était pas sans importance, car son successeur, Louis, s'intéressait plus particulièrement encore à la Pologne. Pendant qu'un souverain laissait un trône, Kasimir consolidait le sien, en signant des traités de paix et tles trêves à Posen et à Kalisz. Le traité de Ka-lisz n'était pas aussi favorable qu'on le désirait, à cause de la ténacité des Teutoniques, aussi ne fut-il pas généralement approuvé comme les précédents; mais dans l'assemblée tenueàlnow-loclaw, une immense majorité ratifia le traite ; le clergé seul, ou plutôt les évêques ne voulurent signer encore cette fois que leur acte de présence (22 juillet 1542). Les nombreuses conventions passées avec les Bohémiens ne furent jamais sincèrement observées. Kasimir-le-Grand, malgré ses vues pacifiques et ses sentiments conciliants, fut donc entraîné dans une guerre contre la Bohême. Les persécutions que Jean avait fait éprouver à Bo-lko ou Boleslas, duc de Swidniça (Schweidnitz), lurent un des motifs qui le déterminèrent; car ce duc était tributaire et allié de la Pologne. Kasimir ouvrit la campagne de Silésie, battit en brèche les villes de Wschowa (Fraustadt) et de Cieniawa (Steinau) sur l'Oder (1544). Cet heureux début fit redouter aux ducs de Silésie les suites de celle guerre; ils envoyèrent donc une députation au roi, et vinrent ensuite le trouver dans son camp pour lui offrir de lui céder à perpétuité la ville de Wschowa avec ses dépendances, par un acte authentique. Depuis cent époque, cette ville fut réunie au corps de la république polonaise , mais avec la clause expresse qu'elle conserverait le privilège de battre monnaie, privilège dont elle a joui jusqu'au règne ûe Wladislas Jagellon. La Pologne, en consolidant ses possessions, effraya le roi Jean de Bohème, et une guerre s'ensuivit. Pour la soutenir avec honneur, Kasimir lit une alliance avec l'empereur d'Allemagne,et (lança sa fille Kunégoncle à Romulus, (ilsde l'empereur Kunégonde était un enfant de son premier mariage. Après les fiançailles, Kasimir entra en campagne; il occupa militairement le duché d 0-pawu (Oppeln), et fit le siège de la ville de Saar. Jean de Bohème, atteint depuis quelque lemps d'une cécité complète, déclara néanmoins que s'il ne pouvait voir la ville de Krakovie, il voulait s'en consoler en touchant ses murs, et sur-le-champ il se dirigea avec une partie de son armée sur Opa-vra. La position du roi devenait critique, et l'empereur, malgré ses promesses, n'envoyait pas de renfort aux Polonais; Kasimir, irrité de cet abandon, déclara qu'il ne marierait pas sa fille au fils de l'empereur. Les troupes du roi furent forcées de reculer devant un ennemi supérieur en nombre et en moyens matériels. Kasimir s'enferma donc dans Krakovie, où Jean vint l'assiéger (juillet 1345). Les Bohémiens, malgré leur roi aveugle, ne purent rien faire de décisif; ils se contentèrent de brûler quelques faubourgs. Alors, Kasimir, pour arrêter l'effusion du sang, proposa à Jean un combat singulier ; Jean répondit à celte proposition : « Que le roi Kasimir se fasse d'abord crever les yeux, et ensuite nous nous battrons à armes égales. Je ne me refuse pas, dans ce cas, à un combat corps à corps. > L'intervention du pape Clément VI vint enfin terminer cette guerre. Les plénipotentiaires établis à Pyzdry (Peisern) conclurent un armistice qui devait durer du 7 septembre au 11 novembre, et pendant ce temps on entama des négociations qui amenèrent une paix définitive, Kasimir, pouvant se reposer sur un point, voulut secourir son allié le roi de Hongrie; il mit à sa disposition une partie des troupes polonaises qui devaient marcher en Italie, pour y venger la mon du roi André, frère de Louis de Hongrie, assassiné le 20 août 1545. On pouvait espérer d'amant plus la tranquillité, que le roi Jean était occupé ailleurs. Secondant Philippe, roi de Fiance, contre les Anglais, informé de l'échec de son allié, le roi Jean fil attacher son cheval entre ceux des deux guerriers, s'élança ainsi dans le fort de la mêlée, et péril sur le champ de bataille de Crécy (20 août 154G). La mort de cet implacable ennemi de la Pologne délivra Kasimir de loule entrave, et il reprit avec confiance la gestion des affaires intérieures, ei c'est à ce moment qu'il accomplit un acte qui, à lut seul, aurait fait la gloire de son règne. La Pologne avait des lois civiles, militaires et judiciaires qui dataient de l'origine de la monar- TOME II. chic; mais ces lois étaient, en quelque sorte, annulées par les usages, les coutumes des temps primitifs. Par exemple : quiconque bégayait au moment qu'il prêtait serment, perdait virtuellement sa cause, fût-elle la meilleure. Les palatins, les castellans, les starostes qui administraient la justice dans le pays, abusaient du pouvoir qui leur était confié par le trône, et interprétaient les lois au gré de leur passion ou de leurs intérêts particuliers, et le peuple était toujours victime. Les avocats, ne voyant dans les procès qu'une occasion de fortune, les traînaient en longueur. Kasimir, pour remédier à ces abus, convoqua une assemblée générale des notables, de la noblesse, du clergé et des magistrats. Le roi, de concert avec l'assemblée, fit un projet de code destiné à régir toute la république, et à faire participer tous et chacun aux bienfaits des lois. Les travaux préparatoires furent suivis d'ur. conseil général ou diète, composé d'évêques, de palatins, de castellans et d'autres magistrats, qui s'assembla à Wisliça sur la Nida (14 lieues au nord-est de Krakovie ). Les débals législatifs s'entamèrent le 8 mars 1517, à la suite desquels on publia en deux parties une série de lois : l'une pour la Grande-Pologne, l'autre pour la Petite-Pologne. Ces lois assuraient la propriété aux paysans comme à la noblesse, et les assujettissaient, aux mêmes tribunaux et aux mêmes arrêts; mais ces lois, qui émanaient d'une classe privilégiée, étaient toujours plus favorables aux nobles qu'aux roturiers; car ceux qui les avaient faites étaient chargés de leur exécution !..... Les paysans faisaient valoir les terres de leurs seigneurs; ils étaient d'abord attachés à la glèbe; mais avec la faculté cependant de pouvoir changer le lieu de leur domicile; ils relevaient de leurs seigneurs sans que ceux-ci eussent sur eux la suprême autorité judiciaire ; le peuple, quasiment libre, répondait pour lui-même ; il recevait un dédommagement, quand il avait été outragé par un seigneur; mais ce dédommagement, ou mieux dit l'amende, était payé de moitié par le coupable ci par l'offensé. Pour le meurtre d'un paysan, il y avait dix marcs d'amende, dont cinq marcs étaient pour le seigneur et cinq autres pour la famille du paysan assassiné. Le paysan élail toujours et en loule circonstance au-dessous du noble.mais affranchi, et pouvait facilement s'anoblir. Les prérogatives des nobles étaient graduées par les statuts de Wisliça; le meurtre d'un paysan (kmelho, rusti-cus), comme, nous l'avons dit, était puni d'une amende de dix mares d'argent ; celui d'un paysan nouvellement anobli (e sculteto e kmctone miles ), de quinze marcs; celui d'un gentilhomme (miles scariabellus), de trente marcs, et celui d'un baron ou d'un comte (baro, cornes, fanto-sus), de soixante marcs. Dans la suite les règles d'exception dans la hiérarchie nobiliaire disparurent peu à peu, et l'égalité des grands aux petits l'ut parfaite; tout se transforma en un état noble, l'égalité, nous le répétons, fut parfaite, mais pour la noblesse seulement, pour la noblesse de tous les étages ; de là la démocratie nobiliaire, corps comp icte, mais qui malheureusement jeta un mur d'airain entre lui et la roture.On ne vit plus que des oppresseurs et des opprimés. La noblesse exploitait, monopolisait à la sueur des masses abruties. Le paysan, quel que fût son engagement à l'égard du seigneur, était censé libre et pouvait quitter le maître qui le traitait cruellement; mais en changeant de maître il n'améliorait pas son sort; souvent môme il l'empirait : aussi le meilleur parti était de se résigner à souffrir et à travailler!.... Le statut de Wisliça ne précisait pas le genre de travaux auxquels étaient assujettis les paysans; mais les serfs employés aux colonies ou à la culture de la terre devenaient paysans; car s'ils restaient serfs, il ne leur était pas permis de se livrer aux travaux de l'agriculture. Le statut des lois, rédigé en langue latine, est écrit avec plus de pureté et d'élégance que le reste des écrits de ce temps. Sa netteté et sa précision rendaient facile l'application des lois, et n'entravaient pas la décision des juges. Il y avait en Pologne deux .sortes de lois obligatoires : l'une étrangère, appelée loi allemande, teulone, saxonne, ou magdebourgeoise; l'autre, la loi polonaise indigène. L'État se composait de quatre ordres : l'ordre ecclésiastique ou spirituel; l'ordre équestre ou la noblesse ; l'ordre des bourgeois ou habitants des villes, et enfin les paysans ; mais comme les paysans ne comptaient pour rien, politiquement parlant, c'est toujours de trois ordres qu'il est question dans l'histoire de Pologne. La loi allemande régissait les bourgeois en général, et quelques villes ou districts où les Allemands étaient plus particulièrement répandus. La loi polonaise n'avait action que sur les nobles et les paysans. La loi de l'Eglise ou canonique était obligatoire pour tous les ordres chrétiens. L'ordre ecclésiastique, qui administrait les règle- ments de celte loi, formait un état à part, et se faisait assister d'un membre de chacun des ordres ci-dessus mentionnés, en cas d'application de la loi, Le roi, outre les assemblées, convoquait les diètes selon son bon plaisir : le clergé, les magistrats, les seigneurs, une députation de l'ordre équestre, une députation des villes, étaient appelés à participer aux débats. Le sénat prenait part aux délibérations; de là l'origine des diètes qui furent instituées sous le règne de Wladislas-le-Bref. Quand Kasimir dota la Pologne de nouvelles institutions, et qu'il améliora celles qui existaient, il reconnut aux représentants le droit de statuer sur la cession du pays en s'appuyant du concours de tous les ordres. Le corps législatif, conjointement avec les grands de l État, furent chargés de rédiger le texte du code. Le roi s'obligea à ne pas augmenter les impôts, et il reconnut aux Polonais le droit d'élire le roi et de décliner l'hérédité; pour que la noblesse soitlibredans son choix, il rend nulle et non obligatoire l'hérédité de la ligne masculine, observée jusqu'à lui. Kasimir, en prenant possession des terres russiennes, fit justice des conspirateurs et des fauteurs de troubles, comme nous l'avons dit; mais après ces exemples indispensables au repos de l'État, il fit des conventions avec les Litvaniens ; la force des choses l'obligeait à donner les gages d'une apparente confiance; en conséquence, il abandonna provisoirement aux fils de Gedymin la Wolhynie, les terres de Brzesç et de Chelm. Les Litvaniens justifièrent les tristes prévisions du roi ; ils firent plusieurs invasions dans la Mazovie, se liguèrent avec les Teutoniques, et soulevèrent contre Kasimir les starostes institués par sa volonté, et, profitant des guerres qui absorbaient les forces de la Pologne, ils augmentaient leurs possessions. Le roi, inquiété parles Litvaniens, pouvait au moins se reposer sur la Bohême ei sur la Silésie, grâce au traité qu'il avait conclu à Namvslow, sur laWayda ( Namslau, 22 novembre 1348); mais voyant qu'au mépris de toutes les conventions, la Litvanie était encore rebelle, il déclara la guerre, et les troupes polonaises, avec le roi à leur tête, entrèrent en campagne ( 1349 ). Après un siège opiniâtre, les villes de Luçk, de Wlodzimierz, de Brzesc sur le Bug, et Chelm, se rendirent. Les places moins considérables capitulèrent aux premières sommations, et les Principaux boïars ou kniazs s'empressèrent de («fer serinent de fidélité; mais comme le passé donnait peu de garanties au roi, il rétablit partout ses starostes, et après il revint à Krakovie. Certes, il y a de grandes et nobles choses dans Ja vie de ce prince; comme roi, comme chef d'un peuple, il est irréprochable; mais comme homme, on doit lui adresser de graves reproches. Doué d'un tempérament ardent, il abusait de tous les plaisirs de la vie; foulant aux pieds la morale, il ne reconnaissait d'autre maître et d'autre droit que ses passions, et sa conduite avec Adélaïde, sa seconde femme, en fut la conséquence. Les évoques, voyant que le roi donnait l'exemple ll<> tous les scandales et de tous les excès, lui firent des remontrances; mais des remontrances d'évêques n'arrêtent pas les passions lougueuses d'un roi : le roi aussi n'en tint aucun compte ; alors le pape usa de son autorité : d écrivit au coupable des lettres pleines d'amertume ; il employa la menace, la colère, pour enrager le roi à changer de conduite; mais les évêques comme le pape manquèrent leur but : Kasimir était trop fier pour céder aux menaces; peut-être l'eùl-on persuadé en employant la douceur et la conviction, et au lieu de se rendre >' profita de cette circonstance pour châtier les évêques. Le clergé, qui avait reçu dos domaines considérables, devenait avide à proportion de ses ri chesses, et il s'affranchissait peu à peu des char ges du pays, et se refusait à payer les impôts ; '1 ne voulait plus contribuer de ses deniers à la construction des châteaux, à la réparation des routes, etc., etc., et par là tout retombait sur les particuliers. Kasimir pensa dans sa sagesse que le moment était venu d'arrêter ces abus; en conséquence il donna ordre au palatin de San-domir de faire payer à Bodzanta de Jankow, évoque de Krakovie, les impôts affectés aux domaines des évoques; il voulait que, de ce jour, les charges lussent également reparties sur tous les citoyens-. L'évêqno excommunia d'abord le staroste Othon de Pilça et ensuite le roi. Le haut clergé avait reçu la mission de porter au roi la bulle d'excommunication; Martin Baryezka, vicaire de l'église cathédrale de Krakovie, se chargea de oette périlleuse mission, et avec une arrogance qui outre-passait ses pouvo rs, il fit de sévères réprimandes. Le monarque, après lui avoir rappelé le respect qu'il lui devait, le lit mettre en prison; et bientôt, cédant aux conseils des courtisans, qui renchérissent toujours sur la colère du maître, il lit jeter le vicaire dans la Wislule (1549). Cet événement était grave; aussi la peste qui, après avoir parcouru tous les pays de l'Europe, vint en Pologne, la peste fut regardée comme un juste châtiment du ciel. Et quand les Litvaniens envahirent encore une fois les terres russiennes, le peuple vit dans ce malheur les effets de la colère céleste. Et la noblesse des frontières, envoyant les armements de la Litvanie, ne fit rien pour les empêcher, car la noblesse, comme le peuple, se croyait frappée par la vengeance divine; aussi les Litvaniens entrèrent-ils sans coup férir jusqu'au cœiu* du royaume ; ils ravagèrent et dépeuplèrent les terres île Lu-kow, de Radom et de Sandomir; de là ils se jetèrent sur Léopol, mais ils ne purent parvenir à s'en emparer, car la ville était déjà fortifiée à cette époque; mais ils bridèrent les enviions; ensuite ils s'emparèrent de Belz et de Wlodzi-miérz. Pour venger tant d'audace et réparer tant d'échecs, Kasimir demanda des secours à son neveu Louis de Hongrie ; celui-ci vint à la tête de ses troupes, et entra dans les terres russiennes ( 13ol ). Les armées polonaises et hongroises conquirent tous les pays envahis, et dans une bataille livrée aux Litvaniens, elles firent prisonniers les ducs Kieystut et Lubart. Le premier parvint à s'échapper, et le second donna la promesse écrite de ne plus combattre contre Kasimir; mais dès qu'il fut libre, il recommença les hostilités. La campagne de Russie fut en tout point favorable aux intérêts du roi des Polouais : le duché de Mazovie, que Wenceslas, duc de Ploçk, avait été forcé de céder à Jean de Bohême, revint à la Pologne. Ce résultat eut lieu après une convention faite à Ploçk (septembre 1551) entre Kasimir et les ducs de Mazovie. Ainsi furent réunies à la couronne les terres de Ploçk, de Wiz et de Zakroczym, avec la promesse de leurs privilèges, et de leur laisser toujours des starostes regnicoles. Dans cette même année, on expulsa du pays la secte ou société des Flagellants. Jaroslas, archevêque de Gnèzne, et les évêques avaient été chargés de cette mission. Les Flagellants étaient répandus en Europe depuis l'année 1509, et partout ils avaient eon-I quis un grand nombre de prosélytes. Les frères de cette secte voyageaient tous ensemble, et entraient deux à deux dans les villes. Ils portaient une croix sur leurs habits, et avaient la tête couverte d'un bonnet qui leur cachait presque les yeux ; leur corps était découvert jusqu'à la ceinture et montrait les cicatrices, les flagellations imposées par leur ordre. Ils se fustigeaient dans les églises, après quoi ils allaient tout nus dans les cimetières; ils s'étendaient par terre, ou se mettaient à genoux; un d'entre eux venait alors les toucher l'un après l'autre, en disant: « Dieu te remet tes péchés, tu peux te lever, i Sur quoi, ils entonnaient un cantique, et quand arrivait un verset où il était parlé de la passion de Jésus-Christ, ils se jetaient tous par terre; souvent leurs corps se heurtaient contre les pierres, ou tombaient dans la boue, mais ce n'était rien pour des Flagellants.i. Hommes et femmes, car il y avait des femmes dans cette secte, se con-fondaient dans l'exercice de ces rudes pénitences. Le clergé, qui était plongé dans la mollesse, accusait les flagellants : « Ce sont des hommes déshonorés par une jeunesse licencieuse, disait-il, et aujourd'hui ils cachent un libertinage affreux sous des dehors d'austérité. » Les Flagellants se défendaient en disant qu'ils étaient, par leurs pénitences, à la hauteur des apôtres de l'Evangile. En 1372 on convoqua à Kalisz un synode, pour détruire leur ordre; mais en défendant leur cause, ils mirent au grand jour tous les abus de l'Eglise romaine. Tandis que la Pologne tentait des améliorations religieuses dans le nord et dans l'est de l'Europe, Olgerd jetait une gloire immense sur la Litvanie et les terres russiennes. Iawnuta avait succédé à Gedymin ( 1540), mais ses deux frères Olgerd et Kieystut lui contestèrent la couronne ducale, en disant qu'ils avaient plus de force et de puissance pour la porter. Olgerd fut proclamé duc. Ses Etats s'étendaient de la mer Baltique à la mer Noire. Pendant les années 1546-1549 il combattit victorieusement près de Pskow et Nowogorod ; il tint tête aux Polonais, aux Teutoniques et aux Russiens. De 1550 à 1352 il poursuivît ses expéditions en Wolhynie et en Podolie, et après avoir vengé les défaites de Kieystut et de Lubart, il finit par entrer en arrangement avec le roi Kasimir. Les habitants de la Grande-Pologne gémissaient de voir le pays en proie à des guerres incessantes, et pour prévenir de nouveaux mal- heurs et pour donner au roi une preuve de leur dévouement, les se:gneurs et la noblesse de cette province s'assemblèrent à Posen ( septembre 1552 ), et signèrent un acte de confédération, en foi de quoi ils promettaient aide, assistance, intervention armée pour conjurer les événements qui menaceraient encore le pays. Ce fut la première confédération qu'on vit en Pologne, ou du moins que l'histoire ait mentionnée depuis. Kasimir, rassuré sur les destinées de ses États, se rendit en Hongrie. Il conclut à Bude une convention (24 janvier 1555) qui lui garantissait la possession paisible de la Russie Rouge, et dégagée de toutes les prétentions hongroises. Par une autre convention (25 février 1555) il fut arrêté que, si Kasimir et Louis mouraient sans enfants mâles, la couronne de Pologne passerait à la ligne masculine du frère de Louis. Après ces décisions, les deux monarques se transportèrent à Zantok dans la Grande-Pologne, où on signa la convention (50 avril 1555). Pour donner plus de poids encore aux déterminations qui avaient été prises par le monarque, les notables de la Pologne se rendirent à Bude (juin 1555), pour recevoir le serment de Louis, qui jura d'être fidèle à ses engagements. On arrêta que dans le cas où Louis et ses successeurs n'auraient pas d'enfants mâles, la Pologne serait libre de se choisir un roi. Kasimir, dont l'activité ne se lassait jamais, s'occupa de réunir à la couronne le duché de Mazovie ; ainsi la république ne s'affaiblissait pas, car ayant perdu la Silésie, il voulait regagner une autre province. Mais Ziemowit, dernier rejeton des ducs de Mazovie, se déclara enfin tributaire de la Pologne : en cela il avait cédé aux vœux de ses sujets. 11 se rendit donc à Kalisz, et signa l'acte définitif (21 juin 1555) qui réunissait son duché à la Pologne. Kasimir, assis sur son trône, et revêtu de ses habits royaux, reçut son serment. La même année le roi accorda des immunités à la ville de Léopol; cette ville, comblée des bienfaits du monarque, croissait aussi en prospérité par son commerce. Pourquoi faut-il que ce roi, dont l'âme était si grande, eût un côté vulnérable ! Pourquoi faut-il qu'une vie si glorieuse et si nationale soit ternie par un dérèglement de mœurs! Il y avait dans Kasimir deux hommes: l'un tout de force et de volonté ; l'autre tout de faiblesses et de misères... Pour séduire ou pour po LO g n e tromper Une femme, il s'abaissait aux plus vils m°yens. Par exemple, voyant un jour une fille d honneur à la cour de l'empereur Charles, il en devint amoureux, ou plutôt il désira sa posses-Sl°n à tout prix. Rokiczana, qui était pieuse et pleine de vertus, ne se laissa pas éblouir par 1 amour d'un roi. Elle rejeta ses vœux, en disant qu'elle n'écouterait jamais l'amour d'un homme Uiarié. Le roi, plus ardent à mesure qu'il voyait plus de résistance, jura qu'il aurait cette femme, et pour y parvenir il mit dans son complot l'abbé de Tynieç. Le moine trouva vite un expédient pour triompher des scrupules de Rokic-2ana ; il se costume en évêque et se rend auprès délie. « Madame, lui dit-il, je viens pour rassurer votre conscience, et vous donner la permission d'épouser le roi. » La princesse Adélaïde, femme du roi, en apprenant cette nouvelle iniquité, quitta le château de Zarnowiec, et se retira dans sa patrie, où elle 'niplora la justice du pape; mais la mort vint la surprendre, avant qu'elle eût recouvré ses droits de reine. Kasimir, toujours dominé par sa passion, épousa Rokiczana; mais cette femme ne le cap-t'va pas longtemps; les courtisans, qui ne la voyaient pas de bon œil, vinrent au secours de 1 inconstance du roi, en faisant courir le bruit que la reine avait une horrible et inguérissable Maladie : la teigne. De ce moment, le roi la Pp«t en dégoût et en horreur, ei la répudia à jamais. Après Rokiczana, il fut amoureux d'une kelle Juive, nommée Esther; il en eut deux fils : ternira et Pelka. Cet abus de tous les plaisirs n'énervait pas tanie de Kasimir; son activité était la même Pour les affaires du gouvernement; sa présence esprit ne l'abandonnait jamais; sa volonté était mfléchissable, quand il s'agissait du bien de la °gne. Pour garantir l'intégrité des frontières, le roi et Iac i ■ , 1 ,es Litvaniens nommèrent une commis- l°n qui se réunit à Grodno (août 1558). On cette 16 limUeS enlI'e leS deUX ^VàtS' °l mesure mit un terme à des incursions mutuelles. 4«Sft\amre traitë S'8né à Lowicz Après les menaces, vinrent les faits; une nouvelle campagne s'ouvrit, et dans un combat acharné Kieystut tomba encore au pouvoir de l'ennemi; mais cette fois ou le garda avec la plus grande rigueur, ce qui toutefois ne l'empêcha pas d'échapper à la surveillance de ses geôliers. Le grand-maîti e Winrich von Kniprode, pour prévenir la vengeance des ducs Olgerd et de Kieystut, marchèrent sur Kowno, excellente position stratégique et place de premier ordre. L'attaque et la défense furent faites avec une égale vigueur. La citadelle fut prise le samedi saint, et le dimanche jour de Pâques (1562) les autels du vrai Dieu s'élevaient sur les débris fumants des divinités païennes. La Pologne, dans la même année, était accablée de nouvelles calamilés; ce n'était point assez rie la peste, il lui fallait connaître les horreurs de la famine; à celte Pologne, que toutes les douleurs éprouvent, l'intensité du froid, les inondations du printemps amenèrent ce fléau ; mais le roi, par une sage prévoyance, sut bientôt y remédier. Les récoltes des années précédentes ayant été abondantes, Kasimir avait fait approvisionner les greniers publics; alors, au moment de la disette, il lit donner au peuple du blé à bas prix ; puis il lit construire des forts, des monuments publics pour occuper les ouvriers el les paysans. La Pologne bénissait la bienfaisance de Kasimir; on l'aimait, on l'admirait; comment se rappeler les torts de l'homme, quand le roi est si grand, quand il porte si dignement sa couronne? Kasimir prolila de ce moment de repos et de bonheur pour réunir dans sa viile de Krakovie plusieurs souverains, ses alliés. Le mariage de sa petite-fille, la princesse Elisabeth, fdle de Boguslas, duc de Stettin en Poméranie, fut l'occasion de cette solennelle réunion. Kasimir donnait sa pelite-lille à l'empereur d'Allemagne Charles IV; le mariage fut célébré avec pompe et magnificence (1563). Les rois Louis de Hongrie, Pierre de Chypre etWaldemar de Danemark, les ducs de Bavière, de Sehwei-dnitz, d'Opeln et de Mazovie y assistèrent; puis il y avait tant de princes et d'évêques qu'il serait impossible de les énumérer. Le roi et les ducs précédèrent à Krakovie l'arrivée de l'empereur Charles IV; une députation des grands de l'Etat attendait ce souverain à la frontière, et. c'est avec cette noble suite qu'il fit son entrée dans la ville. Les quatre rois allèrent à sa rencontre à une lieue; le peuple grossissait leur cortège : le peuple était avide d'un spectacle sans exemple alors dans les annales de la Pologne. Les rois mirent pied à terre dès qu'ils aperçurent Charles IV, le saluèrent, et remontèrent à cheval pour lui servir d'escorte. L'entrevue des monarques fut touchante, disent les chroniqueurs; ils pleuraient en s'e m brassant, et le peuple était ému en voyant cette union, qui semblait assurer ses destinées. Charles et son royal cortège s'avancèrent vers la ville; le duc Boguslas les attendait aux portes pour lui présenter sa future épouse. La Pologne ne devait pas démentir sa renommée de courtoisie, d'hospit dite et de grandeur, ses illustres hôtes furent traités avec magnificence. Kasimir prodigua ses trésors ; Krakovie avec ses beaux édifices, ses châteaux, ses palais, put loger dignement l'empereur, les rois, le légat du pape, les princes, les ducs et toute leur suite. Luxe d'équipage, luxe de table, rien ne fut négligé. On distinguait à la tète des officiers destinés au service des rois étrangers, Nicolas Virzing, d'origine allemande et anobli en Pologne, et connu depuis dans notre histoire sous le nom de Wierzynek ou Wierzynski. Il était panetier du palatinat de Sandomir, conseiller de la ville de Krakovie, négociant de premier ordre, maréchal, ce qui équivaut à intendant ou trésorier de la cour de Kasimir. A l'occasion du mariage de l'empereur on le chargea de l'ordonnance des fêles, et il s'en acquitta merveilleusement. Le peuple ne fut point oublié, il eut bonne part dans ses largesses, les places publiques étaient garnies de tonneaux remplis de vin, de miel, de bière et d'eau-de-vie; puis on avait placé des gradins abondamment pourvus de toute espèce de comestibles; mais à ce luxe inaccoutumé pour le peuple, on avait joint des sacs de farine. Trois jours après l'entrée de l'empereur dans l'église cathédrale, Jaroslas, archevêque de Gnez-ne, officia, et donna la bénédiction aux époux en présence du légat du pape Urbain V. Kasimir donna à sa petite-fille une dot de 100,000 florins en or monnayé, frappés à Florence en 1352. Cette monnaie, marquée d'une fleur de lis, flos, s'appelait florenus. Une somme de 100,000 florins en numéraire semble chose incroyable, quand on se «'eporte à un temps où l'or était si raie, et où ''argent était si peu répandu. — Kasimir régna c<'nt trente ans avant la découverte des mines de l'Amérique. Les vingt jours qui suivirent les noces, furent marqués par des lêtcs, des festins, des jeux, des divertissements «le tout espèce, et le roi comblait encore ses hôtes de magnifiques présents. Nicolas Wiérzynek a laissé à l'histoire de Krakovie un souvenir de son faste et de sa générosité. A- cette époque, on croyait déjà que l'argent Pouvait combler la distance des rangs. Wiérzynek anobli, et qui possédait des trésors pour t'tre de noblesse, ne le mettait pas en doute, et s'en reposant sur l'autorité de son coffre-fort, il invita à dîner tous les monarques réunis à Krakovie. Certes, la démarche était hardie, mais les rois lui firent la grâce d'accepter, car ils savaient bien que si l'honneur était pour le parvenu, le profit serait pour eux. Au jour convenu, les monarques se rendirent chez Wiérzynek ; ils trouvèrent une table somptueusement dressée., et leur hôte leur assigna à chacun la place qu'ils devaient occuper : l'autorité royale lui avait permis d'en agir ainsi. Le roi des Polonais tenait le haut bout comme on le pense ; puis venait l'empereur, les rois de Hongrie, de Danemark, de Chypre, et les ducs. Un dîner de prince n'eût pas valu celui-là; chaire exquise et abondante, vins excellents, et 100,000 ducats distribués aux convives, méritaient bien que des rois, tout rois qu'ils étaient, acceptassent le diner d'un parvenu. Le chevalier de Solignac, secrétaire du cabinet et des commandements du roi Stanislas Lesz-czynski, écrivait une histoire de Pologne en 1750; venant à parler de la réunion des mo-mirques, il dit : « Kasimir ne laissa pas de faire ! occasion singulière, où l'on vit plusieurs souverains rassemblés dans ses États : spectacle unique jusqu'alors, et que la délicatesse des préséances n'a plus permis depuis, et ne permettra vraisemblablement désormais dans aucun royaume du monde. » Cette naïveté paraissait une observation toute simple en 1750, car alors on pouvait encore s'étonner de quelque chose ! Cinq siècles de distance, et viendra Napoléon, et on verra les rois, les empereurs devenir courtisans du grand homme, puis des rois détrônés, et des citoyens devenir rois. L'Europe, stupéfaite d'abord, se blasera sur l'admiration, et ne saura plus s'étonner d'aucune gloire. Kasimir profita de la bonne harmonie qui régnait entre lui et les souverains, pour conclure des traités d'amitié et d'intervention. Après avoir . assuré le repos intérieur et extérieur, il promulgua des lois contre tous les genres d'usurpation, et il fit hérisser le pays de châteaux fortifiés. Ce roi qui avait doté la Pologne de si belles institutions, ce roi qui avait tant fait pour sa gloire , devait protéger les sciences, les lettres, et à l'exemple de la Bohême qui venait de fonder une académie, il créa l'université de Krakovie (1361). Le pape Urbain V, sur la demande qui lui en fut faite par Kasimir, protégea cette école centrale de l'autorité apostolique, et lui écrivit à ce sujet une lettre pleine d'éloge et d'encouragement ( Avignon, septembre 1364). L'année suivante Kasimir se rendit à Malborg, où il parvint à s'arranger avec les Teutoniques; depuis lors la Kuïavie appartint à la Pologne sans contestation. La même année (1565) le roi épousa Hedwige, duchesse de Glogau. Jamais souverain n'eut une vie plus grande, plus active, plus accidentée; charpie chose venait en son temps, charpie événement était dominé ou portait profit par cette volonté, plus forte ou plus sage que toutes les volontés. L'esprit de Kasimir savait se diviser et se fixer, ses passions ardentes le portaient vers le plaisir, et pourtant ne le dominaient pas entièrement. Il pensa que la ville de Krakovie avait besoin d'une nouvelle Organisation législative; cette ville était soumise, comme nous l'avons dit précédemment, à la loi teutone, mais les appels ne pouvaient être interjetés qu'au tribunal de Magdehourg, ce qui était une source de frais et de désagréments pour les plaignants. Krakovie, en partie peuplée ",liuta, ii un ; f nasiimi m; laioou pas au une poill 1CS piUlgllUIHS. ni.mum., ~« fvu^n/v ^later une prodigieuse somptuosité dans une d'Allemands, leur devait une plus ample protec- 16 LA POLOGNE. tion, car c'étaient eux qui faisaient prospérer son 1 des médecins ; le mal empira, et le roi mourut! commerce et son industrie. Kasimir abolit donc les appels, et établit à Krakovie le suprême tribunal teuton, qui fut saisi de tous les procès des bourgs et villages. Ce tribunal était composé d'un bailli, et de sept bourgeois élus par le sta-roste. En cas d'appel, le roi nommait deux conseillers, choisis dans les villes de Krakovie, de Kazirnierz, de Bochnia, de Wieliczka, de San-decz et d'Olkusz; ces conseillers prononçaient en dernier ressort. Tout à coup, la Pologne fut encore menacée du côté des terres russiennes. La révolte venait d'éclater par les perfides menées du duc Lubart. Kasimir se prépara à une nouvelle expédition, et au mois de juin de l'année 1566, il ouvrit la campagne. Son armée était si considérable, qu'elle n'eut qu'à se présenter sur les frontières de Belz, pour arrêter la rébellion. Le roi se porta ensuite sur les autres villes révoltées : Luçk, Wlodimierz et Olesko lui ouvrirent leurs portes. Quand tout fut rentré dans l'ordre, le roi se rendit à Horodlo, pour conclure un traité qui, en assurant les droits de chacun, donnait des gages de sécurité à venir. Après celte pacification générale, il s'occupa de l'indusirie et du commerce ; la Wolhynie et les terres adjacentes, encore inactives en ce genre, devinrent, par les soins de Kasimir, commerciales et industrielles; ensuite, il les dota de châteaux forts, et leur donna une organisation judiciaire, aussi large, aussi complète que le permettait l'époque. Au commencement de l'année 1569, Kasimir se rendit à Bude, à la cour du roi de Hongrie, pour y arranger des intérêts d'Etat. Après quoi, il lit un voyage dans la Grande-Pologne, où il passa tout l'été de l'année 1570. En septembre, il revint à Krakovie, et passant par Przedborze sur la Piliça, il s'y arrêta pour chasser. Un jour, qu'il se livrait avec plus d'ardeur que jamais à son plaisir favori, il tomba de cheval, en pour suivant un cerf; cet accident ne lui paraissant avoir aucune gravité, il voulut continuer la chasse ; cependant ses forces le trahirent, et il fut obligé de rentrer à Krakovie. Depuis son accident, la fièvre ne le quittait pas; mais pensant que le courage triomphait même des maux du corps, il ne voulait prendre aucun soin, ni se soumettre à aucun ménagement; il ne tenait pas plus compte de ses souffrances que de l'avis Kasimir était d'une haute stature, et charge d'embonpoint; il avait les cheveux touffus et bouclés, et une barbe longue ; il avait la voix forte, mais il parlait avec difficulté. Ses qualités personnelles, la gloire qu'il donna à la Pologne, lui méritèrent le nom de Grand. Sa justice, sa clémence, sa sollicitude pour les paysans, le firent surnommer avec dérision, par les aristocrates : le roi des paysans. A ce propos l'Anglais Williams disait en 1777 dans son Histoire de Pologne : « A la vue de tant de lois sages en faveur de la partie opprimée de la nation, l'insolente et stupide aristocratie donna à Kasimir le titre de roi des paysans; surnom préférable à tous ceux que la flatterie accorde aux princes. Si tous ses successeurs avaient imité son exemple, la Pologne serait encore une nation puissante. » Oui, Kasimir avait bien mérité de la postérité, car c'était ce prince qui disait aux paysans : « Vous venez vous plaindre des cruautés et des exactions des seigneurs, mais n'avez-vous pas des pierres et des bâtons dans vos champs pour les jeter sur les injustes et les oppresseurs? » L'historien Dlugosz ajoute qu'il donna de l'argent à un de ces infortunés, pour acheter un briquet, afin de mettre le feu à la maison d'un maître qui le traitait cruellement. Outre plusieurs fondations de charité et de bienfaisance, Kasimir accorda de lottes immunités à l'Eglise ; ceci était une expiation, une manière de réparer sa vie déréglée. Le pape voulait que le pardon qu'il lui accordait tournât au pio-fit de l'Eglise. Kasimir mourut dans les pratiques de la religion. Le système de défense qu'il avait organisé ferait à lui seul la gloire de son règne. Soixante-douze villes et bourgs reçurent des remparts, des murailles; celles qui n'avaient pas de châteaux forts virent s'en élever sous le règne de ce roi; aussi a-t-on dit : Kasimir trouva la Pologne en bois, et la laissa en brique et en pierre. Kasimir était le troisième du nom, et il voulut s'appeler Kasimir Ier. En cela il avait suivi l'exemple de son père Wladislas. Kasimir 1er. le Grand, mourut à Krakovie, le 5 novembre 1570, à l'âge de soixante ans, et après en avoir rogné trente-sept. On lui éleva un monument dans l'église cathédrale de Krakovie. JEAN TARNOWSKI. Quel est le voyageur polonais qui n'a pas Visité Tarnow, ce berceau antique d'une famille puissante et guerrière ? — S'il est sensible aux beautés de la nature, sa vue a dû être frappée du tableau magnifique qui se déploie devant lui quand il est parvenu au sommet de la montagne do Saint-Martin. La ville repose à ses pieds, et plus loin, vers l'ouest, s'élèvent les tristes débris d'un château fort que des rois habitaient jadis, que de nombreux guerriers se disputaient entre eux, et que la main du temps a brisé comme un faible jouet et qu'elle a jeté sous les pieds du passant. Une plaine immense, entrecoupée de jolis villages, s'étend vers le nord ; et du côté du midi, la vue s'arrête sur une chaîne de collines qui se recourbe vers l'ouest et que dominent, dans le lointain, les sombres et gigantesques contours des Karpates. Du côté de l'occident, la Biala roule ses flots inconstants sur une plaine verdoyante, à travers les nombreux massifs qui égaient le paysage ; enfin, du côté opposé, le village pittoresque de Gumniska laisse entrevoir les formes élégantes de son palais et les contours gracieux de son jardin français. Quand les vapeurs du malin recouvrent comme d'un voile mystérieux toute cette belle contrée ; quand le son matinal de la cloche de l'antique petite église de Saint-Martin vibre dans les airs, que de nobles souvenirs, que de sentiments divers oppressent le cœur du pèlerin polonais ! — 11 cherche avidement autour de lui les traces de la demeure des seigneurs de Tarnow.....Pas une pierre marquante, pas un fragment de colonne, ni d'écusson aux armes seigneuriales, n'indique la noble résidence ! même les chétifs débris qu'a retracés, il y a trente ans, le crayon de notre célèbre Yogel, ont déjà disparu. Quelques pans des murs d'enceinte, quelques monceaux de briques, voilà tout ce qui reste aujourd'hui ; encore quelques années de plus, il n'en restera rien que le souvenir ! ■—Et pendant que la coupable insouciance des propriétaires et la haine spéculative des dominateurs étrangers, plus encore que la force du temps, détruisent l'oeuvre de la puissance humaine, la petite église tome n. de Saint-Martin, construite de poutres de mélèze, oppose aux orages sa frêle charpente ; plus de sept siècles ont déjà passé sur son toit modeste, et la petite église reste encore debout, comme le symbole visible des croyances et des espérances de tout un peuple opprimé.—Rien n'a été déplacé dans ce pieux monument, qui, d'après une vieille légende, a été déposé en ce lieu par les eaux, à la suite d'un grand débordement de la rivière voisine. Les os monstrueux, que la croyance populaire suppose être ceux des géants, restent attachés au-dessus de la porte d'entrée ; et, dans l'intérieur de l'église, on voit encore la chaîne de bois avec son cadenas également en bois, qu'un berger aveugle de naissance, à ce qu'on dit, exécuta d'une seule pièce, et que personne n'est parvenu à ouvrir après lui. C'est en 1528 que Tarnow fut érigé en ville par les lettres de franchise accordées par le roi Wladislas-le-Bref; c'est principalement par les soins de JcanTarnowski, dont nous allons tracer la vie, que la nouvelle ville a pris le plus d'accroissement et d'embellissement. — « Allez voir Tarnow ! s'écrie le grand orateur Orzechowski : allez voir Tarnow, ce berceau de Tarnowski ! Quelle richesse chez les bourgeois! comme la ville est soigneusement enclavée dans ses murs, comme elle est bien pourvue en aimes à feu.,.. Allez chez les paysans, et vous direz que leurs habitations ressemblent plutôt à des maisons seigneuriales qu'à des chaumières villageoises : vous trouverez leurs étâbles, leurs greniers, leurs celliers bien remplis ; ils n'ont pas été écorchés par les princes, ils n'ont pas été exténués par les travaux !... » Si vous entrez maintenant à l'église cathédrale, vous serez frappé d'admiration à la vue du mausolée de Jean, duc d'Ostrog ; cependant la belle et grave simplicité du tombeau de Jean Tarnowski vous touchera bien davantage : les statues de Jean et de son fils Christophe, armés de pied en cap, sont couchées sur des sarcophages en marbre; ses bas-reliefs en albâtre représentent les plus éclatantes victoires du père. Une 1 63 main barbare, conduite par le sentiment d'une propreté mal entendue, vient de badigeonner ce précieux monument de la sculpture au xvi° siècle. Lorsqu'on 1827 on déblaya les caveaux de l'église, on ne trouva plus, dans la tombe de Tarnowski, que quelques ossements réduits en poussière, une chaîne en or avec une médaille de la valeur de 48 ducats de Hollande, marquée des lettres initiales du nom de Sigismond-Auguste, roi de Pologne, et une grande plaque en argent doré, dont l'inscription retrace succinctement la vie et les faits de JeanTarnowski. Celte inscription est très-simple : c'est un hommage de l'amour filial. Emu par la vue du tombeau, vous recueillerez avec plus d'empressement les particularités sur la vie d'un homme que ses contemporains ont surnommé le Grand, et que la postérité a placé au premier rang des illustrations du siècle des Sigismonds. JeanTarnowski, lils de Jean Amor,castcllan de Krakovie, et de Barbe de Roznow, petite-fille de Zawisza le Noir, naquit en 1488. Il montra dès sa plus tendre enfance une grande facilité pour l'étude des langues, un esprit vif et pénétrant, une mémoire vaste et solide. À dix ans, il récitait des centaines de vers de Virgile, et à quinze ans, il adressait des lettres en latin au roi Jean-Albert et aux conseillers de la couronne. Les grandes familles de cette époque vivaient peu dans les villes, et leur préféraient le séjour de leurs châteaux qu'elles habitaient avec une magnificence orientale. « Il faut chercher la Pologne dans les villages, » a dit Maurice Mochnacki, l'un de nos plus brillants écrivains, et cette phrase si vraie aurait pu être appliquée aussi bien à la Pologne du xvie siècle qu'à la Pologne de nos jours. Même les hauts fonctionnaires militaires et civils suivaient ce penchant général, autant que le permettaient les services de l'Etat. Un goût exquis, l'amour éclairé des beaux-arts, une hospitalité franche et bienfaisante animaient ces demeures de la grandeur; et non-seulement les jeunes gentilshommes pauvres, mais les héritiers des plus grandes maisons se plaçaient à l'envi à la cour d'un citoyen vieilli dans l'exercice des fonctions publiques ou blanchi sous Io heaume. Les pauvres s'assuraient par là l'appui d'un Mécène influent; les riches s'habituaient à la discipline militaire et s'éclairaient de l'expérience de la vieillesse. C'était ainsi que l'inégalité théorique de la loi commune était en quelque manière corrigée par la pratique de la vie, et que, malgré la répartilioneffroyablemcntinégaledes fortunes, la civilisation qui éclairait vivement et constamment les rares sommités de la société polonaise pénétrait jusqu'aux degrés inférieurs de l'échelle sociale. Un voyage dans les pays lointains, ou quelques années de service dans les armées étrangères, sous quelque capitaine renommé, complétaient l'éducation du jeune homme. Tarnowski passa ses premières années à la cour de Matthieu Drzewiecki, évoque de Przemysl, et il était bien jeune encore lorsqu'il fut présenté par son protecteur au roi Jean Albert ; mais ni la faveur très-prononcée dont il était honoré de la part de son souverain, ni les attraits d'une cour molle et fastueuse, ne purent le soustraire à ces graves occupations. Mêlé dans la foule de courtisans qui, imitant l'exemple donné par le roi lui-même, couraient après les festins, les danses, les jeux et les galanteries, Tarnowski ne négligea aucun moyen, aucune occasion de s'instruire, recherchant avec avidité la société de vieux guerriers, se livrant à des exercices militaires et étudiant l'art de la guerre dans les mémoires de grands capitaines. Le désir insatiable de s'instruire, joint à l'amour de la gloire, porta Tarnowski à visiter les contrées lointaines. Il parcourut la Syrie, la Terre-Sainte, les côtes d'Afrique ; il visita l'Allemagne, l'Angleterre, la France, l'Italie et l'Espagne. Reçu avec distinction à la cour d'Emmanuel de Portugal, il obtint le commandement d'une partie de ses troupes et se distingua dans la guerre contre les Maures. C'est dans les rangs de la noblesse lusitanienne que Tarnowski puisa le goût des mœurs chevaleresques. Aussi, quand il se vit pour la première fois en face des ennemis de sa patrie, à la fameuse bataille d'Orsza (8 septembre 1514), où trente-trois mille Polonais, commandés par Constantin, duc d'Ostrog, remportèrent la victoire sur quatre-vingt mille hommes, et où quarante mille Moskovites mordirent la poussière, Tarnowski, vêtu du brillant costume d'un chevalier castillan, devança de loin sa suite, et délia les plus braves des Moskovites à un combat à outrance. Le vieux duc tança sévèrement cette bravade du jeune guerrier. —* Vous n'êtes plus ici en Lu-sitanie, lui dit-il : il y a loin des Moskovites aux Maures, et la discipline lusitanienne n'est pas celle des Polonais. » — Cependant le courage téméraire de Tarnowski, son coup d'œil sûr et sa présence d'esprit au fort du danger frappèrent tellement la jeune noblesse qui assistait au combat, qu'elle le proclama son chef sur le champ de bataille. Le roi Sigismond ratifia plus tard cette élection spontanée, en confiant à Tarnowski le commandement en chef de l'armée polonaise. Car déjà Tarnowski s'était fait connaître comme un des meilleurs capitaines de son temps, soit en secondant les efforts du staroste Lancko-ronski et de Constantin d'Ostrog à la grande ba-laille de Wisniowéitz , gagnée sur les Tatars (1512), soit en commandant en personne les troupes auxiliaires de la Pologne dans la guerre de Louis de Hongrie contre les Turks ; et sa réputation militaire s'était tellement répandue dans l'étranger, qu'au dire de Paul Jovius, les Allemands, les Bohèmes, les Hongrois, et l'empereur Charles Y lui-même, l'invitaient tour à tour pour qu'il vînt se placer à la tête de leurs armées. Mais une gloire bien plus vivc,bien plus méritoire, attendait Tarnowski sur sa terre natale. Pierre ou Petrillon, palatin deWalaquie, entra dans la province de Pokutie, où il brûla Sniatyn. A- la nouvelle de celte irruption, Tarnowski marcha Contre leValaque avec un corps de six mille hommes, et se fortifia dans le bourg d'O-berstin. (1550). Quoique les ennemis, au nombre de cinquante mille, occupassent les hauteurs voisines, il osa cependant commencer le combat. Au lieu de les attaquer de front, il les prit en flanc, tandis que quelques pièces de campagne tiraient sur les premières lignes de leur armée. Le feu fut si violent, que le corps de bataille se renversa sur les ailes, et ce mouvement jeta la confusion de tous côtés ; ils furent entièrement défaits, et le palatin, dangereusement blessé, ne se sauva qu'avec peine. Le roi, pour prix de tant de bravoure, décerna à son général les honneurs du triomphe.Tarnowski fit son entrée à Krakovie, menant à sa suite un grand nombre de prisonniers, quarante-huit canons, parmi lesquels on voyait aussi ceux qui avaient été enlevés, sous Jean Albert, au désastre de Bukowina. Le roi honora Tarnowski d'une distinction qu'il n'avait encore accordée à aucun de ses généraux. Lorsque le cortège s'approchait de la cour du château, Sigismond se leva de son trône et alla au-devant du vainqueur pour le remercier publiquement, et presser contre son cœur son vieux et fidèle serviteur ; et les nombreux spectateurs, attendris à la vue de cette noble étreinte, épanchèrent leur enthousiasme dans de longues et bruyantes acclamations. Le tableau qui repré sentait la bataille d'Obersliii existait encore du temps de Jean Kasimir. Le "Valaque, n'étant pas découragé par cet échec, renouvela ses incursions et ses ravages. Tarnowski entre sur ses terres, prend Chotzim et réduit l'ennemi à demander la paix. Le palatin l'obtint, après avoir prêté préalablement entre les mains de Tarnowski serment de fidélité et d'hommage. Pour gage de reconnaissance , les Etats réunis à Piotrkow votèrent un impôt extraordinaire de deux gros par arpent, pour en offrir le montant à Tarnowski. Le héros agréa la récompense et la distribua à ses compagnons d'armes. A peine le génie de Tarnowski eut-il dompté la rébellion des Yalaques, que les Moskovites entrèrent en Litvanie (1554-1550). — Après la mort de Basile, tzar de Moskovie, Outschina, régent du tzarat pendant la minorité du jeune tzar, pénétra jusqu'aux environs de Wilna. Les Litvaniens, effrayés de cet événement, demandèrent au roi de leur donner pour chef le vainqueur des Yalaques. Tarnowski, à la tête de ses troupes aguerries, entre à Wilna, et le grand général de Litvanie se soumet volontairement à ses ordres. A l'approche de Tarnowski, les Moskovites se retirent au fond de leur pays. Le général polonais les poursuit, prend le château de Stamla et assiège Slarodoub, où le régent et les principaux seigneurs moskovites s'étaient enfermés. La garnison, commandée et animée par tout ce qu'il y avait de braves en Moskovie, se défend avec courage. L'artillerie polonaise faisait peu d'effet contre les murs de la place, construits de poutres unies ensemble et soutenus par un boulevard de terre, lorsque, l'ingénieur Starzechowski s'étant avisé de mettre le feu à ces palissades avec de la poudre à canon et de la poix, la flamme poussée par le vent devint tout à coup si violente, qu'une grande partie des fortifications tomba en poussière ; le feu pénètre déjà jusqu'au milieu de la ville, les soldats polonais passent à travers les débris fumants, la crainte s'empare des ennemis, le régent et les seigneurs moskovites, évitant la mort cruelle dont l'incendie les menaçait d'une part, tandis que le feu des soldats les pressait de l'autre, se rendent à discrétion. Les Polonais emmenèrent soixante mille prisonniers de tout âge et de toute condition, avec un butin immense. Les troubles suscités en Pologne par les intrigues de la reine ne permirent pas au roi d'envoyer des renforts à son général victorieux : les succès de Tarnowski n'assurèrent pas à la Pologne tous les avantages qu'elle pouvait en retirer, et même la ville importante de Smolensk demeura au pouvoir des vaincus. Tels étaient les exploits militaires de Tarnowski. Si on examine sa vie politique, on retrouvera encore le grand homme dans le conseil du roi, sur le siège de sénateur. Défenseur zélé des libertés publiques, il réprimait la licence et s'opposait de toutes ses forces aux débordements de la démocratie nobiliaire. Cette noblesse, qui prêchait l'égalité fraternelle, tendait visiblement à l'asservissement complet des bourgeois et des paysans : confondant son intérêt avec celui de la république, elle seule voulait être libre et s'arrogeait à elle seule l'honneur de défendre la patrie et le droit de régler les destinées de la nation. La liberté d'une seule classe de citoyens, à côté de l'esclavage absolu de la glèbe ; cette liberté sans bornes devait tôt ou lard amener l'anarchie, et par la suite l'anéantissement de la puissance publique. La noblesse même commençait à être divisée en deux partis distincts, qui, bataillant entre eux, paralysaient par leur lutte acharnée les mouvements de la machine politique, dont les rouages mal assortis et privés de liberté menaçaient de rompre leur jeu à chaque instant. Plusieurs seigneurs polonais, dérogeant aux anciennes coutumes du pays, et blessant la susceptibilité de leurs fières cadets en noblesse, briguèrent les titres étrangers de princes et de comtes. Mais ce qui n'était que sentiment d'orgueil chez les uns, était peut-être un calcul politique chez Tarnowski, qui voulait renforcer le principe aristocratique pour opposer un contrepoids utile au mouvement démocratique. Quoi qu'il en fût, ses nombreux ennemis, et Kmila, palatin de Krakovie, à leur tête, jaloux de sa gloire et de son influence dans le conseil du roi, l'attaquèrent vivement et cherchèrent à discréditer son nom auprès de la petite noblesse, dont ils se disaient les patrons. — Les beaux jours du règne de Sigismond étaient passés : la reine, d'origine italienne, belle, pétillante d'esprit, orgueilleuse, avide de gouverner et d'une cupidité insatiable, acquérait tous les jours plus de crédit auprès d'un roi courbé par l'âge : trafiquant de toutes les charges, semant partout la discorde et les soupçons, elle travaillait à perdre dans l'esprit du roi tous les grands hommes qui avaient illustré son règne. L'injustice n'ébranla point la fermeté de Tarnowski, et quand les cent cinquante mille gentilhommes, rassemblés aux en- OGN ravirons de Léopol,'par les ordres du roi, pour la défense de la patrie, ne présentèrent qu'une multitude de mécontents, de mutins, armés de plumes, de papiers, de livres et d'instruments de privilèges, Tarnowski seul prêta son appui à la majesté chancelante du trône : cependant la malveillance prévalut, et Tarnowski fut tellement abreuvé de dégoûts, qu'il était sur le point de vendre tous ses biens et de s'expatrier en Bohême. La mort de Sigismond le détourna de ce projet, et le vieux serviteur de la royauté trouva encore plus d'une occasion d'assister le jeune roi dans les diètes orageuses qui suivirent le couronnement. Fidèle à la croyance de ses pères, il ne poussa jamais le zèle religieux jusqu'au point de tolérer les abus du pouvoir ecclésiastique. Lorsque Stanislas Orzechowski, chanoine de Przemysl, cité en justice par son évêque pour avoir contracté les liens Xavier Godebski. ALDONA, LÉGENDE LÏTVANO-POLONAISE DU XIVe SIÈCLE. (Imité du polonais de François WF^ZYK.) i Côi lo ryccrzu LItwy, • Z lackicj wracajac hituy > l'alasz goîy miosisz m Wiatry wys'ciga w biegu , i Iskry sypic rzçsiste podkowa,? » II. Jestem pogon Litwinow, JNiosQ palasz dla synôw ; Palasz jeazeze lecbjcka. krwia dymi ; Niech sic wczesnie poznaja. S krwia, co niegdys lac maja, llojnie, szczodrzc, jak lalcm przcd nimi. III. A gdy legnç w kurhanie, Niech zawiesza. na scianie Ton miecz obok z lcmicszom i kosa.. lie razy zobacza., Niecbaj po ninie nie pîacza,, Lccz laki dar swym dzieciom przynios.i,, IV. » Gdziez to orle môj biaïy » Lecisz Z Iitewskiej skaly? • Twôj dziob jasny jak ostrze uwloczni, » Lccz twe piersi i szpony » Znoj oszpecil czerwony, » Postôj , ohmyj sîq w JNicmnie, odpocznij! » Jestem orzcî Polakôw, Spicszç do ziotnkôw-ptakôw, Z dobra. wies'cia., bo z naszycb wygrana.. Zarîem mozgi, wiiQtrznos'ci, Dziob wytarlem o kosci, Piers i szpony niech we krwi zostana.. VI. To krèw z Iitewskiej zvïy ! Niosç przysmak ton miïy Na prôbke. dla mych orl.-\t, mych dzieci, Niech skosztiija. Litwina ; Moja zona orlina Wnet po rcszte. zdobyczy polcci. VII. • Dose , dose orle , pogoni I > Nie oslrz dzioba i broni • Na sasiednich narodôw dwôcb me.kç, » Bo po groibach , po irwogaeh , » Wicloletnicb poiogach , « Litwin Lachom braletska. dal rçkç.. VIII. • Obaj w zgodzie , w pokoju, • Bicga. razem do boju , t Nil>y jednycb rodzicôw dwa syny. « Na puklerzu ichs'wieca,, . < Na chor.'igwi ich lésa. < Pogon z orîcm po wspôlne wawrzyny. » Alexandeu Choi«'ko. I A l'époque où Wladislas-le-Bref gouvernait la Pologne, Gedymin gouvernait la Litvanie; les deux peuples vivaient entre le rêve et l'écho des batailles; ils combattaient ou se préparaient au c°nibat, et les chevaliersTeutoniqucs, qui spéculaient sur les calamités des nations, ravageaient tQur à tour la Pologne et la Litvanie. Wladislas sentait le besoin d'une alliance avec Gedymin ; pour développer des éléments de prospérité, la paix était indispensable. Il conçut donc le projet de marier son fils Kasimir à la fille du duc de Litvanie. Gedymin avait sept garçons et trois filles. Al-dona était son enfant bien-aimé, l'orgueil et la joie de sa vie ; le projet du roi de Pologne le flatta donc dans ses plus chères affections; une couronne pour sa fille adorée était le vœu qu'il formait depuis longtemps ; mais il avait de grands obstacles, d'immenses difficultés à surmonter avant de réaliser cette union. La Litvanie était païenne, il fallait lutter contre ses croyances et contre l'influence si redoutable de ses prêtres. Gedymin usa d'habileté, il chercha à persuader le peuple, à lui prouver que son intérêt (et il disait vrai) exigeait impérieusement une alliance avec la Pologne. Le peuple murmura d'abord, car le nom chrétien lui était odieux, mais peu à peu il s'accoutuma à l'idée qui, tout d'abord, lui avait semblé un crime et un sacrilège. C'est alors que l'ambassade de Wladislas-le-Bref arriva en Litvanie. La Pologne était représentée par le palatin de Krakovie Spytek de Mielsztyn, chef de l'ambassade, etj l'élite des seigneurs de la cour; mais'entre tous on remarquait Sigismond de Szamoluly, et Christin d'Ostrow. En approchant du Niémen, les Polonais aperçurent un détachement de troupes litvaniennes, rangé en bataille; après s'être salué militairement, les troupes se serrèrent la main et on entra à Grodno. David, castellan de Grodno, fut chargé de recevoir l'ambassade polonaise, et de faire les honneurs du château. David, pour récompense de sa bravoure et de son dévouement au pays, était devenu le gendre du grand-duc; aussi il traita ses hôtes royalement ; belle réception, grande chère, luxe et abondance, rien n'était négligé, et du matin au soir les tables étaient servies magnifiquement. David, qui assistait au repas de ses hôtes, fut étrangement surpris en les voyant faire un signe de croix toutes les fois qu'ils portaient leurs verres à leurs lèvres; et s'adressant à Jacques Kotwicz, il lui dit : « Soyez tranquille, nous vous recevons loyalement, buvez en paix, il n'y a pas de poison dans les vins qu'on vous sert, mais s'il y en avait, croyez-vous que votre signe aurait la puissance de vous préserver, le croyez-Yous ! Dans ce cas, vos miracles surpasseraient ceux que vous racontez de votre Dieu. — Seigneur, répondit Jacques, votre religion tient tout de la terre, et rapporte tout à la terre; la nôtre, toute divine, rapporte tout au ciel; nos actions, nous les spiritualisons ; Dieu est le but et la fin de tout : respectez ce signe de notre foi, et puissent nos prières vous convertir. — Oh ! nous convertir, mes seigneurs !jdites- moi où est l'erreur, où est l'aveuglement, si ce n'est en vous ; mais ne discutons pas ces graves questions, buvons à la santé de notre maître et seigneur Gedymin, il attend impatiemment votre arrivée à Wilna, et vous verrez tout ce que peut renfermer de franchise et de noblesse le cœur d'un prince païen. » Les plus beaux appartements du château furent destinés à l'ambassade polonaise, et, par un soin tout plein de délicatesse et de courtoisie, un domestique polonais fut mis aux ordres des nouveaux hôtes. Le serviteur paraissait d'un zèle et d'un empressement qui passaient le devoir ; regardant sans cesse Christin et Sigismond, il les devinait avant qu'ils eussent parlé ; tout à coup des larmes abondantes tombèrent de ses yeux, et se mettant à genoux, il dit d'une voix douloureuse : « Seigneur, je suis Polonais, je suis votre compatriote; mes cheveux ont blanchi dans l'esclavage, depuis trente ans je pleurs ma patrie. En vous voyant, je n'ai pas été maître de mon émotion ; vous m'apportiez des émanations de ma Pologne, l'exil a tout à coup cessé quand j'ai entendu votre voix... Ah! pardonnez à ce vieillard que le malheur a rapproché de vous ! — Levez-vous, brave homme, lui dit Sigismond, asseyez-vous entre nous deux, nous sommes vos frères, ouvrez-nous votre cœur. — Quoi, vous compatissez à mes misères! Dieu m'a regardé en pitié avant de m'appeler à lui; mais hélas! l'habitude de l'esclavage m'a rendu craintif et défiant ; je n'ose parler, quand votre bonté m'encourage; je n'ose parler, je n'ose pleurer; il me semble que les païens vont m'épier jusqu'ici. Oh! mes seigneurs, calmez mes angoisses; prions ensemble, redisons cette prière qu'on nous apprend dans notre enfance. * Les deux jeunes gens se mirent à genoux, et leur voix s'unit à celle du vieillard; quand ce pieux devoir fut accompli, le vieillard rassembla ses souvenirs, et leur fit le récit de ses malheurs : « Quand j'étais jeune, dit-il, on m'appelait André ; mais aujourd'hui je n'ai plus de patrie, je n'ai plus de nom, les païens m'appellent l'es-clave. J'étais riche, j'étais le chef d'une grande famille, j'avais un château, des terres, mais j'ai tout oublié ; je ne saurais dire aujourd'hui où étaient situés mes domaines. — Peu à peu la mémoire vous reviendra, reprit Sigismond ; tâchez de vous rappeler où vous fûtes fait prisonnier? — Je ne sais plus, je ne suis plus que l'ombre de moi-même ; je souffre, j'ai souffert ; je me rappelle les combats en regardant mes blessures; à la dernière bataille contre les Litvaniens, je f«s blessé à la tête; l'ennemi m'emporta, et j'étais l'esclave des païens quand je revins à la vie. » En vous voyant, mes seigneurs, le passé N'est apparu comme dans un songe ; il me semble ^e je portais des vêtements comme les vôtres, et que mon rang commandait le respect à tout ce ^i m'entourait; j'avais une femme, des enfants : a"! pour cela la mémoire m'est resté au cœur ; îe les vois encore avec leurs blonds cheveux, !eur sourire caressant.... Ah! l'amour d'un père survit à tout; un enfant que j'aimais d'un cœur tendre et ardent; ils ont combattu à mes côtés ; eux, aussi, ils ont été la proie de l'ennemi. Vous "'Imaginez pas l'horreur de notre esclavage; la m°rt serait un bienfait, comparée à tout ce que uous souffrons; on nous condamne aux plus rudes travaux ; c'est nous, malheureux prisonniers, qui élevons les forts et les châteaux. Un jour que je Pétais un sac de plâtre, j'aperçus deux jeunes «ens qui succombaient sous le poids d'une énorme P°utre : « Infâme, dis-jo au maître qui les commandait, ne voyez-vous pas que le fardeau est au-dessus de leurs forces ! — Loup de chrétien, me répondit cet homme, de quel droit oses-tunous réprimander? tiens, voilà le cas que nous faisons de tes leçons ; j et en disant cela, ils fustigent à C0Ups redoublés les deux prisonniers. Le Plus jeune, sentant que la poutre allait lui échapper, dit à l'autre : « Reposons-nous un moment, mes bras faiblissent... » Le maître, voyant qu'ils s'arrêtaient, courut à eux ; l'effroi fit lâcher ■ poutre à l'un des prisonniers, et l'autre, ce jeune homme si faible, qui demandait grâce d'une y°»x si suppliante, fut écrasé par le fardeau; ce jeune homme, c'était mon fils... Je tombai sans connaissance auprès de lui; mes blessures se rouvrirent, mais Dieu n'a pas permis que ce fût nia dernière douleur ! » Après ce récit le vieillard pencha la tête sur sa poitrine, et ne proféra plus une seule parole. « Kotwicz, dit Spytek, n'abandonnons pas ce vieillard! demandons sa liberté au grand-duc. — Kotwicz? s'écria le vieillard, qui a prononcé ce nom? la mémoire me reviont, los jours de ma jeunesse se représentent à ma pensée. Kotwicz.. c'était mon nom...» Ces mots furent un trait de lumière pour le castellan de Lenczyça, il regarda le vieillard, puis il se jeta dans ses bras, en disant : « Mon frère ! comment tu ne me reconnais pas ! — Oh! mon Dieu! est-ce un rêve, une vision? Par pitié, ne me trompez pas, ne m'enlevez pas à ce ciel de doux souvenirs; dites-moi que je suis votre frère, et que trente ans d'exil ne m'ont pas séparé de votre cœur!... — N'en doutez plus, reprit le castellan, je reconnais vos traits ; ils me rappellent ceux de notre père. Nous combattions ensemble sous les ordres de Kasimir, duc de Lenczyça, au moment où le cruel Witenès entrait en Pologne par la Mazovie. Vous connaissez la fatale issue de la bataille de Sochaczew; notre duc et maître y mourut à la fleur de l'âge ; le plus jeune de nos frères fut tué dans le combat, vous fûtes blessé et fait prisonnier; moi j'échappai par miracle à ce carnage. — Tous mes souvenirs reviennent clairs et précis. Un chef litvanien fit soigner mes blessures, et voyant qu'elles n'étaient pas mortelles, me garda, pensant qu'on me rachèterait à prix d'or. C'est ici que j'appris que ma femme et mes fils avaient été faits prisonniers ; vous savez que j'ai été témoin de la mort de l'un d'eux ; mais les autres que sont-ils devenus? Us sont morts sans doute, notre vainqueur est avide du sang chrétien; ces édifices, ces châteaux, sont élevés sur des ossements polonais; quand vous verrez des constructions nouvelles, pleurez, pleurez à chaudes larmes, car là, ont été ensevelis vos compatriotes; priez pour eux, ils sont morts dans les angoisses de l'exil. » Après dix ans d'un horrible esclavage, David me prit à son service ; ma vie était triste, douloureuse, mais Dieu m'aidait à la supporter ; je n'espérais plus ma patrie, j'attendais le ciel.... Enfin, je vous revois, et j'ai trouvé ici-bas le prix de ma résignation. Mais dites-moi, mes amis, la Pologne est-elle heureuse? l'antique patrimoine des Piasts a-t-il retrouvé sa gloire et sa force primitive? Wladislas-le-Bref, duc de Kuïawic, vit-il encore? — Oui, répondit le palatin de Krakovie, il est roi des Polonais, et c'est lui qui nous envoie en ambassade pour racheter nos frères prisonniers des Litvaniens. — O Dieu de nos pères, dit André, la Pologne est encore grande et glorieuse ; j'ai revu mes compatriotes, j'ai serré mon frère contre mon cœur, je puis mourir tranquille ! » Les ambassadeurs polonais et André Kotwicz passèrent la nuit à se parler des événements qui les avaient séparés; le lendemain, lorsque le castellan David se disposait à les accompagner à Wilna, Jacques Kotwicz s'approcha de David, et lui dit : « Nous devons vous remercier de votre honorable hospitalité ; votre réputation militaire se rehausse encore à nos yeux, par votre bonté toute franche et délicate, et nous présumons tant de vous, que nous n'hésitons pas à vous demander une grâce. Le serviteur que vous aviez chargé de notre service est notre compatriote, nous le réclamons, et veuillez nous dire le prix que vous mettez à son rachat. — Un prix? — Oui ; combien voulez-vous d'or ou d'argent pour nous rendre cet homme? — De l'argent, de l'or, nous ne savons pas ce que c'est dans nos heureuses contrées, mais j'attache une grande importance à ce prisonnier, car je le crois un personnage éminent; cependant il y a pour moi un bien au-dessus de tous les autres, c'est l'estime d'un noble seigneur, reprenez donc votre compatriote, il est à yous : les chrétiens font des sacriiiees, les païens ne se font pas un mérite d'une bonne action, elle est volontaire. > Jacques Kotwicz serra la main de David, et s'adressantù André, il dit d'une voix émue: L'arrivée de deux hom mes coupa court à ses réflexions. » Que venez vous faire dans ma demeure, à cette heure avancée? dit le grand-prêtre — Nous sommes les ministres de nos divinités méconnues; nous sommes victimes de la perse cution des chevaliers Teutoniques, et nous ve nons chercher en vous secours et protection pour notre foi. — Grâces soient rendues à celui qui gouverne le ciel, l'enfer et la terre, s'écria le grand-prêtre, il existe donc des êtres dignes d'adorer notre culte? Venez et racontez-moi l'objet de votre mission. tome ii. douter la volonté du grand-duc, et de l'autre l'indifférence, cet ennemi mortel de la foi. — Un meurtre ! reprirent les deux étrangers, un meurtre ! et le paganisme est sauvé ; si Aldona a été parjure envers ses dieux, ordonnez-nous de l'immoler ! t Il fut donc décidé que le grand-prêtre chercherait à détourner Gedymin de son projet d'alliance avec la Pologne, et que, s'il ne pouvait pas y parvenir, Aldona serait sacrifiée. Pendant que ces hommes méditaient leur crime, le grand-duc a vu le palatin Spytek et le castellan Kotwicz dresser l'acte qui devait précéder le mariage d'Aldona; une alliance entre les deux peuples était chose si désirable, que les parties furent bientôt d'accord. Aldona, retirée dans ses appartements, semblait indifférente aux événements qui se passaient autour d'elle; l'amour se résumait dans une première impression; l'amour qui naît d'un regard était pour elle l'amour de toute la vie ; elle n'avait point encore aimé, elle croyait aimer, elle personnifiait ses rêves de jeune fille. Le souvenir de Sigismond, le son de sa voix, les accents le son luth, la plongeaient dans des extases que ne donne jamais un bonheur partagé ; rien ne venait arrêter son imagination ; rien ne venait poser des bornes à cette faculté ardente et créatrice ; elle jouissait de son amour, elle défiait le monde avec cette pensée qui l'élevait au ciel. C'est ainsi que l'âme commence à vivre; c'est ainsi qu'elle se développe, s'use, s'épuise, et vient se heurter contre l'égoïsme humain. Aldona s'abandonnait aux espérances créées par l'amour ; elle ne pen- 64 2G LA P sait pas à l'avenir : s'occuper de l'avenir, c'est déjà de l'expérience; le moment passé, le moment présent sont un siècle quand toutes les facultés les ont multipliés. Je le reverrai, je l'entendrai encore, se disait-elle.... Tout à coup des sons délicieux frappèrent son oreille; elle ne respire plus, elle écoute; elle a reconnu la voix do Sigismond ; non loin des fenêtres du château, il chante en s'accompagnant de son luth, il chante des airs krakoviens; il y met l'expression qui ne s'apprend pas, qui ne s'imite pas; une mélodie, qui rappelle la patrie absente, s'exhale du cœur comme un soupir d'amour. Aldona, heureuse, enivrée, hors d'elle-même, quitte le château, et, attirée comme par une puissance magique, elle vient à la rencontre de Sigismond. « Ah ! lui dit-elle, que je vous voie et que je vous entende! On m'a parlé du bonheur, le bonheur c'est vous ; le son de votre voix pénètre toute mon âme, je voudrais mourir en vous écoutant. » Certes, la position de Sigismond était embarrassante; il eût fallu être plus qu'un saint, plus qu'un philosophe, ou courtisan de vocation, pour en sortir avec honneur ; résister aux avances, que dis-je? aux avances, aux transports d'une jeune et jolie femme!.. Mais cette femme était la fiancée d'un prince royal ; la fille d'un grand-duc... Pauvre Sigismond! il s'arma de tout son courage, et dit d'une voix émue: « Vous daignez oublier la distance qui nous sépare ; mais je dois vous 'rappeler que votre démarche pleine de bonté pourrait être interprétée défavorablement; seuls ici et à cette heure, que penserait-on! — Je ne vous comprends pas; pourquoi? suis-je coupable, puisque je suis vraie? est-ce donc une vertu que de résister à son cœur?... Je ne voulais pas le croire quand on me disait que dans votre pays les femmes étaient fausses quand elles aimaient et trompaient quand elles n'aimaient plus; elles n'osent avouer qu'elles aiment; elles n'osent avouer qu'elles n'aiment plus.... Sigismond, je suis à vous; je vous choisis entre tous, vous serez mon époux. — Madame, vous me pénétrez de reconnaissance, mais je suis indigne de vous; tout nous sépare, moins encore votre rang que les affections de mon cœur... J'aimais avant de vous avoir vue. » Les premiers transports de l'amour sont si violents et si sublimes, que tout se range à sa puissance; toutes les difficultés s'aplanissent; on croit tout possible, quand on a un sentiment profond et une volonté forte. Aldona n'avait prévu aucun obstacle, ou plutôt elle croyait pouvoir les dominer tous; les paroles de Sigismond jetèrent dans son âme une fatale lumière ; la vie réelle lui apparut avec ses tristesses et ses douleurs, sans illusions, sans espérances, telle qu'on la voit quand on a aimé, quand on a souffert!.. Des larmes s'échappèrent de ses yeux, « Adieu, lui dit-elle, je n'oublierai pas mon amour; vous avez été l'âme de mon âme... » Au moment où elle prononçait ces mots, elle vit deux hommes vêtus en noir, qui se glissaient dans l'ombre.4 Aldona tressaillit : dit le grand-prêtre ; et aussitôt les deux hommes vêtus de noir s'emparent d'Àldona, et l'entraînent vers la porte qui conduit au bois où l'on fait les sacrifices humains. « Arrêtez, dit la victime, laissez - moi recueillir mes forces, les dieux ne veulent pas ma mort; le dernier oracle n'est pas prononcé... » Aldona avait cru entendre le son du luth, l'espoir lui donna un nouveau courage. « Non, dit-elle, je ne résistai pas à l'autorité de mon père. » Les deux assassins la saisirent avec violence, et s'apprêtaient à la frapper au moment où Sigismond et Christin vinrent, attirés par les cris d'Aldona. Un combat s'engage, et un des assassins trouve la mort sous le fer de Christin, l'autre prend la fuite; le bruit du combat, les imprécations des combattants, réveillent la garde du château; on accourt, on transporte Aldona dans ses appartements. Le grand-duc, informé de tout, ordonne que le mort soit déposé dans la cour du château. « Qu'on aille à la poursuite de l'autre assassin, dit le grand-duc, et prompte justice sera faite. » Au moment où il prononçait ces mots, le grand-prêtre se présente devant lui :r « Monseigneur, dit-il, les événements de cette nuit sont le commencement des maux qui menacent la Litvanie ; l'union que vous méditez est un crime ; chef de la religion païenne, je dois protéger le peuple dans ses croyances; cette union est réprouvée de tous... Voulez-vous que votre fille soit deux fois parjure ; parjure envers ses dieux, parjure envers son amour, elle aime Sigismond ? — Les princes, répondit Gedymin, ne doivent .pas avoir de sentiments; le dévouement et le devoir, voilà leur vie. Ma fille a pu accorder un regard bienveillant à ce jeune seigneur, mais je la connais, elle saura toujours se sacrifier quand l'intérêt du pays l'exigera. —r-Monseigneur, votre aveuglement est au comble; la princesse a méconnu les devoirs de son rang, sa faute n'est plus un mystère pour moi, et j'ai un témoin qui attestera la vérité de ce que j'avance. — Qu'il paraisse donc, ce témoin! dit le duc irrité.» Le grand-prêtre sortit un instant, et ramena le confident de son crime, celui qui avait échappé au fer de Sigismond. t Cet homme, dit Kreweyto, a été l'instrument de ma justice, ma conscience m'absout, et vous, Monseigneur, punissez les vrais coupables. — Je devrais appesantir ma vengeance sur vous, Kreweyto, mais j'ai pitié de vous, car vous avez été victime d'une intrigue infernale; cet homme que vous m'amenez en témoignage est un traître et un calomniateur; > et s'approchant de lui, il lui arracha la robe noire qui le recouvrait. Quelle fut la surprise du grand-prêtre en voyant le costume et la croix des chevaliers Teutoniques! ï Voilà celui qui avait gagné votre confiance, dit le duc, Yoilà le digne soutien de la foi païenne, le cadavre de son complice m'a dévoilé toute la vérité. » Kreweyto demeura sans paroles. « La vie de ce misérable est entre mes mains, dit le duc, mais je ne veux pas me souiller par le meurtre d'un infâme; qu'il aille porter sa honte au milieu des siens, qu'il aille ajouter à leurs trahisons le récit de ses crimes et de ses trahisons; il pourra leur dire aussi comment se venge un païen. Un jour la Pologne et la Litvanie combattront l'ordre des Teutoniques, mais elles combattront loyalement; la perfidie est le moyen des faibles, la perfidie est l'arme d'une cause réprouvée ; retirez-vous, sortez de mes Etats ; «puis se tournant vers le grand-prêtre, il dit : « Ces événements doivent être pour vous un sujet de méditation; un pouvoir supérieur au vôtre a tout conduit, tout dirigé ; vous le voyez, rien ne peut empêcher mon alliance avec la Pologne ; je sais que j'aurai de grandes difficultés à surmonter, mais si ma vie n'est pas assez longue, mes successeurs poursuivront mon œuvre. La Litvanie deviendra chrétienne, la Pologne et la Litvanie n'auront plus qu'un seul maître et une même croyance, je serai le premier chaînon d'une alliance impérissable, s V Gedymin fit proclamer dans ses États la délivrance de tous les prisonniers polonais, et il donna l'ordre qu'ils se rendissent tous à Wilna; ils étaient au nombre de vingt-quatre mille. Quand vint le jour où Aldona devait quitter la Litvanie pour se rendre en Pologne, le grand-duc fit rassembler tous les prisonniers sur la place du château, puis il se présenta au milieu d'eux accompagné par Aldona : « Je viens, dit le duc, pour vous répéter que vous êtes libres; votre délivrance est la dot de ma fille, c'est le plus beau traité d'alliance que je pouvais conclure avec le roi des Polonais... » A ces mots, des cris de joie retentirent de toutes parts, des bénédictions furent envoyées à la princesse, les prisonniers se prosternaient à ses pieds et la saluaient du nom de reine avec amour. Aldona comprit qu'un cœur dévasté en un jour par les passions peut trouver un autre but dans la vie : se dévouer, faire le bien, c'est vivre encore. Elle quitta son père, elle quittait la Litvanie où restaient tous ses souvenirs, où étaient mortes toutes ses espérances. Elle partit pour lu Pologne, suivie par une cour nombreuse et escortée par les prisonniers polonais; quand elle fut arrivée aux portes de Krakowie, elle trouva le prince Kasimir à la tête de tous les grands du royaume. La princesse fut conduite dans le palais du roi, où l'attendait une brillante LÀ POLOGNE. réception. Pendant plusieurs jours les fêtes et les réjouissances se succédèrent. La princesse fut baptisée avant son mariage, qui eut lieu dans l'église cathédrale de Krakowie, le 28 juin 1525. Olympe Chodzko. WILNA, CAPITALE DE LÀ LITVANIE. I Une chaîne de coteaux, renfermant une multitude de lacs, forme une élévation de terrain parallèle à la mer Baltique; là est, pour ainsi dire, la frontière qui sépare la race slavonne de celle des|aborigènes. A l'endroit où la rivière de la Wilia ( qui vient du pays slavo-russien, pour se jeter au cœur de l'ancienne Litvanie) franchit la frontière, est une vallée entourée de I hauteurs qui dominent toute la contrée. Presque à l'entrée de cette espèce d'arène, la Wilia reçoit les ondes impétueuses de la Wi-lenka. Le ruisseau semble impatient de s'unir au grand fleuve, et bondit au travers des ravins; sa vigueur surmonte tous les obstacles ; trois montagnes l'ont arrêté dans sa course ; mais il a déchiré le flanc des deux premières, et la troisième, en résistant à ses efforts, est restée fendue à l'embouchure de la rivière. L'extrémité de la montagne, coupée par le cours de la Wilenka, est renfermée entre deux bras de rivière ; le temps lui a donné une forme arrondie et presque conique. Ce tertre isolé donnera naissance à la capitale de la Litvanie. Les villes qui, dans des temps plus modernes, se sont élevées par la volonté d'un monarque et d'après un plan tracé par un architecte, ont l'explication de leur origine dans des livres et dans des archives ; mais celles qui appartiennent à une époque toute de poésie ne présentent à l'histoire que des traditions enveloppées d'un nuage brillant de loin, mais inaccessibles à une curiosité investigatrice. Il est difficile de dire si c'est une des rivières qui donna son nom à la nouvelle cité, ou bien si c'est elles qui lui ont emprunté leurs dénominations postérieures. La Wilia, dans la langue litvanienne, est appelée Néri's, et la Wilenka, selon les chroniqueurs du xvie siècle, s'appelait jadis Wilna; il y a sans doute quelques omissions dans les récits traditionnels, car il semble peu vraisemblable que ce soit ce petit ruisseau qui ait donné son nom à la grande cité. Vers la fin du xme siècle, régnait en Litvanie le vieux prince Swintorog'; quatre-vingt-dix ans n'avaient diminué ni son ardeur, ni refroidi son affection pour la terre natale. Jadis il l'avait défendue en héros, ou parcourue en chasseur intrépide, et c'est là qu'il voulait mourir. La charmante vallée au confluent de la Wilia et de la Wilenka fixa les vœux du vieillard ; il y termina sa vie, et son fils et successeur Germond accomplit les dernières volontés de son père. Le corps de Swintorog fut brûlé au pied de la colline (selon l'usage du paganisme lilvanien), et on éleva un monument funéraire, dont la garde fut confiée à quelques Weïdalotes établis dans le voisinage. Ceci avait lieu en 1272. Plus de cinquante ans se passèrent sans que rien troublât cetasile de la mort et de la piété. De temps en temps apparaissait un cortège funèbre : c'étaient les restes d'un prince ou d'un grand de Litvanie, Au milieu des cris de douleur, s'élevait un bûcher qui dévorait le corps du défunt et tout ce que, dans sa vie, il avait affectionné : ses armes favorites, ses chiens les mieux dressés, ses domestiques les plus fidèles et sa femme, tout devenait la proie des flammes, tous mouraient pour rejoindre le maître dans l'autre monde.L'autre monde, pour la Litvanie païenne, était une immense montagne et presque inacces- sible; aussi avait-on soin do jeter dans le bûcher des griffes d'ours et de panthères pour aider les morts dans leur périlleux voyage. Après la cérémonie, la foule désertait la vallée de Swintorog, ou la vallée courbée (dolina Rrzywa), comme on l'a appelée plus tard. On n'y voyait qu'une urne de plus, ou une nouvelle idole à adorer. Mais le temps approchait où de grands changements devaient s'opérer dans ces lieux solitaires. II Au commencement du xive siècle, le pouvoir ducal de Litvanie tomba dans les mains de Gedymin. Ce grand guerrier, avide de conquêtes, parcourait les pays voisins, dévastait les cités chrétiennes, et les richesses qu'il en tirait lui servaient à élever des villes naissantes. La guerre etla chasse se partageaient sa vie ; il agrandissait ses Etats en dépouillant les ducs Russiens, et il administrait le pays en se livrant à son plaisir favori : rarement sa tête reposait sous un toit, une tente lui servait d'abri, etil lui préférait encore les voûtes d'un ciel étoile. Des inspirations soudaines remplaçaient chez lui la méditation ; en présence de la nature, il formait les plans de nouvelles conquêtes ou de nouvelles fondations; sa volonté ne connafssait point d'obstacle : penser et agir, était pour lui l'œuvre d'un instant. Tout chargé des dépouilles de Kiiow, qu'il venait de subjuguer, il fonda le château de Troki. Un jour, la cour ducale reçut l'ordre de se diriger, avec les meutes et les filets, au nord-est de Troki. On cerna l'une après l'autre toutes les issues de la forêt; rien ne devait échapper à l'expérience des chasseurs et à l'ardeur des chiens ; pourtant il arriva qu'un animal plus rusé ou plus fort franchit la ligne des javeloliers (oszczep-niki). L'aboiement des chiens s'éloignait et le cor des chasseurs annonçait que la bête avançait : c'était un énorme unis qui depuis longtemps s'était montré dans la contrée et qui avait déjoué jusqu'alors les efforts des chasseurs. Gedymin ordonna de le forcer à outrance, et lui-même se mit à la tête de la bande chasseresse. Après quelques heures d'inutiles poursuites, on se trouva dans une contrée montagneuse, près de l'embouchure de la Wilenka. Mille échos confus venaient se perdre dans les ravins et dans des arbres touffus ; il n'était plus possible de savoir quelle direction avait prise la meute. Le grand-duc gravit le tertre enclavé entre deux rivières, pour dominer la position. Soudain l'animal, serré de près par les chasseurs et les chiens, gagne la montagne pour se précipiter dans les flots de la Wilia. La flèche de Gedymin termina sa course. Le page du grand-duc donna aussitôt le signal de la victoire; le son fut répété, et de proche en proche il parvint jusqu'au dernier; alors tous les cors remplirent la forêt de leurs joyeuses fanfares, et on s'empressa d'accourir au-devant du maître pour lui présenter ses félicitations et recevoir ses ordres. . Gedymin était au comble du bonheur; l'unis était étendu à ses pieds; de mémoire d'homme on n'avait vu un animal de cette force et de cette grandeur, quatre chassseurs pouvaient s'asseoir entre l'embranchement de ses deux cornes ! Quand toute la suite fut réunie, les rayons du soleil couchant disparaissaient derrière les hauteurs de Ponary, il était trop tard pour regagner le château de Troki. Le grand-duc ordonna les préparatifs du repas et dit qu'on passerait la nuit sur la montagne, qui depuis lors a gardé le nom de montagne de l'Unis (Tur). Une couverture brodée d'or (précieuse acquisition que Gedymin avait faite d'un Kan des Tatars) fut accrochée aux branches d'arbres et lui servit de tente ; les seigneurs et les favoris du grand-duc eurent des gîtes à l'avenant de celui du maître. L'horizon, perdant peu à peu sa teinte rou* geâtre, se couvrait de milliers d'étoiles [sur son fond rembruni, et la fraîche brise de la nuit formait des nappes de perles avec ses vapeurs humides... En présence de cette nuit si belle et si calme, les groupes de chasseurs buvaient de l'hydromel que la bonne humeur du grand^duc n'avait point ménagé ce jour-là. Après l'excitation et la fatigue, le besoin du repos se fit sentir et la vallée redevint silencieuse. Au lever de l'aurore chacun fut sur pied ; le grand-duc avait donné le signal et tous étaient prêts à recevoir ses ordres. Gedymin restait étendu sur sa', peau de panthère, son air pensif contrastait singulièrement avec sa gaieté de la veille ; tout à coup il leva la tête, et dit aux seigneurs de s'asseoir auprès de lui : « Écoutez-moi, •dit-il, j'ai fait un rêve affreux : les dieux m'envoient un avertissement, mais j'avoue que mon esprit a peine à le comprendre. II me .semblait voir là, sur la montagno, un loup d'une grosseur surnaturelle, et recouvert d'une armure de fer comme celle des Teutoniques : je le voyais à la place où j'ai tué l'unis. Ce loup portait dans ses flancs cent autres loups; ils poussaient des hurlements effroyables. Que dois-je penser de ce rêve étrange? Est-ce moi, est-ce vous qui pourrons l'expliquer?.! On chercha à persuader au duc que l'augure était favorable; peut-être, osèrent dire quelques seigneurs, est-ce un présage de guerre ; mais tous s'abstinrent d'ajouter que cette guerre serait suivie de la peste et de la famine. Un des favoris de Gedymin lui conseilla d'interroger la sagesse du chef desWeïdalotes : c'était un homme dont l'origine, la science, la piété, inspiraient confiance aux Litvaniens. On le regardait comme un envoyé des dieux. Son histoire mérite d'être mentionnée. Jadis le grand-duc Witenes, père de Gedymin, étant aussi à la chasse, sur les bords de la Wilia, avait été frappé par les cris d'un enfant nouveau-né; il fit faire des recherches, et on découvrit dans un nid d'aigle un petit garçon richement emmaillotté : cet enfant fut élevé à la cour ducale, et on lui donna le nom de Lizdeyko. Lisdas signifie, en langue litvanienne, nid, et l'endroit où on le trouva s'est appelé, depuis l'événement, Werki, ce qui veut dire cris et pleurs. A deux lieues de Wilna on voit aujourd'hui un beau palais bâti sur cet emplacement. Lizdeyko montra de bonne heure une intelligence peu commune et des inclinations toutes particulières. On ne le voyait pas se livrer aux jeux de son âge ; les armes, les chevaux, tout ce qui plaît tant à la jeunesse, n'avaient aucun attrait pour lui : à tout il prêterait l'entretien des vieux prêtres ou la solitude des forêts sacrées. 11 passait des heures entières dans la contemplation du firmament ; alors ses paroles portaient l'empreinte d'une profonde sagesse ou d'une inspiration prophétique. Witenes, ne don tant pas de la vocation de son enfant adoptif, le consacra au culte des dieux et le mit en rapport avec les hommes les plus révérés de la Litvanie et de la Prusse. Bientôt Lizdeyko devint célèbre par sa connaissance des choses futures; respecté par le peuple et protégé par les prêtres, il fut élevé à la suprême dignité de Krcwe-Kreweyto. A l'époque qui nous occupe, le vénérable vieillard habitait, autant par piété que par prédilection, lu suinte vallée de Swintorog. LA POLOGNE. 5* Aussitôt quo Gedymin eut entendu prononcer le nom de Lizdeyko, il ordonna qu'on le fit venir ; Rrewc-Krcweyto arriva suivi de son cortège : ses cheveux et sa barbe étaient blancs comme sa robe. 11 s'appuyait sur un bâton surmonté de trois branches spiralement recourbées. LesWei-dalotes qui l'accompagnaient étaient habillés de noir, et chacun, selon l'importance de sa dignité, avait une ou deux branches à sa canne. Le grand-duc se leva pour recevoir le vieillard ; il lui donna la première place auprès de lui, et, après quelques paroles de bienveillance et de cordialité, il lui fît part du sujet de ses inquiétudes. A mesure que Gedymin avançait dans son récit, la physionomie grave do Lizdeyko prenait une expression de sérénité et de contentement, ses yeux brillaient d'un éclat surnaturel... Tout à coup il leva les mains et s'écria : a Le sort t'est favorable, nos dieux te comblent de leurs bienfaits. Ici tu dois fonder une ville, telle est la volonté des dieux, et dans cette ville la gloire de ton nom resplendira à jamais. Ce loup recouvert d'acier nous annonce que tu dois élever un château-fort, et les cent autres loups sont autant d'édifices qui s'élèveront sous sa protection ; ces hurlements que tu entendais dans ton songe te semblaient aller bien loin... La célébrité de ta ville se répandra au delà de nos contrées. » Le grand-duc inclina la tête en signe de soumission et d'obéissance à la volonté des dieux. La révélation du prêtre l'avait transporté de joie, et tous les assistants partageaient son émotion. Peu à peu cette joie devint de l'enthousiasme, et chacun se mit à crier : lado, lado. Après cette entrevue, la vallée de Swintorog prit un autre aspect; l'agitation, le mouvement, le travail remplacèrent ce calme que rien n'avait troublé jusqu'alors. Des voitures chargées de matériaux et d'outils arrivaient conduites par la main des ouvriers qui devaient bâtir la ville. On n'entendait plus que le bruit confus de voix et les coups redoublés de la hache. La montagne de l'Urusy dépouillée do ses arbres, prit une forme régulièrement cerclée. Sur son sommet, qui fut encore rehaussé, on éleva une tour octogone. De gros blocs de granit formaient ses impérissables fondements. Ses murailles en briques rouges, ses murailles d'une oonstruction si large et si parfaite, annonçaient que l'architecte voulait faire un œuvre d'avenir. En regardant aujourd'hui les restes de ce monument antique, on est tenté de rapporter son origine à une époque plus éloignée. Dans les embrasures profondes et basses des fenêtres, dans les voûtes toujours horizontales, et dans les niches, on croit reconnaître le type de l'ancienne architecture romaine; mais la netteté des contours, l'exactitude des dimensions et le matériel même des étages supérieurs, attestent l'art gothique qui florissait alors dans l'occident de l'Europe. Un modeste bâtiment se trouvait auprès du bastion ; il semblait plutôt un refuge contre le danger qu'une demeure de luxe. Toute la partie construite en pierres et en briques reçut le nom de Château supérieur, et la montagne fut appelée Montagne du Château. A ses pieds, sous la protection de la citadelle, s'éleva une grande maison en bois, destinée à être la résidence ducale ; aussi l'honora-t-on du nom de Château inférieur. Les tombeaux et l'emplacement où l'on brûlait les corps furent transportés vers l'orient dans la forêt de pins, là où s'étend aujourd'hui le faubourg à'Antokol. Gedymin honorait les dieux par amour et par reconnaissance : il fit placer l'idole de Perkounas vis-à-vis le château inférieur, dans la forêt sacrée qui s'étendait sur les bords de la Wilia. Le dieu reposait à l'entrée de ce sanctuaire, et près de lui brûlait le feu éternel de Znicz. Et dans ce lieu on construisit des habitations pour Krewe-Kreweyto et pour les Weidalotes. La résidence du grand-duc et l'asile du chef suprême de la religion furent bientôt entourés de maisons, constructions éparses faites sans plan et sans uniformité. Les habitants venaient s'établir à l'ombre de cette double protection. Le terrain entre les deux rivières et les hauteurs dont la chaîne fuit vers le midi devint vivant et animé. Telle est l'origine de la capitale de la Litvanie, fondée en 1322. III Plus de cinquante ans devaient encore s'écouler avant qu'une époque mémorable vînt planer sur la vallée de Swintorog; d'abord, des habitations remplacèrent le silence des tombeaux, puis le souffle divin de l'Évangile vint donner une autre vie à tout ce qui vivait. Quelques apôtres du Christ s'étaient mystérieusement établis au milieu des païens. Gedymin ne leur était point hostile, ces hommes pieux et inoffensils ne pouvaient inspirer ni la crainte ni la haine. Gedymin combattait les Teutoniques comme une puissance purement politique ; leur nom de chrétien n'avait pas déterminé la guerre, et en se déclarant contre eux, il formait des alliances avec les rois de Pologne et les ducs russiens. Il maria sa fille Aldona au roi de Pologne Kasimir le Grand, et ses deux autres filles, Danmila et Marie, aux ducs de Mazovie. Ses fils et ses cousins s'unissaient aussi à des princesses russiennes, et par conséquent embrassaient la religion chrétienne selon le rit grec. On voit que le grand-duc avait su apprécier ce que la religion chrétienne avait d'utile et de bon pour les sciences et l'industrie, on voit qu'il avait compris l'importance de la religion pour la Litvanie. Le fils de Giédymin, Olgerd, donna plus d'une preuve de bienveillance et de protection aux chrétiens. Un seigneur, nommé Gastold, chargé de gouverner pendant quelque temps la Podolie, devint amoureux de la fille du palatin de Buczacki, qui, au nom du roi, administrait le pays voisin. Gastold obtint la main de la belle Polonaise, sous la condition qu'il se ferait chrétien. La conviction pénétra son âme; il devint apôtre zélé de la foi du Christ, et quand, plus tard, on le nomma gouverneur de Wilna, il fit venir des moines de la règle de Saint-François, pour propager le christianisme. Ses premiers missionnaires s'établirent dans le quartier de la ville le plus proche du château, et bien près du sanctuaire païen ; mais leur modeste demeure n'était connue que d'un petit nombre de fidèles qui s'y rendaient pour adorer le vrai Dieu. Une croix en bois distinguait leur habitation de celles qui les entouraient. En 1368, le grand-duc Olgerd quitta la Litvanie pour aller faire le siège de la capitale des Moskovites, et Gastold, à cette même époque, était absent de Wilna. Les prêtres païens en profitèrent pour exciter le peuple contre les chrétiens. On força les portes du petit cloître; sept religieux furent égorgés, sept autres échappèrent au carnage en se sauvant dans les ravins qui bordent la Wilenka. Mais, bientôt découverts, on les attacha sur la croix, et on les précipita du sommet de la Montagne chauve dans la rivière. Les païens, en les voyant mourir emportés par les flots, disaient : « Nagez donc avec cette croix que vous vouliez nous présenter comme un Dieu! » Olgerd, au retour de son expédition, punit la ville coupable : cinq cents têtes payèrent le sang des mur- logne tyrs; et Gastold fit encore venir de Pologne des frè res franciscains. Il fit bâtir une église en briques sur la plaine sablonneuse, près de la route qui conduit de Wilna à Troki ; on la nomma l'église de la Sainte-Vierge-aux-Sables (Kosciol Panny Maryina Piaskach). On la voit encore aujourd'hui dans son antique simplicité. Malgré de saints efforts, les idoles furent encore adorées longtemps en Litvanie. Les princes restaient lidèles à la foi de leurs ancêtres, et le peuple delà capitale imitait l'exemple des princes. Jagellon lui-môme, avant que sa belle destinée lut accomplie, Jagellon se prosternait devant les faux dieux ; mais la Prusse et la Livonie se faisaient chrétiennes, et cette conversion était due à la puissance des chevaliers Teutoniques et du Porte-Glaive; nous disons conversion, mais c'est plutôt la violence et la force des événements qui amenèrent ce résultat. Lisdeyko, le fils de celui qui contribua à la fondation de Wilna, avait été appelé en Prusse, pour gouverner les intérêts de la religion païenne; mais, chassé par le christianisme, il erra de forêt en forêt, emportant avec lui la dernière étincelle du feu sacré. Jagellon, découvrant enfin le lieu de sa retraite, le fit venir à Wilna, et la statue de Perkounas fut encore une fois adorée parle grand-prêtre. Les croisés allemands poursuivaient leur oeuvre ; ils pénétrèrent jusque dans la dernière, ville païenne ; ils atteignirent môme la capitale de la Litvanie. Pendant trois semaines la ville fut assiégée ; presque toutes les habitations furent détruites par le feu (1578). Quatorze mille habitants périrent dans cette lutte. En supposant que c'était la moitié de la population, on voit qu'elle équivalait à peu près à celle d'aujourd'hui. Les châteaux résistèrent; la destruction des idoles, convoitée par une politique haineuse, était réservée à l'amour et au dévouemeut. Cette époque, s' grande pour la Litvanie, n'était éloignée que de quelques années. IV. En 1386, Jagellon épousa Hedwige et fut couronné roi de Pologne. Ses frères, ses cousins et les seigneurs qui l'accompagnaient à Krakovie pour la cérémonie du mariage reçurent le baptême. L'année suivante, le roi et la reine se rendirent à Wilna, pour répandre la foi qui avait pénétré l'âme de Jagellon. Ce prince, qui naguère avait présidé au partage du butin enlevé à la Po-toivtk n. ce prince, qui avait enrichi ses dieux de la dépouille d'une nation chrétienne, venait en Litvanie pour proclamer l'Evangile, pour instruire le peuple au culte du vrai Dieu. Par les ordres du monarque, on annonça le jour d'une grande solennité. Devant le temple païen, on éleva un trône, et Jagellon vint s'y asseoir avec la reine; en présence de la foule, il prononça les touchantes paroles de l'évoque Bodzanta ; puis il fit un signe, et des guerriers polonais et litvaniens se mirent à abattre les idoles. Le peuple, accoutumé à une obéissance passive, regardait la destruction de ses dieux ; ce sacrilège lui semblait accompli par une force surnaturelle. Le feu de Znicz fut éteint pour jamais; mais, au moment ou Jérôme (Iliéronim), prêtre chrétien venu de Bohême, se disposait à abattre la statue du dieu Perkounas, la hache lui glissa des mains et vint s'arrêter sur son pied... Alors la foule s'ébranla; ce furent des cris de triomphe et des menaces de vengeance!... Le prêtre, animé de l'esprit de Dieu, se mit à genoux et pria quelques instants ; puis, se levant, il montra au peuple son pied, qui ne gardait pas même la marque de la blessure ! L'idole fut renversée, et ce miracle commença la conversion des païens. Cette foule menaçante vint demander le baptême ; à dater de ce jour, les vérités chrétiennes furent enseignées au peuple. La ville prit un nouvel aspect. Sur les fondements du temple démoli s'éleva une cathédrale catholique, sous l'invocation de saint Stanislas, patron de la Pologne. Vis-à-vis de la citadelle du château supérieur, et à l'extrémité orientale de la plate-forme, Jagellon posa la première pierre de l'église de Saint-Martin. On croit que cette construction, toute parée d'ornements gothiques, ne fut achevée que bien des années après. Le roi, ne s'étant réservé qu'une suprématie vaguement définie, confia le pouvoir ducal à un de ses frères. Witold, son cousin germain, s'offensa de ce choix; son ambition avait rêvé une couronne, et ses qualités lui avaient valu la préférence des Litvaniens. Pour arriver à son but, il alla demander assistance au grand-maître des chevaliers de la Croix. Celui-ci n'eut garde de refuser; il voulait encore une fois profiter des discordes intestines de la Litvanie; il convoitait WTilna, et déjà il avait tenté de s'en emparer. Mais la garnison polonaise, qui défendait le château, repoussa victorieusement les attaques ( 1588 — 1590—1591 ). Cependant il arriva une époque où le château inférieur fut détruit par les 65 flammes; et le commandant, pour retenir l'ennemi, fit incendier la ville presqu'en totalité. Jusqu'au xve siècle, les habitations en bois furent détruites par la guerre, et aussitôt reconstruites parle peuple avec une prodigieuse activité. Trois monuments ont résisté à cette époque de feu et de sang, et sont encore debout aujourd'hui. On voit sur la montagne de l'Unis les murs construits sous le règne de Gedymin, puis la chapelle de la Sainte-Vierge-aux-Sables, et non loin de là la petite église de Saint-Nicolas. V. A la moitié du xve siècle commence la quatrième période de l'existence de Wilna. Kasimir, fils de Jagellon, réunit sous un même sceptre la couronne de Pologne et le duché de Litvanie. Ses trois fils et son petit-fils, qui termina la dynastie, ne cessèrent d'affermir le lien qui existait entre les deux pays ; ils préparaient le moment où les deux nations n'en formeraient plus qu'une. Tous les rois de cette race, si chère à la Pologne, eurent une affection plus vive pour la terre natale, mais cette affection n'était jamais préjudiciable aux intérêts de la Pologne. Ilshabitaient Wilna de préférence à Krakovie.Ces rois, qui étaient tous de grands chasseurs, étaient attirés par le voisinage de nos belles forêts. Kasimir, en fixant la résidence royale dans la capitale de la Litvanie, donna une nouvelle importance à cette ville; elle prit un développement rapide, et devint une ville de premier ordre. Les quartiers voisins des palais royaux et de la cathédrale se peuplèrent d'habitations destinées aux grands de la cour. Les nobles, les riches bourgeois et les marchands, venus de l'étranger, firent bâtir des maisons de luxe dans les rues principales. Les constructions en bois, quicomposaientauparavant lapresque totalité de la ville, furent cachées derrière les bâtiments en pierres et en briques. Ces modestes demeures semblaient fuir le centre de la cité, qui, vers la fin de cette période, fut entourée de remparts et de fossés. Le mur, d'après le plan de l'archevêque Tabor (1497), était large de plusieurs pieds et haut de quelques toises, et fut achevé sous le règne d'Alexandre (1506). Ces restes marquent encore aujourd'hui l'exacte étendue de la ville à toutes les époques. Huit portes faciles à barricader, en cas de siège, conduisaient vers les divers points du pays. Les faubourgs étaient en partie peuplés parles cullivaieurs de vergers et les fabricants de toutes les choses nécessaires à la vie. Les faubourgs avaient l'aspect de petits villages ou de bourgs. La Litvanie n'a pas changé sous ce rapport, mais, en revanche, presque tous les monuments construits dans l'intérieur des villes ont perdu leur caractère primitil. Deux grandes églises, celle des Franciscains, voisine de la chapelle de la Sainte-Vierge-aux-Sables, et celle des Bernardins sur le canal de la Wilenka, portent, comme par miracle, les traces du xve siècle. Une main ennemie s'appesantissait sur les trésors nationaux, et chaque réparation ôtait aux monuments le type de l'époque et la couleur du temps. Quand le règne des Jagellons vint rendre la prospérité au pays, quand la Litvanie arriva à l'apogée des lumières, tout fut transformé : autre plan, autre architecture ; en un mot, un souffle riche, vivifiant, chassa loin delui le passé. Celte époque dura cent cinquante ans, époque de beaux et glorieux souvenirs. Relativement à l'histoire de Wilna, nous la subdiviserons en deux périodes. VI. Les deux derniers rois de la race jagellonne contribuèrent puissamment à l'union de la Litvanie et de la Pologne, mais la fusion ne fut complète que vers la fin du xvie siècle. La nationalité polonaise ne pouvait s'établir qu'après le triomphe de la religion qui constituait sa base; la Litvanie, encore païenne, avait une crise difficile à subir, et celte crise devait cimenter l'union des deux peuples. La puissance litvanienne, avant sa jonction, s'était élevée au rang des grands Etats avec une rapidité inouïe, mais elle ne se soutenait que par la force conquérante. La capitale des grands-ducs était un amalgame d'éléments hétérogènes, et en devenant résidence royale, sa population s'accrut, mais son état politique resta le même. Au xvie siècle, sa population s'élevait à cent mille âmes; les Litvaniens, les Polonais et les Russiens en formaient le noyau principal, mais les Allemands et les Moskovites, attirés par le commerce, en composaient une partie considérable; ces derniers avaient même un hôtel particulier, qui était compté dans les édifices remarquables de la ville. A côté de ces spéculateurs, les Juifs, leurs rivaux, commen- cèrent à prendre racine dans le pays. Puis venaient les Tatars, amenés jadis par Witold; ils étaient établis à quatre lieues de Wilna, sur la Waka, et vivaient sous la protection des privilèges qu'on leur avait accordés. Les écrivains «le l'époque s'expriment ainsi en parlant de cette Population composée de peuples divers : « 11 n'y a pas une ville dans le monde où plus de cultes se trouvent réunis. Auprès*de nos églises catholiques s'élèvent des synagogues, des mina* rels, et sans doute on pourrait découvrir quelques temples consacrés à Perkounas. Nous, chrétiens, nous célébrons le saint jour de dimanche, !es Juifs leur sabbat, les disciples du prophète le vendredi, et les idolâtres aborigènes le jeudi.» Mais les païens et les infidèles n'étaient pas •es plus redoutables ennemis du catholicisme Polonais : le schisme grec lui était plus hostile, il luttait contre l'esprit civilisateur, et cette lutte, funeste aux sciences, aux arts, à la nationalité polonaise, dura plusieurs années. Ainsi, en regardant la ville, comme l'histoire hiéroglyphique du pays, on voit que les intérêts religieux absorbaient et concentraient l'activité des habitants ; les murs de chaque église, seuls monuments qui aient survécu à tous les événements, retracent le caractère des différentes époques. La première moitié du xvie siècle semble pourtant démentir notre observation, rien n'est resté delà splendeur du règne des Jagellons, pas une ruine, pour témoignage de cette grandeur Passée! Les chroniques du temps sont la seule attestation que nous ayons, mais cette faible lueur servira à compléter l'ensemble de noire tableau. Après l'incendie de 1515, qui s'étendit jusqu'au château et à la citadelle, Sigismond Ier le Vieux fit restaurer ce qu'on appelait alors la Cite' de la Croix, et il fit remplacer le château inférieur par un palais en briques; depuis lors le quartier qui s'étend jusqu'à la cathédrale prit un aspect plus régulier. Le feu, qui ravagea encore une fois la moitié de la ville et la cathédrale en 1550, détermina de nouvelles constructions; de cette époque date la renaissance de Wilna. La Pologne touchait alors à l'apogée de sa puissance et de sa prospérité. La paix et le mouvement général des esprits favorisaient la littérature nationale. Les lumières et les arts de l'Europe civilisée apportaient leurs tributs à notre heureuse patrie, et tout ce que la Pologne LA POLOGNE. 35 recevait dans son sein, elle le répandait en Litvanie. — Sigismond-Àuguste, nommé grand-duc du vivant de son père, résidait à Wilna. Ce prince, doué de brillantes qualités, ami des lettres, passionné pour les arts, avait une prédilection particulière pour la ville : c'est là qu'il avait passé les jours de son heureuse enfance, c'était l'héritage de ses aïeux, c'était le berceau de ses plus chers souvenirs ; aussi Wilna devint plus belle et plus resplendissante sous son règne. Le chàieau ducal reçut des embellissements et renferma des choses précieuses à la Litvanie ; c'est là que furent déposés les livres qui formèrent plus tard le noyau de la bibliothèque de Wilna. Sur les ruines de l'ancienne cathédrale s'éleva une cathédrale, d'après le plan et la direction de P>ernard Zenobi, né à Gênes. Cet édifice, commencé en 1554, fut achevé en 1539. Les seigneurs qui habitaient Wilna contribuèrent aussi aux embellissements de la ville. L'hôtel des Radziwill se faisait remarquer entre tous; cet hôtel, qu'on pourrait appeler un palais, touche à l'encadrement du château ; il n'en était séparé que par la clôture du petit parc, et même on y avait pratiqué un guichet pour faciliter les communications. Sigismond visitait volontiers ses sujets, c'est-à-dire les seigneurs de la cour, mais il avait une affection particulière pour la maison des Radziwill. Barbe Radziwill, veuve de Gastold, avait su loucher le cœur du monarque, et cet amour, si ardent et si pur, fut consacré par des liens légitimes; mais des circonstances indépendantes de la volonté de Sigismond ne lui permirent pas de déclarer son mariage. Barbe était étrangère à toute pensée d'ambition, elle avait obéi aux sentiments de son cœur, il lui importait peu d'être reine : son bonheur, à elle, c'était l'amour de Sigismond. La solitude, une solitude à deux, c'est là qu'elle voulait vivre et mourir. Sigismond dut favoriser un penchant si bien d'accord avec ses devoirs de position. A l'extrémité du faubourg d'Antokol, sur les bords de la Wilia, se trouve une ferme appelée Wirszupka, appartenant aux Radziwill ; ce lieu fut choisi par les jeunes époux, ils y firent construire un petit palais qui devint l'asile de l'amour et du repos. Sigismond voulait que la Litvanie et la Pologne ne formassent qu'une même nation. Tous ses efforts tendirent à ce grand résultat; mais ce furent les rois qui lui succédèrent qui accomplirent cette œuvre si grandement commencée. Le duché de Litvanie forma le tout qui composait l'indivisible république polonaise. Etienne Batory et sa femme Anne Jagellonne amenèrent une transformation remarquable dans la nationalité litvanienne, en fondant l'université de Wilna (1579), à l'instar de celle de Krakovie. Le germe de cette institution, si féconde en beaux résultats, fut d'abord confié aux soins des Pères Jésuites, introduits quelques années auparavant, sous le règne de Sigismond 111 Auguste : à l'époque où la guerre de trente ans embrasait l'Europe, la religion se trouvait sur le premier plan dans tous les intérêts d'Etat. Cet ordre, célèbre par son activité et par les lumières qu'il possédait alors, prenait part aux affaires de la diplomatie et de la haute politique, ce qui lui valut une grande puissance et d'immenses richesses; mais on doit dire, par amour de la vérité, que ces richesses furent utiles à l'enseignement public et à la capitale elle-même, qui reçut de cette main divers embellissements. Tout ce que Wilna possède de plus précieux en fait d'architecture est dù à un sentiment religieux. Parmi ces constructions, les églises et les cloîtres des Jésuites se font remarquer par le luxe et par la grandeur. La plus grande partie des monuments a été fondée, refaite ou achevée vers la fin du xvie siècle ou dans la première moitié du xvne. De nos jours, cette môme ville s'étonne en voyant une construction un peu spacieuse, et, cent ans auparavant, tout portait un cachet de grandeur ! L'imagination reste frappée en voyant la force des moyens imprimés au passé. Que de capitaux, que de bras pour accomplir ces travaux! quelle activité dans le commerce!.. l'Italie, Venise, Florence, Borne et Naples nous prêtaient leurs talents et nous enrichissaient de leurs productions. Aussi le style d'architecture qui florissait alors au midi de l'Europe, s'est répandu en Litvanie, et a, pour ainsi dire, effacé le type ancien. Les églises qui appartenaient aux xive et xve siècles, et au commencement du xvie, n'ont pas échappé à cette influence. Quelques-unes présentent à l'extérieur un caractère d'antiquité originaire ; mais l'intérieur, ou les parties qui ont eu besoin de réparation, portent les traces de la mode nouvelle, sans égard pour l'harmonie et le respect qu'on devait au type primitif, entre autres les églises des Franciscains et des Bernardins. On remarque des églises dont l'entrée, le portail étroit, enfoncé, les vestibules, les corridors, les galeries ou çirçu- lent la procession, témoignent de l'esprit religieux, sévère, ardent, qui dominait à cette époque; ces longues galeries sont arquées, sombres et exemptes de tout luxe mondain, mais l'extérieur est éclairé et orné de fresques, leurs voûtes sont soutenues par des pilastres de l'ordre grec, et leurs dômes arrondis sont une preuve que l'art moderne y avait mis la dernière main. Telle est l'église des Dominicains ou du Saint-Esprit. L'église de Sainte-Anne, construite en briques, est la seule qui ait conservé le style gothique dans toute sa pureté. Ce petit édifice reste comme un modèle tout plein de poésie et d'inspirations spiritualistes; il fait contraste avec les productions élégantes et presque voluptueuses que l'Italie a fait surgir du monde païen. À la fin de cette période, et si féconde et si caractéristique dans l'histoire de Wilna, appartiennent encore, quelques monuments dus au noble orgueil des seigneurs litvaniens, mais ils portent les traces d'une influence étrangère, qui s'introduisit d'abord en Pologne et nécessairement en Litvanie. Une tradition rapporte que trois seigneurs, Sapiéha, Sluszka et Massalski, prirent l'engagement de fonder trois palais, et chacun se promit de surpasser les autres en luxe et en magnificence. Ce défi donna à la Litvanie trois beaux édifices; mais le palais de Massalski disparut dans une des dernières crises du pays. Celui de Sluszka est situé sur les bords de la Wilia, près du chemin qui conduit du château royal à Wirszupka; l'architecte, qu'on avait fait venir d'Italie, a été inspiré par son beau ciel, il a ravi à Naples une de ses villa pour la jeter dans notre sévère climat. Le palais de Sapiéha, situé près du faubourg d'Àntokol, et non loindesanciennessépultures des ducs de Litvanie, est couvert par une épaisse forêt; il porte dans son ensemble le type italien, mais on voit que le premier plan a été traversé par de nouvelles idées : des tours féodales, un jardin tracé d'après lesrègles d'un goût forcé et tout garni de statues mythologiques, appartiennent à la vieilleécole classique. A l'époque où cet édifice s'élevait, Marie-Louise de Gonza-gue, destinée à devenir successivement épouse de deux de nos rois, arrivait en Pologne ; les relations avec la France devinrent alors plus fréquentes, et l'événement qui en fut la cause se refléta dans la ville, dans ses édifices, dans ses constructions, et apporta quelques changements dans les habitudes nationales; bientôt après s'ouvrit cette déplorable période de notre histoire, et qui se prolongea jusqu'à la moitié du xvme siècle. La Litvanie et sa capitale ne furent pas épargnées. VIL . Les dissensions religieuses vinrent désolei notre patrie, après la guerre de trente ans. La révolte des Kosaks détermina les Moskovites à tenter une invasion. Le tzar Alexis Mikailo-vitsch pénétra au cœur de la Litvanie et s'empara de Wilna. Une bande de Kosaks, commandée par Zlotarenko (zlota rcnka, la main d'or), accompagnait le tzar. La ville fut pillée et incendiée ; les faubourgs, qui s'étendaient au delà des remparts, composés de maisons en bois, furent entièrement détruits, et la peste emporta les habitants que le fer et le feu avaient épargnés par miracle. Plus de trente mille personnes périrent à cette époque et pendant les guerres qui la suivirent. Ce fléau reparut à plusieurs reprises. Vers la fin de cette période désastreuse, arriva l'invasion des Suédois, commandés par Charles XII. Cette invasion a laissé des souvenirs d'horreurs à la génération actuelle : les églises catholiques furent ravagées par la soldatesque protestante, ils n'eurent ni pitié pour les hommes ni respect pour les choses révérées, tout péril, tout fut immolé à leur rage. Après ces grandes calamités, la nation tomba dans l'apathie : elle semblait épuisée par ses efforts et par ses luttes; l'amour du bien-être, de la jouissance, avait remplacé l'ardeur du bien général; les grandes villes surtout étaient atteintes de ce mal : on ne voyait plus de nouvelles constructions, les anciens édifices se détérioraient sans qu'on pensât à les réparer; les rues étaient dépavées, et sur les places on déposait d'immondes fumiers; partout des traces d'insouciance et d'égoisme, et Wilna, si différente d'elle-même, comptait encore soixante mille habitants; elle était riche, elle était opulente, elle était animée, commercialement parlant, mais le temps de son noble orgueil était passé. Les familles puissantes avaient presque toutes un parti : chaque parti était hostile à l'autre, et s'il arrivait que deux seigneurs ennemis se rencontrassent sur un chemin, il s'ensuivait presque toujours un combat, Quand ces rencontres avaient lieu la nuit, cela offrait un spectacle presque beau et pittoresque; les rues n'étant pas encore éclairées la nuit, les piqueurs et les heyduks portaient des flambeaux, et pour ranimer les lumières quand elles étaient près de s'éteindre, ils frottaient leurs torches contre le mur des maisons; les murailles étaient toutes couvertes de raies noires qu'on se souciait très-peu d'effacer. Quand un Radziwill, un Sapiéha, un Massalski, un Oginski, un Brzostowski, un Chodkiewicz , un Paç, sortait de son hôtel, le cortège touchait d'une extrémité de la ville à l'autre. Le luxe et l'insouciance allaient de pair; ce n'est que vers le milieu du xvnie siècle qu'une crise heureuse s'opéra dans l'état moral de la Pologne, et une nouvelle période s'ouvre dans l'histoire de Wilna. VIII. L'esprit national, en se relevant, amena des réformes politiques et fit renaître l'amour des sciences et de la littérature. Bientôt l'université de Wilna devint un des plus puissants foyers de lumière. L'ordre des Jésuites, aboli en 1775, avait laissé un riche héritage à la commission d'éducation publique, qui en lit un digne usage. L'ancienne Académie, sans rien perdre de sa gravité , reçut les changements exigés par sa nouvelle position. Les cabinets de minéralogie, de physique, l'observatoire et le jardin des plantes se formèrent ou se développèrent sous ses auspices. En même temps la ville prit un aspect plus régulier et reçut diverses améliorations : on déblaya et on élargit les places publiques, on répara et multiplia les canaux, les aqueducs et les égouts ; des maisons nouvellement construites bordèrent les rues mieux alignées (et mieux pavées. Parmi les constructions de cette époque, la cathédrale et l'hôtel de ville méritent une mention particulière. L'ancienne cathédrale avait été détruite par un orage en 17G0. L'évêque Ignace Massalski résolut de la faire reconstruire en 1777; l'architecte Gucewicz dressa un plan qui fut approuvé et adopté. La tâche de l'artiste présentait de grandes difficultés, car il fallait conserver ce que l'orage avait épargné et donner de l'harmonie à l'ensemble ; Gucewicz déploya autant de goût que de talent. La chapelle en marbre de Suint-Kasimir, qui était restée debout au milieu des ruines, trouva sa place dans la nouvelle construction : l'artiste sut créer et conserver avec un égal bonheur. Son œuvre est pour ainsi dire le modèle d'un genre inconnu qui se rapproche pourtant du type italien. L'hôtel de ville, du même artiste, semble appartenir à l'ordre grec ; mais comme l'édifice est resté inachevé, il est impossible de l'apprécier à sa juste valeur. Le beau palais de Weiki donne une idée plus complète du talent de Gucewicz. En parlant de notre célèbre architecte, nous ne pouvons oublier deux hommes qui, comme lui, ont fait honneur aux arts : Simon Czc-chowicz et François Szmuglewicz. Le premier a enrichi de ses œuvres presque toutes les églises de Wilna, et l'autre a consacré son talent à la grande cathédrale. IX. En 1812, Napoléon passa et repassa par Wilna. Cette capital© se berçait de l'espoir d'unir son sort à celui de Warsovie et de Krakovie; mais cet espoir s'évanouit comme un songe, et les événements de 1815 changèrent encore une fois l'aspect de Wilna. La politique des tzars de Pétersbourg avait résolu la mort de notre nationalité ; mais c'était lentement qu'ils voulaient nous détruire. D'une main ils profanaient nos plus chers souvenirs, ils touchaient à nos monuments vénérables, et de l'autre ils prodiguaient aux villes des embellissements. Ainsi, Wilna vit s'élever de beaux boulevards garnis de peupliers; ses canaux, ses marchés, ses ponts prirent une forme élégante et régulière, et chaque quartier de la ville eut une compagnie de pompiers; mais à côté de ces avantages, on faisait de nos églises des magasins , et des cloîtres on faisait des prisons politiques et des casernes; toutes les maisons remarquables devinrent la proie de vils spéculateurs ou la propriété du fisc. Le palais de Sluszka devint une brasserie, et celui de Sapiéha un hôpital militaire; un grand bâtiment carré, nommé Cardinalie, jadis résidence du cardinal Radziwill, fut transformé en basar; les beaux hôtels des Sapiéha dans la rue Saint-Jean et des Oginski près la porte du château, ainsi que le palais des évêques, furent occupés par les bureaux fiscaux. La population, qui au xvie siècle s'élevait à cent mille âmes, et au milieu du xvnr3 à soixante mille, se réduisit à quarante mille sous le gouver- nement moskovite, et la moitié se compose en partie de Juifs. Cette race, qui de préférence s'est arrêtée en Pologne, y a conservé ses lois, ses mœurs, son costume, et elle semble se pro-pager en raison des calamités de ce pays. Quand le nouveau système commercial ruina les provinces envahies par les tzars, les Juifs seuls s'occupèrent du commerce et se placèrent à la tête du mouvement des fonds ; ils s'emparèrent plus ou moins directement de toutes les branches d'industrie. Il est donc difficile de vendre ou d'acheter à Wilna sans l'intermédiaire des Juils. Quand on arrive aux portes de la ville, on trouve une multitude d'Israélites qui vous offrent des chambres garnies et leurs services personnels. Vous ne sauriez être logé, ni informé de rien, sans un cicérone en manteau noir. Les épiciers, les tailleurs, tous ceux qui débitent les choses de première nécessité, sont en général des Juifs; mais on doit dire qu'ils vendent ou confectionnent à meilleur marché, car leur escroquerie et leurs viles spéculations les mettent toujours à même de se rattraper. Au premier coup d'œil, la ville entière semble être peuplée par les descendants de Judas. La police a beau leur défendre l'entrée des principales rues, ils y reparaissent toujours. Le quartier central est à eux sans partage ; trois rues entourent une cité purement israélite : la rue Grande ou du Château, l'Allemande et des Dominicains. Là, autour d'une synagogue vraiment étonnante par sa grandeur et par l'originalité de son architecture, dans un labyrinthe de ruelles et d'impasses sans nombre, dans une boue qui ne sèche jamais, dans une atmosphère infecte, fourmillent des milliers d'individus toujours actifs, toujours et uniquement préoccupés par lî» pensée du gain, et toujours rebutants par une malpropreté qui confond les plus riches et le* plus pauvres, car tous ont la même apparence de misère. De ce repaire immonde s'écoule la population juive. Les hommes sont habillés de noir et les femmes de blanc. Les premiers ont des manteaux noirs et des chapeaux à larges bords ou des bonnets pointus. Les autres sont enveloppées d'une espèce de linceul blanc; elles portent des pan" toufles à hauts talons : le bruit qu'elles font en marchant et leur jargon israélite interrompent 1 silence de Wilna. Les quartiers chrétiens témoignent que Wil'1 était une ville de luxe et d'opulence; rien n'an I nonce le goût mercantile. Si on aperçoit çà et quelques grands magasins, ce sont des modes, des nouveautés, des vins fins, des sucreries qu'on y débite, en un mot tout ce qui sert à la consommation du riche. Chaque maison est occupée par un seul propriétaire; elles ont toutes des portes cochères et des cours spacieuses. Wilna, qui compte quarante mille habitants, possède cinq cent quatre-vingt-cinq maisons en pierre et neuf cent soixante-sept en bois ; total : quinze cent cinquante-deux. L'arrangement des canaux souterrains, bien appropriés à la position de la ville, procure une grande abondance d'eau de fontaine. Cette eau, d'une qualité excellente, est répandue, au moyen des pompes, dans les quartiers les plus retirés de Wilna. Le vent sec qui vient du côté de l'orient entrelient la propreté et la salubrité. Les épidémies sont rares, et leur apparition fait peu de ravage. La culture des vergers étant la principale occupation des habitants des faubourgs, les places et les maisons particulières sont entourées d'arbres ; ce qui donne à la ville l'aspect le plus riant et le plus agréable. Wilna possède un grand nombre de jardins. Les plus remarquables sont ouverts au public; parmi eux nous citerons celui qu'on trouve près du palais de Sapiéha à Ànto-kol. Ce jardin, dessiné dans le goût français, est une miniature des Tuileries. Les autres appartiennent au genre anglais. Le plus spacieux, situé autour d'un élégant palais, égale, quant à l'étendue, le parc de Versailles. L'art avait très-peu à faire, la nature avait tout prodigué. Ce palais, dans une situation si pittoresque, appartenait aux Plater; aujourd'hui il est passé dans la famille Korwel. En parlant de ces beaux jardins, nous ne pouvons oublier celui de Srumillo, si remarquable par la culture des fruits et des légumes; mais ces parcs, ces jardins, ces produits de l'art et du goût ne sont rien quand on les compare aux campagnes qui entourent la ville. ENVIRONS DE WILNA. Depuis nombre d'années les remparts qui ceignaient la capitale étaient tombés en ruines, et, par suite de cette dégradation, les faubourgs se confondaient avec la ville. Sur huit portes il n'en reste plus que deux : celle du Château et celle d'Ostra-Brama. La première reste intacte, grâce au bâtiment des archives, car il était impossible d'abattre la porte sans endommager le vaste bâtiment qui l'avoisinc. La seconde fut protégée, contre la bande noire moskovite, par la chapelle miraculeuse de la sainte Vierge, placée sous sa voûte. Cinq barrières, avec des corps de garde, ferment à présent la ville, qui se compose de vingt-deux rues et dix-neuf ruelles; toutes ces issues, coupées en tous sens, aboutissent à des voies praticables pour les piétons et même pour les petites voitures. En suivant en ligne droite une large chaussée bordée de trottoirs et ombragée par deux rangées d'arbres, on arrive au beau faubourg de Po-hulanka; toutes les maisons sont neuves, élégantes, et ont de jolis jardins. La porte de la barrière qui conduit à ce faubourg est surmontée par deux cavaliers aux armes de Litvanie. De ce point on découvre une plaine sablonneuse, bordée à l'horizon par la chaîne bleuâtre des hauteurs dont le sommet est marqué à l'occident par un petit bâtiment de pierres blanches : c'est une chapelle toujours ouverte pour recevoir la prière du voyageur. Jadis on n'abordait ce lieu qu'avec terreur, car il servait de retraite aux bandits. Les toits de quelques cabanes rustiques s'enfoncent dans les buissons et se confondent avec le coloris grisâtre des landes. Un seul objet contraste avec l'harmonie générale; un monument funéraire, peint en blanc et noir, attire les regards à droite du grand chemin : Repnine, minisire moskovite, connu en Pologne par son insolence, a déposé là, sur notre terre sacrée, la dépouille mortelle de sa femme! le repos de la mort dans un sol subjugué! Personne ne déposera sur cette tombe une prière, un soupir; les oisifs, en passant, gravent sur celle pierre une épigramme! Un peu plus loin, à droite, s'étend une forêt de pins. Les soins du gouvernement ont oublié, grâce au ciel, d'y ira-cer des allées, des chemins, une règle à la main. L'art n'a pas profané cet admirable ouvrage de la nature; le prêtre, en traversant la forêt de Pohulanka, pourrait s'écrier : f Ah! le beau sermon! » Le pas hasardeux des voyageurs à pied, la promenade à cheval ou en calèche, ont tracé une multitude de sentiers qui conduisent sur les bords de la Wilia. La rivière, encaissée entre les flancs des coteaux, roule impétueusement sur des cailloux, et jette son écume contre des blocs de granit, qui, de distance en distance, en percent la surface. D'un côté, des pins majestueux se pen- client sur ces bords escarpés; de l'autre, des buissons touffus, sur l'amphithéâtre deshauteurs ; tout contribue à augmenter la profondeur et l'ombre des ravins, et l'eau réfléchit leur image et prend une teinte brune en harmonie avec ce site plein de tristesse. Quelques petites îles, couvertes de verdure et jonchées de roses sauvages, s'offrent comme un ravissant contraste et semblent apportées par le fleuve comme un bouquet de fleurs. En suivant le cours de la Wilia, on arrive à une clairière, et on aperçoit, à travers les arbres, des murs, des clôtures; ils font partie d'un grand bâtiment qui a plusieurs étages et un nombre infini do croisées. Ce bâtiment, d'une forme grandiose, ressemble à un palais enchanté; c'est le cloître de Zakrct, Il doit sa fondation aux Jésuites, qui avaient formé là l'établissement de leur noviciat. Plus tard, après le démembrement de la Pologne; le général moskovite Benningsen, gouverneur de la province, en prit possession, et l'orgie et la débauché remplacèrent l'étude et la méditation. Mais Benningsen n'y resta pas longtemps; en 1815, le gouvernement russe en fit un hôpital militaire, et plus tard un magasin poulies munitions de bouche. Pour éprouver des impressions tout à fait contraires, il faut visiter la contrée orientale de Wilna. On y arrive par deux faubourgs, celui de Rossa et celui de Poplawy. Le premier objet qui se présente à la vue est le cimetière ; mais la nature est là si jeune, si belle, si verdoyante, que les tombeaux perdent de leur tristesse. La Wilenka arrose la contrée, toute coupée par des collines et des prairies émaillées de fleurs. Les mouvements de terrain varient à l'infini; tantôt il dessine des hauteurs bizarres, tantôt des vallons rafraîchis par des fontaines et ombragés par des bocages. Cette contrée est une idylle pleine de grâce et de charme. Le nord-est, sur la rive droite de la Wilia, a un caractère tout particulier. Au delà d'une plaine aride, où l'on voit les restes du faubourg Sni-piszki, s'étend une chaîne de montagnes qui forme en demi-cercle la vallée de Wilna. Les collines, couvertes de pins, n'ont pas la douce sérénité de Poplawy, ni la gravité mélancolique de Zakret. L'aspect de ces collines est animé par le beau palais de Werki et par les églises de Cal-varia et de Trinopol. Trente et quelques petites chapelles, dispersées çà et là et jointes par un labyrinthe de sentiers, composent le Mont-Calvaire. Chaque chapelle a une l'orme différente, et contient une partie de la passion du Sauveur. En parcourant les environs de Wilna, on rencontre à chaque pas des positions élevées qui vous permettent de découvrir toute la ville. Notre capitale impose aux yeux du voyageur qui la contemple; elle impose par la splendeur de son aspect, par ses dômes, ses magnifiques églises, dont vingt-six sont encore ouvertes au cuite catholique. Les maisons sont blanches ou peintes en couleur, et leurs toits sont rouges. Les montagnes qui s'élèvent au cœur même de la ville et les ruines qui couronnent leurs sommets produisent les illusions d'un panorama. Une atmosphère vaporeuse enveloppe toute la ville, et des nuages condensés s'échappent du quartier juif et s'étendent comme un manteau noir sur Wilna. Au travers de ces vapeurs noirâtres s'élève une tour, ou plutôt un clocher, qui domine encore, quoiqu'il soit placé dans la partie basse de la ville : c'est le clocher de Saint-Jean ; il surmonte les murs de cette université qui était la vie morale, la vie intelligente de la capitale de la Litvanie. L'université de Wilna a donné à la Pologne des illustrations, et au ciel des martyrs. En 1851, les élèves montrèrent tout ce que l'amour de la patrie peut donner de courage et de dévouement. La vengeance, qui ne put atteindre ces héroïques jeunes gens, cachés dans la tombe ou protégés par la sympathie des pays lointains, se déchaîna contre le sanctuaire de leur éducation. L'université de Wilna n'est plus! ses murs de granit sont dévastés, et sa bibliothèque deviendra tôt ou tard une caserne. Sur l'emplacement des anciens châteaux des rois de Pologne s'élève aujourd'hui une forteresse! Un canal conduit de la Wilenka à la Wilia; il passe près des murs de la cathédrale, et marque la limite de ces ouvrages qui embrassent la Montagne du château et la Montagne chauve. Les ruines de la citadelle octogone qui ont vu naître et grandir la cité de Gedymin et la montagne de trois croix, où ont souffert, où sont morts pour la foi les premiers apôtres chrétiens, sur ce même emplacement on voit aujourd'hui des canons! 0 Gedymin! ton rêve n'était-il donc qu'un présage de douleur et d'éternelles désolations ! 0 Lisdeyko! tes prophéties, qui annonçaient à Wilna la gloire et la force, seront-elles à jamais démenties ! Félix Wrotisowski. POLOGNE HISTOIRE. SUITE DE LA TROISIÈME ÉPOQUE (1555-1587). LOUIS DE HONGRIE ( 1570-1582). Les Piasts régnèrent pendant cinq siècles, et Kasimir-le-Grand fut le dernier de cette race qui donna de grands hommes et de grands rois à la Pologne. Ce prince, n'ayant eu que deux filles de son troisième mariage, laissa le trône sans héritiers ; mais conformément aux conventions qui avaient été faites du vivant de Kasimir, Louis de Hongrie devait lui succéder. Louis descendait des Capets par les ducs d'Anjou, issu de Charles, Irère de saint Louis. Charles Robert, roi de Naples, ayant épousé Marie , fille d'Etienne V, roi de Hongrie, acquit le droit de succession à ce pays. Louis était fils de Charles et d'Élisab eth, princesse polonaise, fille de Wladislas-le-Bref et sœur de Kasimir. On voit par cette filiation que Louis, comme neveu de Kasimir, avait des droits au trône de Pologne, droits doublement sanctionnés par les conventions des années 1539 et 1555. Aussi, ce prince se présentait-il comme candidat en 1570. Cependant il pouvait redouter les justes prétentions des ducs de Mazowie et de Kuïavvie, celles de Zieinowit, de Wladislas, et surtout de Kasimir, duc de Stcttin, petit-fils de Kasimir-le-Grand, car ces princes étaient de la race des Piasts. Mais comme ce conflit d'ambition pouvait devenir funeste au pays, une assemblée, réunie à Krakovie, se décida en faveur de Louis de Hongrie ; la décision fut prompte, car la Pologne était en danger : d'une part elle avait à redouter 1 invasion étrangère, et de l'autre, comme nous lavons dit, les prétentions des candidats au trône. Les députés furent envoyés à Wissegrad pour inviter le roi de Hongrie à se rendre en Pologne; ils lui exposèrent l'état du pays, ils lui firent le tableau des désastres causés par l'invasion des Brandebourgeoisdans la Grande-Pologne, et dans une partie de laWolhynie par les Litvaniens. Lu blin et Sandomir venaient aussi d'être envahis par les tome n. Litvaniens, qui avaient pillé et dévasté la célèbre abbaye de Sainte-Croix à Lysa-Gora. Louis était loin de dédaigner le trône de Pologne; cependant il feignait des répugnances, et il dit à la députation que deux royaumes à gouverner étaient au-dessus de ses forces, et que, n'osant accepter une telle responsabilité, il confierait à sa mère, Elisabeth, sœur du feu roi, la régence du trône de Pologne. La députation insista davantage et finit par vaincre la répugnance de Louis ; ce prince se décida enfin à aller chercher la couronne qui lui était offerte. Les notabilités du pays vinrent à sa rencontre jusqu'à Sandccz (situé aux pieds des Karpates). Louis fit son entrée à Krakovie le 17 novembre 1570. Il fut couronné et peu de jours après on rendit les honneurs funèbres à Kasimir. On déploya dans cette triste solennité un faste et une magnificence que rien n'avait égalé, et que depuis on ne vit plus en Pologne. La mort de Kasimir causa une douleur générale; le peuple pleurait le roi des paysans, et Louis, au début de son règne, augmenta les regrets qu'on avait pour son prédécesseur. Il conféra les domaines de la couronne aux étrangers, il créa de nouveaux ducs, et, violant par là tout es les conventions anciennes et modernes, il jeta des germes de discordes. Wladislas, duc d'Opole, palatin de Hongrie, neveu du roi et issu d'une dynastie silésienne germanisée, Wladislas eut, à titre de fief, plusieurs districts en Pologne et dans les terres russiennes. Kasimir, duc de Stcttin, cul les districts de Bydgoszcz, de Wielatow, de Walccz et la ferre de Dobrzyn. Les ducs, en jurant fidélité au roi, s'obligèrent à restituer ces domaines à la couronne après l'extinction de leurs enfants mâles, promesses qui ne furent jamais réalisées. Louis, après son couronnement, quitta Krakovie et visita les villes de la Grande-Pologne; partout il fut reçu avec réserve, car la nation était déjà en défiance. La différence du langage aug- mentait encore l'éloignement qu'on avait pour le roi; les Polonais ne pouvaient plus, dans des audiences particulières, confier leurs peines au souverain,et le souverain ne pouvait, dansaucune occasion, leur déclarer ses intentions sans le secours d'un interprète, qui, souvent pris au hasard, rendait mal ses idées ou trahissait ses sentiments par mauvais vouloir. Les esprits s'aigrissaient en voyant la cour envahie par les Hongrois ; ils briguaient les premières charges de l'Etat et voulaient partout commander en maîtres. Le roi, sans tenir compte du mécontentement général, y mit le comble en faisant déclarer illégitimes les deux filles de Kasimir-le-Grand, Anna et Hedwige : la crainte de perdre son trône le poussa à cette iniquité ; il redoutait que les princesses, en se mariant, ne fissent valoir leurs droits à la couronne de Pologne; et pour prévenir les événements, Anna et Hedwige furent exilées en Hongrie et mises au nombre des enfants adultérins du feu roi: les liens de famille, le respect qu'il devait à la mère des princesses étaient de faibles considérations pour Louis. Cet acte honteux acheva de lui aliéner la nation ; une révolution était près d'éclater, et le roi, aussi avide qu'ambitieux, s'empara du trésor, des joyaux de la couronne, et quitta Krakovie (4571) pour se rendre en Hongrie. Il perdait un trône, mais il emportait des trésors très-capables de le consoler. En partant, il nomma sa mère, Elisabeth, régente du royaume. Le changement de gouvernement ne pouvait apporter aucune amélioration; Elisabeth était bien décidée à continuer le règne de son fils. Elle s'entoura de ses favoris, elle donna les domaines de la couronne aux étrangers; en un mot, il n'y eut de grâces, de faveurs, de justice que pour ses favoris ou pour ses complaisants. Des bandes organisées dévastaient les campagnes; on envoya des troupes dans le but de les détruire, mais ces troupes rançonnaient les brigands et les relâchaient ensuite pour avoir l'occasion de les reprendre et de les rançonner encore. La Grande Pologne était exempte de ces désordres : Przeçlas de Goluehow, gouverneur de celte province, maintenait l'ordre par son caractère de modération et sa liante probité ; mais la régente avait de l'éloignement pour les talents et pour la probité, les vertus lui semblaient la critique de sa conduit*;; elle voulut donc se débarrasser de Przeçlas, et en conséquence elle nomma à sa place Othon de Pilça, palatin de Sandomir. Toute la Grande-Pologne se souleva d'indignation, et ce pays, si paisible naguère, devint en proie à toutes les horreurs de l'anarchie. C'est à cette époque que la peste se vit en Pologne et y causa de si grands ravages. Il y a dans la vie des nations, comme dans la vie des hommes, des temps marqués par la fatalité. Un événement inattendu vint encore compliquer la situation dç la Pologne : Wladislas-le-Blanc, fils de Kasimir, duc de Gnicwkow et neveu de Kasimir-le-Grand, avait renoncé à tous les biens temporels pour embrasser la vie dévote ; il s'était retiré à Dijon, en Bourgogne, dans un couvent de Bénédictins. Tout à coup l'ambition l'anime, il jette le froc et se rend en Hongrie; en peu de temps il parvint à organiser un parti à la tête duquel il entre dans la Grande Pologne (1575). U s'empare de Kuïawie, de quelques châteaux forts, oblige les habitants à lui prêter serment de fidélité. 11 se dispose à poursuivre sa marche, quand les ordres de Louis viennent arrêter ses projets d'envahissement. Wladislas-Ie-Blanc, complètement battu par les troupes polonaises, cherche son salut dans la fuite et va se réfugier dans le Brandebourg. Louis ne régnait plus sur la Pologne, mais il s'était réservé tacitement le droit de l'opprimer; au milieu de ces perturbations qui paralysaient toutes les ressources, il imposa au pays des laxes énormes. En montant sur le trône, il avait promis d'abolir les contributions, mais les promesses étaient pour lui un moyen et point un gage, le profit avant tout; il n'avait pas même celte pudeur qui voile la surface de la mauvaise foi; il bravait l'opinion comme un ennemi qu'il méprisait. Aussi le vit-on, pour rompre ouvertement tous ses engagements, remettre en vigueur un vieil impôt qui obligeait les nobles à donner au souverain un boisseau de blé, un boisseau d'avoine par arpent de terre, et douze gros en argent du pays. Cette mesure, favorable d'abord à l'avidité de Louis, cachait une arrière-pensée : ses trois filles, Catherine, Marie et Hedwige, étaient exclues de la couronne de Pologne, par suite des conventions passées entre Louis et Kasirnir-le-Grand. Louis, voulant donc assurer le trône à sa fille née, déclara que, si les Polonais abolissaient la loi salique et reconnaissaient pour héritière de la couronne Catherine de Hongrie, il supprimerait l'impôt qui pesait sur la noblesse. On s'empressa d'obtempérer aux vœux du roi ; Ca- therine fut déclarée héritière de la couronne, et •a noblessse n'eut plus à payer deux gros par arpent de terre ; mais la princesse, née en 1359, mourut peu de temps après cet événement. Louis n'en persévéra pas moins dans son ambition de famille, et il chercha à assurer la couronne à sa seconde fille Marie. En conséquence il convoqua une assemblée à K.oszycé (Cassovia, Kaschan) en août 1574; mais •1 eut à combattre une violente opposition de la part des nobles de la Grande Pologne, ils avaient a leur tête Janus, archevêque de Gneznc ; mais Louis ne perdit pas courage , il se rejeta sur la noblesse de la Petite Pologne, et lui fit tant de promesses qu'il finit parla gagner. Toutefois rien ne put se conclure à celte assemblée : l'opposition des uns contrebalançait la faiblesse des autres. Le roi, impatienté de la résistance, trouva bon de recourir à l'audace. L'ordre fut donné de fermer les portes de la ville, et de ne laisser sortir les récalcitrants qu'après avoir signé l'élection de Marie. Les plus opposés furent forcés de se soumettre à la force brutale. On signa, et la noblesse fut encore une fois gratifiée d'une dir minution d'impôt ; quant au clergé, qui n'était soumis à aucune taxe, cette mesure ne lui était ni contraire ni favorable ; plus tard, en 1581, on l'obligea à payer des impôts comme la noblesse ; | et depuis cette époque les rois eurent besoin du concours de la diète pour imposer des taxes à l'État. Le roi, après avoir employé la violence, eut recours à la légalité. Le 17 septembre 1574, il fut déclaré en pleine assemblée que la noblesse polonaise, en abolissant la loi salique, autorisait le roi à désigner une de ses filles pour héritière du trône, et qu'en cas de mort, elle reconnaîtrait pour héritière une des princesses que le roi ou la reine voudrait nommer. La noblesse s'obligeait à rendre obéissance aux héritiers et à leurs descendants ; mais le roi, pour prévenir les divisions que ce mode de succession pouvait amener, devait s'engager à maintenir le royaume dans toute son intégrité, sans qu'il lui fût permis de faire aucun démembrement. Louis, reconnaissant de la déférence qu'on lui montrait, c'est-à-dire que la noblesse lui mon trait, déclara que toutes les villes, bourgs, vil lages et châteaux appartenant aux grands et à la noblesse seraient déchargés à perpétuité d'impôts, tailles, etc., etc., ainsi que de toutes redevances et services personnels; mais, pout montrer qu'il ne prétendait pas renoncera tous sesdroits, il arrêta que la noblesse aurait à payer annuellement deux gros (deux florins d'aujourd'hui, 1 fr. 25 c. ) par arpent de terre, et que ladite somme serait versée dans le trésor du roi. À ces conventions passées entre le roi et la noblesse, fut jointe la déclaration suivante : En cas de guerre, toute la noblesse devait prendre les armes pour la défense de la patrie; et, si la nécessité voulait qu'elle poursuivît l'ennemi hors des frontières, le roi lui rembourserait les frais et les dommages. Louis s'engageait à conférer les grandes dignités aux régnicoles seulement, et à ne pas donner à ses ducs ou à leurs descendants des châteaux à vie, et de n'accorder qu'aux indigènes le gouvernement de quelques villes de la Grande et Petite Pologne. Les autres villes du royaume restaient à la disposition du roi ; mais en observant que si le souverain venait à passer par le domaine d'un noble, les paysans ne seraient pas tenus de fournir des denrées, si la cour avait à s'en procurer avec ses propres deniers. L'aristocratie, flattée et ménagée par Louis, empiéta toujours, et amena cette époque de vénalité, de dépravation, qui fut si fatale aux intérêts du peuple ! Wladislas-le-Blanc, que nous avons vu guerroyant dans la Grande Pologne, dans la Ruïa-wie, et ensuite s'enfuyant dans le Brandebourg, reparut sur la scène politique en 1575. 11 s'empara de Gniewkow, de Zlotorya et de quelques autres places fortes, et partout ses troupes se rendirent coupables d'un atroce brigandage. Sendziwoy de Szubin et Kmita jurèrent de délivrer le pays de ce fléau, et se mirent à la poursuite de Wladislas. Us ne tardèrent pas à s'en rendre maîtres , et à le forcer de renoncer à ses prétentions ; il promit tout ce qu'on exigeait ; mais il ne tint aucun compte de ses promesses. La régence d'Elisabeth devenait de plus en plus intolérable ; le roi fut contraint de lui ôter ce pouvoir qu'elle gouvernait avec ses vices et ses passions ; il la relégua en Dalmatie après lui avoir assuré des revenus considérables. La Pologne, délivrée d'Elisabeth, eut pour régent Wladislas, duc d'Opole. Louis ne songeait guère au bonheur du peuple polonais ; les intérêts de sa famille l'occupaient avant tout et plus que tout : il lui fallait des trônes pour lui et pour les siens. A force d'intrigues, il fiança sa fille Marie à Sigismond, fils de l'empereur Charles; et sa seconde lille, Hedwige, âgée de quatre ans, à Guillaume d'Autriche, fils de Léopold III. La reine Elisabeth rcgreitait amèrement le pouvoir; elle employa les menaces, les supplications pour forcer son fils à le lui rendre, il céda, et en 1576, elle rentra à Krakovie. Les ducs de Litvanie, se confiant dans la faiblesse d'un pareil gouvernement, envahirent la Pologne du côté de Lublin, de Sandomir, et pénétrèrent jusque sur les rives du San, en pillant et en enlevant les populations. Les Polonais, abandonnés par Louis, exposèrent à Elisabeth les malheurs du pays : celle-ci blâma leurs plaintes, les accusa de faiblesse, et fit un pompeux éloge de la valeur de son fils, disant qu'avec un pareil roi la Pologne n'avait rien à redouter; et, comme si elle eut voulu braver l'opinion, elle donnait des fêtes et prodiguait le trésor public. Cette femme, âgée de quatre-vingts ans, offrait le hideux spectacle de tous les scandales. Les Polonais, et surtout les Krakoviens, retardaient le moment de la justice ; les grands noms de Wladislas-le-Bref et de Kasimir-le-Grand protégèrent l'indigne Elisabeth : le sang des Piasts demandait grâce pour elle ; mais un événement inattendu hâta la vengeance. A la suite d'une fêle où les libations n'avaient pas été épargnées, quelques Hongrois, toujours hautains comme leur souveraine et protectrice, se prirent, de querelle avec des Polonais. Le peuple s'ameuta, et il s'ensuivit une collision sanglante. Jean Kmita, starostc de Krakovie, en voulant apaiser le désordre, fut tué par un Hongrois : aussitôt ses parents, ses amis, les gens de sa maison prirent les armes, d'autres citoyens se réunirent à eux, et tous se jetèrent sur les Hongrois. Cent soixante innocents ou coupables furentmassacrés; quelques-uns échappèrent et se sauvèrent dans le château royal. La reine leur donna asile, et ordonna à l'instant que les portes fussent fermées; pendant trois jours toute communication fut interrompue avec lede-hors, après quoi Elisabeth quitta Krakovie et se rendit à Bude en Hongrie (1576). Le roi, en apprenant ces événements, donna quelque apparence de remords! La douleur publique le tira de son engourdissement. Pour réparer le passé, ou plutôt pour se ramener les esprits, il annonça l'ouverture d'une campagne ayant pour but de venger la Pologne du dernier envahissement, des Litvaniens. Louis, à la tête des Hongrois, franchit les Karpates, prit le chemin de Sanok et arriva à Sandomir (1577) . C'est à Sandomir que les troupes polonaises, sous les ordres de Sendziwoy de Szu-bin, se réunirent à celles du roi; après cette jonction les deux armées se séparèrent. L'armée polonaise marcha sur Chelm, el l'armée hongroise sur Bel z. Ces deux villes furent assiégées , mais ne purent résister longtemps. Les châteaux forts de Horodlo, de Grabowiéç, de Sze-wolosz se rendirent aussi. Ces victoires, dues au courage des troupes, firent penser au roi qu'il avait assez fait pour la Pologne, et, encore une fois, au mépris de tous ses engagements, il l'abandonna, ou pour dire plus vrai, il la trahit. La fertilité des terres russiennes, ces riantes contrées arrosées par le San et le Dniester étaient pour Louis un objet de convoitise. 11 forma le projet de les réunir à son royaume de Hongrie : agrandir ses possessions était tout pour lui. Que lui importait de démembrer la Pologne? Dès qu'il fut de retour à Wissegrad, il exécuta son projet. D'abord il ôta au duc d'Opole, son cousin, les souverainetés qu'il lui avait données dans les terres russiennes, et en échange il lui donnalesduchésdc Dobrzyn, deStettinetde Byd-goszcz (Bromberg) situés dans la Grande Pologne, après quoi il partagea les Etas duducentre desseigneurs ou starostes hongrois, et, comme mesure de sûreté, il plaça dans chaque ville une garnison hongroise. Ainsi la Russie-Rouge fut incorporée frauduleusement à la Hongrie, et c'est à ce titre, si titre il y a, que le gouvernement autrichien dira en 1772 qu'il est possesseur de laGallicic!.... On parlait fort de légalité, et la tyrannie s'établissait partout, et sous le prétexte de maintenir les lois, on commettait des injustices. Après le départ précipité d'Elisabeth, le duc d'Opole s'empara de la régence, ou plutôt on la lui confia; mais les Polonais, qui ne lui accordaient qu'une médiocre confiance, ne voulurent pas lui obéir. Dans cet état de choses, la noblesse crut son concours indispensable ; on se réunit en assemblée, les nobles de la Grande Pologne à Gnezne, et ceux de la Petite Pologne à Wisliça (1578) . Après de longs et tulmutueux débats, on décida que quatre délégués se rendraient auprès du roi à Wissegrad. Admis en la présence de Louis, ils lui reprochèrent véhémentement les malheurs et l'abais- LÀ POLOGNE. condamné la Pologne. sèment auxquels il avait Traitant le roi de puissance à puissance, ils en Vinrent à lui dire qu'il manquait à lui-même, en confiant le trône à un étranger, et que la nation, qui avait bien voulu le reconnaître, rejetait un PeHent qu'elle ne s'était pas choisi. « D'ailleurs, ajoutèrent-ils, nous avons au milieu de nous des hommes capables de nous gouverner. » Ces paroles pleines d'audace et de vérité firent une Profonde impression sur le roi, qui s'y rendit, Par faiblesse ou par conviction. Wladislas fut révoqué. Cet état de doute, d'incertitude, dura pen dant trois ans; Louis gardait le trône sans gon verner le pays. Sur ces entrefaites, la reine Elisabeth, âgée de quatre-vingt-cinq ans, mourut décembre 1580). Le roi, délivré de sa per-nic'euse influence, osa penser à la Pologne ; il lnv'ta les principaux seigneurs à se rendre près de lui à Bude pour former un gouvernement. La réunion des nobles et du souverain eut lieu en mars 1381. On discuta beaucoup, et la conclusion fut encore une fois contraire aux intérêts de la Pologne. La régence fut remplacée par Un triumvirat. Zawisza, évoque de Krakovie , Dobieslas, castellan de Krakovie, et Sendziwoy, Palatin de Kalisz, furent appelés à gouverner au «om de Louis. Le choix promettait une obéis sanec servile aux ordres du monarque. La nation s'indigna. La régence d'un étranger n'était pas plus funeste que le gouvernement de ces hommes antinationaux. Ces hommes, mai 1res un moment de la Pologne, ne pensaient qu'à leur intérêt propre; et Zawisza, le créateur d'un gouvernement informe, se qualifia du titre de vicaire du royaume. Tout boursouflé de son élévation, il étala un luxe qui rendit le clergé de cette époque odieux et méprisable. U ne jouit pas longtemps de sa prospérité; il mourut le 12 janvier 1382. Le pouvoir resta dans les mains du palatin de Kalisz et du castellan de Krakovie. L'unité se resserrait, les mêmes vues, la même ambition, animaient ces deux hommes; l'œuvre de Zawisza allait se continuer en eux L'âge se faisait sentir; Louis voyait sa fin approcher; la vie était près de lui échapper, et l'ambition survivait. Le 23 juillet 1582, il convoqua la noblesse polonaise à une assemblée, qui eut lieu à Zwoien ou Zoll, petite ville des Karpates, dans la starostie de Spiz (Zips). Cette assemblée avait pour but d'assurer à sa famille la succession du trône de Pologne. La princesse 45 Sigis- Mane, sa fille, venait d'être fiancée à mond, marquis de Brandebourg, et fds de l'empereur Charles IV. Sigismond était âgé de quatorze ans. Louis, pour arriver aux résultats qu'il préparait depuis longtemps, proposa Sigismond pour gouverner la Pologne en son nom. L'assemblée, faible, débile et incapable, parce qu'elle n'était composée que d'une classe privilégiée, comme celle qui l'avait précédée, consentit à ce que le roi demandait. Sigismond se rendit en Mazowic et dans-la Grande Pologne; mais partout il trouva de l'opposition ou de la résistance, et fut forcé d'en venir aux armes pour se faire obéir et respecter. Pendant que ces événements se passaient, Louis de Hongrie mourut, le 1-4 septembre 1582, à Tyrnau-Nagy Szombat, dans le comté de Pres-bourg. Il était âgé de cinquante-six ans, il avait régné quarante ans en Hongrie et douze ans en Pologne. On l'enterra à Belgrade sur le Danube. Les Hongrois lui donnèrent le nom de Grand, en souvenir de ses mémorables campagnes d'Italie. Il défit les Tatars en Transylvanie ; il conquit la Dalmatie sur les Vénitiens, soumit les Boulgars, les Bosniaques et les Kroates; il étendit son influence en Walaquie, et il enrichit la Hongrie, en réunissant les terres russiennes à ses Etals héréditaires. Louis aimait les sciences et protégeait les savants. Tout entier au bonheur de son peuple, il repoussait la flatterie; la louange des courtisans lui importait peu. Certes, ce roi était grand pour la Hongrie; mais pour que sa vie fût une gloire sans tache, il faudrait arracher de son histoire le titre de roi de Pologne. INTERRÈGNE (1382-1584), Il existe dans la destinée des nations un moment où les mouvements du corps social semblent ne plus être que les dernières convulsions d'un mourant. L'action de la société n'est plus une action, c'est un tressaillement faible et violent à la fois, comme une secousse de l'agonie... Ainsi se passèrent les douze années où Louis fit gouverner la Pologne en son nom ; mais la nation, engourdie par ses douleurs, découragée par ses mécomptes, devait se réveiller terrible et menaçante. Ces douze années furent la cause désastreuse d'une guerre qui dura trois ans. Sigismond, en apprenant la mort de Louis, se rendit à Posen, croyant qu'à l'instant même il serait proclamé roi; mais la noblesse lui était hos- 46 LÀ POLOGNE. lile : elle s'opposa à son élection. Peut-être lui eût-elle été favorable, s'il avait consenti à éloigner Domorat, gouverneur de là Grande Pologne; cet homme, haï et méprisé, devint par cela même, funeste à son protecteur. Sigismond, malgré ce premier échec, ne se découragea pas; il partit pourGne/.ne, où l'archevêque Bod/anta le reçut avec le cérémonial dont on entoure les rois. Le lendemain on célébra l'office du Requiem pour le roi défunt; après quoi Sigismond partit pour Brzesc-Kuïawski, et toujours avec la ferme volonté de conserver Domorat à son poste. Les Hongrois que Louis avait nommés gouverneurs ou starostes des châteaux, dans les terres russiennes, pensèrent qu'ils seraient remplacés sous un autre gouvernement; en conséquence ils se hâtèrent de vendre quelques châteaux. Lu-bart, duc de Wolhynie, était à la tête de ce complot spoliateur. La noblesse s'assembla à Miloslaw, et dans une réunion préparatoire elle forma le projet d'une confédération, qu'elle soumit aux autres palati-nats ; après quoi elle tint ses séances à Badomsk, dans la terre de Siéradie. C'est dans l'une de ces séances que l'acte d'une confédération générale fut dressé (25 novembre 1582). L'acte, en garantissant la liberté et l'indépendance nationale, repoussait l'élection de Sigismond. La noblesse de la Petite Pologne s'assembla àWisliça le 6 novembre, et s'unit à la confédération. La princesse Marie, fille de Louis de Hongrie, succédait à son père; la reine Elisabeth, veuve du roi, ambitionna la couronne de Pologne pour Hedwige, sa seconde fille, et pour arriver à ce but, qui semblait un héritage dans la famille des princes de Hongrie, elle envoya une délégation auprès des confédérés de Wisliça. La reine Elisabeth promit, au nom de sa fille, qu'elle agirait toujours, et en toute circonstance, dans l'intérêt de la Pologne, et, pour gage, elle fit punir rigoureusement les starostes qui avaient vendu leurs terres à la Litvanie. Sigismond, repoussé par la noblesse, ayant à lutter contre les prétentions de la famille hongroise, quitta la Pologne et se retira en Hongrie. Domorat perdait son protecteur; mais il ne voulut pas renoncer à son gouvernement de la Grande Pologne. Les confédérés, exaspérés de la résistance de cet homme, se soulevèrent et allumèrent la guerre civile; la province fut dévastée par la colère des partis. Domorat résistait, et, pour hâter un triomphe qu'il croyait possible, il fit venir des bandes de Saxons, de Kassubiens, de Poméraniens; pendant deux mois (janvier et février 1585 ), il fit une guerre d'extermination. Pour arrêter ces malheurs, les confédérés envoyèrent quatre délégués à la reine Elisabeth ; ils la suppliaient d'intervenir comme médiatrice. La reine envoya à son tour une délégation, et les plénipotentiaires polonais et hongrois se réunirent à Siéradz (27 février 1585). Au nom de la reine, les Polonais furent dégagés du serment qu'ils avaient prêté à Marie et à Sigismond, Dans cette même conférence, ils reçurent la promesse de l'arrivée de la princesse Hedwige, mais à la condition qu'elle retournerait en Hongrie aussitôt après son couronnement. La reine Elisabeth voulait que sa fille restât près d'elle trois ans encore. L'extrême jeunesse d'Hedwige pouvait servir d'excuse à celte condition ; cependant elle donna de la défiance aux Polonais, et ils demandèrent un mois pour annoncer leur résolution. La guerre civile se prolongeait avec toutes ses horreurs, et le duc de Mazowie Ziémowit, qui briguait aussi le trône de Pologne, se présenta à main armée pour l'obtenir. Au milieu de cette complication d'événements, le délai d'un mois expira, et les Polonais durent se prononcer en faveur d'Hedwige, ou la rejeter. Les plénipotentiaires se réunirent à Siéradz (28 mars 1585). La conduite d'Elisabeth donnait des doutes; on pouvait croire que son projet était d'assurer la couronne à sa fille, en lui faisant abandonner le pays qui voulait bien lui confier ses destinées, ou bien de ne rendre Hedwige à la Pologne que quand elle aurait épousé Guillaume d'Autriche. Comme ces deux suppositions étaient également funestes au pays, ou décida que, dès qu'Hedwige viendrait prendre possession du trône, on la marierait au duc de Mazovie. Cette résolution arrêtait la guerre civile et fixait la nouvelle reine en Pologne. L'archevêque Bodzanta, très-chaud partisan de ce projet, voulut à l'instant même, et séance tenante, proclamer Ziémowit; mais Jean de Tenczyn, castellan de Woynicz, représenta au prélat et à l'assemblée que la précipitation ne convenait ni aux circonstances où l'on était, ni au caractère de ceux qui composaient l'assemblée. Cette observation parut pleine de sagesse, et l'élection de Ziémowit fut différée. On persévéra dans des sentiments favorables à Hedwige; mais on demanda à la reine Elisabeth de hâter l'arrivée de la jeune princesse et de laisser aux Polonais le droit de lui choisir un époux. L'asseni- Liée suppliait la reine de ne pas retarder plus de deux mois l'entrée d'Hedwige. On était si généralement persuadé du consentement d'Elisabeth, qu'au terme prescrit plusieurs Polonais se rendirent à Sandecz pour y recevoir Hedwige. Ziémowit, animé par l'ambition, procéda différemment, craignant de ne pas être agréé par Hedwige ; il résolut de l'enlever dès qu'elle arriverait à Krakovie, et, à la tête de cinq cents soldats, il entra dans la ville : mais les Rrakoviens, qui avaient deviné son projet, le firent déguerpir, lui et sa troupe. Ziémowit se consola en rangeant et détruisant leurs propriétés. La reine Elisabeth ne voulait rien précipiter, et cependant elle craignait d'indisposer les Polo-nais par un refus; pour tout concilier, elle vint Jusqua Roszycé ( Kaschau), et, sous le prétexte de la crue des eaux, elle lit dire qu'elle ne pou-vait aller plus loin, se contentant d'envoyer à Sandecz un de ses ministres, qui était chargé d'assurer aux Polonais qu'elle verrait avec plaisir leurs représentants. La majorité fut contraire à la demande d'Elisabeth ; mais quelques seigneurs Pensèrent que, tous les moyens conciliants étant bons, ils devaient se rendre près de la reine. Ils Partirent donc, et, à la suite de leurs pourparlers avec la princesse, on conclut le traité suivant ( mai 1385 ) : Dans le cas où Hedwige deviendrait reine de Pologne et mourrait sans enfants, sa sœur Marie hériterait du trône et de ses « droits sur le royaume, et réciproquement pour Hedwige à l'égard de Marie, reine de Hongrie. La dernière clause du traité portait que la princesse Hedwige s'engageait à faire son entrée en Pologne le jour de la Saint-Martin, 11 novembre Pendant que les Polonais tentaient de non veaux efforts pour assurer la paix et le repos, Ziémowit, cet infatigable ambitieux, parcourait le pays les armes à la main ; il vint à Siéradz, et poussa l'audace jusqu'à vouloir se faire déclare! roi : mais il fut vigoureusement repoussé. L'état de crise et d'incertitude où se trouvait la nation fit penser aux ducs de Glogau en Silésie que le moment était opportun pour s'emparer de la ville de Wschowa (Fraustadt), et presqu'en même temps (septembre 1585), Sigismond se montra dans les Karpates, à la tête de douze mille hommes. Il alla à Sandecz, se dirigea ensuite sur Sandomir et Radom, et entra en Mazowie et en Kuïavie. Les deux prétendants, après cette guerre coupable et inutile, conclurent un traité de paix à Rrzesc (octobre 1585), après lequel les Hongrois rentrèrent chez eux, en emportant un immense butin. Le terme du 11 novembre approchait, et Elisabeth, sans tenir compte de sa. promesse, se dirigea vers la Dalmatie; les troubles qui venaient'd'éclater par suite des prétentions de Charles, roi de Naples, étaient comme une sorte d'excuse à son manque de foi, mais les Polonais s'offensèrent à juste raison et lui expédièrent Sendziwoy, castellan de Kalisz, assisté de plusieurs seigneurs. Celte députation trouva la reine à Jadre ou Jadera (Zara), capitale de la Dalmatie. Sendziwoy lui exposa dans toulc la vérité les malheurs de la Pologne, et la supplia de ne plus différer le départ de la princesse. Elisabeth, n'osant pas se prononcer ouvertement, fil une réponse évasive ou jésuitique, comme on dirait de notre temps. Sendziwoy,. n'espérant plus rien obtenir par la persuasion,, employa la menace, et fit comprendre à la reine qu'elle pourrait se repentir un jour de ses lenteurs. La reine parut d'abord alarmée, mais, se ravisant tout à coup, elle apostropha Sendziwoy en lui intimant l'ordre de ne pas quitter la ville. Cette mesure était la préface de son projet, et le jour même de son entrevue avec le castellan, elle chargea Jean de Tarnow, castellan de Sandomir, et qui se trouvait à sa cour, de se rendre en toute hâte à Krakovie, pour s'emparer du; château en attendant qu'elle envoyât ses troupes. Sendziwoy, en apprenant les intentions de la reine, fait mettre des relais sur la route opposée à celle que doit prendre Tarnowski, puis il envoie un courriel' à Krakovie, pour dire au gouverneur du château royal de ne livrer le château à qui que ce soit; cela fait, il se met en route, et en vingt-quatre heures il esl à Krakovie. Les chroniques polonaises disent positivement que ce trajet fut fait en vingt-quatre heures : il avait franchi une distance de près de 200 lieues de France ! Il arrive épuisé, presque mourant, mais il a devancé son courrier, et il a devancé Tarnowski; le complot d'Elisabeth est déjoué ! Braver les ordres de la reine lui semblait peu de chose, comparé au service qu'il qu'il rendait à sa patrie. La noblesse se réunit à Radomsk, le 2 mars 1584, et il fut décidé que si Hedwige n'était I point arrivée le 8 mai à Sandecz, elle perdrait tous ses droits à la couronne. Elisabeth répondit aux menaces par la guerre; elle envoya des troupes à Krakovie sous le commandement de Sigismond, qui devait gouverner en son nom. Les Polonais coururent aux armes, marchèrent sur Sandecz, et déclarèrent que Sigismond ne franchirait les Karpates qu'après avoir passé sur leurs corps. Sigismond recula devant l'intrépidité polonaise, et on entama de nouvelles négociations. L'arrivée d'Hedwige fut décidément promise pour le mois d'octobre. En effet, elle fit son entrée à Krakovie, le jour indiqué. HEDWIGE (1584-1586). Hedwige fut reçue à Krakovie le 15 octobre 1384. Le peuple l'accueillit avec acclamations. L'archevêque Bod/.anta la couronna dans l'église cathédrale, et de toutes parts on entendit les cris de: Vive notre roi Hedwige! La princesse restait triste et pensive au milieu de cette joie; hélas! pour une couronne, elle sacrifiait l'amour, l'amour de Guillaume, duc de Ragusc,avec lequel elle avait été liancée dès son enfance. On comprendra tout ce qui se passait dans son cœur, quand on saura que Guillaume était à Krakovie en ce moment. Ziémowit, duc de Mazovie, en voyant la princesse, en devint amoureux, et chercha à obtenir sa main; mais il ne fut pas plus heureux que Guillaume : car Wladislas-Jagellon avait manifesté ses intentions, et en dépit des répugnances d'Hedwige il devait l'emporter sur ses rivaux; car les Polonais, redoutant la puissance de Jagellon, préférèrent l'avoir pour allié et pour maître, lis envoyèrent donc une ambassade à Wilna. Le grand-duc accepta la proposition, il expédia de son côté des négociateurs; la noblesse polonaise s'assembla à Krakovie (juillet 1585), et décida que la nation acceptait au nom d'Hedwige l'honneur que le grand-duc de Litvanie lui faisait, et en môme temps on invita Ziémowit et Guillaume à renoncer à leurs prétentions. Une nouvelle députation fut envoyée en Litvanie; elle trouva Jagellon a Krewo, et là on dressa l'acte de mariage, que l'on signa le 14 août 1385. Les ennemis de Jagellon s'attachèrent au parti de Guillaume, et semèrent des bruits calomnieux et absurdes sur le compte du grand-duc ; on attaqua son caractère, et pour le rendre plus odieux encore à la jeune princesse, on en vint » dire qu'il était repoussant, et que son corps difforme était velu et horrible à voir. Hedwige, empressée de connaître la vérité, envoya Zawisza d'Olesniça auprès du grand-duc, et elle le pria de lui dire franchement, à son retour, ce qu'il pensait du monstre qu'on lui destinait pour époux. Jagellon accueillit à merveille l'ambassadeur, et l'admit dans son intimité; Zawisza assistait à sa toilette, l'accompagnait au bain; et certes, il put se convaincre que le grand-duc n'était ni repoussant, ni difforme, ni velu. De retour de sa mission, il put rassurer complètement la princesse. Hedwige devint plus conliunU' dans l'avenir ; peu à peu, elle se dépouilla de ses préjugés, et se dévoua aux intérêts de la Pologne. Jagellon quitta Wilna, et arriva à Krakovie le 12 février 15K6. U se rendit au château royal ; Hedwige, assise sur son trône, le reçut en présence de sa cour et d'un grand nombre de citoyens de toutes les conditions. Le lendemain de l'entrevue, le grand-duc envoya à la princesse des présents magnifiques; ses frères, Borys et Skirgello, et son cousin Witold avaient été chargés de les lui offrir. Avant la cérémonie du couronnement, Jagellon fut baptisé ; et tout le temps que durèrent ces solennités, ces fêtes, ces réjouissances qui en furent la suite, le duc Guillaume séjourna secrètement à Krakovie; il changeait de lieu chaque jour, pour échapper à la vigilance des autorités de la ville; mais craignant d'être enfin découvert, il alla se réfugier dans le château de Lobzow, et pendant plusieurs heures il resta blotti dans une cheminée préparée à dessein pour le recevoir» dit-on. Le 14 février Jagellon fut baptisé, et prit le nom de Wladislas. Le 19 on célébra le mariage» et le 4 mars l'archevôque Bodzanta officia à la cérémonie du sacre et du couronnement, et» après avoir reçu la couronne des mains de l'archevêque, Jagellon signa les pacta conventa ; $ prononça l'union indissoluble des deux nations» et garantit les privilèges de la noblesse. Hedwige termina son règne de seize ino»s en s'unissanl aux destinées de Jagellon. La Po* logno fut sauvée par cette alliance. Une époqu0 toute rayonnante de gloire et de puissance va s'ouvrir pour la république polonaise ! rOI.Oi'A K. POSEN, CAPITALE DE LA GRANDE-POLOGNE. La Warta, qui va porter le tribut de ses eaux a l'Oder et à la mer Baltique, se sépare en plusieurs branches dans une vaste plaine : c'est là que s'élève l'antique ville de Posen ou Poznan. Comme presque toutes les cités du globe, elle a changé d'emplacement et de dénomination ; comme toutes les choses de ce monde, elle a subi le choc des révolutions : située d'abord sur la rive droite de la Warta, aujourd'hui elle se trouve sur la rive gauche. Parmi les souvenirs reculés qui sont parvenus jusqu'à nous et qui se rattachent à l'origine de Posen, on trouve dans la Germanie de Tacite, la cinquante-septième année de Jésus-Christ, qu'il y avait une ville appelée Stragona, nom qui venait de Strago, en grec, et qui veut dire échiquier, ou ville bâtie en forme d'échiquier. Aujourd'hui encore il existe un faubourg nommé Srodek ou Srzodka; selon les uns, Stragona est devenu par corruption Sradona, Strzczona ou Pragona, et selon les autres, il veut dire milieu ou centre de la ville (Srodek, en polonais). Quoi qu'il en soit des étymologies, il est certain que la ville porte un caractère d'ancienneté irrécusable; l'imposante autorité de l'histoire vient à l'appui. Sous Miéczyslas Ier (9G2-992), Posen avait déjà de l'importance; elle rivalisait avec Gnèzne malgré son titre de capitale, et même elle la surpassait en magnificence. Les chroniqueurs, en s'appuyant des traditions populaires, expliquent comment la ville appelée d'abord Stragona s'appela ensuite Poznan. Ils donnent trois versions sur son origine, et nous allons les rapporter ici. Trois frères, Lcch, Czech et Rus se séparèrent un jour pour courir le monde ; enfin, après longues années, tous trois ils revinrent, se rencontrèrent et se reconnurent dans la plaine de la Warta (550). llozpoznali sie veut dire en polonais se reconnurent; le fait a donné l'origine au nom, et Poznan remplaça Stragona. À l'appui de cette version, on montre, sous la corniche de la tourelle gauche du fronton de l'Hôtel-de-Ville, trois têtes sculptées en pierre et coiffées d'un même bonnet. Certains chroniqueurs assu- rent que ce sont les têtes des trois frères. Mais une autre version vient contredire celle-ci : Wizimir, descendant de Lech, eut un fils posthume, c'est-à-dire que l'enfant naquit après la mort de son père; on le nomma Pozny, et lui, dit-on, donna son nom à la ville. Ce n'est pas tout : une troisième version, mais plus probable et mieux fondée, vient renverser les deux autres : Miéczyslas, le premier roi chrétien de la Pologne, voulant convertir à la vraie foi toute la nation, réunit à Stragona les notabilités du pays, leur fit connaître ses intentions et les engagea à se faire chrétiens. Ce lieu, où la vérité fut reconnue (Poznano), garda, comme la première version, le nom du fait. Miéczyslas fonda un évêché dans la ville nouvellement convertie, et quand ce roi mourut (992), on déposa ses restes dans l'église cathédrale de Posen. Cette église reçut aussi la dépouille mortelle de Boleslas-le-Grand, et celle de ses successeurs. En 1255 (sous le règne de Boleslas V, le Chaste), Przemyslas fit transporter la ville de la rive droite sur la rive gauche. En 1755, on célébrait à Posen le cinquième centiversaire de la translation. Depuis, l'église de Saint-Nicolas, la plus ancienne qui ait été élevée à Posen, ainsi que la cathédrale, restèrent dans le faubourg, et tous les monuments, tous les plus beaux édifices s'élevèrent sur la rive gauche. Posen, au travers de toutes les révolutions, garda son importance et sa suprématie. Dans les temps les plus reculés, on la voit chef-lieu du duché de la Grande-Pologne ; en 1400, elle devient Palatinat ; en 1793, une province prussienne ; en 1807, elle est le chef-lieu du département du grand-duché de Warsovie, et en 1815 elle prend enfin le titre de grand-duché de Posen. Cette ville est riche en événements mémorables, et dans cette esquisse nous donnerons les faits principaux. Posen, comme point stratégique, a toujours eu de l'importance, et dans tous ses beaux faits d'armes, nous citerons la défense de la garnison léchite : c'est elle qui repoussa les races ger- 67 maniques qui voulaient envahir les bords de la Warta. En l'année 1000, l'empereur Othon 111 vint à Gnèzne, sous le prétexte de visiter le tombeau de saint Àdalbert. Le roi Boleslas-Ie-Grand reçut l'empereur d'abord à Posen : cette ville déploya un luxe et une magnificence dont rien n'approche; les souverains se rendirent ensuite à Gnèzne, où on était venu de l'occident et du midi de l'Europe pour assister aux fêtes de la réception, et chacun s'en retourna ébloui de tant de richesses et ravi d'admiration. Tontes ces fêtes portaient le cachet du grand roi qui les avait ordonnées; c'était plus que de la richesse, c'était de la pompe et une somptuosité qui imposaient à 1 urne. Depuis cette époque Posen gagna encore en importance et sa population s'accrut. Les nombreuses expéditions de Boleslas sur l'Oder et sur l'Elbe enrichirent prodigieusement la ville : c'est là que le roi déposait une partie des trésors qu'il prenait à l'ennemi. Lors des obsèques de Boleslas-le-Grand, Posen lui rendit les honneurs qu'il méritait. M faut en outre remarquer que Posen est située sur une des anciennes routes commerciales de la Pologne ; par mer, elle avait autrefois des communications avec le Danemark et l'Angleterre, et par terre, avec l'Allemagne et l'empire de Byzance. Quand Miéczyslas II, fils de Boleslas-lc-Grand, mourut, on l'enterra à Posen. Cette ville, que les rois de Pologne aimaient de prédilection, était aussi le lieu de leur sépulture. Miéczylas II laissa le gouvernement de la Pologne à sa femme Rixa ; cette femme, flétrie par la haine du peuple, fut forcée de fuir le pays. La Pologne, abandonnée aux tristes chances d'un interrègne, fut aussitôt envahie par Brzétyslas, duc de Bohême, qui, après avoir ravagé Breslau, Krakovie, mit le siège devant Posen (1059). La ville fut prise d'assaut et livrée au pillage. De Posen, les Bohémiens marchèrent sur Gnèzne; cette, ville fut impitoyablement ravagée, et l'ennemi rentra à Prague tout chargé de dépouilles. Posen, après ces désastres, fut encore longtemps sans pouvoir se relever; cependant Kasimir F"1' fit des efforts [Jour lui rendre sou hi(Mi-êlre, sa sécurité, et c'est sous le règne de ce prince (1040-10<>8) qu'on éleva des fortifications autour de la ville. Les populations qui s'étaient sauvées dans les forêts pour échapper aux horreurs de la guerre revinrent alors dans leurs foyers. Jusqu'à Panifiée 1159 le royaume de Pologne était compacte, homogène, et ne reconnaissait qu'un seul maître ; mais à la mort de Boleslas 111, il fut partagé entre les fils du feu roi : ce partage était la volonté testamentaire du défunt. Miéczyslas IH le Vieux eut la Grande-Pologne, c'est-à-dire Posen, Gnèzne et Kalisz ; et Wladislas U, dit Ilerman, eut Krakovie. Ce fatal partage engendra des jalousies, des guerres civiles qui exposèrent la Pologne à de nouvelles invasions. Wladislas avait épousé Agnès, princesse allemande; cette femme, qui était ennemie née de la Pologne, conseilla au roi, son époux, de reprendre les duchés qui étaient échus en partage à ses frères. Une guerre horrible, une guerre de frère à frère s'alluma ; mais les forces de Wladislas étaient tellement supérieures à celles des ducs, que ceux-ci ne purent tenir en rase campagne et s'enfermèrent dans Posen. La ville fut assiégée (1148). Les ducs, malgré les secours des Russiens, des Polovtzes et des Petchinègues, virent bien qu'ils ne pourraient pas résister, et ils envoyèrent au camp du roi Jacques, archevêque de Gnèzne, pour entamer des négociations. Le vénérable archevêque, revêtu de ses habits pontificaux, se fit transporter auprès du roi dans une voilure découverte. Admis en présence du souverain, il tâcha de le ramener à de meilleurs sentiments : il fit valoir les droits et la sainteté des affections de famille. Le roi fut sourd aux paroles du prêtre, et persévéra dans la volonté de vaincre ses frères pour leur arracher leurs possessions. L'archevêque, voyant que rien ne pouvait fléchir Wladislas, se disposa à regagner Posen. Mais au moment où la voilure tournait, une des roues s'embarrassa dans la tente du roi, et la secousse fut si violente, que le roi fut renversé, sans pourtant éprouver de mal; mais l'armée regarda cet événement comme un mauvais présage. Le malheur des assiégés leur fit au dehors des partisans, et bar ci; moyen ils purent établir des correspondances avec les Posnanieiis, [tendant que la garnison inquiétait le camp royal par des sorties combinées avec ses amis du dehors. Le roi s'abandonnait à tous les plaisirs de la volupté ; les l'êtes, les festins se succédaient et lui faisaient oublier les soucis de la guerre. Les assiégés en profilèrent pour tenter une attaque à l'aide de leurs partisans. Un écusson rouge, placé au haut delà tour de Saint-Nicolas,"était Je signal convenu entre eax. Deux fois l'écusson avait paru, 01 la garnison no faisait aucun mouvement; un chef russien, malgré cette apparence île calme, avertit le roi, et lui dit que ce signal annonçait sans doute des intelligences avec le dehors, (il qu'il lui conseillait d'entrer en négociation avec l'ennemi ; le roi ne tint aucun compte de l'avertissement. Pour la troisième fois l'écus-son parut, et au même moment la garnison fit une soriie en masse, et opéra sa jonction avec les troupes du dehors; leur mouvement fut si rapide et si bien combiné, qu'ils tombèrent sur les assiégeants avant qu'ils eussent eu le tempsde se mettre eu mesure pour les repousser. L'armée de Wladislas fut écrasée, et lui-même eut grand'-peine à se sauver. Enfin il échappa par miracle, et arriva à Krakovie; mais il ne put y rester, car les ducs, après leur victoire, reprirent toutes leurs possessions. L;> ville de Posen eut beaucoup à souffrir pendant ce siège, mais Miéczyslas III chercha à réparer ses pertes et ses dommages. Dix-huit ans de calme suivirent ces événements; mais, en 1158, l'empereur Frédéric-Barbe rousse, sous le prétexte- de servir la cause de Wladislas ïïerman, entra en Pologne, pénétra dans les environs de Posen, et partout il répandit la terreur et la désolation. Après ces désastres, la paix fut conclue à Kargow entre Boleslas IV le Frisé et l'empereur, à la condition que celui-ci évacuerait à l'instant la Pologne. Wladislas Horman mourut en 1159, et Boleslas IV, en 1175; Miéczyslas III le Vieux, duc de la Grande-Pologne, hérita de la royauté. Mais, en s'emparant du trône, il ne voulut pas se désister des possessions de Posen, Kalisz et Gnèzne. Le gouvernement de ce prince fut intolérable par ses excès et par ses vices; les Polonais le chassèrent, et proclamèrent roi Kasimir II le Juste, frère de Miéczyslas; et Othon, fils de ce dernier, eut en partage le gouvernement de la Grande-Pologne. La ville de Posen fut favorisée par ce choix; Othon affectionnait cette ville, et en fit son séjour habituel. Ce prince succédait à Wladislas-Jambos-Déliées, duc de Posen, qui, après avoir régné trois ans à Krakovie, céda le trône à Lcszek-le-Blanc, pour se retirer à Posen, où il mourut (1231). Przémyslas, petit-fils d'Othon, hérita du gouvernement de la Grande-Pologne, et à sa mort, arrivée en 1247, ce fut son fils Przémyslas, appelé Posthume, qui eut le duché de Posen. En 1253, comme on l'a vu précédemment, il transporta la ville de la rive droite sur la rive gauche de la Warta. Le nouveau quartier fut embcll1 par ses soins; il protégea Posen, il l'enrichit, mais tous ces bienfaits sont effacés par le souvenir d'un meurtre! Przémyslas avait épousé Ludgarde, nièce de Barnim, duc de S tel tin : celle princesse, jeune, belle et toute charmante, devint un objet de haine pour son époux; haine injuste, car Ludgarde était victime de son propre malheur : le ciel lui avait refusé la joie de la maternité, le ciel était resté sourd à ses vœux et à ses prières, elle duc, qui voulait, en perpétuant sa race, dominer un héritier au trône, maudit la femme stérile, et jura sa perle pour se remarier. L'infortunée Ludgarde, qui résidait dans le ehti-teau de Posen, fut étouffée, par les ordres de son époux, le 14 décembre 1283. Przémyslas se remaria, mais il n'eut pas d'enfant maie. Plus tard il abandonna le duché de Posen pour occuper le trône de Pologne; mais il ne jouit pas longtemps de ses grandeurs : ses neveux l'assassinèrent en 1290, treize ans après la mort de Ludgarde. Wladislas-le-Bref pouvait prétendre au trône de Pologne; on crut un moment qu'il succéderait à Przémyslas; mais la noblesse, qui l'avait favorisé en 1296, lui fut hostile dans cette circon-lance, et dans une réunion générale tenue à Posen en 1500, elle donna tous ses voles à Wenceslas de Bohème : ce prince fut donc élu roi et épousa la fille île Przémyslas. Les noces se célébrèrent à Posen ; celte ville fit de grands frais pour la cérémonie. Wladislas-lc-Bi;ef n'abandonnait pas ses droits à la couronne; toute la Grande-Pologne embrassa son parti, et à l'aide de ce puissant auxiliaire, il parvint à s'en emparer. Mais Posen restait hostile au nouveau souverain; seule elle luttait, seule elle montrait son inimitié, elle partageait la haine que les ducs de Silésie avaient pour Wladislas-le-Bref. Przcmko, bourgeois de cette ville, rassembla les mécontents, se mit à leur tête, et ouvrit les portes de Posen aux ducs de Glogau. Wladislas, en apprenant cette rébellion, vient, en 1510, avec ses troupes, devant Posen. Après avoir franchi les remparts et forcé les portes, il entre dans la ville; il fait prendre et punir les principaux coupables, et. il rend une ordonnance par laquelle il est défendu aux enfants des bourgeois de Posen de participer aux bienfaits de l'éducation publique. La même ordonnance leur interdit l'entrée des chapitres et des prébendes ecclésiastiques dans tout le royaume de Pologne. Cette mesure était terrible pour la bourgeoisie, mais plus tard elle sut regagner les bonnes grâces des monarques; et quant à la ville, elle resta toujours fidèle aux intérêts nationaux bien compris. La sévérité que Wladislas avait montrée aux habitants de Posen encouragea le despotisme de Szamotulski, staroste général de la Grande-Pologne. Cet homme, qui voulait trancher du souverain, tyrannisa la ville de Posen avec une inconcevable persistance. Le peuple porta sa plainte aux pieds du trône, et, à force de supplications, il obtint le renvoi de Szamotulski; le roi confia le gouvernement de la Grande-Pologne à son fils Kasimir, prince royal. Szamotulski, irrité de sa disgrâce, passa chez les Teutoniques, et, conjointement avec eux, il ravagea les pays qui venaient de lui être enlevés. Wladislas se mit à la tête de ses troupes pour repousser l'agression leutonique ; mais, se voyant inférieur en nombre, il entra en négociations avec Szamotulski : celui-ci témoigne au roi un grand repentir, et lui promet pour l'avenir une fidélité à toute épreuve, s'il consent à lui rendre ses dignités. Le roi lui reprocha ses crimes, mais lui pardonna, à la condition que Szamotulski prendrait parti avec lui contre les Teutoniques. Le 27 septembre 1551, les Polonais livrèrent bataille à Plowcé, et cette mémorable victoire fut due à la conduite qu'avait tenue Szamotulski. En récompense, le roi lui rendit le gouvernement de la Grande-Pologne ; mais la noblesse, qui ne pouvait lui pardonner sa conduite passée, le massacra aux environs de Posen. Kasimir-le-Grand, successeur de Wladislas-le-Bref, accordait à Posen une protection spéciale ; il fit fortifier la ville et réparer plusieurs édifices ; aussi on vit les Poznaniens former une confédération en septembre 1552, pour soutenir la cause du roi, lorsque les ducs de Silésie s'étaient ligués contre lui avec les Teutoniques. De 1352 jusqu'au règne de Jean-Kasimir, l'histoire de Posen présente peu d'événements remarquables, si on en excepte les faits relatifs aux guerres civiles, guerres si fréquentes en Pologne, et les querelles religieuses provoquées par l'intolérance des Jésuites. Mais, en 1655, une invasion étrangère vint désoler la ville. Charles-Gustave, ennemi de Jean-Kasimir, envahit la Pologne ; le 20 juillet, les Suédois se montrèrent sous les murs de Posen. La ville était tant bien que mal fortifiée, et entourée d'eau par suite des inondations; au nord de la ville, la Warta se séparait en deux bras de même dimension, et le long du mur de défense, la rivière alimentait un canal qui séparait la ville du faubourg des Tanneurs. La ville comptait alors dix mille habitants, et possédait huit églises et dix couvents. Elle ne pouvait opposer aucune résistance, car la noblesse de la Grande-Pologne avait déjà passé une capitulation avec le roi de Suède, et lui avait concédé provisoirement tous les droits de souveraineté sur cette province. Posen fut occupée par les Suédois jusqu'au commencement de l'année 1657, où elle eut une garnison brande-bourgeoise, en vertu de l'alliance conclue entre le roi de Suède et le grand-électeur ; mais au mois de juin de la même année, peu avant le Iraité de Welau, l'électeur donna ordre au maréchal Dorflingcr de remettre la ville aux commissaires du roi de Pologne. Posen rentra ainsi sous la domination nationale. Cinquante ans s'étaient à peine écoulés, qu'une nouvelle invasion des Suédois vint mettre la Pologne à feu et à sang. Christian V, roi de Danemark, Auguste II, roi de Pologne, Pierre Ier, tzar de Moskovie, s'élant ligués contre la Suède, provoquèrent l'expédition de Charles XII. Ce prince, après avoir conquis une grande partie du pays, occupa la ville de Posen (1705). Les habitants ont gardé mémoire de l'anecdote suivante, et ils la racontent encore aujourd'hui, en montrant une maison qui se trouve sur la grande place. Celte maison a un perron recouvert d'un auvent. Charles XII, après avoir levé le siège de Thorn, vint à Posen, où il demeura quelques instants, et se fit servir à déjeuner dans la maison en question. L'histoire rapporte que le vin de Hongrie n'avait pas été épargné. Après le repas, le roi élait en belle humeur, et, dans son accès de gaieté, il se mit à cheval sur la croisée; mais il ne tarda pas à perdre l'équilibre, et sans l'auvent, où il se rattrapa, il serait infailliblement tombé par lerrc.Une si petite cause, un si grand événement eût entièrement changé la face de l'Europe ! Charles XII mort, et Stanislas Lcsz-czynski, palatin de Posen, n'eût pas été roi, et Pierre Ier n'aurait pas eu à célébrer la bataille de Pullava ! Dans la guerre de sept ans, les troupes moskovites passèrent et repassèrent par Posen, en laissant des traces de leur barbarie. Depuis cette époque, la situation de la Pologne ne cessa rie s'aggraver, et quand survint le deuxième par- I nous comprenons deux temples luthérien et cal- tage de la Pologne, la Prusse s'empara de Posen. En 1794, la Grande-Pologne secoua le joug et seconda dignement les efforts de Kosciuszko ; mais après la chute de la révolution, Posen fut encore au pouvoir de l'ennemi, qui la garda jusqu'en 1806. La môme année, l'empereur Napoléon écrasait les troupes de Frédéric-Guillaume III à Iéna, et faisait son entrée victorieuse à Berlin. Les patriotes polonais se groupèrent autour de l'empereur, et, le 5 novembre, Dombrowski et Wybicki adressaient de Berlin leur mémorable proclamation aux Polonais. Le 7 du môme mois, les troupes françaises entrèrent à Posen, et quinze jours après Dombrowski y organisait quatre nouveaux régiments polonais; les autorités prussiennes furent chassées de partout. Le 27 novembre, Napoléon arrive à Posen, et, le lendemain, les bulletins de la Grande-Armée sont datés de cette ville. Le 2 décembre, premier anniversaire de la bataille d'Austerlitz, il signe, à Posen, l'ordonnance par laquelle il décrète l'érection du monument dédié à la Grande-Armée. Ce monument est devenu, comme on le sait, le temple de la Madeleine, terminé en 1854. C'est encore à Posen que l'empereur conclut le traité avec la Saxe, du 11 décembre 1806. Le 12, il forma le royaume de Saxe, et son électeur, Frédéric-Auguste, devint roi par la grâce de Napoléon. La ville de Posen, témoin d'événements si mémorables, forma le chef-lieu d'un département du grand-duché de Warsovie : 1815 la trouva avec cette dénomination ; mais alors, la Russie, l'Autriche, la Prusse, en se partageant encore une fois nos dépouilles, appelèrent cette fraction de la Pologne le grand-duché de Posen. Le gouvernement prussien établit dans cette ville la résidence du lieutenant du roi, celle de l'archi-présidcnt des jugements suprêmes, celle de la régence du cercle de Posen, celle du commandant militaire, celle de l'archevêque et quelques autres administrations subalternes. La population de Posen est évaluée aujourd'hui à 50,000 habitants, dont 12,000 Allemands et 6,000 Juifs. Les principales villes de la Pologne sont remarquables par leurs églises, et particulièrement Posen. Elle possédait d'abord dix églises qui furent démolies à différentes époques; mais aujourd'hui elle en compte seize, dans lesquelles vinîste. Elle a trois couvents de religieux et trois autres de religieuses. L'église cathédrale a autant d'importance par son ancienneté que par les souvenirs historiques qui s'y rattachent. Plusieurs fois elle fut la proie des flammes, mais elle fut réparée, et chaque réparation lui ôtail son caractère primitif. La trace des révolutions politiques se retrouve aussi sur ce monument ; ces travaux, commencés et détruits, furent définitivement terminés en 1786. L'église et l'ancien collège des jésuites sont au nombre des curiosités de la ville. Les disciples de Loyola furent introduits à Posen en 1570; peu à peu ils s'enrichirent et parvinrent à élever un collège ; plus tard, le collège devint les bureaux d'une administration gouvernementale, et, en 1806, ce lieu fut habité par Napoléon. Aujourd'hui il est devenu la résidence.du lieutenant du roi de Prusse. L'Hôtel-de-Ville est d'un aspect imposant, son architecture appartient à plusieurs époques, par suite des restaurations. Près de l'Hôtel-de-. Ville se trouve un ancien pilori, élevé en 1555. C'est là qu'on attachait les coupables, c'est là aussi que leurs noms sont gravés. Mais on doit dire en l'honneur de la Pologne que les crimes y ont été fort rares ; car, dans l'espace de trois siècles, on ne fit que six exécutions capitales, et le nom des coupables se voit encore sur le pilori. La ville de Posen possède un gymnase pour cinq cents élèves, un séminaire catholique, une école préparatoire pour les instituteurs de villages, quatre librairies, trois imprimeries, deux journaux polonais et un journal allemand. Quant aux bibliothèques, elles sont en général peu considérables, si on en excepte le bel établissement fondé par M. Edouard Raczynski : ce citoyen, l'un des plus riches de la Grande-Pologne, consacra sa fortune à la propagation des sciences et des lumières. Il fit l'acquisition d'un terrain, et fit élever un édifice dont la façade principale est copiée sur celle du Louvre. Là est la belle bibliothèque des Raczynski; elle possède de riches collections, et compte aujourd'hui 25,000 volumes. Le fondateur a créé sur sa fortune une rente perpétuelle pour le maintien de la bibliothèque, et, non content de cette of/randc toute patriotique, il rend encore d'immenses services à l'histoire nationale en publiant plusieurs mémoires relatifs à différentes époques. Certes, U LA POLOGNE. voilà un bel exemple à imiter. Quoi de plus hono- ce genre est rare. Nous voudrions avoir plus sou rable que eo dévouement à la science, que cet vent de pareils noms et de si belles actions à en-amour des souvenirs nationaux! L'illustration dans rogistrer. LES ARMÉNIENS A IAZLOWIEC. ( Prononcez : 1ASLOV1ÉTZ. ) TRADITION POPULAIRE DU XV1 SIÈCLE (Imité du polonais. ) Nos lecteurs connaissent déjà le château de lazlowiee (t. 1, p. 441), dont les ruines imposantes dominent encore les sinuosités karpa-thiennes traversées par le Dniester. Nous avons parlé de la fondation du château, et, en explorant cette contrée, nous devions décrire aussi le château des lazlowieeki, car il appartient à l'histoire; il fait partie de ces pieuses stations où nous venons recueillir nos souvenirs nationaux. Nous l'avons d'abord envisagé historiquement; aujourd'hui nous allons rapporter une tradition populaire qui s'y rattache. Les traditions redites d'âge en âge par le peuple rendent la vie et Je mouvement à tout ce qui n'est plus. Ces traditions, pleines de poésie, mystiques et merveilleuses à la l'ois, sont à la terre polonaise ce que le parfum est à la fleur, elles en sont inséparables; si les événements sont en quelque sorte l'histoire morale d'un peuple, les traditions retracent son histoire intellectuelle. En Pologne, l'amour de la patrie veut tout conserver : les mêmes jeux se répètent, les mêmes chansons se redisent; le passé est une religion, on l'invoque dans ses joies comme dans ses douleurs. Au retour du printemps, le premier dimanche après la pleine lune, les jeunes filles s'assemblent, elles sont parées de leurs plus beaux atours ; chacune se dit : « Je serai la plus belle;» les tresses de leurs cheveux tombent sur leurs épaule^, et leur taille bien prise dans un corset est encore pleine de souplesse et de grâce ; elles sont ravissantes à voir, tout animées de leur naïf espoir et de leur coquetterie d'instinct. Quand elles sont toutes réunies, elles se prennent par la main et forment un rond ou une chaîne; une d'elles se place au milieu,'ct aussitôt les autres défont les tresses de sa chevelure; elle se soumet à tout ce que veulent ses compagnes, puis d'une voix plaintive elle chante : * Par-dessus les monts le vautour fend le,, airs ; sa mère le suit, et tous deux errants ils demandent la chaumière où reposait leur nid. d Toutes les jeunes filles répondent en chœur : « Les rameaux du hêtre frémissent sur les monts et dans la plaine, et le saule se balance tristement. Apporte tes douleurs à la famille, là tu trouveras des plaintes, là tu trouveras des consolations; ne compte que sur elle, car le crime est dans le cœur des puissants de la terri;.» En entendant ces paroles, la pauvre fille prend ses cheveux et s'en couvre le visage, puis elle s'adresse à ses compagnes et leur demande des conseils et des inspirations; celles-ci lui vantent ce qu'elles possèdent, et plus encore ce qu'elles espèrent..... « Non, reprend la jeune fille, je ne demande pas la richesse; ce que je demande, c'est la liberté et l'amour. — Viens avec nous sur la montagne, nous apercevons là haut un enfant innocent : il vient pour nous annoncer la fin de notre esclavage et le commencement du bonheur. » La jeune fille, après avoir entendu cette promesse, ôte les fleurs qui ornent sa tête, regarde le ciel et s'écrie : « Là, dans les nuages, un ange lumineux nous berce d'espoir; accepte nos fleurs, ange bien-aimé, mais exauce la prière de notre âme. » Elle jette en l'air ses fleurs, et le chœur répond : M R i 1, .OGNE. 65 leur envoya Nicolas Kurovvski, archevêque de Gnèzne, pour préparer les négociations. Les Teutoniques voulaient une réponse absolue, définitive, et repoussèrent tout arrangement, et sans attendre la réunion de la diète, ils recommencèrent les hostilités. Leurs troupes s'emparèrent de. la terre de Dobrzyn, de Rypin, de Lipniki, de Bobrowniki et de Zlotorya, et partout elles commirent d'effroyables cruautés. Les troupes de Wladislas eurent l'ordre de se réunir à Wolborz, pour marcher ensuite contre les Teutoniques, qui s'étaient concentrés sur la Netze. Wladislas commandait en personne; il reprend Bydgoszcz (Bromberg), et dans un engagement qui a lieu à Swieça, il défait les troupes du grand comtur de Prusse ; ensuite il revient au camp de Bydgoszcz (décembre 1408). Les Teutoniques, après cette défection, demandent assistance au roi Wenceslas de Bohême ; celui-ci intervient, et Wladislas consent à accorder une trêve. La nouvelle de l'armistice n'étant point parvenue à Witold, il envoie ses troupes à la rencontre des Teutoniques; Sigismond Koributo-wiez, son neveu, est chargé du commandement ; les Litvaniens prennent Dzialdow (Soldau), et rentrent avec un grand nombre d'esclaves et un butin considérable. Le grand-maître des Teutoniques lait au même moment une trouée entre Grodno et Bielsk, se jette sur Wylkowysk (16 mars 1409), s'empare de la ville, et emmène une grande partie de la population. Witold, qui se trouvait à 15 lieues du combat, n'ose pas se mettre à la poursuite de l'ennemi, car il n'a à sa disposition qu'un petit nombre de soldats, et il veut être sûr de toutes ses ressources pour tenter l'attaque. A cette fin il se rend à Brezsc-Litweski, où il trouve Wladislas; les deux princes décident qu'ils demanderont l'intervention de Sigismond, roi de Hongrie; car elle leur est assurée par un traité entre la Pologne et la Hongrie, passé à Sandecz. Witold, suivi de Gastold, Rombowd et Radziwill , tous trois distingués par leurs noms et par leurs qualités personnelles, se rend à Keïsmarck sur la Soprad, dans la starostie de Spiz (Zips); là, il obtient une entrevue de Sigismond (1409). Witold réclame de ce prince l'intervention promise par le traité; mais Sigismond, qui convoitait l'empire d'Allemagne,et qui redoutait l'union de la Litvanie et de la Pologne, car cette union était la force des deux pays, m Sigismond se souciait peu des véritables intérêts de Witold; ce qui lui importait, c'était la réussite de ses ambitieux projets. Dans ce but il chercha à indisposer le grand-duc contre le roi de Pologne, et lui promit son intervention s'il voulait se séparer de Wladislas pour se Caire l'oi de Litvanie. L'idée d'un gouvernement indépendant caressait l'ambition de Witold; cette idée il l'avait conçue,mais, émise par l'Autrichien, elle le révolta, lui lit démêler tout ce <|u'il y avait de Taux dans son intérêt et de perlide dans ses conseils; il s'indigna, éclata en reproches, et quitta Keïsmarck sans prendre congé de Sigismond. Celui-ci, voyant que sa poliiiijnt1 u échoué, se met à la poursuite de Witold, le rejoint à dix lieues de la ville, et s'humilie devant celui qu'il a voulu prendre pour dupe ; il s'humilie, et lui demande pardon «l'avoir voulu l'entraîner dans une démarche inconsidérée, et le quille en le suppliant d'agréer de magnifiques présents. Witold montre son dédain à ce roi si humble, et il s'empresse de se rapprocher de Wladislas, pour lui dire avec franchise le résultat de sa mission. L'expérience ne fut pas inutile pour les deux princes; ils virent bien qu'ils ne devaient, compter que sur eux-mêmes, et aussitôt ils formèrent une armée capable d'effrayer ou de résister à toutes les ambitions. Les garnisons voisines des Karpates furent, doublées, et on fit un appel aux volontaires de Bohème, de Moravie ; les Russiens, les Tatars vinrent grossir l'armée, qui se trouva dans peu au grand complet. Les Polonais qui faisaient leur apprentissage militaire dans les pays étrangers, toute cette valeureuse jeunesse qui s'était distinguée sous les ordres de Sigismond de Hongrie dans la guerre de Turquie, et parmi laquelle on remarquait l'intrépide Zawi-sza-le-Noir,vint se ranger sous les drapeaux nationaux, pour combattre les chevaliers Teutoniques. Wladislas et Witold se trouvaient à la tête de qua l re- v i n g i d i x m i 11 e hom m es, e t U1 ri eh d e 1 u ng i n -gen, grand-maître des Teutoniques, avait sous ses ordres cent quarante mille hommes. Les armées belligérantes se rencontrèrent entre Grnnwald on Griinelcld, et Tannenberg, le 10 juillet 1410. Onlivra bataille,bataille sanglante,combat inégal, où le courage, l'intrépidité, l'ardeur suppléèrent au nombre. Cinquante mille Teutoniques lurent tués ou blessés, et quarante mille prisonniers tombèrent au pouvoir des Polonais ; cinquante et un drapeaux et deux pièces d'artillerie, les seules qu'eussent les Teutoniques, furent pris à L\ POLOGNE. l'ennemi, et envoyés à Krakovie : les Polonais n'avaient pas encore de canons. Le grand-maître des Teutoniques fut lue, et sans le courageux dévouement de Zbigniew-Olesniçki, le roi Wladislas eût péri dans la bataille; mais Zbigniew se jeta au-devant du roi, et para le coup qu'on voulait lui porter; après cet acte, qui lui assurait, à tout jamais la reconnaissance royale, Zbigniew embrassa la carrière ecclésiastique; il fut évêque, cardinal, chancelier, et ses hautes capacités jetèrent un grand lustre sur le règne de Wladislas. Après cette victoire, Wladislas-Jagellon aurait dù se porter en toute hâte sur Marienbourg; mais quelques moments d'hésitation donnèrent le temps au commandeur Henri de Plauen de mettre cinq mille hommes dans la place pour s'en assurer. Marienbourg revenait de droit à Wladislas, car déjà Thorn, Graudemz, Elbing, Dantzick, Erandenbourg, Kœnisgberg, Osterode et plusieurs villes encore, s'étaient soumises aux Polono-Litvaniens, et avaient reçu les starostes du roi Wladislas. On voit, d'après celte énuméra-lion,que toute l'étendue de pays qui appartenait à la Pologne, depuis Boleslas-le-Grand, rentrait sous la domination polonaise. Quand Wladislas et Witold arrivèrent sous les murs de Marienbourg pour en faire le siège, le commandeur de Plauen leur fit l'offre de restituer la Poméranie, Culm et Michalow, à la condition qu'on ne loucherait pas aux aulres possessions des Teutoniques. Le roi tint conseil après celle proposition, et à la majorité il fut décidé qu'avant d'entrer en arrangement les Teutoniques devaient d'abord remettre Marienbourg et toutes ses dépendances. Ce relus ralluma le courage du commandeur, et à son tour il répondit par des menaces; il lit Connaître aux Polonais qu'il périrait, ou qu'il ne proposerait plus la paix qu'en vainqueur. Cette menace irrita le roi, et aussitôt il ordonna les préparatifs du siège de Marienbourg. Il en fit d'abord l'investiture, mais sans lignes de contre-vallation, ce qui permettait à la garnison de faire des sorties; on pensait que l'ennemi ne soutiendrait pas longtemps le siège, car il manquait de munitions; en effet, la ville fut sur le point de capituler; mais un secours inespéré arriva. Herman de Vint kimtsehen, provincial de Livonie, et chef des chevaliers du Porte-Glaive, vint à la tête de cinq cents hommes pour secourir les Marienbourgeois. Il se tint en embuscade près de Christbourg; niais, bientôt découvert, Witold ;dla à sa rencontre pour le combattre, llerman, ne croyant pas la résistance possible, demanda une entrevue à Witold. Dans cette entre-vie il témoigna au grand-duc sou inlcirl, et lui dit qu'il ne comprenait pas sa participation dans "ne guerre qui ne pouvait profiter qu'à Wladislas, a car, ajouta-t-il, Wladislas a de l'éloignement pour vous, et vous, vous ne serez jamais qu'un lieutenant de la Pologne ; pensez-y, vous pourriez être un souverain indépendant. Quant a moi, je vous promets la restitution de la Samogitie, si vous consentez à vous séparer de Wladislas. » L'ambition se réveilla dans l'âme de Witold; l'ambition le rendit la dupe d'un piège infernal, et il demanda à llerman de lui donner des garanties qui lut assurassent la restitution de la Samogitie. llerman lui répondit qu'il allait parler de cette affaire à Henri de Plauen, et aux ehefs renfermés dans Marienbourg. Après celte entrevue, Witold, sous le prétexte de continuer les négociations, obtint de Wladislas la permission de pénétrer dans la ville ; il trompait le roi, son but était tout personnet. Les Teutoniques n'hésitèrent pas à conlirmer •a promesse qui avait été faite à Witold; celui-ci, se lrouvantengagé,ne chercha plusqu'à s'éloigner de Wladislas; pour y parvenir, il lui dit que sa santé ne lui permettait plus de continuer la guerre, et qu'il allait retourner à Wilna. Wladislas, qui ne-se défiait pas encore, le pria, le conjura, mais tout fut inutile ; Witold partit en '•mmenant avec lui toutes les troupes litvano-russiennes qui étaient sous ses ordres. Les ducs 'le Mazovie suivirent ce coupable exemple, llerman reprit courage, en voyant le roi des Polonais abandonné par ses alliés; mais lui aussiétail trahi par les siens : un corps de Bohémiens, au service des Teutoniques, offrit aux Polonais de leur livrer lu ville moyennant une somme. Les chefs polonais ropoussèrenl cette offre avec indignation, en disant (pic leur sabre déciderait de la lutte, et que leur courage avait suffi à plus d'une bataille. Par une complication d'événements, la place resia au pouvoir de l'ennemi : moins de loyauté, et elle devenait la conquête des Polonais! Sur ces entrefaites on apprit que le roi de Hongrie avait franchi les Karpates; je dis le roi 4e Hongrie, mais déjà il possédait la couronne d'Allemagne, et ces deux couronnes ne suffi, LA POLOGNE. fi7 saient pas à son ambition, il lui fallait encore quelques possessions polonaises. Pour arriver à ce but il corrompit Seibor-Sciborzyçki, palatin de Transylvanie; cet homme, Polonais de naissance, osa combattre contre sa patrie; il ravagea Sandecz et d'autres villes environnantes ( octobre 1110). Scibor était le vil instrument de l'empereur d'Allemagne. Wladislas, inquiété par ces nouveaux événements, forma le projet d'abandonner le siège de Marienbourg; mais plusieurs chefs étaient contraires à cet avis, et les députés des places de la Prusse qui s'étaient soumises se joignirent à cet-avis. Craignant de retomber sous le joug des Teutoniques, ils conjurèrent le roi de ne pas lever le siège, et ils s'offrirent même d'en payer les frais; mais les dissensions el les jalousies entre les chefs polonais forcèrent Wladislas à faire la levée du siège. Cette désunion dans l'armée avait commencé à la suite de la bataille de Grui.ef. ld, et la trahison de Witold acheva d'envenimer les partis. Henri de Plauen, nommé grand-maitre, imposa de. nouvellescontribulions aux Danlzickois, et emprunta une somme au roi de Bohème pour réorganiser ses troupes, et continuer la guerre. II poursuivit Wladislas jusqu'à Koronowo, à six lieues de Bromberg ; là on livra bataille ; les Tcu-loniques furent butins ( 1410), el laissèrent dix mille hommes sur le champ dû bataille. Au moment de la défaite llerman arrivait avec un renfort d'Allemands et de Prussiens, mais il trouva dans sa marche Dobieslas-Puchala, castellan de Pr/.émysl; Dobieslas, à la tête des garnisons de Bohrowniki et. de Jlypin, s'approcha de Golub, empêcha la jonction d'IIerman, el battit les Teutoniques. Ces succès hâtèrent les négociations. Les Teutoniques implorèrent, la longanimité de Wladislas, et la paix fui conclue à Thorn ( lévrier 1111). Le traité portait que les chevaliers s'obligeaient à payer à la Pologne (KIO.OOO florins en trois paiements; à restituer la terre de Dobr/yn et les districts de Zawskrzyn aux dues de Mazovie, et à rendre provisoirement la Samogitie au roi et à Witold. Ces avantages élaient de peu d'importance, quand on les compare aux promesses que le grand-maîlro Plauen avait faites quand ii fut assiégé à Marienbourg. Le roi regretta d'avoir cédé trop facilement; mais pour terminer à l'avenir tous ces différends avec l'ordre Teulonique, il crut devoir recouru à l'empereur Sigismond, et cette entremise l'ut plus funeste à la Pologne que ne l'était le traité de Thoi-n. Les ambassadeurs vénitiens, qui se trouvaient alors à Krakovie, cherchèrent à éclairer le roi, et l'engagèrent à se délier du caractère faits et astucieux de l'empereur; mais le cardinal Branda, envoyé de l'empereur, détruisit tout l'effet de ces bons conseils. Wladislas crut en cette circonstance à la sincérité de Sigismond, et se rendit à Lubowla, dans la starostie de Zips (1411), pour avoir une entrevue avec lui. Là, ils conclurent un traité d'intervention. Sigismond promit au roi de lui porter secours pour expulser les Teutoniques de la Prusse ; mais sous main il favorisait l'ordre Teuton. Le traité portait que le territoire occupé par les Teutoniques serait partagé entre les deux alliés, à raison des contingents fournis pour cette entreprise par chacune des parties. Quant à la Russie-Rouge, que Sigismond convoitait depuis longtemps, il l'abandonnait pendant la vie de Wladislas, et même il s'engageait à ne faire valoir ses droits que cinq ans après la mort du roi. Sigismond, pendant le séjour qu'il fit à Lubowla et à Bude, ne cessa de leurrer Wladislas, et il l'amena même à lui prêter une somme de 37,000 gros de Prague (2,960,000 florins), en lui donnant pour garantie la starostie de Zips; mais pour couvrir ses ruses et ses mauvais desseins, il combla Wladislas de présents; ces présents étaient, à vrai dire, une restitution, car ils se composaient du glaive, du sceptre et de la pomme d'or de BoIeslas-lc-Grand, que la reine Elisabeth, fille de Wladislas-le-Bref, avait emportés de Hongrie. La glorieuse bataille de Gruncfeld devait amener d'autres résultats, mais la conduite de Witold gala tout. Witold, qui avait fait des prodiges de valeur, qui avait déployé un immense talent et un courage qui fait pâlir tout éloge, Witold, si grand, si supérieur à la bataille de Gruncfeld, se laissa tromper par la ruse des Teutoniques, après les avoir écrasés, dominés par sa force. Ces événements donnèrent de l'expérience à Wladislas; il commença à démêler l'ambition de Witold, et les conseils de Zbigniew-Olesniçki et de ceux qui prenaient un véritable intérêt à la couronne lui montrèrent la. nécessité d'y mettre un frein. La réunion des deux nations, en 1586, était complète par le fait, mais demandait à être consolidée par les résultats ; il fallait, en quelque sorte, une nouvelle sanction de ce grand acte, il fallait un rapprochement entre les hommes no- tables des deux pays. Le roi annonça qu'une assemblée aurait lieu à Horodlo, dans le palatinat de Belz, sur le Bug. C'est là que devait se tenir la diète, c'est là que devaient se rendre les Litvaniens et les Polonais. Après la clôture des discussions, on arrêta les principales dispositions de l'acte d'union, et il fut signé par l'assemblée. Nous allons rapporter cette pièce si importante dans l'histoire de la Pologne ; « Nous, Wladislas, par la grâce de Dieu, roi de Pologne et des terres de Krakovie, de Sandomir, de Siéradz, de Lenczyça, de Kuîawie , grand-duc de Ljtvanie,maître e t héritier delà Poméranie et des terres russiennes, et nous, Alexandre, dit Witold, grand-duc de Litvanie, maître et héritier des terres russiennes, faisons savoir à tousdans le présent et dans l'avenir,que les terres litvanicnnes et les citoyens nos sujets, à qui nous avons plus d'une fois accordé nos grâces, sont invités dès ce jour à s'affermir dans la croyance de la vraie foi pour être délivrés des chaînes de l'esclavage qui pesaient sur eux. Nous croyons leur donner des conditions dç bonheur en leur enseignant l'Evangile qui est le précepte de toutes les vertus, et dès ce jour, ils jouiront des libertés, immunités, privilèges et grâces qu'on accorde aux élus de la foi catholique et que nous donnons et accordons en vertu de nos présentes. » 1° Depuis que par la grâce du Saint-Esprit nous avons reconnu des vérités éternelles, nous avons accepté la couronne de Pologne afin de propager la foi chrétienne, et pour le plus grand bien de nos terres litvaniennes, nous les avons incorporées, unies, réunies, ajoutées, alliées aux Etats la Pologne, du consentement de nos frères et cousins, de tous les seigneurs, nobles et boïars, habitants de la Litvanie. Mais comme nous voulons garantir les susdites terres litvaniennes de toute invasion étrangère, contre les trahisons des chevaliers Teutoniques, et contre tout ennemi quelconque qui voudrait ravager les terres litvaniennes et le royaume de Pologne, nous voulons que lesdites terres, en vertu des droits que nous avons reçus de nos ancêtres, selon la pri-mogéniture, comme véritable maître et héritier et avec le consentement des seigneurs, nobles et boïars, soient réunies de nouveau à la Pologne, et que les deux nations n'en forment plus qu'une. Nous voulons que les duchés, terres, lieute-nances,districts et propriétés soient indissolublement unis à la couronne de Pologne, pour quc les deux nations soient à jamais un même tout et ne puissent combattre l'une contre l'autre. » 2° Et par les présentes, toutes les églises cathédrales, paroisses, couvents situés tant à Wilna que dans tout autre lieu desdites terres, jouiront des immunités, privilèges qui sont accordés à lu Pologne. » 3° Les seigneurs, nobles et boïars des lettres litvaniennes, à qui nous avons accordé des donations, privilèges et immunités, et qui ont été admis au blason des armoiries de la Pologne, pourront en jouir et les garder en toute sécurité s'ils demeurent fidèles à la foi, et s'ils se constituent sujets de l'Eglise catholique romaine. » 4° Les susdits seigneurs et nobles posséderont leurs propriétés héréditaires, comme parle passé; ils garderont aussi et à perpétuité les donations que nous leur avons faites, et de plus ils pourront les aliéner et les vendre à leur profit ; mais notre permission spéciale restera obligatoire, en ce qui est de vente, aliénation, elc; el elles ne pourront se faire qu'avec notre participation et par-devant nos cours el tribunaux, comme cela se pratique dans le royaume de Pologne. Il est garanti expressément qu'à la mort des parents, les enfants et descendants hériteront de lousles biens patrimoniaux avec laper-mission de les gérer comme bon leur semblera el conformément aux lois et usages pratiqués dans le royaume de Pologne. » 5° Les dots et les douaires hypothéqués sur des immeubles, ou donnés par nous, seront garantis. Les filles, sœurs et cousines des seigneurs et nobles des terres litvaniennes, ne seront données en mariage qu'à des catholiques; elles se conformeront en cela aux usages introduits depuis longtemps dans le royaume de Pologne. » 6° Les susdits privilèges et libertés que nous accordons par les présentes ne peuvent annuler les anciens devoirs et obligations, qui consistent à élever des châteaux, à servir militairement et à payer les impôts ordinaires. Ces devoirs et obligations sont et seront imposés aux seigneurs des terres litvaniennes. » 7° Les seigneurs et nobles de la Litvanie nous répondront, à nous, Wladislas, roi de Pologne, elà AlexandroYitold, grand-duc de Litvanie, et à nos descendants, de leur inviolable fidélité et de leur persévérance dans l'exercicede la foi catholique; ils se conformeront en cela aux actes écrits et signés antérieurement par nous, Wladislas, roi f'e Pologne, et Witold, grand-duc de Litvanie. » 8° 11 est ordonné, sous serment, de combattre les ducs,seigneurs, nobles, ou tout citoyen, de quelque condition qu'il soit, s'il osait agir contre les terres du royaume de Pologne ; chaque citoyen doit défendre la Pologne comme les terres litvaniennes; il doit écraser, détruire tout, ennemi de la patrie: la loi lui retirerait tous ses biens s'il agissait autrement. j> l)° Les charges et dignités qui existent en Pologne seront instituées en Litvanie. Wilna aura un palatin et un castellan ; Troki et les autres villes où nous le jugerons convenable auront le même gouvernement et à perpétuité. Ne seront investis de ces charges que ceux qui professeront la religion chrétienne et qui seront soumis à la sainte Eglise romaine. Les employés subalternes des administrations publiques devront être chrétiens et. calholiques. Les citoyens qui seront appelés dans notre conseil privé devront professer notre religion, et garder inviolable-menl le secret des délibérations. ï 10,J Quiconque obtiendra les susdits diplômes et privilèges prêtera serment de fidélité, à nous, Wladislas, roi de Pologne, et à Alexandre, dit Witold, grand-duc de Litvanie, et devra la même fidélité à nos descendants. » 11° Nous déclarons ici que les susdits seigneurs et nobles de la Litvanie ne pourront élire à la dignité de grand - duc que celui qui sera choisi par le roi de Pologne et ses descendants, car le roi aura le concours des prélats, seigneurs de la Pologne et des terres litvaniennes. Si, après notre décès, nous laissions le trône sans héritier, les prélats, seigneurs et nobles de la Pologne éliraient un roi avec le consentement du grand-duc Witold, des seigneurs el nobles de la Litvanie, conformément aux conventions passées antérieurement. » 12° Les susdites libertés, prérogatives et privilèges ne seront accordés qu'à ceux d'entre les seigneurs et nobles litvaniens qui seront admis aux armoiries de la noblesse polonaise, et qui professeront la religion catholique romaine. Les schismatiques et les infidèles en seront exceptés. » 15° Les lettres patentes que nous avons accordées au royaume de Pologne et au grand-duché de Litvanie, il y a sept ou huit uns, ainsi qu'à l'époque de notre couronnement, seront incorporées dans le présent acte, et nous garantissons à jamais leur authenticité. » 14° Nous statuons aussi expressément que les susdits seigneurs et nobles du royaume de Pologne et du grand-duché de Litvanie tiendront, selon la nécessité, leurs diètes soit à Lublin, soit à Parczow ou dans un autre endroit convenable, pour l'intérêt et le bien des deux nations, mais toujours conlbrmémcnt à notre permission et volonté. » 15° En outre, nous, Alexandre Witold, avec le consentement de Sa Majesté le roi et duc Wladislas, notre très-cher cousin-germain, nous choisissons les nobles litvaniens suivants, pour être admis aux armoiries des nobles polonais, afin d'établir des relations réciproques et intimes, et à perpétuité. ( Suivent les noms des familles des deux nations.) » Eait et signé à Horodlo sur le Bug, ce 2 octobre 1413. » Cet acte, qui précisait si bien l'état de la question, blessa profondément l'ambition de Witold. Il voulait que la Litvanie n'eût d'autre pouvoir que le sien; il voulait gouverner selon son bon plaisir, comme il l'avait fait après le départ de Wladislas pour Krakovie. Mais il dissimula ses véritables sentiments et parut consentir à tout; plus tard, quand il fallut mettre à exécution l'acte de Horodlo, il éluda ou il chercha à lui donner une fausse interprétation. En quittant Horodlo, Wladislas et Witold se rendirent à Wilna, ensuite ils allèrent en Samogitie ; partout ils convertissaient les païens, et dans ce voyage, ils fondèrent l'évôché de Samogitie et. posèrent les fondements de la cathédrale de Saint-Pierre et Saint-Paul, à Miédniki ou Wornie, capitale de ce duché. Outre cela, Witold fit élever des églises dans les villes deËyra-gola, Kroze, Miédnik, Bosiénie, Widulkle, Kol-tyniany, Cetra cl Lukniki (1415). Pendant que les deux princes s'occupaient d'organisation intérieure, les chevaliers Teutoniques envahirent la Samogitie et la Litvanie. Wladislas et Witold se portèrent aussitôt en Prusse, pour venger celle nouvelle trahison ; ils s'emparèrent de Nidbourg, d'Allenstein, Bischofswerder, et de quelques autres villes, et ils auraient poussé plus loin leur conquête sans l'intervention du légat du pape Jean XXIII. Encore une fois la paix fut conclue entre les Po-lono-Litvaniens et l'ordre Teutonique (1414). Dès que la paix fut conclue, les Teutoniques poussèrent les Tatars à faire une nouvelle excursion en Pologne; ceux-ci ravagèrent Kiiow, et se retirèrent avant que 1rs troupes fussent en mesure de les chasser du territoire. A cette époque, la doctrine de Jean Uns se propageait en Bohême. L'arrêt du concile de Constance, qui avait condamné Jean Hus au bûcher, malgré le sauf-conduit de l'empereur Sigismond, avait exaspéré ses prosélytes; aussi les Bohémiens, après la mort de Wenceslas, ne voulurent, pas donner la couronne ù Sigismond, et ils l'offrirent à Wladislas : la tolérance religieuse dont on jouissait en Pologne les détermina dans ce choix (H20). C'était la so-conde fois que le trône de Bohême était offert au roi des Polonais ; l'intérêt de la Pologne aurait voulu qu'il l'acceptât, mais il céda aux conseils des Polonais, qui craignirent de voir leur patrie exposée encore une fois aux malheurs du règne de Louis de Hongrie. Le clergé, dans des intentions peut-être moins pures, usa aussi de son influence ; le clergé catholique haïssait la doctrine de Jean Hus, et il repoussait avec horreur tout ce qui pouvait rapprocher la Pologne de la Bohême. Wladislas remercia les ambassadeurs de Bohême, et les renvoya avec un refus. Si ce roi n'eût pas été si désintéressé, il eût accepté la couronne pour se venger des perfidies de Sigismond ! Les ambassadeurs, n'ayant pu fléchirWladislas, offrirent la couronne à Witold. Ici ils trouvèrent moins d'opposition ; tout pouvoir, toute grandeur flattaient l'ambition du grand-duc; mais ne pouvant quitter son duché pour aller prendre possession du trône, il envoya en Bohême Sigismond Koributowicz, neveu du roi, pour gouverner par intérim ; mais l'empereur Sigismond employa tant de supplications, tant dè promesses, tant d'hypocrisie auprès de Wladislas, qu'il obtint le rappel do Koributowicz, pour s'introniser à sa place. Le court séjour de Koributowicz en Bohême l'avait converti à la doctrine de Jeanllus; les prêtres redoutèrent un moment son influence, il y eut effroi, presque menace, mais tout se passa sans révolte ouverte, sans effusion de sang, et Koributowicz, tout Hussite qu'il était, put rester en Pologne. Pendant ces terreurs du catholicisme, les Teutoniques guerroyaient encore en Pologne et en Litvanie; mais toujours battus, ils finirent par conclure la paix, le 8 mai 1422, à Mielno, dans la terre de Culm. Dans celte même année, le grand-duc tle Berefit sa soumission à Wladislas, en le suppliant de lui do n no i' sa protection ; niais la position géographique de ses États ne permit pas au roi de toi accorder ce qu'il demandait. La paix de Mielno, rassurant Witold sur ses possessions de l'ouest, lui permit de contrecarrer 'es intrigues des chevaliers du Porte-Glaive en Livonie, et de faire connaître le sentiment de sa force aux Pskowiens et aux Novgorodiens, sur la fidélité desquels il ne pouvait pas compter. Il réunit les Litvaniens, les Samogit.iens, il enrôle dans l'année des Bohémiens, des Walaques, et ouvre la campagne; la rébellion aura affaire à forte partie ; il assiège d'abord Opoczka, mais la trahison lui enlève cette conquête. D'Opoczka il se porte sur Woronocza ; la force qu'il déploie rend la résistance impossible : les Pskowiens se soumettent et paient au grand-duc de forts tributs. Après la soumission des Pskowiens, Witold se dirige sur Novgorode-Ia-Grande ; il s'empare de Porchow ; la terreur précède l'armée litva-nienne; les Novgorodiens se hâtent de se sou mettre et de payer le tribut; enfin la paix est conclue à Novgorod, et cette paix est tout à davantage des Litvaniens (1425). Celle expédition, si glorieuse, devait terminer la carrière militaire de Witold; depuis lors, M fut sourd à toutes les intrigues et résista à tous les pièges que l'empereur Sigismond voulait lui tendre pour le séparer de Wladislas ; mais voulant conserver son influence sur le roi, il le maria à Sophie,sa nièce et fille d'André, duc de Kiiovie. Witold prévoyait que Wladislas n'aurait jamais d'enfant; car, après plusieurs mariages, le trône était encore sans héritier; mais Sophie déjoua ses projets, car elle donna à Wladislas deux garçons. Grand fut le désappointement de WTitold, car il espérait que ce mariage servirait son ambition; il espérait que l'influence de Sophie ferait révoquer les décisions de Horodlo, et qu'un jour il pourrait être roi de Pologne ; mais en l'année 1427, Wladislas, malgré ses soixante-dix-neuf ans, donna encore un nouvel héritier au trône ; le prince royal reçut le nom de Kasimir. Witold, irrité par ses mécomptes, accusa la reine d'infidélité. Le roi, croyant un moment à cette calomnie, demanda le divorce; mais l'innocence de la reine l'ut reconnue, et tout rentra dans l'ordre. L'empereur Sigismond, voyant que celte intrigue n'avait pas réussi, caressa encore l'ambition 'ix des orages politiques et des discordes civils. Jalouse «le ses droits, jalouse même de leurs ahus, elle aima mieux subir les périls d'une constitution imparfaite, que de courir les hasards d'une réforme dont le pouvoir arbitraire eût pu s° prévaloir... Aussi ses annales présentent-elles un drame plein de chaleur et de mouvement. Souvent on se croit, transporté à Sparte, à Rome ; °n voit l'orageuse tribune; on assiste aux com-hals de la parole ; on observe l'arène ensanglantée. Souvent les partis s'arment, se heurtent; il semble (pie la société tout entière va se dissoudre ; mais bientôt, comme par l'effet d'un Pouvoir magique, le calme sort de la tempête même ; quelquefois, avec un sentiment de surprise, on voit une population immense se lever spontanément en masse, former une ligue, entrer eu campagne, et/dans ces mouvements de guerre civile, n'exercer cependant qu'un pouvoir légal et reconnu par la constitution. La Pologne en °fict est, pour l'homme accoutumé à la marche régulière des sociétés modernes, un phénomène continuel. Le désordre même y a ses règles, la guerre civile y a son code. Placée sur les conlins de l'Europe civilisée, vrai boulevard du monde chrétien contre |,,s invasions des barbares, la Pologne n'est jamais parvenue à organiser une armée permanente : elle eut en beaucoup de circonstances des soldats nombreux, mais presque jamais des troupes régulières et disciplinées. On faisait consister la sécurité et l'intégrité de la patrie sur la pointe des sabres ; on abandonnait les ports maritimes, et on négligeait les forteresses, les regardant comme des éeuoils contre lesquels indépendance nationale pouvait se briser, et comme des instruments de la tyrannie de quelque ambitieux qui voudraient imposer des fers à la République. Tout y était libre et ouvert. — La fertilité du sol polonais appelait à l'agriculture ; les agressions des voisins et les invasions des barbares amenaient des guerres continuelles; de là deux classes différentes dans la nation : celle d'agriculteurs longtemps libres, ensuite réduits à l'esclavage; et celle d'hommes de guerre ou la noblesse. Celle-ci, combattant sous les yeux des rois, alors maîtres de toute la terre polonaise, recevait, à l'exclusion du reste des citoyens, comme partout ailleurs, des donations, des dignités et des récompenses. Tant que des rois énergiques tinrent les rênes de l'Etat, cette noblesse fut retenue dans les bornes convenables; mais à la suite du partage de la Pologne par Ro-leslas III, à la suite du morcellement de l'autorité suprême, à la suite de la vénalité de la couronne, le pouvoir de celte noblesse, en croissant, en envahissant tout, en pesant sur tout, rompit l'équilibre entre elle, le peuple et le trône. L'accroissement des richesses et du pouvoir d'une partie de la nation motiva l'assujettissement de l'autre, et l'ébranlement de l'ensemble. — Dès lors une seule classe constituait l'Etat, une seule classe formait la nation libre et souveraine : ces deux cent mille gentilshommes, libres et égaux entre eux, réglaient les destinées du pays, conduisaient les affaires publiques, remplissaient toutes les fonctions religieuses et civiles, et se réservaient à eux seuls le droit de porter les armes, de combattre l'ennemi et de mourir pour la patrie. Les Polonais sont nés pour la guerre — « Us en adorent le fruit » — a dit un ancien historien. Quand l'ennemi menaçait le pays, le roi envoyait les vici, ou les ordres à la noblesse de se tenir prête à la guerre, de monter à cheval, et de se rendre sur les lieux de sa destination. On donnait le nom de pospolite à cette levée de boucliers. Avant l'invention de la poudre et des armes à feu, quand le sort d'un combat se décidait par le choc et le conflit d'un individu avec l'autre, la dextérité, la souplesse, et la force physique que les Polonais acquéraient dans les tournois, étaient suffisantes pour les faire triompher de leurs voisins, pour défendre et étendre même les frontières du pays. D'ailleurs il était facile aux rois de réunir, au besoin, un nombre d'hommes nécessaires pour conjurer l'orage ; il leur était facile de les congédier quand le danger était passé. Les victoires qu'on remporta sans peine sur l'ennemi, pendant des siècles entiers, accréditèrent l'opinion (pie, sans avoir besoin d'entretenir une armée prête au combat, sans administration, sans finances, il suffisait de monter à cheval pour repousser l'agression. La lenteur avec laquelle s'assemblaient ces levées faisait manquer les plus belles occasions; les rébellions, les dispersions des soldats qui n'obtenaient pas leur solde, détruisaient les plus brillantes expéditions, nécessitaient des oppressions nouvelles, occasionnaient des calamités sans fin. Et quoique souvent le courage naturel du Polonais, éiectrisé par le sentiment du bien commun, désarmât l'ennemi et gagnât des batailles, la gloire était pour les vainqueurs, l'avantage poulies vaincus. Toute la force militaire consistait en cavalerie qui était de trois sortes : les busards, les cuirassiers et les kosaks; l'éclat et le luxe des armures et des chevaux caractérisaient les deux premières : « Cette noblesse, dit un auteur français du xviiie siècle,est leste et courageuse: elle marche couverte de peaux de tigre, de léopard et de panthère; les chevaux sont vifs et superbement harnachés; mais ces gentilshommes sont peu soumis aux ordres de leurs chefs. Ils négligent impunément de se rendre au lieu fixé par les lettres de convocation; et lorsqu'ils ne sont pas payés, ce qui arrive presque toujours, ils se retirent sans congé. Leur inarche n'est pas plus régulière. Ils commettent mille désordres dans le royaume même, et comme il n'y a jamais de vivandiers dans une armée polonaise, et qu'on ne fait point de magasins, ils pillent de tous côtés. » — Wladislas Jagellon, qui ne possédait pas encore la Prusse, la Poméranie, la Kourlande et la Livonie, mit en mouvement contre les chevaliers cent cinquante mille nobles ; son fils Kasimir anéantit la puissance de l'ordre Teutonique avec l'appui de soixante mille nobles ; et quatre-vingt mille suivirent Jean Albert dans la malheureuse expédition contre les Walaqucs. — Comme il n'y avait pas d'organisation militaire, chacun s'équipait et s'armait comme il pouvait. — Dans la fameuse expédition de Vienne, le prince de Lorraine fit observer à Sobieski un régiment polonais, remarquable par la pauvreté de son équipement : « Ce régiment, dit le roi en souriant, a l'habitude de s'habiller aux frais de l'ennemi. » Effectivement il se distingua dans la bataille, et reparut couvert des dépouilles turques. — Ce fut sous Etienne Batory qu'on vit paraître pour la première fois, en 1578, la loi qui ordonnait, aux villes, bourgs et villages royaux, de fournir des fantassins, à raison du nombre d'arpents. On forma un corps d'infanterie, composée de nobles, qui, rivalisant avec les Hongrois, fit des prodiges de valeur pendant la campagne de Moskovie. La plus grande partie de cette infanterie n'avait pas encore vu le feu, et beaucoup de citoyens de marque, comme l'atteste Karamsine, se mirent au rang de simples soldats. L'histoire ne fait plus mention de pareilles recrues. Les rois tenaient à leur solde des soldats étrangers, dont le nombre n'a jamais surpassé quatre mille, et se composait pour la plupart des Allemands et des Bohémiens. — Dans les temps les plus florissants de la république,' la garde royale ne montait qu'à seize cents cavaliers; et le roi Wladislas IV fut obligé de promettre à la noblesse qu'il n'augmenterait pas ses gardes, dont l'effectif ne pourrait aller au delà de douze cents hommes. — Cependant les Jagellons sentaient déjà la nécessité d'une armée permanente. Sigismond Ier et son fils Auguste avaient môme obtenu de la Diète que la quatrième partie des revenus des domaines royaux ou des starosties serait consacrée à l'entretien d'une armée régulière, qui prendrait le nom de l'armée du quart. — Mais l'administration (h; ces domaines était si mauvaise, ou plutôt les starostes avaient poussé si loin leur arbitraire, qu'un manuscrit de la Diète de 163i2 atteste que de la quatrième partie du revenu des domaines royaux on ne saurait entretenir plus de mille hommes de troupes régulières ou du quart. — Sigismond Ier, suivant les avis d'Ostali-Daszkiéwi, simple paysan des domaines de Constantin d'Ostrog, mais homme d'un esprit pénétrant, et naturellement porté aux exploits héroïques, chercha à organiser les Kosaks de Zaporog, pour assurer ses frontières du midi contre les invasions des Turks et des Tatars. Batory les divisa en corps de troupes réglées, et se concilia leur dévouement par de nombreux privilèges. Les violences de l'aristocratie polonaise détruisirent ces mesures salutai- res, et tirent tourner contre la Pologne les armes de cepeuple beHiqueux,accoutumé à la défendre. La charge de grand-général, organisée sous le r«gne de Sigismond Pr, ne devait s'exercer que durant la guerre : Batory consentit à confier le commandement de l'armée à un général perpétuel, et dépendant immédiatement de la Diète. La noblesse polonaise, instruite dans l'école de •adversité, reconnut elle-même le besoin d'adopter les réformes administratives et militaires, que tes États voisins avaient déjà depuis longtemps développées chez eux ; mais il était trop tard, la Politique étrangère épiait les moindres mouvements de cette noblesse, et tandis qu'elle paralysait ses efforts pour la formation d'une armée nationale, Pierre Ier envoyait trente mille Moskovites au roi saxon, pour les discipliner en Pologne. Enfin, lorsque les constitutions de 1717 Pourvurent à l'entretien d'une armée régulière, tes agents moskovites firent en sorte que toute la solde fût mise en officiers à brevet, et qu'il n'existât pas six mille soldats sous les diapeaux. Les Prolecteurs de la Pologne en avaient six fois au tant dans ses provinces. Cependant la noblesse augmentait ses exigen ces, à memre des concessions qu'elle obtenait, °t désarmait l'autorité royale en lui étant ses Pins belles prérogatives, celles de nommer le généralissime des armées et de faire rendre la justice au peuple ; chaque noble polonais possé dait en outre le droit périlleux d'entretenir des troupes à ses frais, et d'élever des forteresses. Ces troupes se nommaient troupes de famille, et se réunissaient, en temps de guerre, aux armées de la couronne; souvent aussi elles servaient à satisfaire les vues personnelles des seigneurs, leur donnaient les moyens de fomenter la guerre civile, et attiraient sur le pays les malheurs d'une guerre inutile et sanglante. C'est ainsi que Dé-métrius Wisniovvieeki, cherchant à s'emparer de la Walaquie pour son compte, facilita à la Turquie les moyens d'établir sa domination dans cette province ; c'est ainsi que l'ambition démesurée de Georges Mniszech entraîna la Pologne dans une guerre sanglante, en voulant placer sur le trône de Moskovie le faux Démétrius et sa fille Marine; c'est ainsi, enfin, que Georges Lu-homirski, oubliant ses devoirs de citoyen et de dignitaire de la couronne, leva l'étendard de la rébellion contre son propre souverain, et vint aggraver les calamités du règne de Jean-Kasimir Par une lutte fratricide.' LÀ POLOGNE. 70 Sans doute les rois jagellons eussent assuré le bonheur et la gloire de la Pologne, sans cette opposition constante de l'intérêt particulier à l'intérêt national ; mais tous les efforts des diétines et des diètes tendaient plutôt à perpétuerles malheurs qu'à leur porter un remède salutaire.il s'était introduit dansées assemblées un esprit de licence et de faction qui les faisait dégénérer en guerres civiles. La différence des religions vint y jeter d'autres germes de discorde. — Les choses en vinrent à ce point que la Diète, assemblée à Warsovie pour le choix du successeur de Wladislas IV, était sur le point de s'enfuir devant un , parti de Tatars et de Kosaks, lorsqu'une dispute élevée entre eux, sur le partage du butin, obligea leur chef à faire sa retraite. Ce fut sous ces malheureux auspices que Jean-Kasimir changea son bonnet de Jésuite et son chapeau de cardinal contre la couronne vacante de son frère. Une guerre désastreuse fut suivie d'un décret politique, peut-être encore plus funeste à l'indépendance nationale: c'est le liberum veto accordé à chaque membre, en sorte qu'un seul des nonces ou députés eut le pouvoir de faire rejeter d'un seul mot toute loi et toute mesure proposées; et qu'en ajoutant à ce fatal veto les deux mots sisto activitatem, chacun put disperser l'assemblée générale, et, ce qui paraît incroyable, anéantir toute décision prise dans la même Diète, avec la plus calme et la plus parfaite unanimité. Ce droit, qu'il faut bien distinguer du veto des tribuns de la république romaine, puisque celui-ci n'était ni aussi étendu ni aussi désorganisa-leur, ce droit unique dans la législation des peuples, fut quelquefois utile aux rois et au sénat, pour arrêter les délibérations d'une Diète turbulente. Mais son effet ordinaire l'ut de neutraliser les efforts que des esprits sages faisaient pour améliorer la constitution ; et souvent il Organisai l'anarchie au premier mot d'un séditieux. Quelquefois on vit celui qui voulait contrarier la volonté générale, payer de sa vie l'usage de ce privilège, comme ce gentilhomme litvanien qui fut tué à coups de sabre dans l'élection de Michel Koribut Wisniovvieeki; et alors son suffrage étant réduit à rien, on avait encore l'unanimité. Hors ce moyen violent, il n'y avait d'autre parti à prendre que de convoquer une autre Diète, ou de former une confédération, qui ne devenait légitime que par la réunion des autres, et l'approbation de ses actes par le sénat, mais qui amenait souvent une espèce de guerre civile. parce qu'il s'en formait de semblables dans les partis eon ira ires. Lucie de la confédération devait être déposé au greffe du district où i! avait été rédigé : cet acie, signé par les divers confédérés, élait rendu public, et on le présentait à la signature de tous les palatinats. Les confédérés nommaient un maréchal, délibéraient, formaient des diètes, et enlin représentaient en petii l'image de la république. Le plus grand avantage des confédérations, c'est qu'elles ne reconnaissaient pas le droit du liberum veto. Tout s'y traitait à la pluralité des suffrages, comme dans les anciennes Diètes, et personne n'avait Je droit de dissoudre ces assemblées. La noblesse polonaise, en se confédérant, semblait sacrilier son indépendance aux nécessités urgentes de la patrie ; elle se soumettait, pour la durée de la crise, aux contributions, au service personnel, aux règlements de police qu'établissait alors le conseil général de confédération.Ce conseil partageait l'autorité avec le maréchal général, qui exerçait une espèce de dictature; recevait les ambassadeurs, dormait, des ordres aux tribunaux, disposait des biens des particuliers, des revenus des évoques, et même du roi; levait des troupes, commandait les armées, exerçait même le droit de vie et de mort jusqu'à ce que l'Etat fût délivré du danger dont il avait été menacé. On ne doit pas confondre une confédération avec la conjuration nommée Rokosz, par un emprunt l'ait aux Hongrois qui appelaient ainsi leurs confédérations, étant tenus, quand le royaume était en danger, de se réunir dans la plaine de Rokosz, près de Pestb, sous peine de mort. Le Rokosz polonais était une insurrection ouverte contre le roi, soit que l'urinée voulût simplement se soustraire à son autorité, soit qu'il ne put la payer ou la faire subsister; alors les nobles, devenus maîtres absolus de leurs soldats et d'eux-mêmes, s'organisaient à leur gré, vivaient à discrétion chez les habitants du pays. ILï désordre elfréné, des brigandages sans exemple, étaient la suite ordinaire de ces conjurations; mais hors le cas où le roi violait ouvertement le traité de son couronnement, le rokosz paraissait abominable, même aux yeux des Polonais les plus entêtés d'une indépendance absolue, t C'est ainsi que In Pologne, comme l'observe M. Thiessé, a demandé et oble nu tous les dangers d'un système électif, et toute la gloire d'une législation républicaine. Mais de la liberté sans bornes naît l'anarchie, el de l'anarchie l'anéantissement de la puissance publique. Dans une situation aussi funeste, qu'un voisin ambitieux se présente, et il faut périr, » — C'est ce qui arriva à la Pologne. — La confédération de Tyszo-wice sauva le trône de Jean-Kasimir et l'indépendance polonaise; la confédération de Bar ne fit qu'ajouter une page brillante aux annales héroïques de la Pologne; enlin le complot de Targo-wiça, décoré du nom de confédération, transmit à l'indignation de la postérité le dernier acte d'une aristocratie dégénérée et corrompue. — Nous ne pouvons mieux terminer cet article qu'en citant les paroles de l'auteur des Chants historiques polonais: c L'anarchie put bien momentanément assoupir l'esprit belliqueux des Polonais; elle put enraciner l'habitude de désœuvrement, le dégoût d'une activité constante, le désir invincible des jouissances; mais, tout en leur imprimant ces défauts, elle a conservé, dans toute leur plénitude, la hardiesse, le noble dévouement pour le pays, el, si je puis m'exprime!-ainsi, cette volonté de fer d'être une nation. i}\n-d'exemples de ces vertus ne nous offrent pas les fastes de notre histoire ! Ces grands même qui à la légère se déchargèrent des obligations et des impôts publics, toutes les fois que le pays se trouvait dans le besoin, amenaient pour sa défense des milliers de guerriers. A la Diète de Piotrkow, en L>02, Sigismond-Augusle ayant déclaré à la face de la nation que, par suite de la dissipation de ses pères, les domaines et les revenus rie la couronne étaient tellement dilapidés que le roi n'était plus en état d'opposer une armée aux Tatars ni aux Moskovites, le sénat et les nonces s'approchèrent l'un après l'autre du trône, déchirant leurs privilèges, el restituant à la couronne les propriétés de la couronne. Dans les derniers temps, on a vu avec quel enthousiasme notre jeunesse courait aux armes ! avec quelle bonne volonté le peuple villageois saisissait les instruments agricoles pour repousser l'ennemi ! avec quelle tendre libéralité la vieillesse déposait ses épargnes sur l'autel de la patrie expirante! le beau sexe, ses précieux ornements ! Us aimaient toujours la patrie, les Polonais nos ancêtres, parce que c'était une terre qui leur avait procuré les bienfaits de la liberté; tt nous autres, nous l'aimons davantage peut-être, parce que nous l'avons vue si injustement accablée, si malheureuse ! Xavier Godebski. GÉOGRAPHIE, STATISTIQUE. NOTICE GÉOGRAPHIQUE, STATISTIQUE ET HISTORIQUE SUR LES TERRES RUSSIENNES DE LA POLOGNE. § rr. — Géographie, hydrographie, géologie, statistique. La Pologne, comme tous les Etats de l'Europe, se partageait jadis en différentes provinces qui se résumaient dans trois parties distinctes : 1° la Grande-Pologne, partie occidentale (aujourd'hui grand-duché de Posen et, en outre, une portion du royaume de Pologne) ; 2° la Petite-Pologne, à l'est et au midi (Krakovie, Sandomir et terres russiennes) ; 3° le grand-duché de Liivanie. — La Prusse royale (Dantzig, Elbing et Culm) formait un Etat régi par des lois particulières et faisait partie de la Grande-Polo gnc. La Prusse ducale et la Kourlande, liefs de la couronne de Pologne et enclavées dans son orbite, étaient régies par des ducs relevant de la république polonaise. La Livonie lui appartint également, mais temporairement, et lui attira de nombreux désastres. La Valaquie et la Moldavie juraient fidélité et obéissance au roi de Pologne, quand elles avaient un ennemi sur les bras, ou bien lorsque les hospodars se disputaient le pouvoir qu'ils briguaient tour à tour à Constantinople et à Krakovie. Abordant notre sujet, nous allons décrire celles de ces provinces qui renferment les habitants les plus rapprochés de la race polonaise par leur dérivation et leur idiome slavon, et qui forment le midi de ses vastes possessions d'autrefois ; nous voulons parler des terres russiennes delà Pologne. La Lechie, ou la Grande-Pologne, est la plus ancienne de ses possessions; vient ensuite la Crobatie-Blanche, qui s'appuie, d'un côté, aux Karpates, et, de l'autre, au San, à la Wislule et à la Piliea. Après l'acquisition de cette dernière province, vers la fin du x« siècle, la Pologne s'étendait à l'est et au midi des possessions slaves, ayant pour limites la rive droite du Borysthène et le littoral du Pont-Euxin. Cette région, la plus fertile en produit^ la plus riche en souvenirs TOME il, historiques : guerres, invasions, révoltes, massacres ; témoin du patriotisme le plus héroïque et des incursions les plus barbares, se présente à nos yeux sous des couleurs si vives, que nous craignons vraiment de l'aborder dans un cadre aussi resserré, tant la tache de les rendre avec fidélité nous paraît difficile. Si l'on prend une carte géographique d'Europe, et que l'on marque de son index le pays situé entre les 20° et 28° de longitude est du méridien de Paris, et les 46° et 52° de latitude nord, on aura devant soi la contrée que nous allons décrire. Ce pays descend du versant nord-est des Karpates et s'étend vers les rives du Dnieper et de la mer Noire. Ses eaux courent vers les marais qui forment ses limites, s'épanchent dans le Prypéç et rentrent, par le lit de ce dernier, dans le sein du Borysthène. Cette inclinaison générale vers le midi a diverses pentes, dont il est bon d'indiquer les ramifications ; le cours des rivières nous aillera dans cette tâche. Le San est le dernier fleuve, à l'est, qui sort des hauteuis des Karpates; il se dirige vers le nord afin de porter le tribut de ses eaux à la Wislule. Près de lui le Dniester (Tyras) prend naissance; il court d'abord au nord, s'arrêle, décrit un demi-cercle, serpente vers l'orient jusqu'à Yampol, et de là, franchissant les cascatel-les, atteint rapidement son liman (petit golfe), qui débouche près d'Akerman, dans la mer Noire. Nombre de petiles rivières lui apportent leurs eaux; elles accourent des Karpates et des monticules dont Léopol est le principal. Le bassin du Dniester touche de sa tête Pizémysl ; de son flanc droit, les Karpates et les bassins du Prulh et du Serelh, tributaires tous deux du Danube ; de son flanc gauche, les monticules de Miodobor en Podolie et le bassin du Boh ; ses pieds se perdent dans les alluvions de la mer Noire. Le Bug s'échappe des monticules de Léopol, court vers le nord, entraîne dans sa marche rapide les ruisseaux qui lui arrivent de l'ouest, près de la ville de Nur, en Mazovie, joint le Narew à Seroçk, pour se perdre ensemble dans le vaste sein de la Wistule, sous les remparts de Modlin. Le lit de ce fleuve a peu de profondeur ; il existe bon nombre de gués, et ses eaux forment dès" bras multipliés jusqu'à Krylow (frontière du royaume de Pologne actuel et de Wolhynic), où le lit se rétrécit et s'enfonce de plus en plus, puis il devient navigable. Ses rives sont partout abordables. La largeur moyenne du fleuve ne dépasse pas 60 toises, et il porte des bateaux du poids de 800 à 1500 quintaux. Le Bug parcourt en ligne directe 125 milles de Pologne. Le lioh (Hipanis), dont le nom ne diffère du précédent que par la prononciation, et qu'on appelle quelquefois le Bog russien, tandis que le nom du véritable est tiré du polonais, prend sa source dans les monticules de Miodobor, près des confins de la Wolhynie et de la Podolie. Son penchant est oriento-méridional ; il entraîne avec lui peu de rivières, attendu que le terrain qu'il traverse est granitique. Sa marche est rapide et son lit accidenté par de nombreuses cascades qui le rendent impropre à la navigation. Cette rivière parcourt ainsi près de 100 milles, et se perd dans le liman du Dnieper. Le Prypéç coule de l'ouest à l'est par un pays platet le plus marécageux de la Pologne. 11 forme la frontière septentrionale de la région que nous décrivons, et se grossit en route de quinze rivières, d'où dérive son nom qui vent dire : trois fois cinq (Trypial, en idiome russien). La source des rivières qui lui affluent du midi se trouve sur le versant septentrional des monticules de Miodobor. Le Prypéç arrose 87 milles de pays, et cette rivière, jointe par le canal d'Oginski au Niémen, et par le canal de Muchawieç au Bug, sert de point central à la navigation entre la Baltique et la mer Noire. Le Dnieper (Borysthène), le plus grand fleuve de la Pologne, forme en partie sa limite orientale du nord au sud dans une étendue de 378 milles, dont 250 sont navigables. Sa source s'élève de 1250 pieds au-dessus de la mer où il débouche. La navigation sur ce fleuve devient parlois complètement impraticable, surtout dans la saison des eaux basses et dans la partie qui va depuis la ville d'Ekaterynoslav jusqu'à Alexan-drovsk, à cause des grands rochers qui surgissent à 10 ou 15 pieds au-dessus de la surface du fleuve et qui en obstruent le passage. Ces cataractes s'appellent, dans la langue vulgaire, Po-rohiou Porogui (seuils); elles sont au nombre de treize. On a fait sauter la plus haute, et, pour les autres, on s'occupe de pratiquer des écluses. Au-dessous des Porohi, en se dirigeant vers l'embouchure, on rencontre soixante-dix îles situées sur le fleuve et habitées jadis par les Kosaks za-porogues (mot qui veut dire habitants au delà des seuils : transcataractiens). Le Dnieper débouche dans là mer par le liman de son nom. Ce liman est long de 15 lieues et large de 2 1/2 ; ses eaux n'ont que 8 pieds de profondeur. Les cinq bassins du Dniester, du Bug, du Boh, du Prypéç et du Dniester entourent et arrosent, avec leurs nombreux affluents, le pays qui nous occupe. Leurs eaux se répandent dans tous les sens, et, si elles ne sont d'aucune utilité pour la navigation intérieure, leur cours est néanmoins pour la culture d'une valeur inappréciable. En outre, elles rafraîchissent l'air, excepté vers les extrêmes frontières du nord et du midi, où les eaux sont stagnantes. Les marais du Prypéç et les lacs situés dans le gouvernement de Kherson mériteraient un soin particulier de la part de tout gouvernement désireux d'assurer le bien-être et la salubrité du pays. La région que nous décrivons est partagée en six provinces et régie par trois administrations distinctes, quasi-polonaise, autrichienne et moskovite. La première contrée s'offrant à nous se compose des trois arrondissements du palatinal de Lublin, dans le royaume de Pologne, qui faisaient jadis partie de la terre de Chelm ( prononcez : Khèlme ), et du palatinat de Belz. Ces trois arrondissements de Krasnystaw, Hrubie-szow et de Zamosç ont en étendue 21,860 milles carrés géographiques, et comptaient, en 1835, 318,021 habitants ( 1465 par mille carré ). Leurs rivières principales sont : le Bug, qui forme la frontière de la Wolhynie ; leWieprz, qui court à l'ouest, vers la Wistule ; Chuczwa, son affluent; Tanew, tributaire du San. Le sol, marécageux vers les conlins septentrionaux, offre des terrains crayeux aux environs de la ville de Chelm, bâtie sur une montagne de même nature. Plus haut, vers le midi, la forteresse de Zamosç est entourée de marais. A sept lieues à l'ouest, à Frampol, on trouve plusieurs carrières de pierre de taille, qui fournirent des matériaux pour la construction de la forteresse, L'agricul- ture occupe principalement les habitants; l'industrie est presque nulle. Neuf arrondissements de la Galicie, c'est-à-dire Zolkiew ( faisant partie de l'ancien pa-latinat de Belz), Przémysl, Sambor, Lwow, Stryi, Stanislawow, Zloczow, Brzezany et Ko-lomyia, composaient l'ancien palatinat russien ou de Léopol, et ont une étendue de 7(5,803 m. c g. avec 1,947,459 habitants (2,556 par m. c). Ce pays, appelé Russie-Bouge, est généreusement doté bar la nature; il ne lui manque que ce qui dépend de l'homme, l'industrie. Le versant septentrional des Karpates recèle dans ses flancs de riches métaux ; on y trouve des mines de fer, de zinc, d'étain, de cuivre, d'argent et même d'or, qui s'échappe parfois en paillettes du liane des montagnes, et se mêle au cours des rivières. Les sources et les étangs salés abondent; les eaux ferrugineuses, sulfureuses, aigres (aquœ acidulœ) jaillissent de nombreuses sources; le sol produit toutes sortes de grains, et les bois couvrent un tiers du pays. ( Voyez les KARPATES et LÉOPOL, vol. I, p. 417 à 421, et 457 à 464. ) A l'est de l'ancien palatinat russien s'étendait la Podolie, dont les limites différaient de celles qui comprennent aujourd'hui le gouvernement de ce nom. Elle se composait de trois districts, Kamiéniéç, Latyczow et Czerwonygrod, et était fermée à l'est par la rivière Moraehwa ( Mo-rakhva ) qui se perd dans le Dniester, près d'Yampol. De nos jours on a enclavé dans ce gouvernement de Podolie l'ancien palatinat de Braçlaw (Bralzlave), et on en a retranché, du côté de l'ouest, l'ancien district de Czerwonygrod, qu'on a partagé en deux arrondissements, Tarnopol et Czortkow, faisan! partie de la Gal-licie autrichienne. Le gouvernement actuel de Podolie s'étend sur 750 miles c. g. de superficie, et compte 1,400,000 habitants ; en y adjoignant les deux arrondissements sus-mentionnés, il en résultera que la Podolie contient aujourd'hui 85,462 m. C g., el 1,784,789 habitants ( 2,089 par m. c. ). La Russie-Rouge et la Podolie furent appelées de tout temps terres où coulent le lait et le miel, et leur fertilité en toute espèce de produits naturels leur avait valu cette métaphore. La Podolie surtout abonde en grains et bétail; les bœufs et le blé géant de Podolie ont une renommée européenne. U ne manque à ces pays qu'un gouvernement national, fort et éclairé, pour en faire une des plus belles contrées de l'univers. Le pays qui s'étend à l'est de la Podolie, vers le Dnieper, et qu'on nomme le gouvernement de Kiiow, s'appelait jadis l'Ukraine polonaise, pour le distinguer de l'Ukraine russe, c'est-à-dire moskovite, située de l'autre côté du Dnieper, vers le Don, et qui comprend trois gouvernements, Czer-nicehow, Poltawa et Charkow ( Kharkoff ). C'est, à proprement parler, le pays des Kosaks, appelé Petite-Russie. Les Polonais le nommaient Ukraine, parce qu'il était situé sur les confins de leurs frontières; Ukraine ( Ukraina ) veut dire en polonais contrée située sur les bords du pays. L'Ukraine polonaise cis-borysthénienne est encore plus fertile que la Podolie; le sol n'y réclame aucun engrais, il est imprégné de salpêtre, et vivifie merveilleusement la culture du blé : pour remuer la terre, il faut alteler six et huit bœufs à la charrue, tant elle est grasse. Les pàturages fournissent une nourriture abondante aux bestiaux, qui se font remarquer, surlout les bœufs, par leurs cous énormes cl leur poil gris. Les herbes y croissent si haut, que le bétail s'y cache entièrement; souvent les habitants les brûlent, afin d'étendre la culture du blé. Le mûrier vient avec facilité ; depuis quelques années on s'occupe activement de la fabrication de la soie, et on a déjà obtenu des résultats satisfaisants. Le gouvernement de Kiiovie contient 936 m. c. g., et compte 1,350,000 habitants (1421 par m. c. ). Il nous reste encore à esquisser deux provinces, la Wolhynie et les Champs-Déserts, actuellement le gouvernement de Cherson et partie de celui d'Ekaterinoslav ; la première au nord, la seconde au midi de la Podolie et de l'Ukraine. La Wolhynie s'étend à l'est du Bug, vers le Dnieper, et contient les trois arrondissements russiens du palatinat de Lublin. Sur un terrain do 1500 m. c. g. on compte 1,500,000 habitants ( 1,000 par m. c); on voit que la population y est moindre que dans la Galicie et la Podolie.Le sol, quoique très-fertile, n'égale point en production les provinces précédentes. En descendant vers le Prypéç, le pays devient de plus en plus sablonneux et marécageux ; les bois et les pâturages permettent de se livrer avec fruit à Téd ucatlon du bétail cl des abeilles ; l'agriculture, bien que'négligée, offre néanmoins de grands avantages : les grains de la Wolhynie sont réputés comme donnant de tous la farine la plus abondante et la plus blanche. L'industrie s'exerce dans la fabrication des draps, de la toile, des cuirs, de la verrerie, du fer, du papier, de la faïence et de la porcelaine. En 1853 on y comptait 211 ateliers, avec 5,720 ouvriers; c'est le pays le plus industriel de la Russie polonaise. Le gouvernement de Cherson, faisant jadis partie du palatinat de Braçlaw et de l'Ukraine, puis dévasté et possédé par les Tatars et les Kosaks sous le nom de Campi Deserti (Dzikie Pôle), transformé, dans le dernier siècle, en Nouvelle-Servie, du Dnieper au Boh, et en Pays des Tatars, du Boh au Dniester, métamorphosé ( 1795) en Nouvelle-Russie, et enfin, en gouvernement de Kherson ( 1802), est une vaste steppe, qui de tout temps servit de pâturages aux nombreux troupeaux entretenus par les Kosaks et les Tatars, et que les colons de toutes nations, notamment les Allemands, se plaisent à soigner de nos jours. Le sol offrirait pourtant des avantages à la culture du blé, de la vigne et de toute espèce de légumes; mais les grands frais qu'entraînent l'établissement de fermes-modèles, le manque de chauffage et de matériaux de construction, la disette d'eau douce, les sauterelles, et le vent impétueux du nord qui ne rencontre aucun obstacle dans la steppe, rebutent les agronomes les plus entreprenants. Sur une étendue de 1200 m. c. g. on ne trouve que 100,000 habitants (351 par m. c); c'est la population la plus clairsemée. En y ajoutant le district d'Ekateri-nooslav, situé à la rive droite du Dnieper, et qui appartient au gouvernement du même nom s'étendant principalement sur la rive gauche du fleuve, nous aurons 1577 m. c. g. et 487,143 habitants. Le chiffre total des provinces dont nous venons de donner une esquisse statistique s'élève à 545,888 m. c. g., et à 7,188,292 habitants. Nous empruntons ces chiffres aux statistiques officielles les plus récentes du royaume de Pologne et de la Galicie, ainsi qu'aux recherches de M. Schnitzler, quant à la partie moskovite ; nous disons recherches, car, en Russie, les données statistiques n'ont rien d'absolu. Les Karpates sont regardés, tant par les écrivains nationaux qu'étrangers, comme formant la lige de tous les terrains qui s'étendent au nord, au midi et à l'orient de ces montagnes. Pourtant M. Pusch, employé à la direelion des mines du royaume de Pologne, après avoir exploré scrupuleusement le pays, a émis sur la nature géolo- gique de ces contrées des opinions qui contredisent les idées reçues, et ses remarques ont été approuvées par les hommes spéciaux. Nous les citons textuellement, afin que les savants étrangers puissent en apprécier le mérite : « La Po-» dolie, dit M. Pusch, commence sur les limites » de la Transylvanie, de la Rukovine et. de la • Moldavie, où les Karpates descendent rapide-» ment de l'est au midi. Ce pays, situé un peu » haut, forme en quelque sorte une plaine dé-» serte, sans aucune élévation et où seulement » les rivières ont creusé, dans la direction du » sud-est, de profonds ravins, peuplés exclusive-j> ment par les homme's. En levant de là les yeux, » il nous semble apercevoir des montagnes; mais i en nous portant sur les confins de ces vallées, » nous trouvons devant nous une vaste plaine » insaisissable à l'œil ; les montagnes disparais-> sent, et en baissant le regard, nous voyons de » grands ravins, ce qui a donné au pays son nom » de Podolie (en polonais,pays bas). Les mon-» tagnes de Miodobor, tracées sur plusieurs car-» tes orographiques, n'existent point ; leur nom » est donné au terrain élevé de Podolie entre j les rivières de Boh et de Bozek, et paraît dé-» river de la ville de Miedzyboz, qui veut dire » ville située entre ces deux rivières ; les habitants auront métamorphosé le nom de Miedzyboz en celui de Miodobor, source de miel. La Podolie estime haute plate-forme, inclinant vers le midi, et se perdant à l'est dans des plaines très-basses ; son dos s'allonge entre le Dniester et le Boh, mais il est peu sensible. La plate-forme commence véritablement en Wolhynie, entre Wisniowieç, Zbaraz, Bialo-zorka et Kupiel, où les rivières de Zbrucz (Sbroutsch), Slucz (Sloutsch), Horyn (Ghory-gnéj et le Boh ont leurs sources ; elle descend vers le sud et se perd sous Balla (ville frontière au midi du gouvernement de Podolie), dans la steppe de Jedyssan, 11 n'y a point, comme nous l'avons déjà dit, de montagnes dans cette région ; mais il se trouve des élévations à l'est, dans le district de Machnowka (gouvernement de Kiiovie), d'où découlent la rivière de Teté-row vers le nord, le Ros à l'est, et le Isob au midi, vers le Boh. Une autre position semblable se rencontre entre Balla et Krzyvve-iezioro (dans le district de Balta), sur la Kodyma, d'où s'échappent le Berezow, le Teligui et le Kuïal-nik. La Russie méridionale est une plate-forme graduée, inclinant vers le midi; les cataractes » du Dnieper, du Boh et du Dniester en font » preuve. » Nous devons ajouter à ces savantes recherches, que le lit granitique du Boh finit à Alexandrovvka, à 40 lieues de la frontière podolienne au midi. Le sol, en descendant vers la mer, est couvert d'une terre glaise mêlée de sable, qui s'accroît rapidement, surtout entre le Boh et le Dnieper, où la sécheresse s'oppose à toute végétation. Les îles du Dnieper, au-dessus des cataractes, et le lit du Dniester dans la môme ligne, indiquent assez que le terrain granitique est fini et que les alluvions commencent. Les villes riches et importantes, et tous les lieux remarquables des terres russiennes devant avoir leurs descriptions spéciales, nous nous bornerons ici à la simple énumération de leurs noms. Ainsi, dans le royaume de Pologne (palatinat de Lublin) on trouve Chelm, Krasnystaw, Zamosç, Krylow; en Gallicie, Przemysl, Léopol, Brody, Halicz; en Podolie, Kamiéniéç, Trembowla, Mo-hylew; sur le Dniester, Bar, Winniça, Braçlaw, Balta; en Wolhynie, Wlodzimierz, Luçk, Dubno, Krzemienieç, Ostrog, Nowogrod-Wolynski, Zyto-mierz; en Ukraine, Kiiow, Bialacerkievv, Kaniow, Human, Zofiovvka, Targowiça, Czerkassy, Czeli-ryn; dans la Nouvelle-Russie, Ekateiynoslaw (ancienne forteresse polonaise, Kudak), les cataractes du Dnieper et les îles des Kosaks zapo-rogues, Kherson, Oczakow, Odessa (ancien port polonais, Kaezybey) et Akerman (en polonais, Bialygrod). Dans chacun do ces lieux la Pologne a laissé de nombreuses traces de sa domination, traces qui ne seront point perdues pour la postérité. Ce que Léopol est pour la Russie-Rouge, Odessa l'est également pour la Podolie et l'Ukraine, et Zytomicrz pour la Wolhynie. Przemysl et Halicz, Bar et Targowiça, Czerkassy, Kudak et Human, Kamiéniéç et Ostrog, Kiiow et Kaniow, sont encore tout palpitants de souvenirs historiques, et leurs fastes offrent des pages pleines de faits héroïques et de revers non moins glorieux. § ii.'—Costumes, nïreurs, habitudes du peuple. Le peuple de ces contrées s'appelle, en langue du pays, Rusini, Jiusniacy ( Russiens, Rousnia-ques), qu'il ne faut pas confondre avec \esRossya-nie, Moskale (Russes, Moskovites). Leurs mœurs, leurs habitudes, leur langue, leur histoire, tout diffère depuis plusieurs siècles; il n'y a absolument que la ressemblance de nom, laquelle n'existe point pour ceux qui savent faire la distinction entre les deux langues russien ou petit-russien et russe-moskovite : les Russes la font également dans leurs écrits, oukases et recensements. On verra plus loin que le nom russe resta à ces pays par suite d'une invasion qui s'annula d'elle-même, en ne laissant que son nom, comme les Francs ont laissé le leur à la Gaule. La population se compose de différentes nations ; la noblesse est toute polonaise; les bourgeois sont en partie Allemands, en plus grande partie Juifs, et quelque peu Polonais et Russiens; par-ci par-là, on rencontre des Arméniens, peuple marchand et industrieux, des Mol-daviens, des Grecs et des Russes. Le Polonais domine, le*Russe lient garnison et commande, l'Allemand manufacture et défriche, l'Arménien, le Grec et le Moldavien commercent et voiturent, le Juif trafique de tout et suce le pauvre paysan russien qui, lui, travaille et chante. Ce peuple, doté par la nature de toutes les belles qualités, l'amour du travail, l'ardeur dans le combat, le dévouement en amitié, l'insouciance et la gaieté dans la misère, est encore, surtout sous le gouvernement moskovite, traité à l'égal de l'animal, et n'est compté que pour âme, non pas âme, cette précieuse parcelle de nous-mêmes qui nous est descendue des cieux pour vivifier notre corps et ennoblir nos destinées, mais amc qui signifie dans le langage officiel de Russie, serf, vilain. Remarquons encore que la femme n'est pas même une âme, mais une demi-âme ; et s'il arrive (ce qu'on ne voit que trop souvent) à un seigneur d'engager ses âmes, la banque de l'empire lui prête sur chaque serf la valeur de 200 roubles (francs), tandis que la femme ne représente à ses yeux que la moitié de cette somme, c'est-à-dire 100 roubles. Que l'on juge d'après cela dans quel état d'abjection on tient des êtres humains, auxquels la nature a donné un terrain fertile avec profusion, un soleil pur, un air vivifiant, une imagination ardente, un cœur noble et généreux, et dont la perversité des grands de la terre trafique comme d'un vil bétail!... Là, tout respire l'amour et la vie, hors Yâme qui souffre et languit. Pourtant la nature est plus forte que toute l'astuce et la cruauté humaine ; joyeux par caractère, le Russien jouit des dons heureux que lui accorda la Providence, et, quand la chaîne de l'esclavage devient par trop pesante, il demande au Ciel les consolations nécessaires ; mais, malheureusement, l'ignorance dans laquelle on le tient ne lui permet pas de distinguer la vraie foi de la superstition, et bien souvent celle-ci prédomine en lui. Il aime les contes de sorcières, de démons, de vampires ; ces derniers sont i'épouvantail des jeunes filles, qui craignent pour le sang vif et pur qui colore leur visage d'albâtre et anime leur œil pénétrant. Les songes jouent aussi un grand rôle dans les destins des belles Russiennes; c'est leur oracle infaillible, plus infaillible que les antiques prédictions des sibylles. Un songe heureux, au jour voulu, indique la figure et le nom de l'époux désiré, et après l'avoir vu durant son sommeil, la jeune fdle le rencontre ensuite dans le village. Une douce familiarité s'établit; à l'aide de la croyance, des gages sont donnés, reçus, et, quand il n'est plus temps de fuir le danger, les beaux rêves dorés se changent parfois, hélas ! en amères réalités... Une jeune fille devrait toujours taire ses rêves. Le mariage est le point culminant de la vie, et les Russiennes le sentent parfaitement tout comme les autres femmes de notre planète : aussi ne négligent-elles rien de ce qui peut amener l'accomplissement du plus cher de leurs vœux. La veille de la Saint-André, afin de voir en songe l'amant promis, elles disent avant de se coucher neuf Valer debout, neuf à genoux et neuf assises; cette prière terminée, les jeunes filles répandent des graines de lin et se mettent à chanter ; Swialy Andrdiu ! Ja na tebc Ion siéiu. Daj mène znaty Z kim budy zbéiaty. « Saint André, le jour de ta fête je sème le lin; » fais-moi savoir avec qui je dois le cueillir. » Dans la Russie-Rouge, les jeunes paysannes vont se baigner le jour de la fête du même saint; puis, après le bain, elles s'approchent du toit d'une chaumière et en retirent les brins de paille ; celle qui, par hasard, attrape un épi encore garni de ses grains, est sûre d'obtenir, dans l'année suivante, un riche époux ; un épi vide annonce un pauvre mari, et la paille sans épi pronostique le célibat pour tout le cours de la même année. Ces superstitions exercent une grande influence sur la conduite des jeunes filles ; mais si le présage s'accomplit, presque toujours c'est plus souvent sous le dernier rapport que sous les deux autres, c'est-à-dire sous celui d.; la paille sans épi. On observe encore chez ce peuple quelques restes de paganisme, principalement dans la région située sur les bords du Dnieper, où la fête des Husalki (les ondines slaves) jouent le principal rôle. Cette fête se célèbre le second jour de la Pentecôte; nous en reparlerons dans la suite. Le costume des paysans russiens est simple, commode, et même, dans le midi, très-pittoresque. Dans la Russie-Rouge, en Wolhynie et en Podolie, il diffère peu de celui que portent les habitants des environs de Varsovie, excepté que l'habit ou la robe de l'homme est plus ample et d'un drap plus grossier. lia fréquemment la forme d'un manteau, et il est alors pourvu d'un capuchon de drap suspendu à plat ; on appelle ce manteau oponeza. Quand vient la mauvaise saison, les paysans s'en garantissent le visage contre le froid, en ne laissant voir que les yeux et le bout du nez par des ouvertures pratiquées à cet effet. Leurs fourrures en peau de mouton ne sont presque, jamais recouvertes de drap, mais la peau tannée, lorsqu'elle est neuve, est d'une blancheur éblouissante ; quelquefois on place des broderies sur les coutures. Les femmes ornent de galons en or et en argent leurs jupons et leurs par-dessus du dimanche ; les jeunes filles tressent leurs cheveux et les entrelacent d'une multitude de rubans. Rien de plus pittoresque que le costume d'un jeune paysan de l'Ukraine, surtout quand il a été employé pendant quelque temps comme Kosak au service de son seigneur. 11 porte habituellement une veste serrant le corps et boutonnée par devant au moyen d'agrafes ; des deux côtés de la poitrine sont des poches, piquées à raies et'pouvant contenir des cartouches; une large ceinture écarlate lui serre en outre les reins : il y suspend une espèce de poche en cuir, ornée de boulons de métal eteontenant un briquet ; auprès delà ceinture pend un couteau maintenu par une courroie ; un pantalon de toile très-large est fixé par des cordons au bas de la jambe et retombe sur la tige de ses amples bottes. Ajoutez à cela un bonnet en peau de mouton à fond de velours ou de drap d'une couleur éclatante, qui incline de côté, et orné d'un gland en or, comme les bonnets à poils des trompettes des chasseurs de la cavalerie française, une bourka, ou petit manteau en feutre de poil de mouton imperméable, qui le garantit de la pluie lorsqu'il parcourt les steppes à cheval, et enfin un fouet court et roide en sautoir sur une courroie qui sert d'éperon à la monture et de défense contre les voleurs, et vous aurez le costume complet d'un enfant des cours de l'Ukraine. Un grand nombre de jeunes Kosaks ukrainiens jouent d'un instrument appelé the'orbe; c'est une espèce de guitare à long manche, garnie d'une multitude de cordes. Us s'en accompagnent en chantant ; bien souvent ils dansent et chantent en môme temps. Leurs chants favoris, nommés dumki, sont tristes et langoureux; il en sera parlé à sa place. Nous joignons à cet article la gravure du costume du paysan russien, comme il le porte sur le bord du Dnieper ; c'est le vrai milieu des Rous-niacpies ; ils y ont conservé leur écorce primitive. Le Russien de Lublin et de la Gallicie, plus en contact avec le peuple polonais, quoique toujours fier de sa nationalité, de sa religion, et désirant se distinguer autant qu'il peut par sa vie domestique, s'est un peu amalgamé avec ses voisins, pressé qu'il est par les colons mazoviens et allemands. Son culte grec-uni le rend plus sociable avec le catholique qu'il rencontre fréquemment dans les églises, car la sainte vierge de Poczaiow, aussi puissante en fait de miracles que celle de Czenstochowa (qui habitait jadis en Rus sie-Rougc, à Belz), prodigue également ses dons aux Grecs et aux Latins,lesquels obéissent à leurs seigneurs, paient la dime et apportent des offrandes à l'église. Le Grec-Russe qui, à la haine la plus prononcée pour tous ceux qui ne partagent pas son culte, joint le mépris, se croit seul vrai croyant; mais qui est-ce qui ne croit pas à sa perfection exclusive? D'ailleurs cet orgueil de soi-même développe aussi de belles qualités ; s'il vous méprise et vous brave dans votre colère, il vous protège dans le malheur; entrez chez lui, il vous salue, vous invite à vous asseoir et vous offre ce qu'il a de meilleur dans sa chaumière de ro seaux et d'argile, blanche, propre, aboutissant à un jardin où vous trouvez des fruits d'une sa veur délicieuse. C'est le peuple russien de la Po dolie et de l'Ukraine, âme; donnez-lui la libertf et la conscience de lui-même, et vous en ferez le peuple le plus brave et le plus loyal. L'esprit des Wolhyniens est plus sombre; dans le nord de cette province, c'est-à-dire en Poléssie, il ne jette aucun éclat : les bois touffus et les marais y absorbent les rayons du soleil; mais la bravoure celte première vertu des Slaves, égale ses habi tants aux autres de la même race. La population du gouvernement de Kherson se compose de toutes nations; c'est une colonie de tous les peuples, où les troupeaux de bonne race tiennent le premier rang. Là, le mouton est une âme par excellence et souvent compte iouv beaucoup plus qu'un serf ; ils sonl au nombre de 250,000, selon le dernier recensement officiel (1855). La population ne s'élève qu'à 400,000 individus. Déduisez de ce chiffre les habitants des villes, les colonies libres, et vous iurez une égalité parfaite entre le nombre des âmes et celui des moutons. Le seigneur moskovite s'entend parfaitement à tondre les deux espèces. Les Kosaks, quoique jadis possesseurs et même propriétaires de l'Ukraine polonaise, n'entrent point dans notre cadre ; ils sont transplantés sur d'autres rives, et vivent au delà du Dnieper, vers le Caucase. Malgré les souvenirs qu'ils ont laissés sur notre terre, souvenirs grands et tristes tout à la fois, comme leur existence fut passagère, nous préférons parler d'eux ailleurs. § III.— Histoire politique. En abordant Xhistoire des terres russiennes, nous éprouvons le besoin de rappeler le nom des peuples slaves qui habitaient ces contrées, avant qu'on les baptisât du nom de Russiens, dont l'origine n'est pas elle-même bien résolue dans le monde savant. Nous conduirons successivement nos lecteurs de l'ouest à l'est. LesCrobales-Rouges occupaient le pays à droite du San, et les hauteurs du Bug et du Dniester; c'est la Russie-Rouge, avec la terre de Chelm, des temps plus rapprochés. La race des Ciobates se prolongeait bien loin à l'occident, vers le midi, par les Karpates, et passait le Danube, où elle prenait le nom de Crobates-Blancs ; elle forma plus lard la Petite-Pologne, et la partie slave des possessions hongroises. Au nord de la Cro-balie-Rouge demeurait une fraction de ce même peuple, s'appelant Buzanie, et tirant ainsi son nom do la rivière dont il habitait les bords. Plus à l'est étaient les Luczanie, ayant pour capitale la ville de Luçk, les Dulebi et les Wolhynianie (Wolhyniens ), dont le nom resta à la province entière. A l'extrême est restaient encore les Drewlanie, avec leur capitale Iskorostyn. Les Polanië occupaient remplacement du gouvernement actuel de Kiiovie; une autre partie des Polanië habitait à l'occident, sur la Warta, où sont maintenant les villes de Gnèzne, Posen, Kruswiça, berceaux de la nation polonaise et ancienne Lëchie, nom que lui donnent encore aujourd'hui les Polanië du Dnieper, oubliant ainsi leur commune origine. De Kiiow à l'ouest et au midi, vers le Pont-Euxin, sur les rives du Dniester, habitaient les Tyrwency. Les Maggiars ou Hongrois occupaient les bords de la mer, et les Kosars s'étendaient sur les bords du Dnieper, dans le gouvernement actuel d'Ekathérisnoslav ; ces deux derniers peuples n'avaient aucune communauté d'origine avec les Slaves. Toutes les invasions des barbares vinrent de l'est et du nord ; la Slavonie n'en fut point à l'abri. Tandis qu'elle lançait les nations germaniques à l'occident, elle fut elle-même attaquée par d'autres peuplades, qui, attirées comme par l'action de l'aimant, se ruaient de l'Europe sur l'Asie. Mais nous ne répéterons pas ici toutes les notions erronées ou exactes que nous ont laissées les géographes et les historiens à cet égard ; ce serait faire revivre d'inutiles et éternelles discussions, car on sait que les savants trouvent toujours et en tout matière à controverse. Au lieu donc de nous appesantir sur leurs recherches, concernant les établissements des Grecs milésiens dans ces contrées, el leur commerce avec la Slavonie, nous aimons mieux commencer tout de suile par l'époque où les Varègues s'emparèrent de ces provinces. Les peuples slaves dispersés dans la vaste région située entre la Baltique et le Pont-Euxin, vivaient divisés en petits Etats, qui n'étaient que des communes soumises à l'action de gouvernements démocratiques. Les Varègues (Normands de l'est) parcouraient la mer Baltique, et envahissaient son littoral ; peu à peu ils s'a-vancèreni dans le pays, et commencèrent à inquiéter la ville de .Novogorod, sur le lac llmen, dans le gouvernement actuel de Novogorod, voisin de Saint-Pétersbourg. Les richesses de cette ville, puissante par son commerce, excitèrent la haine et l'envie de ses voisins, tandis qu'elles semaient la division parmi ses propres habitants. Cet état de choses favorisait les Varègues ; de riches habitants se liguèrent avec eux, et leur adjugèrent une espèce de pouvoir monarchique et féodal, tant pour maintenir la sûreté à l'intérieur, que pour apaiser leur propre avidité. Les Varègues ne demandaient pas mieux ; ils établirent bien vite leur puissance, et se mirent ensuite à piller les Novogorodiens el leurs voisins. C'est ce qui arrive toujours à deux ennemis qui en appellent un troisième à leur aide ; celui-ci bat d'abord l'un par l'autre, et plus tard les opprime tous deux. Avec les Varègues parut le nom de Russien. D'où provient-il? Quelle est sa dérivation? On l'ignore ; ce qu'il y a de sûr, c'est que les Varègues l'ont appliqué ,fà tous les peuples slaves vaincus,soit par leurs armes, soit parleur astuce, ces deux grands leviers de la puissance moderne de l'empire de Russie. Rurik, prince varègue,entra donc à Novogorod en 802, et y fonda sa domination. Ses lieutenants, après l'établissement de leur maître, s'en furent dans diverses contrées,afin de tenter également la fortune. Deux d'entre eux, Àskold et Dir, se confièrent aux vagues du Dnieper, et descendirent vers Kiiow, ville riche et populeuse, célèbre par son commerce avec By/.ance ; les deux guerriers varègues parvinrent à y établir leur puissance du vivant de Rurik. On ne peut pas bien préciser la date de cette conquête; seulement on est certain qu'en 879 Oleg, lieutenant et favori de Rurik, après avoir égorgé son maître, et pris les rênes de l'Etat sous le nom de son fils Igor, arriva à Kiiow, où attirant Askold et Dir dans un guet-apens, il les fit massacrer, puis établit son pouvoir à Kiiow et dans les lieux environnants. Ce système d'assassiner el de s'emparer ensuite des biens de la victime servit plus tard de modèle aux princes qui suivirent Oleg, ce favori meurtrier de son maître. Le cadavre du prince régnant, nous pouvons le dire sans crainte d'être démenti par qui que ce soit, était toujours dans ces temps-là le plus sûr marchepied pour monter sur le trône. Et même de nos jours, combien n'avons-nous pas vu d'exemples semblables en Russie, sauf toutefois l'apparat moderne? On y met un peu plus de retenue, d'hypocrisie; jadis on tuait et on diffamait la mémoire de la victime, aujourd'hui on étrangle ou on empoisonne, puis on fait célébrer des messes pour le repos de l'âme du dëcëdë en Dieu. Oleg, appréciant toute l'importance de Kiiow, l'embellit et y transporta de Novogorod la capitale. Le nom de russien fut donné à ces contrées, et les barques des Varègues commencèrent à fréquenter le Pont-Euxin, qu'ils appelaient Rus-kië More (la mer Russicnne). Constantinople se ressentit du voisinage des pirates, et chercha à se précautionner contre eux. Pendant que les Varègues inquiétaient le midi, ils furent attaqués à leur tour, à l'est par les Petchengues, et à l'ouest par les Drévliens; il fallut se défendre et s'attaquer continuellement : ces combats incessants entretinrent l'esprit belliqueux des Varègues, et ne leur permirent pas de s'assoupir dans la mollesse de Kiiow. Igor, fds de Rurik, succéda à Oleg, mort en 913. Les Drévliens tuèrent Igor. Olga, simple paysanne de Pleskow, donnée pour femme à Igor par les soins d'OIeg, son tuteur, succéda à son mari, dont elle vengea la mort sur les Drévliens. Par quels moyens et par quels supplices? Parcourez la chronique de Nestor, et vous frémirez d'épouvante à la lecture de pareilles atrocités. Cependant, celle qui les commettait était belle, spirituelle, aimable, et môme dans un âge avancé, se trouvant à ConsLantinople, alin d'y être baptisée, fit tourner la tète à l'empereur d'Orient; les choses allèrent si loin, qu'elle ne put se dégager d'une promesse de mariage que par une raillerie perfide. Son fils, Sviatoslaf, méprisa la religion chrétienne qu'elle avait embrassée avec zèle et propagée parmi les Kîioviens, puis alla ravager l'empire d'Orient, revint à Kiiow et fut tué en 972, par les Petehengues, au-dessous des cataractes du Dnieper. Un de ses fils, Oleg, périt à la bataille d'Owrucz, en 9tS0; un autre, Yaropolk, fut assassiné la même année par Vladimir, troisième fils de Sviatoslaf; Vladimir s'empara ensuite de la femme de son frère, et la contraignit de partager sa couche. Nestor nous apprend que ce fut un des plus grands débauchés de son temps ; il possédait cinq femmes, entretenait huit cents concubines dans trois villes de ses Etats, et faisait, en outre, violence à toutes les jeunes filles qui lui plaisaient. Malgré ces défauts, ce fut tout à la fois un grand monarque et un grand conquérant; il dompta plusieurs peuples sur le Danube, s'avança vers Constantinople et força l'empereur Bazile de lui donner sa sœur Anne en mariage. Avec cette dernière, la religion chrétienne du rit grec fut introduite en Russie, dans l'année 988. Par suite de l'affaiblissement qui accompagne l'excès des voluptés, Vladimir perdit de sa férocité, et l'Orient respira un peu. Les conquêtes de Vladimir atteignirent le San et le Rug, du côté de l'occident; en .981, il y fit bâtir une ville forte, et lui donna le nom de Wlodzimiérz (en Wolhynie). Les Slaves absorbèrent ainsi les Varègues, et prirent, en revanche, leur nom de Russiens. La religion catholique s'établit généralement TOME U, en Léchic, dans l'année 9(m, par l'influence de la princesse bohémienne Dombi owka, qui épousa le prince léchite Miecysclaw ( Miécislas), aussi luxurieux que Vladimir, et guerroyant avec malheur dans le nord-ouest de la Slavonie, tandis que Vladimir s'avançait vers ses domaines. Les Czechy (Tehèkhes, Bohémiens) occupaient la Crobatie-Blanche, et séparaient, en quelque sorte, les Etats russiens et ceux de la Léchie. Mais si l'orient et le midi furent pour le culte grec, le nord et l'ouest dos pays slaves étaient pour le culte latin. Cette différence de culte mêlée aux noms des Léchites et des Russiens, partagea alors les Etats slaves de l'est en deux nations distinctes. Depuis ce temps, le Bug et le San séparèrent deux peuples de la même race, et furent témoins de luttes terribles, interrompues seulement par des tiers, et qui amenèrent, l'établissement de la domination polonaise. Pieprenons le fil de l'histoire. —Vladimir mourut en 1011, et partagea auparavant ses Etats entre ses fils. La partie dont nous nous occupons fut divisée en trois corps de province : ceux de Kiiovie, de Wdodimirie sur le Bug, et de Przemysl sur le San ; la Kiiovie fut censée le principal des Etals russiens. La Pologne fut dominée par le bras vigoureux de Boleslas - le-Grand, qui, après la mort de son père (992), s'empara du pouvoir, en chassa ses frères, et fonda l'unité de la Léchie, transformée bientôt par lui (999) en royaume de Pologne. Avant d'eu venir là, il avait expulsé les Bohémiens de la Crobalie-nianehe, soutenu une campagne contre les Russiens (9i)2) sur le Bug, et conclu la paix avec Vladimir-le-Grand. Plus tard il fit deox expéditions contre les usurpateurs de Kiiow ; mais les envahissements des Allemands le forcèrent de voler à la défense de l'occident de son empire. (Voyez t. I, p. 35 à 40.) Les victoires de BolesIas-le-Grand font époque dans notre histoire, et servent de fondement aux droits de la Pologne sur les terres russiennes. La Léchie, inquiétée sans relâche par la turbulence des princes russiens, occupés à se déchirer continuellement entre eux, fut forcée, à plusieurs reprises, d'entrer sur leur territoire, afin de réprimer leurs désordres (t. 1, p. 58 et 120). Ces guerres et ces massacres perpétuels finirent par détruire l'unité russienne. Un prince russien pilla Kiiow en 1109, et transféra ensuite sa capitale à Wladirnir, sur la Klia/.ma; une autre branche s'établit à Halicz, dans la Russie-Rouge Kiiow resta isolée et perdit ainsi sa suprématie. Les princes de Vladimir sur la Klazma dominèrent lu rive gauche du Dnieper, vers le nord, et lesHaliciens la rive droite, vers le midi et l'ouest. Les Etats de ces derniers entrent dans notre cadre. Parmi les princes polonais qui furent obligés d'intervenir dans les dissensions des princes russiens, et de les raffermir sur le trône ou bien de les en chasser, on compte Boleslas ' Bouche-de-Travers, Kasimir-le-Juste, Leszek-le-Blane, et Boleslas-Ie-Chaste (t. 1, p. 159, 295, 515, 514 et 515). L'invasion des Tatars (1240) mit un terme définitif à ces querelles, et plaça sous la souveraineté des envahisseurs les princes russiens. Les barbares tentèrent également de dévaster la Pologne, mais leur domination s'arrêta à l'Ukraine et à la Podolie. Us régirent leurs conquêtes au moyen de gouverneurs appelés Ba-skaki, mais les atrocités de ces hordes ne tardèrent pas a. les dépeupler presque entièrement : on ne rencontrait plus que des déserts sans fin, des ruines et des tombeaux, sur cette terre qui respirait naguère une vie si active. La Russie-Rouge, quoique molestée par les Tatars, les Russiens de l'est et les Polonais, fut plus heureuse, et, en dépit de nombre d'invasions, conserva ou rétablit toujours comme par enchantement son état prospère. La succession la remit définitivement entre les mains des princes polonais.^Presque en même temps les Litvaniens conquéraient sur les Tatars la Podolie et l'Ukraine. (Voy. quant à l'histoire de la Russie-Rouge, l'article sur la ville de Léopol, vol. I, p. 489 et suivantes. ) Gedymin (Guédymine) défit en 1521, sur la Piérna ou Irpicn, les princes russiens tributaires des Tatars, les chassa du pays, et après avoir laissé garnison à Kiiow, s'avança vers la mer Noire. Cette victoire mit le comble à la puissance litvanîenne; les frontières de la Litvanie s'étendirent de la Baltique au Pont-Euxin ; elles touchaient à l'ouest aux pays polonais, et à l'est aux domaines russes des princes varègues, ainsi qu'aux villes libres de Novogorod-Ia-Grande et de Pskow, qui avaient fini par secouer la domination des princes varègues. Les ducs litvaniens partagèrent entre eux les pays conquis, et s'occupèrent ensuite de les repeupler. Tandis qu'ils étaient à la besogne, Kasimir Te-Gratid hérita de la Russie-Bouge, c'est- à-dire du royaume de Halicz, qui embrassai1 avec ce dernier pays, la Wolhynie et la terre de Brzésç en Litvanie. (-Toy.-t.II, p. 7 et suivantes. ) La Podolie et l'Ukraine appartenaient de droit au royaume de Halicz, et la noblesse polonaise ne cessa de protester contre la domination des Litvaniens, lorsque ceux-ci s'établirent dans ces provinces, et voulurent se les approprier pour jamais. Ce fut le sujet de longs débats entre la Pologne et la Litvanie (1549-1566), débats qui finirent momentanément à l'avantage des Litvaniens ; l'héritage de la Pologne passa alors sous la domination de leurs princes. Luçk, Wlodzi-mierz en Wolhynie, Brzesc et Chelm, restèrent fiefs de la couronne de Pologne entre les mains de Lubart, prince litvanien. La Podolie, soumise d'abord aux Polonais, devint, par suite des incursions des Tatars, l'apanage des princes Koryats, cousins et vassaux des princes de Litvanie. Plus tard on déposa plusieurs de ces princes, à cause de leur félonie. Unie à la Liivanie en 1586, la Pologne punit les vassaux rebelles, et reprit la Podolie, vers 1452. Buczaçki en fut nommé gouverneur, et tant que lui et ses descendants vécurent, celte province dépendit de la Pologne. En 1448, durant la diète de Lublin, et dans les diètes suivantes qui furent si nombreuses sous le règne de Kasimir IV, la noblesse lituanienne demanda qu'on lui rendît la Podolie; mais les Polonais répondirent qu'ayant été acquise à titre d'héritage par Kasimir-le-Grand. elle ne fut jamais possession légitime en d'autres mains. Celte résolution n'apporta qu'un faible remède au mal, car la Pologne, afin de garder plus sûrement sa propriété, octroya à la noblesse i ussienne de Podolie les privilèges des nobles polonais. La Litvanie et les pays russiens gémissant encore sous le régime féodal, il s'ensuivait que l'égalité était loin d'y régner parmi tous les membres de la noblesse, tandis que ce système n'existant point en Pologne, tous les nobles avaient droit aux mêmes privilèges. Cette égalité des prérogatives offusquait bien \cs kniaz (ducs) féodaux russiens et litvaniens, mais attachait en même temps la noblesse non titrée à la Pologne. L'union des Eglises|latme et grecque, accomplie vers ce temps à Florence, concourut également à poloniscr les terres russiennes cis-bory-sthéniennes. Isidore, métropolitain de Kiiow, appela tous les Russiens, sous la domination des Jagellons, à adhérera l'union. L'influence réunie des privilèges et du culte consolida donc la suprématie polonaise, et anéantit les divisions que l'invasion des Varègues et du rite grec avait semées parmi les races slaves. Cependant les kniaz, lésés dans leurs intérêts, fomentèrent bientôt de nouvelles dissensions et s'emparèrent, en 1457, d'une partie de la Podolie, celle qui constituait jadis le palatinat de Bra-çlaw, et qui s'étendait presque jusqu'à la mer Noire. Peu à peu les Tatars, profitant aussi de la négligence litvanienne, commencèrent à s'établir sur le littoral; les vastes domaines des Iazlowiecki, descendants des Buezaçki, furent incendiés par eux. Les Turks conquirent Akerman en 1484, et s'avancèrent au cœur du pays. Le traité de 1555, entre Sigismond Ier, roi de Pologne, et le grand-seigneur, ramena la paix et fit prospérer la Podolie et l'Ukraine. L'union définitive de la Pologne et de la Liivanie, accomplie à Lublin en 1569, avait rendu ces pays à la Pologne, ainsi que la Wolhynie ; ils furent incorporés à la province de la Petite-Pologne et formèrent cinq palalinats que nous avons décrits plus haut. Cette jonction ne mit cependant pas fin aux malheurs de ces contrées ; tous les maux qu'entraîne la guerre la décimèrent sans relâche ; la religion y participa bien un peu, mais ces désastres, dus à l'intolérance, n'approchèrent pas de ceux qu'enfanta l'arrogance de la noblesse secondaire, qui, en secouant le joug des grands, se mit à tourmenter le pauvre paysan et voulut le tenir constamment attaché à la glèbe. Ils oublièrent bien vite que la Pologne les gratifia de l'égalité ; au lieu d'en remercier la Providence, en libérant leurs serfs, ils sévirent encore plus inhumainement que par le passé contre eux, et leur exemple encouragea en quelque sorte les exactions des nobles sur les paysans dans d'autres provinces de la Pologne. Mais l'esprit lier et les bras vigoureux dès Russiens s'opposaient énergiqneinent à celte oppression, et, poussés à bout, ils répandirent abondamment le sang des nobles et le leur. Sans entrer dans les détails sur les luttes et tous les combats qui ont ensanglé ces contrées, nous nous bornerons, pour le moment, à retracer simplement les diverses phases que subit le peuple de la souche dite russienne. Les possessions polonaises dépassaient le Dnieper et embrassaient la Russie mineure, c'est-à-dire le gouvernementactuel deCzerniechow, de Poltawa et de Kharkow ; celle partie dos terres russiennes joue aussi un grand rôle dans le récit qui va suivre. Une fois que la Pologne en fut maîtresse sans contestation, elle songea à l'organiser de son mieux ; plusieurs seigneurs polonais, tels <[ue les Sieniawski, les Wisniowieçki, les Konieç-polski, obtinrent dans ce but de la munificence des rois et des diètes de vastes concessions de terres dans ces contrées : ils y fondèrent d'im-porlanies colonies et cherchèrent à y enraciner de plus en plus la puissance polonaise. Cette tendance leur suggéra même des moyens qui ne s'accordaient pas avec la bonne politique et la justice; on opprima les paysans, on leur inculqua, par des procédés violents, l'union catholique, qu'on voulut rendre plus forte par la confirmation de Brzesc en Litvanie (1596). Si on eût procédé par les voies évangéliques, par la douceur, ou même par l'adresse et l'habileté, on eût pu espérer des résultats avantageux ; mais la fougue des intendants des seigneurs poussa tout à l'extrême. Tandis que les Juifs soutiraient au malheureux paysan son dernier denier pour l'eau-de-vie dont ils l'enivraient, eux, intendants, lui arrachaient sa dernière vache pour la redevance au maître ; puis le prêtre catholique accourait réclamer la dime el ses anciennes prérogatives. Pressuré, ruiné, force était au paysan d'opposer à tant d'exactions une résistance d'inertie, et le fouet venait alors meurtrir son corps. Cet état de choses ne pouvait durer longtemps. Les Tatars faisant de continuelles incursions sur la terre de Pologne, afin d'arrêter leurs courses, on forma, sous Sigismond Ier, une cavalerie composée du peuple de l'Ukraine et des déserteurs des diverses nations, à laquelle on donna le nom de Kosaks. Ces soldats défendaient bravement les frontières menacées et souvent même, par représailles, exploitaient les terres des envahisseurs, les Tatars et les Turks. Leur nombre s'accrut considérablement, et leurs richesses tentèrent la cupidité de leurs maîtres ; on voulut les traiter tout à fait en esclaves, en paysans. Mais de braves soldats ne se laissent pas opprimer ainsi, et les Kosaks trouvèrent des nobles, mécontents ou avides de butin, qui se mirent à leur tête. De là les guerres qu'ils soutinrent contre l'aristocratie polonaise et non contre la Pologne, qu'ils estimaient toujours, comme en font foi leurs propres déclarations. Us prouvèrent qu'ils étaient capables de se battre afin de vivre libres et, malheureusement pour l'humanité, pour se venger aussi de leurs oppres- seurs. Le xvue siècle fut témoin de ces luttes sanglantes, qui finirent hélas! par l'asservissement complet du peuple russien et l'affaiblissement, d'abord de la Pologne, et ensuite par son anéantissement. Le fi janvier 1654, Bogdan Chmielniçki, clief des Kosaks de l'Ukraine, se mit lui et les siens sous la protection de la Moskovie. La Pologne perdit donc ses plus braves garde-frontières et tout le pays an delà du Dnieper, ainsi que la ville de Kiiow; la trêve d'Àndrus/.ow, en 1667, et la paix de Moskou, négociée par Grzymultowski et Oginski, en 1686, la privèrent légalement de ces possessions. Une autre partie de l'Ukraine et de la Podolie passa également aux mains des Turks, qui, en 1(572, envahirent ces provinces; le traité de Buczacz, de la même année, leur en adjugea la jouissance, et le roi de Pologne, le roi Michel Korybut, s'obligea de plus à payer un tribut annuel à la Porte. Ce traité ignominieux ne fut jamais exécuté, et Jean Sobieski, par la paix de Zurawno, en 1670, en affranchit les Polonais et les fit rentrer en possession de la moitié de l'Ukraine. L'autre moitié, c'est-à-dire le gouvernement actuel de Kherson, resta, par portions égales, au pouvoir des Turks et des Kosaks za-porogues, qui se déclarèrent vasseaux de la Turquie. La Pologne perdit ainsi Complètement les bords de la mer Noire, et cette brave milice, qui lui fut jusque-là d'une grande utilité. La faible partie qui lui resta au-dessous de Baszkow, sur le Dniester, ne signifiait plus rien. Les Turks conservèrent, en outre, la Podolie et la ville de Kamiéniéç jusqu'en 1669, époque de la paix de Karlowilz. Depuis l'invasion des Musulmans, nobles et paysans quittaient à l'envi le pays, qui devint bientôt un désert sous la domination ottomane. La prospérité lui revint avec le pouvoir polonais; mais la partie basse fut à jamais ruinée. Les Turks occupèrent la région située entre le Dniester et le Boh, appelée par les habitants Pobereze, et les Kosaks zaporogues celle entre le Boh et le Dnieper, qu'on transforma plus tard (1754) en Nouvelle-Servie, quand la Russie s'en empara au détriment de la Porte. Les Kosaks, mécontents à juste titre qu'on introduisît des étrangers chez eux, et de ce qu'on voulait les attacher à la glèbe, se soulevèrent ; mais leurs tentatives de rébellion furent réprimées sévèrement par le cabinet de Pétersbourg, qui se montra plus tolérant pour leurs excursions en Turquie et en Pologne, Leurs courses en Pologne se nomment rzezie haydamaçkie ( les massacres des Ilaydamaeks, Kosaks); la plus mémorable est celie de 1768, où 50,000 habitants entassés dans la ville de Human et ses environs furent massacrés par ces brigands. La tzarine Catherine II, ne pouvant maîtriser elle-même les mauvais penchants de cette race pillarde, se vit forcée de la transplanter, en 1775, sur le Kouban, vers le Caucase, où elle forme aujourd'hui la milice des Kosaks de la mer Noire. Malgré tant de désastres, il restait encore à la Pologne une partie considérable des pays russiens, c'est-à-dire les gouvernements actuels de Kiiow (moins la ville avec son arrondissement), de Podolie, de Wolhynie, et enfin la Russie-Rouge. Bientôt ces terres passèrent entre les mains d'avides voisins, qui n'attendaient qu'une occasion pour déchirer le sein de la Pok gne. Mai avant l'arrivée de ce moment fatal, les sentiments les plus énergiques, les plus nationaux y éclatèrent de toutes parts. Dès 1768, la confédération de Bar commença à agir contre l'empire moskovite, baptisé en celui de Russie, qui, par vengeance, déchaîna les Ilaydamaeks sur les défenseurs de. l'indépendance nationale. Puis plus tard, en 1792, quelques aristocrates polonais voyant que la nouvelle constitution du 5 mai 1791 arrachait de leurs mains le fruit des labeurs du paysan, formèrent un complot, qu'ils décorèrent du nom de confédération^ Targowiça, dans le palatinat de Braçlaw, et invoquèrent l'appui de Catherine 11 pour leurs infâmes menées. À la suite du premier démembrement (1772), la Pologne perdît la Russie - Rouge, envahie par l'Autriche, qui semblait protéger les confédérés de Bar. Après la rébellion de Targowiça contre la loi nationale et le second démembrement (1793), les palatinats de Kiiow, de Braçlaw, la Podolie et la moitié de la Wolhynie devinrent la proie de la Russie, qui excitait et soutenait de ses armes les menées des traîtres. L'Autriche et la Russie recueillirent encore les fruits de leur astuce et de leur force brutale en 1795, année où la Pologne cessa d'exister politiquement. Ces deux puissances se partagèrent alors le restant du butin ; l'empereur d'Autriche se titra du nom de roi de la Gallicie et de la Lodomerie (de Halicz et de Wlodzimierz), mais le tzar de Moskovie garda purement et simplement son titre d'empereur de toutes les Russies, quoique les Russies polonaises n'eussent jamais fait partie du tzarat POLOGNE moskovite dont Pierre Ier forma l'empire russe. Une petite partie de la Russie polonaise fut enclavée en 180!) dans le grand-duché de Warsovie, et le royaume de Pologne la conserva depuis dans le palalinat de Lublin, comme une parcelle de drap mortuaire. Cette Russie slave (la Moskovie est une Russie slavo - tatare ) partagée en trois parties, et qui aigrit l'empereur d'Autriche contre l'empereur de Russie, tandis que celui-ci n'aspire qu'à s'emparer de la Gallicie, qu'il prétend être son héri- tage vladimiricn, peut un jour offrir un vaste champ aux combats où se décidera le sort de la Slavonie occidentale; mais si, avant cette époque, le peuple slavo-russien apprend qu'il n'est le patrimoine ni des Habsbourgs ni des Hostein-Gotlorp, on verra luire dans ces contrées une liberté et une civilisation dignes au plus haut point de la sympathie et de l'appui de toute l'Europe chrétienne. Passons maintenant à la description de la capitale de Podolie. KAMIÉNIÉÇ La ville de Kamiéniéç est située sur les bords du Smotryez, par 48° 40' 4ff" de latitude nord et 24° 15' 45'' de longitude est, méridien de Paris. Elle est à 85 milles de Pologne (15 au degré) au sud-est de Krakovie. Bâtie sur une plate-forme entourée d'eau, tout concourait, à lui donner de l'importance, et maintes fois elle servit jadis de boulevard à la Pologne contre les attaques des hordes barbares. Mais, si aujourd'hui ses défenses naturelles existent toujours, celles dues à la main des hommes tombent de toutes parts en ruines. L'île qui sert de point d'appui à la ville se compose de couches d'argile dure et de calcaire brun ; ce dernier minéral abonde, ainsi que la chaux, et a servi comme matière principale dans la construction des maisons. Le granit, recouvert par le calcaire, renferme des morceaux d'un très-beau ÇûaHz. On rencontre dans quelques endroits de l'albâtre, et l'on présume qu'un peu plus bas on trouverait du marbre. Parmi les pétrifications, le madrépore est le plus nombreux ; et, par-ci par-là, on voit des couches de pierres granitiques. La ville est donc bâtie sur un terrain pierreux, d'où lui vient son nom; Kamiéniéç, en polonais, veut dire mile en pierre. De grands rochers escarpés l'entourent au nord et à l'est, et ces masses semblent s'élancer au ciel ou incliner humblement leur front vers la terre. Les autres monticules offrent un aspect plus riant et se prolongent jusqu'à ceux du Miodobor, où le Boh et le Bozek ont leurs sources. Çà et là l'œil admire de charmants bosquets et des bois d'une lieue d'étendue; ceux de Pudlowçe, de Zwanieç et de Kubaczow forment une ceinture d'éclatante verdure, et, dans la belle saison, les habitants en font l'objet de leurs promenades favorites. -podolski. Tout autour de la ville sont des murailles en état d'abandon ; leurs bastions et leurs rondelles servaient jadis à braquer les canons. Les trois portes, situées à l'ouest, s'appellentLaÇkûjlfoiàkû et Zamkowa(polonaise, russienne et du château). Avant d'entrer à Kamiéniéç, on rencontre un petit château fort, dit château souterrain; il servait à défendre l'approche des montagnes qui entourent la ville. Ce château, déjà séparé en deux par un pont-Ievis, est traversé par un filet d'eau qui, de la rivière Smotryez, parcourt un canal creusé à ce dessein. Des remparts, des bastions et des ouvrages d'artillerie environnent le château; on y arrive par un chemin escarpé, bâti en pierre par les Polonais et les Turks. La ville possède par elle-même des rues bien droites, larges, pavées et. entretenues avec beaucoup de propreté; ce qui, du reste, est facile, car le terrain est assez solide pour pouvoir résister à l'action des pluies. Les maisons portent l'empreinte du goût oriental et sont toutes bâties en pierre. Au milieu de la place Carrée, la seule place qui existe, s'élève l'Hôtel-de-Ville, surmonté de l'aigle blanc et du cavalier armé, ancien emblème de la république polonaise. Quand on entre dans la salle de lTIôtel-de-Villc on aperçoit l'aigle moskovite et au-dessous, une grande tablette de pierre incrustée dans le mur, avec l'inscription suivante en gros caractères : PRO restaurations SlLHI'TU Palatinatui PoDOLMÎ Gratittjdinem Inscribit S. P. O. C. Camenecknsis Anno Domini mdccuv. « Pour les frais de restauration, le sénat et le » peuple de la ville de Kamiéniéç inscrivent ici » leur reconnaissance envers le palatinat de Po-t dolie. An du Seigneur 1754. » Dans les bâtiments qui entourent la place, et même dans ceux de JTIôtel-de-Ville, se trouvent des boutiques et des magasins remplis de toutes espèces de marchandises. Les églises constituent à Kamiéniéç, comme dans toute la Pologne, le principal ornement de la ville. Les anciens Polonais, peu soucieux des besoins de la vie matérielle, aimaient à consacrer leurs biens à la fondation ou à l'entretien de monuments pieux ; et de tout temps le clergé exerça une grande influence, tant sur l'esprit de la noblesse que sur celui des pauvres paysans, ce qui lui valut d'énormes richesses, dont les gouvernements actuels s'emparèrent sans avoir égard aux clauses de la donation. Parmi les églises de Kamiéniéç, le premier rang appartient à la cathédrale, placée sous l'invocation de saint Pierre et saint Paul. La basilique est élevée sur l'un des rochers qui environnent la ville; sa hauteur porte 200 pieds, sa longueur 140 et sa largeur 124. L'architecture en est gothique, et sa façade, tournée à l'ouest, fut restaurée par les soins de l'évêque Nicolas Dembowski; elle est surmontée d'une croix en grès, et, de chaque côté de la croix, on a placé les statues des deux saints patrons de la cathédrale. Au-dessus des portes et des armes des restaurateurs du monument, on lit l'inscription suivante! : J)eo G. O.M. illustrissimo, excellenlis-simo, reverendissimo domino Nicolai a Dembowa Gora Dembowski episcopo Camenecensi, prœpo-sil.o Miechoviensi, hujus basilicœ restauralori, capitulum cathédrale obligalam imponitmemoriam anno Domini 1754.—Tout l'extérieur de l'église a l'apparence d'une nouvelle construction, par suite de travaux récents faits en 1816, époque où l'intérieur fut également restauré. Les cent cinquante piliers de la nef lui donnent un air de majesté que rehaussent encore les quatorze autels servant à célébrer l'office divin. Le maître autel s'élève jusqu'à la voûte ; c'est un ouvrage en bois, orné en bas des statues de saint Pierre et saint Paul, plus haut de celles de saint Stanislas et saint Etienne, et au faite de celle du Père éternel. Le fond de l'autel, peint à fresque, représente la vue de Jérusalem ; Jésus-Christ sur la croix, sa mère et saint Jean évangéliste, debout auprès d'elle, et sainte Madelaine, agenouillée, en forment, au milieu de l'autel, le groupe principal. Au nord de la cathédrale on voit une colonne ou minaret (dzamia), élevée par les Musulmans et assise sur un piédestal carré, haut d'une trentaine de pieds. La colonne, construite en pierre, fer et plomb, est haute elle-même d'au moins ISO pieds; elle se dresse majestueusement, et on peut circuler de l'église dans son intérieur au moyen d'un escalier de 150 degrés. Parvenu au haut de cet escalier, on pénètre dans une spacieuse galerie régnant autour de la colonne. De celle élévation le coup d'œil est magnifique ; Kamiéniéç et ses environs offrent un tableau ravissant; on aperçoit même, à l'aide de longues-vues, la forteresse de Chocim, éloignée de deux milles (trois lieues et demie) et située sur la rive droite du Dniester. La colonne, qui s'élève encore plus haut, est couronnée d'une statue en cuivre de la sainte Vierge de l'immaculée conception. Ce fut durant leur séjour à Kamiéniéç que les Turks élevèrent ce monument, et ils placèrent à son sommet l'emblème de leur loi, le croissant ; de là, les muslcmines appelaient jadis les croyants à la prière dans la mosquée qui avait remplacé la cathédrale. Quand la ville rentra sous le pouvoir des Polonais, il fut stipulé dans les clauses de la capitulation que la colonne et son croissant demeureraient à jamais où ils étaient; mais l'esprit jésuitique trouva moyen de satisfaire aux exigences de la foi, tout en ayant l'air de respecter les conventions : on fit donc fondre à Dantzig une statue de la Vierge, et on la plaça sur le signe vénéré des Turks, qui ne purent s'en fâcher : la lettre du traité avait été respectée. A quelque distance de la cathédrale, on aperçoit une tombe où ont été déposés les os et les cendres des morts qui y pourrissaient jadis. Sur cette tombe une petite colonne supporte la statue de Jésus-Chrisl. L'église ci-devant des Jésuites, et maintenant de l'école du district, se l'ait remarquer par sa belle architecture et le souvenir de ses anciens possesseurs. L'église des Dominicains avec son cloître, fondé et bâti en bois en 1560, par les princes Koryatowicz, et construit en pierre après la retraite des Turks, par Michel Potoçki, staroste (gouverneur) de Trembovvla, est également un édifice remarquable. La chaire en pierre est façonnée d'une manière pleine de goût, el supporte l'inscription turque : Allah, Allah, Hesul Allah : « Dieu est Dieu, et Mahomet son prophète. » Le Iront de l'église est orné d'une tour en pierre renfermant une horloge. L'église des nonnes de Saint-Dominique, bâtie par les soins d'Elisabeth Cieplowska, fut reconstruite en 4715, aux frais des nonnes venues de Léopol (Lwow). L'église des Carmes avec son cloître, détruit par les Turks, qui construisirent à sa place une batterie, fût bâtie grâce aux dons recueillis et aux dotations particulières de Michel Potoçki, le même qui reconstruisit l'église des Dominicains. L'église de la Trinité est d'une architecture fort simple. Un ange s'élève dans les airs et tient deux esclaves encore enchaînés; il offre l'image des travaux de l'ordre religieux des Trinitaires, qui avaient pour mission de racheter les esclaves chrétiens des mains barbares. L'église des Arméniens, fondée en 1767, possède une image miraculeuse de la sainte Vierge. La chapelle privée de l'archevêque^gréco-russe renferme une belle mosaïque, et est peinte dans le goût romain. La cerkieio (église gréco-russe) de Saint-Jean, autrefois cathédrale des Grecs-unis, est remplie de goût et de majesté. Durant la domination turque, elle servit de mosquée au grand-visir. La cerkiew de la Sainte-Trinité est jointe à un cloître de moines gréco-russes, nommés Czerncy. Ce cloître est une arcliimandrie ou abbaye grecque-russe de première classe. Il existait encore jadis un plus grand nombre d'églises à Kamiéniéç; nous nous contenterons de rappeler leurs noms de Sainte-Catherine, de Saint-Paul et Saint-Pierre, de Saint-Stanislas, de la Sainte-Vierge, de Saint-Michel, de la Nativité de Jésus-Christ el de la Sainte-Croix, cette dernière derrière le château. A une lieue de la ville et sur une montagne, près de la route septentrionale, se trouve un cimetière entouré de murailles el garni intérieurement de fossés. On y enterre les catholiques romains, les Arméniens et les Grecs-unis. Une église petite et élégante embellit ce lieu. Plus près de la ville, on voit le cimetière gréco-russe, et à une demi-lieue d'elle, en arrivant de Zwanieç, on rencontre du coté du château le cimetière des réformés : il est entouré de murs et bordé de tilleuls. Le reste de Kamiéniéç n'offre rien qui mérite d'attirer notre attention. Nous mentionnerons seulement les sources d'eau salée qui se trouvent dans plusieurs endroits de la ville et même dans des coins particulières. Un puits taillé dans le roc, près de l'église de la Trinité, en renferme une des meilleures et des plus abondantes; une autre source existe du côté du château, et une troisième au delà de la porte russienne. Kamiéniéç est la résidence d'un évoque catholique et d'un archevêque gréco-russe, ainsi que des employés civils et ecclésiasliques du gouvernement de Podolie. Elle possède une école de district, des séminaires Catholiques et gréco-russes, et une institution de jeunes demoiselles. On y compte deux pharmacies, l'une privée et l'autre qui appartient au comité de l'administration générale des hospices, résidant à Kamiéniéç. Elle renferme également un hôpital pour les malades et les aliénés; le général Witt mit à la disposition de ces derniers un vaste et agréable jardin. II y a encore une société de bienfaisance composée de dames nobles, qui secourent les pauvres à l'aide de fonds recueillis par des quêtes, des concerts et des spectacles d'amateurs donnés au profit de l'humanité souffrante. De temps à autre des acteurs de profession viennent réjouir les habitants, et c'est toute la vie intellectuelle de Kamiéniéç, car le reste du temps on ne s'occupe que de commerce et d'industrie. Les Arméniens ont établi de grandes mégisseries, où l'on prépare plus de seize cents pièces par an. Deux chapelleries, une savonnerie dans le faubourg de Karwassary ( probablement Caravansérail des Turks ), et deux tuileries, voilà pour le surplus des fabriques et manufactures qui comptaient en 1820 deux cents ouvriers. Le commerce se fait avec les villes marchandes du pays, telles qu'Odessa et Berdyczow, pour les étoffes et autres marchandises, et pour les vins, avec la Hongrie et la Moldavie. Le système de douanes adopté par la Russie et vexatoire pour le commerce, empêche son développement dans les pays frontières de l'empire ; aussi Kamiéniéç, jadis forteresse, ne jouit-elle d'aucune importance sous ce rapport. On n'y voit point de marchands de la première ghilde ou classe, mais seulement ceux de la seconde et de là troisième, qui ne sauraient lui donner l'apparence d'une forte place commerciale. C'étaient autrefois les Arméniens qui s'occupaient principalement de négoce, mais depuis que les Juifs se sont introduits à Kamiéniéç avec les Moskovites, en 1795, ils ont battu en retraite, ne pouvant lutter contre le mauvais vouloir des gouvernants et la concurrence de leurs protégés. En 1822 on y comptait six cents maisons et huit mille habitants, dont les Juifs formaient la moitié. Le rapport ol'liciel de 1850 porte la population jusqu'à quinze mille cinq cent quatre-vingt-dix-neuf individus ; mais ce dernier chiffre nous paraît exagéré. La fondation de Kamiéniéç, ne date que du milieu du xive siècle, malgré toutes les dissertations des chroniqueurs en faveur de l'ancienneté de cette place, et le lieu où on a élevé la ville s'appelait jadis Klepidawa et Petridawa. M. Laurent Marczynski, prédicateur à la cathédrale, et dont l'ouvrage nous a fourni de nombreux renseignements, présume que le premier nom vient des Grecs, qui visitaient souvent la Podolie, et qui, par suite des bois qui entourent Kamiéniéç, et des brigandages que l'on y commettait, ont pu lui laisser ce nom do Klepidawa, formé du mot grec kleplys, voleur. Quant à celui de Petridawa, c'est au latin qu'il a recours; il le fait dériver de petra, pierre, ce qu'on peut lui accorder sans hésitation. Après la conquête de la Podolie par les Litvaniens, un des lils d'Olguerd, le prince Koryat, en fut nommé gouverneur; et, selon le chroniqueur Mathieu Stryikovvski, les quatre fds du prince chassant un jour dans les environs, aperçurent un site qui leur parut favorable pour établir une position forliliée. Ils y liront donc bâtir un château, à l'ouest de l'île où s'élève la ville, sur la pente du rocher, et l'entourèrent de murailles garnies de meurtrières et de bastions. La ville fut ensuite fondée sur ia plate-forme de l'île. Quand positivement et comment? on l'ignore; seulement les chroniques nous apprennent qu'a-fin de peupler la nouvelle cité, le prince Georges Koryatowicz, hospodar et prince de Podolie, octroya, en 1574, à la ville et à ses habitants, divers privilèges et dotations en forêts et terrains. Il établit aussi un tribunal de municipalité où les bourgeois devaient vider leurs affaires litigieuses. Les Arméniens sont des bourgeois de Kamiéniéç les plus anciens et les plus estimables, car ce sont eux qui s'y établirent les premiers, et qui, par leurs capitaux autant que par leur industrie, donnèrent de l'importance à l'endroit. Les rois de Pologne savaient récompenser et exciter leur zèle, et les nombreux privilèges dont ils jouissaient eu font preuve. En 1415, Jean de Czy-szow, castellan et staroste de Krakovie, lieute- nant du roi en Pologne, octroyant aux Arméniens de Kamiéniéç le privilège de commercer, dit : t Ce privilège n'est point une faveur nou-» velle, attendu (pie lesdits Arméniens ont prouvé > par-devant les seigneurs polonais et par des » documents authentiques, qu'ils avaient obtenu » du roi Wladislas Jagellon, d'immortelle mé-» moire, la confirmation des anciens privilèges » dont les Arméniens jouissaient sous la domina-i tion des princes de Podolie, tels que de vendre » les draps et autres marchandises; et que ce » glorieux monarque ordonna aux starostes et » palatins de Kamiéniéç de soutenir et protéger i les droits des Arméniens à cet égard. » Les Polonais et les Russiens participaient aussi aux droits de bourgeoisie. La ville était divisée en trois parties ; l'Hôtel-dc-Yille et son cercle appartenaient aux Polonais, qui avaient un président, proconsul, et des échevins, consuls; les Arméniens et les Russiens occupaient le marché et la partie du nord : ils avaient également leurs magistrats séparés, c'est-à-dire leurs maires, nommés par le roi de Pologne, et leurs échevins. Ces trois nationalités ayant des droits distincts, chacune d'elles tirait de son côté, et cherchait à faire valoir ses privilèges au détriment des deux autres. Ensuite, les maires nommés par la couronne avaient un penchant particulier à vouloir abuser de leur autorité, et de là des plaintes, des récriminations retentissant sans relâche autour du trône. Cet état de choses porta, en 1491, le roi Kasimir IV à laisser temporairement aux bourgeois le libre choix de leur principal magistrat, et celui-ci fut investi du pouvoir de juger les affaires criminelles et civiles des Russiens; nul autre n'avait le droit de s'immiscer dans leurs différends, et la tâche des starostes se bornait à apaiser les querelles de la noblesse de Podolie et aux affaires de police. Chaque roi, en montant sur le trône, confirmait les privilèges accordés par ses prédécesseurs, ou en octroyait de nouveaux. Nous passerons sous silence rénumération de ces privilèges, d'ailleurs peu importants, et qui concernaient la libre fabrication de la bière, de l'hydromel et de l'eau-de-vie, pour arriver aux améliorations notables et aux événements administratifs de la cité. Un Arménien, nommé Nurses, fil, en 1658, les fonds nécessaires pour le percement d'un puits au milieu de la ville; mais ce fut seulement sous la domination turque qu'elle se trouva approvisionnée d'eau potable ; de nos jours encore, on ne se la procure que moyennant un prix assez cher, vu la grande élévation de Kamiéniéç au-dessus de l'île qui Penioure. En 1512, la ville fit un procès aux possesseurs des bois voisins, afin de pouvoir y jouir de ses droitsde coupe réglée,droits qui lui avaient été accordés dans de certaines proportions,du temps où ces bois appartenaient à la couronne.Malgré l'opposition des propriétaires, la diète de Piotrkow décida en faveur de la ville ; Sigismond Ier, en 1518 et 1525, et Stanislas-Auguste, en 17G5, confirmèrent de nouveau ce privilège; mais les possesseurs nobles trouvèrent toujours moyen d'en empêcher l'exécution. Ajoutons en passant que jadis, alors que l'omnipotence de la noblesse polonaise existait, l'exécution des arrêts judiciaires rendus contre elle ne pouvait avoir lieu par les gagnants qu'avec l'assistance de leurs voisins et amis; la sentence rendue, il fallait la faire exécuter à ses risques et périls : or, comme les nobles seuls avaient le droit de porter des armes, il s'ensuivait qu'eux seuls également, à peu d'exceptions, obtenaient justice. Kamiéniéç ne pouvait rassembler une armée tout exprès pour s'assurer la jouissance de quelques mesures de bois; il lui eût fallu soutenir chaque fois une guerre en règle contre la noblesse voisine, qui, dans ces sortes d'occasions, savait toujours se prêter un appui charitable et mutuel. Donc, et en dépit de son privilège, la ville dut payer le bois dont elle eut besoin. En 1594, Sigismond III, le roi le plus catholique de Pologne, défendit aux Juifs de s'établir soit dans Kamiéniéç, soit dans ses environs ; le séjour même temporaire des enfants d'Israël ne pouvait dépasser trois jours, sous peine d'amende et de prison, tant on craignait les rapprochements avec celte race, qui est regardée comme la lèpre du pays. Entrés furtivement à Kamiéniéç en 1G99, et chassés de nouveau en 1750, les Juifs ne parvinrent à s'y établir définitivement qu'en 1795, lors de la domination des Moskovites. Depuis lors, et par des moyens pécuniaires, qui sont seuls tout-puissants sous le gouvernement russe, ils acquirent même le droit de bourgeoisie, et siègent dans les tribunaux municipaux, où leur fanatisme et leur astuce corrompent toute justice en faveur de leur coreligionnaires. Jean-Kasimir, pour récompenser les habitants de la valeur qu'ils avaient montrée durant le siège de Kamiéniéç par les Kosaks, les Hongrois et les Suédois, dota les maires et éche-tome u. vins de la propriété des terrains situés hors des barrières. En 1070, le roi Michel Wisniovvieeki, en reconnaissance des mêmes services, octroya à la ville les privilèges de Léopol, et ordonna que le maire ( bourgmestre) ne serait plus choisi par les citoyens, mais que le conseil serait présidé à tour de rôle par tous les membres composant le magistrat (municipalité ). Après la remise de Kamiéniéç à la Pologne par les Turks, Auguste U décréta la création d'un corps de francs-tireurs, à l'instar de ceux de Krakovie et de Léopol, et il lui octroya des privilèges analogues. Des prix furent établis pour les tireurs qui visaient le mieux à la cible. Stanislas-Auguste permit aux magistrats de porter des armes, et consacra 50,000 florins à la réparation des fortifications. Il ordonna en môme temps que le commandant de Kamiéniéç fût noble; et, à cette occasion, la ville fit graver sur la porte du château la légende suivante : Optimus princeps in pace bello prospiciens, secu-ritati puhlicœ MDCCLXXI. « Le meilleur des » princes songeant à la guerre pendant la paix, » à la sécurité publique en 1771. » Stanislas ne prouva point par la suite qu'il sût défendre ce qu'il fortifiait si bien, et l'inscription resta comme un sarcasme de l'incapacité de ce roi indolent. On institua en 1785 une commission boni ordinis, qui, après cinq années de graves délibérations, et entre autres objets de grande importance, décida que l'habillement noir appartiendrait exclusivement aux magistrats, et que tout particulier vêtu de cette couleur paierait l'amende. La justice se fit donc toute noire. Tels sont les fastes administratifs de la ville forte de Kamiéniéç. Pour l'état présent nous n'avons rien à y ajouter, sinon qu'en 1812 l'empereur Alexandre décida qu'à l'avenir Kamiéniéç cesserait d'être regardée comme place fortifiée ; aussi depuis ce moment l'aspect militaire n'anime plus la ville, qui, ne pouvant s'élever par le commerce, garde sa position, et attend une occasion propice pour servir de nouveau la cause nationale. La Podolie et tout le pays russien que nous avons décrit plus haut furent tourmentés sans relâche par des guerres, des invasions et des massacres. Longtemps Kamiéniéç sut se mettre à l'abri de ces terribles luttes, tant sa situation était admirable et l'esprit de ses habitants parfait. Lorsqu'on 1G21 le sultan s'approcha d'elle, et qu'il vit ses nombreuses défenses, il demanda à un des siens qui l'avait rendue si forte, c Dieu, répondit le guerrier. — Eh bien ! que Dieu l'attaque, i reprit le sultan, et il passa outre. En 1633 et 1656, les jTalars et les Kosaks investirent la ville, mais ils levèrent bien vite le siège à l'approche des Polonais, Ce que la force tenta vainement, la trahison, ou plutôt la négligence et de mesquines rivalités l'accomplirent. Michel Korybut, le plus faible de nos rois, régnait, et, vrai fantôme de monarque, cherchait inutilement à dominer la turbulente noblesse de Pologne. Profitant de ces discordes, Mahomet IV envahit en 1672 l'Ukraine, et menace ensuite la Podolie; le grand-maréchal Jean Sobieski envoie aussitôt des renforts à Kamiéniéç, mais le commandant, imitant la désobéissance du grand-maréchal envers son souverain, refuse tout secours, et la ville ne tarde pas à être assiégée. Il lui fallut capituler, et, le 29 septembre, l'armée ottomane prit possession de Kamiéniéç ; Mahomet IV fit son entrée à cheval dans la cathédrale, comme jadis son prédécesseur, Mahomet II, entra dans l'église de Sainte-Sophie à Constantinople, Les nobles et les prêtres quittèrent Kamiéniéç; il n'y resta que les Arméniens. Tout fut rebâti ou rasé, et les Turks lui donnèrent l'aspect oriental, qui s'est conservé en partie jusqu'à nos jours. Jean Sobieski chercha vainement en 1675 à reprendre Kamiéniéç sur les Turks, qui rendirent en 1*676 la moitié de l'Ukraine aux Polonais, mais gardèrent la Podolie et la ville qui nous occupe. Jacques Sobieski, fils du roi, ne fut pas plus heureux dans ses efforts pour reconquérir Kamiéniéç que son père. Les chances étaient pourtant plus favorables, et les Turks, battus près de Vienne et culbutés tant de fois par le grand Sobieski, n'eussent pas fait trop de résistance ; mais la désunion qui régnait dans le camp polonais vint ranimer leur courage. Les deux généraux en chef, Jablonowski et Potoeki, disputèrent au prince Jacques le commandement de l'armée, qui, en l'absence du roi, devait pleine obéissance aux dignités dont ils étaient revêtus. Force fut au prince de céder, car la noblesse polonaise défendit toujours opiniâtrement ses prérogatives, dût même le bien de l'Etat en souffrir. Malgré ces échecs successifs, Jean Sobieski ne désespéra cependant pas de la reprise de Kamiéniéç, et il fit construire dans ce but les fameux remparts de la Sainte-Trinité, situés à 2 milles de la ville [4 lieues) au sud-ouest, et à 5/4 de lieue de Chocim, forteresse turque sur le Dniester ; il voulut couper toute communication militaire entre les deux points. Mais la mort vint l'arrêter dans sa noble entreprise, et priver la Pologne et le monde chrétien de l'un de ses plus vaillants défenseurs; Jean III termina ses jours en 1696, à Willanow, à 2 milles de Warsovie. Son successeur, Frédéric-Auguste III, électeur de Saxe, s'obligea par les pacta conventa à racheter de ses propres deniers Kamiéniéç, des mains des Turks; il tint sa promesse, et par la paix de Karlowilz en 1699, la terre de Podolie et Kamiéniéç rentrèrent au pouvoir des Polonais. Depuis cette époque jusqu'à l'invasion des Russes, la ville jouit d'une certaine tranquillité, si ce n'est pourtant en 1769, année où l'évêque du lien, Adam Krasinski, chaud promoteur de la confédération de Bar, la mit quelque peu en émoi. Mais la stricte neutralité du général Witt, commandant et partisan du roi Stanislas-Auguste, sut réprimer l'ardeur des habitants; grâce à elle, ni Russes ni Polonais n'envahirent la ville. Dans le vaste mouvement national qui grondait à ses côtés,[Kamiéniéç demeura telle qu'un rocher au sein de la mer orageuse, et dont la fougue de l'onde frappe en vain le granit. De nos jours, la guerre de 1831 y réveilla le vieux patriotisme polonais, et le district de Kamiéniéç fournit cinq cents volontaires à l'armée nationale. On ne profita pas malheureusement de l'enthousiasme d'alors, et pour s'être trop fié à la justice de notre cause et à la sympathie des nations amies, on succomba, mais avec gloire !.. Comme toutes les autres parties de la Pologne régénérée, la Podolie éprouva les effets de la vengeance moskovite ; plusieurs milliers de membres de la petite noblesse de province furent traînés en Sibérie, et la ville gémit sous le joug d'une forte garnison, dont l'entretien reste le plus souvent à la charge de ses malheureux habitants. A. Slowaczynski. SOUVENIRS HISTORIQUES. STANISLAS LE PÉCHEUR. ( Evénements de 1809. ) Après la bataille de Raszyn (19 avril 1809), où huit mille Polonais commandés par le prince Poniatowski combattirent avec succès contre quarante mille Autrichiens, Ferdinand, archiduc d'Autriche, proposa une convention où il fut décidé que les Polonais évacueraient la capitale, et qu'elle garderait une parfaite neutralité à la sortie des troupes. L'armée polonaise, réduite à six mille braves, se retira avec les munitions, emportant seulement avec elle ce qui pouvait lui être nécessaire durant la guerre qui venait de s'allumer. Les sénateurs s'assemblèrent, ils résolurent avec les ministres, le conseil d'État et les autorités nationales de se joindre aux soldats, afin de partager leur sort en les aidant à sauver la patrie du danger qui la menaçait. Déjà la cavalerie el l'artillerie saxonnes s'éloignaient de la Pologne pour retourner dans leur pays, et cet abandon imprévu, loin de décourager les Polonais, semblait accroître leur ardeur. Le 21 avril 1809, le soupçonneux Ferdinand fît son entrée à Warsovie, accompagné do son état-major. Le quartier général autrichien fut entouré de canons et de postes innombrables, qui se relevaient fréquemment. Cel appareil de défense confirma la méfiance qu'il avait toujours manifestée contre les citoyens les plus connus par leur patriotisme, et les patrouilles qui parcouraient la ville pendant la nuit prouvaient que le séjour qu'il s'était choisi n'était pas aussi paisible qu'd l'avait supposé. Poniatowski traversa le pont de bateaux construit sur la Wistule ; il le fit abattre après son passage, et s'établit dans le faubourg do Praga. Par cette disposition, les espérances de Ferdinand furent trompées, car il s'attendait à ce que le prince se rendît auprès de Frédéric-Auguste, roi de Saxe et grand-duc de Warsovie. De son palais, Ferdinand regardait avec un sentiment d'étonnement cette poignée d'hommes dont le maintien fier et l'attitude martiale semblaient défier son armée, en n'opposant à tant de forces réunies, que la seule valeur qu'inspire l'amour de la patrie ! Assailli d'inquiétudes, redoutant de nouveaux revers, Ferdinand se tint sur ses gardes, et se disposa à répondre aux premières attaques. Poniatowski (il lancer des bombes à Warsovie, afin que l'ennemi apprît à respecter la garnison de Praga ; il envoya en même temps un parlementaire à l'archiduc, pour le prévenir qu'il commencerait la destruction de la ville par son propre château, si les Autrichiens osaient l'attaquer dans cette position, et l'archiduc convint avec le prince que la prise de Praga du côté de Warsovie serait interdite. Cette adhésion presque forcée au vouloir de Poniatowski nuisit beaucoup aux projets de Ferdinand, qui, surpris de sa faiblesse, houleux encore de sa défaite, malgré la multitude de ses soldats et la bonne organisation de ses régiments, résolut de traverser la Wistule et de livrer l'assaut aux Polonais. Le désirqu'ilavaitde les vaincre,la gloire dont ils s'étaient couverts par leur résistance, animaient en lui une soif de vengeance que son amour-propre ne pouvait plus endurer. En comparant ses forces aux leurs, le triomphe était certain, et quelques milliers d'hommes lui disputeraient-ils plus longtemps la victoire ? Mais l'impérieux Aulrichien ne savait pas ce que peut l'âme sur la force du bras? U ignorait que l'amour de la patrie rendait les fils de la Pologne invincibles, et que leur devise à tous est de vaincre ou de mourir en braves ! Le silence est souvent le précurseur d'un grand événemeni! La tranquillité régnait déjà dans la ville, quoiqu'il ne fût que neuf heures du soir; et ce calme apparent, dans lequel était plongée la capitale, n'était interrompu que par les wer êa (qui vive) des sentinelles autrichiennes placées de distance en distance sur les bords de la Wistule. Au milieu d'une obscurité profonde, un homme s'avança dans le quartier des poissonniers; il arriva à la porte d'une pauvre petite matson habitée par un pêcheur et sa familje. L'étranger, satisfait de n'avoir point été arrêté pendant sa course, frappa avec vigueur à une porte bâtarde 100 LÀ PO qui s'ouvrit aussitôt. « Jésus-Christ soit loué ! dit-il en pénétrant dans ce simple asile.— Amen, répondit le maître du logis, qui pria son hôte de s'asseoir près d'une large cheminée où brûlaient les restes d'un bateau saccagé la veille par l'ennemi. — Ecoute, Stanislas, aimes-tu ta patrie ? — Si je l'aime ! ô seigneur, pourquoi vous permettez-vous de m'adresser une pareille question! N'avez-vous donc rien appris, monsieur, sur Stanislas le pêcheur, qui vous le fit connaître assez pour éviter de le blesser dans ce qu'il a de plus cher au monde ? Depuis l'âge de seize ans, j'ai servi mon pays; mais à la bataille de Zielençe, gagnée en 1792 par notre prince Joseph (Poniatowski), un chien de dragon moskovite a tellement fait le moulinet avec moi, qu'il a fini par me couper deux doigts à la main droite. Cet accident m'a laissé sans consolation, et je gémis chaque jour d'avoir perdu l'espoir de mourir sur le champ de bataille. — Rassure-toi, mon brave, il est encore des moyens de servir ton pays; le prince Poniatowski... — Ne me parlez pas de ce traître, interrompit brusquement le pêcheur; je croyais, ainsi que toute la nation, qu'il était notre prolecteur, notre sauveur. Eh bien ! qu'a-t-il fait? Il abandonne lâchement Warsovie, et regarde sans doute d'un œil paisible les volées d'Autrichiens qui commencent à se trouver si bien à l'aise dans notre chère capitale. — Erreur que tout ceci! tu es mal informé, tes reproches deviennent injustes, repartit, le mystérieux envoyé ; le prince n'a quitté Warsovie, que parce qu'il lui était impossible de la défendre pour la conserver, et les conditions qu'il a prescrites à Ferdinand suffisent pour le réhabiliter dans ton opinion ; sa conduite est digne de tout éloge, et rappelle-toi que s'il bivouaque aujourd'hui à Praga, c'est qu'il observe les manœuvres de l'ennemi; c'est qu'enfin..... Mais je perds des moments précieux à disserter. Dis-moi, encore une fois, aimes-tu ta patrie?— Par le Saint-Esprit ! pourquoi me réitérer cette question? Ne vous ai-je pas l'ait connaître mes sentiments, et ne savez-vous pas que lorsqu'il s'agit de la Pologne, la même réponse se trouve dans le cœur de chacun de ses fils? si vous êtes comme moi dévoué à sa noble cause, ne m'interrogez plus et disposez de ma vie — Ah ! je me reconnais dans toi-même, tu es le brave qu'il me faut, écoute mes instructions : « Le sort de la Pologne en-ï tière dépend de cet écrit ; si tu le remets de- » main à midi, entre les mains du gouverneur de » Praga, tu sauves ton pays; lu lui rends l'indé-» pendance, et tes compatriotes n'oublieront ja-» mais l'étendue de ton sacrifice.» — Ne savez-vous pas, dit le pêcheur, que le pont est détruit ; les bateaux sont brûlés ou occupés par l'ennemi, et toutes les communications sont interceptées? — Je n'ignorais pas ces obstacles, mon cher Stanislas, et je t'ai trouvé seul digne et capable de les surmonter. — Que Dieu nous protège ! s'écria le patriote, après un instant de réflexion ; oui, je partirai. Donnez-moi ce papier. Si je suis vivant, il sera à Praga à l'heure que vous m'indiquez; si je meurs, dit-il en élevant les yeux vers le ciel, mes vœux seront exaucés, car je mourrai pour mon pays! » — L'étranger lui pressa la main en silence, ce serrement muet lut la seule garantie que l'inconnu désirait. — Us échangèrent encore quelques paroles; le dévoué pêcheur confia sa famille à celui qui l'en séparait, et ajouta : « Si je meurs, promeitez-moi de pourvoir aux besoins de ma femme et de mes enfants; ils dorment maintenant, mais demain, cette nuit peut-être, ils n'auront plus de père!....»—Stanislas fut rassuré par un regard de l'étranger, ils s'embrassèrent, et l'inconnu disparut. » La nuit, avec son manteau d'ébène, répandait ses voiles sombres sur l'astre argenlé en le dérobant parfois à la vue des mortels; de temps à autre, la lune paraissait à travers les nuages avec ses reflets blanchâtres, et se mirait dans les eaux de la Wistule dont le bruit des ondes, se frappant sur ses bords, amortissait les coups que Stanislas donnait à sa frêle barque pour la détacher de la rive afin de remplir sa mission. Le vent de minuit devait seconder son entreprise périlleuse ; quand tout à coup tombant dans l'eau, la lourdeur du bateau éveilla la sentinelle attentive : Wer da! s'écria-t-elle, et aussitôt de toutes parts fut,répété ce cri d'alarme. Les soldats furent prêts ; leurs manteaux blancs, mêlés aux ombres de la nuit, les faisaient ressembler à ces spectres que l'imagination se crée pendant la terreur. Quelques bateaux conduits par les Autrichiens atteignirent Stanislas, qui lut arrêté, amené devant le commandant du poste. Un interprète arriva bientôt pour interroger le téméraire ; les vêtements du pêcheur furent visités scrupuleusement; une chemise, un pantalon de toile, une ceinture de laine composaient son habillement ; ses pieds étaient nus, et un grand chapeau couvrait son front cicatrisé. Tout fut enlevé, et Stanislas resta maître de son secret. Quel prodige ! Le dépôt confié au pêcheur échappa ainsi à l'œil scrutateur des Autrichiens : Stanislas portait à son cou un christ de bois d'aloés, dans lequel était un creux où l'on pouvait mettre des reliques ; dans ce moment, il renfermait cet écrit, non moins saint, le salut de la patrie, qui promettait encore à tout un peuple un jour de résurrection ! Stanislas répondit à l'interprète que sa famille était restée depuis deux jours sans manger, ce qui l'avait décidé à essayer de prendre quelques poissons, et que le temps lui avait paru plus propice la nuit que le jour. Cependant, malgré cette déposition, la barque du malheureux fut brisée, et lui-même jeté au corps-de-garde. On comprendra aisément l'effroi de Stanislas en voyant monter le soleil sur l'horizon ; chaque rayon lumineux le faisait tressaillir, et, ne pouvant dompter son impatience, il tenta de s'évader. Après bien des sollicitations, il obtint du commandant la permission de se promener à une certaine distance. Mais quelle fut l'indignation du pêcheur, lorsqu'il apprit qu'il resterait prisonnier jusqu'à midi ! Que faire? «Arrière! s'écria une sentinelle, voyant Stanislas au bord du fleuve, occupé à examiner son cours.—Arrière! t répéta le soldat, en colère de ce que son avertissement ne produisait aucun effet; et Stanislas n'entendait rien. L'homme au manteau blanc s'approcha du prisonnier, le repoussa avec brutalité, lorsque Stanislas, sortant de sa rêverie, lui dit : « Que le diable t'emporte!» et le saisissant vigoureusement, il s'élance dans la Wistule avec l'Autrichien, et ils disparaissent tous deux sous les flots. « 11 se sauve! crièrent plusieurs voix.—Feu! » commanda à son tour l'officier, embarrassé et indécis. Au même instant, trente coups atteignirent les deux objets flottant sur la surface. Un bateau s'approcha après cette détonation meurtrière; le premier corps fut celui du soldat ennemi, et l'autre.....le chapeau de Stanislas ! Où est-il? se demandèrent-ils réciproquement. Mais personne ne put satisfaire à leur question. Pauvre Stanislas! sa mort est infaillible, il ne leur échappera pas ! Quelle que soit la direction qu'il prenne, il doit périr.,... Le fleuve est large de près de 300 toises ; son milieu est couvert de sable : les barbares l'accableront de balles ; et s'il suit le cours de l'eau, il sera épuisé de fatigues, il ne pourra reprendre haleine; hélas ! il faudra succomber !... Les instants s'écoulent, les yeux sont dirigés sur lui, ils aperçoivent le pêcheur : mille coups partent ensemble, mille coups le manquent. On charge à mitraille la pièce de canon la plus proche; un nuage de poussière brûlante obscurcit l'endroit où l'on découvrit le malheureux. — U est là, sans doute, haletant entre la douleur el la mort ; mais il faut allendre que la fumée soit dissipée. L'anxiété n'était pas seule pour les Autrichiens ; de la vieille cité, à un étage élevé, un homme avec une longue-vue braquée sur la rive droite de la Wistule, observait avec une attention désespérée cette scène déchirante, et le péril que courait le pauvre pêcheur, rampant sur le sable, pour se dérober à l'acharnement de l'ennemi. Que va-t-il devenir? Nos espérances seront-elles cruellement déçues? « Seigneur, s'écria l'homme à la lunette en entendant ce craquement horrible, sauve la Pologne! » et la lunette lui tomba des mains.....Pourtant il la reprend, ses regards hésitent à fixer la place où furent dirigés les coups ; il est en proie aux tortures les plus pénibles, car si Stanislas a été frappé, l'inconnu mystérieux du quartier des poissonniers n'entrevoit plus de salut pour sa patrie ! O miracle! ô bienfait de la Proyideuce divine ! le fidèle pêcheur est parvenu à l'autre bord : une perche surmontée d'un linge blanc est le signal convenu avec l'étranger. Stanislas respire encore, la Pologne sera sauvée, et les cloches de Praga célèbrent à midi la nouvelle transmise par l'acte héroïque d'un vrai fils de la Pologne ! La suite appartient a l'histoire ; le lecteur goûtera seul les sensations qui l'auront ému, et il conviendra, les larmes aux yeux et la joie dans le cœur, que ce sacrifice et ce dévouement sont dignes d'un enfant de Warsovie ! Le commandant de Praga, instruit des choses de la plus grande importance, s'engagea le même jour, 25 avril 1800, à livrer la fameuse bataille de Grochow, où le général autrichien MoUv fut battu complètement. Celte victoire, une des plus décisives de cette campagne, refoula l'ennemi loin des bords de la Wistule, ci six semaines après les Autrichiens étaient chasses du grand-duché de Warsovie. Jean Rzewuski. 402 LÀ POLOGNE. DANTZIG, CAPITALE DE LA POMÉRANIE POLONAISE. La Wistule, en roulant ses eaux à travers les fertiles contrées de la Pologne, réfléchit trois cités polonaises sur trois principaux points du fleuve : l'antique et monumentale Krako e s'élance non loin des sources de la Wistule; la moderne el élégante Warsovie la domine au milieu de son cours; la commerciale Dantzig semble protéger son embouchure dans la Bulti-que. Nos lecteurs connaissent déjà Krakovie et Warsovie ; aujourd'hui nous leur ferons connaître Dantzig, et le tableau de cette trilogie wis-udienne sera complet. aspect général, impressions. Gdansk, en polonais; Gedanum, en latin; Dantzig ou Danzig, en allemand et en français, est située au 54« 21'5' de latitude, et 16° 18 45" de longitude géographique.Deux petites rivières, la Radunia ( Radaune ) et la Motlawa ( Mottlau), traversent la ville, pour se jeter par la rive gau che dans la Wistule, qui porte le tribut de ses eaux dans la Baltique à peu près à 2 lieues plus bas. La ville ne s'élève au-dessus du niveau de la mer qu'à 45 pieds. On remarque à Dantzig les édifices qui se rencontrent ordinairement dans les villes grandes el riches. Cependant, l'aspect général en est triste, car les rues y sont étroites et les maisons bâties lourdement, dans l'ancien goût gothique mixte. Mais autant l'intérieur est peu remarquable au premier abord, autant les dehors sont délicieux et pittoresques. Il est peu de cités en Europe qui présentent, dans leurs alentours, des paysages aussi riches et aussi variés. Tous les voyageurs se sont comme entendus pour admirer et célébrer la beauté pittoresque des environs de Danuig; d'un côté, disent-ils, on croit voir la Hollande en miniature, et de l'autre, un abrégé des vallées des Alpes. A chaque pas, enfin, on trouve des sites qui sem-blentretracer aux yeux de l'observateur les beaux paysages de l'Italie. Mais pourquoi faut-il qUe la nature n'ait pas mis le climat de Dantzig en harmonie avec une position aussi heureuse? Les Dantzîkois ne jouissent réellement de leurs magnifiques environs que pendant trois ou quatre mois de l'année. Le baromètre y est extrêmement variable. La température s'élève ordinairement de 20 à 22 degrés Réaumur pendant l'été; on l'a vue monter jusqu'à 50, mais rarement. En hiver, le froid est habituellement de 18 à 20 degrés au-dessous de zéro; on le voit souvent descendre jusqu'à 20 et 28. La situation de la ville, dans un terrain bas et presqu'en entier marécageux, en rend le séjour malsain pendant les fortes chaleurs. Toutefois, en temps de paix, la population y est florissante, et la mortalité peu considérable. La rivière de la Mottlau, qui va se jeter dans la Wistule à la queue des glacis de la ville, sert de canal de communication pour les bâtiments marchands qui arrivent à Dantzig et qui en partent. Un bras de cette rivière forme une île nommée Speichei stadt. La Mottlau est très-utile à la défense de la ville, eu ce qu'elle 'entrelient le système d'inondation créé autour de son enceinte. Le port de Dantzig est formé par l'embouchure de la Wistule et défendu par les forts de Munde ou Weichselmunde et de Westerschanzc. La rade, ou ce qu'on appelle proprement le golfe de Dantzig, consiste dans une partie de la mer qui se trouve abritée contre les vents du nord par la langue de terre sur laquelle est située la petite ville d'IIéla.Les fameux werders (Zulawy) forment une île basse et fertile entre la Wistule et la Mottlau. Des vergers, des jardins, des maisons de campagne, des magasins, le mouvement des voilures, des charrettes, des bateaux et des vaisseaux, annoncent déjà à une certaine distance qu'on va voir une cité industrieuse, opulente et populeuse. Les mœurs des Dantzikois offrent des traits estimables. Comme tous les habitants y sont ou commerçants ou manufacturiers, on voit partout l'activité de l'industrie et le calme des passions. En même temps, les relations commerciales qu'ils entretiennent avêC toute l'Europe ont contribué à polir leurs mœurs, et ils ne sont pas du tout étrangers aux charmes des beaux-arts, des lettres et des sciences. 11 n'y a presque point de père de famille qui ne procure à ses enfants une éducation conforme à sa fortune. Les jeunes demoiselles surtout s'adonnent à l'étude des langues, à la musique, à la danse, au dessin. Les jeunes gens se forment par les voyages. Dans cette ville, les bons et les mauvais citoyens sont très-peu mêlés, et très-faciles à distinguer. L'intérêt général y soulève l'indignation publique contre tout individu qui manquerait d'honneur et de probité. D'ailleurs on y voit fort peu de ces germes de discorde qui éclatent souvent dans des capitales.Là, rien ne donne le droit de dominerlcs autres; ni les talents,ni les richesses, ni même les services rendus à la chose publique : l'égalité républicaine, qui peut-être restreint l'élan de quelques génies supérieurs, étouffe aussi beaucoup de vices et beaucoup de folies au moment même de leur naissance. Les Dantzikois ne souffrent pas de mendiants dans leur ville, parce qu'il y a des moyens d'occupation dans leurs nombreux ateliers publics, des asiles pour les infirmes dans leurs excellents hôpitaux, et des moyens d'amendement pour les vagabonds dans une maison de correction supérieurement organisée. L'institution d'une maison d'enfants trouvés empêche les assassinats d'enfants nouveau-nés, qu'on n'y voit jamais abandonnés dans les rues, comme il arrive quelquefois dans d'autres grandes villes. Une circonstance qui contribue puissamment à éloigner la misère et la corruption, c'est que les privilèges exclusifs du commerce et de l'industrie sont absolument inconnus. Chacun exerçant librement la profession qui lui convient, fait prospérer également la chose publique et ses affaires particulières. S'il arrivait qu'un méchant homme se trouvât élevé à une magistrature, il serait forcé de devenir probe;aulrement son élévation n'aurait pas une longue durée, surtout s'il était négociant : ses confrères se disputeraient l'honneur de le renverser. Quant aux jouissances de la vie, on y fait des festins somptueux. La mode veut que toute famille aisée ait une maison de campagne avec un joli jardin. On se couvre des étoffes les mieux conditionnées et des meilleures pelleteries du nord. Les meubles sont souvent magnifiques. Pu a de belles bibliothèques, de superbes chevaux, et beaucoup de domestiques proprement vêtus. Mais ce luxe est mesuré sur les revenus; il se montre dans des objets solides et utiles. Les femmes n'y ont point le droit de ruiner les familles et n'en sont que d'autant plus estimables et mieux aimées; c'est à leur influence qu'on doit de voir l'ivrognerie bannie des festins de Dantzig, où règne une gaieté douce et peu bruyante ; rien d'ailleurs de plus ravissant que les petites, réunions des jeune* gens des deux sexes pour faire de la musique. Coup d'œil historique, sur la Poméranie polonaise. Avant d'aborder l'histoire de la fondation de la ville de Dantzig et des événements dont elle fut témoin, il est essentiel de parler de cette partie de la Poméramie polonaise dont Dantzig fut le chef-lieu. D'ailleurs l'intérêt national réclame le redressement des torts par les preuves authentiques qui renversent victorieusement les envahissements et les prétentions erronées du cabinet de Berlin, sur celte province éminemment polonaise ; et en attendant que le sabre fasse triompher nos droits, notre plume ne se lassera point de protester contre leur violation, et de réclamer la réunion de toutes les parties de l'antique république polonaise si iniquement détachées par les puissances voisines. Avant le démembrement de 1772, la Poméranie se subdivisait en dix districts. Selon le système teutonique, on changeait les noms slaves-polonaisen termes germaniques,et leschefs-lieux des districts de Gdansk, 'l'czew, Nowe, Swieç, Tuchol, Gluchow, Mirachow, Puçk, Koscierzyn et Skorzewo, prirent dans les livres et sur les cartes géographiques les noms de Dantzig, Dirs-chau, Newenbourg, Schwetz , Tuchel9 Sclochau, Mirchau, Putzig, Behiendt, Schoneck. Les deux autres districts de Lawenbourg et de Butow cessèrent d'appartenir à la Pologne depuis 1057. Le palatinat de Poméramie avait pour frontières, au nord la mer Baltique, à l'est la Wistule, au sud la Kuïavie et la Grande Pologne, et à l'ouest la Marche de Brandebourg. Le nom de Pomëraniens, qui veut dire habitants des côtes, n'est connu que par les écrivains du xie siècle, et celui de Poméranie, qui veut dire région maritime, ne l'est que par ceux du xne. Le premier prince des Poméraniens connu est Wortislas ou Wracislaw, en 1125, époque de l'introduction du christianisme en Poméranie; c'est ce Wortislas qui est la souche connue de la maison des ducs de Szczecin ( Stettin), Ce prince laissa deux fils, Kasimir et Boguslas. Ces premiers descendants de Wortislas s'agrandirent à l'occident de l'Oder, vers le Mecklenbourg, et vers la Moyenne-Marche de Brandebourg d'aujourd'hui, où ils propagèrent la religion chrétienne. Ces deux frères furent créés princes parl'empereur Frédéric 1er, sous le titre de ducs des Slaves, environ vers l'an 1180. On dit qu'ils régnèrent à Demmin sur la Penne, qui était une de leurs conquêtes sur les Wilques ou Wilcy, Slaves idolâtres, jusqu'au xne siècle. Les descendants de cette famille y régnèrent jusqu'en 1037, année de leur extinction. Quant à la maison de Poméranie qui a régné à Dantzig, elle descend d'un staroste ou gouverneur, appelé Sambor, qui vivait vers l'année 1175. Sambor était gouverneur pour le roi de Pologne, Kasimir-le-Juste, d'une province qui s'étendait le long de la Wistule, et qu'on appelait la Marche de Dantzig, mais qui ne faisait pas encore partie de la Poméranie. Swiento-peik, fils du petit-fils de Sambor, gouverneur de la même province vers l'année 1212, épousa la fille d'un autre gouverneur, nommé Janus, qui commandait en Kassubie; et après la mort de son beau-père, Swientopelk s'empara de cet autre gouvernement vers l'an 1220. La Kassubie ( Kaszuby ), province de la Pologne, s'étendait entre la Persante et la Léba, et cette région maritime était appelée aussi Poméranie. Vers la même époque ( 1220), Swientopelk s'allia avec Wladislas, dit le Cracheur, duc de Poznanie. Ce prince, expulsé alors de son État par un autre Wladislas, dit le Haut, son oncle, épousa une sœur de Swientopelk, nommée Hélin-ga, et quelques années après, Swientopelk, aidé de ce beau-frère, se révolta contre Leszek-le-Blanc, roi de Pologne, à qui appartenaient les provinces de Dantzig et de Poméranie ou de Kassubie.Leszek marchait pour réduire Swientopelk, lorsqu'il périt près de Gonzavva en 1227 sous les coups meurtriers de Swientopelk , laissant pour successeur un fils âgé de six ans, appelé Boleslas, connu depuis sous le nom de Chaste. Profilant de ce meurtre, Swientopelk usurpa la souveraineté dans ces gouvernements; il s'affermit dans cette usurpation pendant la minorité de Boleslas, et prit le titre de duc de Poméranie , qu'il transmit à son fils Ms/czug (Mestvinus). ( Voy. T. I, p. 296.) Après la mort de Mestvin les provinces de Kassubie et de Dantzig revinrent à la Polo- gne sous le titre de duché de Poméranie. Il y avait à l'époque de la mort de Mestvin deux princes descendus deWortislas 1er, dont l'un s'appelait Boguslas IV et l'autre Othon 1er. Le premier de ces princes régnait à Demmin, l'autre à Stettin. Us étaient tous deux fils de Bar-nim 1er ct peiit-iîls de Boguslas II, qui lui-même était petit-fils deWortislas 1er. Ces princes, qui ne portaient pas le titre de ducs de Poméranie, mais celui de ducs Slaves, et celui des villes où ils régnaient, n'élevèrent point de prétentions i la succession du duc Mestvin, ne croyant pas sans doute avoir droit à d'anciens domaines de la couronne, usurpés assez récemment par Swientopelk, et que la Pologne n'avait cédés à Swientopelk ou à son lils par aucun traité. Si quelqu'un avait pu disputer à Przémyslas, duc de la Grande-Pologne et depuis roi de Pologne, la succession du duché de Poméranie, c'eût été Wladislas-le-Bref, qui était le plus proche héritier de Les/.ek-le-Blanc et de Boleslas-le-Chaste, sur qui la .Marche de Dantzig et la Kassubie avaient été usurpées. Le duché de Poméranie fut possédé tranquillement par la Pologne pendant les règnes très-agités de Przémyslas qui fut assassiné par les marquis de Brandebourg Othon et Jean en 1296; de OttoacreWenceslas, qui gouverna le royaume par ses lieutenants, et de Wladislas-le-Bref, qui succéda à Wenceslas en 1505. Les choses allèrent ainsi jusqu'à la rébellion des Szwença, famille puissante et turbulente, qui appelèrent en Poméranie, non les ducs Slaves , mais le marquis de Brandebourg Voldemar d'Anhalt, vers l'an 1509, et dans le temps où Wladislas-le-Bref était occupé à recouvrer la Grande-Pologne, que les ducs de Silésie avaient envahie depuis 1505. Voldemar, auquel les Szwença avaient livré la ville de Dantzig, en fut chassé par Bogusz ou Boguslas, gouverneur du château, aidé par les chevaliers Teutoniques, à qui Konrad, duc de Mazovie, avait donné un établissement sur les frontières de la Prusse et de la Mazovie, environ quatre-vingts ans auparavant. Mais ces auxiliaires s'emparèrent eux-mêmes de Dantzig ainsi que des principales villes le long de la Wistule, en 1510. Tous les voisins se jetèrent alors sur la Poméranie: les chevaliers envahirent à peu près ce qui composait ce palatinat avant l'année 1772; les marquis de Brandebourg, ce qui composait, à la même époque, la partie septentrionale de la Nouvelle-Marche, le long de Ja Drawa ou Drage; et les dues des Slaves s'emparèrent de ce qu'on appelait les duchés de Kassubie et de Wenden ou de Vandalie, connus antérieurement sous le nom de Poméranie de Stolpe ou duché de Stolpe. La partie du duché de Poméranie envahie par les chevaliers Teutoniques, et qui seule conserva longtemps le nom unique de Poméranie, fut cédée à cet ordre par Kasimir-le-Grand, par un traité passé à Kalisz en 1545 ; mais par un autre traité passé à Thorn en 14G6, cet ordre la rétrocéda à la Pologne, sous le règne de Kasimir IV, lils de Wladislas - Jagellon. C'est alors que cette province fut érigée en palatinat de Poméranie. La partie usurpée par les marquis de Bran debourg, et possédée par les électeurs de ce nom, ne leur avait jamais été cédée par aucun traité. Celle dont s'étaient emparés les ducs des Slaves leur fut maintenue par la permission tacite des rois de Pobgne, avec lesquels ces princes contractèrent souvent des alliances, sans cependant qu'aucun acte ait jamais légalisé ce démembrement. C'est à cause de cette partie du duché de Poméranie qu'ils ajoutèrent à leur titre celui de ducs de Poméranie. Après l'extinction de la maison des ducs des Slaves, cette partie du duché de Poméranie passa aussi aux électeurs de Brandebourg et prit le nom de Poméranie brandebourgeoise. Nous avons déjà dit qu'en 1545, la Poméranie fut cédée par Kasimir-le-Grand aux chevaliers Teutoniques ; mais que, lors du traité de Thorn de 1406, l'ordre Teutonique la restitua à la Pologne ; ajoutons que le traité d'Oliwa de 1660 lui en confirma la paisible possession. Ainsi, depuis 1290 jusqu'en 1772, c'est-à-dire pendant près de cinq siècles, il ne se trouva ni duc de Stettin, ni électeur de Brandebourg qui prétendit avoir des droits sur le palatinat de Poméranie, ou qui contestât ceux de la Pologne; et cependant Frédéric II, aille Grand, l'envahit dans le premier partage de la république, mettant en avant de prétendues preuves historiques fabriqués par le cabinet de Potsdam. Cette circonstance est d'autant plus remarquable que ce même Frédéric, quand il écrivait sesMémoires sur le Brandebourg, qualifie d'injuste toute entreprise sur la Poméranie et la Prusse polonaise. Histoire de Dantzig; événements mémorables. D'après toutes les probabilités, la ville de Dantzig se trouvait originairement à l'embou-tome u. churc même de la Wislule ; mais avec le temps les sables amenés par le courant du fleuve firent alluvion au rivage, et insensiblement la ville se trouva éloignée d'à peu près deux lieues de la mer, ou de Weichselmunde. Selon les chroniqueurs de la Pologne, la fondation de la cité est attribuée à Wizimir, prince de la première dynastie polonaise de Lech, et qui au vue siècle faisait la guerre avec les Danois. C'est avec les bras des prisonniers danois qu'il fil élever une ville, et de là le nom de Dansvik, qui signifie port ou golfe danois. Selon d'autres écrivains, cette fondation ne daterait que du temps tles guerres de Waldémar 1er, roi de Danemark, qui y établit, entre les années 1160 et 1170, une colonie danoise. Une troisième version bien plus reculée porte, qu'environ trois siècles avant l'ère chrétienne, un roi des Goths, nommé Bi-reck, courant la mer Baltique avec ses vaisseaux, voulut s'assurer de l'embouchure de la Wistule, et y éleva un petit fort auquel il donna le nom de Gothen-Schantz, qui signifie fort des Goths. Autour de ce fort il ne larda pas à se former plusieurs établissements de pêcheries, qui y trouvaient un abri et une protection contre les incursions des pirates. Ces établissements attirèrent eux-mêmes d'autres classes d'habitants; et le commerce, toujours à l'affût de ce qui peut lui convenir, changea promptement le hameau de pêcheur en une ville. Enfin, la quatrième version veut que, près du château élevé sur la montagne de Gradowa, s'élevait un village nommé Wick. Dans le château demeurait un certain souverain vandale ou slave qui s'appelait lladgel. Comme il n'était pas aimé, un jour que l'on dansait à Wick, on surprit lladgel et on le tua ; et de là, Dantzwick. Toutefois nous n'affirmons rien, nous reproduisons les opinions de nos devanciers, et nous laissons aux lecteurs le choix de ces origines. Quant aux faits historiques, ils sont positifs. Depuis le règne de Boleslas-le-Grand ( 992-1025), jusqu'à celui de Boleslas-Bouche-de-Tra-vers ( 1102-1159 ), et dans les guerres qui eurent lieu dans cet espace de temps, la ville de Dantzig ligure souvent, quoique sans importance réelle, parce que la ville de Stettin était un point principal, où le commerce de la Pologne se débouchait plus avantageusement. Mais depuis l'époque du partage de la Pologne entre les fils de Boleslas-Bouche-de-Travers, en 1159, les Allemands envahissaient journellement les pos- 74 sessions polonaises, ét la Poméranie subissait leur influence.Lesgouverneurs de cette province, nommés par les monarques polonais, ne restaient pas toujours fidèles à leurs serments ; de cette manière, l'un d'eux, Swientopelk, nommé par le roi Les/ek-le-BIanc, se révolta et voulut être indépendant;. Leszek se préparait à le punir, lorsque Swientopelk l'assassina à Gonzawa en 4227. Mestvin, l'un des descendants de Swientopelk, étant mort sans postérité, donna en 42901a Poméranie à Przémyslas, duc de Posen ; mais celui-ci, étant déjà roi de Pologne, l'ut assassiné par les marquis de Brandebourg, qui en 4307 envahirent même Dantzig. Toutefois la citadelle de Dantzig et sa garnison restèrent lidèles aux Polonais. Les Teutoniques, qui étaient déjà établis en Pologne, promirent de prendre fait et cause pour la Pologne, et marchèrent sur Dantzig pour en chasser les Brandebourgeois; mais, au lieu de cela, ils font leurs propres affaires; ils entrent à Dantzig (août 4308), c'était l'époque d'une grande foire; ils se jettent traîtreusement sur la population, et dix mille victimes des deux sexes sont immolées à leur rage. Afin de mieux garantir les résultats de leurs usurpations, les chevaliers Teutoniques élevèrent des remparts en 4542; toutefois, ces précautions n'empêchèrent point la reddition de Dantzig en 4440. En cette année, les Teutoniques, complètement battus dans la mémorable bataille de Grunwald et Tannemberg, furent forcés de remettre Dantzig à Wladislas-.lagel-lon. En 4452, les chevaliers parvinrent à s'en réemparer; mais, en 4454, la ville rentra dans la possession paisible de la Pologne, et en4406, par le traité de Thorn, toute contestation quelconque des droits de la Pologne fut à jamais écartée. La ville de Dantzig resta longtemps heureuse et florissante sous la domination bienfaisante des rois des Polonais. En effet, ils la comblèrent de prérogatives et de privilèges, l'affranchirent de tous tributs onéreux, reconnurent son indépendance civile, lui donnèrent le droit d'entretenir des troupes pour sa défense, et celui de se gouverner d'après ses lois, ses intérêts, ses usages. Mais, lorsque le trône de Pologne fut devenu électif, les factions étrangères se mirent en mouvement.La ville de Dantzig, peuplée d'Allemands, fut exposée aux intrigues allemandes. Dès la première élection, en 4575, les votes de la diète se trouvèrent partagés entre le duc Henri d'Anjou et l'archiduc d'Autriche. Dantzig sciait dé- durée hautement pour le prince autrichien, mais Henri d'Anjou resta trop peu de temps sur le irône de Pologne pour tirer vengeance du refus que les Danizikois firent de le reconnaître. Dans la nouvelle élection qui eut lieu après la fuite de Henri, les Polonais élurent encore deux rois, l'empereur Maximilien II et Etienne Batory, prince de Transylvanie. Dantzig se déclara encore en faveur du premier, dont le parti était le moins nombreux. Sommée, en 1576, de reconnaître retienne et d'abandonner Maximilien, la ville, qu'entouraient des forces considérables, répondit qu'elle y consentirait à condition qu'on lui donnerait la faculté de présenter les motifs du refus qu'elle avait fait jusqu'alors, et surtout qu'on rétablirait ses droits et privilèges dans toute leur intégrité. C'était un prétexte ou un faux-fuyant; aussi les griefs des Dant/.ikois furent considérés comme une révolte ouverte contre l'autorité légitime, et Etienne ordonna d'employer la force pour soumettre les rebelles. Cette ville avait dès cette époque des fortifications considérables; car, exposée aux incursions continuelles de ses voisins, elle avait eu soin d'employer ce moyen de se mettre à l'abri de leurs insultes. Prévoyant que les guerres civiles seraient fréquentes, elle redoubla d'efforts pour accroître ces moyens de défense, et, dès l'année 4572, elle fit venir d'Allemagne et de Hollande des ingénieurs, qu'elle chargea d'accroître ses fortifications et de l'aire les ouvrages nécessaires pour inonder une partie de ses approches. Dantzig se trouvait donc dans un état de défensive respectable, lorsque les troupes de Batory en formèrent le siège. Cependant, malgré sa résistance prolongée, les Polonais ayant employé pour la soumettre la méthode déjà connue du bombardement, elle fut obligée de subir la loi du vainqueur et de se rendre à discrétion. Le 12 décembre 4577 on signa la capittdation, en vertu de laquelle les Dantzikois prêtèrent serment de fidélité, payèrent cent mille écus à litre de dédommagement et vingt mille autres écus pour la réparation de l'abbaye d'Oliwa qu'ils avaient ruinée. En retour, ils furent confirmés dans leurs droits et dans celui du libre exercice de la religion évangélique. En 1598, sous le règne de Sigismond III, quelques habitants soulevèrent une forte émeute contre les gens du roi; c'était à la suite des dissensions religieuses. En 1655, à l'époque de l'invasion des Suédois, Dantzig repoussa leurs at- taques et resta fidèle à* la Pologne. En 1697, après la mort de Jean Sobieski, le prince de Conti débarqua à Dantzig, dans l'espoir qu'il serait élu roi; mais il retourna sans avoir réussi. Après de longues et continuelles vicissitudes, au milieu desquelles les Dantzikois, profitant de l'excellence de leur position, enrichirent et agrandirent leur cité, Dantzig se vit exposée aux horreurs d'un siège. Auguste II, roi de Pologne, était mort, et Stanislas Leszczynski, qui avait déjà été élu roi sous la protection de Charles XII, fut réélu de nouveau. Les cabinets de Saint-Pétersbourg et de Vienne, qui s'étaient hautement opposés à son élection, ne se tinrent pas pour battus, et manœuvrèrent avec tant d'habileté que, trois semaines après la nomination de Stanislas, une faction composée de ces aristocrates qui se vendent toujours au plus offrant élut l'électeur de Saxe, sous le nom d'Auguste lll.Afin de soutenir par la force cette nomination illégitime, le nouveau roi leva des troupes et attaqua Leszczynski du côté de la Saxe, tandis que les Moskovites envahissaient la Pologne de leur côté. La ville de Dantzig, qui reconnaissait presque seule encore le pouvoir de Stanislas, lui offrit généreusement un asile, et ne craignit point, par cet acte de magnanimité, d'attirer sur elle la vengeance des envahisseurs étrangers. En effet, les Moskovites et les Saxons ne surent pas plutôt que Stanislas, suivi de quelques nobles Polonais, s'était réfugié dans Dantzig, qu'ils coururent l'assiéger. Le comte de Munich était à la tête des troupes alliées, et c'est sous ses ordres que la tranchée fut ouverte, au commencement de mars 1734. L'Europe entière avait les yeux ouverts sur cet événement; on ne concevait pas comment Louis XV, gendre de Stanislas, ne prenait point ouvertement sa défense, et semblait lâchement l'abandonner à sa mauvaise fortune. L'étonne-ment augmenta encore lorsqu'on apprit que ce monarque se contentait d'envoyer par mer, à son beau-père, un secours de quinze cents hommes, commandés par un brigadiqr. Ce dernier, arrivant à la vue de Dantzig, s'imagina que sa commission n'était point sérieuse et alla relâcher en Danemark. Un Français, qui se trouvait dans ce royaume, allait montrer plus de courage et de générosité que le roi Louis XV et son brigadier. Le comte de Plelo, ambassadeur de France à Copenhague, vit avec indignation cette honteuse retraite. Il prit donc la résolution de soutenir le roi Stanislas à Dantzig, ou"d'y périr avec sa petite troupe. De Plelo part avec les quinze cents Français pour attaquer trente mille Moskovito-Saxons, arrive dans la rade de Dantzig, débarque, s'avance sur trois colonnes vers les retranchements ennemis, arrache les palissades, force les barrières et est sur le point d'entrer dans la ville. Cependant les Moskovites résistaient avec courage. Un grenadier de cette nation, étonné de la bravoure française, met en joue le comte de Plelo et ose lui dire qu'il va l'étendre mort, s'il continue à vouloir mener inutilement tant de braves gens à la boucherie. Pour toute réponse, de Plelo lui passe ,son épée au travers du corps et poursuit sa marche. Le comte et ses grenadiers redoublent d'efforts : ils étaient sur le point de forcer la ligne, lorsque l'intrépide Plelo tombe mort, percé de mille coups. Ses soldats, animés par son dévouement sublime, se retranchent, fortifient leur camp, y soutiennent, pendant un mois, un siège et des combats continuels, et ne se rendent qu'au moment d'être forcés. Toutefois, ces braves n'avaient point consenti à mettre bas les armes, avant d'avoir obtenu une capitulation honorable. Le général Munich avait promis de les faire conduire dans un port de la Baltique, où ils pourraient s'embarquer pour la France ; mais, par une perfidie classique du cabinet tzarien, Munich prétendit que, la capitulation n'ayant point spécifié dans quel port de la Baltique il devait les faire conduire, il avait le droit de les diriger sur Saint-Pétersbourg, qui est aussi un port de la mer Baltique. Cette infâme interprétation d'une capitulation solennelle devint pour les Français qui en furent la victime une source inépuisable de dégoûts et d'humiliations. Déclarés prisonniers de guerre par une violation manifeste du droit des gens, ils furent promenés pendant plusieurs jours dans les rues de Narva et exposés aux regards ébahis des Moskovites, par l'ordre exprès de la tzarine Anne, qui était bien aise d'habituer ses sujets à l'idée que les Européens du midi n'étaient pas invincibles. Dans cette cruelle alternative, le roi Stanislas ne voulut pas rester plus longtemps dans la ville de Dantzig une cause de ruine et de destruction ; il se déguisa en paysan et parvint à s'échapper, en traversant les positions ennemies, au milieu des plus grands dangers. Cependant l'évasion du roi ne ralentit pas le zèle des Dantzikois; ils ne consentirent à capituler, le 9 juillet 1734, que lorsqu'il ne resta plus aucun moyen de défense. Auguste III, en faisant son entrée dans la ville, et voyant son état de délabrement, put facilement se convaincre combien il en coûte aux peuples pour recevoir des rois malgré eux. U fit annoncer à l'Europe que l'ordre régnait à Dantzig, et il déclara par la diplomatie qu'il régnait par le choix libre et national du peuple ! Dantzig survécut au démembrement de 1772 ; mais le roi de Prusse, n'osant point s'en emparer de force, voulut amener sa soumission en gênant son commerce, en établissant des droits sur la Wistule et sur toutes les côtes de la mer, et surtout en favorisant, h son détriment, le commerce des villes voisines. Cependant tel était l'attachement des Dantzikois pour la Pologne, et surtout leur amour pour l'indépendance dont ils avaient toujours joui sous la domination polonaise, qu'ils aimèrent mieux supporter toutes les privations que de se soumettre à la Prusse. Enfin, en 1795, à l'époque où le second partage de la Pologne fut arrêté entre les anciens coenvahisseurs, le cabinet de Berlin obtint de ceux de Saint-Pétersbourg et de Vienne l'autorisation d'employer la force des armes pour s'emparer de Dantzig. C'était, disait Frédéric-Guillaume, un faible dédommagement de tous les efforts que faisaient ses sujets pour soutenir la guerre contre la France républicaine. Le général prussien de Blomer en forma le blocus le 8 mars 1795, puis somma la ville de reconnaître la domination paisible et paternelle de la Prusse, sous peine d'exécution militaire. Le peuple dantzikois, n'écoutant que sa haine historique et nationale contre les envahisseurs étrangers, voulait se défendre en désespéré. Mais les vœux du peuple furent vivement repoussés par les hommes puissants et riches, dont un grand nombre était d'ailleurs gagné par les promesses flatteuses du roi. Le sacrifice de la liberté parut moins pénible que celui de la richesse, et, par un acte que sans doute il n'avait pas le droit de consentir, le sénat livra la ville et son territoire aux serviteurs du roi de Prusse ; mais, retenu par une dernière honte, il stipula que les forts fussent livrés secrètement. Cette réserve faillit devenir funeste aux Prussiens et aux riches Dantzikois eux-mêmes. En effet, le 5 avril 1795, les troupes prussiennes, suivant la convention, se mettaient secrètement en possession des lieux fortifiés. Quelques braves du peuple, qui s'aperçurent de leurs mouvements, s'imaginèrent qu'ils cherchaient à surprendre la ville, et crièrent aussitôt aux armes. Au même moment, les Dantzikois se trouvent rassemblés ; les soldats eux-mêmes se révoltent contre leurs officiers qui voulaient les retenir. Le peuple se précipite en foule et tire sur les Prussiens. Un autre rassemblement s'é-tant emparé des batteries placées sur les hauteurs du Cavalier, les dirige sur le faubourg de Neu-garten, habitation ordinaire de l'aristocratie et de la richesse ; mais les Prussiens braquèrent leurs canons sur le peuple, qui fut obligé de se soumettre, tout en criant à la trahison; et dès ce moment la ville de Dantzig devint une annexe de ce royaume de Prusse, formé depuis deux siècles d'une suite non interrompue d'usurpations et d'injustes envahissements. Dantzig, en perdant ainsi sa liberté, son indépendance et sa nationalité, recouvra prompte-ment cette opulence qui, dans les grandes cités, semble tenir lieu de tout. Le commerce, encouragé par la Prusse, reprit un vaste développement, et son port devint de nouveau l'entrepôt général où venaient se rendre les marchandises et les productions du nord et du midi de l'Europe. Quelques bons esprits gémissaient encore d'avoir été obligés d'accepter la domination militaire de la Prusse. Plusieurs mouvements insurrectionnels eurent même lieu dans les moments qui suivirent la prise de possession. Mais tous les efforts des Dantzikois indépendants, pour briser les chaînes de leur esclavage, furent comprimés par les Prussiens, à la disposition desquels se trouvaient tous les ressorts de la puissance, et qui pouvaient traiter les habitants en sujets vaincus. Car la lâcheté du sénat, en traitant avec un envahisseur étranger, avait été telle, qu'il n'avait fait aucune stipulation pour la conservation des prérogatives et des privilèges dont jouissait autrefois cette antique cité polonaise. Telle était la situation politique de Dantzig, au moment où le roi de Prusse ou plutôt une nouvelle coalition des rois se mit en tête de déclarer la guerre à la France napoléonienne. La nouvelle du désastre de léna parvint bientôt à Dantzig. Peu confiante dans les dispositions des habitants à son égard, la cour de Prusse y entretenait une garnison nombreuse, toujours prête à s'opposer à tout mouvement national. Le général de cavalerie comte de Kalkreuth POLOGNE avait été longtemps gouverneur de la vrtle, et il avait réussi à se faire aimer des Dantzikois ; mais dès l'ouverture de la campagne, Kalkreuili fut rappelé auprès du roi, et avait été remplacé par le général de Manstein, homme aussi dur et cruel que le premier était bon et humain. Manstein crut que les palissades garantiraient la ville contre toute attaque, et à cet effet il ordonna l'abattage de tous les arbres dont les fossés étaient garnis, et qui couvraient les charmantes promenades qui entourent Dantzig. Les habitants portaient une sorte de vénération à ces arbres séculaires épargnés lors du siège de 4734; l'on vit môme un bourgeois tellement exaspéré de voir abattre ceux qui ombrageaient sa maison, qu'il tira sur les travailleurs. Manstein le fit pendre ; puis complétant ce qu'il appelait son système de défense, il fit brûler plusieurs faubourgs, et les valeurs consumées dans les divers incendies montèrent à plus de douze millions de francs. Lorsque Napoléon arriva dans la Prusse orientale, il avait ordonné la formation d'un dixième corps d'armée sous les ordres du maréchal Le-febvre : les Français, les Polonais, les Saxons et lesBadoisen faisaient partie. La première attaque contre le poste de Stolzenberg eut lieu le 46 mars 4807. L'exaspération des Dantzikois fut telle, que Manstein fut rappelé le 48 mars, et Kalkreuth vint le remplacer. La garnison prusso-russe était forte de vingt mille hommes, et Le-febvre, qui commença l'investissement avec ses huit mille hommes, n'en eut jamais plus du double à sa disposition. Mais c'étaient des Français et des Polonais, et ils avaient une confiance aveugle dans leur général, et la plus haute opinion de sa propre valeur. Les troupes, fatiguées de plusieurs combats de nuit, pliaient un jour : c'était le 43 avril, lors-qu'averti du danger, le maréchal Lefebvre, suivi de quelques généraux et de ses aides de camp, accourut au lieu du désordre. Un bataillon du 44e je ligne venait également d'arriver. Aussitôt le maréchal quitte son habit et ses insignes, et comme s'il n'était encore qu'un officier de fortune, il s'élance dans les rangs du bataillon en s'écriant : « Allons, enfants, c'est aujourd'hui notre tour. » En un instant, l'intrépide maréchal se trouve au plus fort de la mêlée. Electrisés partant d'héroïsme, tous les soldats veulent l'entourer, lui faire un rempart de leur corps, t Mes amis, leur crie-t-il, et moi aussi je veux combatte ! » La charge bat, on court, et le maréchal, à la tête de ses braves, se précipite dans la redoute, à travers une grêlede ballesetde mitraille. Le choc est violent : les Prussiens et les Moskovites se défendent avec une espèce de rage; mais une dernière charge à la baïonnette décide la victoire. Le grand Condé a longtemps lassé les cent bouches de la renommée, parce que, dans une action à peu près semblable, il avait lancé son bâton de commandant dans la mêlée! Que dire donc de Lefebvre s'élançant lui-même dans la redoute, et montrant à ses soldats le chemin du danger et de l'honneur? Le siège et les combats duraient toujours, lorsque l'empereur Napoléon, apprenant le départ de Pillau du général russe Kamenskoï pour renforcer la garnison, donna ordre au maréchal Lannes, duc de Montebello, de se porter de Marienbourg sur Dantzig, et d'appeler à lui la division du général Oudinot, afin de renforcer l'armée assiégeante. Le 12 mai cette réunion eut lieu. La présence inopinée de ce secours produisit un effet magique. Lefebvre s'était jeté dans les bras de Lannes et d'Oudinot. De ce moment la victoire ne devait plus être incertaine. Dantzig n'offrait plus qu'un spectacle de désolation ; aussi, le 24 mai 1807, la capitulation .fut signée. Le maréchal donna des ordres sévères pour que la discipline la plus exacte fût gardée. Les Dantzikois, étonnés de vivre au milieu de leurs vainqueurs, ne tardèrent pas à s'applaudir d'avoir changé de mal- " très; d'ailleurs ils revoyaient une partie de leurs compatriotes, les Polonais, et leur joie en fut extrême. Parmi tant de braves qui se sont distingués durant ce siège, les rapports officiels mentionnaient les Polonais suivants de tous grades : Ber-gonzoni, Downarowicz, Amilcar Kosinski, Ko-zierycki, Krasinski, Modzelewski, Niemoiewski, Michel Radziwill, Rembowski, Schmeler, Michel Sokolnicki, Antoine Sulkowski, Zaleski, Georges Zenowicz. Dans les premiers jours de juin, Napoléon quitta son quartier général de Finckenstein, et arriva à Dantzig, où il fut reçu avec acclamation ; mais il repartit bientôt pour Finckenstein, où il se trouvait plus à portée de la grande-armée. Le général Rapp fut nommé gouverneur de la place, et par le décret du 28 mai 4807, l'empc-reurcréa Lefebvre duc de Dantzig, avec une dota-lion en domaines situés en France. Par le traité de Tilsitt signé le 9 juillet entre Napoléon et Frédéric-Guillaume III, les articles 19, 20 et 21 portaient les clauses suivantes quant à la ville de Dantzig : « La ville, avec un territoire de deux lieues de rayon autour de son enceinte, sera rétablie dans son indépendance, sous la protection de S. M. le roi de Prusse et de S. M. le roi de Saxe, et gouvernée par les lois qui la régissaient à l'époque où elle cessa de se gouverner elle-même. S. M. le roi de Prusse et S. M. le roi de Saxe, ni la ville de Dantzig ne pourront empêcher par aucune prohibition, ni entraver par l'établissement d'aucun péage, droit ou impôt, de quelque nature qu'il puisse être, la navigation de la Wislule. La ville, les port et territoire de Dantzig seront fermés, pendant la durée de la présente guerre maritime, au commerce et à la navigation des Anglais. » Durant sept années qui s'écoulèrent depuis 1807 jusqu'en 1815, la ville jouissait d'une parfaite tranquillité, et la forteresse fut restaurée par les soins du génie français. Mais à la suite de la désastreuse retraite de Moskou, Dantzig, Thorn, Modlin, Praga et Zamosç devaient servir d'appui à la ligne d'opération sur tout le cours de la Wistule. Les débris de l'armée française se réfugièrent donc dans ces places. La ville de Dantzig reçut dans ses murs trente-cinq mille neuf cent trente - quatre hommes; mais il n'y en avait guère que dix mille sous les armes, au moment où les Moskovites et les Prussiens l'assiégèrent, dès le 21 janvier 1815. L'armée assiégeante, forte de trente mille hommes et commandée successivement par l'attaman Pla-tolf, le général Lewis et Alexandre, duc de Wurtemberg, était pourvue de toutes les ressources, et cependant le général Rapp, avec ses braves, sut résister pendant près d'une année! En proie aux épidémies et à la famine, faisant plusieurs sorties éloignées, et livrant de nombreux et sanglants combats, ayant perdu près de vingt mille en morts, et le reste par la défection des troupes étrangères, la garnison, comptant à peine sept mille combattants, céda une place qu'e.tle avait défendue pendant huit mois de blocus et quatre mois de siège. La capitulation fut signée le 29 novembre 1815, entre le duc de Wurtemberg et le comte Rapp. La garnison devait sortir le 2 janvier 1814. Les Français pouvaient rentrer en France, et les Polonais suivre le sort des premiers ; les troupes des autres nations rentraient dans leurs pays respectifs, car le désastre de Leipzig avait déjà changé lajace de l'Europe. Mais au moment où les Français allaient prendre la route de leur pays, le duc de Wurtemberg annonce au général Rapp que le tzar Alexandre approuve la capitulation du 29 novembre, à l'exception, cependant, que les Français seront conduits au fond de la Moskovie. Cette infâme violation d'un traité aussi solennel souleva l'indignation générale. Un second traité fut signé le 29 décembre ; les Polonais, au nombre de trois mille six cent vingt-six, durent être renvoyés dans leftr pays, pour être outragés par le farouche Constantin; et cinq mille deux cents Français durent marcher à travers les plaines glacées de la Moskovie, pendant la saison la plus rigoureuse de l'année ! Au milieu de ces désastres, les militaires de tous grades, appartenant à différentes nations et qui composaient la garnison, donnèrent des preuves du plus beau courage ; mais désirant, dans toutes les circonstances possibles, conserver religieusement les noms de nos compatriotes, je vais rappeler ceux qui méritèrent une mention particulière dans les rapports des chefs respectifs; et les noms de ceux qui furent décorés de l'étoile de la Légion-d'Ilonneur se distinguent par un astérisque. Les Polonais formaient alors un corps composé des cinquième, dixième, onzième régiments de ligne, le neuvième de lanciers; la première batterie d'artillerie à cheval, les dix-septième, dix-huitième et vingtième batteries d'artillerie à pied et une compagnie de sapeurs du génie. * Bogatko (Laurent); * Boguslawski, chef de bataillon; Brolinski; * Czyzewski, lieutenant-colonel ; * Deskur, major ; Dobrzanski, commandant les sapeurs ; Dombski; * Dybowski, chef de bataillon; Hann, commandant la vingtième compagnie d'artillerie ; * Kaminski (Henri), colonel; Katarbinski; Kaminski ( Louis), chef de bataillon; * Koss, capitaine du génie; Kovvalski, capitaine ; Lépigé, capitaine d'artillerie; Lipinski; Matu/alek,sergent; Meynier; Naumann,capitaine de lanciers; Neyman (Mathieu), chef d'escadron; * Nowicki, colonel, sous-chef-d'état-major-géné-ral ; *Ostrowski (Wladislas), chef d'escadron d'artillerie à cheval; Pomianowski, chef de bataillon; Potocki, chef de bataillon; * Raczynski, capitaine d'infanterie; * Radziwill (Michel), général de brigade; Razewski; Regulski, lieutenant de cavalerie ; Rolbicki, chef de bataillon; Rum-pel, capitaine de lanciers; Stokowski; Swiderski, capitaine d'artillerie; Szembek (Pierre), chef de bataillon; 'Sznayde (François), lieutenant de lan- eiers; Zat linski; Zielinski ( Ignace), chef d escadron de lanciers. Depuis 1815, la ville de Dantzig fut annexée aux Etats dû roi de Prusse, et devint le chef-lieu de la régence de Dantzig dans la Prusse occidentale. Commerce; navigation. Dantzig était au nombre des viller les plus importantes de la ligue anséatique. Le roi Kasimir IV, en accordant les privilèges à la cité, s'était réservé la suprématie sur le port et sur les bords de la mer, laissant seulement aux Dantzikois le soin de les administrer ; mais plus lard, ils s'arrogèrent le droit de l'entrepôt général (jus stapulœ ) ; le roi Sigismond Ier s'y opposa ; sous les règnes suivants, cette discussion se renouvelait souvent, et les Dantzikois surent faire réussir toutes leurs prétentions. Toutefois le gouvernement de la Pologne ne cessait de tirer d'immenses ressources de cette ville. La position de Dantzig était d'autant plus admirable, que tous les produits agricoles de la Pologne pouvaient être descendus par le San, la Piliça, le Bug, la Narew, la Drwença, et déchargés ensuite à Dantzig par la Wistule. Dans les beaux temps de la Pologne, plus de mille bâtiments visitaient annuellement Dantzig. En 1619, on exporta jusqu'à 102,000 lasts de blé ; les Polonais percevaient 75 %, et les Dantzikois trouvaient encore moyen.de gagner 15 %, ce qui réellement faisait 100 % ; et les artisans, mdustriels et manufacturiers de toute espèce affluaient dans la ville. Aussi le cabinet de Berlin attachait-il le plus grand prix à l'envahissement de Dantzig. En 1772, après s'être empare de la Prusse polonaise, il vexait tellement le commerce de la Wislule, que la population de Dantzig, qui montait à quatre-vingt mille âmes, descendit successivement à soixante et à quarante mille; mais quand cette ville tomba tout à fait au pouvoir du roi de Prusse, il lui redonna de la prospérité, et aujourd'hui sa population est de cinquante-cinq mille habitants, et le chiffre moyen des bâtiments qui chaque année visitent son port est de cinq cents. En «854, ce nombre s'éleva jusqu'à six cent quarante-quatre bâtiments, et parmi eux on comptait sept navires anséatiques, trois russes, dix-sept suédois, soixante-deux norwégiens, trente- huit anglais, cinquante-quatre hanovriens, douze oldcnbourgcois, cent trente-trois hollandais, quatre belges, un français et deux cent quatre-vingt-cinq prussiens; l'importation était de 61,996 tonnes de marchandises, l'exportation de 50,021 tonnes. Dantzig possède quatre-vingts bâtiments à elle, avec trois mille matelots. Deux grandes foires, du 5 août et du 11 novembre, attirent une foule innombrable. Municipalité; ffôteUde-} iUe. Outre ses privilèges, comme ville anséatique, Dantzig avait ses immunités spéciales, quand elle faisait partie de la république polonaise. Les députés de cette ville avaient le droit de voter aux diètes ordinaires et à celles de l'élection des rois. Elle était gouvernée par quatre bourgmestres et quatorze sénateurs, parmi lesquels le roi choisissait son lieutenant appelé bourgraf. C'était la première autorité de la ville; la seconde résidait dans le corps des conseillers (lawnicy) ; la troisième portait le nom de grand sénat, et se composait de cent représentants. Dans toutes les affaires qui dépassaient la valeur de 500 florins de Pologne, on devait appeler aux jugements de la cour royale de Warsovie. En 1657, le roi Jean-Kasimir accorda les titres de noblesse à toute cette municipalité. LTIôlel-de-Ville, qui sert de siège aux autorités de Dantzig, est un des édifices remarquables à différents titres. Il fut fondé en 1511, mais depuis il changea souvent de forme; en 1468, on y éleva une haute tour, mais l'incendie de 1556 la réduisit en cendres. En 1561, sous le règne de Si-gismond-Àuguste, dernier rejeton des Jagellons, l'ÏIôtel-dc-Ville et sa tour furent restaurés, et ils sont tels que les représente notre planche. Quoique l'intérieur de cet édifice soit imposant, cependant son intérieur est infiniment plus intéressant et plus curieux à examiner. H y a deux grandes salles destinées au conseil des magistrats; entre les sculptures et les ornements en bois ou en pierre du temps du xvie siècle, on remarque des figures allégoriques, et les armoiries de Dantzig et celles de Pologne. C'est là qu'en le roi Kasimir IV fut salué du titre de libérateur, et c'est dès lorsque ce monarquejetales bases de la belle prospérité dont jouissait la ville de Dantzig. C'est là qu'Alexandre en 1504, Sigismond F1 en 1521, Sigismond-Auguste,Batory, Sigismond III et Wladislas IV, recevaient les hommages et les serments de fidélité des Dantzikois, Les archives de la ville remontent au xme siècle, et possèdent des matériaux très-importants à l'histoire de la Poméranie et de la Prusse polonaise. L'horloge à carillon de la tour de l'Hôtel-de-Ville était une des curiosités de la ville. Elle marchait encore en 4843; à charpie quart d'heure elle sonnait un petit air, et à chaque heure un psaume de David. La vue dont on jouit du haut de cette tour est des plus pittoresques. Statistique. La ville de Dantzig est divisée en six arrondissements; cinq portes lui servent d'entrée, et six faubourgs l'entourent. On y compte vingt et une églises, dont treize pour les Luthériens, cinq pouties Calvinistes, quatre pour les Catholiques et deux couvents. Il y a un hôpital de la ville qui contenait en 4835 quatre mille malades; la maison de refuge poulies pauvres, trois cents personnes; l'hôtel dès orphelins, trois cent quatre-vingts personnes; la société de bienfaisance a secouru neuf cent vingt et une familles et a vêtu trois cents enfants. La ville possède trois écoles d'enfants pauvres, un gymnase, une école normale, une école de dessin, l'institut de la marine, trois écoles supérieures et douze écoles élémentaires. U y existe une société de naturalistes, une société de physique, un observatoire astronomique, un cabinet d'histoire naturelle, et une bibliothèque de trente mille volumes. C'est à 2 lieues de Dantzig que se trouve la célèbre abbaye et l'église des Citeaux, appelée Oliwa. Elle est située dans une position délicieuse. On y aperçoit desmausolées du xu° siècle, élevés à la famille de Sambor. En 1224, 1234 et 1432, le couvent fut pillé par les Prussiens païens et par les Bohémiens. En 1454, le roi Kasimir IV eut ici une entrevue avec Kanut, roi de Suède. En 1577, le roi Etienne Batory restaura l'église et l'abbaye.En 1587, Sigismond III y jura \espacta conventa. En 1645, Marie-Louise de Gonzague y séjourna quelque temps avant d'arriver à Warsovie pour épouser WMadislas IV. C'est à Oliwa aussi que fut conclu le fameux traité du 3 mai 1660, entre la Pologne et la Suède, sous la garantie de la France. La Livonie fut perdue et la Prusse déclarée indépendante. Le roi Jean-Kasimir signait ce traité les larmes aux yeux. LE CHATEAU DE PULAWY, DU COTÉ DE LA WISTULE. Nous avons déjà parlé de ce lieu dont la renommée est européenne. D'abord nous avons donné les gravures représentant le temple de la Sibylle et la Maison gothique, où se trouvaient réunis les souvenirs mémorables de la Pologne ; ensuite, nous avons fait connaître la belle Var-chatka, située tout près de Pulawy. Aujourd'hui nous revenons sur ce sujet en donnant le château de Pulawy dont la vue s'étend sur ses magnifiques jardins et sur la Wistule. Dans ce château se sont accomplis de tristes drames : des intrigues de famille, des intrigues d'État; l'histoire a déjà mentionné tous ces faits, et pour en adoucir l'amertume, elle a recueilli des scènes touchantes qui honorent l'humanité. C'est dans ce château que s'élaboraient les négociations qui préparèrent les voies à l'anéantissement politique de la Pologne ; c'est ici que les ennemis couronnés de notre république leur- raient les espérances d'une famille; c'est ici que se pressaient plusieurs littérateurs de la Pologne autour de leurs Mécènes. C'est ici enfin que les guerriers polonais blessés dans la campagne de 1809 trouvaient soins el consolations.En 1851 la population de Pulawy, effrayée par les cruautés moskovites, alla se réfugier dans les appartements et les salles dorées du château; elle y trouva une douce pitié et une généreuse hospitalité. Alors le château était habité par la princesse Isabelle Czarloryska, âgée de près de quatre-vingt-dix ans, et par sa fille, épouse du prince de Wurtemberg. Co dernier, employé au service russe comme commandant d'un corps de troupes, fit canonner le château habité par sa belle-mère et sa femme..... La bibliothèque et ses riches collections furentemportées par l'ennemi, et depuis cette époque, dans le château et ses dépendances, règne le silence des tombeaux... HISTOIRE. SUITE DE LA TROISIÈME ÉPOQUE ( 1555-1587 ). WLADISLAS III, LE VARNENIEN (1454-u.....Que la jeunesse s'enrôle donc sous les drapeaux de l'aigle portant le tonnerre ; qu'elle suive l'exemple de ses frères, rétablis déjà dans les premières provinces de notre patrie par une main invincible. Là, déjà de nombreux enfants de la Litvanie vous ont annoncés et ont répondu de votre vaillance. Bientôt vous retrouverez les sentiers non perdus encore que suivirent vos ancêtres, pour aller planter les étendards polono-litvaniens sur les tours du Kremlin, et vous allez inscrire de votre main, sur les colonnes relevées de Boleslas-le-Grand, le nom immortel de votre vengeur, Napoléon-le-Grand, à côté de celui de nos premiers fondateurs. Nous l'avons entendue, cette voix qui dicte l'histoire du siècle, proférer le nom de Pologne ! Et les phalanges de nos en- nemis éternels la proclament déjà dans leur fuite au delà de la Dzwina. Nous vivons, nous respirons déjà en Pologne ; déjà il nous est permis d'y établir l'édilice des lois et de la gloire nationale.....Nous chantons des hymnes à l'Eternel ; nous lui rendons grâce du salut de la patrie dans ce temple où, depuis vingt ans, il était défendu au clergé comme à la nation de la redemander, du moins pour nos enfants. Ombres des Jagellons, qui planez dans cette enceinte auguste, allez dire aux ombres des Jagellons qui reposent dans les murs de Krakovie, que notre vengeur apparaît dans la capitale de votre empire, jadis si florissant ! Vous le voyez, entouré de la gloire de ses armées, ajouter par leur passage à la solennité de ce jour, que l'univers nous enviera. Applaudissez au renouvellement de ce lien d'une amitié qui, depuis quatre siècles, unit sans altération la Pologne à la Litvanie, et dont le but est la défense éternelle de nos intérêts communs.....Serrons donc nos mains devant cet autel du Tout-Puissant, et que nos voix, redevenues libres, fassent entendre la première parole du cœur •. Vive l'empereur Napoléon, le sauveur des deux nations et l'égide de notre patrie commune. » Le public a répété trois fois avec le plus vif enthousiasme : Vive l'empereur, le sauveur de la Pologne! vive le protecteur de la Pologne ! Ici, Sierakowski s'est arrêté, et le secrétaire général, Kossakowski, a lu l'acte de la confédération générale de la Pologne. Après cette lecture, le président, en continuation de son discours, engagea le public à signer l'acte, et tous les assistants se portèrent en foule vers le bureau, placé dans le chœur, pour signer au registre leur adhésion. En ce jour, le nombre des signatures montait à près de cinq mille. Pendant la signature de cet acte, le mariage d'un Polonais avec une Litva-nienne, et d'un Litvanien avec une Polonaise, a été célébré, afin de consacrer la mémoire de cette belle journée et l'union des deux nations. Les signatures étant terminées, le clergé retourna à l'autel, et l'évêque célébrant entonna le Domine salvum fac Imperatorem. Après cette auguste cérémonie, les membres du gouvernement et de l'administration, assistés des évêques des différents cultes, des généraux et officiers supérieurs et des notables du pays, se rendirent chez le duc de Bassano, ministre des relations extérieures, pour le prier de soumettre à l'empereur ce qui venait de se passer. EXPÉDITIONS ET AVENTURES DE J.-C. PASSER. --«" i O9it> m, i--. On est toujours tenté de répéter aux traducteurs ce que le docteur Balouard dit à Isabelle lorsqu'elle fait une longue description de la cour-rièrc des nuits et de son disque argenté : c Dites tout bonnement qu'il faisait clair de lune!... N'ayez pas plus d'esprit que votre modèle; soyez lui, oubliez-vous s'il se peut, que votre traduction ne soit pas un thème varié. Ne cherchez pas à embellir : comprenez et soyez vrai, soyez exact. Si ce talent terre à terre, si cette tâche qui appartient plus à l'intelligence qu'à l'esprit vous répugne, ne l'entreprenez pas. » Les mémoires de Jean-Chrysostôme Passek, écrits en polonais et publiés par Edouard Ra-czynski, sont une peinture de l'esprit et des mœurs des Polonais au xvn° siècle. Passek n'avait point la prétention d'être auteur; il disait ses impressions, il faisait ce qu'on pourrait appeler de l'histoire intime; il juge les hommes, il juge les choses, non pour la postérité, mais pour lui-même. Sa moquerie n'épargne rien : les-rois et les grands, la religion et les prêtres, les femmes et l'amour, il se rit de tout, et cependant il est noble, dévot, amoureux et parfois grand admirateur du beau sexe. Passek est plein de contrastes, parce qu'il ne^ fait point un livre; il lui importe peu de se contredire, et les auteurs de profession ne se contredisent jamais, n'est-ce pas?... Passek, qui immole tout à l'envie de dire un bon mot, n'en avait pas moins d'augustes personnages pour amis; il vécut dans l'intimité des rois Jean Kasimir et Jean Sobieski, Passek écrivait jour par jour ses souvenirs. Nous le voyons faisant ses études au collège des Jésuites; nous le voyons ensuite, sous les ordres du célèbre Etienne Czarnieçki, faire les campagnes contre les Kosaks, les Suédois et les Moskovites ; il raconte naïvement et gaiement des faits graves. En 1661 il fut élu maréchal ou président à la diétine de Rawa : c'estalors qu'il se maria à une veuve. L'homme à bonnes fortunes, le viveur par excellence, devint un gentilhomme campagnard, Passek, l'élégant officier, allait vendre son blé à Dantzig. La partie remarquable de ces mémoires est celle relative à l'expédition contre la Suède. Passek, comme je l'ai dit, était officier dans l'armée de Czarnieçki; il assiste à tous les combats, et il fait l'amour chemin faisant, amour très-sérieux un jour, et qu'il oublie ou qu'il sacrifie après un joyeux souper. Passek n'omet rien : il vous donne la description d'une bataille, l'attaque d'un fort et l'aspect d'un pays; sans avoir la prétention de rien dire, il parle de tout. Ce livre m'a amusée, intéressée et instruite; j'ai essayé de le traduire : le succès qu'a obtenu le journal de FrançoiseKrasinska m'a encouragée. Je me suis pénétrée du caractère, de l'esprit de Passek, comme je m'étais pénétrée du caractère, des idées de cette gracieuse Françoise. Je me suis contentée du rôle de traducteur, dans son acception rigoureuse, je n'ai rien omis, rien négligé, et quand je n'ai pu rendre le mot à mot, j'ai traduit l'idée. J'ai fait ce travail avec amour : il n'y a point d'œttvre futile quand elle rappelle la patrie ! Olympe Chodzko. 1658. « Notre armée était divisée en trois corps : le roi Jean-Kasimir campait sous Thorn, le second corps était en Ukraine, et le troisième était commandé par Czarnieçki. Nous séjournâmes trois mois à Drahim en Poméranie, et à la fin d'août nous allâmes en Danemark pour secourir le roi de ce pays. La reconnaissance, disait-on, nous y forçait ; car lors de notre guerre avec la Suède, le roi de Danemark avait fait diversion en notre faveur. Les traditions écrites attestent la vieille amitié des Danois ; mais leur diversion m'a toujours semblé avoir un caractère plus intéressé que dévoué, car ils étaient ennemis des Suédois, et en nous secondant contre le roi de Suède • qui guerroyait en Pologne, ils vengeaient leur propre cause. » Le roi de Danemark se jeta en Suède avec son armée; il battait, il décapitait, il tuait tout ce qui tombait sous sa main. Le roi Gustave, qui était un grand guerrier et un heureux soldat, quitta bientôt la Pologne; mais il mit des garnisons dans plusieurs places de la Prusse, et pressa si furieusement les Danois, qu'il finit par leur reprendre tout ce qu'ils lui avaient pris ; et non content, il s'empara de leurs possessions. * Le roi de Danemark, se voyant ainsi poursuivi, harcelé, demanda des secours aux Polonais, en leur disant que c'était par amour pour leur nation qu'il avait rompu la trêve avec les Suédois et qu'il leur avait déclaré la guerre; c'est de cette manière qu'il voulait se rendre intéressant à leurs yeux. En même temps il demanda aussi des secours à l'empereur d'Allemagne ; mais celui-ci s'excusa en disant qu'un traité le liait à la Suède, et que, outre ce motif, il n'avait pas assez de troupes disponibles, car il avait permis à ses sujets de s'enrôler dans les armées du roi de Pologne. Après ce refus, notre roi resta donc le seul auxiliaire des Danois, et l'armée expéditionnaire, qui était forte de six mille hommes, fut confiée au palatin Czarnieçki. J'ai dit le setd auxiliaire, mais enlin les Allemands, après avoir réfléchi, envoyèrent une division impériale commandée par le général Mon-lécucolli, et dont Guillaume, électeur du Brandebourg, était généralissime. Nous laissâmes nos bagages et nos fourgons à Czaplinek, car nous étions sûrs de venir les reprendre avant six mois. i La nouvelle de cette expédition causa une grande agitation dans notre armée : les uns appréhendaient une campagne d'outre - mer, les autres redoutaient un ennemi que nous n'avions pu vaincre dans notre propre pays et avec toutes nos ressources. Les pères écrivaient à leurs fils, les femmes à leurs maris, pour les dissuader de faire l'expédition de Danemark : * Perdez votre solde, renoncez à votre avancement, nous disait-on, mais n'allez pas dans ce pays où vous périrez tous. i> Mon père, cependant, différait des autres, car dans ses lettres il m'ordonnait d'aller courageusement où m'appelait la volonté du chef. « Je prierai Dieu, ajoutait-il, et avec son aide pas un cheveu de ta tête ne tombera. » » Avant d'arriver aux frontières, plusieurs de nos camarades retournèrent dans leurs foyers. Quelques maraudeurs qui se traînaient derrière la colonne, et que nous appelions des Zingaris à cause de leur uniforme rouge, jetaient le découragement parmi nous; mais, grâce au ciel, cela ne dura pas longtemps, et la désertion se fit plus remarquer dans les soldats de la Grande-Pologne que dans les autres. » Lorsque nous eûmes franchi la frontière, chacun en particulier fit sa prière, puis, selon l'antique usage, toute la division entonna ensemble et à haute voix le chant : () (jloriosa Domina! Au moment où cela se fit entendre, nos chevaux éternuèrent presque tous et se mirent à piaffer. La joie ranima nos cœurs : c'était d'un bon augure; et, en effet, nos pressentiments se vérifièrent. » Arrivés sur un monticule, nous nous retournâmes encore une fois pour regarder nos villes et nos villages; chacun disait: t Chère patrie, te reverrai-je jamais?...» Une tristesse profonde nous saisit ; mais dès que nous eûmes franchi l'Oder, la gaieté nous revint, et bientôt nous ne pensâmes plus à la Pologne. » Les Prussiens nous reçurent cordialement, et leurs commissaires vinrent au-devant de nous en deçà de l'Oder. On nous distribua nos premières rations à Custrin, et nos logements étaient faits d'avance. Quand nous passions par les villes, on voulait que, selon l'usage allemand, nos officiers eussent le sabre hors du fourreau, les sous-officiers le pistolet en main, et lés soldats la lance en arrêt. On ne décapitait plus, on ne fusillait plus pour punir les fautes d'insubordination; mais quand un soldat était pris en flagrant délit, on l'attachait à la queue d'un cheval qu'on lançait à travers champs. De prime-abord cette punition parait moins dure, mais dans le fait il n'y a rien de plus cruel, car les habits et le corps tombent en lambeaux, et il ne reste plus que les os. » Nous cheminions toujours, et nous occupâmes les villes de Nibol, Aabenraae, Haders-leben, Kolding et Horsens dans le Schleswig et le Jutland. Le palatin voulait que nous prissions nos quartiers d'hiver dans les possessions suédoises, pour épargner le pain et les vivres des Danois. En effet, nos soldats tombaient dans les villages suédois comme pour se venger des atrocités (pie ces derniers avaient commises chez nous lors de leur invasion. Nous regorgions de brebis et de toute espèce de bétail. On pouvait se procurer un bœuf pour un écu (5 francs). Nous avions du miel en abondance; on voit dans ce pays des quantités de ruches en paille, et non pas en bois comme chez nous. Le pain est excellent et le poisson a la chair très-délicaie; le vin est détestable, mais l'hydromel est au moins potable. La rareté du bois fait qu'on se chauffe avec de la tourbe et du charbon de terre. Il y a beaucoup de cerfs, de daims et de lièvres, et ils ne sont pas trop sauvages, car la chasse est ici privilégiée, si j'en excepte les loups qui sont poursuivis à outrance : aussi les autres animaux vivent en paix. Quand nous voulions faire la chasse aux cerfs, nous partions à cheval et nous tombions sur eux à l'improviste; les pauvres bêtes, pour nous échapper, se jetaient, dans les fossés à tourbe, et c'est de là dont nous les tirions pour les tuer et les manger. J'ai parlé tout à l'heure des loups, mais il n'y en a guère, car dès qu'on en aperçoit un, tout le monde court sus; on le tue quelquefois sur place, ou on le pend à une potence ou à un arbre, et on l'y laisse jusqu'à ce qu'il soit pourri. Les habitants ne permettent pas à un loup de passer impunément une nuit dans la forêt. L'odeur du cerf l'attire, mais il ne sait comment aborder, car d'un côté il y a la mer Baltique et de l'autre l'Océan ; il faudrait que le pauvre loup payât grassement M. le président de Dantzig pour que celui-ci l'autorisât à fréter un bâtiment, et voilà pourquoi les forêts abondent en gibier. Quant aux perdrix, il n'y en a point; ce volatile est si bête, si peureux, qu'au moindre bruit il s'envole et va tomber dans la mer où il se noie. i Les Danois sont en général bien faits ; les femmes sont belles et ont la peau très-blanche ; leur costume est gracieux, mais elles portent des sabots, et quand elles marchent sur le pavé, elles font un bruit si effroyable que deux hommes ne s'entendraient pas parler. Les femmes de qualité portent des souliers. Celles qu'on appelle de qualité sont beaucoup moins retenues dans leurs affections que les Polonaises. Au premier abord on les croit modestes jusqu'à l'austérité, mais dès qu'on leur fait tant soit peu la cour, elles deviennent amoureuses folles de vous, et ne se donnent plus la peine de le cacher. Une jeune fdle quitte père, mère, fortune, pour suivre son amant au bout du monde. Les lits, dans ce pays, sont faits comme des armoires; le soir on tire les planches pour se coucher/le matin on les referme, et il n'y paraît plus. On est ici d'un laisser-aller incon- „ cevable : hommes ou femmes font leur toilette f si toilette il y a, consiste à se débarrasser de tous ses vêtements, même du dernier. Quand une femme s'est ainsi déshabillée, elle pend ses robes à un porte-manteau, puis elle éteint le9 lumières et se met dans son armoire. Tout cela se passait devant nous. Un jour je manifestai mon étonnement à une femme, et lui dis qu'une Polonaise ne ferait pas en présence de son mari ce qu'une Danoise fait devant des étrangers. « C'est, me répondit-elle, un usage général ; et d'ailleurs pourquoi avoir honte de ce qui a été créé par Dieu î Les chemises et les robes s'usent bien assez pendant la journée, il n'est pas nécessaire de les user encore la nuit ; puis, il n'est pas propre de garder sa chemise la nuit, car si elle a des puces, on les emporte avec soi !» Nos camarades se moquaient d'elles et leur faisaient mille plaisanteries, mais il fut impossible de changer les habitudes de ces femmes. » La manière de vivre est pour le moins aussi bizarre que la manière de dormir. Les Danois font leur cuisine pour huit jours, et ils mangent presque tout froid. Hommes et femmes vont battre le blé. Tout en travaillant ils mangent une bouchée ; mais quand une gerbe est battue, avant d'en recommencer une autre, ils font des tartines avec du beurre et mangent tout de bon, puis ils se remettent au travail. Quand ils tuent des bœufs, des porcs ou des moutons, ils mettent à part le sang pour en faire des boudins qu'ils [mêlent avec du gruau d'orge ou du blé noir ; ils mangent ce boudin avec délices, et les nobles même ne le dédaignent pas. Un jour on m'en offrit dans une société, mais je dis que nous autres Polonais nous ne pourrions nous accoutumer à un mets qui ne nous semblait bon que pour les chiens. » Il n'y a que les nobles, et qui plus est les riches, qui peuvent, avoir des poêles dans leurs maisons, car il faut payer au roi un impôt de cent écus (400 francs) par an pour acheter le droit d'avoir un poêle ; aussi les pauvres ou les gens qui n'ont qu'une petite fortune ont des cheminées : ces cheminées sont vastes, on y met autour autant de chaises qu'il y a de personnes dans la maison, et c'est là qu'on se réunit pour se chauffer. J'ai vu dans quelques chambres un conduit en tôle, dans lequel on met du charbon de terre allumé ; cela répand une bonne chaleur dans tout l'appartement. » Les églises où on célébrait autrefois le culte de nuit devant tout le monde, et cette toilette, | catholique sont belles, plus belles que nos églises calvinistes, car elles ont des autels et des images. Nous assistions souvent aux sermons que les prêtres prononçaient exprès pour nous en latin, et ils avaient une si grande crainte de nous déplaire, qu'ils n'articulaient pas un mot, un seul mot, qui fût contraire à notre religion : on aurait cru entendre un prêtre catholique ; aussi ils nous disaient avec un certain air d'orgueil : « Vous avez tort de nous appeler schismatiques, car nous avons la même foi que^vous.» Malgré l'orthodoxie de ces sermons, notre abbé Piékarski nous grondait fort d'y assister, et nous défendait même d'entrer dans les temples ; mais nous n'avions garde de lui obéir, car nous y allions pour voir les femmes. Quand les hommes sont dans le temple, ils se couvrent la figure avec leurs chapeaux, et les femmes baissent leurs voiles et cachent leurs visages sous leurs bancs ; alors quelques-uns de ces plaisants qu'on rencontre dans toutes les armées s'amusaient à leur prendre leurs livres de prières et leurs mouchoirs. Un jour le ministre s'en aperçut, il se prit à rire, mais à rire si fort en nous regardant, qu'il ne put continuer son sermon. Nos rires scandalisèrent beaucoup les luthériens, et ils nous le dirent ; le prédicateur leur conta à ce sujet l'anecdote suivante : c Un jour, dit-il, un soldat demanda à un ermite de prier Dieu pour lui : l'ermite s'agenouilla el pria; pendant ce temps-là le soldat s'empara du mouton qui portait le léger bagage de l'ermite et se sauva avec. » En finissant sa parabole, le prédicateur s'écria : c O piété, piélé ! l'un prie Dieu et l'autre vole, i Depuis lors les femmes serraient leurs livres et leurs mouchoirs avant de se cacher le visage; mais, tout en prenant cette précaution, elles nous regardaient en riant. Quand je demandais à ces pauvres femmes pourquoi elles se cachaient la figure, car ni Jésus-Christ ni les apôtres ne l'avaient enseigné, elles ne savaient que répondre ; un homme, en voyant leur embarras, me dit : t Nous nous cachons le visage en mémoire de la toile que les Juifs ont jetée sur la face sainte de Jésus-Christ, quand ils lui disaient de prophétiser sans voir. —Mais, répondis-je, pour que la chose fût complète, il faudrait aussi vous donner des coups de poing sur le dos, el vous fustiger comme on a fustigé le Sauveur.» Mon explication ne trouva point d'amateurs. L'électeur de Brandebourg, ayant eu connaissance de nos assiduités dans le lemple, dit au staroste de Kaniow : « Pour l'amour de Dieu, avertissez monsieur le palatin Czarnieçki pour qu'il défende à ses Polonais" de fréquenter les temples, car bon nombre d'entre eux se convertiront au lulhérianisme ; on m'a dit qu'ils priaient avec tant de ferveur, qu'ils enlevaient sans y faire attention les livres et les mouchoirs de nos belles dames. » Le dévot avertissement de monsieur l'élecLeur divertit beaucoup le palalin... j> Le susdit électeur Guillaume nous faisait force gracieusetés; il nous u.dtait bien et s'habillait à la polonaise. Quand notre corps d'armée défilait, il tenait chapeau bas et nous saluait le plus courtoisement du monde. Guillaume caressait notre couronne ; il espérait que ses cajoleries le feraient élire roi à la mort de Jean-Kasimir; et, sans la gaucherie de l'ambassadeur de Guillaume, cet événement se serait peut-être accompli. Dans l'assemblée où on discutait l'élection, un sénateur dit à l'ambassadeur brandebour-geois : « Que l'électeur se convertisse à la foi ca-tliolique, et nous l'élirons roi.» Mais l'ambassadeur assura que son maître ne le ferait même pas pour devenir empereur. Cette réplique déplut fort à Guillaume, et il fit une verte remontrance à son ambassadeur qui se permettait de disposer de sa conscience sans sa permission. » Le palatin s'abouche souvent avec l'électeur, et c'est chose naturelle, puisque celui-ci est généralissime de toutes les troupes. Nous avons dans l'armée quatorze mille Impériaux et douze mille Prussiens. Nous fraternisons de préférence avec les Prussiens, car ces bons camarades nous envoient dans notre camp de jolies couturières. Que de fois il nous est arrivé de voir une femme jeune, belle, mais souffrante et amaigrie, venir à nous el nous dire d'un air suppliant : « Monsieur le Polonais, donnez-moi un morceau de pain, je ferai vos chemises si vous en avez à faire, et je raccommoderai votre linge ! » En jetant les yeux sur la pauvre créature, la pitié vous prenait au cœur : certes on ne pouvait refuser une aumône ; puis nous achetions de la toile pour faire faire des chemises, et nous l'occupions ainsi pendant quinze jours; c'était une bonne œuvre, n'est-ce pas?Mais nous en étions récompensés, car les Prussiennes sont charmantes, et nous n'avions dans toute notre division qu'une femme, la femme d'un trompette. Mais ce qui paraîtra inconcevable, c'est que les Prussiens, qui ne manquaient de rien, nous envoyaient leurs femmes pour mendier. Cependant, quand nous les gardions trop t 15*6 m PO longtemps, ils venaient les chercher, mais en nous remerciant et en nous faisant force salutations pour nos bontés. Quand l'ouvrage n'était pas fini, ils permettaient à leurs femmes de rester pour le finir; et celles-ei, pour les exhorter à la patience, leur donnaient des biscuits. Ils s'en allaient donc contents, remerciaient de plus belle, et revenaient de temps en temps pour voir leur chère moitié. En quinze jours elles devenaient si grasses, si alertes, si gaillardes, que leurs maris avaient peine à les reconnaître. » Enfin, après toutes ces distractions plus ou moins distrayantes, il fallut se battre, faire des sièges et des assauts à coups de hache, et pour comble de malheur, point de haches! On envoya à deux, trois, six lieues à la ronde pour chercher des haches. Un matin, à la pointe du jour, cinq cents haches nous arrivèrent. La trompette sonna, le chef de notre détachement nous passa en revue, on fit distribuer les haches, et on nous donna l'ordre de nous tenir prêts, car dans une heure on allait attaquer la forteresse de Kol-ding. Notre chef nous recommanda de courir pour arriver bien vite sous les remparts, et de mettre des gerbes de paille sur nos poitrines pour empêcher les balles de nous atteindre. » Avant le jour on se mit en marche. Pendant que nos troupes défilaient, je dis au chapelain : « Le lieutenant Charlewski vous demande la permission d'aller en avant avec son détachement.—Eh bien, qu'il aille, me répondit-il ; mais vous, vous resterez ici avec moi. — Impossible, on dirait que je suis un poltron ; j'irai. » Et Kos-zowski, Lonçki et moi nous mîmes pied à terre, et nous prîmes le commandement, après avoir fait nos prières à Dieu et à la sainte Vierge. » L'abbé Piekarski nous fit une touchante exhortation avant notredépart. «Lesvœux quisont inspirés par an cœur sincère, nousdit-il, sontlou-jours agréables à Dieu, mais celui qui verse son sang pour Dieu est béni entre tous. La race d'Abraham s'est répandue sur toute la terre, car elle s'est soumise à la volonté du Très-Haut, et Abraham a sacrifié son fils Isaac. La vengeance de Dieu s'élève contre cette nation qui a outragé nos églises. Dieu et la patrie demandent vengeance, car le sang innocenta coulé. Ces impies méconnaissent la sainte Vierge, ils ont blasphémé : qu'ils soient punis. Il faut, mes frères, réparerles outrages que nous avons reçus, et le monde contemplera, admirera notre gloire et notre dévouement à la patrie. Gomme Isaac, vous vous dévouez à la mort ; et comme lui vous serez sauvés. Mais si quelques-uns doivent mourir, ne pleurez pas sur eux, car mourir pour Dieu et pour la patrie, c'est obtenir la rémission des péchés et le salut éternel. Offrez votre âme à Jésus, au saint enfant qui gisait dans la crèche. Saluez avec ferveur la journée de demain; demain, mes frères, c'est la grande fête de Noël. Au nom de Jésus-Christ et de Marie, marchez au combat et vous vaincrez, et la patrie comptera»une victoire de plus. Recevez ma sainte bénédiction, allez en paix, et quand je vous reverrai, nous rendrons à Dieu des actions de grâces! » Après ces mots, l'abbé récita les prières des morts. Je m'approchai de lui et lui dis : « Mon révérend père, donnez-moi votre bénédiction particulière. » Il me serra la tête dans ses deux mains, et m'attacha au cou une relique : * Ne craignez rien, mon fils, vous reviendrez sain et sauf. » L'abbé Dombrowski, jésuite comme Piekarski, allait aussi d'une compagnie à l'autre pour exhorter les combattants. Ce jésuite Dombrowski avait une singulière manière de prêcher : quand il commençait son sermon, il était plein d'ardeur et de véhémence, mais peu à peu il s'attendrissait, sa voix s'enrouait; et il finissait par pleurer. Pour exorde nous avions bien des paroles, mais pour péroraison nous n'avions [que des sanglots. Cette façon de terminer un sermon nous faisait pouffer de rire. » Un trompette qui avait été en avant revint en toute hâte pour nous annoncer que les Suédois avaient dit : « Si votre humeur chevaleres-» que vous engage à nous attaquer, ne vous gê-» nez point, car nous ne vous redoutons pas plus » ici qu'en Pologne.» Et tout aussitôt, en effet, ils commencèrent à tirer. Ils n'avaient guère peur d'un ennemi qui ne possédait pas une seule pauvre pièce de canon ; toutes nos forces consistaient en un régiment d'infanterie, quatre escadrons commandés par Piaseczynski, et trois cents hommes commandés par Séménow. Mais cette poignée d'hommes était brave au delà de toute expression. Nous sûmes depuis par les prisonniers suédois qu'avant l'attaque ils étaient sûrs de notre perte : leur cavalerie, disaient-ils, ne les aidera pas à prendre un fort, au premier coup de feu, leurs chevaux s'en iront à tous les diables. » Les soldats avaient la poitrine recouverte de paille, et lcsTowarzysz (officiers de cavalerie nobles) avaient des cuirasses et étaient armés d'un pistolet. Le palatin nous voyant ainsi disnosés, J nous dit : t Que le bon Dieu vous ait en sa sainte » et digne garde, marchez et courez vite en fran-> chissant les fossés, car quand vous serez sous » les murs, l'ennemi ne pourra plus vous attein-» dre. » Je me misa la tête de mon détachement, et je chantai à haute voix : Louanges à vous, 6 notre glorieux maître! Et Paul Wolski, chef de l'escadron du roi, en fit autant, et Dieu nous préserva si bien que pas un de nous n'a péri; je parle de ceux qui ont invoqué Dieu avant le danger, car les autres détachements furent décimés. La paille que nous avions contre nos poitrines nous réchauffait si terriblement que plusieurs soldats la jetèrent avant d'avoir franchi les fossés; mais ceux qui ont eu le courage de la garder jusqu'au bout, et qui ont pu grimper avec sur les remparts, ont trouvé après des balles qui s'étaient arrêtées dans la paille. » En sortant du fossé, j'ordonnai à mon détachement de crier bien fort: « Jésus, Marie! » mais d'autres criaient à tue tête : € Hou, hou, hou! * et moi j'étais bien sûr que Jésus nous aiderait plus que leur monsieur Hou, hou, hou. Nous courûmes en pleine carrière au pied du mur; on entendait des gémissements affreux, les balles pleuvaient, c'était à n'y plus voir clair ; plusieurs hommes restèrent sur la place. Je me trouvai devant une tour qui avait une ouverture grillée ; mes soldats se mirent en devoir de l'enfoncer. Au-dessus de cette ouverture il y en avait une autre, grillée aussi, et de là on tirait sur nous avec des pistolets ; mais avec peine, car le grillage était serré. Je fis diriger des carabines sur le point d'où on tirait, et chaque fois qu'une main s'avançait, on l'abattait. Il arriva donc qu'un pistolet tomba à nos pieds; ceci découragea les assiégés, et, faute de mieux, ils nous jetèrent des pierres. Pour nous c'était moins dangereux, et mes soldats donnaient des 'coups de hache sans que les Suédois pussent les en empêcher. Enfin la brèche fut assez grande, et je donnai l'ordre qu'on y entrât un à un. Wolski, qui était brave et téméraire au suprême degré, voulut être le premier, et se mit à crier : t J'entrerai. » Mais à peine eut-il passé la tête, qu'un Suédois le saisit aux cheveux : moi je me mis à le tirer par les pieds; mais plus je tirais les pieds, plus le Suédois tirait la tête. Wolski s'écria : « Pour l'amour de Dieu, lâchez-moi, car vous allez me séparer en deux. » Je commandai à mes hommes de faire feu dans l'ouverture ; alors les Suédois lâchèrent prise, et nous entrâmes l'un après l'au- TOME ii, tre par la brèche. Cent cinquante avaient déjà passé, lorsque nous aperçûmes quelques compagnies de Suédois, les mêmes sans doute qui venaient de tirer sur nous. Au moment où nous les vîmes, ils étaient sur le point de gagner l'ouverture d'une cave, mais on ne leur en laissa pas le temps ; nous fîmes feu, six furent tués et les autres se sauvèrent dans la cour. » Nous nous formâmes en bataille dans le milieu de la cour : nos soldats entraient toujours parla lucarne, et bientôt nous fûmes très-nombreux. La garnison suédoise, en s'apercevant de notre surprise, se mit à sonner la trompette, et à agiter le drapeau blanc en signe de soumission, c'est-à-dire soumission entière et sans condition. Messieurs les Suédois dérogeaient à leur usage, car ils se vantaient de n'avoir jamais demandé merci. Je donnai ordre à mes troupes de ne pas se débander avant d'avoir poussé à bout nos ennemis. Wolski donna le même ordre aux siennes. » Mais voilà que les mousquetaires suédois descendent de l'habitation du commandant. Aussitôt je dis à mon détachement : « Je vois de nouveaux hôtes; attention! » Nous nous formâmes en demi-lune, et après avoir fait feu, nous attaquâmes immédiatement à l'arme blanche. Pendant ce temps-là, nous entendions les timbales, les gémissements, la musique, un tonnerre d'armes à feu qui venaient de l'autre côté ; nous fîmes volte-face, et, à la pointe du sabre, nous avons enlevé, terrassé, renversé tout ce qui se présentait; ceux qui voulaient fuir tombaient dans nos fourches caudines; en un moment nous pûmes faire un pont avec les cadavres, et nos braves envahirent les issues du château fort; ils tuèrent tous les Suédois qui voulaient encore se défendre, puis ils pillèrent ou enlevèrent les meubles. » Au milieu de cette bagarre, l'ober-lieutenant Tetwin arriva avec ses dragons: il croyait être le premier qui pénétrait dans l'intérieur, mais il se heurtait à chaque pas sur des monceaux de cadavres. « Qui donc a tué tant d'hommes ? s'écria-t-il, en faisant un signe de croix.— C'est nous, » reprit Wolski. Pourtant nous n'étions que quinze Towarzyszs ; et tandis que nous étions à la besogne, tous nos soldats se répandirent dans la forteresse pour piller, c Mais rassurez-vous, » tout n'est pas fini; tenez, regardez toutes ces » têtes suédoises qui montrent leur nez par l'ou-» verture de la tour. » » Sur ces entrefaites, un de nos blancs-becs amena un gros et gras officier suédois : « Donne- 78 158 » A POI » moi ta capture, lui dis-je, je vais lui trancher » la tête. —Son uniforme vaut mieux que lui, » me répondit le soldat, il faut d'abord le lui t ôter. » Pendant qu'on le déshabillait, nos soldats étaient descendus dans les caves à poudre, et chacun en mettait dans ses poches, dans son bonnet et dans son mouchoir. Un dragon, oh ! la stupide créature ! approche une mèche allumée d'un baril de poudre à canon; aussitôt le feu prend, et nous entendons la plus effroyable explosion. Les murs, les figures en plâtre, les statues en marbre et en albâtre sautent en l'air, et éclatent en mille morceaux. Au bout du château s'élevait une tour ayant une plate-forme recouverte en plomb ; cette tour était ornée de statues en bronze doré et en marbre blanc du plus beau travail. Une de ces statues échappe miraculeusement à l'explosion, mais elle va tomber à une grande distance. De loin, cela avait l'air d'un corps de femme, et nous le crûmes tout de bon! f C'est la femme du commandant, » s'écria-t-on ; en approchant et en louchant du doigt, nous vîmes que c'était du marbre, et rien de plus; mais ce marbre était si bien travaillé qu'on aurait cru que ce corps de femme venait d'expirer. » C'est dans la grande salle de cette tour que les rois de Suède dansaient, festoyaient, et se livraient à toute espèce de plaisirs. La position de la tour est des plus pittoresques : de là on découvre presque toutes les provinces du royaume et même une grande partie delà Suède. Au moment de l'explosion, le commandant etsatroupe étaient dans la tour, et ils sautèrent presque tous en l'air, ou disparurent dans la fumée pour aller retomber dans la mer comme des grenouilles. » Les armées impériales et brandebourgeoises, en voyant de loin l'explosion, crurent que les Polonais célébraient joyeusement le jour de Noël ; mais Radzieiowski et Koryçki, qui étaient encore auprèsdu roi de Suède, lui dirent que les Polonais ne faisaient des feux de joie que le jour de Pâques. » Trois heures après l'événement, le palatin nomma le capitaine Wonsowicz commandant du fort, et chacun se rendit au poste qui lui était assigné. Il fallait se disposera entendre la messe, car c'était le saint jour de Noël; nous avions bien des prêtres avec nous, mais nous n'avions ni autels, ni ce qui est nécessaire pour le sacrifice de la messe. Nous nous rendîmes dans la forêt voisine pour dresser un autel sur le pied d'un chêne abattu, et au momeut que nous nous apprêtions à y planter la croix, nous vîmes venir -OGNE. un homme qui apportait les habits sacerdotaux de l'abbé Piekarski. Enfin la messe put être dignement célébrée. L'armée se rangea en bataille; on fit du feu pour chauffer le vin dans le calice, car le froid était atroce, et le prêtre entonna le Te Deum laudamus. Ces pieux accents se répandirent en écho dans la forêt. Je me mis à genoux pour servir la messe ; le palatin s'approcha de moi et me dit : « Mon frère, lavez au moins » vos mains avant de commencer.»—L'abbé reprit : « Cela ne fait rien, Dieu ne réprouve pas » le sang qui a été versé en son nom. » » Après la messe, nos camarades, qui étaient allés à la recherche des vivres, nous apportèrent de quoi manger. Chacun se plaça comme il put, et se mita dévorer: nous en avions besoin, il y y avait vingt-quatre heures que nous n'avions rien mis sous la dent. Le palatin se promenait à cheval au milieu de nous; il était radieux, et certes il y avait de quoi : prendre une forieresse sans artillerie et sans infanterie, c'est un fait sans exemple dans les annales militaires. Le palatin, s'il l'eût voulu, aurait pu demander du secours à l'électeur qui n'était pas éloigné du champ de bataille, mais il ne voulait rien devoir aux étrangers, il s'en reposait sur le courage des Polonais. C'est lui qui conçut le projet de l'attaque, ei qui le mit à exécution. » 1659. « Nous avons commencé l'année 1659 à Ha-dersleben ; nous y sommes au milieu des fêtes du carnaval, mais cela ne vaut pas notre gaieté polonaise. » Après l'affaire de Kolding, nous devions nous emparer de l'île d'Alsen, car les Suédois y campaient et causaient de grands dommages sur les derrières de notre armée. Les troupes brandebourgeoises longèrent cette île, mais elles n'osèrent ou ne voulurent pas l'attaquer, et, comme dit le proverbe, les loups ne se mangent pas entre eux. Un beau soir, le palatin Czarnieçki, avec trois cents cavaliers, fit une promenade ou plutôt une reconnaissance de ce côté ; puis tout à coup il fit sonner la trompette pour nous prévenir d'être à cheval le lendemain matin. A la pointe du jour nous cheminions sur les bords du Belt; mais, pour frayer le chemin, nous fûmes obligés de casser la glace à coups de hache; cependant le froid n'était pas intense et la journée était belle. Le bras de mer était à peu près large créatures humaines, ce sont des diables. Ja-» mais on n'a vu la cavalerie traverser un bras * de mer pour aller chercher son ennemi. » » Le roi de Danemark voulut qu'on lui envoyât vivant le commandant suédois; j'ignore ce qu'il en fit et comment il le traita. » Une fois maîtres de l'île, nos troupes entrèrent dans les maisons pour se sécher el se réchauffer. Il fallait les voir se jeter sur les habitants, hommes ou femmes, sans distinction, pour leur prendre leurs habits et se rechanger. Le palatin fit prisonnier tout ce qui restait de la garnison suédoise, et nomma un commandant danois, auquel il donna de nouvelles recrues; car il était d'usage de faire entrer dans les cadres de l'armée active les vieux soldats, et de mettre les jeunes gens dans les places que nous prenions. Quand ces mesures furent exécutées, le palatin choisit dans la garnison cent Suédois, mais des meilleurs, et les répartit dans nos escadrons; ce renfort n'était pas inutile, nos rangs commen- çaient à s'éclaircir, car, comme on dit, on ne fait pas d'omelette sans casser des œufs. » Nous ne restâmes pas longtemps dans l'île: bientôt nous reçûmes l'ordre de regagner nos quartiers; mais cette fois nous traversâmes la mer dans des barques. Ainsi nous avons terminé l'année dernière par la prise de Kolding, et nous commençons celle-ci par la conquête d'Alsen. Pendant plusieurs semaines nous nous reposâmes, * Plus lard nous attaquâmes une forteresse formidable ; certes on aurait pu s'effrayer de sa position, mais l'expérience nous avait appris que nous pouvions tenter l'impossible. Tout confiants dans notre bonne étoile, nous portâmes nos forces sur ce point ; les Suédois tiraient sur nous avec des pièces qui portaient très-loin, mais ils faisaient des sorties et nous les battions toujours. A la fin du printemps la forteresse se rendit, mais d'une manière singulière el sans grande effusion de sang. » Après cela nous entrâmes dans le Jutland, et nous occupâmes Arhusen ou Aarhus : c'est une belle ville ; mais on nous donna une rue dont les maisons n'avaient point d'écuries, et il n'y avait même pas moyen d'en faire à la hâte, car celle ville est bâtie sur pilotis. Nous demandâmes la permission d'aller dans les campagnes voisines, ce qui nous fut accordé ; mais quelques-uns de nous restèrent à Arhusen. La ville fut obligée de nous donner 10 écus par cavalier; le mois d'après nous l'imposâmes à 20 écus, et ensuite à tout ce que nous voulions ou pouvions. Quand nous voyions qu'un paysan avait la bourse bien garnie, nous ne l'épargnions pas. Notre régiment fut logé dans la petite ville de Holm et dans les environs : elle est situé entre la mer Baltique et l'Océan; toute cette province s'appelle le Jutland, et celle où est située Hadersleben s'appelle Su-der-Jutland. Le régiment se plaisait beaucoup à Holm; mais les chefs pensèrent qu'étant éloigné de l'état-major, il pourrait être coupé par l'ennemi. Copenhague est à dix milles de mer, et les Suédois pouvaient franchir cette distance en très-peu de temps. » Mais, pour changer de destination, il fallait s'aboucher avec les autorités du lieu. Comme je parle latin, on m'envoya en députation, car dans le Jutland on ne parle que latin, très-peu entendent l'allemand et pas un le polonais. Il y a autant de différence entre la langue jutlandaise et la langue allemande qu'entre le polonais et le litvanien. J'allais m'onfoncer dans un pays qui m'était inconnu, et je dirai franchement que cela ne m'amusait pas du tout; mais ma mission m'y forçait, et je me mis en route. Partout je voyais de. l'eau : au midi la mer Baltique, au nord l'Océan. Ces deux mers ont des teintes toutes différentes, mais de loin elles se confondent et on croirait voir des milliers de nuages. La mer Baltique est bleue ; sa couleur, si belle, si étincelante quelquefois, ressemble à l'azur du ciel; elle lance des flots qui grondent comme l'orage. L'Océan est toujours calme, et sa couleur ne varie pas. Malgré la beauté de cet aspect, j'entreprenais mon voyage avec répugnance, c'est-à-dire je voulais et je ne voulais pas. J'emmenai avec moi quinze soldats, et j'allai d'abord à Aarhus pour dire adieu à mes camarades. « Bon voyage, me » dirent-ils, et bien des choses de notre part au » roi Gustave; car tu seras peut-être plus tôt à » Copenhague que tu ne seras de retour parmi t nous. » Cette sinistre prédiction me causa peu de souci. Le palatin me donna ses ordres et me fit ses recommandations: « Vous savez, me dit-il, » qu'il me faut une part de contribution pour » mes frais de table : Lançkoronski est chargé » de percevoir cet impôt ; mais cela ne doit pas » vous empêcher de vous en occuper de votre » côté, car le pays où vous irez est plus riche j> que celui-ci. Surtout tâchez de ne poim aller d faire une visite à Copenhague. » Lançkoronski arriva pour sa mission dix jours après moi. Quand je fus à ma destination, je fis semblant de ne pas savoir un mot de latin. Je me rendis auprès du commissaire de la province, qui me demanda en allemand si je parlais cette langue : je répondis nix ; alors on m'amena un employé qui parlait l'italien ; celui-ci me dit : Parla ita-liano ? et moi de répondre un nix gros comme le bras. Les pauvres diables perdaient la tète ; ils me firent encore d'autres questions, tantôt en allemand, tantôt en italien, et au lieu de nix, je leur répondis geld (de l'argent). Ils me demandèrent si je voulais manger : geld; ils me demandèrent si je voulais boire, et toujours je répondais geld. Voyant que je n'entendais ni l'allemand, ni l'italien, ils firent venir un gentilhomme, un savant réputé, qui avait servi dans les armées de Frédéric et qui avait beaucoup voyagé. Le gentilhomme m'aborda en me disant: » Ego saluto dominationem vestram. » Je lui lâchai mon imperturbable geld, et rien de plus. Le savant, sans se décourager, me dit : < Parla ita- liano ? — Geld, repris-je d'un ton doucereux. — Décidément il ne comprend aucune langue humaine, » s'écrièrent les assistants, et moi je m'amusai à les laisser toute la journée dans l'embarras. Plusieurs paysans se décidèrent le lendemain à aller chez les Prussiens, pour leur demander un*interprète ; mais avant de partir ils vinrent me trouver, et apportèrent dans ma chambre un gros esturgeon tout vivant, un bœuf gras et un cerf apprivoisé; outre cela, ils placèrent sur ma table une coupe qui contenait 100 écus, puis ils me dirent dans leur langage : « Tout cela est pour vous, c'est un cadeau que nous vous faisons. » Alors, montrant du doigt la coupe, je leur dis en excellent latin : e Voilà une chose que je comprends à merveille. » Les Danois, en voyant ce miracle, ne se possédaient pas de joie : ils se jetaient sur moi, ils m'embrassaient, ils me serraient à m'étouffer; puis ils coururent dans tout le village en criant : « Notre maître a parlé. » L'allégresse fut au comble, nous passâmes la journée à rire, à jaser et à boire à en tomber sous la table. » Le lendemain j'entamai mes négociations, Je montrai l'état des terres dressé par le commissaire du gouvernement. Les Danois ne pouvaient nier, car le recensement était exact ; de plus, nous venions en amis, il fallait donc obéir. Après deux jours, on vint m'apporter la contribution d'un mois ; et toutes les fois qu'il était question d'écus dans nos pourparlers, on les appelait des interprètes. Je donnai l'ordre qu'on expédiât l'argent à l'état-major de mon régiment, ensuite je voulus partir ; mais les habitants me supplièrent de rester encore, car ils craignaient les Brandebourgeois, qui n'étaient éloignés que de six lieues. En effet, quelques maraudeurs s'approchèrent du village et enlevèrent le bétail; mais quand ils aperçurent un Polonais, ils se sauvèrent à toutes jambes en abandonnant leur butin. Après ces aventures, je revins à Aarhus. Le palatin, en me voyant, dit au lieutenant Polanowski: « Je vous présente un jeune Towarzysz qui parle » toutes les langues (je Yis que la renommée m'a-» vait précédé à Aarhus ) ; mais il ne desserre » pas les dents avant qu'on lui présente une » coupe d'argent remplie d'écus. » Polanowski ne comprenait rien à cette plaisanterie : je la lui expliquai ; et depuis, les écus s'appelèrent des interprètes. Plus tard on imposa les paysans à 20 écus par mois; mais cette mesure me parut si arbitraire, que je répugnai à l'exécuter : un autre s'en chargea. Moi je voulais vivre en ami avec ces pauvres gens. Je faisais bonne chère, je buvais de l'hydromel, qui est excellent dans ce pays où on en fait un grand commerce. U y a des poissons en abondance et à bon marché : pour 4 gros de Pologne, on vous en donne la charge d'un homme. On mange du pain qui est fait avec de la farine de petits pois; mais j'en faisais faire avec du seigle et du froment. » Toutes ces choses étaient pour moi un objet de curiosité; je voyais et j'entendais ce dont on ne se doute même pas en Pologne. Rien de plus merveilleux, par exemple, que la pêche des poissons de mer; ces animaux, aux formes bizarres, à l'aspect hideux, sont une des plus intéressantes variétés de la nature. Plus ces poissons sont laids à l'œil, plus ils sont délicieux au goût. J'en ai vu un plus horrible que le diable, et je disais : « J'aimerais mieux mourir de faim que de manger un pareil monstre;» cependant, un jour que je dînais chez un gentilhomme, on m'offrit du poisson : j'acceptai ; dès que j'y eus goûté, je lui trouvai une saveur, un goût si délectable, que j'y revins jusqu'à trois fois. Quand j'eus fini le plat, le gentilhomme me dit : « Eh bien ! c'est ce certain poisson que vous trouvez plus laid que le diable ; » et il me conta que ce poisson, quand il est fumé, coûte jusqu'à un ducat (12 francs) la livre. Sa tête et ses yeux ressemblent à ceux d'un dragon, sa gueule est large et aplatie, il porte sur sa tête deux cornes très-aiguës ; sur son dos il a une espèce de crochet incliné vers la tête; son corps est rond, et sa peau, comme celle du lézard, est hérissée de petites pointes. Il y a encore d'autres poissons non moins étranges; quelques-uns ont des ailes comme les oiseaux, et des becs comme des cigognes. » Souvent nous faisions des promenades en bateau sur mer. Quand l'eau était calme, on apercevait une innombrable quantité d'animaux aquatiques. Us se meuvent et se cachent sous une herbe qui produit un excellent sel de cuisine, quand on la fait sécher et brûler. On trouve aussi dans ce pays une terre qui contient une substance salée, et, pour l'obtenir, on en prend une poignée que l'on passe à l'eau ; une demi-heure après elle est transformée en sel. » En observant le fond de la mer, on l'ait à chaque moment de nouvelles découvertes : parfois on aperçoit des bancs de sable, plus loin des rochers et des arbres sur lesquels se groupent certains animaux. Quand nous voulions jouir à notre aise du ravissant spectacle de la mer, nous allions nous établir sur les ruines d'un vieux château bâti jadis dans la mer, et éloigné d'Ebeltzol de 4 milles. Nous choisissions l'heure de midi ; après avoir attaché notre barque, nous nous enfoncions dans les crevasses de cet antique manoir. Nous restions là sans dire un mot ; alors nous voyions venir les dauphins, les veaux marins qui retournaient leurs gros ventres au soleil pour se chauffer ; mais si on lançait seulement une petite pierre, ils disparaissaient en un clin d'œil. Les habitants me racontèrent qu'on avait essayé de tirer sur ces animaux, mais dès qu'ils étaient blessés ils se cachaient sous l'eau et la vague les rejetait ensuite sur des plages lointaines. » J'aimais de passion ces promenades sur mer; mais elles faillirent me jouer un mauvais tour. Je voulais passer le jour de Pâques à Aarhus pour y entendre la messe et voir le palatin. Pour ne pas fatiguer mes chevaux, je me décidai à faire le trajet par mer; d'ailleurs le trajet était plus court. Nous partîmes, moi et mes compagnons, le samedi saint ; la mer était un peu houleuse, mais vers minuit elle se calma; cependant le ciel était toujours gros de nuages. Nos marins prévoyaient un orage, et, pour arriver avant, ils faisaient force de rames. On m'avait dit que la traversée serait courte, mais plusieurs heures s'étaient passées et nous étions encore en mer; je demandai au pilote si nous ne nous étions pas égarés : il réfléchit un moment, puis il consulta ses hommes, et me dit que nous avions perdu notre direction. « Qu'allons-nous faire?» lui dis-je. Tout en lui parlant, je regardai l'horizon, et moi le premier, grâce à mes bons yeux, j'aperçus des habitations : « Voici une ville à notre » gauche ! m'écriai-je. — Dieu nous préserve d'a-» border là! me répondit le pilote, car Aarhus » doit se trouver à notre droite. » Nous approchâmes encore et nous vîmes distinctement les vaisseaux du port de Nikoping dans la Seelande. Nous cherchâmes à prendre une direction opposée; mais les douaniers nous avaient déjà aperçus eteriaient qui vive ! Nous nous gardâmes bien de répondre, et le douanier de recommencer son qui vive ! Je conseillai au pilote de dire que nous étions des pêcheurs. « Des pêcheurs ! » dit celui-ci. — Mais de quel endroit? — De ce » pays,» répondit le pilote.Notre réponse déplut fort au douanier ; il jura, murmura, blasphéma, Dieu me pardonne, et dit ; c Faire la pêche un saint » jour de fête et à une heure si avancée! cela n'est » pas possible. » Au moment où il parlait, nous entendîmes le canon des remparts. Toutes les voix s'écrièrent « : C'est le canon d'Aarhus. — Non, » non, dit le pilote, c'est Copenhague, et la ville » est en état de siège.—Ah ! pour cette fois, vous > vous trompez : je vous assure, moi, que c'est ,, le canon d'Aarhus; nous autres Polonais, nous » avons la coutume de tirer ainsi le jour de la ré-» surrection du Sauveur. » Le pilote écouta encore et me dit que j'avais raison. Après quoi nous recommandâmes notre âme à Dieu, et nous nous mîmes à ramer de toutes nos forces; mais le canon d'alarme grondait dans le port de Nikoping, et bientôt nous vîmes sortir un navire qui se mettait à notre poursuite : pendant deux milles il nous menaça; mais voyant qu'il ne pouvait pas nous atteindre, il rentra dans le port. » Alors nous nous crûmes sauvés ; mais le pilote nous dit : « Nous venons d'éviter un danger; » mais un autre plus redoutable nous menace : » l'orage va crever; il faut prier Dieu, et tra-« vailler ferme. » Nous étions en vue d'Aarhus; notre courage se ranima*et nous donna de nouvelles forces, et tous nous nous mîmes à ramer. Catholiques et luthériens, nous fîmes notre prière : la mort nous menaçait, chaque coup de lame inondait notre fragile équipage; les vagues furieuses nous jetaient et rejetaient en tous sens... Nous allions périr! Tout à coup la barque craque! les luthériens s'écrient : « Ah! Seigneur » Jésus-Christ, ayez pitié de nous. » Eux, ces luthériens, ils n'invoquent que le fils ; mais nous, nous appelons à notre aide et le fils et la mère, et le proverbe devait se vérifier : < Pour apprendre à prier, il faut être menacé par la tempête. » « Mon » Dieu,m'écriai-je, ne nous laissez pas périr; vous » voyez nos cœurs, vous voyez nos intentions : » c'est un motif saint qui nous a fait entreprcn-» dre ce voyage. » J'ai dit que nous étions en vue d'Aarhus, et du port on pouvait nous apercevoir : un coup de lame nous approcha ; on nous jeta des cordes, et un dernier effort, un effort désespéré, nous amena près du bord ; mais ce fut par une secousse si violente que le pilote fut jeté hors de la barque, et tomba sur la grève. » Enlin nous revîmes la terre; mais nous étions dans le plus piteux état. On nous offrit un gîte : il fallait nousreposer, nouschanger,et tout cela nous fit perdre la messe,et nous n'arrivâmes que pour les vêpres. Mes hôtes voulurent me préparer à manger, mais je dis : « Ceci viendra après; appor- > lez-moi avant tout quatre pintes d'hydromel. » Je mis dans mon hydromel des clous de girofle et du gingembre : c'est une excellente préparation : je le bus en entier, et me sentis peu à peu revenir à la vie. Mon estomac ainsi préparé demanda quelque chose de plussolide. J'envoyai chez l'abbé Piekarski, en le priant de me faire apporter une bonne part de béni; le cher abbé m'envoya un agneau, des babas et des œufs. Je dévorai tout cela. Mes amis, ayant appris mon malheureux voyage, accoururent pour me voir; ils me trouvèrent auprès d'un bon feu, et buvant de l'hydromel à coups redoublés. Après leur visite, je me couchai, et dormis comme un bienheureux. » Le lendemain matin j'étais frais et dispos ; je ne me ressentais plus de mon bain de la veille. Mes habits étaient secs : je m'habillai et me rendis chez le palatin. Quand je lui eus conté mes aventures, il me dit : « Vous avez beaucoup souf-» fert, mais vous avez acquis une supériorité in-» contestable; nous tous nous combattons les » Suédois par terre, mais vous,vous les combattez » par terre et par mer. Honneur à vous! une » seule victoire ne vous suffit pas. » Je répondis dévotement : « Si Jésus-Christ a terrassé les » ennemis de notre âme dans cette sainte jour-» née, nous devons aussi détruire les ennemis > matériels de notre cause, et puisque vous dites, » monsieur le palatin, que je combats à la fois par » terre et par mer, je réclame de votre justice » une double solde. » Après cette entrevue pleine de gaieté, nous allâmes entendre la messe. » Mes camarades se moquaient de moi; ils ne cessaient de me dire : « Te voilà un peu dégoûté » de la navigation ; tu admireras la mer d'un peu » plus loin, et tu aimeras mieux dix milles par j terre qu'un mille par eau. » Et moi de répondre : t Celui qui m'a sauvé hier m'assistera dans » toutes mes infortunes. » Et, pour preuve de ma confiance, après avoir entendu la messe le mardi de Pâques, je remontai dans une barque, et gagnai mon quartier par mer. Il est vrai que j'eus soin de me tenir en vue de la terre. » Le lendemain du dimanche de la Quasimodo, le palatin tomba malade dangereusement. Nous fûmes très-alarmés. On appela plusieurs médecins, et l'électeur envoya les siens. L'amiral hollandais, voulant témoigner son intérêt au héros polonais, envoya aussi son médecin. Il y eut une grande consultation qui décida qu'une musique devait faire entendre du matin au soir des airs doux et mélancoliques dans la chambre atte- liante à celle du palatin. Ce moyen eut le plus grand succès. Au bout de quelques jours de musique le palatin alla mieux, et toute l'armée fut heureuse de son rétablissement. » Moi j'observais et prenais des notes; cependant je ne pouvais passer tout mon temps comme un voyageur curieux; car, avec le retour de la belle saison, les Suédois recommençaient à nous inquiéter. Il fallait se tenir perpétuellement sur ses gardes. Un beau jour, sept vaisseaux hollandais vinrent jeter l'ancre près d'Ebeltolz pour empêcher les croisières suédoises, et pour transporter ensuite nos troupes en Fionie. Nous fîmes bien vite connaissance avec les marins hollandais, et lorsque leur amiral venait entendre la messe, il nous invitait toujours à le visiter. Un dimanche, moi et Lançkoronski, nous fûmes engagés à dîner à bord du bâtiment de l'amiral. Nous prîmes un canot pour nous y rendre, car les bâtiments de haut bord ne peuvent approcher de la ville à cause du bas-fond. » A peine étions-nous à table, qu'un matelot vint nous dire qu'on apercevait du haut du grand mât deux navires qui arrivaient du côté de la Zélande. Le capitaine confirma la nouvelle que le matelot avait donnée, mais il dit en allemand à l'amiral : c Ce n'est rien, ces deux navires ne » nous empêcheront pas de dormir. » Pourtant les rapports se succédaient rapidement, et on vint nous apprendre que plusieurs vaisseaux suivaient les deux navires ; mais comme il était difficile de distinguer leur pavillon, chacun braqua sa lunette. Celle de l'amiral, qui était la meilleure et la plus expérimentée, découvrit bientôt que c'était une Hotte suédoise. » On vit distinctement quinze vaisseaux en mer : l'amiral donna ordre de ne pas quitter le port, car n'ayant ni assez d'hommes ni assez de munitions de guerre, il n'osait pas risquer le combat. L'amiral restait en observation, et les Suédois, qui savaient le piteux état de la flotte hollandaise, vinrent s'en emparer comme si elle était à eux. Nous apprîmes que nous avions été trahis par je ne sais plus qui de l'armée brande-bourgeoise. » Quand les deux navires suédois se furent rapprochés, l'amiral nous dit: t Peut-être voudriez-» vous regagner la ville. » Je répondis : « Moi je • reste.» Mais Lançkoronski voulut partir; il avait quinze mille écus dans la caisse du régiment, et il craignait qu'on ne profitât du tumulte pour la voler. Il s'embarqua dans un canot, et moi, comme je l'ai dit, je restai à mon poste. »Les Suédois attaquèrent d'abord l'aile gauche; on fit feu des deux côtés avec une rapidité inouïe ; puis on cessa un moment pour reprendre l'attaque sur l'autre bord. Tous les vaisseaux firent feu en même temps. La ville alors sonna le tocsin, et les tambours battirent la générale. Le peuple accourut sur le port, et tous ceux qui avaient de la détermination se jetèrent dans des canots, et vinrent au secours de la flotte. Les Suédois rangèrent leurs vaisseaux en ligne, et le combat s'engagea. Un bâtiment ennemi voulut se placer entre deux des nôtres; mais le feu de l'amiral fut si bien nourri, que le suédois fut en partie brisé; il gagna au large, clopindopant, comme un chien à qui on a cassé la patte. L'ennemi fit des assauts réitérés ; il voulait nous prendre par derrière, mais il ne réussit pas, et il canonna inutilement jusqu'au soir. Moi, je me mis dans un canot, et j'abordai par le boulevard. » Pendant la nuit,les Suédois s'emparèrent d'un navire marchand hollandais, et à l'aube du jour ils y mirent le feu, puis ils poussèrent sur notre flotte pour l'incendier ; aussi et en même temps ils tiraient le canon à pleine volée. Un de nos bâtiments fut bridé. C'était le plus horrible et le plus dramatique de tous les spectacles. 11 fallait se défendre contre le feu, il fallait éteindre l'incendie, et se défendre contre l'ennemi. Celui qui pouvait se saisir d'une planche se jetait à la mer ; les barques se croisaient, se heurtaient, pour secourir ceux qui se noyaient. Un des bâtiments ennemis comptait 80 ou 100 bouches à feu. Le canon grondait toujours, le ciel en était obscurci, les flots s'agitaient. Un combat sur terre est terrible, mais il n'est pas comparable à un combat sur mer : les hommes et les éléments vous menacent ! Les boulets meurtriers qui allaient frapper l'armée navale avaient encore assez de force pour atteindre la foule réunie dans le port. Dieu permit que les Suédois ne fussent pas vainqueurs; mais, s'ils l'avaient été, ils n'auraient point épargné la ville : aussi les habitants jetaient leurs effets les plus précieux à la mer ; mais ils le font avec tant d'adresse et de présence d'esprit, que rien ne se mouille et rien n'est endommagé. Ce dépôt qu'ils confient à la mer est repêché avec des instruments faits exprès. » Le feu prit aux voiles d'un bâtiment suédois, mais elles furent coupées à l'instant et jetées à l'eau. Un autre bâtiment suédois fut percé de part en part et disparut en entier. Quelques navires furent gravement endommagés; les Hollandais auraient pu en profiter pour attaquer avantageusement l'ennemi, mais leurs forces matérielles ne leur permirent pas d- le tenter. Les Suédois avaient vent arrière, et ils s'aperçurent, à leur grand désappointement, que leur perte était plus considérable que celle des Hollandais; aussi ils se retirèrent tout honteux. Les Hollandais se mirent en devoir de réparer leurs navires : les matelots qu'ils employaient étaient tellement adroits, qu'ils travaillaient sous l'eau, et tout en travaillant ils retiraient des canons suédois et hollandais. Les marins, comme on sait, sont tous excellents nageurs, et les femmes qui se trouvent à bord font un certain apprentissage de la nage. J'ai été témoin du fait suivant : Une femme , lors de l'incendie d'un vaisseau hollandais, se jeta à la mer, et fit près de trois quarts de mille à la nage pour arriver à terre. » Après le départ de la flotte suédoise, remarquez bien que je dis après le départ de la flotte suédoise, les Brandebourgeois arrivèrent en toute hâte à notre secours. Us furent employés en grande partie au service des bâtiments, et le reste fut envoyé dans ses quartiers respectifs. » Nous allâmes faire nos félicitations à l'amiral sur sa belle défense, nous le trouvâmes très-gai, très-calme, et ne montrant aucun souci pour les pertes qu'il avait essuyées ; mais un bâtiment pour les Hollandais n'a pas plus d'importance que pour nous une amorce. L'amiral se tenait pour vainqueur, parce qu'il ne s'était pas laissé prendre, et qu'il avait causé de grands dégâts à l'ennemi. Il me remercia de ce que je ne l'avais pas abandonné le premier joui-; ma présence ne méritait pas ces remercîments, car j'avais été complètement inutile; cependant l'amiral lit mon éloge au palatin. » L'amiral prétendait qu'on retirerait de la mer tous les canons submergés : cela me paraissait chose inconcevable; je désirais fort être témoin de ce travail, mais on ne le fit qu'au retour de la belle saison, et à cette époque je dus change r de garnison. j Je n'oublierai jamais les soins, la cordiale amitié des habitants de ce pays. Je pensai un moment à prolonger mon séjour parmi eux; mais comme l'ordre m'était donné de rejoindre le camp, je partis en promettant à ces braves gens de revenir prendre chez eux mes quartiers d'hiver. Je partis donc, après avoir reçu du commissaire de la ville un certificat de bonne conduite. » Un de mes subordonnés, Wolski, gentilhomme de Brzeziny, se maria avec la fille d'un paysan ; mes pauvres amis espéraient que le mariage de mon compatriote me ramènerait dans leur contrée ; mais Wolski, qui était engagé par un lien plus sérieux, ne revint pas; il quitta sa femme et retourna en Pologne avec le régiment de Piaseczynski. Quand il racontait ses amours et son mariage avec une luthérienne, il disait : « Le jour et la nuit j'entendais une voix qui me » criait : Tu as renié ton Dieu ! » t Quand j'eus rejoint mon régiment, nous nous rendîmes au camp qui se trouvait entre Friede-richs-Odde et Bysen-Friederichs. Odde est une forteresse élevée sur le bord de la mer. Bysen est une belle ville, célèbre jadis par la présence de son archevêque catholique. La première domine le passage de la mer Baltique à l'Océan, et du côté opposé sont deux forts, Ilelsinborg et Kronborg. Les flottes les plus formidables ne peuvent pas franchir ce détroit sans payer une contribution au roi de Danemark. Les habitants de ces contrées racontent encore avec orgueil que lorsque Alexandre de Farnèse, duc de Parme, guerroyait contre les Hollandais, par ordre du roi de Danemark on retint cinq cents vaisseaux hollandais dans la mer Baltique ; ils auraient tous péri, si on n'eut payé d'énormes rançons. On voit que ces deux forts sont un excellent commerce pour le roi de Danemark, et qu'il peut très-bien se passer de mines d'or et d'argent dans son royaume. Du reste, le pays abonde en gibier, en poisson et en miel. Le Groenland a une si grande quantité de poissons, harengs et autres, qu'on ne sait ce qu'il en adviendrait si on ne les péchait pas une fois l'an. Mais il est bien temps de laisser là l'histoire et les- descriptions : dans le vrai j'aime peu l'histoire et encore moins le genre descriptif ; je reviens donc à mon sujet, c'est-à-dire moi et mes aventures. » Tous les régiments eurent l'ordre de se trouver réunis le même jour. La division polonaise arriva ponctuellement ; elle était là à son poste, pendant que les Impériaux étaient encore en route. Les troupes alliées furent cantonnées à un mille l'une de l'autre.Le général Montécuculli gardait une grosse rancune à notre palatin; il était jaloux, l'Autrichien, en voyant toutes les recrues danoises se ranger sous le drapeau po- lonais; aussi à la première entrevue ou se lâcha fort. Le palatin lui dit : * Il ne faut point s'em-» porter pour une chose que le fer peut décider ; » tu es militaire, moi aussi ; tu es général, moi • aussi: à demain donc pour vider notre diffé-» rend.» Le lieutenant Skoraszewski et l'écuyor tranchant de la couronne, Leszczynski, vinrent, provoquer en duel Montécucolli. Les deux armées ne se mêlèrent en rien de cette affaire. L'Autrichien dépêcha deux de ses officiers au palatin ; quand celui-ci les aperçut, il courut droit à eux, pensant qu'ils venaient lui proposer le combat ; mais il ne s'agissait pas de combat, les envoyés venaient porter des paroles de paix, d'excuses et de pardon au nom de leur général. L'électeur de Brandebourg, en apprenant cette nouvelle, dit à Montécucolli : « Vous avez bien » fait de ne pas vous battre avec Czarnieçki, car » si vous l'aviez blessé, vous auriez eu affaire à • moi; sachez, monsieur, que je représente ici • le roi de Pologne.» Sans le secours du représentant de notre roi, Montécucolli fut puni de ses folles présomptions ; il se heurta violemment contre la planche d'un bâtiment, et il eut les jambes blessées. — Pendant deux hivers la division de Montécucolli avait mangé du pain et fait très-peu de besogne, car le général avait été très-passif dans toutes les affaires. Un beau jour, il se ravisa, il se jeta ou il alla au-devant des Suédois, mais sans nous, car il voulait ne devoir son triomphe qu'à lui-même. Il rencontra l'ennemi entre la Fionie et Friederichs-Odde, et là, il fut si bien arrangé qu'il s'en revint tout confus. » La conquête de Friederichs-Odde était réservée aux Polonais ; Dieu voulait que notre sabre vengeât les malheurs que les Suédois nous avaient fait éprouver chez nous. » Pour nous emparer du fort, nous commençâmes par simuler des attaques ; les Suédois pour nous repousser faisaient des sorties et nous les battions. Pendant la nuit nous formions nos lignes de contrevallation. Le vendredi nous vînmes si près de l'ennemi, que l'ober-Iieutenant Tetwin, à la tête de ses dragons, put se battre à l'arme blanche ; nous eûmes encore le dessus dans cet engagement. Le samedi, on entenditune forte détonation, et pour cette fois nous crûmes que les Suédois allaient nous attaquer tout de bon; des cris suivirent la détonation,et toutà coup nous aperçûmes des drapeaux qui s'agitaient sur les remparts, et des voix se mirent à crier : tome n. «Vive le roi de Danemark!» Nos soldats voulaient aller en avant, mais le palatin Czarnieçki, redoutant un piège, leur défendit de bonger. On envoya Menzynski pour sonder le terrain, mais avec la recommandation de ne point agir avant d'avoir donné connaissance de sa mission. Malgré cet ordre, nos soldats voulurent aller jusqu'au lieu où l'on avait entendu la détonation; ils virent une quantité de légumes entassés. A peine se furent-ils retirés, qu'une explosion se lit entendre.LcsSuédois, faute de meilleurs moyens, avaient voulu nous faire sauter; mais, croyantque nous resterions plus longtemps, ils avaient retardé d'allumer les poudres, et la mine fit explosion sans grand danger pour nous. Grâce à la prévoyance de notre chef, nous fûmes sauvés : la première détonation était un piège pour nous attirer. Nous prîmes donc cette forteresse sans beaucoup de frais, car dans un autre temps les Suédois avaient perdu neuf mille hommes en l'attaquant, et les Danois onze mille en la défendant. »Les Suédois abandonnèrent Friederichs-Odde et se réfugièrent en Fionie : ils pensaient qu'ils y seraient en sûreté ; mais ils se trompaient fort, car bientôt nous y débarquâmes. L'électeur félicitait beaucoup le palatin surl'avantage que nous avions remporté à Friederichs-Odde; mais au travers de ces félicitations on voyait percer le dépit et la jalousie. Si les Allemands nous en voulaient un peu de nos victoires, les Suédois regrettaient que leurs mines ne nous eussent pas tous envoyés dans l'autre monde. Le palatin mit dans le fort une garnison danoise et un commandant danois; aussitôt les vaisseaux hollandais entrèrent dans le port-, et on discuta sur les moyens à employer pour chasser les Suédois de la Fionie. » Notre division campait aux environs, mais elle ne perdait pas son temps. Nos soldats se mettaient dans des barques, et ils allaient en Fionie pour inquiéter les Suédois. Les dragons de la compagnie de Semenow réussissaient merveilleusement dans cette guerre d'escarmouche. Ces dragons n'étaient que trois cents, mais si braves, si forts, si grands, si ressemblants par la taille, qu'on les aurait crus les enfants de la même mère. Dieu nous bénissait, nous n'avions que des victoires à compter, nos ennemis nous redoutaient. Quant aux Impériaux, ils donnaient moins de souci aux Suédois. •Un jour, dans une reconnaissance, les Suédois firent prisonnier Myliszowski, un de nos towar, zyszs, et ils l'envoyèrent à Copenhague, au roi Gustave. Celui-ci lui fit mille questions; entre autres il lui dit : t Quelle est la troupe qui est sous » les ordres de Czarnieçki? — C'est toujours la » même, toujours celle qui a fait partie de son » corps d'armée.— Où étiez-vous donc quand j'é-» tais en Pologne?— Nous nous battions contre • les troupes de Votre Majesté ! — Pourquoi alors » ne nous avez-vous pas vaincus comme à présent? » —Telle a été la volonté de Dieu.— Oui, la Pro-» vidence s'en est mêlée, sans doute, mais il y a • encore un autre motif, et il n'est pas le moins » puissant : ici vous êtes loin de vos foyers et vous » n'avez de salut que dans la victoire ; cette pen-» sée vous anime, redouble votre courage, et vous » vous battez comme des diables.» Le towarzysz » se tut; alors le roi lui demanda : « Pourquoi » vous taisez-vous? — Qu'ai-je à dire contre la • vérité ? » Quoi qu'il en soit, les prisonniers suédois nous disaient : « La fortune nous a abandon-» nés, nos efforts sont impuissants.» • Pendant plus de deux mois nous restâmes dans le voisinage des Impériaux ; tout le monde s'en trouvait mal, il y avait de part et d'autre des plaintes et des accusations continuelles. Les Impériaux disaient que nos avant-postes les volaient, et nous, nous vociférions contre leurs femmes qui venaient dans notre camp pour dévorer les vivres. Pour obviera cet inconvénient, nousnous éloignâmes de trois lieues; mais ces femmes nous pour-suivaient^: à vrai dire, le nombre en était moins grand. •Sur ces entrefaites, on reçut des lettres du roi Jean Kasimir qui annonçaient que de nouveaux dangers menaçaient notre patrie du côté de la Moskovie, et que nous devions nous tenir prêts à partir à la première nouvelle. — La guerre et la politique ne m'avaient point absorbé en entier; pendant mon séjour ici, mon cœur trouva un être aimant,une affection ardente, auxquels il ne fut pas insensible. J'aimais sérieusement Éléo-nore, nous nous écrivions, nous nous voyions chaque jour, et je pensais avec douleur qu'il faudrait la quitter. Éléonore était fille de parents très-riches, mais sa fortune ne m'éblouissait pas; c'était elle, cette charmante femme, que j'aimais et que j'aurais voulu avoir pour amie et pour compagne. Ma vie était un plus rude combat que celui qu'on livre aux ours. Je voulais rester près d'elle, puis ma position me faisait un devoir de partir ; mais au moment où je voulais lui annoncer mon départ, je tombais dans un tel désespoir, que je perdais courage. J'avais à me reprocher le malheur d'Éléonore : ceux qui ont senti les passions ou ceux qui les ont comprises devineront ce que je dus souffrir dans cette lutte du cœur et du devoir. Je n'avais pas trompé Éléonore, l'amour m'avait entraîné, et je croyais un jour ce que ma conscience réprouvât le lendemain. Mes camarades s'aperçurent de mes préoccupations et m'en demandèrent la cause : «Qu'as-tu donc? » me disaient-ils ; tu es distrait comme un savant » ou comme un amoureux. — Il est impossible » d'être toujours dans la même disposition, » répondais-je. Je cachais soigneusement mon secret, et sans les plaisanteries, les allusions malignes de Lançkoronski, les soupçons n'auraient pas pris de consistance. » Cependant au moment du départ la présence d'esprit me manqua. Il m'était impossible de cacher mes tourments, je souffrais trop, je ne savais plus me contraindre. J'ai dit que je n'avais pas la force d'apprendre mon départ à Éléonore; je fus coupable sans doute, mais cette faute était encore de l'amour: elle l'apprit par d'autres, et aussitôt elle m'écrivit cette lettre que j'ai conservée : » Vous allez partir ! on vient de me l'appren-» dre ; mon désespoir, mes larmes, vous diront » mon amour! Oui, je vous aime, ce secret en-» seveli au fond de mon cœur m'échappe à ce » moment comme un cri de douleur! Tout senti-» ment profond émane de Dieu ; je ne me re-» proche rien, je me confie à vous ; mais sachez • qu'une séparation n'est plus possible, je vous » suivrai partout. Ne me repoussez pas : amour » ou pitié, j'accepte tout. Ma famille, vous le » savez, peut se mesurer avec les plus anciennes » de la Pologne ; et ma religion, je n'en ai point » de honte, je crois en Dieu, je crois en la » Sainte-Trinité. Mon père a de l'estime et de » l'affection pour vous, il vous regarde comme » son fils. L'admiration qu'il a pour votre nation » se reflète sur vous. » Mon père a dit souvent qu'il ne voulait pas » que je m'éloignasse de lui, et qu'il ne voudrait i jamais transporter sa fortune en pays étran-» ger ; mais vous triompherez de cette résolu-» tion, et vous disposerez de moi et de tout ce » que je possède selon votre volonté. Vous devez » ordonner et moi obéir. Tous les sacrifices me » seront possibles, et toutes les preuves de dé-» vouement me seront chères et précieuses. » M. Rychald, commissaire général du roi, » m'y remis le témoignage de votre souvenir; » vous m'aimez, et moi, je ne vis, je ne respire » que pour vous; mais que dois-je faire? con-» seillez-moi... Mon Dieu, si vous alliez partir » sans me voir, si vous m'oubliiez! Oh! non, ce » serait affreux ! J'ai reçu vos promesses, je les > ai recueillies dans mon cœur ; vous m'aimez, » je crois en vous. Venez chez mon père, venez » lui parler de notre avenir; que je vous voie, » que je vous entende, que je me sente encore » près de vous.....Votre voix ranime mes espé- » rances, votre regard me fait croire au bon- » heur, à l'amour, à la constance.....Ah ! venez ! » Votre Éléonork. » > Cette lettre me semblait un prodige d'esprit et d'amour; avec cette lettre je compris la durée dans une affection. Éléonore avait de l'Ame et elle était spirituelle, elle pouvait donc plaire et fixer. Je courus chez elle, je répondis phrase par phrase à sa lettre. Trois jouis après j'étais parti, et personne ne savait où j'allais ni pourquoi je partais. Avant de me mettre en route, je me rendis à l'état-major du régiment de Piasec-zynski, où Rylski, mon parent, était porte-drapeau. Je m'ouvris à lui, je lui confiai mon secret, je lui montrai les lettres d'Éléonore et lui demandai des conseils ; il s'épuisa en raisonnements pour me prouver que je devais partir. « Profite » de l'occasion, me dit-il, le régiment quitte cette » ville, je raccompagnerai, et pour te consoler do » tes amours, nous boirons.» Le conseil fut de mon goût. Nous bûmes à nos santés, puis je bus en l'honneur de mon mentor ; enfin, pendant trois jours, nous ne fîmes pas autre chose ; après nous partîmes. » Sur ces entrefaites, on vint nous annoncer que des milliers de Suédois avaient débarqué près de Sanderberg, et c'est par là que nous devions passer. Malgré cela, nous continuâmes notre route comme si de rien n'était; mais nous nous aperçûmes que les Suédois s'armaient jusqu'aux dents. «Vous voulez donc périr? nous di-» rent les Danois; il faut absolument rebrousser t chemin, les Suédois sont en nombre, ils répa-» rent les forts endommagés ; l'électeur va à leur » rencontre pour les faire déguerpir. » Voyant que nous ne pouvions rien faire, nous retournâmes au Camp. En arrivant, nous rencontrâmes les troupes qui allaient en reconnaissance ; le palatin voulait commander en personne le détachement, mais l'ober-lieutenant survint, et lui dit que lelec-eur se trouvait en mesure et désirait prendre sur lui la reconnaissance. Le palatin répondit : « Plus on décharge la voiture, plus elle est lé-» gère aux chevaux. Jusqu'à présent ils ont mangé » beaucoup de viande et beaucoup de pain, mais » ils ont fait [très-peu de besogne, ils font bien » de tenter quelque chose! » » Le roi envoya l'ordre qui nous rappelait dans nos foyers, et les Prussiens, n'avaient pas encore quitté leur position. Je n'ai jamais vu pareille lenteur : moi, je réfléchissais aux événements qui allaient me séparer d'Éléonore; il me semblait que la Providence ne me secondait guère.[La patrie me réclamait : mon amour, mes projets de mariage allaient être nécessairement sacrifiés. Rylski vint m'arracher à mes réflexions, en me disant : « J'espère que c'est tout de bon, et » que tu as renoncé à tes folies : oublie, mon cher » ami, c'est ce qu'on a de mieux à faire quand on » part. » Encore une fois il parvint à me convaincre, et, selon l'antique usage polonais, nous nous mîmes à boire. Le vin me fit oublier toutes mes peines, je n'eus de souvenir que pour les moments heureux, et mon attendrissement devint tel que je faillis mêler mes larmes à cette bienfaisante boisson. Rylski me quitta; moi, j'essayai de dormir, mais cela m'était impossible; cependant je n'étais pas complètement ivre... Je bus toujours, et, en dépit de moi-même, je conservai encore ma raison. L'image d'Éléonore me poursuivait, je pensais à son affection, et je re grettais cette tendresse que sans doute je ne retrouverais jamais ; et son père, il m'aimait comme si j'eusse été son fils... Pouvais-je ne pas regretter tant de bien et de bonheur ! Le monde ne pouvait plus m'apporter de consolation. » Je me mis à genoux, je fis de ferventes prières, j'embrassai les pieds du crucifix, j'embrassai le scapulaire que je portais sur moi, et je sentis un soulagement inexprimable ; ma conscience étant plus tranquille, l'idée de revoir ma patrie me préoccupa tout entier. » Le lendemain la trompette sonna, pour annoncer que dans trois jours la division se mettrait en marche; mais notre départ fut retardé, car l'électeur nous suppliait de ne pas l'abandonner, t Laissez-moi quelque peu de troupes » polonaises, disait-il au palatin, j'en ai besoin » pour soutenir la gloire de mes armes, et main-» tenir la terreur que le nom polonais inspire » aux Suédois. » On détacha donc Piaseczynski avec quinze cents hommes. Quand cette décision fut prise, mon Rylski vint chez moi et m'engagea a ne plus partir ; l'Ulée de mon mariage lui parut beaucoup moins ridicule, et il devint même pitoyable pour mes amours. «Une fois marié, me disait-il, tu pourras faire tout ce (pie tu voudras.» Je n'étais pas sa dupe, je voyais bien qu'il voulait me retenir parce que lui restait, et cependant j'allais encore lui céder quand l'abbé Piekarski vint s'interposer. « Renonce/ à ce projet, » me dit-il, je vous en supplie, car les liens du » mariage et la douceur d'une grande fortune » vous feraient oublier la Pologne. Alors le pro-» verbe: Dis-moi qui tu hantes et je te dirai qui » tu es, se vérifiera, vous deviendrez luthérien. » La beauté de votre femme vous aura fait là » un beau cadeau ! vous serez damné ! Et vos » parents seront-ils bien heureux, quand ils ne » recevront de vos nouvelles que par la poste? » vous serez mort pour eux... Ah! ne sacrifiez > pas votre éternité à la fortune d'Eléonore. Et » si vous n'avez pas assez de foi pour faire un i sacrifice à Dieu, pensez à vos parents : votre » devoir est de les soutenir, de les consoler » dans leur vieillesse. » » Les paroles du bon abbé allèrent à mon cœur ; je partis, et le pauvre Rylski trouva la mort en Fionie. Sans doute j'aurais eu le même sort. > Nous quittâmes le Danemark, mes yeux se tournaient sans cesse vers ces lieux où je laissais tant de souvenirs. Quand Eléonore apprit mon départ, elle envoya Wolski à ma poursuite ; s'il ne me rencontrait pas en route, il était chargé d'aller jusqu'à Hambourg pour me remettre les lettres d'Eléonore et de son père. Ce tout dévoué Wolski s'habilla à l'allemande pour s'acquitter de sa mission; mais le pauvre diable ne parlait que le ma/.ovien, et pour tout potage il disait trois mots allemands : du pain, du lard et de l'avoine. Si Wolski eût gardé son uniforme polonais, il aurait pu me rejoindre, mais il tomba dans les avant-postes des Impériaux. Ceux-ci, en voyant son costume, le questionnèrent en allemand, en latin, mais point de réponse ; alors, on le prit pour un espion, et on allait le traiter comme tel, quand il montra les lettres dont il était porteur. Les Impériaux rirent beaucoup de leur méprise et le renvoyèrent d'où il venait. Wolski, en arrivant chez Éléonore, trouva tout le monde en larmes; mais quand il dit qu'il n'avait pu me rejoindre, ni par conséquent me remettre les lettres, le dés- espoir fut encore plus grand. Et moi, je pensais aux malheurs que j'avais causés à cette famille, et moi aussi je pleurais, le chagrin m'oppressait, je n'avais pas un instant de repos. Le bon André Zaremba ne me quittait pas, et il faisait tous ses efforts pour me consoler. Mais la volonté de Dieu était là, il était écrit que je devais renoncer à Eléonore. » Kasimir Piaseczynski restait dans le Jutland ; comme je l'ai dit, il remplaçait en quelque sorte Czarnieçki, et il mit tout en œuvre pour maintenir dignement l'honneur des armes polonaises. Piaseczynski, par ses talents et sa bravoure, égalait notre général ; il s'était acquis une belle réputation en Pologne et en Danemark, et il attendait une occasion pour se distinguer encore. Voyant qu'après notre départ les Suédois devenaient moins vigilants, il les quitta : les Suédois, mal avisés, observaient les Brandebour-geois et les Impériaux. Pendant ce temps-là, Piaseczynski renforça sa cavalerie de trois régiments d'infanterie prussienne, et débarqua en Fionie. Les Suédois se défendirent avec vigueur; mais comme ils n'étaient pas en nombre suffisant, ils furent -forcés de lâcher pied. Piaseczynski les poursuivit à outrance, et il ne s'arrêta un moment que pour se préparer à un nouveau combat. Mais un corps de douze mille Suédois arriva pour attaquer une poignée de Polonais, et les chasseurs de cette province, qui sont d'excellents tireurs,vinrent se joindre à eux. Les Polonais, comme on sait, ne tiennent guère compte du nombre, ils attaquèrent les premiers, et Piaseczynski, le brave des braves, mourut sur le champ de bataille d'une balle qui lui traversa la poitrine ; mon cousin Rylski et plusieurs de mes camarades périrent dans cette affaire. Malgré ces pertes, les Polonais soutenaient intrépidement les décharges des Suédois, et attendaient le moment de les attaquer au sabre. Quand ils se saisirent de leur arme favorite, de celle arme assistons au mariage de l'un de nos esprits. De » ce pas,nous nous rendons à l'autel, nous revien-» drons ici et nous t'engageons à être notre com-» mensal.ïLe cocher était plus mort que vif :! Que » Dieu me garde de pareille invitation !» se dit-il, et aussitôt il se lève et met le verrou à la porte. Après la cérémonie nuptiale la société revint; mais trouvant la porte fermée, un des esprits passe par-dessous ; le cocher se sent mourir de peur, et sa peur augmente en voyant l'esprit grandir à vue d'œil et le menacer du doigt en lui montrant le verrou ; mais la société, qui se moquait des verroux et du cocher, rentra encore une fois par le trou de souris, puis elle disparut. — Une heure après, un esprit apporta au cocher un gâteau aux confitures et aux raisins deCorinthe, et en le lui présentant il lui dit: «Les » convives de la noce t'envoient cesbonnes choses, » mange-les en leur honneur.» Le cocher prit le gâteau, le mit auprès de son lit, mais il se garda bien d'y toucher. IMus tard les médecins vinrent visiter leur malade et ils lui demandèrent: « Qui » donc t'a donné un gâteau?» Le cocher raconta son aventure. « Mais pourquoi donc ne manges-tu » pas ce gâteau? — Ah ! j'ai trop peur. —Tu as > tort, ne crains rien, c'est excellent, c'est une » gracieuseté de nos esprits familiers.—Gracieu-» seté tant qu'il vous plaira, dit le cocher, mais je » n'ose ni le manger ni même le regarder.» Les médecins et ceux qui se trouvaient dans la chambre se mirent à manger le gâteau en se délectant, et certes ils n'en moururent pas.—Cette espèce de nain se trouve dans toutes les maisons riches, et on l'emploie à différents services. »LesFinnois invoquent ces esprits familiers,ils mettent en eux tout leur espoir. Quant à moi, je dirai que mon sabre ne s'est point ébréché quand il frappait un Finnois rebelle; en dépit de la protection des esprits, il tranchait fort et ferme. » Nous regagnâmes notre patrie par le chemin que nous avions pris pour venir en Danemark. Arrivés à Hambourg, nous visitâmes l'ancien couvent des Auguslins où Luther s'était réfugié après son apostasie. J'étais si curieux de toutes les belles choses qui sont renfermées dans ce couvent, que je visitai une à une toutes les cellules, même celle de Luther; mais pour obtenir cette permission je fus obligé de dire que nous étions luthériens. Grâce à cet innocent mensonge, nos conducteurs furent pleins d'obligeance et d'empressement ; ils nous dirent avec componction tous les détails que pouvait désirer notre curiosité, et en les écoutant nous soupirions de notre mieux. Si ma mémoire n'est point en défaut, ce couvent s'appelle Uraniburgum ; son architecture est admirable et sa position serait imprenable. Un lac immense baigne une des façades et les deux ailes du couvent, l'autre façade a vue sur une grande plaine. Chaque cellule est si belle, si bien ornée, qu'un roi ne la dédaignerait pas pour en faire son cabinet de travail. Ou compte cinq cents cellules. Les croisées sont hautes, dans chaque pièce il y a des images, et presque toutes représentent la sainte Vierge. L'église du couvent est d'une magnificence dont rien n'approche. Les autels sont si beaux, si dorés, si argentés, si bien entretenus qu'on croirait que les moines n'en ont point été chassés. On dit que les revenus du couvent sont très-considérables, etonle conçoit, puisqu'il était destiné à recevoir quatre cents religieux. » Aujourd'hui, on voit dans ces cellules des femmes et des enfants qui se réfugient là pour ne pas rester sur le passage des troupes. Ces pauvres gens avaient grand'peur de nous, plus peur encore que lorsque nous allions en Danemark. Mais quand ils virent que nous ne les maltraitions pas, ils se rassurèrent. Le palatin, avec une escorte de trois cents hommes, passa la nuit dans le couvent, et quand nous partîmes, tout le monde se pressait pour nous voir el nous souhaiter un bon voyage. » De Hambourg, nous nous dirigames sur Rat-zenbourg pour gagner Gustow, Teterow, Pas-zewalk et Stettin. En arrivant à Czaplinek (Tem-pelberg), nous eûmes le chagrin de ne pas trouver un seul de nos camarades, les uns étaient morts, les autres étaient rentrés dans leurs foyers, les autres enfin s'étaient mariés. » Quand nous mîmes le pied sur le territoire polonais, nous remerciâmes Dieu, nous saluâmes avec bonheur ce jour où nous revoyions notre chère patrie, et tome la division chanta en chœur le Te Deum ; après quoi, chacun se rendit dans ses quartiers respectifs. » Mon détachement fut envoyé dans la Grande-Pologne et la Warmie. Nous rencontrâmes dans notre marche le corps d'armée du vice-grand-général Lubomirski, qui revenait de Malborg. Nous étions liers en nous comparant! Si on voyait des soldats maigres, chétifs, mal vêtus, se traînant à pied, on pouvait dire, sans se tromper, qu'ils étaient Malbourgeois; mais si on voyait des soldats forts, vigoureux, bien équi- pés, montés sur de bons chevaux, à coup sût* on pouvait dire qu'ils étaient Danois ou Czar-nieçkiens : c'est ainsi qu'on nous appelait. » Les soldats qui avaient fui les drapeaux pour ne pas prendre part à l'expédition de Danemark moururent presque tous de misère. » Mon détachement fut cantonné dans Obor-niki et Mosina, près Posen. En arrivant à Mo-sina, je rencontrai un de mes camarades qu'on portait malade. Je l'avais connu au collège, j'en eus pitié, et comme il avait plus d'une lieue à faire, je l'invitai à venir chez moi pour y passer la nuit; mais moi-même je tombai malade et si dangereusement, qu'on crut que je n'en reviendrais pas. Cependant je me rétablis, et j'allai à Posen pour remercier Dieu de ma guérison. A mon retour à Mosina, je fus logé dans une maison qui était située sur la place ; mais mes hôtes étaient détestables, et je déguerpis le plus vite possible. Je changeai de logement. On me trouva une chambre chez un tisserand, brave et excellent homme. Il me soigna dans ma convalescence, et eut pour moi des attentions dont je suis encore reconnaissant : par exemple, quand je voulais manger du gibier, qui est mon mets favori, il courait de tous côtés pour m'en chercher. Je recouvrai enfin la santé, mais, hélas ! je devins chauve. Que Dieu me garde d'une pareille maladie ! * Nous finîmes l'année 1659 à Mosina. Que le nom du Seigneur soit béni! » Olympe Chodzko. le chateau de lubostron. Prononcez : LOUBOSTROGNE. Non loin des" bords de la Netze (Noteç) et près de la ville de Labiszyn, dans le grand-duché dé Posen, s'élève le châtean de Lubostron. Son site est délicieux; la beauté de ses jardins et les belles proportions de son architecture, dirigée par Stanislas Zawad/.ki, rendent ce domaine un des plus remarquables de la Pologne ; mais un autre intérêt s'y rattache encore : le but dans lequel il fut élevé, les souvenirs nationaux qui y sont réunis, remplissent l'âme d'une pieuse admiration. L'honorable Frédéric Sko-rzewski, jaloux de conserver les débris de quelques colonnes et tous les chapiteaux quifdevaient servir à la construction du temple de la Provi- dence, à Warsovie, pour éterniser l'œuvre de la constitution du 5 mai 1791, fit l'acquisition de ces restes et en orna son château. Non content de cela, il fit placera l'extérieur et à l'intérieur des statues et des tableaux qui représentent les scènes mémorables de l'histoire de Pologne, ou qui reproduisent les traits de ses plus illustres défenseurs. La façade est ornée des armes de la famille des Skorzewski et des Garczynski, avec cette inscription : Sibi, amicitiœ et postcris, MD CCC. Les autres façades portent des attributs analogues aux souvenirs de la Pologne ; en un mot, partout se retrouve la religion du passé et l'espérance d'un meilleur avenir,,,,. LE JOUEUR DE LYRE, ESQUISSE DES MOEURS LITVANIENNES (1). traduit dk m1ckiew1cz. Vois ce vieillard aux vêtements étranges, Sa barbe et ses beaux cheveux blancs; Deux beaux garçons, roses comme deux anges, Guident vers nous ses pas tremblants. Il suit la route en jouant do la lyre, Les gars jouant du chalumeau: Sur son passage on se presse, on admire, On veut l'amener au hameau. «Viens égayer la fête du village, Les fruits ne nous manqueront pas : Les dons du ciel, gaîment on les partage, Et notre gite est à deux pas.» En inclinant son front couvert de neige, Sous un tilleul il vient s'asseoir: A ses côtés s'établit son cortège, Admirant la fête du soir. Ici l'on danse, un bûcher fume el bride, A l'entour filles et garçons, Formant la ronde où le plaisir pétille, Célèbrent les jours des moissons. A son aspeet on s'arrête : —Silence! On n'entend plus le tambourin, Le feu pâlit, et la foule s'élance Vers le siège* du pèlerin. « Digne étranger, salut! le ciel t'amène, La joie habite nos séjours, Tes pieds sont las d'une course lointaine, Chez nous viens passer de beaux jours.» Ils l'entraînaient vers les riches corbeilles, El vers le siège de gazon : « Veux-lu goûter ce vin de nos abeilles, Ou bien les fruits de la saison ? «Voici ta lyre et voilà nos offrandes, Que ces enfants suivent ta voix: Chargés par nous de présents, de guirlandes, Chantez-nous un air tous les trois. — C'est bien, dit-il, écoulez, iç commence: (L'essaim à l'entour se serra); Que voulez-vous, chansonnette ou romance? Un sonnet? —Ce qu'il vous plaira.» Il prit son lutli. et vidant une coupe Où pétillait le plus doux miel, Il fit un signe aux enfants, à sa troupe, Et chania les yeux vers le ciel : (1) Dudftrz. L'idée en est prise d'un chant populaire « Amis, je vais de village en village, Longeant le rapide Niémen, Chantant toujours en mon pèlerinage Les joyeux refrains de l'hymen. » À m'écouter aucuns trouvent des charmes, Pourtant ils ne comprennent pas; Je vais plus loin en essuyant mes larmes, Et le Niémen guide nies pas. » Si dans ces lieux quelqu'un pouvait m'enlemlre : Il viendrait me presser la main ; Mêler aux miens les pleins d'une âme tendre : Ici finirait mou chemin. » Le vieillard cesse, et d'un regard humide Parcourt les bosquets et les champs. Quelle est. au loin celle vierge timide, Debout, attentive à ses chants ? Sa main commence une écharpe de roses, Faisant, défaisant tour à tour ; El ce berger, contant de douces choses, Recevant ce gage d'amour? Comme un blanc lis sa ligure est baissée, De cheveux d'or, les yeux voilés; Son front est calme; hélas! mais sa pensée S'enfuit vers les jours écoulés. Comme la feuille au rosier se dérobe Dans le silence des zéphirs, Sur sa poitrine ainsi frémil la robe. Et l'on n'entend pas de soupirs! Bientôt sa main cherche une feuille morte Qu'elle gardait près de son cœur; Elle la jette, et la brise l'emporte : Le nouvel amant est vainqueur ! Elle la jelle, elle lui parle encore, Levant ses regards vers les cieux • Son teinlsi pur d'incarnat se colore Et des pleurs roulent dans ses yeux. Le barde alors avec un œil de flamme Observe les traits de l'entant : En préludant, il pénètre son âme D'un regard vengeur, triomphant. El de sa lèvre il approche l'amphore, Le luth s'anime sous ses doigts. Il fait un signe, et d'un areent sonore Ainsi commencent lotis les trois: « Pour qui fais-tu si bel h; rrwe De liias, de rose et de thym ? O quel transport et quelle ivresse A celui qui prend cette tresse, De son bonheur gage certain ! Mais pourquoi pleurer, ô maîtresse! Quand ta main achève une tresse De lilas, de rose et de thym? • A. celui-ci donne la tresse De lilas, de rose et de thym ; L'autre t'adore avec ivresse Et son jour pâlit au malin : Garde les pleurs et la détresse Pour celui qui meurt, ô maîtresse! Puisque l'heureux obtient la tresse De lilas, de rose et de thym (t). » Le chant finit : et partout sur la plage S'étend un bruit multiplié : «On l'a connu, chez nous, dans le village, L'auteur, nous l'avons oublié. » Le barde alors soulève un front austère, Les doigts sur les cordes d'airain. * Je vais, dit-il, démêler ce mystère Et nommer l'auteur du refrain. » Lorsqu'autrefois, guidé par mon étoile, Je vis le château des croisés (2), Un beau jeune homme arriva sous la voile, Des bords par .Niémen arrosés. » Il souffrait tant! le secret de ses larmes Aux siens fut toujours étranger-, Dieu seul connut ses soupirs, ses alarmes, El Dieu seul pourra les venger. » Soit que la mer à l'orient s'enllamme, Que la lune brille au zénith, Je l'ai vu fuir la tristesse dans rame Parmi les brisants de granit. ■•> Sur les écueils battus parla tempête U bravait les vents et les Ilots : Des noirs récifs il gravissait la crête, Aux mers confiant ses sanglots. » Je m'approchai du jeune homme en délire; Il ne semblait pas m'éviter ! Sans dire un mot, je fis parler ma lyre, Et puis je me pris à chanter. » Il s'attendrit, de loin me fit un signe Que mon luth calmait ses douleurs: A m'approcher bientôt il se résigne, Alors nous mêlâmes nos pleurs. » Depuis ce jour il chercha ma présence, Il partagea mon amitié, Comme autrefois, il gardait le silence, Et je me taisais par pitié. (1) Ces deux triolets sont de Thomas Zan. (2) Kœnigshei'g. ■Lorsque bientôt sa peine trop amère L'eut brisé, mourant, il pâlit; Je lui donnai tous les soins d'une mère, Sans cesse au chevet de son lit. » Quand tous les jours il s'éteint, il succombe, Un jour, il m'attire vers lui : « Je sens, dit-il, le frisson de la tombe, Ami, Dieu m'appelle aujourd'hui. » Faut-il encor que mes jeunes années Dans l'exil se passent en vain? Un seul amour les a toutes fanées ; Mais le rêve, ami, fut divin ! » Tu sais ! depuis que ce roc solitaire Ensevelit tous mes remords, Je n'avais plus de désir sur la lerre : Mon âme élail parmi les morts. » Jusqu'au tombeau tu me restes fidèle.» Mêlant ses pleurs avec les miens, « Dieu, disait-il, reconnaîtra ton zèle: Mais prends les derniers de mes biens. » Te souviens-tu, barde qui me consoles, Du chant que j'aimais autrefois? Tu te souviens des plaintives paroles, Tu connais le rhythme et la voix. » Regarde encor cette boucle si blonde, Voici le rameau de cyprès, Ce sont pour moi les seuls biens dans ce monde, Les seuls dignes de mes regrets. » Prends-les, peut-être, en remontant le fleuve, Tu verras l'objet de mes vœux ; Dis-lui ce jour qui la fait libre et veuve: Rends-lui ce refrain, ces cheveux. » Comblé de soins par ma Vierge chérie, Dis-lui...» Mais son oeil s'est terni; Il commençait le saint nom de Marie, Les anges aux cieux l'ont fini. » Dans les douleurs d'une lente agonie Il voulait me parler encor; Montrait son cœur, et la plage bénie Vers où son àme a pris l'essor.» Le barde achève, et d'un regard oblique Semble chercher autour de lui : De sa ceinture il tire la relique, Déjà la bergère avait fui. Au loin, pourtant, il voit un blanc fantôme, D'un voile étouffant sei sanglots : Il aperçoit à son bras le jeune homme, L'entraînant parmi les bouleaux. Et du vieillard on envahit le siège : Quels sont ces secrets étonnants? Il les'ignore, ou les connaît, que sais-je! Mais il ne dit rien aux manants. J, CîIRISTEIN OSTROWSKÏ, HISTOIRE. SUITE DE LA TROISIÈME ÉPOQUE (1333-1587). INTERRÈGNE ( 1492 ). Le testament de Kasimir IV garantissait à son fils Jean-Albert la succession au trône ; mais la noblesse, jalouse des droits qu'elle s'était créés, se récria contre la décision du monarque défunt, et elle se réunit à Piotrkow (15 août 1492) pour procéder à l'élection; alors plusieurs coteries se formèrent, et chacune voulait dominer. Dans ces discussions confuses, les uns soutenaient que l'élection devait absolument avoir lieu, parce que Wladislas, fds aîné de Kasimir, possédant déjà deux couronnes, ne pouvait gouverner un pays qui nécessitait incessamment la présence de son roi. Quant à l'élection du fds puîné, elle était impossible, car elle eût compromis les liens qui unissaient la couronne à la Litvanie; et le troisième fils, Alexandre, qui avait été agréé comme grand-duc de cette province, sans le concours de la noblesse polonaise, ne pouvait plus entrer en concurrence avec ses frères. Wladislas et Alexandre se trouvant donc écartés, trois autres candidats se présentèrent sur la scène politique, et les partis se divisèrent encore. Les uns prônaient Jean-Albert ou 01-bracht, vantant la renommée qu'il s'était acquise contre les Tatars, et les preuves de son courage personnel dans une bataille contre les Hongrois; mais d'autres lui objectaient précisément son peu de succès en Hongrie, et l'orgueil qu'il avait montré à différentes occasions. Le second candidat était le jeune Sigismond, quatrième fds de Kasimir IV, et qui gouvernait déjà dans plusieurs duchés de Silésie. Les Ten-czynski le recommandaient comme le plus digne de la couronne. L'archevêque de Gnèzne, Zbig-niew-Olesniçki, homonyme du cardinal, l'appuyait de son crédit. Mais on répondait à cela que Sigismond ayant l'espoir fondé de succéder TOME ii, un jour à son frère Wladislas, en Hongrie, devait s'en contenter, et il fut écarté. Le troisième candidat était Janus, duc de Mazovie, de la branche des Piasts. Il réclamait, disait-il, le trône de ses pères, et pour appuyer ses prétentions, il réunit, avec son frère Konrad, une troupe de mille hommes, tant bien que mal armés, et arriva à Piotrkow, suivi d'un grand nombre de citoyens de Mazovie. Raphaël Ja-roslawski, maréchal de la cour, et l'archevêque Olesniçki étaient à la tête de la coterie mazo-vienne. Mais la reine-mère Elisabeth, qui avait embrassé la cause de Jean-Albert, envoya seize cents hommes de troupes à son autre fds Frédéric, évêque de Krakovie, qui présidait à la diète d'élection, attendu l'indisposition de l'archevêque de Gnèzne, ou mieux, parce que ce dernier était dans le camp opposé. Le gros bataillon imposa aux Mazoviens, qui n'osèrent plus tenir tête, et Jean-Albert fut proclamé roi par l'organe de son frère Frédéric (27 août). De Piotrkow, Jean-Albert et ses partisans se rendirent en toute hâte à Krakovie ; l'archevêque Zbigniew passa de son côté, et le 23 septembre 1492, le nouveau monarque fut oint et couronné par Zbigniew, dans lu basilique de Saint-Stanislas. JEAN r, ALBERT (1492-1501). Pour prévenir de nouveaux troubles, Jean-Albert fit surveiller le parti mazovien, et il conclut avec son frère Wladislas, roi de Rohême et de Hongrie, une alliance offensive et défensive ; mais cette précaution parut bientôt superflue, car la mort de Jaroslavvski et d'Olesniçki, arrivée sur ces entrefaites, délivra le roi de ses craintes. 80 Pour observer de plus près la Mazovie et la Poméranie, le roi partit, après la cérémonie du couronnement, dans la Grande-Pologne. Son élection, et l'idée qu'on avait dans les pays étrangers de la valeur de Jean Ier, lui attira une ambassade de la part des Vénitiens; sous prétexte de le complimenter sur son avènement au trône, les ambassadeurs voulaient l'engager dans une ligue contre les Turks, qui venaient tout nouvellement inquiéter l'Albanie et leur enlever la ville et le port de Durazzo. Presqu'en môme temps, le successeur de Mohammed II, Bayazid, son fils, qui avait pressenti le dessein de ces envoyés, et qui, se proposant d'attaquer la Hongrie, craignait qu'elle ne fût défendue par les Polonais, faisait offrir des présents à Jean-Albert et lui demandait une alliance et la confirmation de l'ancienne paix. Ne pouvant concilier des vœux et des propositions si opposés, le roi retint les ambassadeurs chez lui, et ne les laissa partir que l'année suivante (1493), après avoir préalablement arrêté et juré la paix avec les Turks pour la durée de trois ans ; car il ne pouvait s'occuper d'une guerre extérieure, ayant besoin de pacifier l'intérieur de la Pologne. D'ailleurs un nouvel orage, éclatant à l'est et au nord des possessions polono-litvaniennes, imposait l'obligation de veiller aux intérêts nationaux. Malgré sa volonté bien connue d'envahir tous les apanages, le tzar de Moskovie, Yvan Yassi-lévitsch, par respect pour sa mère, n'osa encore se déclarer contre ses trois frères, P>oris, André et Yottri ou Georges. Mais à la mort de cette princesse, ses fils, se voyant menacés, s'entourèrent de tous les mécontents du système autocratique ; Yvan les rassura par un traité qui, en garantissant leurs domaines, leur interdisait tomes relations avec les ennemis intérieurs et extérieurs. Peu de temps après, André, le plus remuant, fut dupe d'un piège que le tzar lui tendit; il l'attira au Kremlin, le fit arrêter et emprisonner (1493), et son apanage fut réuni au tzarat. Boris, mandé au palais, y arriva en tremblant ; cependant il revint à Volok, mais il mourut peu de temps après des suites de cette frayeur. Cependant les relations diplomatiques embrassaient tous les Etats voisins. Les ambassades se succédèrent rapidement entre la Moskovie, d'une part, et de l'autre, l'Autriche, le Danemark et la Krimée. L'empereur, offrant une ligue contre le roi Kasimir IV, demanda une duchesse moskovite pour son lils Maximilien, roi des Iio- mains. Yvan, de son côté, pria ce monarque de lui envoyer des artistes et des mineurs pour exploiter les mines de son pays. Mais les négociations traînèrent; la duplicité autrichienne redoutant la fourberie kremlinoise, traita avec Kasimir; Maximilien se fiança à Anne de Bretagne; le Danemark se lia avec Moskou. Rebutés par d'intolérables avanies, et peut-être retenus par le tzar, les marchands du pays avaient cessé de fréquenter Azof et Kaffa, soumises aux Turks. Le pacha en accusa la mauvaise influence du tzar sur Mengli-Giérey. Mengli pria Yvan de le justifier devant le sultan. A cette occasion, Yvan écrivit à Bayazid II, rejeta toute la faute sur les rapines et le despotisme du pacha, et ouvrit entre les deux Etats les voies aux négociations. Le sultan voulut répondre par une ambassade, mais les Litvaniens ne lui permirent point de passer Kiiow. Les relations diplomatiques n'étaient point tout à fait interrompues entre Yvan et Kasimir ; leurs négociations allaient souvent de l'un à l'autre; mais les hostilités, réduites à des courses de brigands, continuaient toujours ; et le tzar se gardait bien d'étouffer les intrigues qui suffisaient pour inquiéter Kasimir. La désunion qui existait entre Jean - Albert, roi de Pologne, et Alexandre, grand-duc de Litvanie, servait merveilleusement les intérêts du tzar. Yvan dirigea à la fois contre la Litvanie ses troupes et celles de ses alliés, Etienne de Moldavie et Mengli-Giérey. Le grand-duc Alexandre se sentait trop faible, et le roi Jean-Albert était trop circonspect pour pousser cette guerre; après de longues négociations, interrompues et reprises, on fit un traité (1495) qui confirma la possession du duché de Novogrod-Siewiersky, envahi par le tzar. Ainsi se démembraient les provinces du grand-duché Litvano-russien; mais comme pour consoler Alexandre, Yvan promit de lui donner en mariage sa fille Hélène. A peine ces affaires furent-elles terminées, que Jean-Albert s'occupa tout entier de la Turquie. H partit pour Lewoza, en Hongrie, où Wladislas, Sigismond, Frédéric, nouvellement créé cardinal, et Frédéric, marquis de Brandebourg, s'étaient formés en congrès (17 avril 1494). A la suite d'un accord préalable avec ses frères, Jean Ier, pour venger la mort de son oncle Wladislas-le-Varne-nien, et pour réprimer la puissance redoutable des Ottomans, résolut de leur déclarer la guerre, et, sous ce prétexte, d'enlever la Walaquie à l'hos- podar Etienne et d'y placer Sigismond, frère cadet du roi des Polonais. Mais on jura que ces arrangements demeureraient secrets. Dès que le roi revint à Krakovie, le nouvel ambassadeur lurk y arriva, pour confirmer le traité de paix de l'an dernier (3 juin). A la lin de septembre, les Tatars de Pérékop envahirent la Podolie et la Wolhynie ; quelques troupes envoyées à leur poursuite les rencontrèrent à Wisniowieç, mais les Polonais furent battus, leurs chefs Kamiénieçki et Glowinski furent tués, et les Tatars se retirèrent impunément avec un butin. Le tzar Yvan, jaloux de toutes sortes d'influences dans les affaires de Pologne, envoya enfin sa fille Hélène à Wilna, en 1493. Le père entendait qu'elle restât fidèle à la religion schis-matique, qu'elle eût un temple dans son palais, et aussi qu'elle lui servît d'espion et d'instrument auprès de son mari, rôle odieux qu'elle sut décliner avec une noble adresse. Sans réconcilier entièrement les deux princes, qui continuèrent à s'envoyer des réclamations et des plaintes réciproques, cette union les désarma au moins. La trêve avec les Turks étant expirée, Jean-Albert, voulant venger leur excursion dans les États de son frère Wladislas, et brûlant d'étendre les frontières de la république et d'abattre la puissance ottomane, se prépara à une expédition. Il obligea les Litvaniens, les Mazoviens et le grand-maître des chevaliers Teutoniques, Jean de Tiefen, à lui fournir des troupes qu'ils devaient à l'État pour leur contingent. Mais avant que ces secours arrivassent, le roi réunit jusqu'à quatre-vingt mille hommes avec d'immenses bagages et d'innombrables chariots, et cette troupe arriva à Léopol (mai 1497). H envoya une députation à Etienne, pour rengager à prendre une part active dans cette expédition. Etienne ne demandait pas mieux, et promit des secours contre l'ennemi de la chrétienté; mais averti à temps de ce qui se passait, Etienne, de son côté, envoya demander à Jean-Albert s'il entrait sur son territoire en ami ou en ennemi; il ajoutait que, dans le premier cas, il était disposé à lui fournir les secours promis ; mais que, dans le second cas, il le ferait repentir de son procédé. L'ambassade valaque trouva le roi en marche, parce qu'il avait quitté Léopol dès le 26 juin ; et au lieu d'aller par Kamiénee-l'odolski vers la mer Noire, comme cela devait être, il prit la route de Pokucie. .Ican-Albert, irrité au vif de ces menaces, lit arrêter les ambassadeurs et ordonna de les transporter à Léopol. Sans attendre d'autres renforts, et s'imaginant que les populations viendraient se soumettre de bonne grâce, il mit le siège devant Soczawa qui était alors la capitale de la Moldavie. Le feu continuel des canons polonais n'intimida ni les assiégés ni Etienne. Ce dernier ouvrit la campagne avec toutes ses forces. Il les avait augmentées de tout ce qu'il avait pu ramasser de soldats dans la Transylvanie, dans la Bessarabie, chez les Cicules ou Szekhely et les chez Turks. Le roi, ne pouvant pas prendre la ville, était constamment inquiété sur ses derrières par Etienne, qui faisait de fréquentes sorties des forêts, sans vouloir s'aventurer en bataille rangée. Trompé dans ses prévisions, et manquant de vivres, le roi accepta l'armistice; le roi de Hongrie s'en mêla comme médiateur, et les Polonais levèrent le siège de Soczawa (octobre 1497). La conduite du roi était suffisamment punie par cette ii réussite. Etienne en fut satisfait, et il conseillait sincèrement à Jean-Albert de revenir par un chemin plus sûr; car celui qu'il avait l'intention de suivre'offrait des dangers par l'insubordination des habitants. Le roi s'ob-sîina. Son armée outrageait les populations de la Bukovine; aussi à peine enlra-t-elle dans la forêt, dont le chemin n'offrait qu'un passage étroit entre deux rochers, que le roi fit marcher l'artillerie et la suivit dans sa voiture, car il était affecté d'une indisposition assez grave. L'artillerie el les bagages étaient déjà parvenus jusqu'à la moitié de la forêt, lorsque les Yalaques s'ébranlent do toutes parts, emportent l'artillerie et encombrent le chemin d'arbres sciés dans ce dessein. Après eux arrive Etienne à la tête d'une troupe nombreuse, il charge les Polonais; le roi fut lui-même enveloppé. Ses gardes lui sauvèrent la vie. La perte fut grande tant on hommes qu'en chevaux. Les plus malheureux furent ceux qui tombèrent au pouvoir d'Etienne : ils furent tous inhumainement massacrés sous ses yeux, ou pendus sur les arbres par les cheveux que les Polonais poriaicnt fort longs, et qu'ils commencèrent depuis a couper court et mémo à raser, on no laissant qu'une touffe au sommet de la tête. Cette triste défaite eut lieu le m octobre 1*97. Dégagés Me ce mauvais pas, les Polonais1*ne continuèrent leur route qu'avec crainte. Pressés par la faim et en butte à toute espèce de privations, ils furent encore harcelés les jours suivants. Etienne devança les Polonais, et se campa près de Czarnowiçé (Tschernovitz) sur les bords du Pruth, pour [en défendre le passage. Une bataille sanglante fut livrée (2 novembre), les Polonais forcèrent le passage de la rivière, ils reprirent leurs avantages en rase campagne, et firent fuir devant eux ces mômes ennemis dont ils ne pouvaient auparavant soutenir les approches. Les Valaques n'étaient point accoutumés à combattre dès qu'ils ne pouvaient plus triompher sans danger. Dès ce moment, l'armée polonaise arriva à Sniatyn et passa tranquillement le Dniester. Rentré à Krakovie, Jean-Albert, indifférent à la honte de cette malheureuse expédition, insensible à l'affliction de la nation, y employa son temps en festins ou danses, jeux et galanteries, ne redoutant même pas de se compromettre avec quelques débauchés sur la place publique. Dans une de ces nuits d'orgies, il fut blessé. Etienne, qui ne respirait que vengeance, enhardi par l'inconduite du roi, se joint aux Tatars et aux Turks pour envahir la Pologne. Bayezid, dont toutes les pensées étaient consacrées, autant que la dignité de son empire le permettait, ou à renouveler les anciennes trêves, ou à vivre en paix avec les puissances voisines, entretenait, depuis sept ans, des relations d'amitié avec la Pologne ; mais cette fois, il chargea Malkoutseh-Oglou-Balibey, gouverneur de Silistrie, de rompre brusquement l'harmonie qui avait régné jusque-là entre les deux nations. Au commencement du mois de mai 1498, les Ottomans, au nombre de quarante mille, après avoir franchi le Danube, s'unirent aux Valaques, et, passant le Dniester, envahirent la Podolie. Leur première conquête fut le fort de Czarnkovv. Le même sort rencontra Gologury et Glemiany. La terreur les précéda quand ils s'emparèrent de Léopol, qu'ils mirent à contribution. De Léopol, ils marchèrent à Sandomir : la garnison du fort fut forcée, et l'ennemi marcha à Radom. Il s'aperçut qu'il ne pourrait s'en emparer sans perdre beaucoup de monde. Le chef s'arrêta donc, et envoya ses lieutenants, qui ravagèrent les contrées voisines. Brzeziny fut détruite et Warsovie entamée. Regorgant de butin et de populations emprisonnées, les Ottomans-Vala- ques pensèrent à la retraite. Arrivant sur les bords de la Wistule aux environs de Sandomir, les Polonais se retranchèrent derrière des ravins qui se trouvaient sur la rive droite, pour se défendre ; mais les Turks les forcèrent et marchèrent en avant. Une autre opposition leur fut faite du côté de Lezaysk, mais ils battirent les Polonais et arrivèrent à Przemysl, après avoir franchi le San. De là ils prirent la route de la mer Noire, et allèrent se reposer à Ackerman, le Moncastrum des anciens, et le Bialygrod des Polonais (juillet 1498). Durant ce terrible envahissement, les Ottomans enlevèrent près de cent mille jeunes gens et jeunes fdles, car ils massacraient les vieillards et les vieilles femmes; les harems de la Turquie d'Europe, d'Asie, et de l'Egypte, furent peuplés de ces innocentes victimes. Le roi Jean-Albert se contenta, en attendant, de fortifier Krakovie ; et il crut qu'en soutenant le siège, il ne ferait que prolonger les malheurs. Ébranlé par les cris d'indignation, il se mit en campagne, mais ce fut lorsque l'ennemi commençait à se retirer dans ses foyers. Encouragés par l'impunité de l'expédition du printemps dernier, les Ottomans, à la tête d'une armée plus formidable encore que la première, firent une nouvelle invasion au mois de novembre. Ils pénétrèrent cette fois du côté des sources du Dniester, et ravagèrent les contrées de Halicz, Zydaczew, Sambor, Drohobycz et autres, et y exerçaient d'autant plus de cruautés, que le pays étant dénué de soldats, ils pouvaient tout oser sans rien craindre. Ils auraient porté le ravage plus loin, mais il survint tout à coup une neige si abondante, et presque aussitôt un froid si violent, que cette armée, qui n'était point faite à un si rude climat, se fondit presque entière. On trouvait les Turks dans le ventre des chevaux, et ils croyaient pouvoir y ranimer un reste de chaleur qu'ils sentaient prêt à s'éteindre. Le pays, couvert de cadavres et d'ossements de chevaux et de chameaux, offrait l'aspect le plus hideux. On comptait quarante mille Turks morts, et dix mille à peine purent repasser le Danube. Ce désastre resta dans la mémoire des Ottomans, qui n'osèrent depuis attaquer la Pologne, ils la regardaient comme protégée du ciel d'une manière spéciale. Les historiens turks ne parlent pas de ce désastre, ce qui donne lieu à quelques critiques de le révoquer en doute ; mais les historiens polo- nais en parlent, comme nous venons de le rapporter. Quoi qu'il en soit, il est certain qu'en l'année suivante, 1499, Jean-All)ert conclut une alliance intime (19 avril) avec ses frères, Wladislas de Hongrie et Alexandre de Litvanie, qui devaient agir contre les Turks. Le 25 du môme mois, un pareil traité fut signé entre Jean Ier et le tzar Yvan pour les affaires polono - moskovites. Effrayé de ces alliances, l'hospodar Etienne demanda la paix à Albert et l'obtint. Etienne promit d'assister le roi dans toutes ces expéditions et de prendre même les armes contre les Turks, si la Pologne jugeait à propos de leur faire la guerre. Bayezid lui-même envoya à Krakovie des ambassadeurs pour offrir une trêve ou pour signer un traité de paix. Le sultan cherchait cette amitié, car les conquêtes qu'il avait faites de Yenise, d'Istrie, de Frioul et de la Morée lui faisaient croire que tous les monarques de la chrétienté étaient déjà ligués contre lui. En effet, le sultan redoutait les armements de terre et de mer que Louis XII, roi de France, et Ferdinand Y, roi d'Espagne, faisaient chacun dans leurs États, et qu'ils disaient n'être destinés que pour aider les Vénitiens à reconquérir tout ce qui venait de leur être enlevé par les Ottomans. Le dessein des deux rois était de s'emparer du royaume de Naples ; mais le prétexte dont ils avaient coloré leurs préparatifs de guerre fut très-utile aux Polonais, qui hésitèrent néanmoins à recevoir les propositions de Bayezid, et qui les auraient peut-être rejetées, si la nouvelle invasion des Tatars et celle des Moskovites ne les eussent obligés à les accepter. En effet, les Tatars envahirent deux fois dans cette année (1499) les possessions polonaises, la première fois vers la fin de juillet ; c'est alors qu'ils ravagèrent la Wolhynie, Belz, Krasnystaw, Turo-bin, Krasnik, Lublin. Le'roi quitta Krakovie avec ses troupes, et les envahisseurs se sauvèrent. Au mois de septembre, ils revinrent de nouveau, et pillèrent Lancut, Lezaysk, Zawichost, Opalow et Brzesc-Litewski, et ils s'enfuirent en emportant richesses et esclaves. Pierre Myszkowski, staroste de Léopol, les poursuivit sans grands résultats. De son côté, le tzarYvan-Vassilévitsch, comme s'il n'avait pas assez d'air pour respirer dans ses États, d'une étendue déjà bien respectable, convoitait toujours les possessions litvaniennes. En s'appuyant sur des motifs frivoles, il accusait le grand-duc Alexandre d'avoir négligé de bâtir une chapelle^dans son palais pour Hélène ; il se plaignait aussi qu'Alexandre, en lui écrivant, avait omis quelquefois de lui donner les titres qui lui étaient dus. Ensuite, disant que la rivière de l'Ougra était la véritable frontière de ses États, il s'en empara ; plus tard, il soutenait que lo Dnieper devait servir de frontières pour mettre terme à toutes les incertitudes; mais cette fois, il disait que la Bérézina lui était indispensable, et, prenant par avance le titre de monarque de toutes les liussies, il affirmait qu'ayant complété ses États, ni lui ni ses descendants ne pourraient jamais rien exiger de plus. Eh bien, plus tard, les tzars diront que le Niémen et le Bug sont des fleuves moskovites; ils déclareront que la Wistule, la Prosna et la Warta leur appartiennent très-légitimement. Il viendra un jour où ils diront que la Saala et l'Elbe, qui parcourent les anciens pays slaves, leur appartiennent aussi. Cette conséquence est logique : déjà les historiographes du pays et les écrivains étrangers salariés s'efforcent de prouver, dans leurs ouvrages allemands et français, que tout ce que les tzars possèdent est une reconquête ! Alexandre de Litvanie mit vainement en usage tous les moyens propres à apaiser Yvan ; mais celui-ci voulait la discorde à tout prix, et il envahit le reste de la Sévérie, Starodub et Czer-nichow. Alexandre marcha jusqu'à Boryssow ; mais le duc Constantin d'Ostrog, s'étant uni à Stanislas Kiszka, marcha à la tête de trois mille cinq cents! hommes et rencontra les Moskovites sur la Wiedrosza. L'ennemi avait quarante mille hommes : les Polono-Litvaniens furent battus, et Ostrogski, Oscik, Chreptowicz, Chlebo-wiez, Zenowicz, furent faits prisonniers (octobre 1499). Après cette victoire, les Moskovites assiégèrent Smolensk ; mais George Paç et Nicolas Sollohub se défendirent si bien, que lorsque Alexandre marcha à son secours, précédé par Bialy, palatin de Samogitie, les Moskovites se retirèrent chez eux (1500). Avec tout cela le tzar faisait la conquête du nord-ouest de la Sibérie, au delà des monts Ou-rals, et ne se reposait point de ses intrigues; le séjour de sa tille en Litvanie l'autorisait à y envoyer autant d'espions et d'émissaires qu'il le voulait; de son côté, Alexandre n'épargnait rien pour détacher entièrement de la Moskovie les provinces litvano-russiennes, et leur conversion au catholicisme lui semblant le plus sûr moyen d'y parvenir, il la pressa de toutes ses forces ; les moines et les évêques, pour se faire bien venir dû pape, y mettaient encore plus d'ardeur qu'Alexandre, et ils (iniront par recourir à la persécution ; le confesseur d'Hélène fut même chassé de Wilna. Alors plusieurs seigneurs et boiars se donnèrent à Yvan. Le beau-père et le gendre s'accusèrent réciproquement de perfidie ; tous deux avaient raison. Au milieu de ces événements, Alexandre sollicitait à la fois Mengli-Giérey, Etienne de Moldavie, Wladislas de Hongrie, Albert de Pologne et Walter de Plettenberg, grand-maître de Litvanie, qui se ligna avec la Suède et les villes anséaliques pour embrasser sa cause. Mais parmi tous ces alliés, le prince de la grande horde joua un rôle important. Schah-Akhmet, khan des Tatars établis au delà du Volga, manda au roi qu'il s'approchait du Dnieper à la tête de cent mille hommes, en lui déclarant que, s'il lui envoyait des secours, il se faisait fort d'exterminer les agresseurs de la Pologne. Jean-Albert et Alexandre le lui promirent, et 'remercièrent pour tant de dévouement. Le schah s'avança et occupa le pays situé entre Kiiow et Czerniéchow, où les princes polonais étaient convenus de le joindre avec toutes les forces polono-litvaniennes. Cette promesse solennelle avait.été faite en pleine diète à Piotrkow avec les députés du khan (11 janvier 1501). Les Polonais l'avaient confirmée par des serments aussi solennels que s'ils n'avaient pas prévu la difficulté d'en remplir tous les articles; et les Tatars avaient juré de l'observer, en buvant de l'eau où ils avaient plongé la pointe de leurs sabres. C'était leur manière de constater la bonne foi de leurs engagements; et même, contre leur usage, ils maudirent à l'avance celle des deux nations qui oserait manquer à ses promesses. Les députés s'en étaient allés chargés de présents pour Schah-Akhmet, et persuadés du zèle de la Pologne et de la Litvanie à concourir au dessein qu'elles lui avaient fait prendre. Ils savaient que la république devait seule recueillir les fruits d'une entreprise dont le succès était en quelque sorte assuré. Ce que les députés avaient vu durant leur séjour à Piotrkow, leur faisait croire que les Polonais ne trahiraient jamais leurs alliés. Etienne, hospodar de Walaquie,avait envoyé réclamer à la diète Pierre, fils d'Élie, son prédécesseur, qu'il soupçonnait de vouloir lui disputer le droit de gouverner son peuple. Pierre s'était mis sous la protection de la répu- blique. Il paraissait que c'était de son intérêt d'accorder cet asile, car, en cas de rupture avec Etienne, il lui importait de pouvoir opposer un ennemi capable de faire une diversion en Walaquie. Cependant le traité que Jean-Albert avait conclu avec Etienne semblait ne pas permettre à la Pologne de servir de refuge au concurrent de son allié ; et dans le temps qu'elle était exposée aux envahissements des Moskovites et des Tatars de Krimée, elle devait craindre d'attirer chez elle les Valaques. Dans cette alternative, l'équité et la loyauté ne permettaient pas à Albert de livrer un prince qui s'était mis sous sa protection. Pour trancher la question, le roi se servit d'un moyen odieux. Il ne livra pas Elie, mais il le fit décapiter en sa présence et devant les ambassadeurs d'Etienne. Cette étrange action étonna beaucoup les envoyés du schah, et ils augurèrent mal pour le compte de leur maître. En effet, ni Jean ni Alexandre ne se pressaient d'aller au-devant du schah, qui, surpris de se trouver sans aide et sans conseil dans un pays inconnu, ne cessait d'envoyer des émissaires pour hâter la marche des troupes qu'il attendait. Sur ces entrefaites, le khan de Krimée, sollicité par les Moskovites, vint tout à coup fondre sur lui. On se battit à outrance, mais la victoire se déclara pour le schah, et cet événement, qui devait obliger les Polonais el les Litvaniens à presser leur armement pour achever la défaite de l'ennemi, leur servit au contraire d'un nouveau prétexte pour tromper leur allié, malgré les preuves qu'il venait de leur donner de la franchise de ses promesses. Ils feignirent de croire inutile d'assister un vainqueur. Mais en voulant lui persuader qu'il n'avait plus besoin, pour faire des conquêtes, que de sa fortune et de la terreur qu'il venait de, répandre dans les Etats voisins, ils ne parvinrent qu'à éelaircir ses doutes. Le schah reconnut que ses timides el mauvais alliés n'auraient pas été plus disposés à le sauver d'une défaite qu'ils ne l'étaient actuellement à tirer parti de ses exploits. C'était précisément ce que voulait Jean-Albert, il lui convenait mieux que Mengli-Giérey se défendît du joug du schah Akhmet, 'et que chacun d'eux, se confiant toujours en ses forces et n'en profitant jamais, l'un el l'autre ne fussent occupés qu'à se détruire. Mais tandis que roi manquait ainsi à ses engagements, Frédéric, fils de George, duc de Saxe, crut qu'autorisé par son exemple, il pouvait man- * quer ù la reconnaissance et à la fidélité qu'il lui devait. Investi du titre de grand-maître de l'ordre Teutonique, par les intrigues de la mère d'Albert et par les soins d'Albert lui-même, il refusa de prêter hommage à la Pologne, selon les conditions du dernier traité de paix. Le roi, moins surpris qu'irrité, se rendit1 à Thorn, d'où il envoya des députés au grand-maître, ou pour le rappeler à son devoir, ou pour le menacer de lui faire la guerre. Frédéric attendait des secours de l'empereur Maximilien et de plusieurs princes d'Allemagne qui, l'ayant excité à la révolte, voulaient lui fournir les moyens de la soutenir. Il cherchait par des promesses équivoques à gagner du temps, et le roi à se préparer à lui faire la guerre, lorsqu'il vint à mourir subitement d'apoplexie, le 50 avril 1501, à l'ûge de quarante et un ans et la neuvième année du son règne. Son corps fut transporté à Krakovie, et le 20 juillet enterré dans la cathédrale sous un beau mausolée. Sous son règne, le duché de Zator, à l'ouest de Krakovie, et le duché de Ploçk, en Mazovie, furent réunis à la république : le premier au prix de 80,000 ducats ; le second à la suite de la mort de Junus, duc de Mazovie. Les abus et l'insolence de l'aristocratie, augmentant toujours, replongeaient les pauvres paysans dans le malheur. Au commencement du règne, ces derniers jouissaient encore de certaines libertés, mais depuis la diète de Piotrkow (29 mai 1196) la noblesse et le haut clergé rendirent une loi sompluaire défendant aux paysans de porter des habits trop riches et d'afficher du luxe, et il leur fut interdit de devenir propriétaires de terres, Une autre loi fut rendue, «lui, pour arrêter la diminution du nombre de bras nécessaires à l'agriculture, ordonna qu'un paysan ne mettrait qu'un de ses fils à l'école ou en apprentissage. La noblesse se réserva les hautes dignités ecclésiastiques, qui étaient interdites aux plébéiens et bourgeois. Le statut de Jean-Albert ratifia les lois de Kasimir IV, rédigées à Opoczno et à Nieszawa, en modifiant quelques articles. Ceux qui y furent substitués portaient qu'il n'était loisible au roi de faire aucune constitution, aucun appel à la guerre, sans avoir Préalablement convoqué les diétines et les diètes. On suspendait les arrêts de la justice, on rendait inabordable l'accès des tribunaux. Les atteintes continuellement portées au statut de Kasimir-le-Grand réduisirent les cultivateurs à l'état de servage et d'esclavage ; enfin, la noblesse se déchargea de la rétribution de toutes les tailles en général. Callimaque, disait-on, était cause de cette révolte de la noblesse, car il avait formé le projet de relever la souveraineté royale et nationale aux dépens de l'aristocratie ; mais celle-ci, jalouse de ses droits exclusifs, mit tout en œuvre pour prévenir ce prétendu danger. Ce Callimaque joua un grand rôle sous le règne de Jean-Albert. Natif de San Geminiano, en Toscane (2 mai 1457), il s'appelait Philippe Bo-naccorsi; une grande connaissance des affaires lui donna le sobriquet d'Esperiente. Il s'était donné, dans sa jeunesse, le nom de Callimaque. Il avait d'abord été au service du pape Pie II; il était ami de Pomponius-Laetus, de Platina, et de quelques savants qui, appliqués à ramener dans leur siècle la connaissance et l'amour des lettres, s'attachaient à découvrir les précieux ouvrages des Grecs et des Latins. Mais on voulant se former au goût d'Athènes et de Home, ils furent accusés d'en avoir pris les mœurs et l'irréligion. Le pape Paul II, successeur de Pie, fit emprisonner plusieurs de ces savants, qu'il traitait de novateurs. Bonaccorsi passait pour le plus dangereux. Forcé de s'enfuir de Borne (1107), il voyagea eu Grèce, en Egypte, en Macédoine, et se retira en Pologne (1470). Le roi Kasimir IV lui confia l'éducation de ses enfants (1480).Jean-Albert, devenu souverain, ne sut que le consulter et lui obéir. Il est assez naturel que Callimaque, en profilant de son influence,s'atlira la jalousie des envieux, mais il ne pouvait pas voir sans peine les abus de l'aristocratie. II disait qu'avec cet état des choses, il n'y avait pas possibilité d'existence politique, pour un vaste empire ; il parlait en faveur des masses, mais sa voix fut étouffée. On l'accusait des désastres de la Boukovinc. On s'imagina que le roi, guidé par les intrigues de son confident italien, avait mené un grand nombre de nobles polonais à une mort certaine, pour diminuer le nombre des opposants. Mais Callimaque tint tête à l'orage; il criait, mais on était sourd à sa voix. Les imprécations de l'aristocratie redoublaient, mais Callimaque, jusqu'à la fin de ses jours (1er novembre 1496), répétait : « Avec votre prétendue liberté de caste, vous n'échapperez jamais aux griffes de vos ennemis. Le roi sera votre esclave, parce que vous lui ôtez tous les moyens de faire le bien, mais à votre tour vous deviendrez les esclaves de vos ennemis ! » INTERRÈGNE ( 1501 ). Trois mois s'étaient écoulés depuis la mort de Jean-Albert, et la noblesse paraissait être encore dans l'irrésolution ; mais les coteries de cette caste se préparaient en secret pour exploiter l'interrègne. Le 26 juillet eurent lieu les obsèques du roi, et aussitôt le cardinal Frédéric, archevêque de Gnèzne, convoqua la diète à Piotrkow (1er août 1501). L'assemblée fut tumultueuse; mais cette fois la noblesse n'osa pas se prononcer en faveur des étrangers; ses votes se partagèrent entre les frères de Jean-Albert. Une partie de la Petite-Pologne proposa Wladislas, roi de Hongrie et de Bohême, et envoya même Kmita, Myszkowski et Wroblewski en députation pour lui offrir le trône. Mais les partis d'Alexandre, grand-duc de Litvanie, et de Sigismond, duc de Glogau, et d'Oppeln en Silésie, s'élevèrent contre Wladislas, en objectant son indolence, qui le rendait le jouet des Hongrois et des Bohémiens, et lui avait attiré le sobriquet latin Rex bene, c'est-à-dire le roi bien, car en souscrivant à la. légère à toutes les pétitions, il avait coutume d'acquiescer à tout en disant bene, lors même qu'il donnait des ordres contraires ou accordait des privilèges contradictoires. On objectait de plus que tant de couronnes sur la même tête seraient désavantageuses à la Pologne, où le roi, comme en Hongrie, avait beaucoup d'ennemis. On hésitait donc entre Alexandre et Sigismond. Ce dernier possédait les plus brillantes qualités; mais en écartant Alexandre, on avait à craindre que la Litvanie ne se détachât de la couronne, car ce prince, comme on l'a vu, en était grand-duc. Albert Tabor, évêque de Wilna, Jean Zab-rzezinski, maréchal, et Nicolas Radziwill, éclian-son d'Alexandre, appuyèrent cet avis. Ils assuraient positivement que l'union des deux nations, telle qu'elle a été établie en 1499, ne souffrirait aucune atteinte ; que désormais les Polonais et les Litvaniens ne feraient plus qu'un seul peuple soumis à un même roi ; que ce roi serait toujours élu en Pologne; que les grands et l'ordre équestre de Litvanie concourraient à le choisir; que les deux nations n'auraient plus que les mêmes conseils, le même esprit, les mêmes prérogatives, les mêmes intérêts, les mêmes espèces de monnaies ; que tout serait commun entre elles : les pertes, les avantages, les biens et les| revers ; tà cela près, qu'elles conserveraient chacune dans leurs tribunaux leurs anciennes lois et leur administration judiciaire. Pour donner plus de poids à ces assurances, les députés litvaniens firent courir le bruit qu'Alexandre s'étant misàla tête d'une armée, marchait sur Krakovie pour y faire valoir ses incontestables droits au trône. A cette nouvelle, la peur saisit l'assemblée, et Alexandre fut élu presque à l'unanimité. Dans l'espace de temps qui s'écoula entre l'élection d'Alexandre et son couronnement, le sénat polonais, réuni à Krakovie, gérait les affaires de l'État. Le schah Akhmet, apprenant l'élection d'Alexandre, crut devoir lui rappeler ses anciens engagements. A cet effet, il envoya une ambassade à Krakovie; celle-ci, reçue par le sénat, entendit les représentations du schah, mais sans rien obtenir de consolant. Le schah se plaignit par l'organe de ses envoyés ; il reprochait aux Polonais de l'avoir fait venir si loin pour l'abandonner dans de vastes déserts où il manquait de subsistances pour faire vivre son armée. Il faisait dire que ses soldats, sans discipline, pressés par la faim et par la misère, pouvaient se répandre dans toute la Pologne; qu'il ne se soutenait qu'à force de ruses et de combats partiels ; mais que si les Polonais se joignaient à lui, il se promettait de soumettre la Krimée. Le sénat faisait des réponses évasives, et disait qu'il fallait attendre l'arrivée, à Krakovie, du nouveau roi pour prendre une détermination. Ce coupable abandon ne tarda pas à produire un effet fâcheux; et pendant que l'ambassade du schah se débattait inutilement, sa femme et la plus grande partie de son armée, ne pouvant plus supporter la disette et le froid, s'enfuirent en Krimée ; et cette armée se mit à la disposition du khan de la Krimée, et aussitôt elle fut employée contre les troupes qui étaient restées lidèles au schah. Une bataille sanglante fut livrée dans une plaine près de Kiiow. Le schah Akhmet fut battu. Il sejetira à Bialygrod(Ackerman), n'ayant avec lui que trois cents chevaux. Contraint de sortir de cet asile, où les Turks, alliés du khan des Tatars, commençaient à lui dresser des embûches, il erra en Podolie. 11 ne la quitta que lorsqu'il eut appris que les environs de Kiiow n'étaient plus occupés par l'ennemi. 11 trouva dans cette ville le palatin ou gouverneur polonais 03090510031006030505101110100605030510051010060310050908030808100510060905051011080605101004060405091006050906071005090509050605 qui, au lieu de le recevoir avec bonté, se saisit kovie, où sa présence était d'autant plus indis-de sa personne et le fit conduire à AVilna pour pensable, qu'elle devait mettre terme à l'impa-y attendre les ordres du roi; mais ce dernier tience des Polonais, et leur faire oublier les avait déjà quitté la ville pour se rendre à Kra- I inconvénients d'un interrègne, ALEXANDRE (isoukoc). Aussitôt après son arrivée dans la capitale de la Pologne, Alexandre se fit couronner. C'était le cardinal Frédéric, son frère, qui présidait à cette cérémonie (12 décembre 1501). Au mois de février de l'année suivante (1502), la reine Hélène vint le rejoindre, mais elle ne fut point couronnée ; car, professant la religion grecque, les lois du pays le lui défendaient : néanmoins elle obtint la faveur d'avoir une chapelle où elle suivait le culte de sa religion. Durant le séjour d'Alexandre en Pologne, les Moskovites envahirent les possessions litvaniennes et assiégèrent Smolensk. Pour venger cette invasion, Alexandre, accompagné de sa femme, et confiant les rênes du gouvernement au cardinal Frédéric, alla à Wilna, où il se mit à la tête d'une armée et marcha sur le Dnieper. Cette nouvelle épouvanta l'ennemi, qui leva aussitôt le siège de Smolensk. Alexandre profita de cette circonstance pour traiter en vainqueur avec le grand-duc de Moskovie. Mais ce dernier ne se laissa pas intimider, et les négociations se terminèrent pat-une trêve de six ans, pendant lesquels les provinces envahies par les Moskovites devaient rester en leur possession, mais les prisonniers respectifs furent échangés. Cette affaire était à peine arrangée, que les Tatars de Krimée envahirent la Podolie, la Russie-Rouge et la Petite-Pologne (1502). Les villes de Rzeszow,de ïaroslaw, de Radymno, de Dunaïeç d'Opatow, de Lagow et de Kunovv furent pillées et ravagées. Jean Wapowski et le cardinal Frédéric firent semblant de les poursuivre. Les Tatars s'effrayèrent et se retirèrent dans leur pays en emmenant un grand nombre de prisonniers. Après cette calamité survint la mort du cardinal Frédéric,lieutenant du roi (1505). Etienne, TOME II. hospodar de Walaquie, belliqueux, remuant et soudoyé par la perfide cour de Vienne, profita de cette circonstance pour s'emparer de la Po-kutie. Mais se défiant de ses propres forces, il encouragea les Tatars à faire une nouvelle invasion, ce qu'ils firent avec empressement ; ses hordes se jetèrent dans la Podolie et la Russie-Rouge, parcoururent la Litvanie, et poussèrent leurs rapines jusqu'à Kleçk et Sluçk. Pour remédier à ces malheurs, le roi vint à Lublin (fin octobre 1503), où il tint une diète ; l'assemblée tomba d'accord sur les propositions d'augmenter l'armée, de verser de nouvelles sommes dans le trésor public, et de faire la campagne de Pokutic. Quand le moment de cette expédition fut venu, le roi envoya l'armée en Pokutie , et lui-même se rendit dans la Prusse et dans la Poméranie pour y recevoir le serment de fidélité (1501). En atiendant, la guerre se poursuivait avec avantage; Etienne ne put tenir tête, et les Polonais lui reprirent cette belle et fertile province. Enfin la mort d'Etienne, survenue sur ces entrefaites, ôta tout prétexte à la rébellion. A la fin de la même année (1504) le roi présida à la diète de Lublin, où se traitaient les affaires delà Mazovie, à la suite de la mort du ducKonrad. De Lublin il partit pour Brzcsc-Litewski, où il ouvrit une nouvelle diète (janvier 1505) dans l'intérêt de la noblesse litvanienne, et des mésintelligences provoquées par le prince Michel Lwowicz Glinski. L'histoire de cet homme se lie aux événements les plus mémorables de la Pologne. Issu, selon les uns, d'une famille tatarc réfugiée auprès de Witold, et selon les autres, des ducs russiens, il naquit en Litvanie (vers l'an 1470), et embrassa de bonne heure la carrière des armes. Plus tard m LÀ POLOGNE. il alla s'exercer dans l'an de la guerre en Allemagne, en Italie et en Espagne. Il demeura longtemps à la cour de Maximilien, empereur d'Allemagne, et quand il revint en Pologne, il devint favori d'Alexandre. Maître absolu dans le grand-duché de Litvanie, où il possédait de vastes domaines, il abusait de son crédit. Ambitieux, prodigue et avare en même temps, il s'était fait un art de dérober le bien d'autrui en éblouissant par ses largesses. Occupé de lui seul, il n'avait ni humanité ni justice. Les grands de la Pologne et de la Litvanie l'avaient souvent dépeint à Alexandre comme un homme dangereux qui n'aspirait à rien moins qu'à lui enlever la Litvanie ; mais ces avertissements ne faisaient aucune impression sur l'esprit du roi, il affectait, au contraire, de lui donner des marques de confiance et d'amitié. Glinski, de son côté, devenait tous les jours plus arrogant ; il obtint que le roi retirerait à George lllinicz la starostie de Lida, et la donnerait à André Drozda, parent de Glinski. Celte infraction à la justice et aux lois du pays révolta les Litvaniens. Dans cette généreuse opposition on remarquait Albert Tabor, évêque de Wilna, Jean Zabrzezinski, palatin de Troki, Stanislas Zarnowiccki, staroste de Samogitie, et Stanislas Kiszka, grand-général de Litvanie. Mais Glinski ne reculait devant aucun moyen; il les dénonça au roi comme rebelles, et parvint à les faire condamner à mort. C'est cette grave affaire qui amena la diète de Brzesc. Jean Laski, chancelier, et Jean Oswiecimski, confesseur du roi, parvinrent à découvrir les projets de Glinski; ils firent des représentations au roi, ils lui montrèrent les dangers d'une pareille exécution, et l'arrêt fut révoqué. Mais Glinski conservait toujours le même esprit de vengeance, et le faible roi le même penchant à satisfaire la haine de son favori. Zabrzezinski fut privé de son palatinat, et Albert Kadziwill le remplaça; les autres furent exclus du sénat, jusqu'à ce que par leur soumission ils eussent réparé l'outrage que Glinski prétendait avoir été fait à la majesté du trône. Celte affaire terminée, on mit en avant celle de Schah-Akhmet, khan des Tatars, qui ne put trouver justice ni sous le règne de Jean-Albert ni sous l'interrègne suivant. A la diète actuelle Alexandre témoigna l'intention de réparer ses torts, et il fit venir de Wilna le schah. Le roi en personne vint à sa rencontre à huit lieues de Brzesc.On avait dressé une tente magnifique pour le recevoir; le roi le fit placer et se mit à sa droite. De Brzesc on se rendit aune nouvelle diète à Radom,pour y discuter sur les affaires relatives àla Pologne proprementdite (1505).Quandle tour de l'affaire tatare fut venue, Schah-Akhmet se plaignit et prononça ces mots : c Je n'ai garde, dit-» il au roi, de vous reprocher les insultes * que vous m'avez faites; ce serait le moyen de » les mériter. Mes pertes, ma captivité, vos re-» mords vous disent assez quelle est votre injus-» tice. N'était-ce donc que pour me faire périr, > que vous m'avez attiré de si loin dans ces con- * trées? Je me suis lié à vos promesses, à vos » serments, j'ai eu égardàvotre difficile position » et j'ai perdu pour vous mes sujets, mes forces, » ma gloire, ma nation. Où est la récompense » de tant de sacrifices? Quel est le peuple qui » traiterait un ennemi avec autant de barbarie » que vous traitez un ami et un allié ? Mais qui ou-» blic les serments qu'il a faits à Dieu, peut bien » oublier ceux qu'il a faits aux hommes. » Puis, levant les mains au ciel, il s'écria : t Dieu est » juste, et se vengera sur vous de mes mal- > heurs ! » Les sénateurs lui répondirent que le roi ni la nation n'étaient point coupables de ce qui lui était arrivé; que toute la faute était à lui, qui s'était arrêté en vue de Kiiow, pour piller les contrées voisines, et qu'au lieu d'attaquer vigoureusement l'ennemi, il avait tenu une conduite équivoque vis-à-vis la Pologne. Le schah ne répondit point à ces accusations, mais il demanda qu'on le laissât partir pour rejoindre sa horde. Voyant que l'assemblée hésitait, il dit : t Au moins, laissez partir mon » frère, il rejoindra mes compatriotes de Nogai ; » je suis sûr qu'en apercevant mon bonnet, ils j> seraient encore tous pour moi; et si vous ac-» cordez des secours à mon frère, il vengera » d'une manière éclatante son ancienne défaite » sur le tzar de Pérckop. » L'assemblée, au nom du roi, consentit à ce qu'il demandait, mais à la condition qu'il réunirait auparavant des troupes armées. Le schah ne fut pas satisfait de la décision conditionnelle; il promena ses regards sur la suite du roi, sur les sénateurs, sur les nonces, et dit avec véhémence : i Ces hommes ont tous le sabre au » côté, ne seraient-ils donc pas capables de se » battre en cas de besoin? Pourquoi seménagent-» ils? » On lui expliqua que la Pologne et la Tatarie étaient choses différentes; qu'ici les uns vont à la guerre, et les autres délibèrent; que d'autres cultivent la terre, et enfin se livrent au commerce. L'infortuné schah, voyant qu'il ne pouvait les convaincre, se rendit à Troki, où il attendit les résultats de l'ambassade dont son frère Khazakh était chargé auprès des Nogais. Les seigneurs litvaniens, confiants dans la parole du schah, lui laissèrent une entière liberté, et le traitèrent avec largesse ; puis quand vinrent de Nogai quatre-vingts Tatars notables, ils furent cordialement reçus; mais, peu soucieux de la reconnaissance, dès qu'ils purent tenter un coup, ils lefirent, et disparurent avec le schah. Le staroste de Troki, en apprenant leur fuite, réunit quelques troupes et courut après les fuyards. Les Litvaniens prirent des chemin détournés, les atteignirent non loin de Kiiow et les reconduisirent à Troki, où le schah était gardé à vue. En attendant, les Tatars de Krimée, encouragés par les réussites précédentes, envahirent la Litvanie et pillèrent les districts de Minsk, Sluçk et Nowogrodek (fin août 1505). La panique s'étant répandue à Wilna, on s'empressa d'entourer cette ville de fortes murailles, ce qui fut fait en peu de temps. Au milieu de ces événements, la santé du roi éprouva plusieurs échecs; mais dès qu'il se sentit un peu mieux, il quitta Krakovie et alla ouvrir la diète de Lublin (janvier 1506). A côté des décisions relatives aux affaires intérieures, l'assemblée de la noblesse s'occupa des moyens de punir l'insolence de Bogdan, hospodar de Walaquie. Bogdan, succédant à son père Etienne, prétendait épouser la sœur du roi Alexandre ; mais malgré ses instances on reconduisit sous différents prétextes. Irrité de ce refus, Bogdan s'empara de la Pokutie, La diète de Lublin vota des impôts, et quatre mille Polonais armés chassèrent les Walaques et poussèrent môme jusqu'au cœur de la Walaquie. Les Polonais eurent partout le dessus, mais ils eurent à déplorer la perte des braves Strus, frères, et de quelques autres chefs. A la suite de cette expédition, on conclut un traité par lequel on promettait à Bogdan la main de la princesse polonaise, à condition qu'il embrasserait la religion catholique, et qu'il fonderait un évêché et plusieurs églises. Bogdan promit une alliance fidèle à la Pologne e^ l'union de ses forces à celles de la chrétienté contre les Turks; mais ce traité n'eut ?Aicun résultat, comme on le verra plus tard. Les délibérations de la diète de Lublin furent closes à la suite d'une nouvelle officielle qui parvint au roi et qui lui apprenait la mort d'Yvan-Vassilévitsch, grand-duc de Moskovie.Cet homme cruel, qui causa tant de maux à la Litvanie, descendit dans la tombe le 27 octobre 1505, à l'âge de soixante-six ans, après en avoir régné quarante-trois et demi. Le roi des Polonais, croyant à la possibilité d'un bouleversement par suite de cette mort, hâta son voyage de Wilna, pour se préparera reprendre tout ce qui avait été envahi par les Moskovites sur la Litvanie ; mais il apprit que les esprits étaient peu disposés à la guerre : alors force lui fut de respecter la trêve, mais en gardant au fond du cœur son inimitié pour le nouveau tzar Vassili-Ivanovitsch. Le roi en arrivant à Wilna y trouva'déjà les envoyés de Mengli-Gierey, tzar de Pérékop, et ennemi déclaré de Schah-Akhmet. Ces envoyés ne tardèrent pas à conclure un traité d'alliance avec la Pologne; mais le premier article portait le sacrifice du schah. Le roi fit amener en sa présence le schah et sa suite ; on instruisait le procès, et les faibles furent condamnés par les forts. Le schah fut relégué dans la prison de Kowno, où il termina ses jours, et l'on répartit le reste des Tatars dans divers forts de Litvanie. Pendant ce malheureux procès, le schah engageait le roi et son conseil à se défier du perfide Mengli-Gierey, disant que ce dernier romprait la paix ,violerait ses serments aussitôt que son in térê t propre le lui commanderait ; mais on ne tint point compte de cet avertissement : l'événement justifia sa prédiction. En effet, à peine les envoyés du khan furent-ils de retour chez eux, que leur maître eut l'impudence de jeter encore une fois ses troupes sur les possessions polonaises (mai 1506). Ces barbares mirent tout à feu et à sang dans la Podolie, la Russie-Rouge et la Litvanie méridionale. On portait à cent mille le nombre des prisonniers ; quant aux vieillardset aux enfants, ils les tuaient ; les chroniques du temps disent que chaque Tatar eut dans cette expédition vingt-cinq captifs pour sa part. Sur ces entrefaites, le roi, frappé de paralysie, expirait à Wilna entre les mains d'un empirique polonais, qui se disait Grec de naissance, pour se donner un plus grand air d'habileté, et qui, par des bains fréquents et des sueurs continuelles, achevait doter au roi tout espoir de guérison. L'envie et la jalousie entre les principales familles détruisaient l'union et ôtaient les moyens de pen- scr aux intérêts de la patrie, lorsque les Tatars, parjures à leurs serments, après avoir déposé en Krimée leur butin du mois de mai, firent une nouvelle invasion (août 1506). Les Tatars établirent leur camp principal à Kleçk, petite ville située dans le palatinat de Nowogrodek. Ils y laissèrent dix mille hommes, et vingt mille hommes furent lancés dans différentes directions pour massacrer et piller. Pour marcher contre l'ennemi, la noblesse Iitvanienne voulait être commandée par Alexandre. Et celui-ci, malgré sa faiblesse, se fit porter à l'armée dans une litière et arriva ainsi à Lida. Quelques soldats y accoururent en disant que les Tatars n'étaient plus qu'à une journée de marche. On fit faire une nouvelle reconnaissance, et les soldats rapportèrent au bout de leurs piques quelques têtes de Tatars pour prouver qu'ils les avaient vus de près. La panique fut à son comble; le roi, presque mort, fut reconduit à Wilna, et Michel Glinski avec Stanislas Kiszka furent chargés de tenir tête à l'ennemi. Bientôt le grand-général Kiszka tomba grièvement malade, et Glinski devint le seul commandant de cette difficile expédition. Glinski n'avait que sept mille hommes sous ses ordres ; mais, comme il était expérimenté dans la manière de combattre les Tatars, il se rendit en toute hâte à Kleçk. Aussitôt il attaqua leur camp et parvint à s'y enfermer. Là il prenait au passage les détachements tatars qui venaient porter leur butin à l'armée. Il les enveloppait les uns après les autres, et bien peu échappèrent à la fureur des Litvaniens. Sendziwoy Czarnkowski, fils du palatin de Poz-nanie, contribua puissamment à cette grande victoire, par sa présence d'esprit. Il plaça trois cents cavaliers de la garde du roi, parfaitement armés, sur une hauteur voisine ; il les fit ranger en ligne pour faire croire que leur nombre était considérable; les mouvements de ce corps, qui battait plusieurs marches à la fois, et qui semblait toujours prêt à fondre sur l'ennemi, effrayèrent tellement les Tatars, qu'ils furent complètement défaits ; on leur reprit butin et prisonniers, et le pays se trouva délivré de la plaie qui le rongeait. Alexandre était à l'agonie lorsqu'il reçut la nouvelle de la victoire. Il leva les mains vers le ciel, versa des larmes de joie et rendit le dernier soupir le 19 août 1506, à l'âge de quarante-six ans. Il fut enterré à Wilna. Faible, indécis et borné, il n'eut aucune de ces qualités si utiles aux hommes et si indispensables aux rois. Il surpassa ses frères en prodigalités ; sa mort venait à propos, disait-on alors, car il aurait fini par donner la Pologne et la Litvanie; il avait une passion pour la musique qui lui coûta des sommes immenses. La noblesse lui arracha plusieurs privilèges; chaque nonce s'appropriait la puissance tribuni-tienne, et déterminait la volonté générale ; peu à peu cette noblesse votait ou refusait arbitrairement les impôts, la convocation de l'arrière-ban, l'institution desdoiset l'exécution de la justice; cependant les députés des villes furent admis aux délibérations. Alexandre, malgré son peu d'intelligence, s'occupa en véritable législateur de la rédaction d'un statut des lois analogues à tous les ordres. II est vrai qu'il suivait en tous points les conseils de Laski. Ces lois furent discutées dans les diètes de Piotrkow de 1503 et 1504, et dans celle de Radom en 1505. Les Juifs reçurent la confirmation de leurs privilèges ; on abolit une des lois de Magdebourg, qui permettait de se faire justice par le duel. Alexandre fit réunir et se fit soumettre toutes les lois instituées par Kasimir-le-Grand, par Wladislas-Jagellon, Kasimir IV et Jean-Albert, pour les mettreen harmonie avec les besoins des habitants. Tout cela fut confondu dans un même statut. Et comme Jean Laski, chanoine de Krakovie, secrétaire du roi, et ensuite chancelier, était chargé de la rédaction du code, on l'appelait tantôt le statut d'Alexandre, et tantôt le statut de Laski. Il fut imprimé en 1506. sigismond i", le vieux (isoei548). .'Uj^SJlsMiîj ëh Tioq-?'- iuoi to'i fit: 'l'Ho b t}û¥&àn&mt-&.*.-*?»iià-t.d.'t p,\ a!; g^Iteg». ft.^iiîJflMH w fioinul Quand Alexandre sentit sa fin approcher, il i commander la Pologne. Sigismond gouvernait le fit appeler son frère Sigismond, pour lui re- | duché de Silésie ; il se rendit en toute hâte à Wilna, mais il arriva trois jours après la mort d'Alexandre, et assez à temps pour assister à ses obsèques. Les vertus de Sigismond étaient connues en Pologne; on savait qu'il gouvernait non en maître, mais en père plein d'affection pour ses enfants; aussi les Litvaniens n'hésitèrent pas à lui offrir la couronne ducale (20 octobre 1506) : ce choix, la récompense d'une belle renommée, aurait du trouver l'assentiment de la nation. Les Polonais s'indignèrent, en voyant les Litvaniens prendre l'initiative, et renoncer par là à l'engagement de ne reconnaître pour souverains que les rois élus d'abord au trône de Pologne. Cependant l'intérôt de l'Etat prévalut, ils se tranquillisèrent, et finirent par proclamer Sigismond roi des Polonais (8 décembre 1506). Ce choix semblait être un gage de paix et de sécurité, car le frère de Sigismond, Wladislas, roi de Hongrie et de Bohême, lui cédait tous les droits qu'il pouvait avoir sur la Pologne. Les députés polonais arrivèrent donc à Wilna, et Sigismond se rendit bientôt après à Krakovie, où il fut couronné, le 24 janvier 1507, par André Rosa, archevêque de Gnèzne. Jusqu'à cette époque les monarques de îa Pologne disaient : f Je suis appelé au trône par la » grâce de Dieu et du Sauveur, » ce qui ne les empêchait pas d'être soumis au vote d'une élection. Sigismond, cédant à la susceptibilité de la noblesse, formula ainsi son serment : t Nous, Sigismond, faisons savoir qu'avec le » consentement de tous, des prélats, des grands, » de toute la noblesse et du peuple, la couronne » polonaise vient d'être placée sur notre tête. » Cette formule quasi-démocratique affirmait qu'un roi de Pologne n'était que le premier citoyen du royaume. Il faut croire que Sigismond, en mêlant le nom de peuple avec les nobles, voulait amener une fusion dans l'État; mais ses bonnes intentions furent toujours traversées, et la condition du peuple ne s'améliora point. Cependant Sigismond cherchait dès le début de son règne à rendre la Pologne forte et respectée. Il porta remède aux abus, en améliorant les finances dilapidées par Jean-Albert et Alexandre. Jean Boner, trésorier du roi,rmit ordre dans le trésor, racheta les domaines royaux qui se trouvaient engagés, rendit à la couronne ses revenus sans avoir établi de nouveaux impôts. Sigismond arrêta les brigandages, et s'occupa de l'administration civile et militaire. Ses soins étaient d'autant plus sérieux, qu'il prévoyait l'orage qui grondait déjà sourdement du côté de la Moskovie. Les tzars, insatiables dans leurs conquêtes et leurs usurpations, cherchaient à envahir plusieurs des provinces dépendantes de la Litvanie. Yassili-Ivanovitsch visait même plus loin. Aussitôt qu'il eut appris le décès d'Alexandre, il envoya son confident, Naou-moff, avec une lettre de condoléance à la reine Hélène, veuve du roi, et proposa à la noblesse litvanienne son élection, et la réunion de la Litvanie à la Moskovie ; mais ces démarches furent inutiles, et Sigismond, en lui signifiant son avènement au trône, lui demandait amicalement la restitution des pays envahis sur la Litvanie, et le retour des prisonniers litvaniens. Vassili refusa. Le duc Constantin Ostrogski, grand guerrier, et le plus riche seigneur de la Wolhynie, était prisonnier à Moskou depuis deux ans. Enfin, il parvint à s'échapper, et revint dans sa patrie pour offrir ses services a Sigismond (1608). Vassili devint furieux en apprenant la fuite du duc, et il se promit d'en tirer vengeance à la première circonstance. Cette vengeance d'un tzar fut une guerre de dix ans ! Tant que vécut Alexandre, l'ambitieux Glinski abusa impunément de son influence sur le roi ; mais Sigismond, en découvrant les vues du courtisan, permit à Jean Zabrzezinski d'accuser hautement Glinski, et celui-ci, faisant tous ses efforts pour faire condamner celui qui l'accusait, finit par dire au roi : t Sire, vous et moi nous nous » repentirons, mais il sera trop tard. » Après celte menace il se retira dans son duché de Tu-row sur le Prypéç, en méditant une trahison. Le grand-duc de Moskovie, bien servi par ses espions, et sachant tout ce qui se passait en Litvanie, envoya ses confidents Huba et Moklokoff à Glinski, pour lui promettre des honneurs et des richesses, s'il voulait servir la Moskovie et trahir la Pologne. Le pacte infâme fut signé et un crime en fut le gage ; Glinski se rendit près de Grodno, là où se trouvaient les propriétés de Zabrzezinski ; il s'introduisit dans la maison avec ses complices, et fit trancher la tête à son ennemi; ensuite on la jeta dans le lac qui se trouve entre Grodno et Wilna. Après sa vengeance, Glinski revint à Turow, et il engagea les Tatars et les Walaques à envahir la Litvanie; lui-même rejoignit l'armée moskovite sur la Eérézyna, tous ils ravagèrent la Litvanie et assiégèrent la ville de Minsk. Le roi des Polonais se mit alors à la tête d'une armée, et marcha contre l'ennemi. Il le trouva sur le Dnieper non loin d'Orsza ; pour donner une nouvelle impulsion, il franchit ce fleuve en personne, et remporta une victoire ( 13 juillet 1508 ). En attendant, Jean Firley, grand-général de la couronne, et Constantin Ostrogski, grand-général de Litvanie, poursuivaient l'ennemi en dévastant les possessions moskovites. Le roi se porta encore sur Smolensk. Les succès des Polono-Litvaniens répandirent la consternation dans les esprits. Vassili se hâta de conclure la paix, à la condition cpie les châteaux de Glinski seraient rendus au roi, et que les prisonniers de guerre seraient échangés de part et d'autre. Ainsi, plusieurs Polonais revinrent dans leur patrie, et les amis et les enfants de Glinski rejoignirent avec regret et les larmes aux yeux leur père. Mais la politique envahissante des tzars méditait de nouveaux forfaits contre la Pologne. Voulant l'affaiblir de tous les côtés à la fois, Vassili se ligua avec la Livonie (mars-avril 1509), et prépara ainsi l'asservissement et le renversement des dernières libertés de la république de Pskow. Pskow avait le tort d'être attaché à la Litvanie. Ensuite, il suscita les Walaques à faire la guerre aux Polonais. Ces infernales machinations, quant à la Walaquie, viendront se briser contre les armes polonaises, mais Pskow succombera et ne se relèvera plus. Bogdan, hospodar do Walaquie, commença par dévaster la Pokutie, et tenta de prendre Kamiéniéç, Halicz et Léopol (1509). Mais le palatin de Krakovie, Nicolas Kamieniecki, fait rétrograder l'armée de Bogdan, et entre en Walaquie. Les deux armées se trouvèrent en présence au passage du Dniester ; les Polonais remportent là une éclatante victoire, et la paix qui s'ensuivit (1510) soumit la Walaquie et la Moldavie ù la Pologne : ce traité fut dans la suite la source de ces guerres sanglantes que la Pologne fut obligée de faire aux Turks, pour se maintenir dans son droit. Les succès des Polonais relevèrent l'attention de l'Europe, et surtout de la eour de Rome. Le pape Jules II envoya complimenter Sigismond sur l'heureux résultat de la campagne de Walaquie, et le supplia de faire une guerre contre les Turks pour les chasser do l'Europe. Il offrait à Sigismond le commandement en chef de toutes les troupes de la chrétienté, en promettant do l'appuyer do puissants renforts, pensant que sous les auspices d'un tel chef on en arriverait à célébrer le service divin à Constan-tinople. Le roi des Polonais n'eût pas hésité d'accomplir cette mission, mais il se rappelait le sort de son oncle l'infortuné Wladislas-le-Var-nénion (en llii), puis il se défiait des promesses des papes et de l'intérêt des puissances chrétiennes. Sur le papier ils promettaient argent et soldats, mais en réalité l'un et l'autre arrivaient peu ou point. L'expérience avait déjà prouvé que les Polonais étaient toujours dévoués et prêts à agir, mais que leurs alliés étaient lents ou égoïstes. Revenons maintenant à l'affaire de Pskow, dont le sort se lie intimement à celui des futures destinées de la Litvanie. Constant dans ses projets d'usurpation et dans sa haine contre la liberté, le tzarisme moskovite subjugua Pskow, comme il avait subjugué No-vogorod-la-Grande, par la violence et la perfidie. Quoique soumise à la puissance des grands-ducs, Pskow avait su, à force de prudence, de soumission et de sacrifices, conserver son conseil national, investi du pouvoir législatif, ses magistrats élus par le peuple ; enfin, toute son organisation intérieure, et former une véritable république, calquée à peu près sur celle de Novogorod, dont elle avait été la sujette d'abord, et ensuite l'affranchie et la sœur cadette, La ruine de Pskow, ajournée sous Yvan III, fut exécutée sous son fils; l'intrigue prépara l'œuvro qu'achevèrent la trahison et la terreur. Yvan Obolenskoi, lieutenant ou gouverneur de Pskow, fomenta la discorde entre les diverses classes de citoyens, et se plaignit ensuite de leur turbulence et des abus de pouvoir des magistrats; c'était le prétexte demandé pour justifier l'intervention meurtrière des Moskovites. En automne (1509), pendant que la Pologne était occupée de la guerre contre les Walaques, Vassili se rendit à Novogorod avec un cortège imposant et des forces considérables; là, il reçut avec bonté une nombreuse députation de Psko* viens, chargée de le féliciter et de lui offrir un présent en argent, puis il envoya dans la cité prendre des informations sur les plaintes d'Obo-lenskoï. On lui rapporta que ce fonctionnaire et les citoyens s'accusaient réciproquement; et, en effet, une nouvelle députation vint demander la destitution d'Obolenskoï. Vassili le fit appeler à Novogorod, avec tous les Pskoviens qui avaient à s'en plaindre. Ils arrivèrent en grand nombre ; mais une foule de boïars et de fonctionnaires vinrent aussi s'accuser les uns les autres. Vassili exigea de plus que les neufs possadniks et les prévôts des marchands de tous les quartiers comparussent avec Obolenskoï, sinon le pays serait déclaré en état de révolte. Les dociles Pskc-viens se présentèrent devant le tzar {janv. 1510); les fonctionnaires et les marchands, introduits dans la salle d'audience, se préparaient à plaider leur cause, lorsqu'on les prévint en les déclarant prisonniers. Cette fatale nouvelle arrive à Pskow, le conseil national s'assemble, on ne comprend rien à cette perfidie, on gémit, et on envoie une députation à Vassili pour éclaircir l'affaire. Alors le despote déclare à ses prisonniers qu'ayant méconnu l'autorité du lieutenant et oppriméle peuple, ils méritent une punition rigoureuse ; mais qu'ils peuvent recouvrer ses bonnes grâces et conserver leurs propriétés, en abolissant pour jamais le conseil national, et en recevant ses juges à Pskow, et autres villes et bourgs. Attirés dans cet épouvantable guet-apens, les députés envoyèrent un d'eux avec Dolmatoff, secrétaire de Vassili, porter aux Pskoviens cette terrible nouvelle, t Nous avons juré pour nous » et pour vous d'obéir aux volontés du monar-» que, dit au peuple assemblé le député psko-> vien, n'allez pas nous parjurer, nous périrons » tous. ï Le délai fatal expirant le 28 janvier, Dolmatoff transmet les ordres et les menaces de Vassili, et va s'asseoir sur un gradin de la place publique, pour attendre la réponse. La consternation était profonde, on le supplia d'attendre jusqu'au lendemain. Le lendemain fatal est enfin venu, et les cris de désespoir retentirent dans toute la ville ; pour la dernière fois la cloche convoqua le peuple et annonça lugubrement la fin de la liberté pskovienne. Après cela on descendit de la tour de la Sainte-Trinité la cloche du conseil national, que Dolmatoff alla porter à son maître la nuit suivante. Dès lors tout s'humilia sous le sceptre moskovite. Vassili entra triomphant à Pskow, s'empara des bâtiments des faubourgs pour y loger une garnison; il relégua dans le fond de la Moskovie les fonctionnaires et les notables; il distribua leurs propriétés, qu'il avait promis de leur conserver, à ses boïars et à trois cents familles moskovites qui les remplacèrent à Pskow. Ainsi finit cette république qui reconnaissait la suprématie polonaise depuis plus décent ans! L'historiographe des autocrates, Karamsine lui-même, en décrivant ces événements, ne put s'empêcher de flétrir cette invasion, et il cite ce passage remarquable tiré d'une chronique russienne du temps : « Ainsi pé-» rit la gloire de Pskow, envahi non pas par des » hérétiques, mais par des croyants, par ses pro-» près frères chrétiens! 0 ville jadis grande, tu » t'attristes de ton abaissement.Un aigle aux lar-» ges ailes s'éleva au-dessus de toi, armé des » griffes du lion, il a arraché de ton sein les trois » cèdres du Liban : il t'a ravi ta beauté, tes ri-» chesses et les citoyens ; il a bouleversé tes mar-j chés et n'a laissé que des décombres. U a trans-» porté nos frères et nos sœurs dans des contrées » éloignées, où n'étaient jamais allés ni vos » aïeux ni vos pères! » On a vu dans le cours de celte histoire que la Pologne fut sans cesse tourmenlée par les invasions tatares. Sigismond, pour en finir avec ces hordes maudites, chercha à les lancer sur la Moskovie, et s'engagea à payer annuellement au khan 15,000ducats. Le khan, qui se jouait de ses serments, promettait aux Polonais et promettait aux tzars ; la politique moskovite obtint donc facilement que les Tatars envahiraient de nouveau les possessions polonaises.En effet, ilsra-vagèrent la Podolie et la "Wolynie, lorsque Prze-çlas Lançkoronski, siaroste de Kamiéniéç, et le grand-général Constantin Ostrogski leur livrèrent une bataille près de Wisniowieç (1512), et vingt-quatre mille Tatars, tués ou faits prisonniers, leur apprirent à être plus scrupuleux sur l'observation de leur parole. Sigismond, loin de se fier désormaisà leurfoi, augmenlaenUkraine le nombre de ses troupes pour tenir l'ennemi en respect. Cette victoire, qui déconcerta pour le moment Vassili, ne l'empêcha point d'intriguer contre la Pologne et d'amener sur elle de nouveaux orages. Pendant que Sigismond se livrait à l'administration intérieure pour raffermir le bonheur de la nation, il pensait aussi à maintenir sa couronne par un mariage. Il épousa donc Barbe, fille d'Ë-tienne de Zapole, prince et palaiin de Transylvanie, et comte de Zips. Ce mariage pouvant amener la famille de Zapole au trône de Hongrie, déconcerta les desseins de l'empereur Maximilien qui cherchait par des moyens secrets ù s'emparer de la Hongrie. Pour mieux réussir, le perfide cabinet de Vienne expédie Schnitzen-Pamer à Moskou, offre son alliance au tzar. On se promet de concert d'écraser la Pologne à l'aide des cheva- liers Teutoniques, des Moskovites et des Autrichiens (février 1514). Une formidable armée commandée par Vassili vint enhahir (1513) les possessions polonaises, en dépit du traité de paix qui existait depuis 1508. L'avant-garde de l'armée ennemie était commandée par le prince Michel Glinski. Il assiégea Smolensk, mais ne pouvant s'en rendre maître, Vassili vint le rejoindre avec des forces plus considérables. La ville, attaquée par une artillerie formidable, eût encore résisté sans la trahison; Vassili, pour redoubler le courage de Glinski, la lui avait promise en don. Le traître, à l'aide de ses complices, entra dans la place.Le palatinGeor-ges Sollohub, commandant, résista sans énergie, et enfin il finit par céder. Smolensk fut donc occupée par les Moskovites (6 août 1514), après avoir été gouvernée par les Polonais pendant cent dix ans. Sollohub, qui n'avait su mourir en Lrave, revint en Pologne, et ne sachant pas justifier sa conduite, il eut la tête tranchée. Après l'occupation de Smolensk, une partie de l'armée moskovite alla à Mscislaw, où le duc Michel, descendant de Gedymin, ne pouvant pas se défendre, se soumit à Vassili, et c'est depuis, que plusieurs familles dévouées aux intérêts de la Pologne préférèrent quitter leurs terres pour venir s'établir en Litvanie ; parmi ces familles étaient les princes Ozyreçki, Massalski,, Oginski, Puzyna, etc. Les traîtres sont tôt ou tard victimes de leur trahison. Glinski, irrité contre Vassili qui lui refusait la souveraineté de Smolensk, pensa à implorer la clémence de Sigismond. Il écrivit au roi, en lui promettant de le rendre maître de la ville de Smolensk. Sigismond ne repoussa point celte offre, et probablement on entra en négociations avec Glhtski. On décida que le jeune Trepka chercherait à s'introduire dans le camp ennemi ; fnais les Moskovites ne tardèrent pas à le découvrir : Trepka fut interrogé, et résistant à toutes les menaces, ne voulant pas avouer le motif de sa mission, on le lit brûler à petit feu. Le nouveau Scévola soutint jusqu'au bout la cruelle épreuve, et il ne sut que souffrir, garder le secret, et cette mort sublime illustra à jamais le nom de Trepka ï Le bruit de la trahison de Glinski mit en émoi ses alliés ; il fut saisi, et on trouva sur lui les lettres de Sigismond. Amené à Dorogobouje de vant Vassili, on le fit enchaîner et enfermer dans «ne prison de Moskou, Aussitôt le tzar ordonna ses troupes de marcher au fond de la Litvanie et de la ravager en tous sens. Cette armée était composée de quatre-vingt mille hommes, et commandée par le prince Boulghakoff-Golilza, et le boïar Yvan Tscheladnine. Le roi des Polonais, qui avaitdéjà quitté Wilna, arrivait à Boryssow avec trente-trois mille hommes, lorsqu'il apprit que l'ennemi s'avançait. A la suite d'un conseil de guerre, le roi resta avec quatre mille hommes à Boryssow, et vingt-neuf mille hommes, c'est-à-dire le reste de l'armée, allèrent au-devant des Moskovites. L'armée litvanienne était commandée par le duc Constanlin Ostrogski et par George Radziwill; l'armée polonaise, par Jean Swierczowski, et la garde royale était sous les ordres d'Albert Sampolinski. L'insolence de Tscheladnine ne connaissait pas de bornes; il avait pour les Polonais une haine sauvage et stupide, et sa présomption était telle qu'il se vantait de pouvoir les soumettre avec des lanières de cuir. «Je leur apprendrai, disait-il, à > respecter ainsi le nom et la puissance de mon » maître.» Le maître était bien digne du général. Son projet était d'abord d'aller au-devant de Sigismond pour lui livrer bataille. Il passa le Dnieper avec ses quatre-vingt mille Moskovites. Arrivé à Orsza, il apprit que l'armée polono-litvanienne venait à lui. L'ennemi étant dans une position avantageuse, le duc Ostrogski hésita à l'attaquer, mais il s'aperçut que Tscheladnine, repoussant les avis de Boulghakoff, abandonnait étourdiment son terrain, faisait défiler une partie de ses troupes vers le fleuve et le regagnait à la hâte avec le reste de l'armée qui avait servi à couvrir ce mouvement. Les Moskovites se flattaient que, trompés par cette manœuvre, les Polonais se débanderaient pour les poursuivre. Us prétendaient revenir sur eux et les surprendre dans un désordre égal à celui où ils auraient cru les trouver eux-mêmes. Ce qu'ils avaient espéré n'arriva point.^Ostrogski les suivit à la vérité, mais avec une extrême précaution et en ordre de bataille. La rencontre des armées belligérantes eut lieu sur les bords du Dnieper, entre Orsza et Du-browna, le 8 septembre 1514. Resserrés sur les bords du fleuve, les Moskovites se virent contraints de le repasser. Ils replièrent leurs ponts, et, déjà campés sur l'autre rive, ils provoquaient les Polonais avec d'autant plus d'assurance que, les bords étant très-escarpés de leur côté, rendaient l'attaque plus diffi- cilc. Cependant leur confiance s'évanouit dès qu'ils s'aperçurent qu'Ostrogski faisait construire un pont pour le passage de son infanterie, et lorsqu'ils virent surtout sa cavalerie se jeter à la nage pour les attaquer à l'arme blanche. Etonné de ce courage surhumain, Tscheladnine perdit sa présence d'esprit et ne put empocher ce corps de troupes de venir à lui. Les Litvaniens eurent ordre d'engager la bataille. Le feu de leur mousqueterie n'ébranla point les Moskovites. Ils s'avancèrent pour attaquer au sabre. Accablés par le nombre, les Litvaniens commencèrent à céder du terrain. Us feignirent du moins de ne pouvoir résister et se laissèrent pousser jusqu'à la portée d'une batterie. Là, ils s'ouvrirent tout à coup pour la laisser agir. Cette ruse les servit merveilleusement. Alors la cavalerie polonaise se jetant sur eux, les chargea le sabre à la main, tandis que l'infanterie, les prenant de flanc, les culbuta sur les bataillons qui venaient soutenir leur attaque. En un instant la confusion se mit dans tous les rangs. Tscheladnine, épouvanté, essayait en vain de rassurer son armée. Il priait, il menaçait, il donnait des ordres, mais il n'était point écoulé. Par intervalle quelques corps moskovites se ralliant d'eux-mêmes, soutenaient le choc des Polonais. Plus braves que hardis, ils luttaient contre une défaite déjà décidée, et qu'ils augmentaient par leur inutile résistance. Tout s'abaissa de proche en proche devant l'armée républicaine. Quelques cavaliers litvaniens, ayant pénétré jusqu'aux extrémités du camp ennemi, y trouvèrent un corps de réserve, qu'ils crurent avoir été destiné à les tourner durant l'action. Ils le forcèrent à mettre bas lesarmes. Ce nouveau malheur acheva de décourager les Moskovites. Ceux qui restaient n'avaient pour abri contre la fougue du vainqueur que des las de corps morts dont ils s'étaient fait une espèce de barricade. Forcés dans ce retranchement, ils voulurent en sortir, mais ils ne firent qu'avancer le moment de leur perte. Les uns se noyaient dans la rivière de la Kropiwna, près de l'embouchure du Dnieper, et presque tous les autres furent massacrés, car on ne faisait point de quartier. Un spectacle affreux se présenta aux regards des vaincus et des vainqueurs/Toute la plaine, l'espace de quatre milles de Pologne (sept lieues de France), était jonchée de cadavres et de chevaux tués. Les blessés restaient sans secours au milieu Tome n. des champs; leurs cris de douleur se répandaient dans l'air, et il était impossible de les panser, de les soigner, tant grande était la confusion. Une foule d'officiers, enchaînés avec leurs soldats, demandaient en vain qu'on les traitât en prisonniers plutôt qu'en esclaves. Tscheladnine et Boulghakoff, liés et garrottés, marchaient à la tête de ces malheureux, victimes de l'ambition de leur monarque et de la présomptueuse arrogance d'un chef grossier. On se battit depuis midi jusqu'au coucher du soleil. Outre les deux chefs que nous venons de nommer, six voievodes, trente-septprinces (kniaz) et mille cinq cents officiers supérieurs et autres employés de la cour, présents dans le camp, furent faits prisonniers de guerre et envoyés à Wilna et dans d'autres villes de la Litvanie. Tous les drapeaux, armes et canons tombèrent au pouvoir des Polonais. Trente mille Moskovites furent tués, six mille furent faits prisoniers ; le reste se dispersa à la faveur de la nuit et des bois. Les chroniqueurs russiens et polonais s'accordent à dire que les Polonais, grâce à la supériorité de leur artillerie, perdirent seulement quatre cents hommes, et eurent six cents blessés. A la suite de cette victoire, les villes de Du-browna, de Kryczew et de Mscislaw rentrèrent sous la domination polonaise. Le duc Ostrogski, à qui la gloire de la journée du 8 septembre revenait principalement, ne put, à cause de la mésintelligence entre ses autres chefs, arriver à temps sous Smolensk pour reprendre cette ville; quand il arriva sous ses murs, les Moskovites avaient déjà pris les précautions nécessaires pour la défense, et soupçonnant les connivences de plusieurs boiars de Smolensk avec les Polonais, ils firent dresser des potences sur le haut des remparts et les pendirent. Les Polonais, furieux à la vue de cette barbarie, tenièrent plusieurs assauts, et rentrèrent chez eux pour se préparer à de nouveaux événements. Toutes les cours de l'Europe et les peuples de tous les pays relisaient avec admiration et étonnement le récit de cette incroyable campagne. La gloire qui en rejaillit sur Sigismond fit taire ses ennemis, et parmi eux, l'empereur Maximilien 1er qUi panu s'at tacher à la fortune du roi et chercha à lui faire accroire qu'il l'aimait sincèrement. Pour preuve, il fit semblant d'abandonner entièrement ses relations avec la Moskovie, et leurra Sigismond de sa perfide amitié. Pour ca- cher mieux ses vérifablesintentiorts,MaximilienIor proposa un congrès, car, ne pouvant nuire à Sigismond par les guerres qu'il lui avait suscitées, il affecta d'arriver à ses fins par la voie des négociations diplomatiques. Arrivé à Presbourg, avec son frère Wladislas, roi de Hongrie et de Bohême, Sigismond fut sollicité par plusieurs Polonais, qui voyaient clair dans cette affaire, de ne pas partir pour Vienne; mais Sigismond eut le tort de croire à la bonne foi de Maximilien. Le résultat ne vérifia que trop la prophétie de ceux qui étaient en défiance contre l'empereur, et le congrès ne couronna que les vœux de Maximilien, en lui donnant accès à la couronne de Hongrie et de Bohême, par le mariage de son neveu avec Anne, nièce de Wladislas ( 15-22 juillet 1515). Maximilien promit seulement à Sigismond d'engager Vassili à la paix, et de réduire les chevaliers Teutoniques à lui rendre hommage ; offrant, en cas de refus, de seconder le roi avec des troupes qu'il enverrait d'Allemagne. On voulut encore engager le roi dans une guerre contre la Turquie, mais de bons conseils prévalurent et il s'y refusa. Dès que le roi fut de retour, il apprit que les Moskovites envahissaient la Litvanie et assiégeaient Witebsk ; les Tatars en faisaient autant en Podolie (1515). Les Moskovites furent repoussés, et les Tatars battus par Ostrogski, Lançkoronski, Farurey et Secygniowski (1510). A cette époque commence l'histoire des Kosaks. Les pays situés le long du Borysthène étaient continuellement exposés aux incursions des Tatars. Les seigneurs qui y avaient de vastes domaines, pour les mettre à l'abri de la rapacité de ces hordes, y entretenaient des armées considérables. Les fuyards de ces armées, grossis par des aventuriers, commencèrent à se former en corps compactes. Les landes de l'Ukraine, les îles du Dnieper leur offraient un asûV'ui ils trouvaient sûreté et subsistances. Leurs irruptions par terre et par eau dans les pays relevant de la Turquie leur inspirèrent le goût des richesses. Ils furent longtemps fidèles et utiles à la Pologne qui en tirait de grands avantages, jusqu'à ce que la cupidité de l'aristocratie polonaise, en violant leurs privilèges et en leur ravissant leurs richesses, les eût portés à lever l'étendard de l'indépendance. Eustache Daszkiewicz, sujet d'Ostrogski, homme d'un esprit pénétrant, et naturellement porté aux exploits héroïques, fut Je premier qui les organisa, en les divisant en régiments et en les maintenant dans la discipline.Lui et sesKosak8 ne tardèrent pas à se faire connaître contre les Tatars, les Moskovites et les Turks. Ostrogski recommanda ce chef à Sigismond. Ce sage monarque, en dépit de l'opposition de l'aristocratie, fit donation à Daszkiewicz de la starostie de Czerkassy avec des châteaux situés près du Dnieper. Ce chef, en revenant d'Otschakow, se présenta devant le roi, qui ne manqua pas de lui demander quel était le moyen d'empêcher les Tatars de faire à la Pologne tant de ravages, t Sire, répondit-il, c'est d'entretenir deux mille hommes sur le Dnieper, qui pourront, sur des bateaux, empêcher les Tatars de pénétrer en Pologne, et quelques centaines de cavaliers qui fournissent à ces hommes des subsistances; enfin, de bâtir sur les îles du Dnieper des châteaux et des villes. » Ce conseil fut approuvé, mais les intrigues de la noblesse et les événements ultérieurs entravèrent la réalisation d'un projet si salutaire. La prospérité du roi sembla l'abandonner après la mort de la vertueuse reine Barbe (2 octobre 1516). Wladislas, roi de Hongrie et de Bohême, frère du roi, mourut aussi. Sigismond, qui avait été désigné par lui comme tuteur de Louis, son neveu, envoya dans ces deux royaumes ses conseillers, Laski, archevêque de Gnèzne, et Christophe Szydlowiccki, palatin de Krakovie, pour gouverner ces deux royaumes pendant la minorité de Louis. Un peu plus tard, les Tomicki, les Tarnowski, et le vertueux Boner, qui avaient si puissamment concouru à l'état florissant des finances, perdirent leur influence sur l'esprit du roi. Toutefois, pour punir l'audace de Vassili, Sigismond se mit à la tête de ses troupes (1517) et alla jusqu'à Poloçk. Ostrogski assiégea inutilement Opotschka, et Secygniowski poussa son avant-garde jusqu'à lu vue de Moskou; mais l'ennemi évita le combat, et la campagne se termina sans grands résultats. En attendant, Vassili concluait (1517) un traité offensif et défensif avec Chrisliern II du Danemark, contre la Suède et la Pologne, et un autre avec l'ordre Teutonique contre la Pologne. L'envoyé de Maximilien, le baron de Ilerberstein, négociait à Moskou pour réconcilier Sigismond et Vassili ; mais ces négociations n'eurent aucun résultat. Toutes les perfidies du cabinet de Vienne envers la Pologne ne suffisaient point à l'empereur Maximilien, et, sous le prétexte de consoler Si- gisniond de la perte de Barbe, qui ne lui laissait que deux filles, il lui proposa d épouser (1518) Boue Sforza, fille de Jean Galeazzi, duc de Milan, et nièce de Ferdinand II, roi de Naples et de Sicile. Dès qye celte femme fut installée en Pologne, elle rappelaà elle toute l'autorité, envahit tout et chercha à perdre dans l'esprit du roi les grands citoyens, les hommes honnêtes qui avaient fait la gloire de son règne (1519). Dans sa jeunesse Bone avait été belle, spirituelle, portée aux plaisirs, orgueilleuse, avide de gouverner, d'une cupidité insatiable, sacrifiant à cette passion le bonheur de son époux et les intérêts de l'Etat. Elle grossit ses coffres des revenus destinés aux besoins de la République; elle brouilla Kmita avec Tarnowski; elle s'ingéra dans l'administration; elle sema la discorde et les soupçons, et trafiqua de toutes les charges. Pareille en tout à Catherine de Médicis, à la différence près que les institutions et les usages du pays l'empêchèrent d'exercer sur la Pologne une influence aussi nuisible que le fut celle de Catherine sur la France.Ces deux Italiennes, assises sur les principaux trônes de l'Europe, marquèrent leur passage par les mêmes malheurs. Environnée d'une foide d'étrangers, dont le désordre, l'impiété et l'effronterie donnaient l'exemple de tous les scandales, Bone remplit la Pologne de troubles et de divisions; n'aimant, parmi les indigènes, que les usuriers, les gens sans mœurs et sans aveu. Voilà le présent que l'Autriche fit à la Pologne. Sur ces entrefaites, les Tatars, soudoyés par Vassili, envahissaient la Podolie et la Petite-Pologne (1519). La bataille de Sokal fut perdue par les Polonais, Ostrogski eut peine à se sauver, et les princes Czetwertvnski, Korecki et d'autres chefs y furent tués. Les Moskovites envahirent de leur côté la Litvanie et ravagèrent Krewo. Smorgonie, Molodeczno, Krzywicze et les villes voisines (1519). Mais après leur retraite on conclut un armistice(1520) pour six mois; ce qui permit à Sigismond de punir l'insolence des Teutoniques, protégés à la fois et par l'Autriche et par la Moskovie. C'est encore vers la même époque que mourut l'empereur Maximilien Ier. La maison d'Autriche était, en danger de perdre la prépondérance qu'elle s'était acquise dans le corps germanique. Maximilien n'avait pu réussir à faire nommer un de ses petits-fils roi des Romains ; ainsi les élec- LA POLOGNE. 171 teurs se trouvaient maîtres de donner pour chef à l'Allemagne celui des princes de l'Europe qu'ils jugeraient le plus capable de la bien gouverner. Parmi les nombreux candidats, ce furent Charles d'Autriche, roi d'Espagne, peiit-fils du dernier empereur, el François 1er, roi de France, qui eurent le plus de chances de succès. Comme Sigismond avait une grande influence sur la Bohême, Jean de Langeac vint en Pologne pour demander au roi de favoriser François Ier. Mais le roi d'Espagne finit par triompher, et c'est dès lors qu'apparut sur la scène du monde ce Charles-Quint, fidèle dans son amitié pour Sigismond, Cette élection étant accomplie, Albert, grand-maître des chevaliers Teutoniques, et neveu de Sigismond, ne prétendait rien moins qu'à envahir la Prusse-Royale : mais à la diète de Thorn (1520) on déclara l'ouverture de la campagne. En moins de deux mois, Nicolas Firley, palatin de Sandomir, battit les Teutoniques. Albert demanda grâce et alla trouver à Thorn le roi des Polonais; mais dès qu'il apprit que quatre mille Danois, débarqués à Memel, étaient entrés dans Konigs-berg, et qu'il lui venait d'autres renforts d'Allemagne, il rompit les négociations. Les hostilités commencèrent donc. Dantzig fut assiégé par Schonberg, mais son commandant Jean Zarcmba repoussa l'ennemi. Albert fut humilié; Sigismond voulut bien pour cette fois oublier le passé, et il lui accorda une trêve de quatre ans. Plusieurs motifs avaient déterminé le roi dans cette démarche. Les Tatars et les Moskovites inquiétaient toujours les possessions polonaises. Les doctrines de Luther, qui agitaient toule l'Allemagne, commençaient à pénétrer en Pologne. La ville de Dantzig fut la première à embrasser le protestantisme, et, par un zèle exagéré, deslilua d'anciens magistrats, profana les églises ci les couvents catholiques (1521). Sigismond se rendit en personne à Dantzig, condamna à la peine capitale quatorze des principaux bourgeois, chez qui on aperçut l'influence traîlreuse des Allemands ; il publia en outre plusieurs décrets pour arrêter l'extension de la nouvelle doctrine. Cependant n o n -se u I e m e 111 Da m zi g, i n a i s m è n te to u te la Prusse se sépara de Rome et de la croyance catholique. L'ordre Teutonique, en grande partie, suivit cet exemple ; le grand-maître lui-même abjura ses vœux et se maria (152/*/. Dans cette position délicate, Sigismond, sage et tolérant, aima mieux laisser à chaeunja liberté de conscience que de se charger des inté- 172 LÀ P01 rôts du ciel et de remplir la République de sang, de carnage, suites inévitables des persécutions religieuses. La paix définitive fut conclue en 1525. Albert, issu des marquis de Brandebourg, résignant le titre de grand-maître, fut créé duc de la Prusse-Orientale, ayant siégé à Kœnisberg. Albert se rendit à Krakovie, encore décoré de la croix de l'ordre sur lequel il rejeta le retard de la prestation d'hommages, et la guerre qui s'en était suivie ; il prêta hommage sur la grande place de Krakovie, le 10 avril 1525, en se réservant le fief pour lui et pour ses enfants, par le glaive. On accorda au nouveau feudatairedela Pologne place au sénat ; il dut prêter serment de fidélité et fournir des forces armées à la première réquisition du roi. Ainsi finit en Pologne l'ordre Teutonique, après s'être déshonoré par l'ingratitude, après avoir attiré sur ses bienfaiteurs des malheurs qui durèrent trois siècles sans interruption (1225-1525). La loyauté de Sigismond envers Albert devint par la suite fatale à la Pologne. Mais qui pouvait prévoir ce qui devait s'accomplir deux cent cinquante ans plus tard! Du reste, il faut mettre ces malheurs sur le compte du temps, où existait encore la coutume de donner des fiefs à des princes appartenant aux familles royales. Ce fut aussi ce motif qui détermina Sigismond à donner, à titre de fiefs, les districts de Butom et de Lauenbourg à George et à Barnim, ducs de Poméranie, ses neveux. La Pologne, tranquillisée au nord, se trouva encore raffermie par la réunion définitive de la Mazovie. Son dernier duc Janus, issu des Piasts, mourut en 1525. Après Konrad Ier, cette province fut gouvernée, pendant l'espace de trois cent dix-huit ans, par des ducs, dont les uns étaient amis de la Pologne, et dont les autres en étaient ennemis, mais depuis toutes les rivalités cessèrent, et la république devint forte et indivisible. Grâce à la trêve de cinq ans, signée le 6 janvier 1525 (25 décembre 1522, v. st.), deux ans se passèrent sans hostilités de la part de la Moskovie. Cette trêve mit fin à la guerre de dix ans, si glorieuse pour les Polonais, si mémorable par la bataille d'Orsza, mais cependant profitable aux Moskovites, par la conquête de Smolensk. En 1526 la trêve fut encore prolongée et elle dura jusqu'en 1555. Dans la même année, Vassili épousa en secondes noces Hélène Glinska, qui finit par obtenir l'élargissement (février 1527) de son oncle Michel Glinski, em- OGNE. Grisonné depuis quatorze ans, et que nous retrouverons encore sur la scène politique. Sur ces entrefaites, la Hongrie venait d'être envahie par le sultan Soliman (1521). Sigismond envoya six mille Polonais; commandés par Tarnowski, au secours des Hongrois. Mais les Ottomans ayant eu le dessus, ils se rabattirent sur l'île de Rhodes dont ils firent la conquête ; en 1526, Soliman revint en Hongrie avec des forces plus considérables. Pour empêcher Sigismond de donner du secours au roi Louis son neveu, il avait dirigé le khan de Krimée sur les terres russiennes, et tandis que les Tatars avançaient du côté de Lublin, Soliman avait déjà passé le Danube et était venu jusqu'à Mohatsch. Louis demanda du secours à la chrétienté ; mais on s'excusa et personne ne voulut l'aider. Sigismond se montra au-dessus d'un lâche égoïsme, et, malgré les Tatars qui le menaçaient, il fit marcher en Hongrie un corps de cavalerie, sous les ordres deGnoinski; le duc d'Autriche, Ferdinand, envoya aussi trois mille fantassins. La mémo rable bataille de Mohatsch fut livrée, perdue ; et malgré de si généreux efforts, le roi Louis II y trouva la mort. La modération et la loyauté étaient les traits caractéristiques de Sigismond. Pouvant se rendre maître de plusieurs couronnes, il les refusa pour se consacrer à son pays. Dès l'année 1519, le pape Léon X, par ses bulles des 27 mars et 13 mai, lui avait promis la couronne impériale d'Allemagne. Après la mort de Louis II, les Hongrois offrirent le sceptre à Sigismond, et il le refusa, comme il avait refusé deux fois (1522 et 1526) la couronne de Suède. Jean de Zapole, palatin de Transylvanie et père de la feue reine de Pologne, fut élu roi par la majeure partie des Hongrois. Cette élévation lui attira l'animosité de Ferdinand Ier, archiduc d'Autriche. Sigismond fut invité à être médiateur entre ces deux princes, mais il ne put parvenir à les réconcilier. Sentant que l'âge arrivait, Sigismond voulut assurera son fils la succession au trône. Les Litvaniens proclamèrent le jeune Sigismond-Àu-guste, âgé de dix ans, grand-duc de Liivanie (18 octobre 1529), et les Polonais, réunis à la diète de Piotrkow, le proclamèrent roi (18 décembre 1529)„ à condition que du vivant de son père il ne se mêlerait pas du gouvernement. Son couronnement eut même lieu l'année suivante (20 février 1530) ; mais avant de procéder à cette cérémonie, Sigismond donna à la noblesse la so- POLOGNE lennclle promesse que cette nomination anticipée ne dérogerait en rien à la libre élection des rois pour l'avenir, La joie que la Pologne et la Litvanie ressentaient, en voyant les Jagellons s'affermir sur le trône, fut troublée par une invasion des Walaques (1531). Pierre ou Petrillon, hospodar de Walaquie, entra en Pokutie et s'empara de Snia-tyn. À celte irruption soudaine, Jean Tarnowski, palatin de Russie-Rouge et grand - général de l'armée, eut ordre de marcher contre l'ennemi. Le chef des Polonais n'avait que six mille hommes, mais ils étaient aguerris, et il trouva l'ennemi dans le bourg d'Obcrtyn (entre Stanislawow et Czerniowiec). Les Walaques étaient au nombre de vingt-deux nulle et gardaient une position avantageuse sur les hauteurs. Us croyaient que les Polonais viendraient les attaquer de front. Pour marque d'intrépidité et par une espèce de bravade, ils avaient ouvert une partie de leurs retranchements. Le sabre et la lance à la main, ils semblaient donner le signal de la bataille. Quelque empressement qu'eût Tarnowski de livrer bataille, il ne lit aucun mouvement, et il défendit à ses officiers de rien entreprendre sans son ordre. Les Walaques attribuèrent à une lâche perplexité ce que commandait impérieusement la prudence. Impatients et pleins de confiance, ils descendirent dans la plaine ; et passant de loin et rapidement à côté de l'armée polonaise qu'ils laissaient sur leur droite et qu'ils n'osaient attaquer de front, ni entamer par les ailes qui étaient couvertes d'une fde de chariots, ils allèrent tomber sur ses derrières, qu'ils croyaient moins en état de résister à leurs efforts. Les troupes qu'ils menaçaient eurent ordre de se présenter à eux et de les joindre, tandis que Tarnowski leur faisant essuyer le feu de ses batteries, fit marcher le reste de son corps d'armée, pour les prendre en flanc. Ceux d'entre les Polonais qui faisaient face aux Walaques, se voyant soutenus, et apercevant le désordre où les mettait l'artillerie, eurent bientôt percé et enfoncé leurs premiers rangs. Tarnowski avançait toujours en bon ordre et sans précipitation. Ses charges étaient vives et pressées. Il se mêla enfin avec les ennemis qui, saisis de terreur, tournèrent le dos, s'embarrassèrent dans leur fuite, et, par cette nouvelle confusion, donnèrent le temps aux dernières files de les atteindre et d'achever leur défaite le sabre à la main. L'hospodar, dangereusement blessé, ne se sauva qu'avec peine. Celte mémorable victoire fut remportée le 21 août 1531. Sigismond, pour prix de tant de gloire, de talents et d'intrépidilé, décerna à Tarnowski les honneurs du triomphe. Le héros fit son entrée à Krakovie (1552), menant à sa suite un grand nombre do prisonniers, quarante-huit canons, parmi lesquels on voyait aussi ceux qui avaient été enlevés, sous Jean-Albert, dans la bataille de la Bukowina, Le roi honora Tarnowski d'une distinction qu'il n'avait encore accordée à aucun de ses généraux. Lorsque le cortège s'approchait de la cour du château, Sigismond se leva de son trône et alla au-devant du vainqueur pour le remercier publiquement et le presser contre son cœur. Dans les années suivantes les Walaques cherchèrent à envahir la Pologne, mais Tarnowski les battit. Pour gage de reconnaissance, la noblesse, réunie à Piotrkow, vota un impôt extraordinaire de deux gros par arpent, pour en offrir le montant à Tarnowski. Le héros accepta la récompense, pour la distribuer ensuite à ses compagnons d'armes. Au milieu de ces événements, le grand-duc de Moskovie, Vassili, mourut à Moskou (1535). Il laissa un fils mineur, et ce fils sera un jour connu sous le nom d'Yvan-le-Féroceou le Terrible. Son père, dont la vie se lie à l'histoire des malheurs de la Pologne, au moment où il conçut le projet de se marier, déclara dans tous ses Etats qu'il voulait qu'on choisît cinq cents jeunes fillesdesplusbelles, n'importe à quelle condition et classe qu'elles appartinssent. Les accoucheuses en choisirent d'abord trois cents, ensuite deux cents, ensuite cent. Passant de plus belle à plus belle, elles s'arrêtèrent à faire un choix de dix filles d'une grande beauté; parmi celles-là Vassili en choisit une qui s'appelait Saiomonée. Le monarque vécut avec elle vingt ans, sans avoir d'enfants. Un jour de l'année 1525, se promenant avec des courtisans, il s'arrête devant un nid d'oiseaux : t Ah ! » s'écrie-t-il, ces oiseaux sont plus heureux que i moi, ils ont au moins des enfants! Qui devien-» dra mon héritier? » Et les flatteurs de répondre : « On abat le figuier stérile pour en > planter un autre dans le verger. » Vassili entendit parfaitement ce conseil qu'il avait provoqué, peut-être même commandé, il répudia Saiomonée. Mais auparavant, il voulait avoir l'avis du clergé. Marc, métropolitain de Jérusalem, réprouva le divorce, et répondit en ces termes à 174 LA l'Oi Vassili : « Si lu épouses une autre Femme, tu » auras des entants monstrueux ; ton empire sera » la proie de la terreur et de la misère, il y » aura des rivières de sang ; les tôles des sei-» gneurs tomberont sous la hache, et les villes » disparaîtront dans les flammes! » Malgré cela, la belle et vertueuse Salomonée fut forcée de prendre l'habit monastique, et. Vassili choisit dans les métropolitains un certain Daniel, gras, vermeil, jeune ambitieux, expressions textuelles de la chronique russienne du temps, et rapportée littéralement par Karamzine lui-même, qui lui dit que le métropolitain de Jérusalem radotait, et qu'il fallait passer outre. Daniel prouva ensuite que le divorce de Vassili était louable, quoique contraire à la morale publique et religieuse, et qu'il devait se remarier, en dépit des canons de l'Eglise. Vassili épousa bientôt Hélène, fdle de Basile Glinski et nièce du fameux Michel Glinski, toujours captif et qui ne fut mis en liberté qu'en 1527, comme nous l'avons dit plus haut. Les Moskovites rigides en furent scandalisés; mais le maître le voulait ainsi ; son métropolitain avait parlé, et l'opinion devait se taire. Parmi les courtisans du grand-duc et de la grande-duchesse on remarquait le beau prince Yvan-Fédorovitsch-Ovtschina-Télepnieff-Oho-lenskoï, et l'on disait en secret qu'il avait des relations intimes avec Hélène. Trois ans s'étaient écoulés depuis le dernier hymen de Vassili sans qu'Hélène lui donnât d'enfants, et déjà sa conscience lui reprochait le scandale d'un divorce inutile, lorsqu'Hélène devint enceinte et accoucha, en 1550, d'un lils. Le métropolitain Daniel, s'appuyant sur les prétendues prophéties, disait à quiconque voulait l'entendre, que le nouveau-né serait un Titus doue d'un vaste génie. Le tzar Yvan IV te Féroce vint donner le démenti aux prédictions. Pendant trois ans le t/.ar et sa femme, le peuple, tous les fonctionnaires civils et ecclésiastiques avaient fatigué le Ciel de leurs prières pour obtenir ce beau présent! L'année suivante. Hélène eut un second fils appelé Youri ou Georges; mais le grand-duc ne jouit pas longtemps de son bonheur, il mourut à la fin de 1555, après avoir désigné pour successeur Yvan le futur Titus, qu'il pïaça so,,s kt tutelle de sa veuve Hélène, mais en le recommandant aux boïars et aux fonctionnaires ecclésiastiques, notamment au métropolitain Daniel et à Michel Glinski, oncle d'Hélène. L'influence de la famille Glinski, sa participa- tion dans les affaires de la régence inspiraient des craintes sérieuses à plusieurs des boïars. Le jeune Télepniél'f-Obolenskoï, qui était en rivalité avec les Glinski et qui leur disputait le pouvoir, jura de se défaire d'une famille qui lui portait ombrage. On forgea contre eux des accusations, car Michel Glinski avait osé remontrer à sa nièce le scandale de sa conduite. Hélène sacrifia sa famille entière à la politique de l'amant qui la dominait. Michel Glinski eut les yeux crevés, et mourut en prison dans les bras de sa fille (1555); ses frères furent emprisonnés aussi, ses neveux cherchèrent un asile en Litvanie et bientôt la proscription s'étendit à quiconque portait ombrage à Télepniel'f. Les relations extérieures continuèrent comme sous Vassili. Sigismond, qui réclamait les provinces envahies, fut obligé d'ouvrir une campagne. Une guerre qui dura trois ans en l'ut la suite (1554, 1555, 1550). La Litvanie demande au roi de lui donner pour chef Tarnowski. À la tête de ses vieilles troupes il entre à Wilna, et le grand-général de Litvanie se soumet à ses ordres. A l'approche de Tarnowski les Moskovites se retirent au fond de leur pays. II reprend Homel, Starodub et fait un grand nombre de prisonniers. Le roi ne pouvant lui envoyer des renforts à cause des troubles suscités par la reine Bone, Tarnowski borna là son triomphe et Smolensk demeura au pouvoir des Moskovites. On fit une trêve de cinq ans. L'hospodar de Walaquie, s'étant remis de la perte qu'il avait essuyée à la bataille d'Obertyn, voulut encore tenter fortune. U envahit la Pologne et la ravagea. Sigismond assembla la diète à Krakovie pour aviser aux moyens de réduire cet ennemi; mais la diète n'eut aucun résultat, son action fut paralysée par les intrigues de la reine Bone, de Kmita, palatin de Krakovie, et de Krzy-cki, primat du royaume. Depuis la mort des deux grands chanceliers Szydlowiecki (1552) et Tomicki (1555), la reine acquérait tous les jours plus de crédit auprès d'un roi courbé par l'âge. Elle vendait les charges, remettait en vigueur des tailles ruineuses pour le peuple et instituées par les ducs de Mazovie ; chargée de l'éducation de son fils, Sigis-mond-Auguste, elle lui donna un Italien pour gouverneur et attirait le jeune homme sans expérience dans sa cour efféminée. De là des plaintes contre le roi, de là son discrédit dans l'esprit des Polonais. Les bons règlements, l'administration de !a justice, le soin d'apprécier le mérite, sa bonté naturelle étaient autant de griefs contre lui, tant l'influence de la reine dans les affaires publiques avait aliéné les esprits. Au lieu de délibérer sur l'objet soumis à la diète, Bone, Kmita et Krzycki insistaient auprès de Sigismond pour qu'il conférât le sceau à Gamrat, évêque de Przenysl, homme habile dans les menées italiennes, sans mœurs, sans conscience, chargé d'embonpoint et fort mince d'intelligence ; avalant dans un seul repas douze gros chapons, buvant en proportion, et rivalisant dans la débauche avec les plus déboutés. Au moment où le maréchal ou président allait, au nom du roi, annoncer le choix du chancelier, Gamrat, sur de son fait, se lève d'un air radieux pour entendre sa nomination. Le roi le fait rasseoir, et le maréchal déclare, de la part du monarque, que Jean Choinski, évêque de Ploçk, est promu à cette dignité, Cê prélat, d'une habileté reconnue, capable de remplacer le grand Tomiçki, réunit d'unanimes suffrages, Gamrat fut honni et hué par l'assemblée. La reine, piquée au vif, fut plusieurs jours sans voir le roi ; et l'assemblée manqua son but par la faute du parti de la reine (1536-1557). Sigismond n'ayant pas obtenu les impôts nécessaires pour solder l'armée, fît lever l'arrière-ban, qu'on évaluait à cent cinquante mille hommes; ils se réunirent armés aux environs de Léopol, pour défendre la patrie (7 août 1557). Le roi avait le dessein d'attaquer l'ennemi, de conquérir la Walaquie et de la réunir pour jamais à la Pologne; mai ses intrigues de Bone, et les sourdes menées des ennemis extérieurs, amenèrent de nouvelles perturbations; les mésintelligences entre l'aristocratie et la petite noblessse éclatèrent avec furie : tous s'en prenaient au roi.On se plaignait des impôts que la noblesse avait soi-disant à payer; on demandait qu'il fût défendu aux bourgeois et aux étrangers de tenir à ferme des domaines territoriaux ; on voulait que la noblesse ne fût pas détenue dans les prisons des bourgeois. Et les nouvelles recrues se changèrent en une multitude de mécontents, de mutins, armés de plumes, de papiers, de livres, de lois et d'instruments de justice.Vainement le roi signala l'inconvenance de ces demandes intempestives; vainement Tarnowski défendit l'autorité du roi ; la malveillance prévalut. Les Kmita, les Zborowski, les Odrowonz, les Taszyçki et d'autres fonctionnaires fomentaient toujours les troubles, et les ambitieux eurent le dessus. Un jour (22 août) que le sénat délibérait en plein air entouré de la noblesse, la pluie survint et fit rentrer toute cette foule dans la ville. Depuis lors il y eut encore des délibérations, mais elles n'eurentaucun résultat;et au mois de septembre chacun retourna dans ses foyers; ce formidable arrière-ban ( pospolité ruszenié) fondit comme la neige aux rayons du soleil ; aussi on ne l'appela ni une confédération, ni rokosz, on l'appela plaisamment la guerre aux poulets (woyna kokosza), car, après avoir dévoré tout ce qui se présentait, l'arrière-ban fit main-basse sur les poulets et les œufs : Léopol et ses environs furent témoins d'un massacre de poulets. L'hospodar de Walaquie, encouragé par la dispersion du camp dé Léopol, envahit la Podolie (1558) et défit à Sereth un petit corps d'armée polonais. Sigismond s'adressa aux Turks; ceux-ci déposèrent Pierre, et nommèrent Alexandre; et les Turks exercèrent alors une influence plus directe sur la Moldavie. De son côté l'Autriche attirait dans ses filets la cour de Krakovie, et Sigismond-Auguste épousa en 1543 Elisabeth, fille de Ferdinand Ier. En 1544 le roi remit à son fils le gouvernement de la Litvanie, et en 1548 celui de la Prusse; enfin les amertumes et les ennuis qui empoisonnèrent les dernières années de son règne causèrent sa mort. Sigismond Pr le Vieux, âgé de quatre-vingt-deux ans, mourut à Krakovie le 1er avril 1548, après avoir régné quarante-deux ans. Juste, sage et majestueux, Sigismond avait un visage d'un aspect imposant, et sa force physique était si extraordinaire, qu'il rompait des cordes et brisait les fers d'un cheval. Sa taille était de six pieds quatre pouces. Lent à entreprendre la guerre, mais hardi et intrépide dans le danger, il ne put profiler de ses victoires, ayant toujours à lutter contre les écueils que lui offrait la forme du gouvernement. La vénalité qu'avait introduite l'infâme Bone lui avait aliéné les esprits; mais à peine eut-il fermé les yeux, qu'on ne s'entretenait que de ses vertus, du bonheur et de la gloire que son règne avait donnés à la Pologne. Le deuil qui suivit sa mort dura un an, la musique se tut, les bals furent suspendus, la tristesse remplaça la gaieté ordinaire des Polonais. Sigismond fut tour à tour ou craint ou estimé de toute l'Europe. Les papes Jules U, Clément VU, Paul III et Léon X lui donnèrent des marques de considération. Sélim le respecta, Soliman le craignit, et après la mort de Maximilien 1er, Charles Quint et François Ier lui demandèrent ses suffrages pour leur élection à l'empire. Sigismond donna sa voix à Charles-Quint, comme à son cousin, car Louis, roi de Hongrie, neveu de Sigismond, avait épousé la sœur de Charles-Quint. Le règne de Sigismond fut un des plus remarquables ; des grands guerriers, des savants, des législateurs entouraient le trône. Cette époque fut le siècle d'or de la littérature polonaise. Kopernik était contemporain de Sigismond! Partisan de la tranquillité et de la concorde, Sigismond en offrait le modèle à ses concitoyens. Les générations futures se formaient sous lui pour le service de la patrie ; tous les ordres se ressentaient de l'aisance. Mais la noblesse dominait sur les autres, confondant son intérêt avec celui de la république. Cette noblesse, qui prêchait l'égalité fraternelle, regardait comme au-dessous d'elle les bourgeois et les paysans. Elle seule voulait être libre, parce qu'elle était appelée à la défense de la patrie ; les autres états n'étant obligés de s'enrôler que dans des cas urgents. Elle commença déjà sous Sigismond à se diviser en haute et petite noblesse. Les riches affectèrent de se distinguer de la petite noblesse, tantôt par les litres de prince ou comte du Saint-Empire romain; tantôt par des majorats, auxquels Sigismond s'opposa tant qu'il put. L'exemple de la Litvanie, qui avait des princes ou ducs, porta les nobles de la couronne à se revêtir de ce titre. Tarnowski, Gorka, Ostrorog obtinrent les titres de comte de l'Empire romain héréditaires, titres entièrement étrangers à la Pologne. Odrowonz, qui avait pour épouse la duchesse de Mazovie, prit le titre de duc. Les Radziwill se revêtirent, en 1518, du titre de prince du Saint-Empire romain. Indépendamment de cela, les grands avaient des moyens de se mettre au-dessus de la petite noblesse. Récompensés par des staroslies, comblés de biens et de richesses, ils percevaient des revenus énormes, et ils exerçaient les hauts em- plois de maréchalats, les sénatorals. L'aristocratie cherchait encore à se distinguer des gentilshommes par son crédit et par son concours aux diètes, où elle n'agissait que dans son intérêt. La chambre des nonces avait la prépondérance ; le silence de la chambre était une approbation, et le bruit une opposition. Les grands fomentaient tant de discordes, que le roi, pour leur arracher une décision, était obligé (le recourir aux largesses ou à la menace. Voilà les difficultés contre lesquelles Sigismond avait à lutter, et les fréquentes diètes te-nues depuis 1507 jusqu'en 1521 prouvent combien l'ordre de la noblesse était jaloux de ses intérêts; combien le roi était obligé de combattre pour y maintenir l'union; combien il avait à cœur de faire régner dans le pays l'ordre et la prospérité ; combien il songeait à relever la condition des agriculteurs : cette sollicitude de Sigismond augmenta le nombre des constitutions, et son règne en offre autant à lui seul que tous ceux de ses prédécesseurs. Pour donner à la justice un caractère d'uniformité, Sigismond voulut qu'un même code fût obligatoire pour la Pologne et pour la Litvanie; il assimila le statut de la Litvanie à celui de la Pologne. Ainsi la Litvanie devenait tous les jours plus puissante, en s'amalgamant avec sa sœur la Pologne. Sous le règne de Sigismond les villes retrouvèrent leurs anciennes prospérités; les bâtiments publics devinrent magnifiques, on les construisait dans le goût italien, et la terre classique des beaux-arts prêta ses artistes à notre patrie. Les places de guerre devinrent plus régulières et plus fortes; les collèges plus célèbres et plus fréquentés; les châteaux des particuliers plus commodes, les campagnes plus cultivées. C'était avec une profonde conviction que Paul Jovius écrivait cette remarquable observation: t Si Chartes-Quint, François Ier et Si-» gismond Ier n'avaient régné dans le même i temps, chacun d'eux aurait mérité de régner » sur les Etats des autres, et d'avoir à lui seul » l'empire du monde entier, i 72> . O ) LA. 'POLOGNE. 177 MARIE LESZCZYNSKA. PRINCESSE DE POLOGNE, REINE DE FRANGE. Une proscrite polonaise devint reine de France : c'était Marie-Charlotte-Sophie-Félicité Lcsz-czynska (prononcez Lechtchignska), fdle de Stanislas I*"', roj de Pologne, née à Posen, capitale de la Grande-Pologne, le 23 juin 1703, au milieu des troubles qui agitaient alors sa patrie, vers le temps de la déposition d'Auguste, et de la première élection de Stanislas. Jusqu'à l'âge de douze ans, elle ne connut que les périls et les alarmes. Les premiers sons qui frappèrent ses oreilles furent ceux des instruments de guerre, et les premiers objets qui s'offrirent à sa vue furent des camps et des armées. Cette princesse n'était âgée que d'un an lorsqu'elle courut le plus grand danger. Le roi son père, jugeant que l'arméepolQnaise, qu'ilcomman-dait lui-môme dans Warsovie, n'était pas en état de résister aux forces supérieures des Saxons qui s'avançaient à grandes journées, quitta sa capitale pour aller joindre l'armée victorieuse du roi de Suède. Stanislas conduisait avec lui sa famille. A une demi-journée de Warsovie, dans un endroit où ses troupes faisaient halte, il apprend que l'armée saxonne n'est plus qu'à quelques lieues de distance. Sur-le-champ il fait sonner la marche ; l'ordre est exécuté avec tant de précipitation que les officiers de sa maison oublient de remettre la princesse Marie dans sa voiture. La gouvernante croit qu'elle est auprès de sa nourrice, et celle-ci compte sur la gouvernante. L'armée s'avançait; déjà l'on avait fait une lieue que l'on reconnaissait seulement que la princesse manquait. Un détachement de cavalerie se reporte sur les lieux. On demande à l'aubergiste qui a reçu le roi, ce qu'est devenue la princesse sa fille. Cet homme répond qu'il l'ignore ; qu'on ne la lui a pas donnée en garde. C'est en vain qu'on lui fait les menaces les plus capables de l'effrayer, il se récrie qu'on cherche à le perdre : il persiste à protester de son innocence. Après d'inutiles recherches dans la maison, on parlait d'y mettre, le feu, lorsque quelques soldats, visitant les bâtiments de la basse-cour, trouvent la petite Marie dans son berceau, tranquille au milieu des alarmes et souriant à ceux qui la cherchent. Etrange exemple des vicissi- TOMK II, tudes humaines î celle à laquelle était réservé de s'asseoir sur le trône de France se trouvait alors délaissée dans une auge d'écurie, exposée au double péril de tomber au pouvoir de l'ennemi, et de périr dans les flammes, victime du zèle qui voulait la sauver. Trois ans après cette aventure, ce précieux enfant courut un autre danger à peu près du môme genre. Tandis que le roi était auprès de Charles XII, le Tzar, entré en Pologne à la tête de 60,000 hommes, envoya un détachement de troupes légères pour tenter l'enlèvement de la famille de Stanislas, qui habitait alors le château de Posen, hors d'état de défense et fort mal gardé. À l'arrivée inattendue de l'ennemi, le trouble s'empare de tous les esprits, chacun cherche son salut dans la fuite. Déjà le château est investi, et la famille de Stanislas s'y trouve enfermée avec quelques domestiques. Pendant que les Moskovites en abattent les ,'portes, on descend la princesse dans des jardins, on la conduit, par des issues dérobées, jusqu'à un hameau du voisinage, où elle est confiée aux soins d'une paysanne qui, jusqu'à ce que l'ennemi se soit retiré, tient son précieux dépôt caché dans un pétrin. La reine se rappela toute sa vie cette alerte et ses circonstances : la peur qu'elle avait de tomber au pouvoir de ceux qui la cherchaient, et l'extrême attention avec laquelle elle étouffait jusqu'aux moindres mouvements naturels qui auraient pu déceler sa présence. Après la défaite de Charles XII à Poltava, en 1700, la princesse fut conduite, du palatinat de Poznanie, sur les confins de la Pologne vers la mer Baltique, et ensuite à Stetin, capitale de la Poméranie citérieure, où le roi son père s'était établi depuis le séjour du roi de Suède à Bendcr. De la Poméranie, le vent de l'adversité la poussa successivement en Suède, de Suède à Deux-Ponts, et de Deux-Ponts en France, où elle entra en 1720. Stanislas donna pour gouvernante à sa fille une dame d'un vrai mérite ; elle s'appelait Moszynska. Il lui traça le plan qu'elle devait suivre et le rédigea de sa main. Cette pièce, composée d'abord en polonais, fut depuis, à la prière du dauphin, père de Louis XVI, traduite en français par son auguste 83 auteur, qui n'y fit que quelques légers changements analogues aux vues de son petit-fils. La jeune Marie profita si bien de ces leçons et des exemples de Moszynska, qu'à l'âge de huit ans elle faisait les délices de sa famille, et jouissait dans la Poméranie de la réputation d'un enfant de la plus haute espérance; elle annonçait non pas seulement de l'esprit et de la vivacité, mais un bon sens exquis et un jugement solide : l'on disait d'elle, qu'un faux raisonnement la choquait comme un faux ton choque un musicien. Le roi lui-même, après deux ans de la vie la plus orageuse, respirant enfin dans le palais de Peux-Ponts, s'appliqua de son côté à perfectionner une éducation si heureusement commencée et qu'il n'avait jamais perdue de vue. La princesse entrait alors dans sa douzième année, et chaque jour fournissait au roi quelque occasion nouvelle d'apprécier tantôt le bon cœur, tantôt le bon esprit de sa fille. La reine de Pologne marquait dans une circonstance quelque retour de sensibilité sur les malheurs de sa maison, ayant peine à déférer au sentiment du roi son époux, qui soutenait que la perte d'une couronne ne devait pas même effleurer son cœur. La jeune Marie fut choisie pour arbitre du différend. L'office de juge entre un père et une mère, en pareille matière, était assez délicat pour une enfant de douze ans. Voici comment elle s'en tira : Je pense, dit-elle, que maman a raison pour le motif, et que vous, papa, vous n avez pas tort pour le fond : maman regrette votre couronne, parce quelle vous aime, et vous, vous ne la regrettez pas, parce que vous êtes homme! — Et toi ma petite Marie, s'écria le roi, en embrassant tendrement sa fille, tu juges aussi comme un homme, U y avait déjà plusieurs années que la fille de Stanislas remplaçait dans le cœur d'un père vertueux tout ce qu'il avait perdu par le sort des armes, et ce prince sans ambition se serait estimé le plus heureux des hommes, si l'acharnement de ses ennemis et de nouvelles disgrâces ne fussent venus l'assiéger dans sa retraite. A peine sort, de la Pologne, il avait pensé perdre la vie à Breslaw, sous le ra8oir d'un barbier aposté pour l'égorger. Au mois d'août 1716, il courut un autre danger à peu près du même genre dont la princesse sa fille fut témoin et qu'elle partagea avec lui. En 1718, il supplia le régent de lui accorder un asile en France, et Stanislas, sur l'invitation du régent, se détermina à venir habiter la petite ville de Weissembourg. La prin- cesse de Pologne était alors dans sa dix-septième année, possédant les talents qui conviennent à son sexe, et sachant parler six langues, le polonais, le français, l'italien, l'allemand, le.suédois et le latin. Quoique la princesse fût à peine connue dans la petite ville qu'elle habitait, on savait dans toute l'Europe qu'elle était élevée par les soins d'un grand maître; et le public, sans connaître ce qu'elle était, devinait ce qu'elle pouvait être. Mais la profonde retraite dans laquelle elle vivait n'avait pu dérober le secret de son mérite à ceux qui avaient un grand intérêt de s'en assurer : et c'est dans le temps qu'elle était comme ensevelie dans le château de Weissembourg que plusieurs princes, dont deux souverains en Allemagne, la recherchèrent en même temps en mariage. Cependant aucun de ces partis, dont le moins avantageux eût pu passer pour une fortune dans l'état actuel des affaires de sa maison, ne tenta l'ambition de la princesse de Pologne. En vain la reine sa mère l'engagea de se déterminer : Que prétendez-vous donc, ma fille? lui dit-elle avec l'émotion du zèle impatient de servir. Hâtez-vous de saisir l'occasion : je doute quelle ait jamais pour vous un second moment aussi brillant que celui-ci.—Eh quoi, maman, répondit la princesse, c'est en m éloignant de vous que vous croiriez me rendre heureuse! Ne craignez pas, je vous prie, mes regrets pour l'avenir. lime sera toujours bien plus doux de partager vos disgrâces que de jouir loin de vous d'un bonheur qui ne serait pas Is vôtre. C'était la première fois que la reine avait eu à pardonner à la jeune princesse quelque opposition à ses désirs. A quelque temps de là, la jeune Marie se promenait seule dans le jardindu château, lorsqu'une voix plaintive l'appelle à travers une palissade ; elle s'approche et voit le visage pâle et décharné d'une pauvre femme couverte de haillons, qui la supplie, au nom de Dieu, de soulager sa misère. Touchée de son état, elle lui donne une pièce d'or. La pauvre femme, en la recevant, s'écrie dans la joie qui la transporte : Ah! ma bonne princesse, Dieu vous bénira roui, vous serez reine de France. Ce propos, dicté par l'enthousiasme de la reconnaissance, choquait alors bien étrangement les vraisemblances, et il ne fallait rien moins que l'ignorante simplicité de celle qui l'avançait pour le rendre excusable dans sa bouche, Louis XV, à la vérité, n'était pas encore LA P< marié, mais son mariage était conclu. Il y avait plus : une infante d'Espagne, qu'il devait épouser, était déjà dans le royaume pour en apprendre la langue et les usages. Or, quelle apparence que l'on en fût venu à renoncer à des avances si solennelles? quelle apparence que le conseil du jeune monarque l'eût exposé à une rupture avec l'Espagne, en l'engageant à renvoyer à Madrid la princesse sa cousine/pour lui préférer la fille d'un roi détrôné ? Et cependant tout cela arriva ; et la prédiction, en apparence si ridicule, de la pauvre femme deWeissembourg, se vérifia six mois après qu'elle eut été faite. C'était au milieu de circonstances pénibles pour Stanislas, c'était au moment où il faisait des propositions d'arrangement à son rival, qu'il reçut à sa cour le cardinal de Rohan, évêque de Strasbourg, qui lui demande une audience secrète, et lui dit: Sire, je viens vous prier de consentir à ce que la princesse votre fille devienne reine de France, Le roi de Pologne, qui connaissait beaucoup le cardinal, croit d'abord qu'il se permet une plaisanterie, et il y répond par une autre ; mais comme le prélat insiste sur le ton sérieux : e Eh quoi ! monsieur le cardinal, reprend le » prince, vous ignorez donc combien j'abhorre les » intrigues? Que voulez-vous faire de l'infante qui > est en France? Comment vous arrangez-vous > avec l'Espagne? ou si vous entendez que les » noces de ma fille soient célébrées par des ba-» tailles? » Le cardinal répond qu'il ne s'agit nullement d'intrigues ; qu'on a tout prévu, tout aplani ; que l'affaire a été mûrement examinée dans le conseil de Versailles, et qu'on n'attend pour la consommer que son consentement et celui de la princesse sa fille. Pour confirmer ce qu'il annonce, il présente au roi une lettre du duc de Bourbon, premier ministre de Louis XV. Stanislas, en ce moment, serait tenté de se croire dans l'illusion d'un songe. Cependant le négociateur est présenté à la jeune princesse, qui répond à sa demande : Je suis pénétrée de reconnaissance, monsieur le cardinal, pour l'honneur que me fait le roi de France; mais pour le surplus, voici le roi et la reine; ma volonté est entre leurs mains, Stanislas avait déjà donné son consentement, et la reine son épouse, en donnant le sien, ne dissimula pas sa joie. Ce fut au mois d'avril 1725, après que le mariage du roi de France avec la princesse de Pologne eut été négocié secrètement, que l'infante fut reconduite en Espagne sous escorte hono- LOGNE. 479 rable, et comblée de riches présents pour elle et pour sa suite. On amusa aisément son enfance, sous le prétexte d'aller faire une visite au roi son père. Ce prince avait été prévenu sur le retour de sa fille ; et la raison qu'on lui apportait d'une disposition si peu attendue, était que l'infante n'était pas encore nubile, et que les Français murmuraient dans l'impatience de voir naître un nouvel appui du trône. La reine d'Espagne eût voulu porter le roi son époux à tirer vengeance du procédé de la France, qu'elle jugeait outrageant, quoiqu'il ne dût paraître que mortifiant. Il y eut même, pendant quelque temps, apparence de rupture entre les deux cours, par le rappel des ambassadeurs. Mais Philippe V était Français et oncle de Louis XV : il agréa comme excuses les raisons que faisait valoir le conseil de Versailles, et la bonne intelligence se rétablit. Peu de temps après le retour de l'infante en Espagne, Louis XV envoya au roi Stanislas une ambassade solennelle, à la tête de laquelle était le duc d'Antin, pour lui faire publiquement la demande de la princesse sa fille. Ce fut au mois d'août 1725 que le duc d'Orléans, fils du régent, se rendit à Strasbourg, où Stanislas avait transféré sa cour. Le prince ambassadeur étaitaccompagné de la maison destinée à la nouvelle reine. Il en fit la présentation d'usage à la princesse, qu'il épousa au nom de Louis XV le 14 du mois. Lorsque tout fut prêt pour le départ de la princesse, elle entra dans le cabinet du roi où se trouvait la reine sa mère et son aïeule. Elle se jeta à leurs genoux, fondant en larmes, et leur demanda leur bénédiction. Stanislas lui donna la sienne, avec cet édifiant appareil qui semble nous reporter aux siècles religieux des patriarches. Tenant les mains levées au-dessus de la tête de la princesse qui était restée à genoux, il récita la prière suivante : t Que Jésus, Marie et Joseph veillent toujours » à la conservation de ma chère fille, au nom de » Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit. » Qu'elle ait part à la bénédiction que le saint » patriarche Jacob donna à son fils Joseph, lors-> qu'il apprit qu'il était encore en vie, et qu'il i gouvernait en Egypte. Qu'elle ait part à la bé-• nédiction que le saint homme Tobie donna à i son fils, lorsqu'il l'envoya dans un pays étran-» ger. Qu'elle ait part à la bénédiction que Jé-» sus-Christ donna à sa sainte Mère et à ses dis- » ciplcs, lorsqu'il leur dit : Que la paix soit avec * vous. j Le moment où il fallut se séparer ne fut pas le moins touchant de cette scène attendrissante entre la princesse et sa famille. Les personnes chargées de diriger le voyage de la princesse furent obligées de l'arracher à ces tendres empressements de sa famille et d'un peuple immense, rassemblé pour offrir un dernier hommage à la vertu d'une princesse toujours si intéressante. On lui fit prendre la route de Fontainebleau, où la cour l'attendait. Partout où elle passa elle trouvait trop de magnificence dans les réceptions qu'on lui faisait : i A Dieu ne plaise, * disait-elle, que mon arrivée soit une charge » pour un royaume où je ne dois exister que » pour faire du bien !» — Si nous en croyons les mémoires du temps, jamais.princesse destinée à monter sur le trône de France n'avait été accueillie, à son entrée dans le royaume, par des marques de joie si éclatantes. Louis XV, informé que la reine approchait, alla au-devant d'elle avec toute la cour, jusqu'à une lieue au delà de Moret, où il la rencontra. Le maréchal de Villars, présent à cette première entrevue, écrivait alors : t Le roi l'attendait avec im-» patience et en a paru très-content. J'ai trouvé sa ^personne fort aimable; elle a d'ailleurs la vertu, > l'esprit et la raison qu'on peut désirer dans la j femme d'un roi qui a quinze ans et demi. » La princesse s'arrêta à Moret et y coucha ; le jour suivant elle arriva à Fontainebleau, où ses noces furent célébrées. Le lendemain, la cérémonie de son couronnement se fit avec la plus grande pompe : lorsque le roi lui offrit les présents d'usage en pareille occasion : « Je les reçois ^volontiers, Monsieur, lui dit-elle; mais, comblée s du don que vous me faites de votre cœur, je vous »prie d'agréer que je fasse part de ceux-ci aux 3 témoins de mon bonheur ; »et elle en fit la distribution à toute la cour, avec cet air satisfait qui double le prix de ce qu'on donne. Les fêtes qu'occasionna ce mariage rappelaient, à plusieurs seigneurs de la cour, celles qu'avait données Louis XIV lorsqu'il avait marié le duc de Bourgogne, père du roi, et la comparaison était à l'avantage de celles du jour. Les premières qualités que les Français reconnurent dans leur jeune reine furent la douceur de son caractère et la bonté de son cœur. A peine se fut-elle montrée à la France, qu'elle fut sur- nommée la Bonne Reine. Jamais princesse ne jouit de plus d'estime sur le trône et ne sut mieux se concilier l'affection de sa cour et le respect de ses sujets. Quoiqu'elle n'aimât pas à représenter, le goût du roi pour la chasse et les petits voyages la mettait souvent dans la nécessité de le faire. Elle tenait alors sa cour ; elle recevait les ambassadeurs, les grands du royaume et les étrangers avec un ton d'aisance et un air de satifaçtion qui eussent fait croire qu'elle était flattée d'un cérémonial auquel elle ne se prêtait que par devoir, pour conserver la décence à la cour et faire plaisir au roi. Parmi les personnes qui pouvaient s'applaudir des relations que les emplois ou la naissance leur donnaient avec la reine, les princes et princesses du sang avaient surtout à se louer des égards et des bontés qu'elle leur marquait. Elle leur avait voué à tous un véritable attachement; elle fut toujours reconnaissante envers le duc de Bourbon, qui avait le plus contribué à son mariage. Elle respectait dans le duc d'Orléans, fils du régent, la vertu embellie par le savoir. Elle avait beaucoup d'amitié pour la feue princesse de Condé, pour la comtesse de Toulouse, pour le duc et la duchesse de Penthièvre. Les savants et les hommes de lettres étaient aussi honorés de sa protection et de son estime. Pendant les heures qu'elle employait au travail des mains, elle en admettait dans sa société particulière ; elle s'entretenait alors avec eux sur le ton de la bonté; elle les étonnait autant par la solidité de ses connaissances que par la finesse de ses reparties. Le président Ilénault lui ayant un jour montré une pièce de vers que Fontenelle, alors âgé de quatre-vingt-douze ans, venait de faire sur le respect que l'on avait à Sparte pour les vieillards : Il me semble, dit la reine, après avoir lu les vers, que le vieillard auteur de cette pièce devrait retrouver Sparte partout. Le président, ayant rendu à Fontenelle le propos flatteur de la princesse, celui-ci fit sur-le-champ ce quatrain : Je ne me flatte point du tout De retrouver Sparte partout, Mais vous, ô modèle des reines, Vous trouveriez partout Athènes. Un autre jour, la reine étant entrée chez une de ses dames du palais, la trouva occupée à écrire au même président Hénault. C'était dans le temps qu'il venait de publier son Abrégé historique. La princesse voulut que la dame achevât sa lettre; et, prenant ensuite la plume, elle y mit en apostille : Je pense que M. Hënault, qui parle très-peu pour dire beaucoup, ne doit guère armer le langage des femmes qui parlent beaucoup pour dire très-peu; et au lieu de son nom, elle souscrivit : Devinez qui.... Le président, en répondant à la dame qui lui écrivait, paya l'apostille anonyme de ces vers ingénieux : Ces mots tracés par une main divine, Ne peuvent me causer que trouble et qu'embarras. C'est trop oser, si mon cœur la devine; C'est être ingrat, s'il ne devine pas. La reine marquait la plus grande considération au maréchafde Saxe, qui, de son côté, lui faisait fort régulièrement sa cour lorsqu'il était à Versailles. Elle eût désiré que ce digne émule de Turenne l'eût imité jusque dans son retour à la religion de ses pères. Un jour que ce général prenait congé d'elle pour aller commander nos armées, elle lui dit, en lui souhaitant d'heureux succès, qu'elle prierait Dieu et qu'elle le ferait prier pour lui. Ce que je demanderais au Ciel, répondit le maréchal, ce serait de mourir, comme M. de Turenne, sur le champ de bataille. — De quelque manière que meure le maréchal de Saxe, reprit la reine, il ne peut que mourir couvert de gloire; mais ce qui comblerait mes vœux, ce serait qu'au bout de sa longue et glorieuse carrière, il fût, comme Turenne, enterré à Saint • Denis, Quand la reine apprit sa mort, elle s'écria : * Qu'il > est triste de ne pouvoir dire un De profundis » pour un homme qui nous a fait chanter tant de * Te Deuml » Elle marqua, dès son arrivée en France, une estime pour la vérité et un mépris pour la flatterie qui ne se démentirent jamais. Les personnes qui l'approchaient n'avaient pas seulement la liberté de lui dire la vérité, elles en avaient l'ordre. On pouvait lui dire, sans détour : « Votre majesté » s'est trompée ; on lui a fait faire une injustice. » Une des qualités de la reine, et que le cardinal de Fleury ne voulait point apprécier, c'était son extrême modération. Le jeune prince, qui l'aimait uniquement, avait assez de confiance en sa discrétion pour tenir ses conseils dans son appartement et en sa présence. Lorsque le duc de Bourbon la pressait de prendre part aux affaires, constante dans ses principes qui excluaient toute ambition, elle lui disait : Je me souviens d'avoir ouï dire à mon père que le Français accorde tout aux femmes, excepté le droit d'en être gouverné, et je vous avoue que je ne craindrais rien tant que départager le sort de ces reines ambitieuses qui ont fait leur malheur et celui des peuples, en portant au sein des empires les agitations de leur cœur. La discrétion de cette princesse était si grande, qu'après la mort du roi Auguste, le primat de Pologne informa LouisXV qu'il prévoyait que les suffrages de ses compatriotes se réuniraient pour porter de nouveau le roi Stanislas sur le trône, pourvu que ce prince se montrât incessamment en Pologne. La reine en fut instruite, et vit ensuite qu'on usait de lenteurs, et qu'on laissait ignorer au roi son père ce qu'il lui était si important de connaître. Elle le vit, elle en souffrit. Quelqu'un, lorsque l'affaire fut publique, lui disait que, sans rien faire connaître au roi Stanislas, elle eût pu au moins souffler un mot au maréchal de Villars qui, sans la compromettre, aurait parlé dans le conseil de manière à faire avancer le cardinal de Fleury. « Cela est vrai, répondit-elle, i Mais le roi, en me confiant son secret, n'avait * pas excepté le maréchal de Villars. » Quoique dans l'âge encore qui rend plus excusables les dépenses de fantaisie d'un sexe auquel on les pardonne assez volontiers, elle ne paraissait occupée que des besoins du peuple, et eut souvent l'occasion d'entendre les reproches de cupidité des courtisans à qui il faisait tenir ces paroles : Les trésors de l'Etat ne sont pas nos trésors, il ne nous est pas permis de divertir en largesses arbitraires des sommes exigées par deniers du pauvre et de l'artisan. Le ministre ordinaire de ses aumônes secrètes était l'abbé Fronczynski. Elle engageait le roi Stanislas à partager le poids de ses engagements de charité. Elle lui disait dans une lettre : « Je voulais écrire »à Alliot; mais je pense qu'il n'y a pas d'indiscré-ï tion à vous prier de me faire une avance. Je vous »dirai, cher papa, que nous sommes ici dans une » misère extrême. Plusieurs de nos provinces sont, »à ce qu'on dit, dans un état de détresse déployable dont nous nous ressentons ici. Nos plus »grandes aumônes ne remédient qu'à de bien »petits maux. Mon fils, qui voit tout en grand et »q1ii sent tout vivement, appelle cela jeter un tverre d'eau sur une prairie brûlante. » J'ai demandé à Alliot à quoi vous vous amusiez » pendant les longues soirées de l'hiver. II m'a >répondu que l'hiver comme l'été, vous ne saviez sjouer qu'à faire des heureux. C'est un bien beau jjeu que celui-là, cherpapa. Que ne suis-jc auprès » de vous pour faire votre partie ! mais je ne pourrais pas jouer aussi gros jeu que vous. » La Fiance, que les étrangers respectaient, respirait en paix et réparait ses pertes passées ; son crédit se rétablissait ; le roi et la reine, qui était devenue mère de dix enfants, deux princes et huit princesses, jouissaient d'un contentement qui édifia la France pendant douze ans : mais d'affligeants retours allaient succéder à ce bonheur des deux époux. La vertueuse mère de Stanislas semblait en avoir entrevu les premières ombres, à en juger par ce qu'elle dit à sa petite-fille, qui lui faisait ses adieux pour se rendre à la cour de France : et au moment où la reine s'ouvrait à elle sur la crainte qu'elle avait que^la prospérité ne vînt à l'amollir : « Rassurez-vous, ma » fille, lui dit madame Leszczynska, Dieu ne man-i quera pas d'y pourvoir par les croix qu'il vous » destine. » La reine avait atteint sa trente-quatrième année, et elle n'avait encore moissonné que des roses. Il y avait déjà quelque temps que Louis XV était occupé de la duchesse de Cliateauroux, lorsqu'il tomba malade à Metz : le danger qui le menaçait lui fît prendre la résolution de faire signifier à la duchesse de quitter Metz sous deux heures.On vit alors un contraste bien frappant. La reine, qui, à la première nouvelle du danger du roi, était partie pour Metz, se croisa sur la roule avec la dame exilée. Un peuple immense bordait les chemins et la comblait de ses bénédictions. De l'autre côté, la dame de Châtcauroux, après avoir essuyé dans Metz les mépris et les reproches d'un peuple qui ne lui pardonnait pas d'avoir essayé de l'asservira des hommages illégitimes, se voyait à chaque instant exposée à périr dans les campagnes, victime de la fureur de ces mêmes villageois qui venaient de prodiguer à la reine tant de marques expressives de leur affection : on l'accablait d'injures atroces et de menaces effrayantes, dit un écrivain du temps : les paysans dans les campagnes la poursuivirent aussi loin qu'ils pouvaient, et se iransmettaient, de village en village, l'emploidc la maudire et de l'outrager. Ce fut comme par miracle qu'elle évita cent fois d'être mise en pièces. U lui fallait prendre des précautions infinies. Elle était obligée de s'arrêter à plus d'une demi-Heue de distance des endroits où elle devait prendre des relais. De là, elle détachait quelqu'un de sa suite pour aller prendre des chevaux et reconnaître les chemins détournés qui pouvaient la dérober à la rage des villageois. La reine était à leurs yeux comme l'ange tutclaire de la France. Lorsque la reine arriva à Metz, le roi se trouvait mieux; il s'expliqua, en la voyant, par une exclamation qui marquait la plus grande joie. Les soins empressés de son épouse, la douceur de sa conversation, le charme touchant de sa vertu parlèrent à son cœur. U se reprocha hautement des torts qu'elle semblait ignorer; il la conjura de lui pardonner des chagrins dont elle ne se plaignait pas ; il l'assura qu'elle n'en essuierait plus de semblables. Le moment où l'on apprit à Paris que Louis XV, vainqueur de ses ennemis, l'était aussi d'une passion qui obscurcissait sa gloire, fut celui où le peuple se précipita en foule dans l'église de Sainte-Geneviève, et lui décerna, au pied des autels, le surnom de Bien aimé. Ce retour fut de courte de durée, et de nouvelles épreuves recommencèrent pour la reine : elles étaient interrompues de temps en temps par quelque catastrophe, la mort du dauphin, ou quelque forte indisposition : c'est alors que le roi rentrait en lui-même, et que la reine venait lui prodiguer les trésors de son caractère noble et généreux.—On raconte que lors de l'assassinat du roi par Damiens, la première femme de chambre de la reine était venue lui annoncer que le roi qui partait pour Trianon, était de retour et blessé; la reine, se figurant que le roi a fait une chute, demande successivement à sa femme de chambre si cette chute est dangereuse, s'il y a fracture, s'il est blessé à la tête? Celle-ci, pour disposer sa maîtresse à recevoir la cruelle nouvelle qu'elle n'ose lui apprendre, répond affirmativement à tout, en sorte que la princesse court chez le roi, frappée de l'idée d'un grand accident, mais tout différent du véritable; ce qui, dans un sujet si accablant, occasionna un quiproquo assez risible. Comme la reine traversait en hâte les appartements, elle rencontre sur son passage un officier des gardes du corps, auquel elle demande do quoi il s'agit, et qui lui répond en courant : On le tient, Madame, on le tient; il ne saurait échapper. Il voulait parier de l'assassin. La reine entendit que c'était le roi, et imagina que le coup qu'il s'était donné dans sa chute avait été si violent qu'il en avait la tête dérangée et voulait s'enfuir. Pleine de cette idée, elle entre chez le roi qui, en la voyant, lut tend les bras et s'écrie : « Ah ! Madame, je suis poi-»gnardé!—- Allons, allons, Monsieur» lui répond »la princesse, tranquillisez-vous, et n'allez point • vous mettre de pareilles chimères en tête. — »Eh quoi ! maman, reprend le dauphin qui fondait • en larmes au chevet du roi, vous appelez cela des • chimères t II n'est que trop Vrai que le roi vient » de recevoir un coup de poignard sous mes yeux. » Pendant les maladies de ses enfants, comme dans leurs peines et leurs chagrins, la reine se trouvait auprès d'eux pour les consoler et les soulager. Si la maladie était grave, elle redoublait de soins et d'assiduités. C'est avec le plus tendre zèle qu'on la vit suivre, dans leurs dernières maladies, madame Henriette, sa fille aînée la duchesse de Parme et le dauphin, La première de ces princesses expira entre ses bras, dans le moment même qu'elle lui présentait un bouillon. On sait tout ce que lui coûta de peines et d'alarmes la longue maladie du dauphin. Ce prince, moins affligé au lit de la mort de sa propre situa-lion que de la douleur profonde qu'elle causait à la reine, lui disait avec sa fermeté ordinaire : Eh quoi! maman, vous ne doutes point que le royaume du ciel ne vaille mieux que celui d'ici-bas, et je vous vois toujours dans la tristesse et les larmes depuis qu'il y a apparence que je quitterai bientôt la terre.—-Hélas ! mon fils, lui répondait la reine, je ne sais si je pleure de douleur de votre état, ou de joie de votre résignation à le soutenir. — A ta bonne heure, reprit le malade, que ce soit de joie, car c'en est une véritable pour moi de ne point vieillir en ce monde. La dauphine, qui, depuis la mort du dauphin, traînait une vie languissante, sentant sa fin prochaine, dit un jour à la reine : « Tout m'avertit, • Madame, et je sens que je touche à ma dernière •heure. Prête à vous quitter pour aller paraître • devant Dieu, je vous recommande mes enfants.» Cette princesse était fille d'Auguste de Saxe. Tendrement aimée au sein de sa nombreuse famille, Marie Leszczynska en était l'âme et le centre commun de toutes ses relations : cette famille qu'elle aimait tant, elle la vit s'éclaircir encore : la jeune princesse Marie mourut à l'âge de cinq ans; madame Félicité mourut ù Fontevrault en 1744; madame Henriette mourut à Versailles en 1752, âgée de vingt-quatre ans. Le zèle le plus charitable était ce qui recommandait le plus puissamment près d'elle. Elle honorait de son estime et d'une confiance particulière plusieurs sœurs d'hôpital, avec lesquelles elle entretenait des correspondances suivies : elle venait elle-même les visiter dans leur hôpital, qu'elle parcourait ensuite pour donner des consolations aux malades; quelquefois on essayait de lui dérober le spectacle des malades agonisants; mais l'œil de la charité pénétrant ce qu'on eût voulu lui cacher, elle ne manquait pas d'ouvrir les lits qu'elle voyait fermés, et elle adressait aux pauvres moribonds qu'elle y trouvait, une courte exhortation analogue à leur état. Un jour qu'elle visitait l'hôpital général de Com-piègne, la supérieure l'ayant priée instamment de ne pas s'approcher d'une malade qui exhalait une odeur fétide et dangereuse, elle passa devant son lit sans s'arrêter; mais à peine fut-elle sortie de la maison que sa religion et son bon cœur lui reprochèrent cette omission qu'elle appela une insigne lâcheté ; et elle eût été la réparer sur-le-champ, si la duchesse de Villars ne l'en eût empêchée, en se chargeant de l'aller faire en sa place. Celte dame vint marquer à la supérieure tout le regret qu'avait la reine de s'être rendue à son avis, et lui recommanda, de la part de la princesse, de prendre un soin particulier de la pauvre femme qu'elle ne se pardonnait pas de n'avoir pas vue. À la dernière époque de sa vie, et dans un temps où elle voyait avec douleur se grossir autour d'elle cette masse d'iniquités qui devait écraser le royaume, la reine avait résolu de se soustraire de plus on plus au commerce du monde, et de consacrer exclusivement aux œuvres de la piété chrétienne tous les moments qu'il lui serait permis de dérober à sa famille et aux bienséances de son rang. C'est dans ce dessein que, faisant bâtir un monastère à Versailles, elle s'y était réservé un appartement. de la Pologne est un acte d'iniquité qui ne peut j> se soutenir... ; qu'après avoir terminé la guerre » en Italie, j'irai moi-même, à la tète des Fran-» çais, pour forcer les Russes à restituer la Po-» logne; mais dites-leur aussi que les Polonais » ne doivent pas se reposer sur des secours étran-» gers, qu'ils doivent s'armer eux-mêmes, inquié-» ter les Russes, entretenir une communication » dans l'intérieur du pays. Toutes les belles pa-» rôles qu'on leur contera n'aboutiront à rien. Je > connais le langage diplomatique. Une nation » écrasée par ses voisins ne peut se relever que * les armes à la main. » Cette réponse ne décourageait pas les Polonais ; ils voyaient derrière Napoléon la France, et ils commencèrent l'ère des célèbres légions polonaises en Italie et sur le Danube, auxiliaires de la république française. Après les événements mémorables qui curent lieu entre les années 1796 et 1806, les espérances des Polonais se ranimèrent ; la marche triomphale des armées françaises, depuis Paris jusqu'à Warsovie, devait amener le rétablissement de la Pologne, ou tout au moins reprendre, dès l'abord, sur la Prusse, les provinces dont elle s'était emparée. Les Polonais allèrent avec enthousiasme au devant de tous les sacrifices qui pouvaient hâter la réalisation de ce magnifique espoir. Napoléon s'étonna un instant de tant de dévouement; mais tout enlui rendant justice, il ne voulut ou ne put rien faire pour l'utiliser. En dictant le trente-septième bulletin, à Posen, lelcrdécembre 1806, Napoléon disait : c L'amour de la patrie, > ce sentiment national, s'est non-seulement con-» serve dans le cœur du peuple polonais, mais il » a été retrempé par le malheur : sa première » passion, son premier désir est de redevenir na-» tion. Les plus riches sortent de leurs châteaux » pour venir demander à grands cris le rétablis-» sèment du royaume, et offrir leurs enfants, leur j fortune, leur influence. Ce spectacle est vrai-^ ment touchant. Déjà ils ont partout repris leur » ancien costume, leurs anciennes habitudes. » Le trône de Pologne se rétablira-t-il, et cette » grande nation reprendra-t-elle son existence et » son indépendance? Du fond du tombeau, re-» naîtra-t-elle à la vie? Dieu seul, qui tient dans > ses mains les combinaisons de tous les événe- > ments, est l'arbitre de ce grand problème po-» litique ; mais, certes, il n'y eut jamais d'événe- > ment plus mémorable et plus digne d'intérêt, » À la suite de cette campagne, la Prusse et la Russie furent tellement affaiblies, que la présence (rime partie de l'armée française au-delà du Niémen aurait suffi pour arracher la Litvanie aux Moskovites. Les Litvaniens le savaient, et ils députèrent quelques citoyens patriotes à Napoléon. Alexandre ne l'ignorait pas, et c'est l'appréhension d'un mouvement en Litvanie qui le détermina à flatter Napoléon et à lui faire des concessions. Les vieux grenadiers, compagnons d'armes des Polonais, répétaient : « Encore quel-» que pas, et nous allons rétablir notre Pologne! » Mais les intrigues et les machinations ténébreuses eurent le dessus. C'est alors aussi qu'éclatèrent, entre Rerthier et Davoust, les mésintelligences qui firent, en 1812, tant de scandale. Berthier, satisfait dans son ambition, et las de la guerre, repoussa la députation litvanienne, qu'il appelait des traîtres à leur souverain! ! ! Davoust, au contraire, les accueillit et les présenta à Napoléon, qui s'irrita contre Rerthier, et reçut avec bonté ces Litvaniens sans toutefois leur promettre son appui. Davoust représenta vainement que l'occasion était favorable, et qu'il fallait profiter de l'affaiblissement de l'armée moskovite : Napoléon répondit par des difficultés; et lui qui ne connaissait de juste milieu en aucune chose, employait toujours cet expédient lorsqu'il s'agissait de la questionpolonaise. Napoléon fut satisfait d'avoir été reconnu empereur par Alexandre, et il n'hésita plus à proposer la réunion de Warsovie et de la Pologne prussienne à l'empire de Russie. Alexandre ne pouvait pas accepter cette offre, n'ayant pas assez de forces pour maintenir la tranquillité à la suite de l'explosion provoquée par le désespoir des Polonais. Cependant Napoléon démembra le duché de Warsovie ; il en rendit une partie à la Prusse, et l'autre, concédée à Alexandre, forma le cercle de Riaiystok : en cela il voulait constater que, loin de vouloir lui enlever la Litvanie, pour la réunir au duché, il lui cédait sans difficulté une portion de l'ancienne Pologne : il aurait fait bien d'autres concessions pour l'amener à adopter ses principes sur le système continental. Outre cela, il remit auTzar la correspondance et les projets des Litvaniens relatifs à la nouvelle réunion des deux nations. Cet événement répandit la consternation à Wilna et dansles provinces envahies parlaRussie. Beaucoup de jeunes gens, qui avaient quitté la Wolhynie, la Podolie, l'Ukraine et la Litvanie, pour se rendre auprès de l'armée polonaise, avaient exposé leurs parents et leurs amis à des enquêtes et à des persécutions. Tous ceux qui n'attendaient que le passage du Niémen par les armées gallo-polonaises se trouvèrent désappointés. On regarda le traité de Tilsit comme le tombeau de toutes les espérances des Polonais. Ce fut bien pis, Iorsqu'après le traité de Tilsit, les conférences d'Erfurtli rapprochèrent encore davantage les deux souverains; lorsque des ambassadeurs, envoyés réciproquement à Paris et à Pétersbourg, commencèrent à nourrir ces relations amicales, par une communication qui ne laissa rien ignorer aux deux cours respectives sur tout ce qui pouvait compromettre la sûreté intérieure de leurs états. En 1809, une nouvelle et décisive circonstance se présenta pour récompenser le dévouement des Polonais. La campagne de Wagram a été admirable; mais les succès des Polonais dans le duché de Warsovie contribuèrent puissamment à la rendre telle, car l'ennemi était pris entre deux feux. Les Autrichiens fuyaient devant le prince Joseph Poniatowski; ils tombaient par milliers entre les rnains des vainqueurs : aussi donnait-on trois soldats autrichiens pour un polonais, et un officier de cette nation pour deux ofliciers autrichiens, quand il s'agissait d'échanger les prisonniers. Poniatowski occupa la ville de Krakovie; il prenait déjà la route de Vienne, pour donner la main à Napoléon, et reprendre toute la Gallicie, en rendant indépendantes la Hongrie et la Bohème, lorsqu'il apprit la conclusion du traite de Presbourg du 14 octobre 1809. Par ce traité, une moitié de la reconquête polonaise fut arrachée aux Polonais. Quatre nouveaux départements augmentèrent seulement le duché de Warsovie. Ils perdirent Léopol et la Gallicie. La Russie, pour être demeurée spectatrice des exploits des Polonais, obtint l'arrondissement de Tarnopol. La Russie ne sut à Napoléon aucun gré de ce qu'il avait fait pour elle, et l'Autriche, comme la Prusse, lui conservèrent le plus vif ressentiment. Nous nous plaisons à citer ici le rescrit adressé à cette occasion par Alexandre à son ministre de l'intérieur. Malgré tant de faits et tant de preuves, quelques Polonais croyaient encore aux bonnes intentions du cabinet de Saint-Pétersbourg, et vantaient la magnanimité du Tzar. Sans cette désunion qui, en Pologne, prend toujours sa source dans l'insolente ambition de l'aristocratie, peut-être les Polonais auraient-ils entraîné Napoléon dans leurs intérêts nationaux. Les Polonais d'Alexandre, après avoir été sévères dans leurs jugements sur Napoléon, après avoir dit qu'il ne ferait rien pour la Pologne, s'aveuglaient sur Alexandre, sur l'ennemi naturel et éternel de notre cause nationale et indépendante ! L'histoire ou plaint ou admire tous les Polonais qui se dévouèrent à la Erance et à Napoléon; mais comment jugera-t-clle ceux qui ont suivi une autre ligne?.... Nous arrivons au rescrit d'Alexandre. « On a reçu dernièrement la nouvelle de l'échange des ratifications du traité de paix conclu entre la France et l'Autriche, et celle en même temps, que la guerre entre la Russie et cette dernière puissance avait cessé. D'après les bases de ce traité, l'Autriche continue de nous avoi-siner dans la Galicie. Les provinces polonaises, au lieu d'être réunies de nouveau, restent pour toujours partagées entre les trois puissances. La Russie acquiert une portion considérable de ces provinces, et une autre portion limitrophe au duché de Warsovie fera partie des Etats du roi de Saxe. De cette manière, nous sommes, depuis que la guerre avec la Suède est heureusement terminée, également débarrassés du fardeau de celle avec l'Autriche. Tous les rêves d'une révolution politique en Pologne sont évanouis; l'ordre actuel des choses leur fixe des limites pour l'avenir, et la Russie, au lieu d'avoir éprouvé des pertes, étend sa domination dans ce pays. En remerciant le Tout-Puissant de nous avoir fait terminer cette guerre d'une manière aussi heureuse, nous vous chargeons d'en donner connaissance à tous les gouverneurs civils. Nous sommes persuadés que tous nos fidèles sujets, en apprenant ces heureux événements, joindront leurs prières aux nôtres, pour remercier le Tout-Puissant, qui a daigné accorder à la Russie une paix aussi glorieuse que désirée. » Saint-Pétersbourg, l|lo novembre 1809. » Ainsi fut consommé le cinquième partage de la Pologne ! Mais enfin les vœux les plus ardents des Polonais semblaient être près de se réaliser. Le système continental, établi contre l'Angleterre par Napoléon, provoqua la guerre contre la puissance moskovite, et, par suite de cet événement, les provinces polonaises, envahies par la Russie, allaient être appelées à l'indépendance. Déjà le traité conclu le 14 mars 1812, entre Napoléon et l'Autriche, préludait à la grandeur espérée de la Pologne. Mais un article secret promettait à celle-ci la restitution de la Galicie, qui devait être échangée contre l'illyrie par l'Autriche, et la Pologne, malgré cette reconstruction incomplète, aurait encore été un Etat de dix-huit millions d'habitants. Napoléon arriva à Dresde avec de bonnes dispositions pour la Pologne; il voulut faire son entrée à Warsovie d'une manière solennelle, et prononcer enfin le rétablissement de la Pologne; mais lui, qui ne cédait jamais et qui ne se laissait jamais tromper ou dominer dans aucune autre question, céda aux intrigues prusso-autrichien-nes, et n'osa plus prendre le chemin deWarsovie. Enfin, et pour combler ses malheurs, M. dePradt occupa le poste d'ambassadeur à Warsovie ! Napoléon quitte Dresde, passe par Posen, séjourne à Thorn pour y voir ses fortifications, ses magasins, ses troupes, et rendre justice à son gouverneur, le brave et vertueux Stanislas Woyczynski. De Thorn, Napoléon descendit la Wistule, et, arrivant à Marienbourg, il revit Davoust. Là, Berthier et Davoust, ces deux hommes animés d'une haine commune, eurent dans leur première entrevue une violente altercation en présence de l'empereur. On réveilla d'anciennes craintes. « N'est-ce pas Davoust qui, après la victoire » d'Iéna, avait attiré Napoléon en Pologne? t n'est-ce pas encore lui qui a voulu cette nou-» velle guerre de Pologne? lui qui déjà possède » de si grands biens dans ce pays, dont l'exacte » et sévère probité a gagné les Polonais, et qu'on > accuse d'espérer leur trône ? » Cette impression fâcheuse s'approfondit chez Napoléon, elle eut des suites funestes et pour la France et pour la Pologne. De Kcenigsberg à Gumbinen, Napoléon passa en revue plusieurs de ses armées. Arrivant à Wil-kowiszkijil y trouva une députation polonaise qui lui exposa l'état réel de la question polonaise ; Napoléon parut l'approuver, et après une conversation assez prolongée, il dit: t Messieurs les , Polonais, je vous veux ;du bien. J'espère que • les événements me fourniront les moyens de » vous le prouver bientôt. Votre démarche m'as- * sure de vos bonnes dispositions. Si j'avais été t à la place de Louis XV, je n'aurais pas consenti > aussi facilement que lui au partage de vos pro-j vinces. On peut tenter quelque chose d'utile à » la Pologne : c'est ce que nous verrons à Wilna. » J'ai encore bien des renseignements à recueil- » lir. C'est dans cette ville que je prendrai une * détermination. » La grande armée marchait au Niémen en trois masses séparées, aux ordres de Napoléon, de Jérôme, roi deWestphalie,et d'Eugène,vice-roi d'Italie. Le 6e régiment de lanciers polonais précédait la division de cavalerie du généralBruyères, et marchait à l'avant-garde. Depuis le 20 juin, cette division était arrivée; mais l'ennemi ne pouvait s'en douter, car elle était cachée parles forêts immenses qui couvrent les bords du Niémen. Les seuls avant-postes polonais pouvaient être aperçus de la rive opposée. Le 23 juin, les Polonais reposaient encore dans leurs bivouacs, lorsqu'une voiture de voyage, attelée de six chevaux, qui allaient au grand trot, s'arrêta tout à coup au milieu du camp; elle n'était escortée que de quelques chasseurs de la garde, dont les chevaux étaient haletants et harassés de fatigue. La portière s'ouvrit, et l'on vit Napoléon sortir avec vivacité de la voiture ; il était accompagné de Berthier. Peu après, le général Bruyères arriva seul, au galop. Napoléon portait son uniforme de chasseur de la garde; il paraissait très-fatigué du voyage, et ses traits offraient l'empreinte de la] préoccupation. Le major du régiment Su-chorzewski, Roman Soltyk et quelques autres officiers accoururent. Napoléon fit rapidement quelques pas vers le major, et lui demanda où était le commandant du régiment ; il répondit qu'il le remplaçait, et qu'il était prêt à recevoir ses ordres. Alors l'empereur lui demanda la route du Niémen, et s'informa où étaient les avant-postes. Il fit diverses autres questions sur la position des Moskowites. Tout en continuant ses interrogations, il demanda à changer d'habit, voulant prendre l'uniforme polonais; car il avait été convenu, où plutôt ordonné, qu'aucun militaire français ne se montrerait à l'ennemi. Il mit donc bas son habit, Berthier fit de même; le général Bruyères, le colonel Pongowski, le lieutenant-colonel Soltyk et le major Suchorzewski en firent autant, de sorte que six personnes se trouvèrent en chemise au milieu du bivouac, entourant Napoléon, et chacun tenant son uniforme à la main. La redingote du colonel Pongowski et son bonnet de police convinrent le mieux à l'Empereur. On lui avait d'abord présenté un czapka d'officier de lanciers; mais il avait refusé, disant qu'il était trop lourd. Berthier se revêtit aussi d'un uniforme polonais. On amena promptement les chevaux du colonel. Napoléon monta sur l'un, et Berthier sur l'autre; le lieutenant Zrelski, dont la compagnie tenait ce jour-là les avant-postes, fut désigné pour accompagner l'Empereur et lui servir de guide. Us se rendirent à Àlexota, village distant d'une lieue du point de départ, situé vis-à-vis de Kowno, el qui n'en est éloigné que d'une portée de canon. Napoléon mit pied à terre dans la cour d'une maison appartenant à un médecin, dont les fenêtres avaient vue sur le Niémen. De là, il reconnut parfaitement le pays, sans pouvoir être lui-même aperçu : ses chevaux furent soigneusement cachés dans la cour. Après avoir terminé celte reconnaissance, Napoléon revint au bivouac polonais. Il voulut avoir dos détails sur la position des ennemis. Soltyk répondit à ses questions. Il demandait surtout où se trouvaient les masses moskovites, si c'était sur la rive gauche ou sur la rive droite de la Wiliia? Au retour de Napoléon, on remarqua un changement visible dans sa figure; il avait l'air gai, et même d'une humeur enjouée; sa satisfaction venait de l'idée de la surprise qu'il préparait aux Moskovites pour le lendemain, et dont il avait calculé d'avant o les résultats. Il déjeuna sur la grand'route; il demanda si l'uniforme polonais •lui allait bin.u. « A présent il faut rendre ce qui •n'est pas à nous! » dit-il ; et étant les vêtements qu'il avait empruntés, il reprit son uniforme de chasseur de la garde, remonta en voiture, accompagné de Berthier, et partit brusquement. Le même jour, il visita d'autres points du Niémen, et choisit celui de Poniémunié, pour franchir le fleuve. Le général Haxo l'accompagnait. Napoléon rentra dans le bivouac qu'on lui prépara, à une lieue et demie de Kowno, et à droite de la grand'route. Les tentes impériales étaient dressées sur une belle prairie, parsemée de magnifiques arbres, qui se dressent majestueusement aux environs du beau fleuve de la Litvanie. Un profond silence régnait autour du bivouac ; on ne voyait qu'un petit nombre de grenadiers en faction près des deux tentes, dont l'une était occupée par Napoléon, et l'autre par Berthier. Le lieutenant-colonel Soltyk amena une douzaine de cultivateurs du pays qui avaient traversé le fleuve, la nuit précédente. Napoléon sortit de sa tente, et vint s'asseoir en avant de la porte d'entrée, sur un pliant qui faisait partie de son ameublement de campagne, c Berthier, donnez-• moi l'état de l'armée russe. » Alors il fit plu- sieurs questions; assez satisfait des réponses des Litvaniens, il demanda ensuite s'ils savaient qu'il avait accordé la liberté aux paysans du grand-duché de Warsovie, et puis s'ils étaient bien malheureux sous le gouvernement moskovite? Sur la réponse affirmative, il dit à l'interprète Soltyk: « Demandez-leur s'ils ont un cœur polonais? » L'Empereur prononça ces mots en élevant la voix, et mettant sa main sur son cœur; et l'interprète répondit affirmativement pour ces pauvres gens, qui ne revenaient pas de leur étonne-ment de voir sitôt et si près Napoléon. Pendant que l'Empereur combinait toutes les chances de l'avenir, l'armée française fut rangée en ordre, et elle entendit en silence l'ordre du jour suivant, dicté par l'empereur le 22 juin à Wilkowiszki : » Soldats, la seconde guerre de Pologne est » commencée; la première s'est terminée à » Friedland et à Tilsit; à Tilsit, la Russie a juré » éternelle alliance à la France et guerre à l'An-» gleterre ; elle viole aujourd'hui ses serments ; » elle ne veut donner aucune explication de son » étrange conduite, que les aigles françaises » n'aient repassé le Rhin, laissant par là nos alliés » à sa discrétion. » La Russie est entraînée par la fatalité ! Ses » destins doivent s'accomplir! » Nous croit-elle dégénérés? Elle nous place » entre le déshonneur et la guerre : le choix ne » saurait être douteux. Marchons donc en avant, » passons le Niémen, portons la guerre sur son » territoire. La seconde guerre de Pologne sera » glorieuse aux armes françaises comme la pre-» mière; mais la paix que nous conclurons por-> tera avec elle sa garantie, et mettra un terme » à cette orgueilleuse influence que la Russie a » exercée depuis cinquante ans sur les affaires » de l'Europe. » Ensuite sortirent des vallons et de la forêt toutes les colonnes. Elles s'avancèrent silencieusement jusqu'au fleuve, à la faveur de l'obscurité. On défendit d'allumer les feux, et on se reposa les armes à la main, comme en présence de l'ennemi. Les seigles verts et mouillés d'une abondante rosée servirent de lit aux hommes et de nourriture aux chevaux. Mais l'attente d'une grande journée soutenait le moral du soldat. La proclamation de Napoléon venait d'être lue; on s'en répétait à voix basse les passages les plus remarquables, et le génie des conquêtes enflammait les armées de Napoléon. L'Empereur monta de nouveau à cheval, accompagné de son état-major, du général Michel Sokolnicki; des lanciers polonais et des chasseurs de la garde s'acheminaient au pas vers Po-niémonié, où l'on devait jeter trois ponts sur le Niémen. Après avoir marché pendant à peu près une heure à travers une forêt épaisse, ce cortège arriva sur une vaste prairie traversée par un des alfluents du Niémen, et qui n'était séparée du fleuve que par un rideau de collines; c'était là qu'étaient entassés dés masses énormes d'infanterie, de cavalerie, de grands parcs d'artillerie prêts à franchir le fleuve. Les pontonniers avançaient rapidement le travail de trois ponts, qui furent terminés en quatre heures. Le jour était sur son déclin ; ce silence, qui avait un caractère solennel, fut troublé, au passage de Napoléon, par un événement étrange. L'Empereur marchait en avant de sa suite, lorsqu'un chien, sortant d'un des bivouacs, vint s'attacher à lui, aboyant continuellement et mordant même les pieds de son cheval; ses aboiements redoublés, qui retentissaient au milieu des camps, contrastaient singulièrement avec le silence qui était imposé par un ordre spécial. Napoléon n'y fit d'abord aucune attention; puis il mit son cheval au trot, pour se débarrasser de cet importun animal ; mais le chien le suivait sans cesse, Rattachant avec acharnement à son cheval. L'Empereur en fut si fort, impatienté, que, quoique ce soit une règle constante de ne pas tirer dans les camps, il prit dans la fonte de sa selle un pistolet, et le déchargea sur l'animal sans l'atteindre. Les chasseurs de l'escorte le sabrèrent, et le foulèrent aux pieds de leurs chevaux en un instant. Les Polonais qui accompagnaient Napoléon ne purent s'empêcher de faire un rapprochement entre cet événement et celui qui arriva cent vingt-neuf ans auparavant à Sobieski. Après la délivrance de Vienne, l'illustre guerrier, voulant mettre à profit sa victoire, poursuivit les Turks en Hongrie; dans le combat de Parkan, la fortune lui fut infidèle, mais plus tard Sobieski prit sa revanche. Citons les propres paroles de la lettre du roi à sa femme Maijie-Kasimire, datée le 10 octobre 1683: i.....C'est une chose bizarre; jeudi » dernier, lorsque nous marchions à l'ennemi, un » chien noir, sans oreilles, était constamment de-» vant nous, sans qu'il fût possible de le chasser; » ajoutez qu'un aigle noir a plané, pendant quel-* que temps, presque au niveau de nos têtes, et » puis s'est envolé derrière nous. Hier, au con-» traire, un pigeon blanc s'est placé plusieurs t fois devant nos escadrons; un très-bel aigle, » tout blanc aussi, s'est abattu devant nos lignes, » et, rasant presque la terre, il a semblé nous * conduire sur l'ennemi. » Napoléon mit pied à terre sur les hauteurs de Poniémonié, et dirigea lui-même les dispositions du passage. Arrivant à Kowno, il s'établit dans le palais de levêché. C'est sur ces entrefaites, et pendant que ses armées étaient en marche vers Wilna, qu'éclata, sur une distance de cinquante lieues, cet épouvantable orage qui fit tant de mal aux hommes et surtout aux chevaux. Ce jour-là même, rapporte un historien, un malheur particulier vint se joindre à ce désastre général. Au delà de Kowno, Napoléon s'irrite, en voyant que le passage de la Wiliia n'est plus possible, car les Kosaks ont rompu le pont pour arrêter la marche d'Oudinot. II affecte de la mépriser, comme tout ce qui lui faisait obstacle, et il ordonne à un escadron des Polonais de sa garde de se jeter dans cette rivière. Ces hommes d'élite s'y précipitèrent sans hésiter. D'abord, ils marchèrent en ordre, et quand le fond leur manqua, ils redoublèrent d'efforts. Bientôt ils atteignirent à la nage le milieu des flots. Mais ce fut là que le courant plus rapide les désunit ; alors leurs chevaux s'effraient, ils dérivent, et sont emportés par la violence des eaux. Us ne nagent plus, ils flottent dispersés. Leurs cavaliers luttent et se débattent vainement, la force les abandonne; enfin ils se résignent. Leur perte est certaine, mais c'est à leur patrie, c'est devant elle, c'est pour leur libérateur qu'ils se se sont dévoués; et près d'être engloutis, suspendant leurs efforts, ils tournent la tête vers Napoléon et s'écrient : Vive l'Empereur On en remarqua trois surtout, qui, ayant encore la bouche hors de l'eau, répétèrent ce cri, et périrent aussitôt, L'armée était saisie d'horreur et d'admiration. Tel fut le célèbre passage du Niémen et le début de la campagne de Moskou. Napoléon, arrivant à Wilna, ne put encore rien dire de positif sur le rétablissement de la Pologne. Sa réserve, ses réticences étonnèrent tout le monde. Mais tout était marqué au coin de la fatalité dans cette expédition et dans sa désastreuse retraite. Pendant la campagne de 1813, la fidélité des Polonais fut mise à toutes les épreuves, et le prince Joseph Poniatowski donna l'exemple d'un sublime dévouement par là mort qui le rendit à jamais célèbre .{La jalousie entre les officiers supérieurs polonais amena des mésintelligences qui parvinrent à la connaissance de Napoléon. Cette circonstance avait une haute importance, dans un moment où les Polonais ne savaient réellement ce qu'ils devaient faire, où l'empereur n'avait personne à ménager, où il pouvait dire aux Polonais, sans aucune réserve, ses intentions et sa volonté. Eh bien, dans cette circonstance suprême, son langage fut mystérieux, nébuleux, incertain. Lui, qui lisait si bien, si juste dans un avenir éloigné les destinées des autres peuples, des autres dynasties, des autres intérêts, il n'aborda jamais franchement et directement la question polonaise ! Quatre jours avant l'affaire de Hanau, sur un tertre écarté de la route, et au milieu d'un cercle composé d'officiers polonais, Napoléon leur adressa ces paroles : « On m'a rendu compte de vos intentions : » comme empereur, comme général, je ne puis » que louer vos procédés; je n'ai rien à vous re-> procher. Vous avez agi loyalement envers moi ; » vous n'avez pas voulu m'abandonner sans me » rien dire, et même vous m'avez promis de me » reconduire jusqu'au Rhin.... » Aujourd'hui, je veux vous donner de bons » conseils. Dites-moi : où voulez-vous retourner? » Chez votre roi {Frédéric-Auguste de Saxe) qui » peut-être lui-même n'a plus d'asile?... Je vous » l'ai donné pour votre souverain, parce que d'au-» très puissances n'ont pas voulu voir à la tête de » votre nation un homme qui eût plus d'énergie. » Il fallait vous donner un Allemand, pour ne pas » exciter la jalousie de vos ennemis; et comme » c'est un honnête homme, mon ami particulier, » je l'ai fait votre grand-duc, pour qu'il fût l'or-» gane de mes volontés.... > Quant à vous, vous êtes les maîtres de re-» tourner chez vous, si c'est votre intention : » deux ou trois mille hommes de plus ou de moins, » tout braves que vous êtes, ne changeront rien » à mes affaires. Mais craignez que vos frères, » que la postérité n'aient à vous reprocher si la » Pologne n'existe plus !.... » Si vous m'abandonnez, je n'aurai plus le » droit de parler, pour vous; et je crois que, » malgré les désastres qui ont eu lieu, je suis en-» core le plus puissant monarque de l'Europe. » Les choses peuvent prendre une autre face.... » Et d'ailleurs, comme vous existez par les > traites, jusqu'à ce qu'il y en ait un autre, votre » existence politique n'est pas anéantie. Si même > j'étais contraint de vous sacrifier, on fera men-» tion de vous dans dans le prochain traité de » paix. Alors vous pourrez retourner tranquil-» lement chez vous.... » Maintenant vous retourneriez chapeau bas : > qui sait si un jour vous ne rentrerez pas les » armes à la main? J'ai toujours tenu à votre » existence, et pour vous en donner la preuve, > lisez le Moniteur, il vous éclairera sur un traité » de paix fait avec l'empereur d'Autriche, par i lequel il me cédait la Galicie en échange de » l'illyrie.... » Si je ne tenais pas si fort à vous, j'aurais pu » faire la paix à Dresde, en vous sacrifiant.... » Vous vous nourrissez toujours de l'espoir » dans les temps les plus critiques : aujourd'hui, » s'il vous abandonne, on vous taxera d'inconstance » et de légèreté.... » Tout le monde s'écria qu'on était prêt à suivre l'Empereur partout où il irait; qu'on voulait seulement savoir comment il regardait les corps polonais dans les circonstances actuelles: t Je vous re-» garde comme* les troupes du duché de Warsovie, » comme les troupes alliées, comme les représen-» tanls de votre nation. Vous aurez vos relations » avec le ministre des affaires étrangères.... » À ces paroles, les cris de vive l'Empereur ! les protestations qu'on ne l'abandonnera pas, retentirent de toutes parts, et Napoléon partit. (Extrait de Y Histoire du prince Joseph Ponia* lowski, liée à celle de son époque, ouvrage inédit de Léonard Chodzko. ) LE MONT CALVAIRE ET LE CHATEAU DE LANCKORONA DANS LA PETITE POLOGNE. Sur la pente d'une haute montagne, couronnée par une forêt de sapins et opposée à une autre montagne qui supporte les ruines menaçantes du vieux château de Lançkorona, s'élève une église vénérée dans tout le pays pour une image miraculeuse de la sainte Vierge. Un vaste couvent des Bernardins, des bâtiments étendus, plusieurs chapelles, un petit palais enfin appartenant à la famille Czarortyski, habité dernièrement par le prince Kasimir et maintenant abandonné, forment une masse imposante de murs badigeonnés, que domine une façade rouge avec ses deux tours pointues et couvertes en cuivre. L'église renferme plusieurs tableaux précieux, et entre autres une Sainte Madeleine et un Saint François. Les deux grands tableaux placés sur les parties latérales du maître-autel attestent la piété de François Ior, empereur d'Autriche, et de Wladislas IV, roi de Pologne : les deux souverains, entourés d'une cour nombreuse, sont agenouillés devant l'autel de la sainte Vierge ; le premier rend grâce au Ciel pour la paix dont jouissait son empire, composé de tant de parties divergentes; l'autre invoque l'assistance de la patronne de sa couronne, pour repousser les invasions musulmanes qui menaçaient ses états et toute la chrétienté. L'exergue de ce second tableau représente la bataille de Bityn , et ;dans le haut on a peint, en forme de médaillon, le mariage de Wladislas et de Cécile d'Autriche. Lesgalcries de l'église sont ornées des portraits de grandeur naturelle de Nicolas Zebrzydowski, premier fondateur, et de sa famille, ainsi que de plusieurs personnages de la famille Czartoryski de Klewan, bienfaiteurs du couvent. En 1612, dame Herburt, femme de Nicolas Zebrzydowski, qui habitait alors le château de Lançkorona, aperçut en songe trois croix placées sur la montagne voisine ; cette femme pieuse prit cette vision pour une révélation céleste, et engagea son époux d'honorer par une fondation religieuse l'endroit où découla la grâce du Très-Haut. Bientôt après on vit s'élever une petite église en pierre de taille, située au-dessus de l'église actuelle, et connue aujourd'hui sous le nom de Crucifiement; une autre petite chapelle pareillement bâtie, et surnommée le Sépulcre, et une maison pour loger commodément plusieurs moines. Le frère Lcxycki, bernardin, vivant dans le xvne siècle, peintre distingué, orna la petite église de quatre grands tableaux copiés de Rubens, et représentant le crucifiement, la descente et l'inhumation. Ces tableaux n'ont pas le brillant coloris des originaux, mais leur dessin n'est pas mauvais ; ils ont d'ailleurs beaucoup d'expression et se sont parfaitement conservés. L'église des Bernardins, à Krakovie, possède quelques tableaux du môme peintre, peu connu, et cependant d'un mérite réel. La façade du Sépulcre est décorée de la statue du fonda- teur et de celle du pape Paul V, qui consacra l'établissement. Zebrzydowski ne borna pas là sa ferveur, il envoya des artistes à Jérusalem pour lever le plan de tous les lieux où l'on croit que s'était'passée immédiatementla passion de Notre-Seigneur, lieux consacrés à une vénération particulière par quelques actes concernant la mort et la résurrection de Jésus-Christ. On a suivi ce plan avec la plus scrupuleuse exactitude dans la disposition de différentes chapelles dispersées autour du Calvaire, et le terrain montra une merveilleuse conformité avec celui du vrai Calvaire. Le ruisseau la Skawinka, qui sépare les deux principautés d'Oswiécim et de Zator de la Galicie actuelle, fut baptisé du nom de Cëdron. De nombreuses compagnies de pèlerins encombrent, aux jours d'indulgences, les galeries de l'église, et visitent successivement toutes les chapelles couronnées de fleurs et éblouissantes de lumières. La gentille Krakovienne, avec son corset bleu, son châle de toile fine entortillé avec grâce autour de ses deux bras, ses souliers à hauts talons, son cou surchargé de coraux, et ses longues tresses de cheveux ornées d'un grand nombre de rubans, dont chacun lui rappelle un voyage religieux ou bien un tendre souvenir; vive, joyeuse comme une bayadère , assistée de son galant, fier de sa kerezya bleue à larges broderies en soie et en similor, de sa ceinture en cuir ornée de larges anneaux en airain, et de son petit bonnet rouge décoré de quelques plumes de paon, et couvrant à peine sa chevelure épaisse et bouclée, qui retombe sur ses épaules ; le montagnard, agile et rusé, avec son pantalon collant, ses sandales retenues par des courroies liées autour de sa jambe fine et déliée, sa longue veste déboulonnée, son manteau brun rejeté sur une épaule, et son chapeau à larges bords ou son bonnet pointu, en forme d'un pain de sucre; le Bohémien, plus grave dans son costume germanisé, avec sa capote à grands boutons, ses bas bleus et ses souliers à larges boucles; la fraîche Silésienne, avec sa petite camisole à deux rangs de petits [boutons en étain, son jupon brun et très-court, et ses bas rouges avec des escarpins blancs ; le Houçule sauvage, attiré du fond des Karpates, et le Morave dévoué à ses croyances; tous ces peuples différents, qui composent la grande famille slavonne, et qui se ressemblent plus ou moins par leur langage, leurs mœurs et leurs préjugés, viennent se réunir ici comme à une fôte de famille, et confondent leurs prières au pied des autels. Alors le Calvaire présente un aspect imposant, et les chants religieux retentissent dans les vallées d'alentour. La piété de Zebrzydowski le sauva dans les jours de la persécution qu'il s'attira par son ambition démesurée et son esprit turbulent. Fuyant la vengeance du monarque irrité, il trouva tin asile impénétrable sur le Calvaire. On montre encore aujourd'hui dans l'ermitage de Sainte-Madeleine, au-dessus du pacifiement, la eham-brette modeste de Nicolas, la chapelle où il écoutait la messe, et son fauteuil pliant. Un de ses successeurs fonda, dans le village de Zebry-dowicé, un hospice pour douze officiers vétérans; le gouvernement autrichien s'en empara, et changea sa destination en y plaçant des moines chargés de soigner les malades. 11 est rare de trouver ailleurs une vue aussi étendue et aussi variée que celle dont on jouit du Calvaire : Krakovie, Lançkorona, la montagne de Bronislawa avec le tertre de Kosciuszko, la Chartreuse de Biélany et l'antique Tynieç que la foudre a frappée en 1830, comme si le Ciel eût voulu par ce présage funeste annoncer à la Pologne l'anéantissement de sa nouvelle existence, se placent tour à tour sous vos yeux, et vous émerveillent par leur site enchanteur. A trois lieues du Calvaire, entre les montagnes , s'élève une des plus anciennes églises de la Pologne : d'après une tradition populaire, saint Albert, évêque, de Prague, en traversant la Pologne, s'y arrêta, et y disait la messe.-Quelle que soit l'authenticité de ce fait, l'église n'est pas moins très-ancienne ; les redevances que des villages très-éloignés lui paient jusqu'à présent, en sont la preuve la plus évidente. Vous entendrez parler ici.du Château de la Wlodkowa. Jadis lorsque la route traversait le haut des montagnes, une certaine Wlodkowa, dame suzeraine de plusieurs villages, et mère de deux filles, attirait dans son château le voyageur égaré, et lui faisait payer de son sang une hospitalité insidieuse et cruelle. Le château tomba en ruines; il en reste à peine quelques vestiges, mais le souvenir de cette Circé moderne vivra longtemps dans les récils populaires. Nous ne voulons pas éloigner nos lecteurs de cette contrée séduisante par ses beautés naturelles, instructive dans ses monuments, et palpitante de souvenirs, sans avoir arrêté leurs regards sur les ruines du château de Lançkorona. Les au- Brorti-noinite .o.îjTT■■hiioioA xmff m 'jr.q hquvioq si i *.'OH il. U I Tome tt leurs en ont fort peu parlé; si vous consultez les géographes étrangers, ils vous diront : c'est une forteresse de la Petite Pologne, au palatinat de Krakovie. Si vous vous adressez à un géographe polonais, il vous apprendra que c'était un domaine de la couronne, ou plutôt une starostie; que le château a été bâti par Kasimir-le-Grand, que des officiers de génie français l'avaient fortifié en 1770, et qu'il appartient maintenant à la princesse de Carignan. Et cependant ces murs dégradés, ces ogives brisées, toute celte richesse de pierres, dispersée et foulée aux pieds, formaient jadis un ensemble magnifique, resplendissant de luxe et animé d'une vie bruyante. Le château faisait l'orgueil du pays, et ses tourelles, s'élevant majestueusement au-dessus d'une forêt de sapins, frappaient les regards des habitants du château royal de Krakovie. Et plus tard, lorsque le fracas seigneurial dédaigna cette résidence élevée, et alla se confondre avec le bruit de la capitale, une poignée de braves s'y réfugia : le cri de guerre réveilla l'écho de ses voûtes silencieuses, et le bruit des armes résonna sur ses dalles solitaires. Les confédérés de Bar,en 1708, commandés par Beniowski, y repoussèrent les attaques multipliées d'un ennemi nombreux et acharné ; ils coupèrent les arbres qui couvraient les flancs de la montagne, et, les roulant sur les têtes des ennemis, ils les écfasèfenrpar'cêntaînes. Un de ces braves vivait encore il y a quelques années à Myslenica ; il s'appelait Opido, mais le peuple l'a surnommé Mlok : respecté par ses concitoyens, il racontait les prouesses des confédérés à Lançkorona, el se fit inhumer dans son vieil habit de confédéré. Sa femme vit encore ; elle s'est acquis une grande popularité par ses connaissances médicales et divinatoires; le peuple la considère comme un oracle, et la classe aisée, malgré ses lumières, vient la consulter en secret. Depuis que le gouvernement autrichien s'est emparé de la Galicie, il semble avoir pris à tâche d'anéantir tous les monuments nationaux; les ruines de Lançkorona disparaissent à vue d'œil. Vain et misérable effort de ceux qui croient pouvoir étouffer les souvenirs d'un peuple en détruisant ses monuments! le sentiment national s'attache aux murs, mais ne tombe pas avec eux. Us voudraient broyer l'histoire à coups de marteau, oubliant qu'en cela même ils font encore de l'histoire, Xavier Godebski. BIRUTA \ LÉGENDE HISTORIQUE TEUTONO-L1TV4NIENNE DU XIVe SIÈCLE. Sto lat mijalo, j..V /.ni.on Krzyzo* , We krwi poganstwa pohiocnego Lrodiil ; .Tui Prusak szyjo, mliylil w okowy, Lub ziemic, oddal , a z dusza ucliodzit; Niemieo za zbiegicm rozpuscil goiiilwy, Wiçzil, mordowat, ci do granie Litwy. Nlcmcn Tozdziela LitwinûV od wrngdw : Po jcdm'j slrouic lilyszcZa swla.tyiï szczyty, I izumi» lasy, pomicszkania hogôw; Po ili-u. ic j stronie, lia pagôrkn wbity Krzyz, godlo NiemcoV, czo!o kryj» w niebie, Gro/ne ku Litwie vryciaga ramiona , Jak gdyby wszystkie zicmie Palemon» Chcial Z gôry ouji)c i garnie pod siebie. A l ii.l/. 11 ? — ludii rozjiielily hoje I Dnwna I'rusakôw i Litwy zazylosc Przcazla vr îiiepamiçé ; tylko czascm mitotô I lndzi ïbliza. — Znalem lndzi dwojc. O NicMuiel wkrôtce rtmaîdo twych brod6V é'micrc" i pozoge, nlosaco azeregi, I twoje dotad «zanowano briegi. Topor z zielonych ogoloci TrionkoV, Huit dzial wyslraszy ttowiki 1 ogrodoV. Co przyrodzcnia zwiazal laôcucli zloly, Wszygiko rozerwie ; — lccz serca kochanltoV Zlaczu, alç znown yr pietniach Wejdaloty. Adàh MICKIEWICZ. Près de cent ans s'étaient écoulés, depuis qu'un ordre de croisés se baignait dans le sang des païens du Nord. Déjà le Prussien »vait courbé le cou sous les fers, ou abandonné ses terres et fui, n'emportant que son âme ; l'Allemand, acharné à la poursuite des fuyards, avait porté l'esclavage et le massacre jusqu'aux frontières de la Litvanie. Le Niémen sépare les Litvaniens de leurs persécuteurs : d'un côté étincellent les faîtes des temples et frémissent les forêts, séjour des dieux ; de l'autre, plantée sur une colline, la Croix, élendard des Allemands, cache son front dans 1rs nuages, et allonge sur la Litvanie ses bras menaçants, comme si «l'en haut elle \oulait saisir et ramener sous elle toutes les terres de Palémon. Et les hommes ? Les guerres ont divisé les hommes... L'ancienne familiarité des Prussiens et des Litvaniens est tombée en oubli. Parfois seulement l'amour rapproche aussi les mortels ! J'ai eu connaissance de deux mortels ! O Niémen ! bientôt se précipiteront dans tes gouffres les range, portant la mort et les flammes, et tes rive», jusqu'ici vénérées, se dépouilleront, sous la hache, de leurs vertes guirlandes ; le bruit du canon chassera des jardins les rossignols épouvantés... Tout ce que la nature a noué «le ses chaînes d'or, la haine des peu- >fjîl xurtl) pies le rompra, le rompra lout... Mais les coeurs des amanls se réuniront encore dans les chants du "Wei-dalote. .eOBiraov 890p."mn«oaisâ n stepi ns'li [comm as BlIIIGAt/d dbs MARETS. Le château de Johannisbourg, élevé tout ré- OJtO'3 Gemment sur les frontières de la Litvanie, était occupe par le vieux komtur Otto, surnommé la ïambe de bois, et son compagnon d'armes, le LA POLOGNE, jeune Werner von Windeken. Cette retraite avait peu de charmes pour Werner, les entretiens du komtur ne pouvaient le sauver de ses préoccupations; et ces deux hommes vivant ensemble, se réunissant aux heures des repas, passaient des heures entières sans échanger une seule parole. Aussi, au moment où commence cette histoire, nous voyons Otto dessinant sur le plancher des lignes avec sa béquille, et Werner regardant le foyer dans une attitude méditative. Tout à coup, le komtur s'écria, en désignant du doigt les lignes qu'il avait faites : « C'est par ici que les païens peuvent arriver : là, entre le lac et la foret ; mais aujourd'hui il faut pousser une reconnaissance. Prenez quatre cavaliers et vingt fantassins, dit-il à Werner, et vous longerez le fleuve; notre sûreté l'exige, car je crains une surprise des Litvaniens. Par saint Sébastien ! qu'ils viennent, et ils verront à qui ils ont affaire ! Mais vous ne m'écoulez pas, Werner, dit le vieux komtur en fureur; vous n'avez point entendu que je yous donnais des ordres. Votre regard est distrait, un ordre n'a donc plus le pouvoir d'arriver à votre oreille? —Non, komtur, répondit Werner, en se réveillant comme d'un songe. — Ah! par saint Sébastien.... Mais non, je ne veux pas me fâcher, je vais dire un Ave, et le calme reviendra. » Ayant dit ces mots, il se leva, lit plusieurs tours dans la chambre, puis il se rapprocha de Werner : t Mon (ils, mon cher frère, dit-il, prenez-moi pour exemple. J'étais près de m'abandonner à la colère, et la pensée de Dieu m'a retenu. Dans la jeunesse, la violence peut conduire à de belles actions, mais dans la vieillesse on ne doit agir qu'avec sa raison, car le monde vous demande compte de tout, et vous n'avez plus l'excuse des passions pour justifier une faute ou une sottise. — Komtur, j'attends vos ordres, » dit Werner ; car il redoutait les longues digressions et les parenthèses à perte de vue du komtur.......Otto devint pensif, puis il regarda le jeune homme d'un air plus affectueux et lui dit : « Asseyez-vous et donnez-moi toute votre attention. D'abord le komtur vous parlera, car les devoirs de l'Ordre passent avant tout; mais ensuite votre vieil ami vous ouvrira son cœur, il vous dira tout ce que son intérêt, sa tendresse de père lui inspire. > Werner serra la main d'Otto, qui poursuivit : « Le komtur a de justes griefs contre le compagnon d'armes qui lui avait été confié par le grand-maître. Oui, Werner, vous êtes sous ma tutelle et vous ne remplissez pas vos devoirs, ou plutôt vous manquez à la sainteté de notre Ordre:vous aimez une pécheresse ! Je le sais, vous l'aimez, et le révérend père Benoît dit que cette femme, tout en se conformant au culte chrétien, conserve au fond de son coeur sa foi et son adoration pour la religion de ses ancêtres; vous allez dans la maison de celte femme, vous l'accompagnez à la chasse, vous lui avez sauvé la vie, un jour qu'un'ours allait la terrasser.... Du dévouement pour elle ! Et des soins, vous en avez aussi : des soins, du dévouement pour une pécheresse, pour une réprouvée? Quant à son père, je n'ai rien à en dire. Quoique Prussien, il est brave homme et tout dévoué à notre Ordre; mais les qualités du père ne me rendront pas plus indulgent pour la lille, et si vous persistez dans ce coupable attachement, je vous renverrai à Marienbourg. — Le komtur a-t-il fini, et le frère Werner peut-il répondre?—Parlez et défendez-vous, dit Otto avec véhémence. — Moi, me défendre ! s'écria Werner, me défendre ! quand je suis condamné par les lois de notre Ordre... Je m'expliquerai, je répéterai ce que vous m'avez dit : J'aime à voir Biruta, j'aime à l'entendre, j'aime à me sentir près d'elle. Je l'accompagne dans ses promenades, et un jour je lui ai sauvé la vie; c'est un crime, sans doute, car ma vie, à moi, appartient aux Teutoniques, el je l'ai exposée pour une femme... Vous voyez que je ne me défends pas. — Ah! dit le vieillard d'une voix tremblante de colère, si je ne vous connaissais pas pour un bravo chevalier et pour un homme digne de notre Ordre par ses antécédents, je vous accuserais devant le chapitre. — Eaites ce qui vous plaira. — Werner, j'ai accompli un devoir pénible en vous parlant avec sévérité ; maintenant, mon enfant, je vais essayer les conseils de l'amitié. _, S'il en est ainsi, je vous entendrai avec respect, avec une affection toute filiale. ,— Vous devez vous rappeler ce que vous étiez avant que l'Ordre vous eût reçu dans son sein : orphelin, sans appui, nuyant point un toit pour vous abriter contre l'orage, point de vêtements pour vous couvrir, point de glaive pour yous défendre; rien, rien, pas même la possibilité d'aller mourir dans un combat. Le grand-maître vous vit, il eut pitié de vous, pauvre enfant, qui n'aviez point encore senti l'étreinte d'une main amie; il eut pitié de vous, Werner, et il abrégea le temps de votre noviciat pour vous donner la croix de chevalier. Depuis ce jour, vous assistâtes aux conseils des princes et des comtes, et vous devîntes l'égal de ceux qui vous auraient dédaigné. — Vous dites vrai, komtur, la mémoire de ces événements m'est restée dans le cœur, et jamais je n'oublierai ce que je vous dois et ce que je dois au grand-maître Winrich von Kniprode. — Oui ; n'oubliez jamais, reprit le vieillard attendri, ce sentiment qui nous rend dignes de la justice de Dieu ; mais la reconnaissance ne suffit pas, il faut mériter toujours et par tous ses actes les bienfaits qu'on a reçus. Le danger vous menace, vous êtes au bord de l'abîme : ce que je redoute pour vous, c'est vous-même. — Je yoîs le passé et l'avenir, répondit Werner avec amertume. — Insensé, vous savez ce qui vous attend, et vous ne fuyez pas Biruta.....Cette croix qui recouvre votre poitrine ne vous défend-elle pas d'aimer une femme? les battements de votre cœur sont un sacrilège. — L'indifférence, la mort, le néant, sont les vertus qu'on nous commande. — Ne blasphémez pas, dit sévèrement Otto. Ma vie et celle du grand-maître doivent vous prouver qu'il y a d'autres dévouements que ceux de l'amour; nous pouvons aimer, nous pouvons accorder une pitié généreuse ; mais nous ne pouvons sans crime livrer notre âme à une femme. Les règles de notre Ordre nous le défendent, et vous avez juré, sous serinent, de les observer. — Je remplirai mes devoirs, mais je ne puis promettre d'étouffer les battements de mon cœur. — Si vous ne pouvez vous dompter, fuyez au moins le danger. La force des grandes âmes, c'est la vertu ; la force des faibles, c'est la fuite. Evitez la présence de Biruta. Les chevaliers commen-centà murmurer, et bientôt on vous blâmera hautement. Une femmo vous ferait oublier Dieu et l'honneur. Mais c'est horrible. Sa beauté vous séduit, et déjà vous avez conçu la possibilité de tous les crimes. Fuyez, Wertiër, fuyezeette femme inspirée par le mauvais esprit. — Avez-vous été amoureux? demanda Werner. — Que vous importe? — Je me rappelle, qu'étant encore enfant, je me promenais avec mon tuteur. Nous passâmes près le couvent des religieuses de jXonneuwerht, sur le Rhin, pour nous rendre au château de vos ancêtres. Ma surprise fut extrême en voyant que ce château était en ruines ; j'en demandai la cause à mou tuteur, il me répondit que...... — Taisez-vous, taisez-vous, s'écria Otto : ne me parlez jamais de la maison de mes pères.... —Un jour, poursuivitWcrner, avec sang-froid, un jour je baisais avec transport les mains de ma sœur Marie, de cette chère Marie qui m'embrassait aussi avec tendresse. Mon tuteur avait toujours des confidences à lui faire, et ce jour-là, je me le rappelle, il m'envoya en avant pour que je l'attendisse à la porte du couvent. J'obéis. Arrivé là, je trouvai une sœur tourière. Ma sœur, lui dis-je, apprenez-moi donc par quel hasard le château de mon tuteur se trouve dans cet état de dégradation ? — Aile/, allez cruel, retournez le poignard dans mon cœur, faites saigner encore une blessure qui ne se fermera jamais. Je le mérite, soyez sans pitié, car moi je n'ai pas eu pitié de vous. — Non, komtur, non, dit Werner, je ne me ferai pas une joie de vos douleurs. Je voulais seulement vous rappeler que l'amour peut faire battre un noble cœur.» Otto, tout pe'nsif, écoulait Werner. Puis tout à coup il se retourne, tend les bras vers le jeune homme et lui dit d'une voix pénétrante : « Les années s'écoulent, comme s'écoule l'eau des fleuves, mais les impressions de la jeunesse ne s'effacent pas ; les hommes succèdent aux hommes; les événements se reproduisent, mais la douleur est impérissable. Les années emportent la vie et laissent les souvenirs. Mon passé est toujours là ; il n'y a pour moi de réel que ce qui n'est plus. Werner, vous êtes, après le grand-maître, le seul être au monde à qui je confierai les événements de ma jeunesse. Ce sera une souffrance de plus, une punition de plus! Que Dieu accepte ce sacrifice. Venez, Werner, asseyez-vous près de moi, je ne suis plus votre supérieur, je suis un vieillard à qui lu vie a beaucoup pris et très-peu donné ; je suis un ami qui saura vous plaindre, car dans l'amour il y a toutes les compassions, toutes les pitiés, tous les dévouements. i J'ai aimé, Werner, j'ai aimé une jeune fille qui était belle et pure comme les anges; elle m'aimait. Rien ne s'opposait à notre bonheur ; nous étions égaux par la naissance et par la fortune : rien, comme je vous le dis, ne se serait opposé à notre bonheur, sans un vœu barbare de sa mère, et avant d'avoir compris la valeur d'un LA POLOGNE, serment, elle lui fit jurer sur la tombe de son père qu'elle se ferait religieuse. L'amour ne lui avait point encore révélé tous les trésors de la vie.... Je ne vous parlerai pas des premiers moments de notre bonheur, vous avez aimé. » L'époque fixée pour l'accomplissement de ses vumix arriva, et ma passion la disputa à Dieu. Je l'enlevai, je quittai ma patrie, et, dans une retraite ignorée, je vécus avec elle, pour elle, et je goûtai des délices qu'on n'ose à peine rêver. Ce bonheur, qui me semblait un avant-goût du ciel, passa comme un songe. Un jour que je revenais de la chasse, accourant pour me jeter dans ses bras......., je ne la trouvai plus....... Le tribunal secret l'avait fait enlever, et m'ordonnait de comparaître devant lui. Je partis. J'allais chercher une mort certaine ; mais ces hommes impitoyables eurent pitié de mon désespoir et me laissèrent la vie ; ces hommes, avides de condamnations, me laissèrent une Yie dont je ne voulais plus. Je revins dans le château de mes pères, je la cherchai partout, j'allai dans les pays étrangers, mais tout fut inutile... j'avais tout perdu ; mon amour, mes affections, ils avaient tout immolé à leur vengeance, et ces deux êtres Gréés pour mon bonheur, le sort me les ôta. C'est alors que Winrich von Kniprode, qui n'était encore que komtur, séjourna dans mon château, avant de se rendre en Prusse. Winrich avait été mon ami d'enfance, je lui confiai mes malheurs; mais sa bouche ne proféra ni des paroles de consolation ni des paroles d'espoir; des doigts seulement il me montra la croix qui reposait sur sa poitrine... Je le compris, et peu de jours après j'appartenais à l'Ordre teutonique. Lorsque nous arrivâmes en Prusse, mon ami essaya de me consoler en me parlant du ciel et des récompenses célestes. Me parler du ciel, à moi qui avais menti à Dieu..... J'appris par Winrich que ma maîtresse adorée vivait encore, qu'on l'avait forcée de prononcer ses vœux et qu'elle faisait pénitence dans le couvent de Nonnenwerlh. ■—Serait-ce sœur Marie? s'écria Werner. — C'était elle... Mais ne parlons plus du passé, Marie se repose dans la tombe de toutes ses douleurs... Nous nous retrouverons là-haut!...» Il se leva, resta quelques moments pensif, puis il reprit la parole en ces termes : < Werner, j'étais jeune quand je commis une faute ; le Ciel m'a puni... Souvenez-vous de sœur Marie, quand vous revenez Biruta. — J'ai été pour moi-même aussi sévère que vous. J'ai voulu combattre par la raison ce qui est plus fort que la raison, j'ai voulu fuir Biruta ; mais elle m'attire malgré moi, et pourtant son caractère ne répond pas à mes idées sur les femmes. L'héroïsme, l'énergie, le courage, sont des vertus qui nous appartiennent; mais quand Biruta fixe ses yeux sur moi, son regard me fascine; quand elle chante des airs nationaux, elle me semble l'ange inspiré de sa patrie; alors, ses yeux si fiers s'adoucissent, sa voix harmonieuse me pénètre, et je sens que rien sur cette terre ne la mérite. > i Le vieillard secoua la tête et dit : c Lui as-tu parlé de tes sentiments pour elle? — Mes sentiments! comment, pourrais-je les exprimer, puisque je ne sais pas les comprendre? — Werner, mon fils, rappelle-loi que lu appartiens à l'Ordre des Teutoniques. — J'y pense nuit et jour, et c'est mon plus cruel châtiment. Pourtant j'ai la volonté du bien, j'ai la volonté de remplir tous mes devoirs, et je vous en convaincrai en exécutant vos ordres.» Ce mot rappela au komtur ce qu'il avait dit précédemment à Werner. Alors il lui intima de nouveau l'ordre d'aller faire une reconnaissance avec quatre cavaliers et vingt fantassins. « Soyons sur nos gardes, dit-il, car je crains de nouvelles hostilités de la part des Samogiliens. — Adieu, mon fils, dit Otto; » puis il regarda longtemps le jeune homme, il le regarda comme s'il retrouvait en lui tous ses souvenirs et toutes ses affections. II Une neige épaisse couvrait les champs, un vent du nord tourbillonnait dans les sapins et jetait d'une branche à l'autre de gros flocons. La lumière vivace d'un soleil levant se réfléchissait sur ces nappes blanches, mille congélations brillaient sur la nature, et dans le lointain, au laite d'une montagne, on apercevait, se perdant dans l'air, des colonnes de fumée. Auprès d'un feu ardent se reposait un guerrier d'une haute stature; ses yeux vifs et pénétrants brillaient sousd'épais sourcils, une longue barbe retombait sur sa poitrine et ses traiis exprimaient le calme et le courage. Certes, cet homme n'eût pas séduit une femme ordinaire, mais une femme supérieure se fût sentie attirée vers lui par une puissance irrésistible. Un grand nombre de soldats litvaniens couverts de peaux d'ours et de loup entouraient le guerrier; les uns donnaient et les autres semblaient attendre des ordres ; puis deux chiens veillaient, dressaient l'oreille au moindre bruit, et ne perdaient pas de vue leur maître. Le guerrier debout, la tête appuyée sur son cheval, semblait plongé dans une profonde méditation; aucune voix n'osait interrompre ce silence. Tout à coup on entendit le son des trompettes, et aussitôt les Litvaniens coururent aux armes, t Patrik, cria le guerrier avec précipitation, prends un détachement de cavalerie et cours savoir le motif de cette alarme. » L'ordre fut exécuté à la minute, cent cavaliers fendirent l'air pour se rendre à l'endroit menacé. Le guerrier écoutait attentivement pour savoir si le son do la trompette s'éloignait ou se rapprochait. Sur ces entrefaites, un vieillard s'approcha du guerrier, et, prenant son cheval par la bride, il dit. : * Seigneur, montez à cheval, vous êtes ici presque sans gardes, et l'ennemi parait s'approcher. Kieystut, l'espoir de la Litvanie, ne doit pas inutilement exposer sa vie. _Ne crains rien, mon bon Gastold, reprit le grand-duc de Litvanie, je serai à cheval en un clin d'œil ; d'ailleurs l'ennemi ignore que je me trouve ici. — Tout cela est possible, mais je connais la vigilance desTcutoniquos, et vous-même, seigneur, vous avez été victime de leurs ruses. L'ami de votre père et le vôtre a le droit de vous avertir.» Kieystut, impatienté, fronça le sourcil, et sans rien répondre quitta sa place pour aller écouter les mouvements de l'ennemi. Au même instant, un cavalier du détachement de Patiik arriva tout essoufflé en disant à Kieystut : c Seigneur, nous avons fait bonne chasse, nous avons pris une biche comme vous n'en avez jamais vu. — Explique-toi plus clairement, Woydan, reprit sévèrement Kieystut. — Dès que nous eûmes gagné la forêt voisine, nous nous répandîmes de tous les côtés. Patrik, toujours plus heureux que les autres, rencontra une femme, mais une femme belle comme la déesse Pogezana ; quand elle nous vit, elle voulut fuir, mais il n'est pas facile d'échapper à Patrik; il s'en saisit et va vous l'amener à l'instant. — Était-elle accompagnée de ses serviteurs? dit Kieystut. — II n'y en avait qu'un, et il est en notre pouvoir. — C'est bien, nous ne serons pas trahis. — Mais, poursuivit Woydan, notre expédition ne fut pas sans danger. Voici comment les choses se passèrent : nous aperçûmes, après nous être emparés de la femme que vous verrez bientôt, seigneur, nous aperçûmes plusieurs cavaliers enveloppés dans de vastes manteaux; un homme, qui paraissait être leur chef, marchait à leur tète, et c'est lui le premier qui se jeta sur nous pour délivrer la prisonnière; d'un coup de lance il renversa un de nos compagnons : alors le combat s'engagea ; mais comme nos forces étaient supérieures aux leurs, pas un n'échappa. Le chel se battit corps à corps avec Patrik. Patiik, dont vous connaissez la vigueur et l'adresse, allait le frapper, mais avant que le coup l'eût atteint, il avait disparu. — Et vous ne l'avez pas rattrapé? dit Kieystut. — Impossible, il ne marchaitpas, il ne courait pas, il volait comme si Giltyne (la déesse de la Mort) elle-même l'eût poursuivi, et comme nous craignions de tomber dansles griffes de sa troupe qui était en embuscade, nous ne trouvâmes rien de mieux à l'aire que de rebrousser chemin. — Misérables!» s'écria le grand-duc; et prenant un petit cor d'argent qu'il portait toujours sur lui, il en sonna trois fois, et aussitôt les Litvaniens accoururent. Woydan, malgré la colère du prince, osa lui dire : t Seigneur, je crois bien que ces hommes qui nous ont attaqués étaient des Teutoniques... » Sur ces entrefaites, Patiik arriva tout couvert de sang, et il présenta au grand-duc la prisonnière. Le grand-duc ne la regarda pas, il dit seulement à Patrik : < Je serais plus content de toi si tu m'avais amené un Teutonique. Celte circonstance bouleverse tous mes projets, à présent l'ennemi connaît ma présence en ce lieu; mais ce que quelques-uns n'ont pas pu faire, tous le feront. Gastold, réunissez les troupes et attaquez le château sur trois points à la l'ois.— Sa-vez-vous à quelle distance nous sommes de Jo-hannisbourg? Puisque vous avez parcouru les environs, vous devez le savoir,» dit Kieystut, en tournant ses yeux pour la première fois sur la captive. Alors elle prit la parole, et prononça ces mots d'un ton lier el hardi : « Avec des chevaux comme les vôtres vous serez bientôt arrivés, mais votre retour sera plus prompt encore. » i Kieystut, étonné de tant d'audace, jeta de non- vomi ses regards sur cette femme; mais cette fois il ne put les en détacher, jamais il n'avait vu rien de si complètement beau, rien de si parfaitement admirable. • Qui es-tu? demanda Kieystut d'une voix presque tremblante d'émotion. — Je me nomme Biruta, je suis la fille de Walguna, un noble prussien. — Et ce chevalier Teutonique qui te suivait et qui combattait si vaillamment pour loi? — Il a combattu vaillamment, dites-vous, et je suis entre vos mains ! » Ce chevalier était, je crois, Werner von Win-doken. — Tu es fière et dédaigneuse, Biruia, répondit Kieyslut. — Oui, je sais comprendre ma dignité de femme. — Il me semble que pour une esclave, pour une captive, cette dignité est un peu exagérée. — Moi, esclave ! je ne le suis pas, je ne le serai pas, car je ne le veux pas .' — Tu es confiante dans la beauté et tu as lu dans mes yeux un sentiment de pitié, je ne m'en défends pas. Tu ne seras pas esclave, Biruta, lu seras ma captive. J'ordonnerai à Patrik qu'il me cède ses droits sur toi, et tu seras heureuse alors. — Kieystut, répliqua Biruia, avec calme, ce mot heureuse me semble une ironie, un langage de prince assez hors de propos, car vous n'auriez pas dû oublier le sort de voire grand-père Gedymin. Dans le siège du château de Christbourg, la fille d'un noble de Samland tomba en son pouvoir; elle était belle aussi : elle hii plut, et il voulut en faire sa caplive. Sans doute il lui promettait de la rendre heureuse; mais dès que cette femme fut arrivée dans la tente de Gedymin, de votre grand-père, Kieystut, elle lui enfonça un poignard dans le cœur..... Laissez-moi libre, renvoyez-moi à mon père, préservez-nous du pillage, de l'incendie... Une bonne action ne peut-elle vous séduire, et ma reconnaissance n'est-elle pas de quelque prix !... » Kieystut, qui l'avait écoulée dans un profond recueillement, se retourna vers sa suite et dit : < Reconduisez cette femme dans la maison de son père.»Puis il ajouta, en regardant Biruta: « Nous nous reverrons encore, nous nous reverrons après la prise du fort. » Biruta fut rêveuse tout le temps que dura le voyage. Kieystut la préoccupait; elle avait cru voir en lui la réalité de tous ses rêves. Kieystut, le héros de la Litvanie; Kieystut, le grand homme de guerre, pouvait devenir le sauveur de sa patrie et l'arracher au joug des Teutoniques. L'amour de la patrie était une religion pour Biruta : tous les grands sentiments avaient place dans cette âme. Mais si Biruia pensait comme un homme, elle sentait comme une femme : toutes ses facultés étaient complètes. Elie pouvait aimer, elle devait aimer, non de cet amour qui est pour les femmes une distraction, une occupation dans une vie inoccupée, mais avec passion, avec cette force divine qui fait tout vouloir et tout entreprendre. Biruta ne rêvait plus (pie sonbonhenr et la délivrance de sa patrie. Kieystut résumait toutes ces espérances : un jour, un moment avait suffi. Quand elle fut arrivée chez son père, elle dit aux Litvaniens qui l'avaient accompagnée: «Exprimez à votre maître ma profonde gratitude ; dites-lui que mon souvenir ne le quittera pas, » Après le retour de Werner dans le fort, l'activité et le mouvement se firent remarquer sur tous les points. Les postes furent occupés, et on se prépara à la défense. Kieystut ne tarda pas à paraître, et le fort fut attaqué sur tous les points à la fois. La défense et l'attaque furent poussées avec une égale vigueur. Les troupes de Kieystut firent des prodiges, mais la fortune favorisa cette fois les chevaliers Teutoniques : ils résistèrent, et Kieystut, pour épargner son monde, donna ordre de cesser l'attaque, et les Litvaniens reprirent leurs positions dans les forêts environnantes. III Le lendemain de cette journée, Werner, malgré la défense et la recommandation du komtur, se rendit chez Walguna. C'était par une froide soirée d'hiver : le ciel était parsemé de brillantes étoiles, la lune jetait ses pâles rayons, le sol était recouvert d'une neige éclatante. Il partit seul, et pour arriver plus tôt il traversa la forêt qui le séparait de l'habitation de Walguna. La nature, dans sa majestueuse tristesse, était en harmonie avec son cœur; dès flocons de neige remplaçaient les feuilles tremblantes, et leurs mugissements étaient semblables aux vagues de la mer. Les oiseaux ne sillonnaient plus l'air par leurs chants; partout un calme lugubre... Wer- 200 LA P ner vivait au milieu de ces images de mort, il vivait de douleur et d'angoisses, son pouls .battait avec violence; et, en approchant de ce lieu où il allait revoir Biruta, son émotion fut telle qu'il fut obligé de s'arrêter..... Enfin il reprit courage, fit quelques pas encore et se trouva en face de la croisée de Biruta, « Mon Dieu! je vais la voir, se dit-il; mais quel pouvoir m'attire vers cette femme? quelle fatalité m'enchaîne à son souvenir ! Elle ne peut être à moi, je ne la mérite pas; elle m'a repoussé avec indifférence, avec mépris; elle a écouté avec dédain les paroles d'amour qui tombaient de mon cœur Comme malgré moi. Je ne l'aimerai pas, je ne serai pas sacrilège pour cette femme... > Se croyant plus fort après celte résolution, il se disposait à entrer, lorsqu'il aperçut Biruta qui s'approchait de la croisée pour regarder le ciel. Sa figure éclairée par les reflets de la lune, sa chevelure noire tombant en grosses boucles sur son cou, sur ses épaules, lui donnaient l'air d'une vision. Biruta prit sa harpe et se mit à préluder quelques accords, puis elle chanta cette divine prière : t Pardonnez-moi, ô sainte Vierge ! pardonnez-moi! ï Werner, en l'écoutant, se rappela les paroles du komtur :« Non, dit-il, elle n'est pas païenne ; ce sont les traits d'un ange, et l'âme d'un ange. » Il frappa à la porte, et le vieux Walguna vint à sa rencontre. « Soyez le bienvenu, seigneur Werner, dit-il, je suis heureux de vous voir, car je sais que votre courage a contribué à la défense du fort. Mon âge me rend inutile pour le service de l'Ordre, mais mes vœux, mes prières accompagnent les braves qui lui sont dévoués. —Vous avez fait vos preuves, Walguna, et aujourd'hui vous pouvez vous reposer. Oui, vous avez bien mérité de notre Ordre, et nous le sentons d'autant mieux, que tous vos compatriotes ne nous ont pas été fidèles, notamment Monté qui grossit la liste des traîtres.... — Ah ! seigneur, n'appelez mes frères, ni des traîtres ni des ingrats, ne condamnez pas des opprimés qui voulaient être libres : l'amour de la liberté est aussi une passion. — Si vous les excusez,Walguna, pourquoi n'avez-vous pas fait comme eux? Pourquoi étiez-vous avec nous, quand tout ce qui habite les bords de la mer jusqu'aux bords du Niémen, était contre nous? » Walguna ne répondit rien. « Parlez franchement : depuis longtemps je voulais vous demander la cause de votre conduite, l'explication de ce dévouement à toute épreuve; mais votre tristesse, toutes les fois que j'abordais ce sujet, m'a retenu. Aujourd'hui je sollicite encore votre confiance; parlez,Walguna, je vous ouvre un cœur ami. — Seigneur, répondit Walguna, je n'aurais jamais abandonné les rangs de mes compatriotes, s'il se fût agi seulement de la défense de la patrie; mais l'Eglise était menacée, la croix allait tomber sous des coups sacrilèges; l'idolâtrie redressait la tête, Kriwe-Kreweyto albit s'emparer du pouvoir... Toute mon âme s'est révoltée, et Dieu l'a emporté sur la patrie; j'ai abandonné mes rangs, j'ai trahi mes frères, j'ai combattu pour le Christ, mais pas pour des hommes, seigneur, pas pour votre Ordre.....J'ai dit plus que je ne devais sans doute, oubliez mes paroles. » La recommandation de Walguna était inutile. Werner n'écoutait plus, il avait cru entendre les pas de Biruta, et en effet elle entra en apportant l'hydromel. Mais elle ne leva pas les yeux, à peine si elle répondit au salut de Werner. Elle posa sur la table deux verres et un flacon, et se disposait à sortirlorsque son père lui dit: « Verse-nous à boire, et fais les honneurs de la maison au nouveau venu. » Elle obéit, offrit les verres, et, selon l'antique usage, but elle-même ce que Werner avait laissé dans son verre; mais auparavant elle dit avec un sourire plein d'ironie : « A votre santé, intrépide Teutonique, et surtout à votre fougueux coursier. — Que voulez-vous dire, Biruta? demanda Werner tout.étonné. —Comment! nedois-jepasvous féliciter d'avoir échappé si heureusement aux Litvaniens? Votre fuite a été si précipitée, que vous ne vous êtes pas souvenu, sans doute, que vous laissiez une femme entre leurs mains. » Un long regard l'ut la réponse de Werner. Walguna, qui craignait que sa lille n'eût offensé le chevalier, dit : « Mais toi-même, Biruta, tu avais rendu justice au courage du seigneur Werner. — Oui, répondit-elle, on peut être brave, et ne pas soutenir le combat, un contre mille; mais abandonner une femme, la laisser au pouvoir des païens... Allons, ne parlons plus de ces choses, on m'accuserait d'orgueil, et dans le vrai, je ne mérite pas qu'un noble chevalier teutonique verse son sang pour moi ; un duc de Troki et de Samogitie à la bonne heure, un païen peut bien mourir pour une pauvre fille. — Vous êtes injuste, Biruta ! ma vie, je l'aurais sacrifiée; je l'aurais sacrifiée sans l'espoir d'une larme ; je l'aurais sacrifiée avec joie, car celui qui n'est pas aimé ne regrette pas la vie. — Eh bien,pourquoi m'avez-vous abandonnée? dites, justifiez-vous. — Mon devoir : vous comprenez la valeur de ce mot, vous qui êtes plus qu'une femme. L'honneur exigeait que j'allasse prévenir les chevaliers de la présence des Litvaniens. D'abord, je ne pensai qu'à vous, aux dangers que vous courriez, mais la position de mes frères d'armes, mes serments me revinrent à la mémoire; il fallut m'arracher à vous, sous peine de passer pour traître et parjure. Je vous quittai, et je me rendis dans le fort pour le préparer à la défense. > A présent, Biruta, dites-moi par quel miracle vous avez été sauvée, > Biruta, sans répondre, donna sa main à Werner, son beau regard se fixa sur lui... 11 était justifié... Biruta lui raconta avec détail l'histoire de sa captivité d'un moment. Son enthousiasme pour le grand-duc se peignait dans sa voix, dans ses gestes; elle oubliait Werner, elle ne le voyait plus, son âme s'épanchait.... « Votre reconnaissance est presque du fanatisme, lui dit Werner; mais comment est-il donc cet homme qui a mérité votre admiration? On le regarde comme un héros, je le croirais s'il était chrétien. — L'héroïsme n'appartient-il qu'aux chrétiens? enviez-le, mais ne le calomniez pas! Ah! si vous le voyiez, vous aussi, vous seriez forcé à l'admiration. Toutes les vertus resplendissent sur son visage, et on ne pourrait supporter l'éclat de ses yeux, carie génie est imposant, si une expression de bonté ne tempérait le feu de ses regards; le calme et la force, le génie et la bonté, voilà cet homme que les chréiiens ne trouvent pas assez grand pour l'appeler un héros! — Votre exaltaiion me paraîtrait juste, si elle venait de la réflexion; mais je crains, Biruta, pardonnez-moi, je crains qu'elle ne vienne du cœur. — Et quand cela serait?... — Mais dans le vrai, je suis mauvais juge,poursuivit Werner, car je m connais pas l'amour... —Je vous plains, dit-elle dédaigneusement. — Oui, je le crois, l'amour seul est capable de TOME II, tant d'illusions; il ne voit pas, il ne juge pas, il sent,*il est entraîné par la passion, et toutes les passions sont menteuses. — Mais si vous ne connaissez pas l'amour, comment reconnaissez-vous ses symptômes? > Werner se tut un moment, puis il dit : « Avouez, Biruta, que le grand-duc vous a fait une profonde impression. — Je ne le nie pas, j'ai éprouvé le plus inattendu et le plus nouveau des sentiments. Je me rappelle les paroles de Kieystut, je me rappelle son regard. Ah! jamais je n'oublierai le moment où il me rendit la liberté. — Cette action est belle, sans doute, mais les traits de Kieystut ne sont-ils pas plus profondément gravés dans votre cœur? —11 paraît que le chevalier teutonique veut être mon confesseur, dit Biruta en souriant; pour me plaire, il faut avoir pénétré mon âme. —J'apprécie votre franchise,Biruta,je ne m'en offense pas; cette croix, que vous voyez sur ma poitrine, me défend l'amour, la jalousie; elle me fait un crime de toutes les joies et de toutes les douleurs de ce monde ! Là-haut doivent être toutes mes espérances. Mais ne demandant plus rien pour moi, ne puis-je pas m'inqniéter pour vous ? avez-vous pensé à l'avenir? — L'avenir, la gloire peut l'espérer ; mais le bonheur n'a pas d'avenir! le bonheur, c'est un jour sans lendemain ; un jour où on vit toute sa vie, où on épuise toute son âme. — Je vous avais deviné, Biruta. Que le Ciel vous protège ! — Werner, dit-elle en l'attirant vers fa croisée, et en lui montrant de la main la clarté do la lune, l'astre ne peut retourner sur ses pas ; il doit parcourir le cercle que le Créateur lui a tracé; il le doit, et nous, faibles créatures, nous voudrions lutter contre la volonté divine; à l'homme appartient sa vie, il peut en disposer, la rejeter si le fardeau est trop lourd ; mais à Dieu appartient sa destinée. — Quelle inconcevable chose ! Tout ce que vous dites, je l'ai pensé. — Chevalier de la Croix, dit Biruta, vous avez l'ait des vœux, vous les avez renouvelés trois lois, et devant Dieu ; vous avez fait abnégation de votre volonté; les choses de ce monde ne vous appartiennent plus. Vous avez fait vœu de pauvreté; on ne vous a pas laissé la joie d'adoucir la misère du pauvre, vous ne pouvez partager avec lui votre morceau de pain, car il appartient à l'Ordre. Vous avez juré de n'être ni époux, ni père; votre amour déshonorerait la pauvre fdle qui se livrerait à vous... Ne me regardez pas ainsi, Werner; votre regard fait mal.. Je crains de vous comprendre... Soyez mon ami, mais rien de plus; il y a un abîme entre nous, et le jour où vous oseriez me parler d'amour briserait à toujours notre amitié. Prenez ma main, comme un gage d'estime et de confiance.» Werner saisit la main de Biruta, la serra contre son cœur, et dit: < Oui, je serai votre ami, pensez à moi; quand vous serez malheureuse, appelez-moi. Adieu, Biruta, adieu. » Et sans attendre, sans demander une parole consolante,un regard de pitié, il s'en alla précipitamment. IV Dans une des vastes salles du château de Marienbourg, était assis, auprès d'une table, le secrétaire du grand-maître des Teutoniques ; il attendait d'un moment à l'autre l'arrivée de Winrich. Enfin il arriva, et dit au secrétaire : t Écrivez vite ce que je vais vous dicter. « Clieva-» lier et frère, le païen qui a attaqué le fort de » Johannisbourg s'arme de nouveau, et nous me-» nace avec des forces plus considérables ; mais » les légions pieuses de la Bavière, du Rhin et » des autres parties de l'Allemagne sont en route > pour nous rejoindre. J'apprends que déjà elles i ont franchi l'Oder; je vous recommande en i conséquence de vous tenir prêt à la guerre; » vous vous rendrez vers la mi-mars dans les * environs dTnsterbourg, où nous établirons » notre quartier général. Je vous invite à garder » le plus grand secret, et prie Dieu qu'il vous ait > en sa sainte et digne garde, » — A qui dois-je adresser cette lettre? demanda le secrétaire. — Aux trente komturs, répondit Winrich von Kniprodo ; mais au komtur de Johannisbourg vous ajouterez le post-scriplum suivant : « Je , vous remercie, frère, au nom de l'Ordre, pour , la belle défense du fort ; soyez toujours sur » vos gardes, car je connais la ténacité de Kieys-» tut. Envoyez-moi ici le chevalier Werner von » Windeken, je le demande dans l'intérêt de son » salut. » Quand le secrétaire fuf sorti, Winrich s'approcha d'une mappemonde, et se dit en lui-même : La Prusse occupe un bien petit point sur le globe, et pourtant elle ne me laisse pas un moment de repos ! la guerre! toujours la guerre! quand cesseront donc ces funestes hostilités? U leva les yeux au ciel, puis il resta plongé dans une profonde méditation ; ensuite il sonna pour appeler ses gens. Un serviteur parut aussitôt, et le grand-maître lui dit : « Le komtur de Labiau est-il arrivé? — Non, seigneur. — Alors va dire à mon écuyer qu'il m'amène les chevaux que le roi de Bohème m'a envoyés ce matin. > Le serviteur s'éloigna, et Winrich, toujours pensif, toujours préoccupé, se mit à regarder les portraits des grands-maîtres de l'Ordre, qui décoraient la salle. Il s'arrêta à Sigismond Teutschwa-gen, le premier qui fit de Marienbourg la capitale des Teutoniques : avant lui, c'était à Venise qu'ils avaient fixé leur résidence. Une grande pensée, une seule, peut faire un grand homme ; une pensée conçue dans ce vaste cerveau fit plus pour la puissance des Teutoniques que des siècles de peines et de victoires. A Venise, nous étions sujets; ici nous sommes souverains! Ces réflexions furent interrompues par le bruit des chevaux qui entraient dans la cour. Winrich se mit à la croisée, et il vit un chef teuton entouré de sa suite; il reconnut à l'instant que c'était celui qu'il attendait, et il en eut une joie extrême. Le komtur de Labiau était un homme de petite taille, mais fort et musculeux ; ses yeux étaient expressifs, et ses lèvres minces annonçaient plus d'esprit (pic de bonté. Henri Schindekopf était renommé pour sa bravoure, c'était sur ce point la première réputation après celle de grand-maître. Rigide observateur des règlements de l'Ordre, il priait sans cesse, couchait sur la dure, buvait de l'eau et détestait les femmes; aussi le grand-maître le donnait pour exemple à tous les jeunes chevaliers, et l'honorait du titre de son ami. Le komtur de Labiau était aussi sévère pour lui-même que pour les autres et ne pardonnait rien, et je crois même qu'il aurait poussé le zèle jusqu'à la punition des mauvaises pensées. Au moment où Winrich l'aperçut dans la cour, il était monté sur un grand cheval bai : cette manie appartient à tous les petits hommes de tous les siècles. Il s'empressa de se faire annoncer chez le grand-maître, et après les salutations, les témoignages réciproques d'amitié, ils se mirent tous deux à la croisée pour voir les chevaux de Bo- home. Les chevaliers admiraient avec envie ces magnifiques chevaux, t La belle monture! dit l'un d'eux ; je voudrais qu'il me fût permis d'es-sayercelui-là... — Frère Jean, lui cria le komtur, si ce cheval te plaît, essaie-le, et il sera ensuite à toi, le grand-maître voudra bien me permettre d'en disposer. » Le jeune homme ne se le fit pas dire deux fois, il monta le cheval; d'abord il parvint, à force d'adresse et d'habileté, à maîtriser l'animal fougueux; mais, après quelques évolutions, il tomba par terre, au milieu des rires et des rumeurs de l'assemblée. « Bon Dieu! dit le komtur, quelle jeunesse! celan'apasplus de force,pasplusd'énergiequ'une femme, (Notez bien que cette comparaison était le plus grand outrage du komtur.) Voyez, grand-maître, ce pauvre chevalier, tout pâle encore de sa chute. Allons, il faut que je leur apprenne à tous comment on dresse un cheval : vous m'autorisez, n'est-ce pas, grand-maître, à donner l'exemple à ces jeunes gens? » Winrich lui fit observer qu'il en résulterait peut-être quelque accident : « Peu importe, répondit le komtur, il faut instruire noire jeunesse, et lui montrer que quand on n'est pas une femme, un être faible et de pauvre nature, on peut braver et surmonter toute espèce de périls. — Henri, dit le grand-maître avec bonté, faites tout ce qu'il vous plaira. » Le komtur descendit dans la cour, s'empara du cheval, le piqua des deux, et se mit à galoper. Le cheval cabriolait, se cabrait comme un furieux, mais force lui fut de céder au komtur, qui, tout triomphant, tout suant, tout haletant, tout essouflé, fit trois fois le tour de la cour. 11 descendit, c'était assez pour sa gloire, mais en jetant sur la foule un regard de mépris. Quand il revint auprès de Winrich, celui-ci lui dit : t Henri, vous vous êtes conduit comme les chevaliers du bon vieux temps, le cheval est à vous, et vous le monterez le jour du combat; mais pour l'amour de Dieu, ne vous exposez plus ainsi, nous ne sommes plus jeunes, mon pauvre ami, et les hommes de notre trempe sont rares, même dans notre Ordre. — Je le crois certes bien, notre Ordre a plus de vices à lui seul que tout le reste de la société, répliqua Henri. La mollesse et le luxe, voilà où nous en sommes arrivés, et si nous n'avons point encore atteint le degré de perversiié des Templiers, nous marchons sur leurs traces. Une armure, un manteau, une épée, un cheval, la terre pour se coucher, le ciel pour se couvrir» tels étaient les biens de l'ancienne chevalerie ; aujourd'hui, nous voulons être les maîtres des peuples, et nous oublions Dieu, notre maître à tous. Nous avons fait vœu de pauvreté et de chasteté, et nous nous vautrons dans la débauche et dans le luxe... » Cette conversation fut interrompue par l'arrivée du maître-d'hôtel, qui vint annoncer le dîner. On passa dans la salle à manger, et là Henri trouva des paroles plus éloquentes encore pour blâmer le luxe et surtout l'usage du vin : il ne but que de l'eau tout le temps du repas ; mais les chevaliers, qui faisaient bon marché de l'exemple, burent tant qu'ils purent. Le soir on tint un conseil de guerre. On discuta longtemps pour savoir si l'on prendrait l'offensive ou la défensive; mais sur ces entrefaites Kieystut trancha la question, car il s'emparait déjà des possessions teuloniques du côté d'Ar-gensbourg. « Werner, dit un soir le vieux komtur Otto, ce que je prévoyais'est arrivé; le grand maître t'ordonne de te rendre à Marienbourg, il veut que tu y passes quelque temps ; j'en suis fâché, je m'étais accoutumé à ta présence; mais le grand-maître ordonne, pars, et que Dieu te conduise. Moi, je vais rester seul, car ces hommes qui m'entourent ne me comprennent pas, ne me connaissent pas ; ils n'ont point vu Marie, ils n'ont point vu mon château des bords du Rhin, ils ne répondront à aucun de mes souvenirs; je te regrette, Werner, et sans Biruta nous ne serions pas séparés. Que son dieu Perkounas la punisse, cette femme qui me prend ma dernière joie... Mais ne me regarde pas ainsi, tu sais que mon cœur vaut mieux que mes paroles ; et en mémoire de toi je protégerai Biruia, je la défendrai, je lui donnerai plus qu'elle ne mérite! » Malgré l'amertume de ces dernières paroles, Werner fut si ému de reconnaissance qu'il ne put répondre au komtur, et celui-ci, qui prit son silence pour du dédain, lui dit: < Tu m'accuses, Werner, et lu quitteras sans peine un vieillard exigeant et maussade. — Non, Otto, reprit tendrement Werner, non, ces lieux me sont chers, je les quitte avec un déchirement inexprimable. — Biruta demeure ici, c'est vrai ! — Et vous, que j'aime et respecte, et vous qui restez seul et qui aviez besoin de moi! — Tu m'aimes donc un peu? que Dieu te bénisse pour de pareils sentiments, ils me font du bien. Va, et dispose tout pour ton départ. Je te permets d'aller faire tes adieux à Walguna, je te le permets pour prévenir une faute de désobéissance; mais pour plus de sûreté fais-toi accompagner, car Kieystut est près d'Argens-bourg. Hâte-toi, et quand tu seras de retour, tu viendras me voir. » Werner se rendit chez Walguna} Biruta était seule, t Je pars, lui dit-il en entrant, et je viens vous faire mes adieux. — Cette séparation m'est pénible, mais je la crois nécessaire pour votre bien. —« Dans ce moment que je vous quitte, je ne puis avoir une autre pensée ; le jour qui fuit n'est rien, demain est une possession incertaine... Me promettre du bien ou du mieux pour l'avenir me semble une ironie cruelle! — Allons, Werner, n'empoisonnez pas ce dernier moment; le calme qui assiste au départ est d'un bon augure. Nous nous reverrons, n'en doutez pas, ne prenez pas vos émotions pour du pressentiment. — L'avenir est entre les mains de Dieu ; mais permettez-moi, lui dit Werner, de vous parler comme si ce jour était le dernier. Il y a au fond de mon cœur un soupçon, une crainte qui le ronge... — Parlez hardiment, Werner, toutes vos questions seront dictées par l'amitié, je vous écoute. — On dit, Biruta, que vous êtes chrétienne en apparence, mais qu'au fond du cœur vous avez conservé la religion de vos ancêtres? » Biruta parut interdite, elle ne répondit point d abord, et Werner prit son silence pour un aveu; enfin, se remettant peu à peu, elle dit: t Vous aussi, vous m'avez soupçonnée, Werner; mais comme je vous estime, je m'expliquerai. Rassurez-vous, je suis chrétienne, j'adore les doctrines du Christ, je crois tout ce qu'il nous a enseigné, mais je hais ces hommes qui parlent en son nom, qui combattent pour lui, et dont toutes les actions démentent les paroles. Je n'ai ni respect ni amour pour un Ordre couvert de sang et de boue, ce sang est celui de mes frères. Suis-je justifiée, Werner? — Pas encore, Biruta. Pourquoi n'allez-vous pas à l'église, pourquoi n'accomplissez-vous pas vos devoirs de pieté, pourquoi ne fréquentez-vous pas les couvents? — Dieu est partout! s'écria Biruta avec exaltation, Dieu est partout, et de partout il entend nos prières. Que sont les voûtes des temples, quand je les compare aux voûtes du ciel^? vos cierges brillent-ils avec plus d'éclat que les étoiles, et la voix de vos prédicateurs est-elle plus puissante que le bruit du tonnerre, ou plus imposante que le murmure des forêts agitées par les vents ? Werner, je prie Dieu, j'élève ma pensée vers lui, je m'agenouille devant une fleur, devant un brin de gazon; la nature, c'est mon temple, mais toutes vos profanations inventées par les hommes, je m'en éloigne. » Werner était forcé de réprouver ce discours. La religion que Biruta s'était faite lui semblait une hérésie, et cependant il l'avait écoutée sans l'interrompre. Après un silence de quelques moments, il lui dit :* Mais, si vous êtes chrétienne, pourquoi visitez-vous si souvent le lieu où se trouvait autrefois le temple de Romnowe? c'est là que vos prêtres sacrifiaient des victimes humaines à leurs divinités ! — Ne parlez pas du sang qu'ils ont versé, chevalier teutonique, répliqua fièrement Biruta. Nos prêtres, à nous, n'envahissaient point les pays étrangers, sous le prétexte de propager leur religion ; ils ne massacraient pas les habitants pour s'emparer de leurs terres. Les crimes de nos prêtres venaient de leur ignorance, ils ne savaient pas que Dieu ordonne le pardon et la charité ; ils ne le savaient pas, eux, et en sacrifiant quelques prisonniers de guerre, ils croyaient être agréables à leurs divinités. D'ailleurs, en immolant les autres, ils ne s'épargnaient pas : on compte jusqu'à trente-trois grands-prêtres qui se brûlèrent volontairement sur le bûcher, pour conjurer la colère des dieux, quand la patrie était malheureuse. Répondez-moi, Werner, vos grands-maîtres, votre Ordre, qu'ont-ils fait pour la patrie, qu'ont-ils fait pour le bien de l'humanité? — Avant de vous répondre, j'exige que vous m'expliquiez le motif de vos visites à Romnowe, ■—Je peux tout dire. Si vous étiez dans la Terre-Sainte, n'iriez-vous pas visiter la maison de vos premiers grands-maîtres et de ces prêtres qui ont fondé votre Ordre? N'auriez-vous pas présents à la mémoire leurs vertus et leurs belles actions? ne leur accordcricz-vous pas plus d'es* tïme qu'ilsn'en méritent peut-êfre?Eh bien, moi, j'aime à visiter des lieux qui ont été chers à mes ancêtres, auxquels toutes les traditions, tous les souvenirs de mon enfance se lient étroitement; et quand j'entends ces chants populaires avec lesquels on m'a bercée, mon cœur s'épanouit : j'aime à m'égarer dans nos forêts primitives, j'écoute le gazouillement des oiseaux et les sons mélodieux de la harpe de nos wcïdalotes; je me repose sous un chêne aussi vieux que le monde. C'est là que le grand Kriweyto rendait la justice ; c'est là qu'il méditait le bonheur du pays.... Je le vois, et mon âme vit de la grande vie du passé. Je chante l'antique gloire de nos ancêtres, et j'oublie le présent et je ferme les yeux sur nos misères. »Je deviendrai sans doute moins fervente pour vè passé quand le pays sera heureux. Je deviendrai moins fervente pour le passé quand je ne verrai plus le luxe et les excès de vos prêtres ; quand nos frères, tous égaux, tous libres, ne seront plus sujets de votre Ordre ; quand une simple croix remplacera la magnificence profane cl. la grandeur impie. — Les païens aussi, Biruta, aimaient la magnificence. La colère de Dieu a renversé leur culte, et Dieu protège le notre! — La colère de Dieu! ah! je vous en prie, faites-moi grâce des formules de votre Ordre : je ne parle pas ici à un chevalier teutonique, je m'explique devant un homme qui ne manque pas de supériorité,» Werner voulait répondre, mais il entendit le bruit de la cavalerie qui approchait; et se rappelant alors les sages avertissements d'Otto, il courut verrouiller les portes et rejoignit Biruta. «Voici les Litvaniens, dit-il, on les envoie pour piller et ravager les environs d'Argensbourg. Peut-être viennent-ils pour vous enlever, par ordre de Kieystut ; mais je saurai vous défendre. Us passeront sur mon corps avant d'arriver jusqu'à vous. J'ai tout près d'ici dix hommes qui défendront les abords de la maison. — Et mon père, s'écria Biruta, où est-il ? — Espérons qu'il échappera à l'ennemi. Mais priez, Biruta, priez; cherchez des forces dans la prière.» Biruta regarda Werner, leva les yeux au ciel, prit un arc et se plaça derrière une croisée. Bientôt on aperçut deux détachements de cavalerie litvanienne ; ils s'arrêtèrent à une certaine distance l'un de l'autre, puis ils entourèrent la maison. Peu après on entendit frapper à la porte à coups redoublés. « Ouvre, ami Walguna, dit une voix forte : nous venons, au nom du grand-duc, demander la main de ta fille. Ouvre vite et donne-nous ta fille. Ne refuse pas, au moins, car nous mettrions le feu à ta maison. Ouvre, ouvre, disaient tous les Litvaniens à la fois, ou nous allons enfoncer les portes. — Ne craignez rien, Biruta, mes cavaliers vont venir à notre secours, dit Werner. — Ouvre donc, crièrent encore les Litvaniens, ou bien nous irons prendre la colombe dans son nid. —Qu'ils viennent, » dit Werner en s'armant de son épée ; et aussitôt il se présenta à la fenêtre avec Biruta. — Ha ! ha ! un Teutonique par-dessus le marché. C'est bon : des échelles, bien vite, nous prendrons la colombe et. le vautour. » Biruta lança sa flèche, qui atteignit un Litvanien; Werner en frappa un autre, et les hommes placés au dehors eurent le soin de venir pour empêcher l'escalade. — Par ordre de Kieystut on devait vous enlever, dit Werner, et pourtant Kieystut est païen ! — Ne condamnez pas le grand-duc, peut-être a-t-on agi sans ses ordres? —SeigncurWerner, dit un cavalier en entrant, partez au plus vite, le komtur vous réclame ; partez, trouvez-vous à votre poste avant le retour des Litvaniens; ils sont en nombre, et d'un moment à l'autre ils peuvent revenir ici. —• Je suis à toi. » Et le cavalier sortit. « Vous ne devez pas rester seule ici, Biruta; le komtur vous donnera asile dans le fort, je n'en doute pas, dit Werner. — Non, Werner, non, je n'abandonnerai pas la maison de mon père; je resterai, j'attendrai mon père : mais vous, partez, et que Dieu vous protège. — Il faut donc nous séparer, 'nous séparer quand je vous laisse exposée à mille dangers ! II faut donc vous quitter, Biruta, et prendre pour derniers souvenirs ces adieux si froids. Non, je ne puis m'y résoudre, je resterai près de vous. — Ayez du courage, Werner, ne prolongez pas la tristesse des adieux. La destinée ne fait pas miséricorde ; sans doute nous ne nous reverrons jamais.. «— Eh bien! avant la mort, vous saurez mon seeret, vous saurez que je vous aime. J'ai voulu combattre, j'ai voulu éteindre cette lave qui me brûle ; mais mon âme c'est vous, ma vie c'est la pensée que vous m'avez donnée... Ne me parlez plus d'amitié, l'amitié ne récompense pas l'amour; l'amitié est une aumône que je dédaigne. — Cependant un chevalier teutonique ne peut exiger autre chose. — Et si ma vie n'était pas consacrée à Dieu ? — Je vous aimerais comme un frère ; mais mon amour, tous mes sentiments profonds, enthousiastes, appartiennent au défenseur de ma patrie, à celui qui saura se sacrifier pour ma malheureuse patrie. — Il faut à votre cœur un grand-duc de Litvanie, n'est-ce pas? _Le grand-duc de Litvanie est l'allié et l'ami des Prussiens, et vous, Werner ven Windoken, vous ôtes Allemand, oppresseur né de mon pays. Mais tranquillisez-vous, mon admiration n'est point du fanatisme ; Kieystut est un héros, mais moi je ne serai pas son esclave; plutôt la mort! Regardez-moi avec calme; je vous estime, je vous plains... Ecoutez-moi, Werner : les chances de la guerre sont incertaines, et si un jour le grand-duc tombait au pouvoir de ses ennemis, promettez-moi (qu'il me pardonne ce mot), promettez-moi de le protéger. Yous le ferez pour moi. » Il lui promit ce qu'elle demandait. Biruia lui tendit la main en signe de reconnaissance. Quand Werner sentit cette main, un frisson électrique parcourut tout son corps, il la pressa contre son cœur, et ses lèvres bridantes osèrent se poser sur le front de Biruta... «Adieu, ange de ma vie, dit-il, adieu, toi pour qui je donnerais une éternité de bonheur, adieu!.....Ce furent ses dernières paroles, ci, avant qu'elle eût pu lui ré pondre, il avait disparu. « Pars en Dieu, «s'écria Biruta; el une larme mouillait les yeux de la jeune fille. « Malheur à celui qui recèle un cœur d'homme sous celte croix! dit-elle. La mort est préférable à ces vœux barbares! Meurs, pauvre infortuné, la mon est ton seul espoir. » Elle restait en face de la croisée, regardant la route que Werner avait prise; absorbée qu'elle était, elle n'entendait pas son père qui entrait dans la chambre. Walguna, qui venait toujours à elle avec des paroles de tendresse, lui dit d'une voix sévère : < Préparez-vous à uii voyage, ma- LA POLOGNE. dame ; demain vous aurez quitté ces lieux. » VI Dès que Werner fut arrivé à Marienbourg, il se présenta chez le grand-maître des Teutoniques. Celui-ci le reçut avec politesse, mais sans cordialité ; il ne daigna môme pas lui dire le motif de son rappel : tout ce que Werner pulapprendre, c'est qu'il resterait au château et qu'il serait soumis aux ordres de l'archi-komlur. Les préparatifs de guerre se firent avec activité. A la fin de mars, le grand-maître arriva à Instcrbourgoù étail le quartier général des Teutoniques. Le grand-maître avait sous ses ordres trente-trois komturs.Le grand-maître de l'Ordre, Kraniehfeld, commandait l'aile gauche; le komtur de Labiau, l'aile droite, et le centre était sous les ordres immédiats du grand-maître en personne. Au commencement d'avril de l'année 1361, l'armée, après avoir entendu la messe, se dirigea sur la route du Niémen, en prenant la roule opposée où Kieystut l'attendait à la tète des Litvaniens et des Samogitiens. Les deux armées se rencontrèrent dans la plaine de Kowno. La bataille s'engagea, on se battit à outrance, le sang coulait à flots. Plusieurs chefs teutoniques trouvèrent la mort dans cette journée. Werner von Windeken fit des prodiges de valeur, et Schindekopf, en voyant le jeune homme se jeter en furieux dans la mêlée, disait: « Bien, très-bien, frère Werner; lave dans Ion sang lessouillures de la passion, purifie ton cœur. » Ces terribles paroles enflammèrent encore le courage de Werner, mais il ne voulait pas expier son amour, il voulait se rendre digne de Biruta. Les armées se reposèrent un peu, et la victoire restait indécise. Schindekopf rejoignit le grand-maître au moment où Kieystut recommençait l'attaque. Celte fois le carnage fut [dus horrible encore, chaque soldat semblait animé d'une haine personnelle; le cheval de Kieystut fut blessé. Patrik, en voyant le danger de son père, accourut pour le défendre, mais il n'était plus temps, déjà il était au pouvoir des ennemis : Kieystut, le héros de la Litvanie, était prisonnier des Teutoniques. La joie fut extrême dans le camp ennemi, on ne pensait plus aux pertes qu'on avait faites; des centaines d'hommes pouvaient périr, on avait Kieystut en son pouvoir; cependant Schindekopf ne partageait pas l'ivresse générale, et il disait au grand-maître, t J'aimerais mieux le voir mort que prisonnier; tant que cet homme existera, il n'y aura pas de repos pour nous. Faites-le enfermer dans une cage de fer, sans cela il nous échappera. — Dieu me garde, reprit Winrich von Kni-prode, de traiter ainsi un grand-duc de Litvanie; nous l'avons pris loyalement, nous le garderons loyalement. Certes, je ne négligerai aucune précaution, mais je l'entourerai des soins et des égards qui sont dus à son rang et à sa naissance. En tout point je serai digne de la grandeur de notre Ordre. — De la magnanimité,répliqua vivement Schindekopf; de la magnanimité envers ce païen ! Vous oubliez les victimes qu'il a fait immoler pour honorer ses dieux. — Vous oubliez à votre tour tout ce que notre glaive a fait périr au nom de Jésus-Christ. Nous reprochons aux païens leurs excès, et nous, sommes-nous moins coupables? Nous ne différons que par les moyens : Kieystut fait brûler les prisonniers, et nous, nous les faisons périr par le glaive. — Ces paroles ont lieu de me surprendre dans la bouche du grand-maître des chevaliers teutoniques ! Dans quels temps vivons-nous, grand Dieu; » et dans sa stupéfaction il était prêt à faire des signes de croix. « Komtur, je m'explique devant vous, comme je ne le fais devant personne ; et puisque j'ai commencé, je vais vous dire ma pensée tout entière. Je ne fais pas la guerre pour convertir les païens, l'épée est un mauvais moyen de conversion; je ne fais pas la guerre pour agrandir nos possessions, je la fais pour maintenir l'existence de notre Ordre. La paix est impossible avec nos institutions ; nous ne pouvons nous soutenir qu'en jetant l'épouvante; notre vie est une lutte, et le jour où nous cesserons les hostilités, nous périrons. La guerre, toujours la guerre, c'est une condition indispensable de notre existence; mais n'oublions jamais que les païens sont des hommes comme nous; celui qui agit autrement méconnaît la mission du Christ. — Je respecte vos beaux sentiments, reprit le komtur un peu radouci ; je les respecte, mais je ne me sens pas assez de vertu pour les imiter; et dans l'intérêt de l'Ordre, j'ose vous supplier de faire garder Kieystut avec sévérité. Pour rien au monde, grand-maître, vous ne devez le rendre à la liberté. LA POLOGNE. 207 —Soyez en repos, komtur; cette affaire me regarde, elle ne regarde que moi ; comme grand-maître, la responsabilité m'en appartient; Dieu et la postérité jugeront Winrich von Kniprode. » Le komtur n'insista plus, et tous deux ils se rendirent sur le champ de bataille; et là, au milieu des cadavres encore fumants, on entonna le Te Deum, en action de grâce. Dans le vrai, la victoire des Teutoniques ne se bornait qu'à la captivité de Kieystut; ils n'osèrent même pas poursuivre les Litvaniens, et ils se retirèrent en Prusse, avant d'avoir attaqué le château fort de Kowno. Quand le grand-maître fut de retour à Marienbourg, il réunit un conseil dans lequel on nomma le komtur Schindekopf grand maréchal de l'Ordre, en remplacement du maréchal qui avait été tué près de Kowno; en outre, il obtint le komlurat de Koenigsberg. Werner resta à Marienbourg, où Kieystut fut amené emprisonné et gardé ù vue. VU La chambre que Kieystut occupait se trouvait à l'extrémité d'une haute tour carrée; les croisées étaient grillées, et les portes verrouillées et garnies de barres de fer. Un chevalier veillait jour et nuit dans une chambre attenante à la prison du duc, et dix fantassins gardaient les sombres et tortueux détours d'un escalier montant en spirale. Kieystut obtint, parla grâce du grand-maître, qu'un Litvanien, qui se trouvait au château de Marienbourg, ferait son service particulier. La table du grand-duc était pleine de luxe et d'abondance. Mais qu'y a-t-il de bon en prison, qu'y a-t-il de consolant sans liberté! Le lendemain de l'arrivée de Kieystut, le conseil du chapitre de l'Ordre s'assembla, et aussitôt que la séance fut levée, le grand-maître lit inviter le duc à se rendre chez lui. Kieystut se présenta, et Winrich, venant à sa rencontre, lui remit son épée, et après l'avoir salué, il lui dit : « Prince, depuis longtemps nous nous rencontrons sur les champs de bataille. Enfin, aujourd'hui, il m'est permis de vous parler; il n'y a point d'ironie dans mes paroles, la véritable grandeur est au-dessus des petites inimitiés. Oubliez, s'il se peut, l'inconstance du sort ; vous êtes mon prisonnier en ce moment, mais qui sait ce que l'avenir me garde? — Je vous remercie de ce bon espoir, dit Kieystut en souriant. — Veuillez me dire, prince, comment vous vous trouvez dans votre triste demeure? mes ordres ont cherché à prévenir tous vos souhaits. — Vous savez ce qui me manque, et certes vous n'êtes point disposé à me l'accorder. Je n'ai plus qu'un désir, un souhait, une volonté, — la liberté. — Sans condition, c'est impossible ; mais avec des conditions cela pourrait être. — Et quelles sont ces conditions? — D'abord il faudrait'que vous rendissiez tous les prisonniers chrétiens. — J'y consens. — Ensuite, il faudrait que vous cédassiez à l'Ordre une partie de la Samogitie et tous les châteaux forts qui longent le Niémen. — Jamais ! mille fois jamais ! » Le grand-maître poursuivit comme s'il n'avait pas entendu les paroles de Kieystut, et dit : t Ce n'est pas tout, il faudrait nous donner vos deux (ils en otage, pour garantie de votre promesse? — Ah ! mes seigneurs, vous n'avez pas assez de terres et de châteaux, il vous faut encore mon sang ! Oui, il faut garder les fils, car un jour ils seraient aussi redoutables que leur père........Le grand Ordre, celui qui proclame les grandes vérités, a peur de l'avenir! Non, dit-il, en se redressant de toute la hauteur de sa taille, non, je ne m'abaisserai pas, et ce n'est point à vos pieds que j'irai mendier la liberté. La Litvanie me reverra digne d'elle, ou elle ne me reverra jamais! —Prince, vous êtes en mon pouvoir, et si je l'ordonne, on peut vous charger de chaînes. — Vous pouvez m'enchaîner, mais mon âme restera libre au milieu de vos tortures; je serai plus libre que vous, que vous qui fléchissez sous la volonté des komturs et qui agissez en opposition avec vos sentiments; vos menaces, ce n'est pas vous qui les faites, c'est l'Ordre qui vous domine et qui vous force à démentir votre noble caractère. — Vous m'avez compris, répliqua Winrich en offrant sa main au grand-duc; vous m'avez compris, et je vous en rends grâces; mais ne parlons plus d'un arrangement impossible : vous êtes prisonnier de l'Ordre, et moi je vous regarde comme mon hôte. » Après ces mots, ils se séparèrent; Kieystut fut ramené dans sa prison, et il ne revit plus le grand-maître, car celui-ci sentait (pie ces entrevues étaient pénibles pour tous les deux. Après le départ de Kieystut, on vint dire an grand-maître que le chevalier Werner von Win-deken désirait lui parler. Winrich fut étonné de cette demande, car ordinairement les chevaliers se servaient de l'entremise des komturs pour être admis en la présence du grand-maître; cependant il passa outre, et Werner fut introduit. « Que voulez-vous, frère Werner ? La circonstance doit être grave, puisque vous oubliez les règles de l'Ordre? — Pardonnez-moi, seigneur, si j'obéis en ce moment à l'impulsion de mon cœur et si je m'adresse à vous en toute confiance. L'affaire dont il s'agit n'est point grave, c'est pour cela que j'ai négligé les formalités d'usage. — Eh bien ! si cette affaire n'a aucune importance, pourquoi venez-vous m'en parler? i—Ne me condamnez pas, seigneur; tout ce qui vient du cœur doit trouver indulgence devant vous. Pourquoi s'adresser à un autre ? n'est-ce pas en vous que je puis trouver appui et bonté? — Parlez donc hardiment. — Je voudrais, seigneur, faire partie de ceux qui gardent le grand-duc de Litvanie. » Winrich regarda Werner d'un œil scrutateur; puis après un long examen, il lui dit : t Par quel motif ambitionnez-vous un poste si difficile?» Werner se tut et rougit. « Chevalier, poursuivit le grand-maître avec force, je vous ai deviné, et je réprouve votre but et votre intention. i—> Vous vous trompez, sans doute. —i Et vous, vous ignorez peut - être que le grand-duc de Litvanie a eu des relations avec la fille d'un Prussien? — Je le sais, — Votre air d'assurance, votre calme en me parlant, tout m'étonne ; je ne sais plus que penser de vous. Est-ce de l'effronterie, est-ce de la candeur? Mais non, on ne vous a pas calomnié ; vous avez fait une faute, une grande faute : vous avez manqué aux devoirs, aux règles de votre Ordre. Je voulais me taire, je voulais essayer de l'indulgence, mais vous me forcez à une explication. Vous saurez donc que quand je vous appelai à Marienbourg, c'était pour vous arracher d'un lieu de perdition. Je m'intéressai à vous, Werner : votre âme généreuse, l'intrépidité que vous aviez montrée le jour du combat, rachetaient vos fautes et avaient, pour ainsi dire, effacé les taches que vous aviez laissées sur notre livre noir; car, ne vous y trompez pas, nous consignons toutes les 'OLOCNE fautes, tous les crimes. Sans votre demande, je ne vous aurais pas parlé comme je le fais; je ne voulais pas être pour vous un maître impitoyable, je voulais être un ami, un père. Pourquoi avez-vous provoqué cette triste explication? — Ne soyez pas prompt à me condamner, seigneur.Un homme, fût-il le plus énergique, ne peut répondre de son cœur; les saints eux-mêmes n'ont pas été exempts de passions. Je me présente pur devant vous. Tout mon crime, le voici: Au moment où je me séparais d'elle, mes lèvres ont louché son front! Donnez-moi l'absolution pour celte seule faute? » Winrich lit semblant de n'avoir pas entendu les derniers mots de Werner, et, reprenant la conversation de plus haut, il lui dit seulement: t Que vous importe ce prisonnier! pourquoi voulez-vous que je vous confie sa garde? — Vous avez daigné me dire que vous aviez pour moi l'intérêt d'un ami, d'un père : eh bien, écoutez-moi encore avec bonté. — Parlez, le grand-maître n'en saura rien. — Cette femme que vous avez traitée avec mépris, je lui ai promis de me dévouer pour le grand-duc, si le hasard me le permettait sans trahir les devoirs de mon Ordre. Aujourd'hui, je puis accomplir mes promesses envers elle; je puis adoucir le sort du grand-duc par mes soins, par mon dévouement, comme je vous l'ai dit. — Comment! vous voulez servir votre rival? — Seigneur, je ne veux et je n'ai jamais rien voulu de contraire à mes vœux. Un sentiment de reconnaissance, un souvenir dans son cœur, c'est tout ce (jue je demande au monde. Je ne sais si je présume trop de mes forces, mais je crois pouvoir remplir mes promesses; conscnlez-vous? — Sekendorf lîassenheim et vous, garderez alternativement le prisonnier; j'en informerai l'ar-chi-komlur... Allez en paix, mon fils, calmez votre imagination, rejetez loin de vous toutes les illusions qu'elle enfante. Vous êtes un brave guerrier; mais le frère de l'Ordre a le cœur trop jeune: tempérez sa fougue; c'est un père qui vous parle, et que cet épanchemcnt de confiance soit le dernier. Chevalier Werner, en vous confiant la garde du prisonnier, l'Ordre vous oblige à scruter ses pensées et à faire la révélation de tout ce que vous apprendrez. N'oubliez pas que le bienet l'intérêt de l'Ordre sont vos seuls devoirs. » Werner, sans rien répondre, salua respectueusement le grand-maître, et sortit de la chambre. Winrich le suivit des yeux. Pauvre tome II. enfant, dit-il, le poids de la croix est trop lourd pour lui, il ne peut la porter! Ce n'est pas lui, âme pure et candide, qui dénoncera un prisonnier. A notre siècle corrompu il faut d'autres hommes; tout ce qui porte en son cœur de nobles inslincts doit souffrir ; nos institutions, engendrées par l'égoïsme, ne protègent que l'é-goïsme et la bassesse... Je le plains! » VIII Le lendemain matin, l'archi-komtur donna l'ordre à Werner de prendre ses fonctions,le soir môme, à la prison. Werner attendit impatiemment le moment de se rendre à son poste, et avant les derniers rayons du soleil couchant, il était déjà au pied de la tour carrée. 11 s'approcha de la chambre du prisonnier avec une émoliort fébrile : le souvenir de Biruta lui faisait accomplir un immense sacrifice; il allait voir Kieystut, le héros dont la renommée remplissait le monde, le seul homme qui fût digne de Biruta... Il ouvrit la porte d'une main tremblante, et, en apercevant Kieystut, il resta interdit: ce mâle et noble visage, ce regard capable de commander aux rois, pénétra de respect et d'admiration le jeune chevalier: t Je vous salue, grand-duc de Litvanie, dit Werner. — Je vous remercie, répondit froidement Kieystut. — Pourrais-je vous rendre quelques services? — La seule grâce qu'on puisse me faire, c'est de ne point troubler ma solitude. » Cependant la douceur de Werner avait fait impression sur le grand-duc; il regarda le jeune homme, et fut tout surpris de trouver un air de franchise et de bonté, lui qui ne voyait, depuis son séjour dans ce château, que des visages faux, composés ou franchement malveillants. « Y a-t-il longtemps que vous êtes au service de l'Ordre? dit le duc. — Quatre ans. — Quatre ans! et il]y a encore de la bonté et de la compassion dans votre cœur? cela m'étonne. De la petitesse de cour, j'en ai vu beaucoup dans votre Ordre; mais de la sympathie, des sentiments généreux, jamais... — Savez-vous, prince, par qui je suis envoyé auprès de vous? — Nécessairement c'est l'ârchi - komtur qui HT ajoute à toutes ses gracieusetés celle de me donner un surveillant. — Vous vous trompez, prince, c'est Biruta qui m'envoie, — Biruta ! répliqua froidement le duc, Biruta ! je ne connais personne de ce nom. — Comment! vous avez oublié votre captive? comment! vous avez oublié cette femme que vos gardes ont voulu enlever, après que vous lui aviez rendu la liberté? — Ah ! je me souviens; et c'est vous, chevalier, qui étiez enfermé avec elle en l'absence de son père. Grand merci,pour les soins de Biruta; gardez tout pour vous, M. le chevalier teutonique.» Werner jeta un regard de tristesse sur le duc. Celui-ci, qui s'en aperçut, lui dit : « Que signifie ce regard? — Il exprime un sentiment profond. — Chevalier, je ne crains point votre haine, et je méprise votre compassion. » Cette menace et cette injustice n'eurent point de prise sur Werner; il demeura calme, et Kieystut lui dit avec bonté : t Expliquez-vous, dites-moi franchement votre pensée. — J'ai de l'orgueil en ce moment, répliqua Werner; car mieux que vous j'ai su comprendre le cœur de cette noble fille. Moi, j'ai pénétré bien avant dans son âme, et vous, vous n'avez été touché que de sa beauté; pour vous elle est une femme, pour moi elle est un ange. — J'avoue que je n'ai rien vu de plus beau que cette créature. — L'aimez-vous?.. -— Aimer ! moi, qui ne crois à rien : l'amour ne tient pas une grande place dans le cœur de Kieystut. — Pourquoi alors avez-vous voulu la faire enlever? dit le jeune homme avec colère. — Puis-je savoir votre nom, chevalier? — Werner von Windeken... — Ah! vous êtes un de ces Allemands dont j'ai tant entendu parler, un de ces troubadours qui courent le monde et qui m'ont amusé quelquefois dans mon château de Troki. Chaque jeune fille qui vous plaît est un ange à vos yeux ; il ne lui manque que des ailes pour aller tout droit au ciel; vous en faites la dame de vos pensées; vous vous mettez à ses pieds; vous buvez à sa santé dans son soulier, et vous jetez le gant au premier venu qui ne s'enthousiasme pas comme vous. Tout cela est très-beau sans doute; mais nous autres Litvaniens, nous traitons l'amour autrement, Pour toutes les jolies femmes nous avons des désirs, rien de plus ; on nous plaît, et on ne nous attache pas. Les femmes ne valent pas plus; du moins je n'ai point encore rencontré celle qui méritait le cœur de Kieystut. — Dites plutôt que vous n'avez pas su deviner la femme digne de vous. — En bonne vérité, je ne sais plus ce que je dois penser de vous ! Votre enthousiasme me fait croire que vous aimez Biruta, et vous la vantez à moi qui suis votre rival, rival à ma façon; et au travers de tout cela, vous êtes garrotté par des vœux; vous appartenez à un ordre dévot. Quel est votre but? — Je ne puis vous avouer tous mes motifs, vous ne me comprendriez pas. Vos sujets, prince, ont un amour pour vous qui les rend toujours prêts à se dévouer. Des milliers d'hommes mourraient pour vous, pour votre cause, sans que vous sachiez leurs noms. Us n'espèrent aucun retour, ils ne veulent point de reconnaissance. Ils -sont dévoués, et le dévouement est une religion. Ses volontés, à elle, sont saintes pour moi; j'agis par son souvenir; je n'attends rien, je n'espère rien, mais j'aurai vécu pour elle; et si c'est un crime, puisque c'est uncrime, la douleur de n'être pas aimé m'en punit assez; je n'ai plus d'expiation à faire dans le ciel. — Elle vous a dit qu'elle ne vous aimait pas, dit Kieystut avec une sorte d'intérêt; et qui donc aime-t-elle cette sévère beauté? — Son secret ne m'appartient pas, je ne dois pas en disposer; mais permettez que je vous quitte, car d'autres devoirs m'appellent ailleurs. » IX La conversation de Werner, sa démarche si plein e d e f ra n c h ise e t d e I oyau té, a va ien t fa i t < [ u e 1-que impression sur Kieystut; et certes, cet incident l'aurait préoccupé, sans une circonstance plus grave : le Litvanien qui faisait le service particulier du grand-duc ne put revoir son ancien maître, sans éprouver le besoin de se dévouer pour lui, et Kieystut, qui jugeait les hommes avec cette prompte et profonde sagacité qui appartient au génie, osa confier à Alf ses projets d'évasion. Alf promit à son maître de tout tenter et de tout faire pour lui. Pans la chambre de Kieystut, se trouvait un grand tableau qui représentait un des maîtres de l'Ordre. Kieystut et Alf parvinrent à démolir la partie du mur cachée par le tableau; le travail se faisait pendant la nuit, et le jour Alf transportait au dehors les pierres qu'ils enlevaient peu à peu. Quand tout fut près, quand l'ouverture fut assez large, Kieystut attendit une occasion favorable pour effectuer son évasion. Werner von Windeken était de service tous les trois jours auprès du prisonnier,[et Kieystut finit par trouver quelques consolations dans les soins du jeune chevalier. Biruta revenait souvent dans leurs conversations. L'un, qui croyait encore aux anges et à l'amour, s'épanchait en larmes, en soupirs, sans espérance; et l'autre enviait presque des tristesses qui valent mieux que de froids plaisirs. Peu à peu l'enthousiasme de Werner gagna Kieystut; le souvenir de Biruia s'empara de son cœur.... Un soir qu'ils s'entretenaient tous deux, Kieystut tomba tout à coup dans une profonde rêverie : < Werner, dit-il, après un long silence, vous avez rendu moins amers mes jours de captivité; je n'oublierai jamais vos soins. Que puis-je pour vous, moi qui suis plus pauvre aujourd'hui que le plus pauvre de mes sujets? Je ne puis vous donner aucun témoignage de mon souvenir; les paroles s'oublient, et un objet qu'on voit, qu'on touche, vous rappelle une impression, vous retrace une amitié____ Tenez, échangeons nos épées: la mienne aura quelque prix, n'est-ce pas?etla vôtre,Werner,je la conserverai toujours. — Prince, vous m'honorez; mais pardonnez-moi, je ne puis accepter votre offre. Je n'ai rien à moi, rien ne m'appartient; mon épée môme est la propriété de l'Ordre.Mais pourquoi me parlez-vous de souvenirs? Notre séparation est-elle prochaine? Dites-moi, le grand-maître vous a-t-il promis votre élargissement? Ah ! mon Dieu, que j'en serais heureux ! t Kieystut ne répondit rien, et remit son épée à son côté ; puis, d'un air indifférent, il dit à Werner : j Savez-vous ce qu'est devenue la fille de Walguna? _Elle a quitté Johannisbourg, mais je ne sais où son père l'aura conduite. j> Kieystut n'insista pas, et, changeant de conversation, il demanda à Werner quand il serait de service auprès de lui. « Mon service finit aujourd'hui, mais demain soir je le reprendrai. — J'en suis charmé ; et aujourd'hui, à qui est confiée ma garde? —ASekendorf; carBassenkeimest gravement malade ; cependant il tâchera de reprendre sou service. — Bonsoir, Werner, je me sens fatigué, le sommeil me réparera. Adieu, jt n'oublierai jamais tout ce que vous avez été pour moi. » Et en disant ces mots il lui serra la main plus affectueusement que de coutume. Ce mouvement de sensibilité étonna Werner, mais il ne conçut aucun soupçon ; il quitta le grand-duc et rentra chez lui pour se coucher. A minuit, l'archi-kom-tur lui envoya l'ordre de se rendre à l'instant à la prison de Kieystut : Sekendorf était forcé de s'absenter, et Werner devait le remplacer. Il s'habilla à la hâte, attacha son épée, jeta son manteau sur ses épaules, et courut à son poste. En passant à côté des gardes qui entouraient la tour, il crut voir qu'ils dormaient ; le gardien de la porte d'entrée dormait aussi, t C'est étrange, se dit Werner, Sekendorf est déjà parti, et toute la garde est plongée dans le sommeil. » En approchant de la porte de la prison, il entendit qu'on parlait, à voix basse. Son premier 'mouvement fut d'appeler les gardes; mais, après avoir réfléchi, il pensa qu'il valait mieux s'assurer par lui-même de ce qui se passait. Sans bruit il poussa les ver-roux, et entra précipitamment dans la chambre de Kieystut. Le grand-duc, recouvert d'un manteau de Teutonique, était debout devant l'ouverture pratiquée dans le mur; en entendant des pas il se retourna, et avant de reconnaître Werner il lui avait passé son épée au travers du corps. Werner tomba baigné dans son sang; pourtant il respirait encore, et d'une voix à peine articulée, il prononça ces mois : « Biruta, c'est pour toi que je meurs. î Quelle fut la douleur de Kieystut en voyant qu'il avait tué son ami ! « Les dieux sont témoins que je suis innocent de ce meurtre, » dit-il à Alf; et il se baissa pour étancher le sang qui coulait à flots de la blessure. « Seigneur, fuyez, je vous en conjure, chaque moment est précieux; on va venir, fuyez, fuyez, au nom du ciel! » Kieystut, en jetant un dernier regard sur ce corps inanimé, franchit l'ouverture et disparut. Alf le suivit. La nuit se passa tranquillement. La préparation narcotique qu'Ai f avait mise dans la boisson des gardes les tint endormis jusqu'au matin; mais, au moment où la garde fut relevée, on s'aperçut de l'évasion du prisonnier. Alors tout le château fut en émoi : on envoya des cavaliers ù la poursuite de Kieystut; on chercha des coupables, des complices, mais on ne vit qu'une preuve de fidélité dans l'assassinat de Werner. Le sang que Werner avait perdu, la gravité de sa blessure, laissaient peu d'espoir de le sauver. Abandonnons-le sur son lit de douleur : une vie sans espérance a peu de prix, et revenons à Kieystut. Son déguisement lui permit de traverser le pays sans être inquiété, et il arriva sain et sauf, avec son fidèle Alf, chez Dunita, sa fille, duchesse de Mazovie. Une colonie d'ouvriers que les Teutoniques avaient fait venir des Pays-Bas s'établit dans un village de la terre de Culm, sur les bords du lac de Wensen ; ces hommes laborieux marchaient de pair avec la noblesse de Prusse. C'est dans ce village que demeurait la vieille sœur de Walguna ; heureuse de la monotonie de sa vie, elle ne voyait rien au delà. Un jour, son frère, qu'elle avait presque oublié, car elle avait désappris d'aimer, se présenta devant elle en lui disant: « Ma sœur, je vous amène ma fdle, je vous confie mon plus cher trésor, gardez-le bien, et quand les temps seront plus calmes, je viendrai chercher ma pauvre enfant. > Après quelques heures de repos, il partit /et Biruta prit possession de sa nouvelle demeure. La sœur de Walguna était veuve d'un ouvrier de la colonie; habituée au travail, rapportant tout aux besoins matériels, elle fut gênée par la présence de sa nièce ; elle ne comprenait rien ni à ses airs ni à son langage : pour un peu elle l'aurait crue folle. Quelle amère solilimVque celle qui vous rapproche d'un être qui ne vous comprend pas ! Biruta disait des mots, il le fallait, mais elle ne pouvait épancher une idée. Ses sentiments se développèrent encore dans celte souffrance de chaque jour. Oui, quand on est jeune et qu'on aime, tout va d'abord à l'amour, toute peine l'enrichit, toute passion même étrangère y verse et l'augmente. L'image de Kieystut ne la quittait plus, elle savait son emprisonnement, elle savait l'issue de la bataille de Kowno, et son imagination enflammée aurait franchi des mondes pour aller le délivrer; c'est en lui qu'elle avait placé le bonheur, la renaissance de sa pa- trie, cette pensée sanctifiait sa passion, la consacrait à ses propres yeux. Biruta vivait hors des proportions vulgaires qui l'entouraient, elle vivait de cette vie intérieure qui développe les grandes facultés. Le jour elle faisait de longues promenades, pour échapper au babil de sa tante, ou elle allait au bord du lac pour chanter les airs de son pays: sa harpe était le seul ami qui pût lui rendre quelques-uns de ses anciens souvenirs. Ainsi s'écoulèrent des semaines et des mois sans rien changer à sa position, mais Biruta ne fléchissait pas devant le malheur : l'espoir pour quelques âmes privilégiées est une conviction. Un soir que tout reposait dans la maison, et qu'elle seule veillait pour penser et pour prier, elle entendit marcher, et les pas semblaient se diriger vers la maison ; aussitôt elle s'approche de la croisée, et voit aux rayons de la lune un homme enveloppé dans un manteau. « Pour l'amour de Dieu, dit cet homme, donnez-moi un morceau de pain, je succombe, je meurs de faim; je suis un pauvre voyageur, et j'ai encore une longue route à faire, i Biruia fut effrayée d'abord de l'apparition de cet étranger, mais bientôt la pitié prenant le dessus, elle lui dit : « Il est impossible que vous entriez dans la maison, mais attendez-moi sous cette touffe d'arbres qui est là-bas, j'irai vous porter du pain. > Après avoir refermé la croisée, elle eut envie d'aller réveiller la servante; puis, ayant réfléchi, elle pensa que ce serait une imprudence. Cette fille, se dit-elle, avertira ma tante, toute la maison sera en rumeur, une fois de plus on me taxera de folie, il vaut mieux prendre pour moi seule la responsabilité du danger. Elle cacha dans son sein le poignard qu'elle portait toujours sur elle, et se rendit courageusement au lieu indiqué. La pâleur de la lune éclairait faiblement les objets. En approchant, croyant voir deux hommes, elle eut la pensée de se sauver; mais ne doutant pas qu'elle serait poursuivie, elle alla au-devant des étrangers. Les aliments qu'elle apportait furent reçus avec reconnaissance. «Merci, mille fois merci, dit le premier qui s'était présenté à elle. — Grand Dieu! s'écria Biruta, c'est Kieystut! » Elle l'avait reconnu à sa voix, elle l'avait deviné à la résolution qui l'entraînait vers lui. « Vous le connaissez, dit le compagnon de Kieystut, vous le connaissez, vous allez mourir. — Arrête, misérable,je ne paierai pas ma vie en donnant la mort; prenons le pain que la pitié de cette femme nous a donné, et éloignons-nous sans faire un crime de plus. — Vous croyez donc que je serais capable de vous trahir? dit Biruta avec fierté. — Je ne crois jamais à la bonne foi d'un chrétien. Parlons, Alf, partons. — Oui, doutez de tous, mais ne doutez pas d'un être qui vous doit la liberté ! — Les dieux me sont propices, s'écria Kieystut, je retrouve Biruta, je la reconnais, c'est elle ; non, jamais elle ne trahira celui qu'elle aime. — Qui a osé vous dire que je vous aimais? ■— Votre ami Werner von Windeken. — Et où cst-il en ce moment? — Là, reprit Kieystut en montrant la terre, il est mort ; ce glaive s'est enfoncé dans son cœur. » Le sang de Biruta se figea dans ses veines. « Comment, s'écria-t-ellc, c'est vous qui l'avez assassiné? Pauvre Werner ! lui qui m'avait juré de se dévouer pour vous. — Sa mort, répondit Kieystut, est une douleur affreuse pour moi; je l'ai tué. Mais qu'est-ce que la vie d'un homme quand on se doit à un peuple? — Adieu, prince, dit Biruta avec le cœur gros de larmes, adieu.» Kieystut la saisit par la main en lui disant : t II vous était donc bien cher? — Je l'aimais comme un frère, je l'estimais comme un bon et loyal ami ; que Dieu pardonne à son assassin ! Adieu, Kieystut, il ne me reste plus qu'à prier Dieu pour vous. — Un mot encore, je vous en supplie : Werner a-t-il été vrai dans ses révélations?» Biruta ne répondit pas... c Je respecte votre silence, mais je jure sur mes dieux que votre image ne sortira plus de mon cœur. Je vous offre un trône, Biruta, je vous offre le titre d'épouse; oui, vous êtes digne de tous les biens et de toutes les grandeurs. Werner m'a dit que si vous étiez la plus supé-sicure des femmes, vous étiez aussi la meilleure, la plus complètement bonne et parfaite. Ne vous éloignez pas, Biruta, je. n'emploierai pas la violence, je ne veux pas vous faire partager l'incertitude de mon sort. Quand je reviendrai, ce sera en prince, en vainqueur, entouré de ma puissance et pour mettre à vos pieds une couronne ! Uecevez-vous mes serments, serez-vous à moi? — Je dois unir ma destinée à celle d'un chrétien. —Vous serez à moi ; » et, l'enlaçant de ses bras, il lui donna un baiser. «Nous sommes fiancés, dit Kieystut, et bientôt nous nous reverrons.» Sans attendre la réponse de Biruta, Kieystut et Alf s'éloignèrent. XI Cet événement laissa Biruta dans une agitation mêlée d'ivresse, dans un trouble douloureux que les paroles ne sauraient rendre. La mort de Werner, les dangers auxquels était exposé Kieystut, son amour, l'avenir immense qui se dé-roulait devant elle, tout transportait son âme du ciel à la terre, du bonheur au désespoir. Ne sachant où porter celte surabondance d'émotions, elle quitta dès le matin la maison de sa tante. Les êtres froids et vulgaires profanent tout, ils arrêtent jusqu'à la pensée. Biruta se dirigea vers le lieu où elle avait vu Kieystut ; elle parcourut le chemin qu'il avait dû parcourir, puis elle revint au pied de cette colline où elle avait reçu ses adieux. Tout à coup elle entendit la voix de son père qui l'appelait... Ah! que vient-il m'ap-prendre? se dit-elle. Walguna l'aborda avec un visage triste, la pauvre fille se jeta dans ses bras et fondit en larmes, t Qu'as-tu, Biruia? saurais-tu?.... —- Oui, mon père, j'ai appris la mort de Werner!.... — Comment sais-tu la fuite de Kieystut, l'assassinat de Werner, tous ces événements qui n'ont pu parvenir encore dans ce village?» Biruta baissa les yeux sans répondre. « Malheureuse enfant, tout ce qu'on m'a dit était donc vrai. — Que vous a-t-on dit, mon père?.... — C'est à toi à parler ! réponds. Comment as-tu appris la fuite de Kieystut? s'écria Walguna, en cachant son visage dans ses deux mains. Réscrvais-tuc et opprobre à ma vieillesse? vais-je descendre dans la tombe déshonoré, maudit?.. — Je suis innocente, mon père, » répondit-elle avec calme; et ne comprenant pas bien le sens des paroles de Walguna, elle allait lui avouer son secret, lorsqu'on entendit des cris, un tumulte, des pas de chevaux qui couraient ventre à terre ; puis ils virent un détachement de Teu- toniques. Arrivés près de l'endroit où était Walguna et sa fille, les chevaliers mirent pied à terre, et cherchèrent avec, attention des traces sur le sentier. « Ici, ici, s'écria l'un d'eux, je vois les traces d'un pied de géant, ces traces vont droit au village ; vite, montez à cheval pour y prendre langue, et moi je vais m'assurer de la longueur du pied. » Le terrain sablonneux cl, mouillé par la pluie laissait intacte la trace des pas ; on pouvait voir la fatigue des voyageurs à l'irrégularité de leur marche. Le chevalier qui faisait si minutieusement cette recherche ne s'était pas aperçu de la présence de Walguna et de sa fille. Le cœur de Biruta battait violemment. Mon Dieu, f.e dit-elle, si j'allais devenir folle! et elle priait en son âme. Mais que devint-elle en entendant les chevaliers qui revenaient du village et qui criaient : « Victoire, victoire ! les pas arrivent jusqu'à la croisée de cette maison, et de là on les retrouve jusqu'à la colline ; » et s'approcliant de Walguna, il lui dit : « Qui êtes-vous? quelle est cette jeune fille ? appartenez-vous à ce village ? — Non, seigneur, j'habite ordinairement le Nathangen près de Johannisbourg. Je me nomme Walguna,et cette jeune fille est Biruta, mon unique enfant... — Biruta? s'écria le Teutonique; ce nom ne m'est point inconnu, et peu à peu nous arrivons à la vérité. — Seigneur, cria un chevalier qui était monté au haut de la colline pendant ce colloque, nous trouvons ici un llacon d'hydromel et un reste de pain. » Le Teutonique se dirigea vers la colline en ordonnant à Walguna el à sa fille de le suivre, et là ils subirentun interrogatoire. «Maintenant, leur dil-il, nous avons des preuves suffisantes, nous savons que vous avez donné asile à Kieystut. — Seigneur, mon cheval est encore sellé, et j'arrive à l'instant de Marienbourg. — Et ta fille, habite-t-ellc ce village ? Hier, un pêcheur de Wisendorf, qui revenait chez lui à minuit, aperçut deux hommes qui rôdaient de ce côté, il les prit pour des ouvriers de la colonie ; mais la taille herculéenne de l'un de ces hommes nous fait penser que c'était Kieystut, et depuis deux jours nous sommes sur ses traces. Fille, dit-il, en s'adressant à Biruta, on vous ordonne de déclarer la vérité à votre maître. — Quel est celui que vous appelez mon maître? répondit Biruta. — L'Ordre teutonique! c'est à lui que vous devez vérité et obéissance! » Le chevalier allait continuer, lorsque des cris de femme se firent entendre; on amenait de force la tante de Biruta. « Seigneur, dit le Teutonique qui avait visité sa maison, nous avons trouvé la trace des pas presque sous la croisée de celte femme. — Ce flacon est-il à toi? lui demanda l'interrogateur. — Ah! mon bon Jésus, je l'avais enfermé hier dans mon buffet, après l'avoir rempli d'hydromel. — Par quel hasard ce flacon se trouvc-t-il sur la colline ? — Ah ! sainte Vierge, ils ont tout bu, il n'y a plus rien dedans. — Je réitère ma demande : qui a porté ce flacon sur la colline ? — Ah ! seigneur, vous pensez bien que je ne suis pas femme à donner mon hydromel au premier venu, et si je connaissais le coupable, je vous le livrerais de bon cœur.» Puis, se tournant vers Biruta :« C'est peut-être cette fille qui rôde toutes Jes nuits comme une âme en peine; oui, elle a fait comme les anciens païens, elle a donné de l'hydromel au serpent. — Ma sœur ! lui dit Walguna... — Je vous ordonne, au nom de l'Ordre, dil le chevalier à Biruta, de révéler tout ce que vous savez touchant Kieystut. Dites si vous l'avez vu et quand vous l'avez vu? — Kieystut! s'écria la vieille en faisant un signe de croix ; Kieystut dans ma maison ! Ah ! seigneur, cherchez-le, je donnerais ma tête plutôt que de le cacher un moment. » Biruta, par son regard, provoqua une nouvelle question du Teutonique. « Fille, répondez, dites si vous avez vu Kieystut. — Non, je ne l'ai point vu. — Dites la vérité, ou vous allez périr ; mon épée va faire justice de votre crime. — Frappez, dit-elle avec calme, l'épée d'un Teutonique n'a jamais reculé devant le sang innocent. » Le chevalier, confondu par l'assurance de cette femme, dit à ceux qui l'entouraient : « Nous outrepassons nos pouvoirs, ceci est l'affaire du bourreau. Walguna, vous me paraissez innocent, mais de graves soupçons pèsent sur votre fille, et nous allons l'envoyer à Marienbourg. — Seigneur, je me soumettrai, mais je vous demande la grâce de ne pas quitter ma fille. — C'est impossible. » Le Teutonique, après avoir laissé un cavalier pour garder Biruta, monta à cheval pour courir après le fuyard. Xll « .Te ne voulais pas t'accuser, dit Walguna à sa fille quand ils furent arrivés dans la maison; je ne voulais pas t'accuser, mais toutes les preuves sont contre toi; tu sais la fuite de Kieystut, hier il a passé ici et lu l'as vu : dis toute la vérité â ton père. — Mon père a des droits à ma confiance, je vais tout lui dire ;i et elle raconta les événements de la veille, sans parler de ses sentiments pour Kieystut et des promesses qu'il lui avait faites. « Pourquoi n'as-tu pas averti les habitants pour qu'on aille à sa poursuite? Pourquoi n'as-tu pas dénoncé cet homme aux Teutoniques?) Biruta ne répondait pas. < Tu te tais. Eh bien, je ne serai pas ton complice; j'irai, au nom de l'Ordre, dénoncer' notre ennemi, et tout le village montera à cheval pour aller à sa poursuite. — Non, mon père, vous ne le ferez pas; d'ailleurs il est trop lard, et vous prendriez la responsabilité d'une mauvaise action, sans réparer ma faute; mais si cela ne vous arrête pas, pensez au moins que vous livrez votre enfant à l'inquisition ! -—'C'est toi qui t'es perdue, et je ne vois de moyen de te sauver qu'en avouant tout à nos maîtres en Dieu, à nos juges. — Personne n'a été témoin de l'événement, et aucune torture ne me fera avouer mon secret. — Mais tu ne sais donc pas pourquoi je suis venu ici, ma fille, mon seul bien, mon seul bonheur? Je te pardonnerais, moi, mais eux, mais les Teutoniques, ils ont commandé un immense sacrifice.... Il faut que je me sépare de toi. — Que voulez-vous dire, mon père? — Tu dois te faire religieuse, et déjà on t'attend dans le couvent de Thorn. » Biruta pâlit. «Moi, religieuse, mon père?» — Telle est la volonté du grand-maître, et c'est lui-même qui me l'a exprimée. — Savez-vous la cause de cette rigueur? — On soupçonne tes relations avec Kieystut, >GNE. 215 on sait qu'il t'a rendu la liberté sans exiger de rançon; on sait encore que plus tard il a lait des tentatives pour l'enlever; enfin on a entendu les entretiens secrets de Werner et de Kieystut, et on pense que c'est toi qui a favorisé son évasion. — Vous savez, mon père, que cette dernière accusation est dénuée de fondement... — Quand le grand-maître me fit appeler pour me dire de quoi on t'accusait, j'espérais pouvoir te justifier, et je vins ici, pensant que tous les habitants de ce village témoigneraient en ta faveur... Mais à présent, quel espoir me reste-t-il? Tout est vrai : et tu le sais, malheureuse enfant, un soupçon de l'Ordre équivaut à une condamnation, quand il s'agit d'un sujet prussien. — Non, je ne serai point religieuse! Qui a donné au grand-inaîire le pouvoir de disposer d'un cœur de femme ? Qu'il commande à ses chevaliers d'éteindre en eux tout sentiment humain ; qu'il leur dise: Faites mourir votre âme et survivez-vous pour le service de l'Ordre, je le conçois ; mais qu'il dispose de ma vie, de moi qui comprends la valeur d'une volonté énergique.....jamais! Je vous le dis, mon père, je ne serai point religieuse ! J'irai !____ — Mais où? qui osera te donner asile, quand tu es condamnée par l'Ordre ! — J'irai où le despotisme teutonique ne m'atteindra pas. — Ah ! je te comprends. Il fallait au moins m'épargner cette dernière douleur! Comment, lu irais demander protection aux ennemis de notre foi : c'est à Kieystut que tu irais dire : Sauvez-moi ! — Oui, mon père, c'est lui qui me protégera. — Tu abandonnes ton père; tu renies ta patrie, ta religion? — Les religieuses n'ont ni famille ni patrie : en se consacrant à la vie dévote, elles ont dit: Je n'aimerai plus, je ne consolerai plus ; le couvent, mon père, c'est un suicide, et c'est vous qui m'y condamniez. Mais je veux vivre, et Kieystut me conservera pour vous, et c'est lui qui nous délivrera du joug infâme des Teutoniques. — Que Dieu te pardonne ! mais aie pitié de moi, pense à ce que je deviendrais si tu pouvais accomplir tes projets.... Toute la vengeance de l'Ordre retomberait sur moi; je serais traîné en prison, déshonoré! déshonoré par toi! Ah! ma lille, quelle affreuse douleur! Mais parlons plus bas, nous sommes gardés, le tribunal de l'inquisition est partout. — Pardonnez-moi, mon père ; mais il me reste un autre moyen. — Quel moyen? s'écria Walguna effraye. — Je ne puis encore vous le dire; mais sachez, mon père, que l'espoir ne m'a point abandonnée. — Tu parles d'espoir, pauvre enfant! — Si j'ai la volonté de résister au despotisme, j'ai aussi la volonté de ne pas faire votre malheur. Fiez-vous en Dieu, et ne me retirez pas voire indulgence. » Walguna, attendri, la pressa contre son cœur. « Mon père, il est possible que cet instant soit le dernier où nous ayons la possibilité de nous parler librement, donnez-moi votre sainte b(iné-diction, et pardonnez-moi, si j'ai commis une faute, » dil-elle en se mettant à genoux. Le vieillard leva au ciel des yeux pleins de larmes, et, posant ses mains tremblantes surlc front de sa fille, il dit : t Mon Dieu, bénissez-la comme je la bénis, et pardonnez - lui comme je lui pardonne...» Ace moment, les chevaliers entrèrent dans la maison; ils revenaient criant, jurant, vociférant: ils n'avaient pu rejoindre Kieystut. On comprend le bonheur de Biruta; mais, hélas! il ne dura pas longtemps, car aussitôt on ordonna au père et à la fille de se mettre en route, avec une escorte de quatre cavaliers. Biruta fut séparée de son père tout le temps que dura le voyage; il ne leur fut pas permis de se dire un mot, d'échanger un regard, et quand ils furent arrivés à Marienbourg, on leur donna deux chambres éloignées l'une de.l'autrc. Le premier soin de Biruta fut de demander des détails sur Werner, et avec joie elle apprit qu'il vivait, que sa blessure était grave, mais qu'on espérait le sauver... Ah ! se dit-elle, Kieystut est innocent devant Dieu, et cette pensée la consolait de tout. Elle supporta avec résignation un nouvel ordre du grand-maître, qui lui défendait, sohs quelque prétexte que ce fût, de communiquer avec son père. On lui donna pour prison une chambre de la tourd'Elbing, et elle fut confiée à la garde de la femme du geôlier. xiii Le lendemain matin, au moment où le grand-maître lisait le rapport du chevalier, qui accusait Biruta, un exprès du komtur de Neibourg lui remit une lettre qui était arrivée sous le pli du komtur. Cette lettre avait été remise par un inconnu, et on ne savait de qui elle venait. Winrich la décacheta avec empressement et lut ce qui suit : i Nobfe Winrich von Kniprode, » Les dieux m'ont délivré de votre prison, et je viens vous remercier pour vos généreux procédés envers moi, car vous avez été bon, humain, quand tout le resie de votre Ordre est cruel et sanguinaire. » Je dois vous prier de n'accuser personne, car personne ne m'a aidé dans mon évasion. Alf est l'instrument que les dieux ont choisi pour hâter ma délivrance... Tous vos soupçons tomberaient sur des innocents. Je vous le répète, je vous en donne ma parole de prince, Alf est le seul qui m'ait aidé. Cela dit, je vous promets de vous rendre vos égards et vos procédés. Si vous êtes un jour en mon pouvoir, je vous rendrai vos égards, vos procédés, mais je tâcherai de vous mieux garder que vous ne gardez vos prisonniers. Que les dieux veillent sur vous, mais qu'ils écrasent votre Ordre dont je serai à jamais l'ennemi. « Kieystut. » Winrich relut deux fois celte étrange missive. Puis-je croire aux paroles d'un païen? se dit-il ; puis-jecroire à l'innocence de Biruta? Le tribunal prononcera. U lit mander l'archi-komlur, et l'affaire fut portée devant le chapitre de l'Ordre. Mais auparavant il dit à l'archi-konitur qu'il n'était pas encore persuadé de la culpabilité de Walguna et de sa fille, et que dans sa conscience il prononcerait plutôt pour eux que contre eux. « Cependant, ajoula-l-il, il est important d'empêcher toute relation entre Biruta et Kieystut. Une consolation inespérée vint adoucir la position de Biruta : sa gardienne était une Polonaise née en Mazovie; enlevée par les Teutoniques, elle avait été forcée d'épouser le concierge de la tour d'Elbing, mais elle était restée fidèle à sa patrie, et elle avait autant d'amour pour la Pologne que de haine pour les Teutoniques. Cette femme, comme on le pense, s'était intéressée au sort de Kieystut ; il était l'ennemi des Teutoniques et ensuite il était père de la duchesse de Mazovie. Elle confia à Biruta tous ses sentiments secrets ; tout ce qu'elle cachait même à son mari, elle l'avoua à une femme qui devait sentir comme elle : elles POLOGNE se lièrent, elles devinrent amies dans cette commune douleur. Anna savait par son mari tout ce qui se passait dans l'intérieur du château, et aussitôt elle en instruisait Biruta. Un jour, elle vint lui dire que Walguna avait été amené devant les juges, et qu'il avait avoué que Biruta avait eu une entrevue avec Kieystut, Biruta, qui connaissait la faiblesse de son père, ne douta pas de ce qu'on lui rapportait : aussi quand vint son tour, quand elle fut appelée devant le tribunal, elle fit les mêmes aveux que son père, elle dit tout, sans trahir ses propres sentiments. Les juges, convaincus de l'innocence de Walguna, ne lardèrent pas à le mettre en liberté ; mais le premier arrêt, touchant Biruta, fut confirmé, et elle fut condamnée à être enfermée dans le couvent de Thorn. Walguna n'osa pas manifester sa douleur en présence des juges, et il entendit la condamnation de sa fille sans articuler une plainte. Biruta écouta dignement son arrêt, mais quand elle fut ramenée à la prison, son désespoir éclata, non par des larmes, mais par des imprécations contre cet ordre odieux. « Aidez-moi à me sauver l disait-elle à Anna, et Kieystut vous récompensera en prince. » Anna la regarda en souriant, fit un mouvement d'épaules et ne répondit rien. Biruta crut voir un consentement dans ce silence. Plusieurs jours s'étaient passés depuis la lecture de l'arrêt, lorsqu'un matin Biruta vit entrer dans sa prison un homme en manteau blanc, c'était Werner von Windeken : d'abord elle ne l'avait pas reconnu, tant il était pâle et changé ; puis enfin elle s'écrié : « Est-ce vous que je revois, mon généreux ami?... — Oui, dit Werner, c'est moi, »et une faible rougeur anima ses joues décolorées. « Oui, je suis changé depuis que l'épée de Kieystut a voulu payer de la mort mon amitié pour lui. — Quelle circonstance vous amène ici? » dit Biruta, sans vouloir s'arrêter aux dernières paroles de Werner. « Etes-vous envoyé par l'Ordre, ou venez-vous comme un ami me visiter dans ma prison ? — Je ne viens point en secret, c'est le grand-maître qui m'envoie. Quand je vous dis adieu dans la maison de votre père, je croyais ne vous revoir jamais : mais, hélas! mon pressentiment m'a trompé. — Parlez franchement, Werner, j'ai la force de tout entendre. — J'ai accepté un cruel devoir, mais je voulais vous voir encore une fois, et le grand-maître m'a TOME II. accordé cette permission ; c'est donc en son nom que je viens vous annoncer que demain au soir vous devez vous préparer à partir pour Thorn. — Grand Dieu! sitôt ! Comment, on me condamne à m'ensevelir vivante! Mais pourquoi ne m'ont-ils pas tuée, ils m'auraient épargné un crime ! — Soumettez-vous à votre destinée, Biruta : Dieu vous envoie un moyen de salut ; pensez à l'éternité. » Biruta releva fièrement la tête, et son regard perçant plongea dans le cœur du Teutonique. « Ce que je vous dis m'est inspiré par mon attachement. Qu'espérez-vous de ce monde? Si vous vous abandonnez à votre passion, vous sacrifiez la vie éternelle. Séparez-vous de ce monde où tout n'est qu'illusion, où le bonheur n'est qu'un rêve; allez dans ce pieux asile. Là, plus de mécompte, puisqu'il n'y a plus d'espérance ; vous prierez, et vous attendrez avec calme la lin de vos douleurs. — Yous croyez donc que tout est perdu pour moi? — Oui : le grand-maître et les komturs ont prononcé, et leur parole est une sentence irrévocable. — Le grand-maître et les komturs ! Mais leur voix est-elle la voix de Dieu? leur volonté est-elle un arrêt du destin? le grand-maître a-t-il une puissance égale à celle de Dieu? Jamais, je le jure, je ne me ferai religieuse ! Mieux vaut une mort volontaire que de se laisser mettre au tombeau toute vivunte. — Biruta, j'ai pu renoncer à votre amour, mais je ne puis renoncer au salut de votre âme : ne blasphémez pas; vous êtes trop grande pour vous abaisser au suicide. — Yous avez raison, Werner : il ne faut pas dire, cela a l'air d'une menace ; il faut agir. L'indignation et la douleur m'ont égarée. J'aurai du courage, je saurai souffrir. Adieu, Werner! La croix des Teutoniques ou le Yoile des religieuses nous sépareront éternellement. Pourquoi nous sommes - nous revus, puisque je dois vous perdre pour jamais ! Adieu donc, mon généreux ami ! Mais encore un mot : Kieystut vous a frappé sans vous avoir reconnu. Pardonnez-lui : ah ! grâce, pardon pour lui ! » Des larmes mouillèrent les yeux de Werner ; il prit la main de Biruia, la pressa sur sa croix et partit. 88 XIV On fut inexorable pour Biruta, et le jour indiqué elle partit accompagnée d'Anna et escortée par quatre cavaliers; on ne permit pas à Walguna de voir sa fille seule, et ils se firent leurs adieux en présence d'un Teutonique. Le chevalier Blumenthal commandait la petite troupe commise à la garde de Biruia. Le commencement du voyage se passa assez gaiement, du moins de la part du chevalier qui lâchait de se rendre agréable à sa prisonnière ; mais, arrivés à Graudentz, Blumenthal devint pensif, soucieux et évita toute conversation avec Biruta. Quand venait le moment du repos, on 9'asseyait sous les arbres de la route, mais Blumenthal ne permettait pas qu'on dessellât les chevaux. A chaque instant il jetait des regards inquiets autour de lui, car c'était à Graudentz qu'il avait appris que les Litvaniens se portaient sur la rive gauche de la Wistule ; on disait môme qu'ils voulaient profiter de la grande foire de Dantzig pour s'emparer de cette ville. Blumenthal, sans croire aveuglément à cette nouvelle, redoutait l'audace de Kieystut. En conséquence, il hâta le voyage, dans la crainte d'être surpris par les Lilvaniens. Comme on le pense, il ne faisait point part de ses préoccupations à Biruta, et elle, absorbée dans sa douleur, restait indifférente à tout ce qui l'entourait. Anna, malgré le désespoir de son amie, paraissait rayonnante do joie, elle se sentait des pressentiments de bonheur, et ses yeux confiants se portaient sur Biruta, eu lui disant : Espérez, ne perdez pas courage, je vous en conjure ; le Ciel n'a pas prononcé, la porte du couvent ne se fermera pas sur vous; je crois aux miracles, j'y crois pour vous ! C'est avec ces paroles d'espoir qu'elle cherchait à consoler la pauvre victime. Le ton de certitude avec lequel s'exprimait Anna étonnait et tranquillisait presque Biruta, mais elle ne pouvait pas comprendre sur quoi reposait son espoir, et quand elle interrogeait Anna, celle-ci répondait : Vous verrez. Après une halte de quelques minutes, Blumenthal ordonna qu'on se mît en roule. Mais à peine les cavaliers étaient-ils montés à cheval qu'on aperçut des tourbillons de poussière qui obscurcissaient tout l'horizon. Bientôt des détachements de cavalerie vinrent attaquer l'escorte; les chefs de la troupe portaient le costume teutonique, mais, à leurs petits chevaux litvaniens, il était facile de reconnaître la ruse : celui qui commandait était d'une haute stature et portait la visière baissée. D'une voix de Stentor, il cria en avançant :« Déposez les armes, si vous voulez la vie ou la liberté !» Blumenthal, pour toute réponse, ordonna qu'on se mit en défense. Ce combat inégal ne dura pas longtemps. Blumenthal fut renverse de son cheval et ses cavaliers furent désarmés. Biruta avait reconnu Kieystut avant qu'il pût l'approcher. Mais, levant sa visière et venant à elle, il lui dit : « J'ai tenu ma parole, Biruta ; comme prince, et comme vainqueur, je viens pour briser vos fers. Trots châteaux teutoniques, au delà de laWistule, sont en flammes, ils serviront de flambeaux à notre hymen. Un mouvement mal combiné, une faute des miens est cause que je ne vous apporte pas les richesses de Dantzig. Mais grâces en soient rendues aux dieux, j'ai ressaisi mon plus cher trésor! — Prince, je vous dois plus que la vie ! — Vous êtes mon épouse, Biruta, suivez-moi ! liberté, amour, puissance, vous aurez tout, vous partagerez le trône et la puissance de Kieystut. Mes sujets vous attendent à Troki pour saluer leur souveraine, venez, Biruta; »ct se retournant vers sa suite, il dit : « Korigcllon, faites avancer le cheval de la grande-duchesse. — Montez, Biruta, dit Kieystut, j'ai atteint le but de mon expédition, je ne veux pas retarder l'heure de mon bonheur. C'est donc toi, Anna, qui m'as réuni à Biruta ; approche-toi, reçois mes rcmercîments. Oui, Biruta, c'est à elle que je dois tout, c'est elle qui m'a instruit de votre départ de Marienbourg, c'est elle qui m'a dit que vous espériez en moi. Tu ne retourneras plus à Marienbourg, bonne Anna, je te rendrai à ta famille; le duc de Mazovie, mon gendre, est déjà informé de ce qu'il doit faire pour toi ; sois tranquille, ma reconnaissance ne te manquera jamais. — Je suis de moitié dans vos sentiments pour elle, dit Biruta, mais j'ai encore une grâce à vous demander. — Parlez! — Le chevalier qui m'accompagnait a cherché à adoucir ma posilion. — il sera libre! » eL voyant que les Litvaniens s'approchaient de lui pour le garrotter, il leur dit: « Laissez ce Teutonique, je rends la libertéà lui et à ses cavaliers ; je ne veux pas avoir à me reprocher le malheur de quelqu'un quand je commence une ère de bonheur. Partez, et remerciez votre grand-maître, il a été plein de courtoisie, car s'il ne m'eût envoyé ma fiancée à mi-chemin, j'aurais été la chercher à Marienbourg. Saluez de ma part Werner von Windeken, le malheur dont il a été victime n'était point dans ma volonté, une fatale erreur en est cause; je suis heureux qu'il ait survécu. Don voyage, chevalier Blumenthal. » Blumenthal mordait ses lèvres de dépit, et n'osait répondre. « Chevalier, je vous remercie pour vos bons procédés, dit Biruta à Blumenthal. Parlez de moi à mon père, et défendez-le contre d'injustes soupçons, vous voyez qu'il est innocent. * Puis elle ajouta à voix basse au moment où Kieystut s'éloignait : « Dites à mon père que je serai toujours chrétienne, un trône ne me fera pas renier mon Dieu. » Ayant dit ces mots, elle monta achevai. Les Litvaniens l'entouraient et la contemplaient avec admiration. L'expression qui animait Biruta la rendait plus belle, plus majestueuse qu'elle ne l'avait jamais été; le bonheur de la liberté, l'espoir de la donner un jour à sa patrie, l'espoir de convertir Kieystut à la foi chrétienne, tous ces sentiments remplissaient son âme et se reflétaient sur son beau visage. Vers le soir on arriva sur les bords de la Drwença, que les Litvaniens franchirent pour gagner le duché de Mazovie. Quand Blumenthal raconta à Marienbourg l'enlèvement de Biruta et les ravages que les Litvaniens exerçaient au delà de la Wistule, les Teutoniques furent transportés de honte et de colère. Mais personne ne sentait l'offense plus vivement que Schindekopf, il accusait le grand-maître; sa généreuse conduite envers Kieystut, disait-il, était cause de tous ces malheurs ; sa rage était telle qu'on craignit un moment qu'il ne Revînt fou, comme cela était arrivé au grand-maître Rodolphe. Winrich, pour adoucir la douleur de son ami, lui permit de faire une excursion en Samogitie; il accomplit cette infernale mission, et elle lui valut dans les chroniques litvano-prussiennes le surnom du plus sanguinaire assassin des Litvaniens. Ne trouvant pas de résistance en Samogitie, car les troupes litvaniennes étaient rassemblées près de Grodno, il mit à feu et à sang les trois districts qui composent cette province, et poussa la cruauté jusqu'à faire écarteler les habitants. Enfin Patrik, fils de OGNE. 219 Kieystut, accourut pour venger tant de crimes; il atteignit les Teutoniques au passage du Niémen, il s'empara de leur butin, mais Schindekopf parvint à échapper. u XV Pendant que la Samogitie succombait sous les cruautés des Teutoniques, à Troki, dans la capitale de la Litvanie, on faisait les préparatifs du mariage de Kieystut. Toute la ville avait l'aspect d'une fête. Dans la vaste cour du château ducal, on avait élevé des arcs-boutants ornés de branches de chêne, et au fond on voyait la statue voilée de Perkounas, entourée des Weidalotes qui tenaient un bouc noir et un coq noir couronnés de fleurs. Dans le vestibule, on avait placé la statue de Laïmela, déesse du mariage et du bonheur domestique ; la tête de la déesse était ornée d'une guirlande de fleurs de lis et de roses ; des groupes de jeunes filles, vêtues de robes de lin, entouraient la statue, et au bas du piédestal se trouvaient les profondeurs où l'on conservait les serpents domestiques. Une des jeunes filles versa du lait dans une coupe, et aussitôt les serpents affamés se jetèrent dessus en levant la tête pour regarder les spectateurs ; l'augure était favorable, et en même temps on aperçut deux cigognes qui fendaient l'air, en allant de l'est à l'ouest au-dessus du château! La joie des prêtres fut au comble, les jeunes filles entonnèrent des hymnes sacrées, les dieux souriaient à l'hymen de Kieystut! On ouvrit les portes de la grande salle, et Kieystut, revêtu des attributs de son rang, entra suivi par son frère Olgerd et par les principaux Litvaniens; il marcha droit à la statue de Perkounas et s'inclina trois fois. Un des Weidalotes lui présenta une coupe d'or remplie de sang (h; bouc, il la versa sur le feu sacré, et la flamme tourbillonna en l'air; le sang du coq fut également répandu, et tous les augures furent favorables. Les entrailles du bouc et du coq furent jetées au feu, et la coupe d'or fut donnée en présent à Kriwe-Kriweylo. Alors, on entendit le son de la trompette, le voile de la statue de Perkounas tomba, le peuple se jeta la face contre terre! La trompette sonna encore une fois, et le peuple se releva. Kieystut, apiès avoir fait trois saluts, dit :« Roi du ciel qui commandes au tonnerre et aux orages, dirige ta foudre contre nos ennemis, disperse-les par le souffle de les orages! Donne à ton peuple le signal de la victoire ; daigne nous prouver que tu as exaucé nos prières ! » Et les étincelles du feu se répandirent en éclats sur son manteau. Le peuple poussa des cris de joie, et les grands de la suite enlevèrent Kieystut et le portèrent en triomphe dans une salle ornée des trophées pris sur l'ennemi. Kieystut, après celte ovation, alla en personne chercher Biruta. Biruta, revêtue des habits royaux et entourée par les femmes de la cour, attendait le grand-duc; il se présenta devant elle, la prit par la main, et lui dil : « Aujourd'hui est un jour de bonheur et de gloire ; mais demain la vengeance, demain la guerre. » Biruta, pour toute réponse, serra la main de Kieystut. Après cette entrevue, Kiesytut et Biruta se rendirent dans une salle où étaient réunis tous les grands de la Litvanie. Kieystut s'approcha de son frère Olgerd, et lui dit : « Frère et seigneur, voici l'épouse que j'ai choisie avec votre permission ; à titre de frère aîné, je la confie à votre amour fraternel. — Frère, reprit Olgerd, que les dieux te récompensent en elle de tout ce que tu as fait pour la patrie et pour moi. Le bonheur que te donnera Biruta comblera les vœux de tes sujets. * Puis, se retournant vers l'assemblée, il dit : « Rendez hommage à la grande-duchesse : c'est elle qui ordonne ici, moi je ne suis plus que son hôte. Des cris d'allégresse partirent de toutes parts, et chacun se prosternait en passant devant le trône où était assise Biruta. Après cette cérémonie, Biruta, Kieystut et Olgerd montèrent à cheval et parcoururent les rues de la ville, aux acclamations du peuple qui se portait en foule sur leur passage. Des festins splendides au château, des fêtes, des réjouissances publiques terminèrent cette grande journée. Au milieu de ces pompes et de ce bonheur apparent, Kieystut avait de graves préoccupations; il sentait qu'il ne lui était pas possible de proclamer la religion chrétienne, sans soulever toute la nation. Sesintérêtspoliiiques lui faisaient un devoir de ménager les croyances et même le fanatisme; car, sans le concours de son peuple, comment pourrait-il triompher des Teutoniques? Mais toutes ces raisons d'état ne lui firent pas renoncer à faire bénir le mariage de Biruta par un prêtre chrétien. Pendant la captivité de Kieystut, Patrik et Olgerd avaient réuni une armée considérable pour tenter de le délivrer. Son évasion miraculeuse, son retour inespéré, ne calmèrent pas la haine des Litvaniens, et les préparatifs de guerre se continuèrent. On fit venir les RussiensetlesTatars de Krimée avec leur khan, qui voulurent bien être les auxiliaires des Litvaniens. Ces forces réunies montaient à soixante-dix mille hommes. L'armée fut divisée en deux corps : le premier, commandé par Olgerd, devait marcher sur Koe-nigsberg; le second, sous les ordres de Kieystut, devait marcher surle Nathangen. Ces deux corps devaient ensuite se réunir entre le Niémen et le Pregel. Cette combinaison fut conduite avec le plus grand mystère, afin de surprendre les Teutoniques. Le lendemain des fêtes on quitta Troki. Biruta accompagna Kieystut. ] XVI Cette levée de boucliers mit l'Ordre teutonique en péril; jamais plus imminents dangers ne l'avaient menacé. Aussi voyait-on des courriers sur toutes les routes, qui ordonnaient de faire de nouvelles recrues. Quelques troupes arrivèrent de l'Allemagne et de la Suède. Mais, malgré tous leurs efforts, l'armée teutonique ne monta pas au delà de cinquante mille hommes. L'infériorité du nombre ne décourageait pas les Teutoniques, car ils avaient un avantage immense sur les Litvaniens, ceux-ci ne possédant point d'armes à feu, et les Teutoniques en étaient munis abondamment. Le grand-maître, prévoyant que les premiers coups tomberaient sur la fertile Sambie, réunit toutes ses forces dans les environs de Koenigsberg, et il envoya Schindekopf vers la Samogitie pour y attendre la première invasion. Le mouvement de Schindekopf n'eut aucun résultat, car Olgerd retardait les hostilités dans le dessein de conte-* nir l'ennemi du côté de la Samogitie. Kieystut se dirigeait sur Grodno à marches forcées, et avant que l'ennemi pût soupçonner son approche, il attaqua le château de Johannisbourg et s'en empara. Le komtur Otto, réveillé en sursaut, sortit de sa chambre et vit les Litvaniens garrottant les Teutoniques sur la grande place. La rage le saisit, il court autant que sa jambe de bois le lui permet et poursuit Kieystut l'épée à la main : » Monstre, lui dit-il, tu veux t'abreuver du sang des chrétiens! eh bien, frappe-moi! » et il découvrit sa poitrine. « Vous êtes le komtur Otto, dit tranquillement Kieystut. — Oui, c'est moi : assouvis ta vengeance, et épargne mes frères. — Komtur, je sais que vous aimez d'une tendresse fdiale un des frères de votre Ordre, je veux parler de Werner von Windeken. Moi aussi j'ai de l'affection pour lui, je lui dois de la reconnaissance et je vais m'acquitter envers lui. Je n'imiterai pas les Teutoniques qui traitent avec barbarie les prisonniers litvaniens. Je donne la liberté à quatre d'entre vous; choisissez-les, le reste aura la vie sauve, mais ils seront prisonniers de guerre. Ma reconnaissance pour Werner n'est pas le seul motif qui m'engage à en agir ainsi, je me rappelle encore votre honorable défense lorsque j'attaquai autrefois le château, et aujourd'hui, ne vous êtes-vous pas conduit en brave? Kieystut honore le courage dans ses amis et môme dans ses ennemis. » Le vieillard, louché jusqu'aux larmes, choisit au sort quatre chevaliers, et avant qu'il arrivât au camp du grand-maître pour lui annoncer la fatale victoire des Litvaniens, Kieystut avait déjà pris le fort d'Orlstelbourg et avait fait sa jonction avec Olgerd. Olgerd, par un mouvement inopiné, repoussa Schindekopf, et les deux corps d'armée litvanienne assiégèrent simultanément le fort de Rudawa. Les Teutoniques, enfermés à l'est par le Niémen, à l'ouest par le Prégel, ayant derrière eux la mer Baltique et au front les Litvaniens, se trouvaient dans une position désespérée. Tonte temporisation eût été fatale, il fallait vaincre ou mourir. Le grand-maître quitta son camp situé près de Fischhausen, et marcha sur Rudawa ; il parcourut les rangs de l'armée en encourageant chacun à faire son devoir. Pendant ce temps-là, les prêtres priaient et donnaient des absolutions aux troupes agenouillées, puis ils s'armèrent de la croix et se mirent en tête des colonnes. La trompette des Litvaniens se faisait entendre et donnait le signal du combat. Lespremierscoupsde Kieystut furent terribles, les centres des colonnes teutoniques furent enfoncés; tout pliait sous l'impétuosité desLitva-niens,lorsque le courage et le sang-froid du grand-maréchal Schindekopf arrêtèrent le danger. Le combat dura depuis le lever du soleil jusqu'à l'après - midi. Schindekopf, à la tête de la grosse j cavalerie, tomba sur l'aile d'Olgerd; dans son détachement se trouvaient le vieux komtur Olto et Werner von Windeken. Walguna commandait un détachement de réserve. Les Tatars, effrayés de la contenance de la grosse cavalerie, cédèrent le terrain ; Schindekopf en profita pour attaquer Olgerd qui recula devant la violence de l'attaque. Le grand étendait de Litvanie planait au-dessus de l'armée du centre, et c'est là que se portèrent toutes les forces de l'ennemi. Le vieux Otto et Werner se jetèrent en furieux sur l elen-dart, et Otto parvint à s'en saisir. A cette vue les Teutoniques crièrent victoire; mais la défaite ne découragea pas Kieystut : lui el Olgerd se rallièrent et fondirent sur les Allemands; mais la terreur s'était répandue dans l'armée litvanienne, el le vénérable Gastold vint apprendre à Biruta que les troupes se débandaient. Aussitôt elle monte à cheval, rallie les fuyards et les conduit elle-même au combat. Kieystut la suppliait de se ménager, la recommandait à Gastold, rien n'arrêtait son courage. L'armée, animée, élec-trisée par la présence de celte femme héroïque, lit des prodiges de valeur ; Kieystut se porta sur le corps de Schindekopf, c'était le plus terrible de tous ses adversaires : il visa au chef, et deux flèches lancées le blessèrent au visage ; mais Schindekopf les arracha et ne se rendit pas ; sa rage au contraire augmenta, et Kieystut voulut essayer un combat corps à corps. Il s'approche de son ennemi, lui brise son armure et l'étend roide mort. Le vieux Otlo prit le commandement, Werner était toujours à ses côtés; mais tous deux, après d'inutiles efforts, furent désarmés et faits prisonniers. Quand les prisonniers furent conduits au camp litvanien, Werner aperçut sur le chemin un homme qui luttait contre la mort. Il s'approche et reconnaît Walguna : c Cet homme est le père de votre grande-duchesse, dit Werner aux Litvaniens ; permettez-moi de le secourir. » Mais tout secours était inutile, Walguna n'avait plus qu'un moment à vivre : sa main défaillante fît signe à Wernerqu'ilvoulait parler, et, d'une voix éteinte, il prononça ces mots : t Adieu, Werner; si vous voyez jamais mon enfant, portez-lui ma bénédiction !... — Et votre pardon, dit Werner. — Le pardon, quand je la condamne au fond de mon cœur ! et c'est vous, vous, Werner, qui lui avez conseillé d'abandonner son père, vous qui lui avez conseillé de se réfugier chez des païens. Un Teutonique !.. Mais je vous pardonne ; » et en prononçant ces mots il mourut. « Il est mort en blasphémant, dit le komtur Otto. — Pardonnez-lui, reprit Werner, il est mort comme il a vécu, avec la crainte de l'Ordre. * Quand le combat eut cessé sur tous les points, les Allemands se retirèrent et les Litvaniens aussi, car, après avoir fait de part et d'autre des efforts surhumains, il n'était plus possible de livrer un combat décisif. Celte bataille entre les Litvaniens et les Teutoniques est une des p4us sanglantes dans les annales de ces peuples. Kieystut commandait soixante-dix mille hommes, et le grand-maréchal, ayant sous lui vingt-six komturs et deux cent trente chefs, commandait cinquante mille Teutoniques. Malgré ces forces immenses pour le temps, la victoire resta indécise : cependant les Allemands demeurèrent maîtres du champ de bataille. Mais Kieystut avait porté un rude coup à la puissance teutonique, et depuis lors elle s'affaiblit à chaque nouvel événement. La Litvanie resta païenne, malgré les vœux de Biruta. Il fallait encore un demi-siècle pour opérer la régénération chrétienne; il fallait encore un demi-siècle pour accomplir cette grande œuvre. Les fds d'Olgerd et de Kieystut hâtèrent à Tannenberg et à Grunevvald ce que leurs pères avaient commencé à Rudawa. XVII Werner, marqué au doigt de la fatalité ; Werner, chargé par le Ciel de toutes les missions douloureuses, dut apprendre à Biruta la mort de son père; 'Werner fut introduit dans le palais ducal. « Madame, dit-il en abordant la grande-duchesse, je viens encore pour faire répandre des larmes. Plus d'espoir, c'est le mot de mon âme, c'est ce mot qui nous sépare et qui nous rapproche toujours! Walguna n'est plus, et c'est moi qui viens vous apporter ses dernières bénédictions ! — Mon Dieu! dit Biruta, donnez-moi de la force.» A ce moment Keiystut entra, il venait pour parler à Biruta de ses inquiétudes sur le sort de Werner. Werner, comme on l'a dit, était au nombre des prisonniers, et les Weidalotes voulaient que toutes ces victimes fussent immolées à leurs dieux. Que faire dans cette circonstance? Kieystut avait le peuple à ménager, car, après une victoire indécise, il fallait au moins se faire un rempart de l'opinion : la guerre était près de recommencer; où serait la force du souverain sans le concours du peuple? Kriwe-Kre-weyto, qui voyait son pouvoir s'affaiblir par le mariage du grand-duc avec une chrétienne, excitait le peuple à la révolte et demandait des victimes pour apaiser les dieux. La politique de Kieystut ne lui permettait pas de braver Kriwe-Kreweyto. Mars Werner, fallait-il l'immoler deux fois !... Biruta connaissait les tristes préoccupations du grand-duc, et quand Werner eut accompli son douloureux devoir, quand, encore une l'ois, il eut dit adieu h Biruta, Kieystut s'approcha d'elle et lui dit : « Pauvre femme, pouvais-je croire que mon amour vous causerait tant de chagrin! Je sais ce que j'ai souffert, moi, homme, quand mon père est mort dans mes bras. Une arme à feu, cette infernale invention des Allemands, a lue mon père : c'est la source de ma haine contre les Teutoniques; ils sont cause aussi de la mort de Walguna... Mais qu'ils reposent en paix! et nous, Biruia, pensons à ceux qui souffrent et qui vivent. Le sort de Werner doit nous occuper sans relâche. — Quel espoir pouvez-vous avoir?.. — La volonté de Kieystut, c'est plus que de l'espoir. Demain, je me mettrai à la tête de ma cavalerie, et je me rendrai ù Romnowe; vous m'accompagnerez avec Gastold. Kriwe - Kreweyto, qui fut d'abord Weidaloto, m'a élevé ; Gedymin l'avait nommé mon précepteur, mais les événements nous ont depuis séparés, et j'ai su que des rapports vrais ou faux l'avaient souvent irrité contre moi; cependant, dans mon enfance, il m'aimait comme un fds. » En disant ces mots, le front de Kieystut se rembrunit, puis il ajouta : i Ce n'est point ma faute, si ses sentiments pour moi ont changé ; le duc de Samogitie et de Troki ne pouvait toujours voir un précepteur dans Kriwe-Kreweyto : quelques victoires m'avaient émancipé, ce me semble? Demain, nous nous trouverons face à face avec Krivve-Krevveyto, et l'homme parlera à l'homme. Je sais que les Weidalotes me sont hostiles, ils condamnent mes relations avec Werner et mon intérêt pour lui, et ils rendraient la liberté à tous les prisonniers, si je voulais leur sacrifier Werner ; il n'y a point de pitié, point de compassion dans leurs cœurs ; ce qu'ils veulent, c'est rabaissement de Kieystut ; ils verront si je fléchis jamais; ils verront si ma cavalerie est moins forte que le décret de Kriwc-Krcweyto. Tranquillisez-vous, Biruta, j'ai l'expérience de la vie ; trois fois j'ai été prisonnier; je ne croirai une chose impossible que quand j'aurai dit : C'est impossible! — Vous êtes parvenu à vous échapper quand vous étiez en prison, pourquoi ceux qui vous intéressent n'auraient-ils pas le même bonheur? — Ne comparez pas, Biruta ! — Oui, vous avez raison : vous étiez seul, et Werner ne voudrait pas abandonner le vieux komtur Otto! — Confiez-vous à ma volonté; » puis prenant la main de Biruta, il lui dit adieu, et sortit pour donner ses ordres. XVIII Les Weidalotes de Romnowe furent dans une grande perplexité, en apprenant que Kieystut arrivait à la tête de sa cavalerie ; on ne pouvait guère douter des intentions du grand-duc, car sa troupe était en partie composée de chrétiens dévoués à sa volonté. Les Weidalotes craignaient donc qu'on ne voulût délivrer de force les prisonniers, et dans ce cas il était bon de préparer le peuple pour qu'il s'y opposât. Mais Kieystut ne hasardait rien, et avant d'user des moyens extrêmes, il voulait proposer un accommodement; dans ce but, il se présenta seul devant Kriwe-Kreweyto. Il parla d'abord en politique ; mais voyant que ce moyen échouait devant la haine et la passion, il rappela d'anciens souvenirs; il rappela les droits que donnait une ancienne amitié. « Consultez votre conscience, mon honorable père, dit Kieystut, et personne n'osera s'opposer à votre volonté. —Je suis l'organe de la volonté des dieux, et je m'abaisse devant leurs oracles. — Avec moi, dit Kieystut, soyez vrai; laissez jaillir la lumièredevotre esprit pénétrant, et si, à l'exemple de vos prédécesseurs, vous alliez vous sacrifier sur un bûcher, je n'y verrais qu'une soif de gloire, et l'ambition de vous faire une renommée éternelle. » Kriwe se tut; puis il reprit en affectant une grande douceur : < Ma modération vous prouve que je vous aime encore; cependant j'aurais pu vous rappeler ce que je suis, et arrêter la fougue de vos paroles; mais loin de moi cette sévérité; je no sens qu'un désir, celui de vous être agréable : pourtant je ne peux rien promettre. Vous craignez le peuple, Kieystut, vous redoutez sa colère, sans cela vous auriez déjà employé la force ; mais si vous craignez le peuple, moi je dois craindre les Weidalotes. Comme vous, mon pouvoir est grand, mais il n'est pas égal à celui des dieux. Quand l'orage agile la mer, quand les flots menacent un navire, que doit faire un pilote expérimenté? II doit faire une offrande aux dieux, pour désarmer leur courroux ! Telle est aujourd'hui notre position. Les dieux ont demandé du sang, et leur volonté est irrévocable ; mais une seule victime suffit, une seule, vous me comprenez. Adieu, mon fils, je vais me recueillir, et dans peu l'oracle aura parlé par ma voix. — Une seule victime, se dit Kieystut, je me soumettrai; mais par Perkounas, que ce ne soit pas Werner, car si le sort le désignait, je prouverais au monde que je ne crains ni le peuple, ni l'enfer. » Pendant qu'il réfléchissait aux moyens qu'il emploierait, Gastold arriva avec Biruta; ils venaient de faire des tentatives pour favoriser l'évasion de Werner, mais il était gardé si sévèrement par les Weidalotes, que rien ne put réussir. XIX Sur les bords de la Niéwiaza, s'élevait Romnowe, la capitale sacrée du paganismelitvanien ; elle avait été construite sur les débris de Ja.Rom-nowc prussienne, détruite jadis par la fureur des Teutoniques. C'est là, dans une antique forêt, et au pied d'un gros chêne, que se trouvaient les trois principales divinités païennes : Perkounas, dieu de la foudre; Potrimpos, dieu de l'abondance, et Pikiellos, dieu des enfers et du malheur. Un voile dérobait les statues aux yeux du peuple ; les Weidalotes supérieurs, appelés Sigonotes, composaient le conseil de Kreweyto, etles souverains avaient seuls le droit d'en approcher. Lés habitations des Weidalotes étaient dispersées çà et là, et à l'extrémité de la forêt se trouvait un palais desliné à recevoir les grands-ducs quand ils arrivaient "pour apporter leurs «ffrandes à Kriwe-Kreveyto. Vis-à-vis du palais s élevait le eliàteau de Krivve, qui surpassait en magnificence celui des grands-ducs. Auprès du château on apercevait une petite tourelle en briques, c'est là qu'on gardait les prisonniers condamnés au feu, et au milieu de la plaine était réservée une place entourée d'une haie vive et impénétrable, où on consommait les sacrifices. Deux avenues y conduisaient : l'une pour le peuple, et l'autre pour les prêtres. Au lever de l'aurore, une foule innombrable se pressa autour du temple ; la cavalerie de Kieystut entoura toute l'enceinte, elle attendait le premier signal pour délivrer les prisonniers. Treize bûchers étaient dressés; celui du milieu, qui dominait tous les autres, éiait destiné au komtur. Quatre pieux fixés par des anneaux de fer dépassaient les bûchers; on attachait là les quatre pieds du cheval, et le cavalier enchaîné à sa selle brûlait sans pouvoir faire un mouvement. Le peuple attendait avidement le moment du sacrifice, et Kieystut seul savait qu'on n'immolerait qu'une victime. Tous les prisonniers se préparaient donc à la mort, ils se confessaient et s'absolvaient mutuellement, s'exhortant à mourir en vrais chrétiens. Le vieux komtur Otto et Werner, avaient été placés, grâce à l'intervention de Gastold, dans une prison plus spacieuse et plus commode que celle des autres prisonniers. Les deux amis souffraient moins depuis qu'ils étaient réunis; ils parlaient du passé, ils parlaient de ce grand château abandonné où le komtur avait passé ses premières années ; ils parlaient du couvent de Nonnenwerth et de la sœur Marie. Un jour qu'ils s'entretenaient avec plus d'épanchement, plus d'effusion que de coutume, ils furent interrompus par un coup qui retentissait sur un écusson d'airain : c'était un signal de mort ! On avertissait les prisonniers que le moment de l'exécution était venu. Le komtur leva les yeux au ciel et dit à Werner : t L'éternité va bientôt commencer pour nous, mais auparavant je vais te révéler tous les secrets de mon cœur. J'ai observé religieusement des vœux téméraires ; je dis téméraires, car un homme ne peut promettre toute sa vie. Oui, Werner, j'ai renoncé à tous les bonheurs de ce monde, mais tu n'imagines pas ce qu'il y avait d'amertume dans mes regrets; et je pleurais sur toi plus que sur moi-même, toi pauvre enfant sans nom.....As-tu lu dans mon âme, as-tu cherché en moi les caresses d'un père? viens donc dans mes bras, mon fils, mon Werner, viens te ranimer à mes embrassements, je suis ton père, et sœur Marie était ta mère... Mon fils, continua Otto, pendant que Werner sanglotait dans ses bras, depuis vingt-trois ans je lutte avec moi-même. Je t'appelais à moi et je n'osais te presser contre mon cœur; ton courage, tes vertus me remplissaient d'orgueil, et ma tendresse paternelle ne pouvait le récompenser. Mais aujourd'hui, à l'heure de la mort, l'âme n'a plus de secret, tu sais tout, tu sais si je t'ai aimé, tu sais si je t'ai plaint. La vie toujours cruelle, le monde toujours injuste nous ont séparés, mais la mort nous réunira. — Grâces soient rendues à Dieu, répéta Werner ; bien heureuse la mort, le passé n'est plus rien. Mes pressentiments ne m'ont point trompé, j'avais pour vous un attachement filial, et je ne séparais pas votre pensée de la sœur Marie : vous deux vous étiez mes deux chères affections. Je n'osais vous interroger sur ma naissance, j'attendais, j'espérais vos aveux. — Je devais me taire, car telle était la volonté du grand-maître, et si j'avais révélé ta naissance, l'Ordre n'aurait pas voulu l'admettre dans ses rangs. Mais laissons le passé, jouissons d'un instant de bonheur, premier et dernier bonheur de ce monde: Dieu nous pardonnera cet épanche-ment. Viens, mon fils, viens sur le sein de ton père, ne t'éloigne pas de moi. Ah! si on voulait nous laisser mourir ensemble! — Je m'attache à vous, mon. père, rien ne pourra plus nous séparer... — Us sont trop cruels pour nous mettre sur le même bûcher! — Dieu nous réunira, mon père, mais d'elle j'en serai toujours séparé !.. — Tu penses à Biruta dans ce moment !.. — Pardonnez-moi, mon père, j'ai sacrifié mon amour au devoir d'ici-bas, mais mon âme n'a pas renoncé à. son âme ! — Regarde, le jour commence à poindre; élève tes pensées vers Dieu, oublie la terre, l'éternité te menace ou t'appelle !..» Le père et le lils s'agenouillèrent, et dirent les prières de la mon ; quand ils curent fini la dernière oraison, les Weidalotes entrèrent en.ap-portant deux manteaux de Teutoniques pour en revêtir les prisonniers qui devaient aller à la mort avec le costume de leur Ordre. « Habillez- LA POL« vous vite, dirent-ils, vous qui serez immolés aux dieux. Réjouissez-vous, vous pourrez contempler Perkounas. Allons, hâtez-vous, car l'airain va retentir. » i Les deux prisonniers se préparèrent à la mort avec un courage de martyr; ils s'armèrent, se revêtirent de leurs manteaux, et furent prêts au premier signal. Le son lugubre se fit entendre, et le hennissement des chevaux leur apprit qu'on les attendait. « Ce n'est point le hennissement de mon fidèle coursier, dit Otto; il a bien fait de mourir sur le champ de bataille, il ne partagera pas mes douleurs d'aujourd'hui. — Hâtez-vous, on vous attend,» dit un Weïda-lote en entrant dans la prison. Les deux prisonniers sortirent, et trouvèrent onze Teutoniques qu'on allait mener au sacrifice. Le komtur leur donna sa bénédiction, et après s'être embrassés, ils se dirigèrent vers le lieu de l'exécution. XX. Olgerd, Kieystut et Biruta, entourés de leur cour, vinrent occuper les places qui leur étaient destinées pour la lugubre cérémonie. Biruta venait là comme un condamné qu'on conduit au supplice ; elle s'était défendue, elle avait résisté tant qu'elle avait pu aux instances de Kieystut; cependant elle dut céder, car Kieystut lui prouva que son absence pourrait être prise comme une offense envers les dieux, et par suite amener un soulèvement dans le peuple ; mais il lui jura solennellement qu'aucun prisonnier ne serait sacrifié. Tranquillisée sur le sort de Werner, Biruta se résigna. Dès que les princes furent assis, un Weïda-lole, habillé de blanc, frappa trois coups sur l'écusson d'airain. Un silence général succéda au bruit : « Kriwe-Kriweyto a consulté les dieux, dit le Weidalote, et que tout s'abaisse devant la volonté du ministre sacré de Perkounas!.. » A ces paroles, le peuple se jeta la face contré terre, et les princes inclinèrent la tête. Le Weidalote frappa encore trois coups sur l'écusson d'airain, et le peuple se releva ; alors des fanfares annoncèrent l'arrivée des prisonniers. Douze Teutoniques, précédés par le komtur, entrèrent dans l'enclos, et derrière eux marchait à pas comptés la cavalerie de Kieystut ; lesWeïdalotes suivaient de loin ce cortège. Le plus âgé des Sigonotes, celui qui avait la TOME II. )G IN E. 225 première dignité après Kriwe-Kriweyto, souleva le voile sacré, et se présenta devant les princes, suivi par les Weidalotes : « Princes, dit-il, les dieux ont prononcé, et Kriweyto va vous faire connaître leur volonté ; mais avant que sa voix se soit fait entendre, il faut que tous les hommes armés quittent l'enclos. — Dites à Kriweyto, répondit Kieystut en se levant, que le duc de Samogitie respecte et honore l'interprète des dieux, mais que ses soldats, les braves entre tous les braves, doivent rester ici ; car ils y sont venus pour consacrer leurs glaives, afin de se préparer à de nouveaux combats. » Ils n'ont point offensé Perkounas, et ils ne redoutent pas Gillyna (déesse de la mort). Mes soldats doivent être Où je suis. Le peuple attend l'oracle des dieux. » Les prêtres, tout confus, disparurent en un instant sous le voile sacré. On fit placer les Teutoniques en face des bûchers, et les Weidalotes, des flambeaux à la main, les entourèrent en attendant le signal. La multitude avait les yeux fixés sur le chêne ; le Sigonote éleva la voix et dit : « Princes, seigneurs, ministres, et toi, peuple de la Litvanie et de la Samogitie, Kriwe-Kriweyto, serviteur des dieux, et notre maître à tous, a consulté Perkounas, et il vous fait connaître par moi sa volonté. Les dieux ont prononcé, une seule victime doit mourir, une seule apaisera leur courroux et nous les rendra favorables ! » Le peuple écoutait dans le recueillement la voix du prêtre. Le Sigonote s'approche des prisonniers et leur dit : « Les dieux ont eu pitié de vous, une victime leur suffit, les autres vivront dans les prisons du vainqueur. Le sort va décider lequel de vous doit périr. — Pourquoi s'en remettre au hasard? s'écria Otto. Moi, je veux mourir! » Le prêtre regarda le vieillard et lui dit avec un sourire ironique : « Le bœuf et le bouc qui vont au sacrifice doivent être jeunes et bien portants; à toi, il te manque une jambe et tu as des années de trop. Au reste, le sort en décidera. » U prit une urne, et, s'daressant on* Teutoniques, il dit : « Que le plus jeune d'entre vous tire le premier. — Je suis le plus jeune, dit Werner en levant la visière de son casque,, 80 — Plonge ta main, et que les dieux la dirigent. » Un tremblement convulsif s'empara de Biruta quand elle vit le prêtre qui approchait l'urne de Werner :«U mourra, dit-elle à Kieystut. Sa vie est cerclée par le malheur, la fatalité préside à toutes ses actions, » t Casse en deux cette baguette, prononça lentement le Sigonote ; si la boule qu'elle renferme est rouge, tu es sauvé, les dieux ne veulent pas de toi ; mais si elle est noire, tu es leur élu. » Le Weidalote présenta un plat d'étain ; Werner cassa la baguette, et une boule noire roula sur le plat. t Les dieux l'ont appelé^à eux! » s'écria le Sigonote, et des applaudissements partirent de la foule. Au même instant, Kieystut quitte sa place, monte à cheval, et d'un seul trait arrive devant le bûcher : « Arrêtez, arrêtez! dit-il, en arrachant l'urne des mains du Sigonote : un des esprits que les dieux envoient aux hommes pour les avertir m'a dit que Giltyna avait mis des boules noires dans toutes les baguettes. Regardez; » et, cassant une à une les baguettes, on vit dans toutes des boules noires. « Grâce à vous, prince favori des dieux, reprit le Sigonote, sans vous, nous étions victimes de la trahison de Giltyna; mais comme par ce fait la volonté des dieux est devenue douteuse, il faut encore interroger le sort. «Ayant dit ces mots, il disparut sous le voile sacré. Biruta, pâle comme la mort, attendait avec anxiété la fin de cette horrible scène. Olgerd cherchait â lui faire entendre quelques paroles d'espoir; mais quand on a beaucoup souffert, on ne croit plus, et on regarde l'espérance comme une faiblesse. Kieystut s'était placé à la tête de sa cavalerie. Le Sigonote reparut en tenant dans ses mains l'urne teinte de sang, t Le sang des animaux sacrifiés a lavé le souffle fatal de Giltyna, dit-il. Que le plus âgé d'entre vous se présente. — C'est moi qui doit mourir, dis Otto. — Tu n'es pas digne du sacrifice. — Misérable ! > s'écria Otto en menaçant le prêtre, Et le prêtre, sans s'émouvoir, répéta : t Que le plus âgé se présente. » Un Teutonique s'avance efdit : « Nous sommes placés par rang d'âge, et nous pouvons commencer l'épreuve. —Tire donc le premier : une boule rouge, c'est la vie; une boule noire, c'est la mort. > Le Teutonique tira la baguette, la cassa, et une boule rouge tomba sur le plat. Les autres en firent autant, et tous furent favorisés. Kieystut, malgré le murmure du peuple et la stupeur des Weidalotes, s'approche du Sigonote, regarde l'urne d'un air scrutateur, et dit : « Il ne reste plus qu'une baguette : malheur à ceux qui m'ont trompé ! malédiction sur les traîtres! » Ace moment, Werner prend la baguette et laisse tomber une boule noire. « 11 doit mourir ! »se met à crier le peuple. Alors Kieystut relève la tête, ses yeux lancent des éclairs, et il dit, d'une voix qui fait taire toutes les voix : * Non, il ne mourra pas ! » Puis il s'élance sur son cheval et parcourt l'enclos. Le peuple le regarde et n'ose se révolter encore. Kieystut alors s'arrête et prononce ces mots : « Litvaniens, et toi, mon peuple de Samogitie ! vous tous, qui avez combattu avec moi pour notre commune patrie et pour notre foi; vous qui avez partagé mon bonheur, mes victoires, mes revers; vous, qui m'appelez votre chef et votre père, écoutez-moi, entendez mes paroles : ce Teutonique qui doit mourir est mon ami ; il a adouci les amertumes de ma captivité; et moi, poussé parla fatalité, j'ai répandu son sang. Mais les dieux l'ont sauvé alors, et aujourd'hui ce ne sont pas les dieux qui veulent sa mort, ce sont les prêtres. Peuple, per-mettrez-vous que l'ami de votre prince périsse sous vos yeux? — A la mort! à la mort ! s'écrièrent les prêtres.— A la mort! répéta le peuple, tout prêt à se soulever. — Yous ne me connaissez pas, infâmes ! dit Kieystut en se plaçant devant la cavalerie. Les troupes attendaient les ordres du chef. Sur ces entrefaites, les prêtres soulevèrent le voile sacré, et on aperçut les trois divinités. Alors le peuple se jeta la face contre terre, les cavaliers baissèrent leurs lances, et Kriwe-Kriweyto se présenta. « Prince, et toi, peuple de Litvanie, dit-il, je viens au milieu de vous pour vous rendre la paix. Tous vous avez bien mérité des dieux. L'intrépide Kieystut, l'égide et la gloire de la patrie, a voulu sacrifier sa vie à l'amitié, et le peuple, en restant fidèle aux dieux, s'est montré digne de sa grandeur passée. Princes et peuples, soyez unis. Kieystut, présidez à la dernière épreuve, mêlez vous-même les baguettes dans l'urne, et présentez-les aux prisonniers. » Kieystut prit l'urne et se dirigea vers les prisonniers. Onze tirèrent encore des boules rouges, et Werner, qui était le plus jeune, devait tirer le dernier; Kieystut approcha l'urne en lui disant: « Ami, j'ai fait tout ce qu'il a été en mon pouvoir, que les dieux dirigent ta main. > A ce moment le vent souffla avec violence, les branches du chêne s'agitèrent, des nuages obscurcirent le ciel.......Werner avait amené une boule noire ! « Dieu le veut ! » s'écria la victime, Dieu le veut! Je vous remercie, Kieystut, de vos généreux efforts, mais la destinée est implacable ! J'ai demandé au Ciel de mourir près d'elle, il a exaucé ma prière. Dites-lui mes dernières paroles. » Kieystut était prêt à commander l'attaque, et déjà il se retournait vers ses troupes, quand Werner lui dit: c Prince, laissez-moi mourir, ma vie a été trop longue, mon âme a trop vécu... Adieu pour elle; adieu, mes frères; adieu,mon père; »et, lançant son cheval, il arriva d'un seul trait au bûcher. En un instant les flammes l'enveloppèrent. «Rien ne nous séparera, dit le komtur. Tu me l'avais promis, ô mon fds, de mourir dans mes bras ! Attends-moi....... > et il s'élança sur le bûcher ardent. Otto et Werner moururent ensemble: Werner, la victime des prêtres païens ; Otto, la victime du fanatisme catholique. Kieystut quitta l'enclos avec ses troupes, qui le suivaient la lance baissée, en signe de deuil. Quand il approcha du pavillon, il aperçut les seigneurs de la cour qui transportaient Biruta évanouie. Pour la première fois on vit des larmes dans les yeux de Kieystut ; il serra la main d'Olgerd sans proférer une parole.....Kieystut, organisation grande et complète, avait compris la douleur... Biruta ne se consola pas ; elle sentait que, pour se venger d'elle, les prêtres avaient sacrifié Werner. Elle eût donné son trône, sa vie, pour anéantir leur puissance ; mais le moment n'en était point venu : ce qu'elle put faire, ce fut de donner l'exemple de toutes les vertus chrétiennes, et son âme, qui avait pressenti les destinées d'Hedwige, prépara la Litvanie à recevoir la parole du Christ. Le peuple a placé Biruta au nombre des saintes; il révère son nom, et près de Polonga, vers les bords de la mer Baltique, on voit encore la montagne de Biruta. Il y a deux siècles seulement qu'on célébrait un service en commémoration de la mort de Biruta. On trouve ce témoignage dans les chroniques nationales de Stryikowski. Le peuple litvanien se portait, en 1831, sur la montagne de Biruta, pour chercher sur la surface de la Baltique les bâtiments amis qui devaient apporter du secours aux combattants de l'indépendance.... Les bâtiments ne sont point venus ; la Samogitie est esclave; la religion de Biruta est proscrite ; un crêpe funèbre voile la patrie de Kieystut ! Dieu et l'avenir pour le peuple ! Olympe Chodzko. le chateau de luçk. (Prononcez : Loutsk.) Sur les bords du Styr, qui porte, par le Prypéç, le tribut de ses eaux au Dnieper et à la mer Noire, s'élèvent les ruines d'un château historique. Ses premiers fondements furent posés en 1000 parWladimir, au moment que ce prince quittait Kiiow pour envahir les terres qui relevaient de la suprématie polonaise. En 1075, Boleslas-le-Hardi s'empara de Luçk, qui lui fut repris plus tard; mais en 1349 Kasimir-le-Grand s'en rendit maître, et pour être agréable aux siens et aux ducs de Litvanie de la famille d'Olgerd, il céda en 156G la Wolhynie et sa capitale Luçk, sous conditions qu'elles seraient tributaires de la couronne. Dans la suite ces contrées furent témoins des contestations qui surgirent entre la Pologne et la Litvanie ; mais elles furent terminées définitivement sous le règne de Sigismond-Auguste, et toutes les terres russiennes, dont la Wolhynie faisait partie, rentrèrent sous la dénomination politique de la couronne de Pologne. C'est dans la ville et dans le château de Luçk que se tint un congrès, célèbre dans les fastes de la Pologne, à l'époque où Wladislas-Jagellon régnait à Krakovie, et où son cousin Witold gouvernait le grand-duché à Wilna. L'union des deux peuples inquiétait fort Sigismond, empereur d'Allemagne, et pour semer la division entre les princes, il caressa l'ambition de Witold, en lui promettant son aide pour le faire roi absolu de la Litvanie. Pour arriver à ce résultat, le congrès de Luçk s'ouvrit le 6 janvier 1429. L'empereur Sigismond et l'impératrice sa femme, le roi Wladislas-Jagellon, le roi de Danemark Eric XIU, les ducs de Mazovie, de Tver, de Rezan, les princes de Suède, les grands-maîtres des chevaliers du Porte-Glaive et des chevaliers Teutoniques, les khans des Tatars, les ambassadeurs de l'empereur Paléologue, les grands de la Pologne, de la Litvanie et des terres russiennes, se réunirent avec leurs suites dans la ville de Luçk et les villages environnants. Witold traita ses botes avec une libéralité inouïe ; chaque jour, on consommait sept cents tonneaux de liquides, sept cents bœufs ou génisses, quatorze cents élans et brebis, et cent sangliers. Ces repas homériques se répétèrent pendant sept semaines. Malgré cela, Witold échoua dans ses projets; il en fut très-mortifié, et mourut l'année suivante à Troki. La chaire de l'évêché catholique et du diocèse de Luçk était occupée dans ces derniers temps par trois hommes distingués : le savant Adam Stanislas Naruszcwicz, Jérôme Slroynowski, et le vénérable Gaspard Cicciszowski. LE CHATEAU DE ZATOR. Souvent, en errant dans nos villes recrépies ou dans nos campagnes dépeuplées de leurs anciens ornements, et d'où s'effacent chaque jour les monuments de la vie des aïeux, la vue d'un débris qui a échappé aux dévastateurs.... "vient éveiller l'imagination; la pensée en est frappée non moins que les regards ; on s'émeut, on se demande quel rôle ce fragment a pu jouer dans l'ensemble ;on se laisse entraîner involontairement à la réflexion, à l'étude.... et l'édifice entier se relève aux yeux de l'âme. Ch. de Montalemheut, Histoire de sainte Elisabeth. La petite ville de Zator, qui fait partie maintenant de la Gallicie autrichienne, se trouve dans le yoisinage de la Wistule, à onze lieues à l'ouest de Krakovie, et là où la rivière de la Skawa coupe les flancs des pentes Karpatiennes ; son château, monument historique de l'ancienne Pologne, se dresse sur une élévation. U y a peu d'années, on n'y apercevait que des ruines, et ces ruines étaient la trace des révolutions et des guerres suscitées par les invasions des Tatars, des Allemands, des Turks, des Suédois et des Moskovites. La valeur et le courage des Polonais vengeaient en effet les ravages eau-, ses par l'ennemi, mais l'image de la désolation restait partout! Les villes, les villages, les châteaux disparaissaient de la surface, et si par miracle ils échappaient à la rage de l'ennemi, ils étaient abandonnés : la mort avait frappé leurs maîtres. Le château de Zator avait subi le sort commun ; il tombait en ruines, lorsqu'une main bienfaisante, lorsqu'une idée patriotique vint tout à coup redonner la vie à ce respectable débris des glorieux souvenirs; la propriétaire de ces lieux, madame Thècle Potoçka-Wonsowicz, fit restaurer et embellir cette charmante résidence des anciens ducs de Zator. Une vaste place, séparée de la petite ville par un mur, mène vers la porte principale du château. Les armes du duché, l'aigle blanc portant sur sa poitrine la lettre Z, brille au haut de cette porte. La façade du château, hérissée de tourelles gothiques, supporte l'aigle blanc de l'époque de la dynastie des Jagellons, et les armes du duché d'Oswiécim, comme pour montrer que Zator en fut jadis vassal. A main droite, trois arches soutiennent une orangerie et des serres chaudes; derrière elles le parc anglais aboutit à la Skawa, qui porte le tribut de ses eaux à la Wislule. A main gauche se trouve une allée bordée d'antiques arbres : elle sépare le château de l'église. Le point de vue qu'on découvre du haut des tours ou donjons du château est plein de grandeur et de majesté. Les sommets des Karpates qui cachent leurs aiguilles dans les nuages, les forêts de sapins qui ombragent les paysages d'alentours, les villes de Wadowicé, de Kalwarya, le château d'Oswiécim, enfin les eaux argentées de la Wistule, tout cela forme un panorama magique. Plus loin encore on aperçoit dans les flancs des montagnes le beau palais d'Osiek, renommé par ses jardins, propriété des barons La-ris. Cet endroit était déjà célèbre à l'époque où vivait l'écrivain Simon Slarowolski (1). Zator était jadis le chef-lieu d'un district, et (t) Tn dueatu Zatoriensi, palalium Osiccense haud in décore ponnimituni. Ùescriptto pàlônice. pologne avec les terres d'Oswiécim, il appartenait au duché de Krakovie, gouverné par les princes de la famille des Piasts. Le roi Kasimir II le Juste, qui tint, en 1179, sur les fonts de baptême le fils de Miéczyslas, duc d'Oppeln de Silésie, lui donna son nom de Kasimir, et comme l'enfant était neveu du roi, il lui donna en propriété Oswiécim et Zator. Son petit-fils Bithom prit en 1506 le titre de duc de ces deux seigneuries. Les empereurs d'Autriche, possesseurs actuels de ce pays, mettent entre leurs autres titres ceux de ducs d'Oswiécim et de Zator, quoique ce dernier bourg soit la propriété d'un particulier. Sous le règne de Wladislas-Jagellon, vers l'an 1155, les deux frères Janus et Wenceslas régnaient, le premier à Oswiécim, et le second à Zator. Alors la haute noblesse, s'arrogeant des privilèges qui ne lui appartenaient pas, formait des bandes à part, et faisait des excursions à main armée les uns contre les autres, ou dans les pays limitrophes. Parmi eux, il y avait un nommé Dzierzek Rytwianski, aux armes de Jas-trzembieç. Il engagea à sa solde une bande de cavalerie et d'infanterie, pour attaquer nuitamment le château de Zator et s'en emparer, dans le but d'augmenter sa fortune, qui était déjà considérable par l'héritage de son oncle, l'archevêque de Gnèzne, Albert, Le reste du duché d'Oswiécim subit le même sort. Mais l'audace de Rytwianski fut punie. Dans un combat livré près de Siéwierz, il fut battu par les Silésicns, et force lui fut d'abandonner le duché au roi de Pologne, au prix de 1,000 marcs d'argent. Jagellon rendit le duché à Wenceslas, à condition toutefois que celui-ci rendrait au roi le fort de Berwald, l'antre des brigands et des voleurs de grands chemins; cette condition fut acceptée, et Wenceslas avec ses deux fils, Przémyslas et Jean, devinrent tributaires de la couronne. Jagellon avait fait ce sacrifice dans l'intention d'empêcher que ces contrées ne se germanisassent, à l'instar de la Silésie, qui malheureusement subit cette fatale influence. Cette crainte était d'autant plus fondée, que déjà, en 1557, Jean Oswiécimski, chanoine de Krakovie, s'était soumis, comme duc d'Oswiécim, à l'autorité de Jean de Luxembourg, roi de Bohême. Le brigandage de Bytwianski trouva des imitateurs. Janus Oswiécimski inquiétait, en 1452, les contrées qui avoisinent Zator et Krakovie, et il détroussait les négociants qui voyageaient entre Krakovie et Breslau. 11 dépouilla Wié- rzynek lui-même, descendant de Nicolas Wiérzynek, le célèbre trésorier du roi Kasimir-le-Grand, d'une somme de 5,000 florins, valeur énorme pour le temps. Les nouvelles de ces rapines étant parvenues à la connaissance du roi Kasimir-Jagellon, qui présidait alors la diète de Lublin, il envoya le staroste Janus-Jassa-Szczekocki, et le chambellan Jean Kuropatwa, punir l'audace d'Oswié-cimski. Le coupable, effrayé des conséquences de cette affaire, se rendit à Krakovie, pour faire amende honorable au roi, et celui-ci ordonna d'abord à Jean Czyzewski, et ensuite à Kuropatwa, de garder en son nom royal le duché d'Oswiécim. Mais la parole d'Oswiécimski n'était point franche, et dès que le roi partit pour la Litvanie, il recommença ses brigandages. Repoussé du coté d'Oswiécim, il se barricada dans le fort de Wolek. Jean Tenczynski, palatin de Krakovie, vint l'y assiéger; effrayé des suites de cette guerre, Oswiécimski finit par s'arranger, et céda à la couronne, au prix de 20,000 gros de Prague, le duché. Dans la même année 1454, Wenceslas et la noblesse de ces contrées prêtèrent, entre les mains du roi, serment de fidélité. Cet arrangement paraissait fixer, pour longtemps, le sort des duchés d'Oswiécim et de Zator ; mais il n'en fut pas ainsi, et en 1457 surgit une nouvelle cause de perturbation. La lie des soldats indisciplinés et mal payés, composée des Bohémiens, des Silésiens et des Polonais, s'établit d'abord sur la montagne dite Zebracza, et plus lard dans les bourgs de Myslenicé et Wapienna-Gora. Janus Oswiécimski aidait sous main cette coupable opposition. L'armée régulière de Pologne fut employée contre ces perturbateurs du repos public; mais elle ne put réussir à soumettre les rebelles. On ouvrit donc de nouvelles négociations, et la couronne l'ut obligée de signer avec Oswiécimski un traité ( 24 février 1457) par lequel ce dernier obtint une somme de 50,000 gros de Prague (équivalant à 200,000 ducats de Hollande), et alors tout fut terminé, et la tranquillité se rétablit. A la mort de Wenceslas, Janus, son frère, devenant duc de Zator, céda en 1494 son duché au roi Jean-Albert, au prix de 80,000 ducats ; outre cela, on lui payait 520 ducats annuellement, et seize tonneaux de sel tirés des salines de Bochnia et Wiéliczka. A la mort de Janus (1515), Zator fut transformé en starostie. Depuis l'année 1504, ces duchés faisaient partie du palatinat de Krakovie. Sous l'année 1649, on trouve Jean Lubomirski, étant nommé staroste de Zator. Pendant les guerres de la confédération de Bar (17G8-1772), ces contrées furent témoins de plusieurs combats livrés pour l'indépendance nationale. En citant les faits principaux qui se sont passés à Zator, nous ne pouvons omettre l'étrange événement qui arriva aux personnes de la suite du roi Henri 111, à l'époque où ce roi fuyait de Krakovie, pour gagner la France et le trône de Charles IX. Cet événement est un des mémorables souvenirs qui se rattache aux annales de Zator; et nous allons le communiquer à nos lecteurs dans l'article suivant. SOUVENIRS HISTORIQUES. --mi - -> Pour s'être comporté de la façon et s'être rendu officieux aux uns et aux autres, il en remporta au moins cet avantage que, n'étant auparavant connu que de quelques principaux seigneurs par réputation, il le fut par après de tous par ses déportements. Cette douceur et abord gracieux qui lui était propre laissa dans les affections d'un chacun un amour et bienveillance universelle en son endroit, de façon qu'il n'y eut si petit, quand il eût le cœur d'acier, qui n'aimât comme à l'envi celui qui les avait tous aimés. » Celle rare et insigne vertu expérimentée en tant d'occasions signalées s'exerçait parmi cette diversité d'affaires, lorsque les destins rappelant le roi de France, il en fallut parler et délibérer secrètement; car comme la nouvelle fut venue en Pologne de la mort du roi Charles IX, on ne savait que trop combien les affaires de France étaient en mauvais état, à cause des factions et divisions des grands, des différentes volontés et inclinations des peuples, et de la guerre civile nourrie et fomentée dans ses entrailles, allumée depuis tant de temps en un si beau et si grand royaume, et dont le remède ne se pouvait attendre d'autre part que de la présence du roi. > Partant, l'affaire ayant été mise sur le tapis, agitée de part et d'autre entre les principaux et plus confidents serviteurs de Sa Majesté, chacun trouva bon l'avis qu'il avait le premier proposé, qui était tel : « Que, sans avoir égard à tout ce qu'on pourrait dire, tout de même que les amitiés et affections particulières et la nature enseignent de préférer toujours les personnes qui touchent de plus près, aussi que la France, comme plus proche, le devait emporter sur la Pologne, et qu'il fallait courir à celle qui lui tendait les bras. » Qu'en ce point seul consistait le salut de l'Etat et l'autorité du roi, si une fois les Français apprenaient que le roi fût hors de [la Pologne ; que celte nouvelle était de telle importance qu'elle serait suffisante pour divertir et dissiper toutes les pratiques et menées en quelque part que ce fût (si d'aventure il s'en faisait quelqu'une); car aussi bien avait-il couru un bruit en France que le roi était arrêté en Pologne et qu'on ne pouvait donner de raisons assez fortes aux Polonais pour leur faire trouver bon le retour du roi en France, et que, quand même ils y consentiraient, les formes du pays et l'ordre du royaume de Pologne voulaient plus d'un an devant qu'on pût terminer cette affaire ; que, comme ce retardement pouvait être profitable aux Polonais, il ne serait pas moins agréable à ceux qui demandaient des nouveautés en France, très-dommageable au roi et préjudiciable au nom français; que si une fois les ennemis du roi se voyaient déchus de cette espérance, toutes choses se rendraient faciles à Sa Majesté ; car la paix étant assurée en France, qui serait celui si mal avisé qui osât ou pût troubler la Pologne? ou, d'autre part, la France une fois travaillée et perdue, qui ne voyait que la Pologne serait en grand branle? que, par ce conseil, l'autorité du roi s'af- fermirait et se conserverait en l'un et l'autre royaume; que les Polonais n'auraient aucune occasion de se plaindre avec raison, s'ils connaissaient une fois ce qui était de leur bien, desquels l'intérêt était principalement de ne pas changer si souvent de rois; qu'il les fallait rendre capables de ces raisons-là, et travailler seulement à faire qu'ils pesassent et considérassent les causes qui les avaient portés à faire choix d'un Français pour leur prince, afin de n'éprouver à leur dommage le mal qui s'ensuit d'un fréquent changement; que l'absence du roi (qui serait la seule chose qu'on pourrait par aventure blâmer) serait un sujet pour l'inciter de prendre un soin plus particulier du royaume; finalement, qu'il donnerait ordre, par l'avis même des Polonais, que l'État de Pologne ne recevrait aucun dommage ; que sitôt qu'on serait arrivé en France, voire même en Italie, le roi enverrait des ambassadeurs en Pologne pour excuser la nécessité de son départ si subit et offrir aux Polonais les bonnes et honnêtes conditions pour l'administration et gouvernement du royaume; partant, qu'il n'y avait plus de moyen de retarder; que tout consistait à tenir l'affaire secrète et y apporter de la diligence; qu'il n'était plus temps de délibérer lorsqu'il était question d'exécuter, parce que ce qui s'entreprenait était de telle condition qu'il ne pouvait être approuvé ni trouvé bon, s'il n'était entièrement parachevé, » » Chacun fut de cet avis ; aussi ne tarda-t-on pas davantage ; car, le jour pris pour le voyage, le roi sortit de Krakovie la nuit, lorsque tout est plus coi et tranquille, avec bien peu des siens ; le jour ensuivant arriva aux confins de Moravie. > M. de Pybrac, qui était parti quelques heures auparavant, attendait le roi près d'une certaine chapelle ruinée assez proche du chemin. Ce lieu avait été donné pour rendez-vous par ceux que Sa Majesté avait employés en cette affaire, et auxquels elle avait confié la conduite de l'entreprise. » Etant là en telle obscurité qu'on ne voyait goutte quelconque (pour ce qu'il ne faisait point de lune), mettant l'oreille contre terre, il ouït un bruit de chevaux venant au grand trot à travers champs, qui lui fit croire que ce serait le roi (comme en effet ce l'était) qui s'en allait droit son chemin. Il remonte à l'heure même à cheval, et en toute diligence se met, lui troisième, à suivre le roi de loin. Us avaient déjà fait beaucoup de chemin lorsqu'il ouït le bruit de quelque homme à cheval qui les suivait; celui-ci était Polonais, et parce que M. de Pybrac craignait qu'étant suivi d'une troupe d'autres gens il n'entreprît de faire quelque méchant tour (comme en un tel temps, en un tel lieu on l'eût estimé une brave action), il commanda à l'un des deux qui l'accompagnaient, lequel était armé et monté sur un bon et vite cheval, de se tenir derrière, pour empocher que celui-ci ne pût s'avancer pendant qu'il gagnerait pays avec celui qui lui restait pour compagnon ; ainsi il continue son chemin. > II pouvait être environ le point du jour, lorsque par malheur, se fourvoyant de son chemin, il prit à main gauche au lieu de tourner à main droite, et se trouva dans des landes et marécages, où (comme d'une vitesse incroyable la nouvelle du parlement du roi fut déjà parvenue) quelques paysans, ayant aperçu M. de Pybrac, liront une huée, et grands cris et voix commencèrent à appeler le voisinage ; ceux-ci aussitôt, prenant les premières armes qu'ils rencontrèrent, accourent pêle-mêle de toutes parts, et se rendent au lieu d'où venait la voix, sans savoir pourquoi'ils y vont, et encore tout hors d'haleine s'enquièrent de ce que c'est; les uns répondent qu'ils ont vu des Français se cacher en ces lieux-là ; quelques autres, à tout hasard, assuraient avoir vu le roi, les autres s'en imaginaient quelqu'autre. Bref, en moins de rien s'étant ramassé une troupe de gens rudes et barbares, ils se ruent avec impétuosité sur lui et sur son compagnon, lequel d'abord ils assomment. M. de Pybrac, ayant vu devant ses yeux un tel spectacle, abandonne son cheval (duquel aussi bien il ne se pouvait aider en ces lieux fangeux et pleins de broussailles); il se cache du commencement dans le plus épais du bois pour se sauver de la fureur de ceux qui le poursuivaient; puis aussitôt, pendant qu'ils courent et broussent parla lorêt, ne laissant buisson ni endroit, pour peu couvert qu'il fût de feuillages, qu'avec leurs piques et gaules ils ne battent et ne revisitent, ni plus ni moinsque s'ils eussent poursuivi quelque bête sauvage, il se jette dans une mare toute proche de là, et se cache en l'eau jusqu'aux épaules. Etant là, environné et couvert de roseaux et de joncs, il se tenait coi, quand ces rustauts, soupçonnant qu'il était dans cette mare, après avoir bouché tous les passages par où il se pouvait sauver, et s'être emparés de la chaussée et garni son avenue de force gens, en même temps, à grands traits d'arbalètes, d'arcs et de frondes, tirent leurs flèches, leurs javelots et leurs pierres (sans regarder à quoi ils visent), tous ensemble, pour en offenser un seul. » M. de Pybrac n'oyait pas seulement la furie et barbarie de ces gens-là, mais la voyait, et plusieurs fois se plongea dans celte eau sale et limoneuse pour n'être en butte aux coups qu'on lui tirait. Il demeura bien quinze heures en ces angoisses et dans le fort du péril, quand, la nuit venue, ces paysans, harassés d'avoir été si longtemps sur pied et las de tant crier et tirer après lui, se retirèrent petit à petit dans leurs chaumières. » Comme il vit toutes ces choses en silence et en assurance, enlin il se retire de ce paluz si bourbeux qu'il y laissa ses bottes et ses bas de chausses (vous eussiez dit que ce lieu voulait cela comme pour gage et pour récompense de la vie qu'il lui avait conservée). Ainsi, la tête découverte, les pieds et jambes nus, il se remet à travers des bois, des épines et des ronces, passant par des lieux affreux et horribles, marche tout seul durant le silence de la nuit, qui lui redoublait parfois faussement et parfois trop véritablement ses craintes et frayeurs, n'ayant que le ciel seul pour témoin d'une solitude si épouvantable où il se fourvoyait. A peine sorti des mains des hommes et presque tombé dans la gueule des bêtes sauvages, ne connaissant et discernant les régions de la terre que par la seule lueur des étoiles, il s'achemine comme il put par des lieux écartés et raboteux vers l'Occident, où il savait qu'était la France. » Le jour commençant à poindre, il arrive à une rivière fort rapide dont il ne peut pour tout reconnaître le gué. Ce fut là où, élevant les yeux au ciel, les mains jointes, les yeux baignés de larmes, il commença à implorer le secours d'en haut, et quant à quant s'appuyant sur une branche qu'il avait arrachée d'un arbre, il se mit à la merci du courant; mais comme il ne pouvait assurer ses pas au travers des cailloux tous moussus et glissants, étant par deux fois renversé de l'impétuosité du torrent, et pour la troisième fois quasi abîmé dans les gouffres et tourneboulé dans les ondes, s'en allait à vau-l'eau, lorsque, prenant courage et se bandant ferme sur cette branche, et même se relevant avec effort, il se trouva, par la seule assistance et grâce de Dieu, échappé de ce fleuve qui n'était pas guéable et passé heureusement à l'autre bord, » De là, comme le soleil fut levé, et qu'il eut séché ses habits tout mouillés, ayant mesuré de ses pieds l'étendue d'une longue campagne, il aperçoit enfin une petite cabane, à laquelle il va droit. Là, étaient quelques bouviers, et telle sorte de gens rudes et grossiers qui, voyant cet homme à demi nu, jugèrent facilement à sa façon (parce qu'aussi il ne parlait point la langue polonaise) qu'il devait être Français. Du commencement ils ne firent que rire de son malheur et de s'être ainsi fourvoyé; puis, ne pouvant contenir leurs mains, lui firent assez mauvais traitement; enfin, comme sa patience et son silence les eut échauffés et irrités, peu s'en fallut qu'ils ne lui défigurassent le visage, quand, par le moyen d'une pauvre vieille qui survint, il fut délivré de la barbarie de ces pâtres, et renfermé au plus haut étage de la cabane. Cette bonne vieille, émue de compassion, présenta à cet homme las et recru du travail (pour la peine qu'il avait eue à échapper de tant de dangers) ce qu'elle avait de meilleur et de plus délicieux, comme vous pourriez dire du pain de seigle et de la bière, de laquelle il rafraîchit et arrosa sa gorge, si sèche et brûlante de soif, et comme collée de l'ardeur du chaud, qu'à peine pouvait-il desserrer les lèvres. » Comme il eut un peu reposé ( et non pas beaucoup toutefois pour une telle lassitude ) et qu'il sentit ces gens endormis, il sort de cette logette sur le minuit sans sonner mot, et, à la faveur de la nuit, se voyant échappé, commence son chemina toute aventure. Par bonne fortune, sortant le matin de la forêt, il s'égarait et allait à travers champs, quand, apercevant un carrosse, il y accourt en diligence, » Le maître du carrosse, voyant de loin un homme venir droit ù lui, commande au carrossier d'arrêter, Aussitôt ayant reconnu que c'était M. de Pybrac, plaignant le misérable état où il voyait un tel personnage, et détestant la mauvaise fortune de son ami, le met en son carrosse. » Ce seigneur avait nom Stanislas Sendziwoy de Czarnkow, référendaire du royaume de Pologne ( personnage de qualité, plein de courtoisie et intime ami du sieur de Pybrac, qui lui fut toujours fidèle au besoin), lequel s'en allait en diligence sur la frontière du royaume, où s'étaient pareillement rendus quelques sénateurs, pour la nouveauté du cas, et pour I e- tome II. tonnement et diverses volontés et affections des uns et des autres. Comme ils furent arrivés, et que M. de Pybrac eut ouï dire que le roi était parvenu sain et sauf en Moravie, oubliant tous les travaux passés, il se mit à pleurer de joie. Mais comme venant à descendre de carrosse, il fut par malheur reconnu de quelques-uns qui se trouvèrent là présents, voilà à l'heure même un bruit qui se soulève parmi tout ce qui était là de peuple, qui lui fit juger qu'il n'y avait point d'autre remède à tant de maux que le présent péril où il se trouvait, et qu'il n'avait échappé à la barbarie de ces pâtres que pour être exposé à l'inclémence et nouvelle haine de quelques sénateurs. Car, tous furieux, l'ayant fait appeler, commencent à lui user de menaces, pensant l'intimider, lui disent qu'il n'avait pas traité avec eux de bonne foi ni en homme de bien, qu'il avait été l'auteur de ce conseil que le roi avait écouté et reçu avec tant d'ardeur. » Que Sa Majesté, sans dire adieu au sénat, ayant méprisé les seigneurs et tous les ordres du royaume (desquels elle avait été chérie et honorée par-dessus tous les hommes du monde ), elle aurait mis en grand danger sa personne, le royaume de Pologne en de grands troubles, et en toute façon fait grand préjudice à sa réputation; et pourtant qu'il avisât aux moyens de défendre sa cause à Krakovie, où l'on s'allait remener, et où il recevrait ( comme l'auteur d'une telle faute ) la peine endue à ces démérites. » A cela M. de Pybrac ( qui ne se sentait en aucune façon coupable ) répondit, non point avec un visage étonné, ni avec une voix tremblante, mais assurée d'une conscience nette, et comme s'il eût été le juge par-devant qui ces Messieurs eussent plaidé leur cause ; purgeant la réputation de son roi de la calomnie, et sauvant sa vie de la fureur, leur parle de la sorte ; < Vous êtes malades et vous voulez guérir les j autres ; car yous leur reprochez et imposez, » par une vieille et assez commune ruse, les cho-» ses que l'on vous peut imputer. Eh quoi ! j'ai > usé de mauvaise foi en votre endroit, et ne » me suis pas comporté en homme de bien avec «vous? Dites-moi, je vous prie, où j'ai rompu i ma foi ? Qu'ai-je fait où je me sois tant soit peu i éloigné du devoir d'un homme de bien? Au » contraire, je pourrais vous faire reproche, et » avec vérité, des bons offices que j'ai rendus à > plusieurs de vous autres, si ma modestie me le » permettait autant comme presque vos médi- 00 > sances m'y contraignent. Mais j'ai été l'auteur » de ce que le roi a quitté la Pologne, et l'on me » donne à moi seul le blâme d'un fait auquel plu- > sieurs peuvent avoir part.Eh quoi ! si je le nie, » par quels arguments me convaincrez-vous? Je * veux toutefois bien vous relever de cette peine ; > je ne veux déjà dénier une si bonne action; au > contraire, je tiens à gloire de l'avouer. Oui, » j'ai conseillé et persuadé cette entreprise comme > généreuse et digne de mémoire, nécessaire au » roi et à la France, et par conséquent utile à » vous et à toute la chrétienté, de laquelle si » vous entendiez les raisons, vous m'en estime-» riez et sauriez fort bon gré. » Mais, dites-vous, il y avait à craindre pour le » roi. A craindre pour le roi? et de qui, sinon de * vous autres? Voyez quel jugement vous faites > de vous-mêmes, de qui le roi a fort bien fait » de se garder, puisque vous êtes si mal affec-» tionnés en son endroit. i il vous fâche et déplaît, dites-vous, de voir » l'État divisé et troublé; dites-moi, je vous prie, * qui en est la cause? Prenez garde seulement » que les factions et mécontentements des parti-» culiers ne subvertissent l'État fondé sur de si belles lois; appuyez-vous sur icelles, et ne » vous relâchez en aucune façon (je dis vous au-»tres, les principaux seigneurs); le peuple se » conformera à votre exemple, rien ne se fera j avec confusion, toutes choses iront par ordre. » Voulez-vous que je vous dise la vérité, et d'où » principalement j'appréhende des troubles? » J)'une impatiente ambition et d'une insatiable * avarice. Dépouillez-vous de ces passions qui » vont à la ruine totale de l'État, honorez la jus-» tice, embrassez la concorde, l'Etat ne recevra » aucun dommage par l'absence du roi, la con-» servalion duquel lui est si chère, qu'il n'a pas » cru y avoir rien qui importât davantage à sa * réputation, de laquelle seule il a été tellement » jaloux, que jusques à maintenant il l'a conservée > entière et inviolable. » Mais il est parti de ce pays, en cachette et à » votre insu. Ne voilà pas un grand crime? Eh tquoi! par aventure que par serment il s'était » obligé que, sans votre consentement (ou dirai-»je ainsi sans votre commandement), il ne sor-» tirait point de la Pologne? Où cela est-il écrit? * Qu'est-ce, je vous prie, être roi, sinon d'avoir » le temps et les occasions en son pouvoir? Avec » quel front oses-tu, toi qui es personne privée, » donner la loi à ton prince, laquelle s'il te don- » nait, tu te plaindrais aussitôt de ne pouvoir * souffrir une domination si tyrannique. * Mais encore outre cela vous me menacez, > moi que le jour d'hier la mort tant de fois pré- > sente n'étonna point? Croyez-moi; je ne tiens » pas que ce soit le plus grand mal d'être com-» battu de maux, mais de les mériter. Vous me » pouvez faire déplaisir, je n'en puis pas rece-» voir. Toutefois (afin que vous ne vous trompiez » pas ) je veux bien que vous sachiez que le tort t que vous me ferez ne demeurera pas impuni, » car je vous avise que le roi (craignant que vous » ne traitassiez mal ceux de sa maison, qui ne t sont en rien coupables de son départ) a écrit » à la reine, sa mère, qu'elle fit arrêter tous les » Polonais qui sont en France, pour être traités » par delà de la même façon qu'il apprendra que » nous aurons été par deçà. Partant, si rien ne » peut émouvoir vos courages à ce qui est de la * raison, ni le respect du roi, ni l'honneur de la » justice, ni la considération de l'alliance que » vous avez si étroite avec la France, faites ce » qu'il vous plaira, faites-moi mourir, si vous » voulez, et si vous le jugez utile pour le bien j> public et pour votre particulier. Je vous veux » toutefois bien avertir que vous aurez affaire à » un roi, les prédécesseurs duquel ont traversé «avec de puissantes armées de grands pays, s voire passé les mers bien souvent pour se ven-» ger non-seulement du tort qu'on leur avait fait, » mais même pour tirer raison des torts et in » jures faites aux nations chrétiennes. » » La grande assurance et résolution de son discours détourna le péril (où sans doute il était, s'il eût témoigné quelque timidité) ; car ces sénateurs, tous étonnés, et tout ce peuple qui de fortune s'était là rencontré un peu auparavant, étaient devenus toutautres, de façon que ceux qu'on avait vus transportés de fureur et de rage furent adoucis par le repentir; et, se levant de leurs .sièges, supplient M. de Pybrac, et le conjurent de ne se pas souvenir de ce que l'ennui de l'absence de leur prince et l'amour de la patrie leur a fait dire ; mais que, de même qu'il a toujours été reconnu pour fort affectionné à l'État, il veuille ci-après leur rendre auprès du roi tous les bons offices qu'il pourra, en entreprenant la protection et défense de tout le royaume près de Sa Majesté, et de ce pas le font retirer en cachette. » M. de Pybrac continua son voyage dans le même carrosse dans lequel il était venu avec le sei gn eur Cza ni ko wski, e t a t te i g n i i le roi ù V te n n e, en Autriche, chez l'empereur Maximilien. Du depuis en tout co long voyage d'Allemagne et d'Italie, et jusques à ce que le roi lût arrivé en France (où il était tant souhaité et attendu), il n'y en eut point de plus assidu ni qui fut plus volontiers vu, ni admis au cabinet et aux affaires, ou qui fut plus souvent appelé aux plus étroits et plus importants conseils que lui. Les princes d'Allemagne et d'Italie n'admiraient rien tant en toute la cour du roi, que M. de Pybrac, à qui les dangers et les périls tout récents, et dont il venait d'échapper, n'apportèrent pas peu de gloire et de réputation. t Au surplus, bien qu'en tout ce voyage de Pologne il ne manquât pas d'occupation, et que les affaires allaient de jour en jour croissant par une entresuite et liaison des unes aux autres, comme chaînons qui s'entretiennent (et que difficilement arrive-t-il qu'un homme qui est beaucoup employé puisse bien faire quelque autre chose), toutefois il avait cela de propre que, trouvant toujours (je ne sais comment) quelque lieu retiré au beau milieu de la foule, il caressait les Muses tout ainsi que s'il eût été dans les bois à l'écart. > C'est là qu'il commença à composer ces quatrains qui contiennent une sorte de doctrine^utile et nécessaire (voire que l'on peut dire être seule nécessaire à toutes sortes de personnes ), en quoi il n'y a rien d'écrit obscurément, rien de couvert ou caché sous le voile de quelques vieilles fables, mais tous préceptes de piété et de justice enseignés en termes propres et significatifs; un vers plus abondant en substance qu'en paroles, tout parsemé de l'or et pureté de sagesse, admirable pour plusieurs respects, ou parce qu'il enseigne ou qu'il encourage, ou parce qu'il reprend le vice et qu'il loue la vertu ; un poème à la vérité rare et excellent, et sur lequel la rouille ni le temps ne trouveront que mordre, et que l'âge ne consommera jamais; œuvre qu'il a laissée au monde comme un témoignage irréprochable de ses mœurs et de son esprit; car il n'a pas dit d'un et pensé d'autre, ni fait le contraire de ce qu'il a écrit; son ame conduisait sa main, son esprit commandait à sa langue, et sa conscience s'est toujours accordée avec sa vie. » Le roi, qui le connaissait très-bien, ne s'arrê-tant pas tant à la réputation comme à la vérité, ni tant à ce que les autres estimaient comme à la créance qu'il en avait conçue de longtemps (pesant à la balance de son royal jugement les mœurs et actions des hommes), faisait telle estime de M. de Pybrac, comme de celui dont l'Etat recevait journellement de grands et signalés services, et le tenait en ce rang auquel un chacun lient celui à qui il ouvre son cœur et découvre ses plus secrètes pensées : qui me fait moins étonner si Sa Majesté eut de la peine à consentir qu'un tel homme s'éloignât d'elle, combien que les affaires et la nécessité du temps le requissent de la sorte ; car presque aussitôt que le roi fut parti de la Pologne, les seigneurs du royaume dépêchèrent une ambassade en France, par laquelle ils protestaient que comme sans le chef les membres désunis ne peuvent subsister, de même ils ne savaient que trop à leurs dépens, et par les maux qu'ils avaient soufferts, combien la longue absence de Sa Majesté était préjudiciable à l'Etat; partant, lui faisaient leurs supplications comme ils s'y sentaient obligés selon la nécessité des affaires, qui contenaient à peu près ce qui s'ensuit: » Qu'il plût à Sa Majesté se rendre dans le 12 de mai en un bourg de la Pologne, appelé Stenzyça, afin que là, par son autorité et par un commun consentement des Etats, on pût remédier aux maux publics qui allaient de jour en jour croissant, et éviter ceux qui les semblaient menacer; que si cela ne se faisait, ils appelaient Dieu et les hommes à témoin que, de cette heure-là, ils rentraient en la même liberté qu'ils étaient lorsqu'ils l'élurent pour leur roi (c'est-à-dire personnes libres, au pouvoir de qui serait de faire élection d'un autre). * Pour toute réponse le roi ne leur dit autre chose, sinon qu'il était engagé et attaché aux guerres de la France ; qu'il se pouvait parler encore assurément du temps de son retour en Pologne ; mais qu'il y enverrait ses ambassadeurs, personnes de qualité et de mérite, qui se trouveraient à l'assemblée à jour nommé pour y donner le même ordre aux affaires du pays, et pareil contentement aux seigneurs et ordres du royaume (ou peu s'en faudrait) qu'il eût pu donner lui-même s'il y était en personne. j Cetle ambassade fut donnée, quelque temps après, à Messire Roger de Bellegarde, maréchal de France, et à notre Pybrac. M. de Bellegarde prend son chemin par l'Italie, pour traiter et négocier, en passant, quelques affaires importantes et concernant sa légation. » Pour M. de Pybrac, il eut commandement de s'en aller par l'Allemagne et tirer droit en Pologne. 11 avait déjà fait du chemin, et était arrivé aux confins de l'Allemagne, comme il lui survint un accident fâcheux et inopiné. (Vous diriez qu'exprès ce personnage avait eu affaire tant de fois avec la mauvaise fortune, pour faire voir comme il savait rabattre ses coups par son courage.) Le péril ne letonnait point; il ne se laissait point abattre par les adversités, mais demeurait immobile et invincible; et bien que toutes ces choses lui fussent, en les expérimentant, grandement difficiles à supporter, fâcheuses et déplaisantes à ses amis, toutes et quantes fois qu'ils viennent à y penser, et à moi, qui vous raconte les aventures étranges qu'a couru un tant excellent homme, si sensibles que quasi d'horreur les cheveux m'en dressent à la tête, toutefois, pour ne rien laisser de ce qui pourrait servir de lustre à sa gloire (parce qu'en nulles occasions les hommes ne peuvent faire preuve de leur courage ni se signaler davantage que dans les rencontres hasardeuses et douteuses), écoutez, je vous supplie, encore celle-ci. > Il était arrivé a Montbeillard, dernière ville de la Bourgogne, limitrophe de l'Allemagne; il y avait là toute sorte de gens ramassés ; même s'y étaient retirés force voleurs, à cause des troubles qui étaient en France, et à cause des édits nouvellement publiés contre ceux de la religion prétendue réformée. Une troupe de ces larrons firent complot de voler le sieur de Pybrac, qui avait le bruit de porter quant et soi deux cent mille écus, que le roi envoyait en Pologne, pour payer la gendarmerie de la Litvanie de leurs appointements, et pour quelques autres affaires de la Pologne. Ces brigands, béant après la proie, séparèrent leurs troupes de çà de là par les lieux où il fallait de nécessité qu'il passât (comme ils avaient appris des espions envoyés pour découvrir quelle route il prenait). Us se disposent de telle façon et d'un tel ordre, que, de quelque côté qu'il voulût prendre son chemin, il ne leur pouvait échapper. C'est un grand fait de dire que même les plus méchants desseins ne peuvent pas succéder heureusement, si l'on n'y observe quelque ordre et discipline. » M. de Pybrac n'était pas presque hors des faubourgs, et à peine avait-il fait demi-lieue française (sans se douter en façon du monde de ce qui lui devait arriver), que voici qu'on commence à découvrir premièrement quelques trente hommes de cheval courant à toute bride après lui, et quasi bien autant de gens de pied qu'un chacun d'eux portait en croupe ; puis en même temps on voit sortir de la forêt une autre troupe encore plus grande. Une partie environne le carrosse dans lequel il était, une autre partie attaque ses gens, et se rue sur ceux qui l'accompagnaient en son voyage, fort peu préparés au combat, et ( comme vous pouvez penser ) fort peu prêts à soutenir cet assaut. Tous les lieux d'alentour retentissent de voix effroyables et de menaces cruelles. Il n'y a celui d'entre eux qui ne se voie à deux doigts de sa mort. Les capitaines de ces bandoliers crient principalement à Pybrac, le menacent, lui portent la dague à la gorge et le pistolet à la tête. » Pour dire vrai, il fut d'abord un peu effrayé ; mais ayant repris ses esprits ( qui reviennent même aux plus épouvantés lorsqu'il y va de la vie), commença à dire qu'il s'émerveillait de la façon de laquelle ils étaient venus à une personne qui ne leur avait jamais fait de tort. Après cela, comme la rage et la fureur s'allaient augmentant, et qu'il eût reconnu que ce n'étaient pas tant soldats huguenots ( dont il avait eu quelque soupçon du "commencement ) que d'insignes voleurs, il leur parla avec plus de douceur, et les pria de lui laisser la vie ( ayant offert le prix de sa rançon, le plus présent remède à la fureur), laquelle il obtint de la sorte qu'eux, qui ne pouvaient bonnement s'accorder en leurs opinions, consentirent, non qu'on lui donnât la vie, mais qu'on différât sa mort jusqu'à ce qu'on eût appris de lui ce qu'on en voulait savoir. Ils lui commandent de descendre de carrosse, de monter à cheval et de les suivre. » Cependant les uns lui demandaient qu'il eût à montrer ce paquet qu'il portait en Allemagne pour y faire des levées de gens de guerre (quoi-qu'en apparence on voulût faire croire qu'il les portait en Pologne); les autres fouillent dans les carrosses, brisent, pillent, dérobent, emportent l'argent qu'ils trouvent (comme vous pourriez dire ce qu'il fallait pour la dépense du voyage, le service de vaisselle d'argent, et tout ce qu'il y avait de meilleurs meubles), ouvrent à grands coups de couteaux et de dagues les valises et les malles, jettent ce qui ne valait pas la peine de s'emporter, et ce qu'ils trouvent de bon en chargent en partie sur le dos de huit chevaux de carrosse qu'il y avait, et une partie sur les épaules de leurs gens de pied. » Ceux qui avaient eu la commission de faire le camnge tuèrent d'abord deux des gens du sieur de Pybrac, et se préparaient à n'en faire pas moins aux autres, quand, enviant la condition de ceux qui faisaient le vol (de peur aussi que tout le profit de la peine qu'ils prenaient ne fût pour d'autres), quittent la prise, et vont prendre leur part du pillage. Comme ils se virent les mains pleines du butin, après que cette première impétuosité et fureur fut un peu rassise, laissèrent" (avec regret néanmoins) la vie à tous ceux de la suite du sieur de Pybrac. » Pour sa personne, ils l'emmenèrent dans la forêt, afin qu'il ne fut pas tué à la chaude, mais pour lui faire endurer devant la mort des ignominies et opprobres plus sensibles mille fois que la mort même. Ainsi, après avoir bien tourné et promené ce personnage d'honneur par des sentiers détournés, tantôt de çà, tantôt de là, depuis le midi jusques à la minuit, toujours assailli d'extrêmes frayeurs, ils l'emmènent enfin en un certain village. Arrivés qu'ils y sont ( comme les paysans étaient déjà avertis, par le gouverneur du château de Montbeillard, de la prise de l'ambassadeur de France, et du malheur qui lui était survenu, car il avait passé par là avec quelques gens de cheval sans les avoir pu rencontrer), on court de tous côtés aux armes, et se met-on aux avenues. Sitôt que l'on sut qu'ils étaient là, on ne les laissa pas longtemps en repos; car comme ils commençaient à mettre ordre pour le logement et d'eux et de leurs chevaux, ayant ouï le bruit, et soupçonnant qu'on leur en voulait ( comme c'était la vérité), et que de toutes parts "on venait à eux, recommencent de nouveau à menacer M. de Pybrac, et lui dire résolument que si le moindre d'entre eux reçoit aucun déplaisir, sans plus tarder ils le feront mourir, et qu'il s'en assure. Ainsi, ceux qui accouraient pour le sauver s'engagent davantage dans le péril. » Cependant ces brigands ne s'endorment pas; c'est à qui sortira le premier son cheval de l'é-table; les uns courent aux armes, les autres s'en vont aux avenues du village pour prévenir le danger, où ils assommèrent un pauvre homme sorti à la mal'heure de sa maison ; ils emmènent M. de Pybrac quand et eux par des lieux égarés et couverts, lui donnant à chaque bout de champ de nouvelles frayeurs et appréhensions de la mort. i Lui qui, le jour précédent, par la douceur de son parler et par cette grâce et majesté qu'il avait naturellement dans le visage, avait commencé à gagner Brisach (ainsi se nommait le capitaine de ces voleurs), continua, toutes choses étant presque désespérées, encore ce jour-là, et lui succéda heureusement ; car la fureur de ce brigand commença à se refroidir tellement, que celui qui avait été le plus porté à la mort du sieur de Pybrac, ce fut celui qu'il trouva le plus disposé à lui sauver la vie. » Sitôt que le soleil fut levé, ces voleurs, voyant bien qu'on les envelopperait facilement s'ils allaient toujours en troupe, s'avisent (ayant fait auparavant demeurer le sieur de Pybrac un peu derrière) de descendre en un petit vallon renfermé, sans toutefois s'éloigner beaucoup, pour partager entre eux le butin, et consultent par même moyen et mettent en délibération ce qu'ils feront du sieur de Pybrac. Plusieurs étaient d'avis de le poignarder. Brisach (qui avait bien plus de crédit pour en commander l'exécution que pour en empêcher la résolution), ayant été présent à la délibération, s'approche en diligence de M. de Pybrac, et, lui donnant un petit coup d'une houssine qu'il tenait à la main, lui dit: t Sauve-toi où lu voudras, et te souviens que tu t tiens aujourd'hui la vie de moi. » » Ainsi délivré, contre loule espérance, d'un péril si présent, s'en retourna à Montbeillard sans être ni en furie ou colère, ni aucunement changé de visage, pour tant de maux qu'il venait de souffrir, mais avec cette même grâce et contenance qu'il soûlait avoir, si bien qu'il n'avait besoin d'aucune consolation, mais laissait dans les esprits de tous ceux qui le considéraient une admiration de sa grande constance, tant il supportait patiemment et doucement les afflictions dont il se servait et aidait pour exercer sa vertu. » Delà il va à Bâle et à Soleure, d'où ayant avant toute chose dépêché en diligence vers les principaux seigneurs de la Pologne qui tenaient les Etals, il continue son voyage à grandes journées, et, après avoir passé la Bohême et vu l'empereur Maximilien à Prague, qui l'y reçut avec beaucoup d'honneur, il arrive finalement en Pologne. » Etant à Pozen, ville de la Grande-Pologne, il fit une autre dépêche aux mêmes seigneurs, par laquelle il les suppliait très-affectueusement de ne vouloir pas rompre la diète, puisqu'il était si proche d'eux, jusqu'à ce qu'il leur eût exposé en une si honorable compagnie de tant de seigneurs la charge qu'il avait de son maître, se promettant que, quand il aurait été ouï, ils ne songeraient à rien moins qu'à faire élection d'un autre roi. Ces lettres (pour n'avoir été présentées au sénat que sur la rupture de l'assemblée) furent bien lues publiquement, mais pour tout cela mal reçues. On ne lui voulut rien accorder de ce qu'il désirait, et vous en toucherai les raisons en peu de mots. » L'empereur Maximilien, ayant été refusé en la diète de Warsovie, nonobstant la grande brigue qu'il y avait faite, aussitôt qu'il vit le roi parti de Pologne, jugea que ce départ, ainsi fait à l'insu et contre le gré des Polonais, serait un grand acheminemeut pour se faire élire en son lieu, commença d'essayer, par tous les moyens dont il se put aviser, de venir à bout de ce qu'il désirait. » André Dudit (Dudzicz?), Hongrois, maniait cette affaire, homme nourri aux bonnes lettres, grandement savant, et avec cela bien versé aux affaires de Pologne. 11 avait déjà gagné et attiré au parti d'Autriche plusieurs sénateurs des plus qualifiés et qui avaient le plus de crédit et d'autorité, qui, non contents d'avoir demandé une assemblée d'Etats pour procéder à l'élection d'un roi, en importunaient par après et trop licencieusement l'archevêque de Gnèzne, pour faire voir à l'empereur leur affection et fidélité au bien de son service. » Il y avait une autre sorte de gens dans la Pologne , lesquels, soit qu'ils fussent poussés de leur intérêt particulier et que quelques-uns d'entre eux pensassent bien mériter la couronne, soit aussi (comme il est plus vraisemblable ) que tous les hommes ont cela de naturel de se vouloir gouverner un chacun à sa fantaisie et vivre à son humeur, et ne laisser brider ses volontés au gré d'autrui, il n'y eut jamais moyen de les induire à donner leurs voix et suffrages pour l'empereur. Ceux-ci, n'ayant point encore témoigné de bonne volonté pour personne, se disaient être du parti de Piast et ne pouvoir porter leurs vœux que pour lui; cela voulait dire qu'il ne fallait pas aller chercher un roi chez les nations étrangères, mais le choisir dans la Pologne, et Polonais d'origine, de la même façon qu'il se trouve, à ce qu'ils disent, dans les annales de Pologne, un certain homme de basse condition nommé Piast, avoir été élu roi; qui a fait que depuis, quand quelqu'un donne sa voix à un Polonais pour être roi, on dit qu'il a élu le Piast, et de fait on use de ce terme et on le nomme de la sorte jusqu'à ce que l'élection soit faite et confirmée. • Partant, les Impérialistes et les Piasts (qui étaient les deux factions auxquelles le royaume de Pologne se trouvait emporté) ne s'accordant qu'en ce seul point de haïr également le roi de France (leurs affections étant en cela semblables, mais leurs desseins bien différens ), voulaient lui faire perdre la dignité royale qu'il avait dans la Pologne. » Pour y parvenir, ils n'eurent de cesse qu'aussitôt après le départ du roi ils ne fissent faire la diète de Warsovie, où fut résolu cette ambassade en France, leur intention n'étant pas d'obtenir ce qu'ils proposaient, à savoir que dans six mois la France fût en paix, et que par ce même moyen le roi retournait en Pologne, mais d'avoir un prétexte et sujet d'apporter quelque nouveauté et changement aux affaires. » Pour le faire court, aussitôt que le jour fut assigné, en envoie de toutes parts de la Pologne des députés des provinces pour se rendre à Sten-zyça, et dès l'ouverture il se fait ûn décret, par lequel on cesse et rend nulle l'élection ci-devant faite de Henri III, pour roi de Pologne; et bien que peu de personnes (encore ne sais-je quelle sorte de gens) eussent osé signer cette délibération, toutefois les Impérialistes, pensant être au-dessus de leurs prétentions, n'ayant plus de bride qui les retînt, et se trouvant en entreprenant quasi plus puissants que les autres, s'en vont tout de suite de ce pas donner leur voix en faveur de l'Empereur ou d'Ernest. » Les Piasts, dont les conseils n'étaient pas encore bien digérés, se jettent au beau milieu de l'assemblée, représentent les anciennes haines et encore toutes récentes de leur nation avec les Allemands ( car il est vrai qu'il y a parmi les nations voisines, qui ne sont pas même distinguées ni séparées d'aucune rivière ou montagne remarquable, comme une succession de haine), et résistent opiniâtrement aux Impérialistes. » Le nombre cependant n'était 'point à mépriser de ceux qui demeuraient, pendant l'incertitude des affaires, affectionnés au parti de la France, entre lesquels l'archevêque de Gnèzne était un des principaux qui favorisaient le parti, et Jean Tenczynski apportait de son côté tout plein de bonne conduite en cette affaire, suivi du castellan de Woynicz et d'un certain Czeczuga, homme courageux et hardi, qui avait eu autrefois commandement, lesquels, bien qu'ils ne pussent pas s'opposer à de si puissantes factions, de quelque part toutefois qu'ils penchassent, ils donnaient un grand branle aux affaires, La Pologne était agitée de la sorte de toutes parts par ces mouvements. »Au surplus, les Impérialistes et les Piasts commencèrent premièrement à dire tout haut que le roi les avait méprisés jusque-là qu'il n'avait pas seulement envoyé ses ambassadeurs en Pologne (car pour ceux que l'on disait être en chemin, il n'y en avait point; c'étaient noms supposes et forgés à plaisir), et comme on apporta la nouvelle de l'accident survenu à M. de Pybrac, ils se moquèrent des courriers. * Vrai- * ment, disaient-ils, voilà un étrange cas, que de » tant d'ambassadeurs du roi de France, qui sont > venus en ce royaume, il n'y en a jamais eu que * le sieur de Pybrac qui soit tombé entre les » mains des voleurs; chose merveilleuse que ce » seul argent que le roi envoyait en Pologne, » comme on veut faire croire, n'ait pu être con-» duit sinon par un chemin dangereux et plein > de brigands, vu que le roi envoie tous les jours » de grandes sommes de deniers en Allemagne, > pour y faire des levées de Reistres. Hé ! qui-ne » connaît les finesses et artifices de ces Français? » Premièrement, on nous assurait assez hardi-» ment que le roi reviendrait, puis après qu'il ne * pouvait venir, mais qu'il nous enverrait des » ambassadeurs, finalement on vit parler d'am-» bassadeurs, mais qui ont été arrêtés et pris par » des voleurs. Tous contes que cela, et qui ne » sont bons qu'à amuser les petits enfants. Quant » à eux, qu'ils étaient résolus de parachever ce » qu'ils avaient commencé, et qu'ils voulaient * faire élection d'un roi qui n'eûtfpas tant d'oc-» cupation et d'affaires sur les bras, mais qui » pût prendre la conduite et gouvernement du » royaume de Pologne, et s'y donner entière-» ment. » » Ainsi l'une et l'autre faction s'oppose vivement au parti de France, et pendant qu'elle consomme et emploie tout le temps en ces disputes, les Impérialistes ont avis de l'Empereur, et les Piasts d'un autre endroit, que le maréchal de Bellegarde est passé en Italie, et que M. de Pybrac s'approche. Sur cette nouvelle, les voilà les uns et les autres hors de doute. » Les Impérialistes pressentl'affaire, afin qu'avant que M. de Pybrac arrivât, on procédât à une nouvelle élection, se faisant accroire (comme on leur en avait donné quelque espérance, et non pas sans raison) que ce serait l'Empereur. A l'opposite les Piasts, ne trouvant bon ni que l'Empereur soit élu, ni que le roi de France soit con- firme, ne veulent que tirer l'affaire en longueur. » Messire Jacques Faye, sieur d'Espesses, depuis avocat du roi et président au parlement de Paris, était pour lors ambassadeur ordinaire en Pologne pour Sa Majesté, personnage de mérite et en réputation de fort homme de bien, fort vigilant et éloquent. Il s'employa pour faire que l'on attendit M. de Pybrac, qui n'était éloigné de Stenzyça que de trois journées. > Le sieur Pybrac, ayant su tout ce qui s'était passé, cherchait à se rendre la fortune favorable pendant qu'elle ne penchait encore de nul côté. Pour y parvenir, il dépêche en Prusse, écrit au clergé, au sénat et aux communautés des villes, même aux ducs et princes (lesquels reconnaissent !e roi de Pologne pour leur souverain), se plaint à eux que l'ambassadeur du roi leur apportant la paix et la sûreté (qui sont les plus grands biens que les hommes peuvent souhaiter au monde), il n'avait pas été attendu à Stenzyça par ceux qui reçoivent avec tant d'humanité,voire écoutent avec attention et douceur les ambassadeurs des Moskovites et des Scythes ; qu'il savait bien que cela ne venait point de la part des plus avisés(dont il n'y en avait pas faute, Dieu merci, en Pologne),mais de certaines gens qui ne demandaient qu'à faire leur profit du mal public, auxquels, si l'on ne s'opposait d'un commun consentement, il était à craindre que dans peu de temps les affaires de Pologne seraient réduites à tel point, qu'on n'y pourrait plus donner aucun remède; qu'il leur avait rapporté de la part du roi des conditions dont voici un sommaire : t Que le roi chérit ei affectionne tellement » l'Etat de Pologne, que, pour son bien et repos, » voire même pour sa grandeur, il emploiera » tout co que Dieu lui a donné ; qu'il n'épar-» gnera ni son crédit, ni ses amis et alliés, ni ses » sujets, ni ses moyens et richesses, ni ses vais- > seaux, ni ses armées; qu'il a songé avant toute » autre chose à la sûreté de l'Etat de Pologne, et » traité soigneusement avec le Turk, et fait en i sorte qu'il gardera inviolablement l'alliance » qu'il a avec le royaume de Pologne.Davantage, » que l'empereur et le roi de Suède ( qui sont les > princes les plus voisins de la Pologne), n'innove-i ront aucune chose au préjudice des anciens trai-» tés; qu'il leur en avait écrit et reçu la réponse » telle qu'il la pouvait désirer. Pourle regard du » Moskovite, s'il faisait le fol, il lui mettrait en » tête de si grandes forces, qu'il lui ferait bien > voir qu'il avait entrepris une mauvaise querelle * contre deux si puissants royaumes ; qu'il était » résolu de soudoyer les Tatars. » » Par ce moyen, le roi assurait l'Etat au dehors ; ne restait qu'à mettre la paix au dedans, laquelle pût produire un solide et assuré repos, unir les royaumes et les rendre florissants; finalement, qu'il voulait tellement unir et joindre la France et la Pologne par intérêts mutuels et réciproques, que, les commodités des deux royaumes venant a se mêler, les Liens fussent communs entre eux, sans toutefois que le mal de l'un fût en aucune façon communicable ni préjudiciable à l'autre. Voilà à peu près ce qu'il leur écrivit, el dont souvent il discourut en particulier avec les sénateurs, chevaliers et seigneurs du pays. » Mais tout cela ne put rien auprès des gens qui faisaient la sourde oreille, et qui ne la pouvaient ouvrir à la vérité ; aussi que ceux qui conduisaient la négociation pour l'Empereur n'épargnaient rien pour corrompre par présents et promesses les plus retenus. Ces gens-ci, ennuyés de celte longueur et impatients de ce qu'ils espéraient, veulent qu'on fasse une assemblée d'Etals, et la demandent premièrement à belles prières à l'archevêque de Gnèzne, par après le pressent par leurs importunités, enfin l'obtiennent par menaces. On ne doute plus aussi que les Piasts ne veuillent la même chose ; même que ceux qui» du commencement, avaient, d'une façon bravache, témoigné en paroles tout plein de bonne volonté envers le roi, et prolesté tout haut de le vouloir servir, se montrèrent par après froids et mal affectionnés quand ce vint aux effets, s'étant laissés emporter avec les autres à l'impétuosité du courant. Ainsi, sur la fin de l'automne, on assigne le jour de la diète pour l'élection du roi. » M. de Pybrac, voyant qu'il n'avançait rien pour quelque remontrance qu'il leur eût faite, qu'au contraire il les animait contre lui ; que ce peuple était si las de l'état présent des affaires, qu'à quelque prix que ce fût, il voulait une autre forme de gouvernement ; il apercevait même déjà que la haine croissait contre lui et contre le nom français; aussi qu'il ne recevait que des lettres pleines d'animosité, d'injures et de menaces de diverses provinces de la Pologne et de la Litvanie; ayant jugé qu'il serait honteux qu'en sa présence on nommât en cette assemblée un autre roi que son maître, il s'en retourna en France. » Telle fut la fin des négociations et des aventures de Pybrac. Les Polonais élirent Etienne Batory, dont le caractère et le règne effacèrent glorieusement le caractère indolent et le règne éphémère de Henri III en Pologne. LE CHATEAU DE HALICZ, SUR LE DNIESTER. Dans la fertile et riante Galicie, sur cette terre polonaise qui a vu tant de gloire et tant de malheurs, les monuments et les châteaux historiques portent les traces des révolutions, ou l'empreinte du temps. Mais ces ruines sont des illustrations nationales, elles parlent à l'imagination, elles retracent les souvenirs de la patrie, et on s'incline devant elles avec respect, avec amour ! La ville et le château de Halicz s'élèvent sur le Dniester. Jadis Halicz était la capitale d'un duché, et un instant d'un royaume. Les chroniques nous apprennent qu'en 1100 Halicz était le chef-lieu du duché de ce nom. En 1180, André, fils de Bela III, roi de Hongrie, fut couronné roi. Roman Mstislavitch s'empara en 1198 de ce royaume; mais il fut tué en 1205, dans la bataille de Zawiehost sur la Wislule, livrée par le roi de Pologne Leszek-le-Blanc. Après lui Kolo-man, fils d'André, fut fait roi de Halicie, et épousa Salomée, fille de Leszek; mais au milieu des révolutions qui se succédèrent, Daniel, duc de Kiiovie, gouverna la Halicie, Son fds Léon abandonna Halicz, et fonda la ville de Léopol ; depuis lors l'importance de Halicz se perdit peu à peu. Le duché passa dans les mains des ducs de Mazovie, et ceux-ci, mourant sans postérité, eurent pour héritier Kasimir-le-Grand. Ce roi occupa en 1540 la province, il convoqua une assemblée à Léopol, où on concerta une union indissoluble; le roi institua des palatins, des casiellans, des starostes, des juges et d'autres magistrats, pour qu'à l'avenir cette province formât toujours un corps compacte avec la république polonaise. Le roi fit restaurer et fortifier le château, qui plus tard eut à supporter les attaques des Tatars et des Turks.En 1772 le cabinet autrichien, ayant envahi cette partie de la Pologne, négligea les fortifications qui ne présentent aujourd'hui que des ruines. En 1768, à l'époque de la formation de la confédération de Bar, Joachim Potocki, grand-échan-son de Litvanie, forma une confédération à Halicz, et agissait conjointement avec les Pulaski, dans l'intérêt de l'indépendance nationale. MUSIQUE, DANSES. COUP D'OEIL HISTORIQUE SUR LA MUSIQUE RELIGIEUSE ET POPULAIRE, ET SUR LES DANSES EN POLOGNE. (Suite : voyez pages 329 et 423 du tome ier.) — 00U Les airs des Krakoviaks sont restés purs et intacts au milieu des invasions étrangères. Les paroles de ces airs, quoique d'une extrême simplicité, renferment de riches trésors pour la poésie nationale; car elles offrent l'esquisse fidèle des idées et des mœurs du peuple. Aussi tous nos jeunes poètes ont-ils exploité cette mine féconde, et trop longtemps abandonnée par les anciens. Pourquoi les compositeurs polonais ne s'inspireraient-ils pas à la môme source? Là, ils trouveraient ce cachet national, ce parfum du pays que la science ne donne point, et que les hommes de génie savent si bien répandre dans leurs œuvres. Mais ce n'est pas une entreprise facile que celle de réunir toutes ces richesses populaires dans un livre; quelque volumineux qu'il soit, il ne peut jamais être complet. L'immense étendue du pays, la diversité des langages, l'impossibilité de noter les airs d'un caractère si différent, ne sont pas les seuls obstacles que l'on rencontrerait. Humbles fleurs des vallées, modestes monuments des villages, ces airs n'ambitionnent point les honneurs de l'impression ; ils aiment mieux vivre dans la mémoire du peuple dont ils causent les premières émotions. Cependant plusieurs recueils considérables existent déjà en Pologne ; nous les devons au zèle infatigable de nos savants et artistes qui n'ont rien épargné pour rendre leurs recherches fructueuses, et les écrivains les plus recomman-dables ont écrit sur ce vaste sujet (1). Ainsi on voit (U K. Brodzinski, dans sa lettre au rédacteur du Mémorial de IVarsovie, 1826. Woronicz : Annales de la Société roy. des amis des sciences de fVarsovie, TOME ii. que les Polonais n'ont pas négligé cette branche intéressante de l'éducation nationale. Un grand nombre d'hommes de lettres, d'artistes distingués s'en sont occupés. Malheureusement leurs travaux n'ont pas toujours eu le succès qu'ils méritaient; une lacune existe entre les chants historiques et les chants modernes. Ceux qui ont entrepris de longs voyages pour la remplir n'ont pu accomplir qu'à moitié cette œuvre pieuse; d'autres ne savaient pas assez la musique pour pouvoir noter à l'instant même les airs qu'ils entendaient chanter par les gens du peuple. On a vu le savant Zorian Chodakowski, le sac t. 6. Zukowski, sur les Chants populaires, Meliteley 1330. K. W. Woycicki, sur les Chants du peuple polonais. Zien'onia Noworocznih, par Bielowski, 1834. L'abbé Siarczynski. Czasopismo Naukowe, 1828-1833, G vol.Leopol. Chlendowski (Valentin) Halicza-nin, écrit périodique, 1850. Golembiowski (Lucas), le Peuple polonais, ses mœurs et ses préjugés, Warsovie, 1830, avec musique. Rakowiecki. Pratv-da Ruska, Waclaw ?, Oleska : Chants polonais et russiens du peuple de Galicie, 1833, Leopol, avec musique. Wojcicki, Narbult, Maciejowski. Rozmaitosci Lwowoskie, L. .T. Rhesa Daïnos ou chants populaires de Litvanie, Kœnigsberg, 1825. Maxymowicz, Chants pop. de la petite Russie, Moscou, 1827. Szafaryk, Chants pop. de Slaves, 2 vol. 1823. Herder, Euber, Ossian und liecler aller-volker, 1773. Oloff, polnische lieder geschichte, Dantzig. Plusieurs recueils de musique ont été publiés aussi. Chansons et chansonnettes nationales, par Orobr Pozen, 1829. Chants polonais nationaux et populaires, par Alb. Sowinski, Paris, 1830. Chants du peuple de Galicie, par Ch. Lepimki, Leopol, 1833. L'ami du peuple, magasin pittoresque, paraissant à Leszno, en Poznanie, a publié un grand nombre de chants populaires d'un grand intérêt. 91 sur le dos, le bâton à la main, cheminer de village en village, entrer dans les cabanes du laboureur, et là, à force de prières et de bons procédés, obtenir enfin la communication mystérieuse de quelque vieux chant des traditions. Grâce à ces infatigables recherches, la littérature polonaise pourra un jour revêtir sa robe natale, malgré les efforts des nos ennemis qui cherchent à la dénationaliser. C'est ainsi que les airs que le peuple chantait par tradition ont pu être notés ; mais ceux qui appartiennent à une époque plus reculée ont été altérés par de nombreuses copies. Les airs des Kra-kowiaks sont ceux qui se retiennent le plus facilement; ils se ressemblent ordinairement sous le rapport du rhylhme et de la forme mélodieuse; cependant chaque Krakowiak peut se chanter avec une expression différente. Il arrive très-souvent que les hommes du peuple les changent et improvisent de nouvelles paroles. La mesure de la Krakowiak est à 2/4, son rhythme est mixte; l'accent peut se placer sur les deux spondées également, ce qui rend les paroles plus piquantes. Les vers métriques sont ceux qui conviennent le mieux à la Krakowiak, même quand elle finit sur le temps faible, comme cela se voit assez fréquemment. Les anciennes Krakowiaks n'avaient qu'une reprise, qui était composée de huit mesures; le refrain en avait autant ou la moitié. Celle qui porte le n° 1 a cela de particulier que la deuxième mesure peut se répéter autant de fois que le sens des paroles l'exige. Ces paroles sont très-plaisantes, elles décrivent avec charme le costume d'un jeune homme galant; nous les donnons dans toute leur naïveté. Couplet final de Jacy, tacy, traduit par M. G. Fulcence. J'ai z'un bonnet, brodé, fourré, D'or et d'argent tout entouré, Au col' de ma ch'mis' des rubans Qu'UrsuV m'a donnés lout llambans. Un beau couteau d'acier pointu, Un beau fourreau qui s'tient lout dru, Un' bell' pipe, un fameux briquet; J' n'ai plus du tout l'air d'un criquet. Quand j' suis dans mon alour, (bis) J' suis beau coram' un amour, (bis.) Cet air, d'origine populaire comme toutes les Krakowiaks, est devenu la chansonnette favorite de toutes les classes en Pologne; son nom est Jacy, tacy (tels ou tels). Rien n'est plus gracieux que son piquant refrain:il est fait pour électriser même des oreilles anti-musicales. La jolie phrase du commencement que l'on répète plusieurs fois pétille d'esprit et de gaieté, puis vient le joyeux refrain qui anime la mélodie et se formule gracieusement en cadence finale. Pendant la danse le couple chantant s'arrête devant l'orchestre villageois; le jeune homme fier et impétueux récite des couplets relatifs à la fête ou à la louange de sa belle, puis la danse recommence. Ils partent successivement les uns après les autres, battant la mesure avec leurs bottes ferrées; l'air retentit des cris de joie; les anneaux de cuivre et d'argent roulent sur leurs ceintures, et de temps en temps on entend à l'unisson le refrain suivant : h Albozto sa jacy tacv » Nasi Krakowiacy, » Dyc ojcyzne ratowali » Jak dzielni wojacy. » « Sont-ils donc tels quels nos Krakoviens ; mais ils » ont sauvé la patrie comme de brave guerriers. » La Krakowiak n° 2, intitulé la Cigogne, est plus chantante, sa mélodie est douce et suave, les paroles expriment l'amour et ses chagrins. Le premier vers a un sens allégorique, le second renferme la morale : c Vole, vole, cigogne, vers les climats plus a doux. Les jeunes filles aiment en dépit des » gronderies de leur mère. Comme l'oiseau qui se > pose sur un cerisier. Les jeunes gens aiment, » mais le père n'en sait rien. Le torrent'Jgronde, » et puis disparaît en silence; Ainsi l'ardent » amour passe en peu de temps. Adieu, mon » beau coursier gris pommelé. L'amour constant » est très-rare dans un cœur de femme. Les roses i et les framboises sont entourées d'épines. Une » jeune fille qui aime devient sitôt jalouse. Ainsi » que les étoiles brillent dans l'ordre infini, L'a-» mour véritable ne finira jamais. > La musique du Lancier, n° 3, est gracieuse ; elle charme l'oreille par sa douce mélancolie. Une jeune fille attend le retour du lancier qu'elle aime, et qui sert dans les légions polonaises en Italie. La pauvre désolée a peu d'espérance de revoir son amant chéri; toutes les joies de la terre lui sont indifférentes ; elle pleure et jeûne les mercredis et les vendredis de chaque semaine afin d'obtenir du ciel le prompt retour du lancier, lequel, attendu à Pâques, à la Pentecôte et à Noël, ne revient pas. Enfin, au bout d'un an d une cruelle attente, la jeune fdlc apprend que le lancier est mort pour la patrie loin de son pays. * Le lancier n'est plus ; sur une terre étrangère » Le lancier est mort, dans une lointaine guerre. » L'air du n° 4 est plus ancien. Il est connu maintenant en France et en Angleterre ; jadis l'air favori du prince Joseph Poniatowski, il a été arrangé en pas redoublés en 1809; l'énergie rhythmique de cet air se prête facilement à toutes les transformations. C'est un de nos airs le plus caractéristiques. Il existe une infinité de paroles là-dessus, qui sont toutes ou amoureuses ou satiriques. Les Krakoviens chantent seulement les huit premières mesures avec deux vers de douze syllabes. Le refrain Dana moia dana prend les huit autres mesures. KOSSYNIERY, KRAKUSY. (Faucheurs, Krakus.) Dans les Krakowiaks modernes, qui portent toutes un cachet de nationalité, on doit distinguer le Faucheur. Elle servit de marche aux Kra-kus dans la dernière guerre. Le caractère particulier de cet air est d'enflammer l'ardeur guerrière du soldat, comme autrefois le mode dorique chez les Grecs. L'air polonais renferme des étincelles de feu sacré qui scintillent par torrents d'harmonie, et dont la rapide électricité répand l'enthousiasme dans l'âme des guerriers; les paroles qu'on a adoptées en dernier lieu ajoutent encore à la puissance du mouvement rhythmique. Nous devons à la plume élégante de M. Louis Lemaitre la traduction de quelques-uns de ces couplets. Les Krakus sont des braves; Le péril n'est rien pour eux : Us briseront, les entraves De leur pays malheureux. O douce patrie! B Pour défendre tes droits, Pologne chérie Nous volons à la voix. O fdles de Krakovie ! Sur nos jours ne pleurez pas : C'est la Pologne asservie Qui nous appelle aux combats. O douce patrie! etc. Nous dirons d'une voix fière Quand nous reviendrons vainqueurs : Notre Pologne est entière, Et bénira ses vengeurs. o douce patrie, etc. ! Les airs des Gorals (montagnards des environs de Krakovie) ont la même origine que les Krakowiaks ; mais la coupe mélodique de ces premiers diffère un peu dans les chants proprement dits, car dans les Kolomyika il y a beaucoup de ressemblance avec les Krakoviaks. Les Gorals, peuple sobre, actif, guerrier, habitant des rochers inaccessibles, ont conservé les mœurs de la vie patriarcale. Leurs chansons ont une expression juvénile, qui peint bien l'état primitif des montagnards; c'est le sanctuaire des plus purs sentiments. Là, on trouve encore des types de ces caractères francs, généreux, hospitaliers, que le temps n'a point altérés, et que nos ennemis n'ont pu détruire. L'adresse et l'agilité des Gorals sont remarquables, et leur costume est très-pittoresque. Ils quittent leurs montagnes pour aller travailler pendant l'été, et, lorsqu'ils s'engagent dans les rangs de l'armée nationale, ils supportent avec une rare intrépidité les périls de la guerre; la campagne terminée, ils regagnent les montagnes, contents d'avoir fait leur devoir. Les airs des Gorals sont gais et tendres à la fois; plusieurs se rapprochent un peu des chants plaintifs de l'Ukraine. L'esprit indépendant et l'attachement à la patrie sont les deux puissants mobiles de ce peuple; cependant plusieurs de ses chansons roulent sur l'amour, ses peines, ses tumultes intérieurs. L'air n° 3 est très-original ; sa coupe est toute différente de celle de nos autres airs populaires. C'est une touchante complainte d'un Goral dont la fiancée, ayant quitté les montagnes, s'était permis de danser avec des hussards hongrois; le jeune homme déplore cet événement, et croit s'apercevoir que le cœur de sabien-aiméc a changé pour lui. Les nombreuses Krakowiaks qui naissent et circulent aux environs de Krakovie ont toutes la même coupe ; le mouvement à deux temps très-vif est celui que le peuple préfère. La Mazurek même est dansée avec une telle vivacité par le peuple de Krakovie et les Gorals, que sa mesure à trois temps devient imperceptible, et ne se frappe qu'alla brève; les Krakoviens la nomment Drobny pour la distinguer de la Krakowiak. La danse favorite des Gorals est une sauteuse qu'on appelle Kolomyika; c'est une espèce de Krakowiak qui se danse avec une petite hache à la main. On donne aussi le nom de Kolomyika aux airs gais des Russiens; en Ukraine et en Russie-Rouge il y a diverses paroles pour ces airs. Les Gorals ont la Kolomyika comme les habitants de l'Ukraine et les Kosaks ont la Szumka et la Kozak. C'est aux environs de Polaniec sur la Wislule que l'on trouve les airs les plus dansants; ceux de Gnèzne et de Posen sont plus agréables à l'oreille; le ton majeur règne exclusivement dans la Krakowiak : les paroles s'adressent plutôt à l'esprit qu'au sentiment, la satire y domine toujours. II n'en est pas de môme dans la Mazurek; le caractère de cette dernière est d'émouvoir l'âme par le récit tendre et naïf de quelque histoire amoureuse; le mode mineur y reparaît souvent, et ajoute beucoup à la richesse de sa piquante mélodie. Malgré les guerres fréquentes et les malheurs qui ont affligé le pays, les habitants de la Grande-Pologne ont conservé un aspect de gaieté dans leurs danses et dans leurs chansons. La musique même de la Polonaise servit autrefois à une danse de cour dont il a été question (p. 53o, t. Ier). Ainsi, sans aller plus loin, un compositeur d'opéra polonais trouverait déjà dans les différents modes de la Mazurek, de la Krakowiak et de la Polonaise, une riche pâture à son imagination; mais qu'il se garde bien de borner ses inspirations à la Pologne du congrès de Vienne de 1815. Il faut qu'il passe le Styr: un champ plus vaste s'offre à son avenir sur les terres fertiles de la Wolhynie et de la Podolie ; qu'il vole vers l'Ukraine où l'antique Dnieper roule ses eaux paternelles; qu'il écoute les chants tristes d'un peuple résigné, ces dumki, fleurs charmantes des prés solitaires de l'Ukraine; qu'il étudie dans le murmure de Boh et de la Ros, dans le frémissement de chaînes de Murometz près Kiiow, dans le chant sinistre du vanneau, dans les sons plaintifs du pâtre jouant sur la duda au milieu d'un morne silence; qu'il étudie cette harmonie natale qui doit faire vibrer toutes les cordes de son âme. Et, quand il aura savouré le parfum de celte contrée poétique, qu'il se replie sur le Zbrucz : il se trouvera en Galicie, pays riche en émotions et en souvenirs du passé. Le peuple qu'il y verra aime à chanter les exploits de ses ancêtres, et les images gracieuses que l'on trouve dans sa poésie se reflètent harmonieusement dans les airs tendres, si nombreux dans ces pays. Qu'il aille à l'église de Zborow pour entendre le vieux chant religieux de la sainte Vierge : « Panno w Zborowskïm laskawa obrazie,i reste précieux de l'ancienne musique religieuse en Pologne; puis, en passant par les rochers grisâtres des Kar-pathes, il chantera avec les Gorals, et descendra dans les plaines de Posnanie, où l'amour des arts et de la nationalité polonaise a survécu aux malheurs de la patrie. Il priera près du lombeau de saint Adalbert, à Dombrova, où se trouve l'ancien chant de guerre des Polonais « Boga rodziça;* de là il visitera Thorn, patrie de Kopernik; Marienbourg, ancienne capitale des Teutoniques, et s'arrêtera à Kowno, au confluent de la Wilia et du Niémen, où l'ancienne Litvanie lui apparaîtra avec ses Weïdelotes, ses fêtes de Sviento Korla, ses cérémonies de Dziady et tous les mystères de la mythologie païenne. Il étudiera les chants des Daïnos qui réunissent la sensibilité, la franchise à une douceur charmante; il parcourra le pays arrosé par la Dzwina et la Bere-zina, car ce sont encore les dépendances de la vaste république de Pologne; et avec cette riche récolte le compositeur polonais pourra reculer les lumineux confins de ce monde merveilleux, où les sons révèlent à l'âme les idées infinies. Le caractère particulier de la musique polonaise est le sentiment mélodique et l'énergie du rhythme ; aussi aucun peuple ne l'emporte sur les Polonais, ni par le tour de la mélodie, ni par les mouvements si variés de la mesure. Les sentiments les plus tendres s'y déploient, en conservant la pompe et la majesté antiques. Voici ce qu'en dit Eorkel, dans son Histoire de la musique : « Personne ne doute que toutes les nations » européennes ont certains rhythmes, certaines j marques caractéristiques dans les modulations » des mélodies qui leur sont particulières, et » que c'est seulement de cette propriété que vien-> nent les mélodies caractéristiques des Fran-» çais, des Italiens et des Polonais. » En devait-il être autrement avec les diffé-» rents peuples de la Grèce et leurs modes, par » rapport à la diversité de leurs caractères in-» trinsèques? n'avaient-ils pas la même significa-» tion qu'on appelle chez nous, style national j> français, polonais, ou espagnol? On pourrait de » cette manière assimiler les qualités du mode » dorique au style polonais. Le caractère du » mode dorique devait être majestueux et solen-» nel, et il n'y a rien de plus solennel que la » musique nationale polonaise. » DUMY oc DTJMKI. ( Chants d'Ukraine, roueries. ) .. Le silence régna comme lorsque la prière . s'ëpanche dans le sein de Dieu, el lout fut dé-.. sert sombré et morne comme lorsque a fini .. le bonheur.- Maixzeski. Voici un peuple dont les mélodies tristes et plaintives s'élèvent comme un hymne de douleur vers le Ciel. Toute cette musique n'est qu'un long gémissement, un chant d'amour, dont le langage mystérieux se révèle par des larmes de résignation. Quelle est donc la cause de cette tristesse profonde, quel pressentiment sinistre enveloppe, comme d'un nuage noir les touchantes idylles de la population russienne de l'Ukraine? Pourquoi ces riches plaines, ces riantes vallées ne lui inspirent-elles que de sombres images? C'est parce que le peuple d'Ukraine a toujours été opprimé. II a vainement lutté contre l'esclavage, contre la misère, contre l'oppression de l'aristocratie polonaise, ou du cabinet moskovite. Vaincu et persécuté, il pleura en larmes de sang la perte de sa liberté, et ses rêveries mélodieuses et poétiques sont comme les derniers rayons de son bonheur passé, que la tyrannie n'a pu briser. Les dumki d'Ukraine, ainsi que les chansons des races slaves, respirent la douceur et l'innocence. On n'y trouve point, comme dans les chants kosaks ou serbes, cette soif de la vie active et aventureuse qui leur est commune avecles Kleph-tes et les Monténégrins. Ici la passion des armes cède au goût paisible de la vie pastorale et agricole ; le foyer domestique est préféré à tous les prestiges de la gloire. Les femmes et les hommes du peuple sont poètes. Le travail du jour finit par une chanson, et souvent les impressions de la vie simple, sans accidents ni périls, se transforment en affections pures, lesquelles s'exhalent en élégies plaintives, remplies de tendresse et d'amour. Ainsi, les enfants de cette terre si riche et si fertile ne sont pas heureux, et tant de larmes répandues n'ont servi qu'à grossir les ondes argentines du Dnieper. Là, près de ses rives sablonneuses, sur une haute montagne est assise la sainte ville de Kiiow. Elle pleure aussi, car elle a perdu la mère-patrie. En 1830, lorsque "Warsovie donna le signal de raffranchissement, la ville des saints martyrs tressaillit sur sa montagne étagée. Les ossements des douze frères maçons remuèrent au fond des cryptes où ils restent ensevelis depuis plusieurs siècles. Maintenant triste et solitaire, elle frémit aux échos lointains de quelques chants populaires, que le vieux fleuve lui jette en passant. Une blanche vapeur enveloppe comme un linceul de mort les clochers de ses vieilles églises, et ses catacombes (pieezary) lui parlent de sa gloire passée, seul héritage d'un peuple malheureux. L'Ukraine a toujours été le théâtre des guerres sanglantes. On voit encore aujourd'hui sur ses steppes de nombreux tertres tumuiaires ( Mo-gily) sous lesquels reposent les guerriers morts pour la patrie. Un silence profond règne autour de ces monuments que le temps n'a pu entamer. Plus d'une fois ce pays a été dévasté, brûlé, saccagé par des hordes tatares, par des armées turques, moskovites, suédoises, etc. Avant l'établissement des Kosaks sur les îles du Dnieper, au-dessous de Kiiow, les grands seigneurs polonais y entretenaient des troupes à leurs frais, pour défendre leurs biens contre les incursions des Tatars. Les Kosaks rendirent d'abord de grands services au royaume de Pologne; mais devenus puissants, par la suite, ils se révoltèrent sous Chmielnicki. Toute la population prit les armes pour s'affranchir de l'esclavage. Les paysans, par aversion pour les seigneurs, sympathisèrent avec les Kosaks. Mais vaincus plusieurs fois, et punis sévèrement, ils furent replongés dans la servitude. Dès lors toute espèce de culture devint à jamais impossible. Les Kosaks et les Tatars dévastaient tout par le fer et la flamme. Les premiers, montés sur des chevaux légers, parcouraient avec la rapidité de l'éclair les riches plaines des terres russiennes ; ils ne connaissaient point d'obstacle dans leurs incursions. La bravoure de leurs chefs, l'adresse et l'agilité corporelles de ces hommes infatigables à la guerre, leur attachement au rit grec, rendaient les guerres kosaques désastreuses à la Pologne;mais l'Ukraine souffrit plus que les autres contrées, et les Kosaks, en changeant de maître, ne changeaient que de despotisme, et les tzars de Moskovie, qui se disaient protecteurs, firent couler le sang sur cette terre qui en avait déjà tant répandu, pour acheter sa liberté et son indépendance. Le langage du peuple d'Ukraine est sonore et favorable à la musique, il tient le milieu entre la langue polonaise et la langue moskovite. Sa prononciation n'est point fixe, car ce n'est point ce qu'on appelle une langue écrite. Cependant elle ne manque pas d'une certaine grâce, surtout dans la poésie. On y trouve des diminutifs caressants comme dans la langue polonaise. Il y a des nuances qu'il serait difficile d'écrire, mais que l'on saisit avec l'oreille ; la variété des inflexions altère souvent la prosodie, ce qui fait que l'accentuation est peut-être moins énergique que dans d'autres branches de la langue slave. Les poésies populaires n'existaient pendant très-longtemps que par traditions. On ne saurait préciser avec justesse l'époque de leur origine. Quant aux airs avec lesquels on a été bercé, ils se perpétuèrent de génération en génération sans avoir été notés. Les femmes de l'Ukraine ont un goût extrême pour la poésie lyrique. Elles bercent leurs enfants avec ces fraîches poésies, et c'est ainsi qu'elles restent à jamais dans la mémoire et dans le cœur. Les Adieux du liosak, la Dumka si touchante de Ilrycio, les Plaintes du voisin, les Regrets d'une jeune mariée, etc., et ces chants, souvenirs précieux de l'enfance, ne s'oublient jamais. t Partout où se trouve une femme slave, dit » Schtifaryk, vous êtes sûr d'entendre chanter » montagnes et vallées, fermes et pâturages, » jardins et vignobles, tout retentit des accents » de sa voix; elle chante ses peines, elle chante » ses plaisirs, et la naissance de son enfant, > et la souffrance de son cœur. Souvent la ifille du peuple, après une pénible journée, > allège, par des chansons, le poids de ses i fatigues; elle revient lentement à sa chau-» mière sous les lueurs du crépuscule , et » elle chante pendant la route. Ce ne sont pas > des traditions confuses, ou des légendes my-» thologiques qu'elle répète, mais de véritables » poèmes, des poèmes qui no ressemblent en » rien aux poèmes des autres nations de l'Eu-» rope. La délicatesse, la tendresse, la pureté, » le pathétique sont les caractères spéciaux de » cette muse ; et nous ne trouvons rien de pa-» reil chez nous. » En Ukraine les femmes chantent, pendant la moisson et la fenaison, des airs d'une gaieté enfantine. Mais quand elles se réunissent le soir, au bord de l'eau, ou près d'un puits, elles redisent avec délices la touchante et langoureuse Dumka. Les dimanches et les jours de fêtes, on voit de jeunes lilles assises en cercle au milieu d'une prairie, ou sur la lisière du bois; elles chantent, elles s'inspirent de toute la nature : les arbres, les fleurs, les fleuves, les rochers, sont les sujets qui animent leurs élégies touchantes. Rarement la pensée se repose sur des images de bonheur: douces et résignées, elles redoutent la fatalité, mais elles se soumettent à la destinée. La chanson prend alors un coloris plus poétique, elle se complaît dans des récits tristes, dans les malheurs des amants, elle déplore les chagrins domestiques, les souffrances de la jalousie. Rêveuse et mélancolique, elle s'élève au ciel comme une vapeur insaisissable. Une fille aime-t-elle uu jeune homme, s'il est beau et bien fait, un pressentiment sinistre la fait trembler pour ses jours. Et ce n'est pas sans raison, car un orage violent ne manque pas de le surprendre en route ; la foudre tombe sur lui, et ses yeux se ferment à la lumière avant d'avoir revu sa bien-aimée ; alors on creuse un fossé, on y place le moribond debout; et d'après une ancienne croyance, s'il ne revient pas à la vie, on l'enterre dans un endroit isolé, à la croix du chemin. Parmi les chants historiques russiens, l'antique chant national d'Jgor Sviatoslavitsch est un monument précieux pour la poésie slave, il embrasse lesiècle deWladimir-le-Grand. Le poète inconnu raconte les exploits d'Jgor dans la guerre contre les Polowtzi, hordes du Volga, et s'élève au vol d'aigle dans les régions poétiques. Ce chant date du xne siècle. Jgor, petit-fils de Troydan, prince de Pereaslaw et de Czernichow, s'allia à trois princes russiens en 1185-86.11 battit d'abord les Polowtzi; mais vaincu ensuite et fait prisonnier, il mourut en héros digne d'un meilleur sort. La musique de ce chant a été faite au milieu du xive siècle, et notée par un moine du monastère de Sainte-Sophie, à Kiiow. Nyczay Doroszenko est le héros d'un chant national russien d'une époque moins reculée, dont la musique est très-populaire, et qui date du commencement du xviir2 siècle, époque des insurrections sanglantes des Kosaks ; la fin tragique de Nyczay rendit son nom célèbre. Voici un fragment de ce chant poétique. t Dans un vallon, près des bords si calmes » du Don, un Kosak cria à Nyczay : « Fuyons d'ici ! » —Moi fuir d'ici, répondit le Kosak Nyczay, ter-» nir ainsi la gloire d'un brave Kosak! — Mais » mon cher Nyczay, je ne vois plus de sécurité » pour toi. Garde ton cheval toujours prêt, selon » l'ancienne coutume, et tiens le sabre bien af-» filé sous la burka. Car voilà quarante mille Lé-» chites (Polonais) qui arrivent de l'autre côté du » Don, tous beaux hommes.—Eh bien, moi jeune » Kosak, je ne crains guère les Léchites, et je > saurai m'en défendre. » Il dit, et soudain il ap- > pelle son jeune homme. Allons vite, selle-moi » mon cheval, mon doux ami, selle mon cheval » noir. > La dumka de Hrycio, moins ancienne, est remarquable par sa fraîcheur et sa simplicité. C'est une création tout amoureuse, et dont la candeur ingénue fait rêver le cœur. Les quatre premières mesures répétées deux fois, suivies de la reprise en majeur relatif, disposent l'ûme à l'attendrissement; il est impossible d'écouter longtemps cette musique délicieuse sans être vivement ému. toute seule, respirent la douleur etla résignation. ( Voyez le n° II.) La dumka intitulée Susida (leVoisin) renferme une suite de lamentations sur les chagrins domestiques. Aux yeux des gens malheureux, tout paraît mieux chez le voisin que chez soi. (N°IIL) Comme une narration pittoresque, nous devons citer ici le dialogue naïf entre une jeune fille restée seule à une fête champêtre, et un galant Kosak qui s'offre pour la reconduire à la mai- HRYCIO. c Connaissez-vous la chaumière qui est à l'en- > trée du bois près d'un puits profond? c'est là » que les fdles passent les veillées du soir. » Ne va jamais, Hrycio, à la veillée, car à! la » veillée, les lilles sont sorcières, et celle qui a * des sourcils noirs est une vraie sorcière. » Un dimanche matin elle cueillit des herbes, > elle les lava le lundi, le mardi elle les fit bouil-» lir, et le mercredi elle empoisonna le pauvre » Hrycio; il expira le jeudi, et le vendredi d'après » on l'enterra. » Et lorsque le samedi vint, la mère battit la > fille. « Pourquoi, lui dit-elle, as-tu empoi- * sonné Hrycio? — O ma mère, ma douleur est » extrême, mais pourquoi Hrycio en aimait-il » une autre? » > Le dimanche d'après, les cloches de l'église » sonnèrent ; la mère de Hrycio tordit ses mains » blanches, car la dépouille mortelle de son fils » passa au cimetière. Là on l'a couvert d'un peu » de terre, et le prêtre dit amen. Une voix se fit » entendre du fond du cercueil, et l'on entendit » ces paroles : » Je vais paraître devant Dieu, il saura la vé-» rite sur ma mort ; il me dira du haut des cieux » s'il faut mourir parce qu'on a aimé. » ( Voyez le n° I. ) Une autre dumka du même caractère, qui a fait le tour de l'Europe, est celle des Adieux du Eosak. Elle paraît appartenir à une époque plus ancienne que la précédente; son chant suave et tendre exprime avec une douce résignation les regrets du départ et les angoisses de l'absence. Les plaintes de la jeune fille, que le Kosak laisse son, au moment où l'orage allait éclater. — L'air, qui est tout en majeur, est moins sombre que la dumka du Voisin* La couleur poétique de celui-ci exprime parfaitement, au commencement, le bruit sourd d'un orage lointain. « Le vent souille, l'orage gronde, une pluie » fine commence à tomber; et moi pauvre fillette » je n'ai personne pour me ramènera la maison. — Dansez, dansez, ma belle, répondit un » jeune Kosak en buvant de l'hydromel, je me » charge de vous reconduire chez vous. — Oh! » je vous prie de ne pas venir avec moi, car ma » mère est très-sévère; elle me gronderait.— > Dansez, dansez, ma belle, l'orage va cesser, le » soleil reparaîtra brillant, et je connais le che-» min. > Le vent souffle, l'orage gronde, une » pluie fine commence à tomber, et le Kosak, » qui sait tout et ne dit rien, ramènera la jeune » fille à la maison, i (N° IV.) Un air d'un caractère tout opposé, c'est la Dumka sur Potocki, touchante élégie du peuple d'Ukraine, où il gémit sur le malheur de la patrie. On ne peut entendre sans tressaillir le récit grave et religieux de cette épopée. Les événements qui y sont racontés remontent au deuxième partage de la Pologne. Il y a dans le récit du mouvement dramatique et de la noblesse. Le poète peint avec une vive indignation les suites de l'invasion étrangère, il déplore le départ de Kosciuszko et la trahison de Stanislas-Félix Po-tocki,chef du complot de Targowiça en 1792. Les yeux des Polonais se remplissent de larmes aux accents de cette musique touchante. (N° V.) Comme modèle de grâce et de naïveté, nous donnons ici la musique d'une charmante chansonnette dont le litre : est le Kosak et la Dziuba. LE KOSAK ET LA DZIUBA. « Un Kosak donnait à boire à ses chevaux; 248 LÀ P( » Dziuba vînt pour puiser de l'eau, le Kosak chanta » sa chansonnette, la Dziuba se mit à pleurer. t Ne pleure pas, chère Dziuba, je suis avec » toi; quand j'irai en Ukraine, tu me pleureras. » Malheureux chevaux, pourquoi faut-il partir, » pourquoi faut-il laisser tout ce que j'ai de plus » cher?» » À qui est donc ce puits où le pigeon se » baigne? A qui est donc la jolie fille dont je suis » amoureux ? ■— Oh ! j'irai sur la montagne, je lui ferai signe i de main : reviens, reviens, mon cher Kosak, je » périrai sans loi ! » (N° VI.) On chante cet air en s'accompagnant sur le téorbe, instrument favori des Kosaks. Le téorbe a quelque ressemblance avec la bandura dont l'origine vient de la gensla, le plus ancien des instruments slaves. La Gensla n'avait que trois cordes métalliques sur lesquelles on jouait avec des bâtons. Le nom de Guslarz, qui veut dire devin ou diseur de bonne aventure, dérive de cet instrument qui s'appelait en langue slave Huszle ou Guszle. Les airs russiens sont très-nombreux, tous ne sont pas notés. Ceux des noces et des festins varient à l'infini; dans chaque localité on les chante autrement. Plusieurs sont désignés par des noms caractéristiques, comme Czumak, Ru-dio, Szumka, Kalinuszka, Kozak, etc.; ils servent en partie pour le chant et à la danse. Les paysans frappent la mesure en dansant Tropaka;\e$ Kosaks s'élancent hardiment dans leurs pittoresques prysiudy. Aux environs de Kaniow on chante une Dumka sur le staroste de Kaniow, le Barbe-Bleue de nos jours; près de Bohuslaw un chant pareil sur Mazeppa; et le fameux rempart de Trajan a donné lieu à bien des contes sur son origine. Le peuple, avec son imagination poétique, l'attribue à saint Georges, qui, ayant pris dans sa jeunesse un dragon vivant d'une force prodigieuse, lui aurait construit une charrue énorme; puis, ayant attelé le monstre, il aurait tracé le merveilleux sillon qui s'étend depuis la Bessarabie jusqu'au Polésie à travers les montagnes, les fleuves et les forêts. Ce rempart, qu'on appelle Wal zmiia, présente encore dans certains endroits des débris imposants. D'après une autre version, ce rempart aurait été élevé par Zrniia, chef de Khozars, alors maître de Kiiow, pour se garantir des incursions de tribus de Drevlans. En parcourant le pays, on est frappé des récits sombres et des traditions fabuleuses sur les châteaux solitaires, sur les vampires enterrés, sur les âmes enfermées pour quelques crimes dans les tertres isolés (mogily), autour desquels on voit voltiger à minuit des revenants, fantômes (upiory) aux yeux flamboyants. Le peuple crédule et superstitieux aime le merveilleux, et redoute les revenants comme une punition du Ciel. La malheureuse destinée du peuple russien lui a laissé des impressions pénibles; ses souffrances morales s'exhalent en chants plaintifs, en rêveries mélodieuses : aimer, chanter et souffrir, voilà son présent et son avenir. Un silence de deuil plane sur la malheureuse Ukraine; ses bosquets verdoyants, ses vergers, ses prairies (le-wady), ses bois solitaires harmonisent avec les peines secrètes de l'âme. D'un autre côté, les steppes uniformes de la Bessarabie se déroulent tristement comme les ombres du crépuscule; le vent de la mer Noire souffle dans les broussailles et balancent les chardons semblables à des vagues rougeâtres; le pâtre est la seule âme vivante que l'on rencontre de temps en temps sur ces plaines immenses. L'oiseau à la huppe noire perce l'air de ces chants sinistres, il suit sa course en tournoyant au-dessus de tout ce qui se détache de la steppe. On n'entend au loin que le croassement des corbeaux, oiseaux de mauvais augure, et les gémissements des roues criardes des czumaks qui traversent les steppes avec leur cargaison de sel. J'ai indiqué le caractère principal de la musique populaire du peuple russien, dont les chants diffèrent sous plusieurs rapports de ceux des autres nations slaves. La Liivanie, la Samogitie, la Podlaquie ont leurs chants à part. Dans un prochain article j'analyserai les poèmes populaires de la Litvanie, ces chants héroïques, véritables épopées qui datent d'une haute antiquité. Les derniers vesliges de la mythologie litva-nienne offrent un intérêt vif et puissant. Les Litvaniens, avant d'être Polonais, formaient une nation indépendante; leurs guerriers ne cédaient en rien à la bravoure des autres branches de la famille slave. L'amour de la patrie était chez eux une de leurs vertus héréditaires, Albert Sowinski. POLOGNE Krakuwiak. ,UBOZ Mï TO JACY TACT. h ë û m /11 Nu2. Krakowiak m m -#.J.Vj I : LECI BOCIVN LECI. P ,03 o 1 22 r cres. sf H>J_k 41 Lt T..mne.r. ...... .- Hw f -HT] i j . J1 i r f r 7 ' f _À_' Ti__ f * : 4 ■LLIJ.-é 1 -—E —l— Vf f 0 ! f ? Û ^ .IL-f f *-} ■ # f liLr r 1 -f ■ tJ -1 -f—1-- —r— --- '--' NV 4. Krakuwiak du prince Poniatowski. t ,4, ; I fia 1 $ t f frff ï77) > ÉÊË ) i • ■ * -, f _j r J ' t 1 i , i 3 ( If r. l r r ' Krakowiak. "F"—* i CHANT DES KRAKUSES. r |gg 'qjl/. LLL? £ A ! M f «A* f < , f If 'fr' è * f ffff , '*' p (■ p1^ ""fis*'— CHANT DE GORALES. m LES FIANÇAILLES DES KOSAKS ZAPOROGUES. TRADITION POPULAIRE POLONO-UKRANIENNE DU XVIe SIÈCLE ( Imité du polonais de Michel CZAYKOWSKI.) I. Qu'il est beau ce lac limpide; tantôt le vivace poisson fend ses ondes, tantôt il s'enfonce, puis il reparaît à la surface, et son écaille argentée vient se briser devant les rayons d'un soleil doré. Au-dessus du lac l'agile hirondelle trace des zigzags, s'élève dans les nues, puis d'un seul trait vient effleurer l'eau; son œil semble vouloir percer l'abîme ou se perdre au delà du firmament azuré. Une jeune fille vient en courant sur le bord du lac; la légèreté de ses pas ne laisse point de traces sur le sable; ses yeux se portent au loin. Arrête-toi, jeune fille, arrête-toi un instant, vois ce lac dont les eaux te cherchent, elles s'approchent de toi ; regarde ce soleil si joyeux de ta présence ! Les petits poissons arrivèrent sur le bord : la jeune fille leur avait paru plus belle que les plus belles fleurs aquatiques, et l'hirondelle restait suspendue dans l'espace, le cou tendu vers la jeune fille, en jetant un cri de joie et d'admiration, car la jeune fille lui avait paru plus belle que la surface du lac, plus fraîche que la clarté du jour. Mais la jeune fille dédaigne lout ce qui l'entoure : que lui importe à elle et l'eau et le soleil? Toute la nature l'admire dans une extase amoureuse, et elle reste indifférente; une seule voix arrive à son cœur, un seul souvenir est la vie de son âme. Elle arrive toujours en courant, agitée par une émotion dévorante; elle arrive à un tertre tumulaire, et quand elle est là, elle frappe du pied et regarde dans l'immensité des steppes. Ah! qu'elle est belle ainsi, avec sa chemise de lin serrée par un corset rouge ! Les battements de son cœur sou-to E rr. lèvent sa gorge, et chaque pensée apporte une teinte rosée sur sonblanc visage ; ses yeux brillent comme des étincelles; ses cheveux, noirs et lisses comme la plume du corbeau, sont tressés avec une ganse rouge, ils retombent négligemment sur ses gracieuses épaules; elle est vêtue d'un court jupon rouge et d'un tablier bordé d'une ganse amaranthe; sa taille mince et flexible est prise par une ceinture d'un mêlai brillant; sa chemise, qui monte jusqu'au cou, est attachée par un bouton. L'art de la coquetterie eût inventé ce costume qui faisait le désespoir de tous, et qui permettait les désirs à un seul.... Des rangs de perles de couleurs tournent autour de son cou; ses pieds nus sont blancs et potelés.... Tout ce qui est voilé est plein de grâces, tout ce qu'on voit est une perfection. La jeune fille reste debout sur le tertre, ses yeux fixés vers le midi. Bientôt on voit venir de ce côté un Kosak monté sur un cheval blanc; il accourt bride abattue; son kolpak ponceau touche à la crinière du cheval, son sabre traîne sur les cailloux, et la semelle de ses bottines rase la terre. Il arrive au triple galop, car il brûle d'être au pied du tertre, il a vu sa bien-aimée, il l'avait devinée avant de la voir... Le sang du jeune Kosak bouillonne dans ses veines, son cœur bat, leurs yeux se sont rencontrés; elle vient au-devant de lui, leurs bras s'entrelacent, leur première parole est un baiser ! La parole est inventée pour feindre l'amour quand il n'est plus; la passion vraie, la passion qui domine l'âme ne s'exprime pas, elle pénètre. Quel mot en dira jamais autant qu'un baiser, un serrement de main? Le Kosak et la jeune fille n'ont point prononcé les mots : Je t'aime ; les caresses, les saintes caresses de l'amour sont leurs serments. Le Kosak cesse d'embrasser son amie pour la regarder; la jeune fille sourit, elle est heureuse, 'elle est confiante : elle se sent aimée. 1 a Mon fidèle coursier, dit le Kosak, m'a sauvé de la mort, je lui en rends grâces. Quel bonheur que la vie, la vie que tu donnes si belle et si bonneI La rose n'est pas si jolie que toi. — Ah! cher Oztaf, je serais plus jolie sans les inquiétudes que j'ai eues pendant la guerre ; mais une pauvre fille, loin de son bien-aimé, est comme une fleur privée d'eau. — Tranquillise-toi, ma chère, nous ne nous quitterons plus, j'ai dit adieu aux miens, j'ai bu avec eux le dernier verre d'eau-de-vie, j'ai vu les Zaporogues pour la dernière fois sans doute; je suis auprès de toi, Mariette, et c'est pour toujours, i En prononçant ces mots, Oztaf devint pensif: les larmes qu'il avait versées en quittant son pays lui revenaient au cœur. Sa moustache s'abattit sur ses lèvres, ses sourcils se froncèrent.,. Mariette vint s'appuyer sur son épaule et caressa ses cheveux ;... elle avait tout compris, et elle l'aimait mieux encore en le voyant souffrir... Ostaf restait pensif, mais tout à coup il relève la tête, et dit : t Le passé ne reviendra plus; allons, Mariette, allons nous jeter aux pieds de tes parents, et supplions-les de bénir notre amour. Laissons là la pique et le sabre, et prenons la charrue et la bêche. » Et ils s'acheminèrent vers le village ; le cheval blanc les suivait. IL Le vieux père et la mère de Mariette étaient assis devant la chaumière; les fils aînés étaient aux champs avec le bouvier, et les petits, à cheval sur des bâtons, couraient dans la cour. « Femme, dit le père d'un air triste et pénétré, ce Kosak Zaporogue a tourné la tête à notre fille; elle n'est bonne ni au travail ni au plaisir, elle "asse tout son temps sur le tertre, elle le cherche des yeux, elle l'appelle, elle veut l'attirer; et lui, court la Valaquie et la Moldavie. » La mère aurait bien voulu défendre sa Mariette, mais elle ne savait quelle excuse inventer : elle s'en prit à Dieu, la pauvre femme! « Si ce Kosak plaît tant à notre fille, c'est que Dieu l'a voulu, dit-elle, et tout s'arrangera peut-être pour le mieux. » Pendant qu'ils discouraient ainsi, Mariette et Oztaf se présentèrent devant eux. Oztaf fit d'humbles salutations, et Mariette, rouge comme une framboise, n'osait lever les yeux. Les enfants agaçaient le cheval, jouaient avec sa crinière, lui tiraient la queue, et celui-ci se laissait faire, comme s'il avait le pressentiment de ce qui se passait. On invita Oztaf à entrer dans la chaumière : on mangea, on but de l'eau-de-vie, après quoi Oztaf dit aux parents : « Monsieur le père et vous madame la mère, je viens ici pour votre fille; si vous consentez à me la donner en mariage, j'ap-pendrai mon sabre, ma pique, je cultiverai la terre, et je resterai chez vous jusqu'au jour où j'aurai bâti une chaumière; mais si vous me refusez votre fille, je serai au désespoir, et j'irai encore exposer ma vie contre les Tatars. Quant à Mariette, je ne sais ce qu'il en adviendra, car elle m'aime de tout son cœur.» Le père et la mère réfléchirent, et Mariette, debout près du poêle, n'osait dire un mot. Après quelques moments de silence qui parurent des heures au jeune Kosak, le père dit enfin : < Puisque tu es las de courir le monde, et que notre fille te plaît, envoie-nous des fianceurs, et nous verrons à arranger le mariage. » Oztaf, après avoir fait des remercîments, alla chez les voisins pour les prier de faire sa demande. III. Deux fianceurs arrivèrent en apportant un poulet et un gâteau, et, après avoir déposé les présents sur la table, ils dirent : «Nous vous offrons un gendre, brave comme son sabre et sa pique, et il sera aussi un bon cultivateur; il aime votre Mariette autant et plus qu'il n'a aimé la guerre, et il abandonne les Zaporogues pour passer ses jours avec vous et manger en commun le morceau de pain qu'il aura gagné à la sueur de son front. II est franc et loyal, brave, nous vous l'avons dit, et il fera un bon mari. Oh! soyez tranquille, ce mari-là ne portera pas les jupons. » Le vieux père se prit à sourire, et répondit: i Comme ce n'est pas moi qui l'épouse, ce n'est pas à moi à me décider, il dépend de Mariette d'accepter ou de refuser. » Et se tournant vers sa femme, il ajouta: « Va chercher notre fille, il faut qu'elle réponde elle-même aux fianceurs. > La mère sortit, et les hommes restèrent à boire et à manger, en causant des nouvelles du jour. Entre autres nouvelles, ils disaient que le roi de Pologne, Etienne Batory, se préparait à faire une expédition contre les Moskovites, et qu'au nom de la république, il avait invité l'atta-man Rozynski à réunir les Kosaks pour cette guerre. Tous regrettaient de n'être plus en âge de venir au secours des Polonais, de leurs frères; ils se rappelaient les expéditions qu'ils avaient faites sous leurs attamans Wenzyk et Swis-rgonski. « Quand nous étions enfants, disaient-ils, on nous parlait ducélèbre Ostaff Daszkiewicz, qui prenait part aux guerres de Sigismond Ier, de glorieuse mémoire. » La présence de Mariette mit fin à cette conversation; elle entra d'un air timide, ne sachant si elle devait avancer ou reculer; sa mère la poussa, et la pauvre fille, toute tremblante, remit une serviette aux fianceurs en gage de consentement, ensuite elle alla se cacher derrière le poêle. Les fianceurs, tout contents du résultat de leur mission, caressèrent leur barbe, sortirent, et rentrèrent un instant après avec Ostaf, qui les avait attendus à l'entrée de la cour. Ostaf posa sur la table des ceintures enrichies d'or et d'argent, des pierreries, des étoffes de soie, des franges d'or et des poignards d'un précieux travail ; ces objets étaient le butin enlevé aux Tatars et aux Turks. Il distribua ces magnifiques présents dans la famille de sa future, puis il alla chercher Mariette derrière le poêle, et Mariette se laissa conduire sans faire la moindre résistance. Tous deux se jetèrent aux pieds des parents, et, après ce devoir accompli, ils saluèrent toute la famille et remercièrent les fianceurs. IV. Vers le soir, les voisins se rendirent chez les parents des fiancés. Les plus âgés se placèrent autour d'une table, et mangèrent des mets du pays, tandis que la jeunesse se groupait autour des joueurs de violon et de timbales. Quant aux fianceurs, leur rôle était de verser des rasades d'eau-de-vie et d'hydromel, et de faire force plaisanteries. Enfin, les violons avec accompagnement de timbales se firent entendre. Ostaf posa sa main gauche sur sa hanche, et de sa main droite prit un fichu dont il présenta le bout à Mariette : c'est ainsi qu'ils ouvrirent la danse. Les autres couples les suivaient, mais Oztaf, le kolpak sur l'oreille, la moustache retroussée, donnait le signal des figures. Cette longue file s'agitait, se tortillait comme un serpent; chaque couple en passant devant les violons frappait du pied, puis faisait une glissade en avant, et faisait un salut respec* tueux quand il se trouvait devant les vieillards. Ceci n'était que le prélude de la danse, el bientôt on commença la kosake : les jeunes filles se placèrent sur une seule ligne, en rougissant, en souriant, et en baissant les yeux ; les cavaliers se mirent en face, rejetèrent leurs cheveux en arrière, et regardèrent hardiment leurs belles. Rien de plus gracieux que cette danse ; les cavaliers frappent d'abord du pied, ensuite ils dansent en s'inclinant un peu, les danseuses tournent en frappant des talons, puis elles s'approchent des cavaliers comme si elles voulaient recevoir leurs baisers ; mais aussitôt elles reculent, s'arrêtent un instant, frappent du pied, reviennent, prennent la main des cavaliers, leur caressent les cheveux, puis elles se sauvent ; alors les cavaliers entonnent une chanson, les jeunes filles répondent en choeur, le violon se tait, et les timbales font pianissimo; mais bientôt les violons recommencent, la danse reprend, et tout s'anime de plus belle après cette interruption. Pendant qu'on se livrait à la joie, on entendit l'aboiement des chiens, et le bruit lointain de la cavalerie. La musique des fiançailles se tut, les danses cessèrent ; tout le monde accourut sur la porte pour voir ce que c'était, et bientôt on vit les régiments des Kosaks Zaporogues qui quittaient Czerkask pour se rendre à Bialacer-kiew. Les maîtres de la chaumière invitèrent les chefs au festin des fiançailles, mais l'un d'eux s'excusa, en disant qu'ils étaient pressés d'arriver à leur destination, c Merci, frères, ajouta-t-il, de votre offre hospitalière, mais le roi Etienne et la république polonaise nous invitent à un banquet plus sérieux. Notre vénérable attaman nous attend à Bialacerkiew, et dès que nous serons réunis à nos frères de Pologne, nous franchirons la Russie-Blanche, et nous boirons à pleines rasades le sang de nos cruels ennemis les Moskovites. Nous vous souhaitons autant de bonheur, que nous nous souhaitons de gloire et de butin. > Ayant dit, il vida un verre d'eau-de-vie sans descendre de cheval ; les autres Kosaks en firent autant, et les plus malins se tournèrent agilement sur leurs selles, et embrassèrent les jeunes filles sans que personne en vît rien. Ostaf jetait des regards inquiets tantôt sur Mariette, tantôt sur les Kosaks ; il retrouvait ses compagnons d'armes, et les retrouvait sans oser leur serrer la main ! des larmes roulaient 'dans ses yeux. Mais quand il vit s'éloigner la dernière colonne, il regarda Mariette avec une expression déchirante, se mit à sangloter, et partit sans avoir la force de dire un mot. Mariette n'osa le suivre.,.. Bientôt les régiments se perdirent derrière les collines, et la musique recommença à jouer, et les couples recommencèrent à danser. Mais Ostaf n'était plus là! Mariette le cherchait, l'appelait, et l'écho seul répétait ses pleurs et ses paroles. Les jeunes gens se dispersèrent pour tâcher de le découvrir ; mais lui, son cheval blanc, son sabre et sa pique, tout avait disparu. Des pâtres vinrent dire que de loin ils avaient vu Ostaf qui sellait son cheval, en poussant des cris de désespoir, et que toujours il regardait du côté de la chaumière en agitant ses mains; qu'ensuite il monta à cheval, piqua des deux, franchit les haies et les ravins, et rejoignit les Kosaks en un clin d'œil. La pauvre fille fondit en larmes en entendant ce récit; ses parents cherchèrent à la consoler, mais eux-mêmes étaient pénétrés de douleur. Les fianceurs promirent d'aller à la poursuite d'Ostaf, pour le ramener à sa fiancée. Les convives regagnèrent tristement leur demeure, et les tables restèrent couvertes de mets que personne ne voulait plus toucher : quand la douleur s'empare de l'âme, les sens deviennent inertes. Cette pauvre fille, si belle et si malheureuse, avait attendri tous les assistants. V. Tout était changé dans l'intérieur de la chaumière; le vieux père de Mariette fronçait le sourcil, et ne trouvait plus un sourire même pour sa fille; et la mère!., peut-on exprimer la douleur d'une mère qui voit dépérir son enfant ! ] Mariette était méconnaissable, ses joues restaient pâles comme un linceul, et ses yeux si brillants, si étincelants de passion, étaient aujourd'hui éteints par les larmes. Le travail, la distraction ne lui sont plus possibles ; jour et nuit elle pleure, jour et nuit elle prie. Quelquefois elle va consulter une devineresse : il y a ce contraste de piété et de superstition dans toutes les âmes tendres ; on lui parle de guerre, de gloire, de mort, chaque prédiction lui semble un arrêt, et elle revient près de sa mère, pour chercher un regard compatissant ; elle voudrait se résigner, elle voudrait surtout persuader à sa mère qu'elle pourra vivre avec son désespoir, mais le cœur d'une mère ne s'abuse pas ! Mariette, dans son sommeil, croit voir Ostaf, elle le voit plein de gloire ettoutchargé d'un riche butin; il revient de l'expédition avec son coursier blanc, mais au moment où il va se jeter dansles bras de sa fiancée, son kolpak tombe par terre, et une tête de mort apparaît à Mariette. La pauvre fille se réveille en criant, elle est agitée de spasmes convulsifs ; sa mère essaie de la calmer, elles pleurent ensemble ! Les jours, les mois se passent, et les Kosaks ne sont point encore de retour dans la contrée. On dit que le roi Etienne, à la tête des Polonais, des Litvaniens, des Kosaks et des Hongrois, poursuit à outrance les Moskovites et leur tzar Yvan, et que les palalinats de la Russie-Blanche se soumettent encore à l'aigle blanc de Pologne et au cavalier armé de Litvanie ; que l'armée s'est couverte de gloire aux sièges de Pskow et de Wielkie-Luki, et que le roi des Polonais, en-chanté de la belle conduite des Kosaks, leur accorde des immunités, les place à l'aile droite de son armée, etleur paye exactement leur solde. Le roi, dit-on, parle très-familièrement à l'atta-man, il demande des conseils à son expérience, et les Polonais et les Kosaks s'aiment comme s'ils avaient sucé le lait de la même mère. Telles étaient les nouvelles qu'on rapportait de l'armée. Bientôt de nouveaux détachements quittèrent les cataractes ou porogues du Dnieper, pour rejoindre l'armée nationale; ils passèrent près de la chaumière de Mariette, et elle les chargea de dire à Ostaf qu'elle l'aimait toujours, et qu'elle était bien malheureuse de son absence. «Dites-lui, ajouta-t-elle, que je donnerais toute ma vie pour le voir un instant, p Les saisons se succédaient, et personne ne revenait de la Moskovie ! Pays de malédiction ! là il n'y avait point de riches turbans, point d'or, point de ces belles armes que les Kosaks avaient trouvées dans la Circassie ; point de cuir comme en Tatarie, point de bétail comme en Walaquie! Les hommes en Moskovie sont forts 1 comme des chênes, les boïars fiers comme des sangliers, et le tzar cruel comme un tigre : celui qui tombe dans ses griffes est sûr de trouver la mort. LesYillessont en bois, et désertes et pauvres; les champs ne sont point fertiles, et plusieurs produits de la nature leur sont refusés ; cependant les Kosaks restaient en Moskovie, car s'ils n'avaient pas de butin à espérer, ils se repaissaient du sang de leurs ennemis. On était à la moitié du printemps, et Mariette était triste comme pendant les jours sans soleil ; mais elle ne pleure plus, la pauvre fille, elle ne pleure plus, elle n'a plus de larmes : sa douleur est devenue trop profonde pour se montrer au dehors; elle ne peut ni s'épancher, ni se plaindre, son âme éprouve un engourdissement qui n'est point encore la mort, et qui n'est point la vie. Chaque jour elle se dirige vers le lac, et elle monte péniblement sur le tertre tumulaire; quand elle est là, elle plonge ses regards dans les steppes; elle passe des heures entières dans la même attitude ; au-dessus de sa tête l'oiseau passe et repasse, en faisant entendre des cris lugubres, de sinistres présages. Son frère et sa sœur, inquiets de ses fréquentes absences, viennent la chercher, et racontent aux vieux parents l'état dans lequel ils ont trouvé Mariette. La famille se décide à consulter un sorcier, qui dit l'avenir aux jeunes filles, et qui a des herbes mystérieuses pour guérir tous les maux. Ce n'est pas tout, on fait dire des messes pour 3farieite, mais rien ne sert ; ce qu'il faut à Mariette, c'est un cœur pour son cœur; ce qu'il lui faut, c'est ce lien sympathique qui de deux âmes en fait une ! VI. Un jour, selon son habitude, Mariette alla dès le matin au tertre tumulaire. Le soleil brillait, les eaux du lac étaient calmes, le petit poisson s'agitait sous les ondes, l'hirondelle effleurait l'eau de son aile, la nature était riante, riante «comme la veille, riante comme tous les jours de printemps. Un lièvre traversa la route que Mariette avait prise, et à la gauche de la jeune fille les corneilles croassaient, le chien hurlait, et les oiseaux de mauvais augure sillonnaient l'air et criaient plus lugubrement qu'à l'ordinaire. Mariette s'assit sur le tertre; elle y était depuis longtemps, quand elle aperçut des nuages de poussière qui venaient du septentrion. Aussitôt elle se lève, se dresse sur la pointe des pieds, et attend avec anxiété ce qui va venir... Ce sont les Kosaks, elle a reconnu les régiments. Les Kosaks marchent lentement, aucun cheval ne quit'e les rangs pour arriver près du tertre avant les autres ; pas un sabre ne brandit dans l'air, on n'entend pas les chants populaires, tout est morne, tout est silencieux. Les Kosaks s'approchent du tertre, et Mariette aperçoit dans l'ar-rière-garde un chariot traîné par des hommes ; et derrière, uncheval blanc qui marche latête basse; ce cheval est recouvert d'une housse de soie rouge, et sur sa selle sont déposés une pique et un sabre en croix : la housse de soie rouge était Je signe d'honneur qu'on accordait aux plus braves. Mariette regarde, soupire une dernière fois, sourit et tombe morte! Les détachements passèrent l'un après l'autre à côté du tertre sans voir la pauvre morte ; ils côtoyèrent le lac, et s'arrêtèrent devant la chaumière. Le chef, le même qui avait été invité aux fiançailles avant l'expédition, entra seul dans la cour, et en s'approchant du père et de la mère de Mariette, il dit: * Une seule fois notre mère nous met au monde, et une seule fois on meurt.La fatalité voulut que nous passassions ici il y a deux ans, pont emporter avec nous la joie et le bonheur des fiançailles. Notre frère Ostaf aimait voire fille plus que tout ce qu'on peut aimer ; Dieu sait combien la séparation lui coûta ! il pleurait en nous racontant les combats de son cœur; mais que faire ? l'ivrogne ne se déshabitue pas de l'eau-de-vie, le loup ne peut vivre que dans les bois; Ostaf quitta sa fiancée, renonça au bon heur, et courut comme un forcené quand il vit les piques et les chevaux ; mais, hélas ! les morts ne ressuscitent pas, et du même pied on ne peut aller en avant et en arrière. Ostaf fit des merveilles sur le champ de bataille ; sous Pskow il tailla en pièces vingt Moskovites, mais bientôr après il trouva la mort qui l'avait épargné tant de fois. En mourant il nous recommanda d'amener ici son corps, de donner à Mariette son cheval, sa pique, son sabre, enfin toute la richesse du Kosak, et de lui dire qu'il avait pensé à elle jusqu'au dernier instant de sa vie. t Dites-lui, ajouta-t-il, que je la dégage de sa parole, et qu'elle peut se. marier si elle le veut. » Le vieux père soupira tristement, et la mère se mil à courir vers le tertre pour chercher sa fille ; elle fut longtemps avant de revenir,puis on entendit des sanglots, c'était elle, c'était la pauvre mère. « Elle le savait mieux que nous, dit-elle en entrant dans la chaumière ; son corps est là, son âme est au ciel ; ô Mariette î Mariette, que je suis malheureuse ! » Le père pleurait aussi, et les Kosaks, d'un air pénétré, entrèrent dans la cour, prirent six planches de platane et deux de sapin pour en faire un cercueil. Le platane et le sapin sont des bois consacrés par les traditions populaires de l'Ukraine. Quand le cercueil fut achevé, ils y déposèrent les restes d'Ostaf, et les portèrent en terre. Un prêtre arriva, et déposa le corps de Mariette auprès de celui d'Ostaf; il la bénit et lut l'Évangile, quoiqu'elle fut morte sans les secours de la religion. Les Kosaks firent une fosse avec leurs sabres, et descendi- rent les deux corps; le père, la mère et toute la famille assistaient. Les Kosaks, après avoir rendu les derniers devoirs à leur frère d'armes, se dirigèrent vers le Dnieper; ils marchaient dans une attitude pensive. En les voyant, on ne pouvait croire qu'ils revenaient d'une belle et glorieuse expédition. Le cheval blanc ne voulut plus quitter le tertre, il broutait des herbes desséchées. Un jour on le trouva mort au sommet du tertre, sur la tombe de Mariette et d'Ostaf. Tout le village partagea la douleur de la famille de Mariette, et depuis cette époque, quand des fianceurs viennent demander une fille en mariage, on disait: « Dieu veuille que nos fiançailles ne ressemblent pas à celle du Kosak Za-porogue t » Olympe Chodzko. LE CHATEAU DE LIPOWIEÇ. (Prononcez : LIPOVIÉTZ. ) Au bas de Krakovie, et sur les bords escarpés de la Wistule, s'élèvent les ruines de l'antique château de Lipowieç. Autrefois il était situé dans le diocèse de Krakovie, et appartenait aux évêques de cette ville. D'abord, c'était une espèce de fort destiné à protéger la capitale contré les incursions des Tatars et des Hongrois, mais plus tard, les évêques de Krakovie y fai- saient emprisonner les hérétiques, c'est-à-dire les personnes qui osaient être indépendantes, et qui discutaient philosophiquement sur les dogmes de la religion et sur sa tolérance. C'est dans les souterrains de ce château que fut enfermé, vers l'année 1560, le célèbre philosophe polonais Stan-kar, disciple de Zwingle, par ordre de l'évêque Samuel Maciejowski. GÉOGRAPHIE, STATISTIQUE. NOTICE GÉOGRAPHIQUE, STATISTIQUE ET HISTORIQUE SUR LES TERRES PRUSSIENNES DE LA POLOGNE. § I.—Géographie, hydrographie, géologie, statistique. Les contrées que nous allons décrire étaient connues sous les dénominations générales de Poméranie et de Prusse. \a Poméranie polonaise devint plus tard Prusse polonaise ou royale; mais la Prusse proprement dite ne s'étend que de la rive droite de la Wis- tule au Niémen, dans la direction de l'ouest à l'est, et des frontières septentrionales du royaume de Pologne du congrès de Vienne, à la mer Baltique. C'est une largeur de 60 lieues sur 70 de longueur. La superficie de ce pays ne dépasse pas 1,190 lieues carrées. D'après le recensement de 1835, sa population monte à un million six cent mille âmes; ce qui donne mille trois cent POLOGNE. quarante-quatre habitants par lieue carrée, quoique les landes, bois, lacs et marais soient là en disproportion avec le terrain habitable. En général le pays est plat, et ce n'est que du "iôté de la mer que s'élèvent de petits monticules, formés par les alluvions qui retiennent les flots de la Baltique dans ses limites. Un grand nombre de rivières arrosent le pays. Leurs sources se cachent dans les lacs qui y sont très-nombreux; elles ont une pente douce, lente, leurs lits sont larges, sablonneux, et pour la plupart elles ne sont pas flottables. Une ligne d'élévations peu sensibles partage le pays en deux versants, l'un qui conduit les eaux vers le midi, et l'autre vers le nord. On remarque sur le versant méridional: La Drwcnça, germanisée en Drewentz ; elle court dans la direction sud-ouest; sa source est à Osterode,etsejoint à laWistule près de Thorn, au village de Zlotorya. Elle est flottable. La Drwença fait en partie la limite entre les royaumes actuels de Pologne et de Prusse. Sur ses bords on rencontre beaucoup de ruines, et de châteaux fondés par les chevaliers Teutoniques. L'Ossa, petite rivière coulant dans la même direction, afflue dans la Wistule, et baigne le bourg et la forteresse de Grudzionz ( Graudentz ). Une foule de rivières s'écoulent vers le midi, et portent le tribut de leurs eaux aux rivières de la Pologne, au Boug et à la Narew. Elles sont pour la plupart flottables. Les plus remarquables sont : Dzialdowka (Soldau), qui, en entrant dans le royaume de Pologne, prend le nom de Wkra; Orzyca, Skwa, Pissa, Elk (Ly.k). Sur le versant septentrional, nous mettrons en première ligne : Le Pregel, qui se forme des trois petites rivières : la Pissa, VAngram et l'Lnster ; elle est navigable depuis Insterburg, et débouche dans le Frisch-IIalT. VAlla, utile à la navigation intérieure, se y>int avec le Pregel près de Welau. La Szeszupa sort du palatinat d'Augustowo, forme la ligne frontière, et se perd dans le Niémen. Le Niémen ( Memel en allemand, Chronus en latin ), fleuve national de la Litvanie, chanté par les Weidalotes, les Prussiens et les Litvaniens. Le Niémen, après avoir baigné les villes de Grodno et de Kowno, arrive en Prusse, charge de lourds ^bateaux, et les porte dans le golfe de Curisch- Haff, où il se débouche par plusieurs embouchures. A trois lieues et demie de Tylza (Tilsit) ce fleuve se partage en deux bras qui prennent d'autres noms. L'un de ces bras s'appelle le Ross ou Russ, l'autre la Gilga. Quelques géo-graphes ont regardé ces bras du Niémen comme des rivières distinctes. La Gilga se partage encore en trois bras: l'un conserve son nom, l'autre prend celui du Niemonin, et le troisième s'appelle le Tawé. Par le grand canal de Frédéric (Grosserfriederichsgrabe) le Niemonin se joint avec la Deina, rivière canalisée qui débouche dans le Pregel. Le petit canal de Frédéric (Kleinerfriedericksgraben) joint le Niemonin au Pregel. Ainsi, par le système de canalisation, les deux grands golfes de Prusse, le Frisch et le Kurisch-Haff ont une communication facile et accélérée. Les villes de Krolewiec (Kœnigsberg) et de Klaypeda (Memel) peuvent correspondre par eau. La Wistule, qui coule dans une autre direction à l'ouest, arrive du royaume de Pologne actuel, près de Thorn, fait un coude vers Bydgoszcz (Bromberg) où elle reçoit la rivière de Brda, qui, par le canal de Bygdoszcz, communique avec la Noteç (Netze) et la Warta; celle-ci, par un autre canal, est jointe à l'Oder. Cette chaîne de canalisation, habilement combinée, s'étend jusqu'à l'Elbe, qui débouche dans la mer du Nord, et lie ainsi les deux mers de l'ancienne ligue anséatique. Mais revenons à la Wistule. De Bydgoszcz ce fleuve tourne vers l'est, emporte la rivière de la Czarnawoda (Schwarzwasser ) en vue de la ville de Swiecé (Schwelz), se redresse dans la direction du nord, se divise en deux grands bras, dont l'un conserve son nom, et l'autre prend celui de Nogat; plus bas il s'élance par deux bras dans la Baltique, qui s'avance pour le recevoir, et par deux autres bras avec le Nogat et se perd dans le golfe de Frischhaff. Il nous reste à mentionner deux petits golfes qui font la vraie providence du pays. Us le cou** vrent des attaques de la Baltique, et vivilienî 1 son commerce en formant deux grands ports qu ne désemplissent jamais, excepté en hiver. Le Frische-Haff (le golfe frais, récent), ap-* pelé en latin Sinus, et Lacus venedicus, ou bien Mare recens, et par les anciens Prussiens Heli-btbo, s'étend de Kocnigsberg jusqu'aux bouches de la Wistule et du Nogat. Sa longueur est de 21 lieues, sa largeur moyenne de 5 lieues. Son lit a peu de profondeur ; l'entrée de la Baltique, Frisch-llaff, le sol devient d'une prodigieuse fertilité, c'est une oasis au milieu des sables. Ce coin de terre s'appelle Wielkie Zulawy ( Gross Werder) dans le district de Malborg. Les Mak Zulawy (Klein Werder) font une partie distincte, entre la rive gauche de la Wistule et la petite rivière de la Motlawa (Moltaw), et appartiennent à la ville de Gdansk (Dantzig), ancienne capitale de la Poméranie polonaise. Le terrain, riche en produits agricoles, et surtout en herbes potagères et arbres fruitiers, apporte de grands prolits au cultivateur; mais il manque de bois à brûler, on est forcé d'avoir recours à la tourbe qui y abonde. Le bétail est de la meilleure espèce. Tout y prospère.Le paysan, seul habitant de cet Eden, est libre et riche. Pourtant les déborde- LA POLOGNE, appelée pompeusement le détroit de Gatt, n'a que 12 pieds de profondeur et 1750 mètres de largeur. Les grands navires ne peuvent y en* trer ; on décharge à Pillau les marchandises sur les allèges, et on les transporte dans les villes maritimes situées sur le golfe. Une langue de terre, appelé Frische-Naehrung ( presqu'île récente), sépare le golfe de la mer. D'après l'histoire du pays, ce golfe n'existerait que depuis l'année 1190, où une tempête affreuse surpassant cette langue de terre forma un golfe. Le Kurisch-Haff'(le golfe Kouronien ou Kour-landais, Kuronska Zatoka en polonais, et Lacus vol Sinus Curonicus en latin) est le second golfe de la Prusse, entre Krolewiec (Koënigsberg) et Klay-peda (Memel) ; il a 23 lieues de long et 10 de large. Son détroit est de la même largeur que celui de Frisch-IIaff, mais la profondeur de ses eaux est de 19 pieds. U y a beaucoup de récifs et de bancs de sable dans ce golfe; ses eaux sont souvent bouleversées par les bourrasques de la Baltique; elles sont si fortes, que dans la presqu'île couronienne (Kuronska-Kepa) les sables couvrent parfois les huttes des pêcheurs. Du côté de la mer on rencontre quelques saules chétifs, mais sur le versant opposé il y a des bois de sapins et de bouleaux. Quatre relais de poste, et quelques habitations isolées de pêcheurs, forment la population de cette plage stérile. Mais revenons à la terre ferme. Le terrain n'est pas le même partout; à l'est il est médiocrement labourable, à l'ouest marécageux et sablonneux; mais tout à coup, à l'extrême nord-ouest, dans le delta formé par la Wistule et le Nogat, son bras qui tombe dans le ments de la Wistule y causent des dégâts. Le terrain est bas pendant les grandes eaux, le fleuve inonde les prairies; pour l'empêcher, on a élevé de grands remparts sur les bords. Une commission spéciale est chargée de veiller à ces débordements. Les forêts, ces lieux de délices et de fêtes, ces sanctuaires des dieux, qui protégeaient les habitants païens de ce pays, ne présentent que le faible reflet de ce que les traditions nous ont transmis. Le glaive des chevaliers Teutons décima les arbres et la population. — Malgré toutes les dévastations, les forêts occupent encore un sixième du pays, et fournissent d'excellent bois de construction pour les navires et pour d'autres usages. La forêt de Kaparow, dans les environs de Koënigsberg, est la plus renommée du pays. On rencontre dans ces forêts la biche, le sanglier, le lièvre, le loup, le renard et la martre. Sur les bords de la mer on aperçoit souvent des dauphins et des phoques. Les rivières et les bords de la mer fournissent toutes sortes de poissons excellents; on dit pourtant que les harengs ont émigré en masse de ces eaux, et qu'il faut les y faire venir de loin. On ne sait pas assigner une cause à cette émigration, on les y sale aussi parfaitement bien que partout ailleurs. Les ruches regorgent d'abeilles. La chaux, le plâtre, la tourbe, le minerai de fer, l'argile, mais surtout l'ambre jaune s'y trouvent en abondance. Le pays confiné dans les limites de la Wistule et du Niéme ne jouit pas, malgré sa zone tempérée, d'un climat très-doux; le printemps s'y ressent de l'hiver, l'automne est toujours pluvieux. Arrêtons-nous maintenant aux divisions géographiques de ces contrées. Non-seulement ce coup d'œil est important pour la connaissance des changements que ce pays a subis à différentes époques, mais il est indispensable pour l'intelligence de l'histoire politique des peuples et des dominateurs de la Prusse. Ainsi nous allons donner cette géographie par ordre chronologique, et nous restituerons aux villes et châteaux leurs noms nationaux, à côté des dénominations, entre parenthèses, imposées parles chevaliers Teutoniques et par la maison électorale de Brandebourg. Ceci prouve évidemment que la Prusse est tout à fait étrangère à l'Allemagne; que la langue allemande, qui y est dominante aujourd'hui, est une importation du dehors; que le cabinet de Berlin règne entre l'Oder et le Niémen, sur des pays qui peuvent lui appartenir de fait, mais non de droit, et que si jamais ce cabinet parvenait à exercer sa suprématie dans le centre de l'Europe, il serait forcé de rayer de son vocabulaire diplomatique le mot de Prusse, pour le rendre à la Pologne, et prendre celui d'empire germanique, si les destins à venir le voulaient. Jusqu'à l'époque de l'établissement des chevaliers teutoniques (1225), ces contrées n'étaient connues que sous les noms généraux de Poméranie, de Kassubie et de Prusse; mais depuis les Teutons jusqu'en 1466, année où ils subirent la loi de la Pologne, la Prusse fut divisée en douze provinces : 1° Sambie ou Samlandie, avec ses villes principales, Krolewieç (Koënigsberg), Rybaki ( Fis-chhausen), Labiawa ou Laskow(Labiau), Gorze-lice (Brandebourg), etc. 2° Sudavie, avec Elk (Lyck), Olelzko, etc. 5° Natangie ou Nalhanghen, avec Swienta-Siekicrka ( lleiligenbeil ), lelawa (Eylau), Po-koievvo (Friedland), etc. 4° Nadravie, avec Tapiewo (Tapiau), Wielawa (Wehlau), Alberga (Allenbourg), etc. 5° Slavonie ou Schalauen, avec Tylza (Tilsit), Ragneta (Ragnit), Klaypeda (Memel), etc. G° Bartonie ou Bartlandie, avec Barciany (Bar-then), Bartoszyce (Barthenstein), Jeziorany (Seen-bourg), etc. 7° Galindie, avec Szczytno (Ortelsbourg),Nid-borg (Neidenbourg), Paszow (Passenheim), Mel-sztynek (Hohenstein ), etc. 8° Warmie ou Ermeland, avec Brunsberg (Braunsberg), Warmia(Frauenbourg),Olsztynek ( Allenstein), Bisztynek (Bischofstein), etc. 9° LLockerlani, ou Oberland, avec Mlynowo (Muhlhausen), Golondz (Ilolland), etc. 10° Culmie, avec Chelmno (Culm), Torun (Thorn), Grudzionz (Graudentz), Brodniça (Strasbourg) Biskupieç, (Bischofswerder), etc. Il» Pomésanie, avec Malborg (Marienbourg), Sztum (Stuhrn), etc. 12° Pogesanie, avec Elblong (Elbing), Tolke-mit, etc. En l'année 1466, on forma trois palatinats et un duehé-évêcùé, qui firent partie intégrale de la Pologne sous le titre de Prusse royale ou polonaise, et le reste fut gardé par les Teutons; TOME [I, mais, en 1525, lorsque l'Ordre teutonique fut cassé, et lorsqu'on forma un duché de Prusse, ou Prusse ducale ou électorale, vassale de la cou-onne de Pologne, on donna à cette partie une autre division territoriale qui conserva, jusqu'à 1773, c'est-à-dire jusqu'au premier partage de la Pologne, l'organisation suivante : 1° La Prusse polonaise ou royale était composée de trois palatinats : Poméranie, Culmie et Malborghie, et duché-évêché de Warmie. Le palatinat de Poméranie était subdivisé en dix districts : Tczewo (Dirschau), Nowe (Neuen-bourg), Gdansk (Dantzig), Swieeie (Schwetz), Tuehola (Tuckel), Cszlochow (Szlochau), Mira-chow (Mirchau), Puçk (Putzig), Koscierzyn (Behrendt), Skarszew (Schoëueck). Les districts ou starosties de Lauenbourg et de Butovv, qui en faisaient autrefois partie, lurent cédés, en 1657, aux brandebourgeois. Le palatinat de Culmie était subdivisé en deux terres : de Culm et de Michalow,qui composaient sept districts : Chelmno (Culm), Torun (Thorn), Grudziondz (Graudentz), Radzyn (Rehden), Ko-walew (Schœnsee), Brodniça (Strasbourg), No-wemiasto (Neustadt). Le palatinat de Malborghie était subdivisé en quatre districts : Malborg (Marienbourg), Sztum (Stuhm), Kiszpork (Christbourg), Elblong (Elbing). Le duché-évêché de Warmie était subdivisé en onze districts ou plutôt grandes paroisses : Brunsberg (Braunsberg), Warmia ( Frauen-bourg), Melsak (Mœhlsach), Ornetla (YVormidt), Swientagora (Heilsberg), Bisztynek (Bischofstein), Gakteszkat (Gutsladt), leziorany (See-bourg), OIsztynek (Allenstein), Wartberga (Warthbourg), Roszla (Bœssel). 11° Le duché de Prusse ou Prusse ducale formait deux départements, allemand et litvanien. Chaque département se divisait en districts, et ces derniers en grands et petits bailliages. Dans le département allemand il y avait trois districts ; Samland, Natangen, Oberland. (Cette dernière dénomination était connue sous deux noms : Oberland ou Hockerland, provenant de Hohenland, qui veut dire pays haut ou élevé.) Le département litvanien était divisé en bailliages dits de Liivanie et ceux de Pologne. Les grands bailliages du département, allemand étaient, dans le district de Samland : Krolewieç (Koënigsberg), Rybaki (Fischhausen), Szakinie m (Schaaken), Labiawa (Labiau), Tupiewo(Tapiau;; dans le district de Natangen ; Gorzelice (Bran-denbourg), Balga (Balghen), Bartoszycc (Barten-stein), Gorzdawa (Gerdauen), Barciany (Burlhen), Rozany (Uostcnbourg), Angora (Argenbourg), Szostow (Schestcn); dans le district d'Ober-land : Dombrowa (Gilgenbourg), Szczytno (Or-telsbourg),Nidborg (Neidenbourg),Ostro\v (Oste-rode), lelawa-Niemiecka (Deutsch-Eylau), Kwi-dzyn (Marienwerder), Gurowo (Sehœnberg), Mo-rawa (Mohrungen), Marchia (Preuschmark), Go-londz (Preuseh-HoUand). Dans le département lituanien, il y avait les grands bailliages litvaniens: Klaypeda (Memel), Tylza (Tilsit), Ragneta (Ragnit), Ostrowicç (Ins-terbourg) ; et des grands bailliages polonais : Oleç.ko (Oletzke), Elk (Lyck), lanowo (Iohan-nisbourg), Loszyce (Lœtzcn), Runowo (Rliein), Nowydwor (Neuhof). Après le partage de la Pologne en 1775, le cabinet de Berlin, pour donner plus d'ensemble aux provinces envahies, et dans l'intention de fondre plus intimement la Prusse polonaise avec la Prusse ducale, forma deux provinces appelées West-Preussen (Prusse occidentale) et Ost-Preus-sen (Prusse orientale). La première fut partagée en West-Preussisch Kammer-deparlament (Chambre départementale de la Prusse occidentale) et en Nelz-Districki (District de Notée). Cette Chambre départementale formait alors sept arrondissements (Kreiss) : Kwidzyn (Marienwerder), Malborg (Ma rien bourg), Chelmno (Culm), Michalow (Michelau), Tczewo (Dirschau), Starogrod (Slargardt), Choynice (Kontiz). L'Ost-Preussen (Prusse orientale) fut partagée en Ost Preussisch Kammcr-departamcnt (Chambre départementale de la Prusse orientale), et en Littauische h'ammer-departament (Chambre départementale de Litvanie). Le premier département contenait les huit arrondissements suivants : Samland ou Schaacken, Tapiau, Brandebourg, Braunsberg, Heilsberg, Mohrungen, Neiden-bourg. Le second département contenait les arrondissements d'insterbourg, Oletzko, Scheh-sten. En 1807, à l'époque de la création du grand-duché de Warsovie, Culm, /fliorn, Bydgoszcz (Bromberg), etc., firent partie du duché; mais en 1815, lorsque fut consommé le sixième partage de la Pologne, on donna' aux terres prussiennes une nouvelle organisation. Il y a donc maintenant quatre grands arrondisssements : 1° De Koënigsberg, divisé en vingt districts; 2° De Gumbinen, divisé en seize districts ; 5° De Dantzig, divisé en huit districts; 4° De Marienwerder, divisé en treize districts. La ville de Bromberg avec son territoire fait partie du grand-duché de Posen. Une autre division territoriale est réservée à l'avenir, alors que toutes les parties de l'ancienne république polonaise se trouveront de nouveau réunies, et qu'on tracera des frontières aux palatinats, aux castellanies, et que les noms des villes et des villages germanisés retrouveront leurs dénominations nationales : slavo-polonaises..... § II. — Histoire politique ; cultes religieux. Les Hernies sont les ancêtres des peuples qui habitent les bords de la mer Baltique, dans sa direction sud-est. Les Litvaniens, les Samogiliens et les Prussiens en forment les principales branches. La dénomination de Prussiens (Borussi ouPo-russi des anciens) paraît provenir de Russ : c'est ainsi que s'appelle l'un des bras du Niémen, comme on l'a yu plus haut. Les Prussiens qui habitaient le pays à l'ouest du Niémen, le long du Russ, s'appelaient Po-Russ; de là Prussiens. Parmi les écrivains anciens et modernes qui ont décritecs contrées,Théodore Narbutt, Litvanien, tient le premier rang ; son ouvrage n'est pas encore terminé ; mais, à en juger par le commencement, personne avant lui n'a si bien approfondi son sujet, et la fin de son travail est très-impatiemment attendue. La Chronique du xu« siècle, écrite par Chris-tien, premier évêque catholique de la Prusse, est pleine de notions Inexactes sans doute, mais qu'on accepte à défaut de preuves et de détails plus complets, sur la religion, les mœurs, les lois et les habitudes du pays. La Chronique nous dit : Leshabitants de la Prusse étaient des gens simples et hospitaliers, sobres et tempérants, d'une taille moyenne, peu parlant, et ne sachant ni lire ni écrire. Quand une chose leur * paraissait digne de mémoire, ou bien quand ils avaient à marquer le jour de leur assemblée, ils incisaient leur bâton ou bien faisaient des nœuds sur le cordon. Les vieillards, les malades, les femmes et les enfants s'abritaient dans des huttes d'argile; la jeunesse restait toujours cam- pée devant les grands bûchers, jetant flammes et fumée à travers les branches des vieux chênes, sous lesquels les guerriers se plaçaient de préférence. Le gibier et les poissons leur servaient de nourriture; le pain leur était inconnu. Une troupe de Skandinavcs, des Danois sans doute, jetée par la tempête sur la plage, leur apporta la civilisation moderne et deux chefs, dont ils se firent des rois. Mais, à peine civilisés, ils pillèrent les biens de leurs voisins. Les Skandinaves apprirent aux Prussiens à bâtir les maisons, à élever le bétail et les troupeaux, à faucher les herbes pour les conserver pendant l'hiver, et surtout à élever les abeilles et à faire de leur miel des boissons enivrantes. La communauté des femmes rendit bientôt les Skandinaves membres de la même famille, et infiltra dans le sang et les mœurs prussiennes le désir du pillage. Les querelles et les assassinats commencèrent à désoler le pays; Brute no et Waydewutys, deux frères, chefs skandinaves, se décidèrent, pour mettre un terme au désordre, à s'emparer du pouvoir. Bruteno assembla le peuple et le harangua de la manière suivante: t Le désordre est au comble, vous allez vous > égorger les uns les autres : ne vaut-il pas > mieux mettre un terme à ces horreurs? Yoyez » les abeilles : quand elles n'ont plus de roi, » elles périssent ! 11 en sera de même de vous. U » faut donc choisir un roi pour vous sauver, et lui > promettre obéissance ; il vous jugera dans vos » différends, punira les coupables, et vous défen-» dra contre les agressions de vosvoisins.» Après ce discours, le peuple le proclama roi, et lui jura obéissance et dévouement. Bruteno, maître absolu du peuple, céda le pouvoir royal à son frère Waydewutys, et, de concert avec lui, institua des dieux et se fit lui-même grand-prêtre (Kriwe-Kriweyto, maître de la hache et de la hachette qui servaient au sacrifice). Bruteno, autre Moïse, s'occupa avec Dieu de rédiger la loi pour les sacrifices. C'est à Romnowe qu'il établit le temple : il y trouva un chêne qui avait six toises de circonférence; il l'entoura d'ornements, et, après avoir assemblé le peuple dans ce lieu, il dit (1) : « C'est ici que vos dieux veulent rester à jamais, c'est ici qu'ils veulent recevoir (t) Rcunuowe dérive du mot litvanien romume, modestie, recueillcmeiît, ou endroit destinéaux saints mystères de la religion. Ce temple était situé au confliu'nt de tteislein dans Je Fri>ching; dans le voisinage se trouve jusqu'à présent un village nommé RomitUn. vos offrandes et vos sacrifices, écouter vos prières! et vous les défendrez contrôles ennemis. Us vous déclarent, par Kriwe-Kriweyto, que, s'ils exaucent vos vœux, vous aurez de belles femmes, beaucoup d'enfants, de l'abondance, du miel ici-bas et dans l'autre monde. Mais si vous désobéissez, malheur à vous! les corvées et les redevances amaigriront vos corps et vous réduiront à la misère, vous éprouverez la faim et la soif, vos femmes et vos enfanis deviendront esclaves, et le roi tombera dans l'ignominie, j A ces paroles de détresse, le peuple poussa des gémissements affreux ; Bruteno, profitant de la terreur, donna le signal, et on découvrit à l'instant trois idoles de bois..... Voilà les dieux, ô peuple élu! s'écria le prêtre, adore-les, prosterne-toi pour implorer leur clémence. » Et le peuple se jeta la face contre terre et adora les idoles. Une des statues représentait le dieu des moissons: Warpintas (Warpus, l'épi en laiton); une autre, le dieu du feu et de la foudre: Perkounas; et la troisième, Piktaîis (Piktamis, la méchanceté), dieu delà colère et de la mort.Ces trois divinités furent introduites dans les cavités du chêne. Devant Warpintas on plaça un vase plein de lait, couvert d'une gerbe, dans lequel on mit un serpent qui devait y être conservé avec soin. Perkounas avait pour offrande perpétuelle une bûche, et le feu était entretenu par les prêtres. A Piktaîis on offrit dans un vase trois tètes : une d'hommes, une de vache et une de cheval; c'était l'offrande de la vie. A une certaine distance, tout autour du chêne sacré, on étendit des voiles qui cachaient les divinités aux yeux du vulgaire : l'entrée n'en était permise qu'au grand-prêtre, et à ses vicaires, les Weidalotes, sorte de lévites. Les weidalotes étaient choisis parmi le peuple ; mais leur conduite devait être irréprochable,et la chasteté leur était prescrite; la garde du lieu sacré et son entretien leur furent confiés; la réception des offrandes, l'alimentation dufeu perpétuel et des feux des fêtes leur appartenaient. Ils devaient rester dans les environs du temple, enseigner aux habitants la crainte des dieux, et prêcher la concorde. Après l'inauguration des dieux, Kriwe-Kriweyto fit entendre une seconde fois le discours précédent. Ces promesses de bonheur firent le meilleur effet sur le peuple; il se retira dans ses campagnes, confiant dans la justice de ses nouveaux protecteurs, et dans la sagesse de Kriwe- Kriweyto. L'idolâtrie,comme toute religion naissante, en imposant de nouveaux devoirs, donne des nouveaux plaisirs. Outre les trois principales idoles, Kriwe-Kriweyto fit comprendre au peuple l'existence d'un Dieu supérieur, le Dieu de tous les temps et de toutes les nations, le Père éternel. Ce Dieu, selon Kriwe-Kriweyto, régnait sur la terre et dans le ciel; mais aucune prière, aucune offrande ne lui furent adressées; il était inflexible dans sa volonté; il régissait le monde entier, tandis que les autres dieux ne veillaient qu'au bonheur du pays qui les adorait : c'est YAllfader. Mais, outre le Dieu suprême et les trois dieux de la province, les Prussiens reconnaissaient plusieurs dieux subalternes, dont voici les noms : Szwayksztis, dieu de la lumière ( Braga des Scandinaves, Phœbusdes Grecs). Pilwitis, dieu des granges et des richesses. Pergrudis, dieu des prairies, des feuilles et des grains. Gardaytis, dieu des pilotes. Ànuszantis, dieu de la santé et des maladies. Àtrimpas, dieu des mers (Niord des Skandinaves). Puszkaytis, dieu des arbres sacrés. Et de plus, une foule de dieux, de demi-dieux, des gnomes et des sylphes, etc. Les femmes étaient exclues de ce ciel païen. En Prusse, les fêtes en l'honneur des dieux se célébraient ordinairement par des libations. À l'approche du printemps, avant de sillonner la terre, on rendait hommage au demi-dieu Pergrudis. Les habitants des villages voisins s'assemblaient dans une maison où l'on avait transporté d'avance deux ou trois tonneaux de bière : leur nombre diminuait ou augmentait selon le nombre de fidèles qui, dans cette occasion, se présentaient en foule pour boire de la bière et encore pour honorer les dieux. Quand tout le monde avait pris place,le weidalote, qu'on appelait Wurszkaytys, saisissait la coupe pleine de bière, l'élevait dans ses mains, adressait une prière au dieu fêté, et l'implorait pour qu'il donnât un bel hiver et un doux printemps. Après cette invocation, il déposait la coupe sur la table, puis la reprenait avec ses dents et buvait la bière d'un seul trait ; après avoir bu, il jetait la coupe par-dessus sa tète: un homme attrapait la coupe en l'air, et la remettait sur la table ou la remplissaitde nouveau,Le weidalote faisait,après, une cérémonie en l'honneur de Perkounas, pour le conjurer d'épargner les blés, de ne pas tuer les hommes par la foudre et ne pas incendier les maisons. La coupe attrapée en l'air passait pleine de bière dans les mains du plus âgé, du plus riche et du plus honorable parmi les assistants; chacun buvait et remettait la coupe à son voisin. Ce tour achevé, les demi-dieux Szwayksztis, Pilwitis, n'étaient point oubliés dans cette fête. Les dieux et les anciens régalés, on en venait au vulgaire, et la même coupe servait encore à toute la compagnie, jusqu'à ce qu'on eût vidé les tonneaux. Ensuite on entonnait les chants en l'honneur des dieux. La libation s'appelait Gc'rymié. La bière pour la fête s'achetait sur les fonds des villages fédérés à cet effet : c'était une espèce de dîme; chaque village cédait un terrain et le cultivait à tour de rôle gratuitement; le produit de ces terres était destiné à l'achat de la bière. Au moins cette corvée profitait à tout le monde. Après les fêtes d'invocation, on faisait des offrandes en expiation. Les dieux farouches voulaient du sang; les Prussiens sacrifiaient un bœuf ou un bouc en preuve de repentir, et. c'est le sacrificateur Wurszkaytis qui était chargé de l'exécution. Tous les assistants circulaient autour du bouc, et confessaient leurs péchés en silence ; la promenade finie, Wurszkaytis égorgeait la bête, et le peuple recueillait le sang de la victime pour en asperger les maisons, les granges, le bétail et même les enfants : le sang de l'animal consacré apportait le bonheur. La chair de la victime, dépecée par Wurszkaytis, était mise dans une chaudière ; et pendant que la viande cuisait, le prêtre récitait des prières et faisait des contorsions; les hommes s'asseyaient autour de la chaudière, et les femmes leur apportaient un pâté de farine de seigle. Il n'était pas permis d'emporter les restes de cette viande ; on les remettait dans la chaudière pour en régaler le premier venu. La bière arrosait le repas ; et ordinairement Wurszkaytis jetait beaucoup de sel sur la viande, pour que les brasseurs pussent avoir leur part dans l'offrande. Les Prussiens encore païens brûlaient leurs morts. Cette coutume se pratiquait, en cachette, même après l'introduction du christianisme ; et on découvrit dans le pays des vases remplis de cendres, qui provenaient de la consécration des corps. Voici la cérémonie telle que l'ont décrite les chroniqueurs. Un homme à peine étaît-il mort, on le mettait dans un bain et on le lavait, après quoi on apportait une tonne de bière ; on en vidait la moitié, et on s'asseyait autour du corps pour vider le reste. Chacun des convives, en buvant, parlait, au cadavre : Pourquoi es-tu mort, mon ami? lui disait-on ; est-ce que tu n'as pas de belles femmes, des enfants et des bestiaux ? Après le tour du dernier, on prenait congé du mort et on le priait de saluer les parents, les frères, les cousins et les amis, et on lui recommandait de vivre avec eux en bonne intelligence. Cette recommandation faite, on mettait au mort ses plus riches habits, on lui attachait ses armes, on lui donnait un morceau de toile avec quelques pièces de monnaie, et on posait sur sa tète un pot de bière bien enfermé. Si c'était une femme, on lui jetait du fil pour qu'elle pût reprendre sa robe quand elle serait décousue. Pendant qu'on mettait le mort sur un chariot, la jeunesse montait sur des chevaux et commençait à courir. U y avait toujours un poteau sur lequel on mettait une pièce de monnaie; le premier arrivé s'en emparait. En courant on criait : Eyte, pareyte, pakielte! (Allez, arrivez, ramassez l) Cette lutte voulait dire qu'on poursuivait et dispersait les mauvais esprits qui pouvaient barrer le passage au mort. Cela fait, on traînait le chariot au lieu de la sépulture : les riches, on les enterrait; les pauvres, on les brûlait. Au grand seigneur tous les honneurs : hors le feu, on lui sacrifiait son cheval et ses chiens, pour qu'il pût chasser dans l'autre monde. De plus, on jetait dans l'urne des agrafes de colliers qui devaient lui servir d'ornement dans les fêles. Si c'était un prince qui mourait, le peuple le pleurait pendant quatre semaines; chaque passant ou voyageur était obligé de boire au bonheur du décédé, et de recevoir un cadeau en souvenir de l'événement. Les mariages étaient aussi pompeux que les inhumations. Un homme, en choisissant une fille» était obligé de l'acheter à ses parents par un don de plusieurs vaches ou chevaux, et en outre il lui donnait un jupon. La fille achetée irritait ses amies à pleurer et à se lamenter avec elle. O ma mère! ô mon père! s'écriait -elle, qui vous fera votre lit? qui vous lavera les pieds? qui gardera et soignera vos troupeaux ? O mon chat bien-aimé! 6 mon chien, mon oie, mon cochon de lait! qui vous caressera? Tout cela était accompagné de pleurs et de gémissements qui amaigrissaient et enlaidissaient la jeune fille ; et, faut-il le croire, il était de nécessité qu'elle s'enlaidit avant le mariage. Enfin quand elle était tout à fait laide, on lui déconseillait la tristesse, on lui disait de se conserver pour son mari, et la jeune fille de rire et de sauter sur le chariot que le mari envoyait pour l'amener chez lui. Arrivée au village de son fiancé, elle était reçue par un homme qui lui présentait un tison et de la bière, en lui disant : Tu entretiendras le feu chez ton mari, comme tu l'entretenais jadis chez tes parents. Bois de la bière, c'est ton mari qui te l'envoie pour te rafraîchir. Lorsqu'elle s'approchait de la porte, on criait : Kie la vezis atda-rik ! (Holà î ouvre/, la porte !) Son cocher sautait du chariot et courait attraper un mouchoir déposé sur un tabouret; les convives lui disputaient le passage; mais il devait tromper leur vigilance et emporter le mouchoir ; après quoi on asseyait la fiancée sur le tabouret, et on lui lavait les pieds. Ensuite on la régalait de bière, on lui bandait les yeux, puis on lui mettait du miel sur la bouche. Un des anciens la prenait par la main et faisait le tour de la maison, et à chaque porte lui disait : Trauk ( tire) : les portes se sont ouvertes. La promenade finie, un ami du mari apportait dans un sac toutes sortes de graines, les répandait dans la chambre en disant : Que les dieux vous donnent l'abondance, si vous gardez la foi. Le repas suivait les cérémonies; après le repas, les danses. A la dernière danse, une des jeunes compagnes coupait par surprise la tresse de la fiancée, et les femmes mariées lui mettaient un bonnet qu'elle devait porter jusqu'à la naissance d'un fils. On la menait au lit : elle résistait, on la battait, la pinçait, la poussait, jusqu'à ce qu'elle tombât dans la couche nuptiale. Le "mari arrivait gai, joyeux, avec ses camarades qui apportaient en même temps un coq rôli. Les mariés le mangeaient en présence de la compagnie, qui se permettait à cette occasion des propos badins. 11 fallait absolument que ce fût un coq, et non pas un chapon, ni aucun animal qui pût engraisser. Ainsi finissait la cérémonie nuptiale. Un homme pouvait avoir trois femmes, ni plus ni moins; mais si cet homme en possession de trois femmes rendait mère une fille, il était condamné à être dévoré par les chiens. Cette loi marquée au coin de la férocité avait un pendant dans une autre contre l'adultère. Ce délit, soit qu'il fût commis par la femme ou par l'hommme, était puni par le supplice du bûcher ; les cendres des criminels étaient jetées au vent; les enfants nés de ce commerce étaient jugés incapables d* remplir les fonctions de weidalotes. Une veuve jeune sans enfants pouvait avoir commerce avec des célibataires jusqu'à la conception. Après quoi elle devenait weidalote (vestale), et, sous peine de mort, gardait la chasteté, et c'est la communauté qui l'entretenait. Un homme qui perdait sa dernière femme pouvait se remarier; car, dit la loi, « il n'est pas bien qu'il s'at-» triste jour et nuit, et qu'il n'ait personne pour » le consoler. » Pourtant la femme qu'il avait choisie ne devenait son épouse qu'après un premier enfant. Voilà pour les mariages. Les autres coutumes n'étaient pas moins sauvages. Si un membre de la famille, femme, enfant, frère, n'importe, tombait malade, le chef de la maison pouvait ordonner qu'on les brûlât tous, > et les dieux s'en réjouiront, » dit la loi. « 11 » est permis à chaque homme de se brûler lui et > son enfant en holocauste à Dieu. Le feule con-» sacrera, et il se réjouira avec les dieux. — Un » assassin pouvait être arrêté par les parents de > la victime qui disposaient de sa vie. — Quicon-» que commettait un vol était pour la première » fois fustigé avec des verges; en cas de récidive, » on employait les cordes; enfin, au troisième » délit, on était livré aux chiens. » Quant au servage, la loi disait explicitement : f Personne ne » peut être forcé au travail, mais doit y être > engagé par une convention volontaire. » Quiconque dépassait les autres dans une course de chevaux était réputé noble. Enfin Kriwe-Kriweyto recommandait au peuple de visiter « les dieux et leur apporter des offrandes, ce qui i leur était agréable. » Pour compléter ce tableau des mœurs des anciens Prussiens, il nous reste à décrire quelques cérémonies religieuses, comme celles des anniversaires des morts, et plusieurs autres superstitions et coutumes. La fête commémorative des morts s'ouvrait par des larmes et finissait par de la bière. Les hommes s'asseyaient à une table particulière, servis par deux femmes. Elles tiraient de leurs besaces du pain, du sel, des poissons cuits ou frits. Un profond silence régnait dans toute l'assemblée. Chacun jetait sous la table une partie des mets, et on versait une coupe de bière : c'était une offrande pour les morts. Après le repas, tout le monde se levait, et on se mettait à boire jusqu'à s'enivrer. En buvant on criait : Gaydis pas gaydis; wie nus pan andros : Le coq après le coq ; l'un après l'autre, et la fête était finie. Cette fête des morts, que les traditions ont conservée jusqu'à nos jours en Samogitie, a été décrite, en belles scènes dramatiques, par le poète Adam Miekiewicz. dans son poème : Dziady (la Fête des morts), traduit en français par M. Burgaud des Marets. Les Prussiens païens partagaient encore les superstitions des autres peuples. On consultait les devins et les sorcières pour savoir chez qui se trouvaient les effets volés; la sorcière disait le secret après avoir répandu de la bière et fondu de la cire, ou entaillé un bâton d'une manière bizarre. . En entrant dans un village, il fallait faire attention : car le pied droit mis le premier signifiait le bonheur ; le pied gauche, au contraire, pronostiquait un fâcheux accident. Celui qui se réveillait le premier la nuit des noces était sûr de mourir le premier. Uyavaitdans cette prédiction un cruel tourment, surtout pour les deux époux ! Quand un lièvre traversait la route, c'était un signe de malheur; un loup, au contraire, était un signe de bonheur. On explique ce préjugé de cette manière : il valait mieux que le lièvre fût tué et mangé, et il est heureux que le loup soit passé sans faire de mal. Une maladie quelconque était un indice de la disgrâce divine : donc, au lieu des médicaments dont on ne connaissait pas alors l'usage, les parents et les amis recommandaient le malade, par des prières et des offrandes, à la protection des dieux. La mort était regardée comme une juste punition ; le rétablissement signifiait la miséricorde divine ; mais il arrivait souvent que le Wurszkaytis, voyant les tourments du malade, demandait pardon aux dieux de couper court à leur toute-puissante vengeance, et, avec une pieuse résignation et des larmes aux yeux, s'approchait du malade, lui mettait un oreiller sur la ligure, et l'étouffait ainsi avec une tendresse atroce. Voilà les Prussiens tels que les avaient formés Jours hôtes et maîtres, les Skandinaves, les Danois. Us leur apprirent à adorer des dieux sanguinaires, et abrutirent leur esprit par l'usage démesuré de la bière, cette ambroisie des Skandinaves. Us firent une loi contre la débauche qui n'existait pas avant leur arrivée; ils établirent la distinction du tien et du mien, et par conséquent la punition du vol. L'esprit belliqueux des Danois passa dans les Prussiens, et les provinces avoisinantes s'en ressentirent bientôt. La province de Mazovie, située au midi de In Prusse, fut la première qui reçut le choc terrible de ses voisins. Plusieurs princes mazoviens parvinrent à dompter et à assujettir momentanément les Prussiens, et même à obtenir d'eux un tribut en enfants; mais, dès que la fore : revena. à cenx-ci, ils se révoltaient contre leurs maîtres. Cet état de guerre continuelle décida, en 997, Boleslas le Grand, roi de Pologne, à convertir ce peuple à la religion chrétienne. Dans ce but, il invita Adalbort, évêque de Prague, à venir dans le pays prussien pour y pr êcher la foi ; mais l'apètre fut tué par les Prussiens le25 avril 997, et son corps lut enterré à Gnèzne. Boleslas le Grand, inquiété à l'est par les ducs russiens, et à l'occident, sur différents points, par les Margraves, remit à d'autres temps les affaires prussiennes; et les Prussiens, ne sentant plus l'autorité qui les contenait, ravagèrent le pays, emmenèrent les enfants et le bétail, et les vendirent aux marchands qui venaient par la Baltique. Ces désastres forcèrent le roi à châtier le brigandage des Prussiens. Il entreprit contre ces païens une expédition en 1014; la victoire suivit ses pas: il conquit leurs trois plus fortes villes de ce temps, Radzyn, Balga et Romnowe. La terreur saisit les Prussiens: les uns s'enfuirent dans des bois et des marais inabordables; les autres se mirent à genoux devant le vainqueur,lui demandant grâce, et promettant d'embrasser sa foi et de lui payer un tribut. Boleslas,en signe de domination dans ces contrées, fit enfoncer dans la rivière de l'Ossa,aux environs des villes actuelles Radzyna (Rehden) et Leszno (Lissa),des colonnes en 1er et y fit graver ces mots : Ici est la Pologne (Hic est Polonia). Les Prussiens ne tinrent pas leur promesse dans la suite; les colonnes de la domination polonaise furent renversées plus tard par les chevaliers teutoniques pour détruire les souvenirs de la suprématie de la Pologne; mais le souvenir en survécut jusqu'au temps où la Prusse, fatiguée de l'oppression monacale, invoqua la protection de la Pologne,comme on le verra plus bas. Les désordres qui affligèrent la Pologne après la mort de Boleslas le Grand et Miéczyslas II, surnommé, à juste titre, le Fainéant, enhardirent les Prussiens à faire de nouvelles incursions en Pologne. Dans la partie nord-est, au delà de la Wistule, un lieutenant du roi Miéczyslas, nommé Maslaw, se fit de nombreux partisans, et établit sa puissance en transformant cette contrée en une province distincte de la Pologne, sous le nom de Mazovie. Les Prussiens, d'abord combattus par lui, lors des désordres qui suivirent en Pologne la mort, de Miéczyslas II, devinrent ses intimes alliés au retour de l'héritier de la couronne, Kasimir Ier le Restaurateur. La campagne à peine ouverte, Maslaw éprouva la perversité de ses alliés : il perdit la bataille ; les Prussiens, craignant pour leurs biens, se saisirent de l'usurpateur et le pendirent, en écrivant au-dessus du gibet ces mots : Tu as voulu t'élever trop haut, et bien haut tu es pendu (1017). Cette trahison les préserva de la juste punition qu'ils méritaient pour leur brigandage. L'obéissance, les tributs, la conversion furent promis au roi et tenus jusqu'à sa mort. Mais son successeur, Boleslas II le Hardi, fut forcé de sévir encore contré ce peuple. Boleslas, à peine arrivé dans leur pays, fut obligé de lever le siège de la ville de Grodck (Graudentz), et de se porter d'un autre côté pour combattre les Bohémiens et les Moraves. Ce t le retraite subite enhardit les Prussiens : ils s'élancèrent sur la Pologne, et la ravagèrent ; mais le retour inespéré de Boleslas les refoula dans leurs bois et marais, où, poursuivis vigoureusement, ils se trouvèrent dans la nécessité de feindre pour la troisième fois la fidélité au roi des Polonais. Les successeurs de Boleslas furent places dans la même nécessité que leurs prédécesseurs : Wla-dislas-Herman, Boleslas III, dit Bouche-de-Tra-vers, Boleslas le Frisé, Kasimir II le Juste, Le-szek le Blanc firent des expéditions en Prusse, la combattaient et l'assujettissaient toujours. Le partage de la Pologne entre les enfants de Boleslas III, en affaiblissant ses moyens, enhardit ses ennemis. La Mazovie, voisine de la Prusse, échuten partage à Konrad à l'époque du règne de Leszek le Blanc, son frère. Ce prince injuste et emporté avait peu de souci des malheurs du pays. Vers ce temps, au commencement du xm° siècle, les chevaliers croisés, chassés de la Palestine, se vouèrent à l'extirpation du paganisme en Europe. Dans ce but, on les expédia dans les pays entre les bouches de la Wistule et le golfe de Finlande. Les nombreuses peuplades qui habitaient les bords de la mer Baltique étaient de la même race que les Prussiens, et reculaient en différents sens devant les Teutons qui envahissaient le littoral. Des réfugiés du nord-est, arrivés en Prusse, unirent leurs forces pour dévaster la Mazovie. Le prince de ce pays, Konrad, s'obligea envers les Prussiens, pour obtenir leur amitié, à payer le tribut. Un jour, ne" pouvant décider ses sujets à lui fournir de bon gré les différents effets que lui demandaient les païens, il invita ses vassaux à un festin, et, à la fin du repas, il commanda à ses soldats de dépouiller les convives de leurs habits et bijoux, et envoya ces bardes aux Prussiens comme tribut demandé. II se fit brigand de son peuple. Mais comme les Prussiens ne cessaient, malgré les tributs payés, d'envahir la Mazovie, d'emmener les enfants et les femmes, de décimer la race mâle et de brûler le pays, Konrad se décida à faire la guerre, et appela à son secours les chevaliers Porte-Glaives. Vingt-cinq de ces chevaliers arrivèrent en Pologne pour exterminer la nation prussienne, et s'établirent à Dobrzyn sous le nom de frères de la milice du Christ; mais ils fuient bientôt exterminés eux-mêmes. Alors Konrad, incapable de forcer les Prussiens à respecter ses frontières, engagea, en 1225, les croisés de Jérusalem établis en Allemagne à venir à son secours, et leur donna des terres aux environs de Chelmno (Culm), sur la frontière de la Prusse. Les croisés, de leur côté, s'engageaient à combattre les Prussiens, afin de conquérir leur pays et de rendre la moitié de la conquête au duc de Mazovie; en cas d'infraction à telle clause de l'engagement que ce soit, les croisés se réservaient tout le droit à la possession de toute la terre conquise. Une foule de guerriers arrivèrent d'Allemagne, se dispersèrent dans la Prusse et commencèrent à y fonder leur domination. Pour la Pologne, ses relations avec les Prussiens finissent, et les guéries avec les croisés commencent : c'est une nouvelle époque dans l'histoire de Pologne; les combats continuent, mais l'ennemi change. Par leur esprit allier, par le déchaînement de leurs passions, les croisés se firent bientôt détester par les Polonais. Us vivaient dans le célibat, mais ils n'en étaient pas moins corrompus, et ils eurent une funeste influence sur les mœurs du peuple. Ils ne considéraient et ne cherchaient que leur profit; en un mot, l'avarice et la luxure furent leurs principaux caractères ; l'astuce et la force furent leurs uniques moyens. La Terre-Sainte renvoya ces démons en Europe pour la punir des vices que cette dernière voulait implanter dans son sein, tourmenté depuis tant de siècles par tous les barbares du monde connu, par les païens et les chrétiens. L'entrée des croisés sur la terre prussienne, comme on l'a vu, fut marquée par une défaite complète. Mais les renforts qui leur arrivèrent de la Pologne et de l'Allemagne remirent bientôt leurs forces, et leur permirent de tenter de nouvelles expéditions. Us se fortifièrent d'abord à Culm, où commandait Konrad de Landsberg, fameux par son bras vigoureux et son œil vigilant; ils poussèrent môme jusqu'à Thorn, et élevèrent en face de celle ville un petit fort, qu'ils appelèrent Dembowa. Les Prussiens,de leur côlé, se retranchèrent dans une position derrière la ville, et nommèrent ce lieu Kogow. Les forces des deux côtés étaient au grand complet; en 1229 un engagement décisif tourna au profit des croisés et des Polonais : les Prussiens se retirèrent successivement deThorn, de Marienwerder, d'El-bing; Pipin, leur chef, pris par les croisés, fut attaché à un arbre et éventre vif. On fit mourir en sa présence plusieurs centaines de ses compagnons d'armes : le feu dévorait les victimes que le glaive abattait, le sang étouffait la flamme. Les croisés cette fois prirent leur revanche pour les supplices que les Prussiens avaient fait subir à leurs frères. L'épouvante saisit lout le pays; on s'enfuyait dans le fond des bois, des marécages : les croisés marchèrent en vainqueurs sans trouver de résistance; ils arrivèrent jusqu'au Niémen, où un nouvel ennemi les attendait. Mais tandis qu'ils s'avançaient dans l'est, et le subjuguaient au nom du Christ, du pape et du grand-maître de l'ordre, tandis qu'une foule de marchands allaient s'y établir, et exploiter cette terre vierge, et quelesprêtres couraient prêcher la foi aux gentils, ceux-ci dirigèrent leur force vers le midi, au nord de la Mazovie, et la ravagèrent encore. Aux cris de détresse des Mazoviens, il fallut rebrousser chemin, poursuivre l'ennemi ; mais celui-ci, averti à temps, se dirigea vers le nord-est, et s'approcha de la Poméranie, où régnait l'usurpateur Swientopelk, assassin de Leszek le Blanc. Dans ces marches et contremarches continuelles, la victoire passait rapidement d'un camp à l'autre, et les combattants, fatigués de ces alternatives, demandèrent une trêve. En 1239 la guerre recommença ses ravages. Swientopelk, maître de la Poméranie, envahit la Pologne, et s'empara de Bydgo&zcz (Bromberg) à l'aide des Prussiens. Konrad courut sur lui, ravagea son propre pays, chassa l'ennemi, qu'il ne voulait pas détruire pour pouvoir le lancer ensuite en cas de besoin contre ses parents qui lui faisaient ombrage. Plus à l'est, ies croisés de Prusse s'allièrent en 1237 avec les chevaliers Porte-Glaives qui guerroyaient en Livonie, et jurèrent réciproquement d'extirper la race païenne. Eu 1240, les Prussiens firent un accord avec Swientopelk dans le but de détruire l'Ordre. Ce but était bien précisé de part et d'autre ; le combat dura douze ans. La religion fut reniée, les colons allemands et polonais égorgés par les Prussiens; le feu et les ravages des campagnes suivirent les croisés. Leur établissement définitif fut retardé, mais non empêché à jamais. Pendant ce temps, au plus chaud de la guerre, un légat du pape arriva en Prusse, pour partager le pays en quatre diocèses : Warmie, Sambie, Poméranie et Culm. En 1246, un noble polonais apporta à l'Ordre des secours plus efficaces que la bénédiction du pape : le riche et brave Widga de Czorsztyn envoya en Prusse de nombreux chariots de provisions de bouche. Widga arriva avec un nombreux cortège, et ranima le courage des chrétiens.Vers ce même temps, Konrad, duc de Mazovie, engagea plusieurs milliers de Prussiens et des Jadz-wingues à son service, et combattit avec leur secours Boleslas le Chaste, prince souverain de toute la Pologne ; il tenta de lui arracher le sceptre, lui qui ne savait ni dignement gouverner, ni défendre la principauté qu'il avait reçue en partage.Tous les princes en Europe étaient alors dévorés de la même passion : partout l'envie promenait la dévastation, Konrad, forcé de faire retraite, ramena avec lui les Prussiens en Mazovie; mais ne les payant point, ils mirent son pays à contribution ; ces contributions furent si onéreuses que les habitants se levèrent en masse et détruisirent, près de Ciéchanowiec, le corps auxiliaire. 900 Prussiens furent tués, 200 furent faits prisonniers et réduits à l'esclavage, le reste s'enfuit en Prusse. Les croisés, en guerre continuelle avec Swientopelk, demandèrent du secours aux puissances chrétiennes. En 1255, Ottokar II, roi de Bohème, accompagné des margraves de Brandebourg et de Moravie, et de l'évêque d'Olmutz, arriva en Prusse avec des renforts considérables en hommes, laissant les frais d'entretien à la charge des Prussiens. Cette expédition mit fin à l'opposition prussienne, décida les régnicoies à embrasser la foi chrétienne, et força Swientopelk à abandonner ses alliés. La guerre finie, on construisit plusieurs villes et forteresses en l'honneur des illustres auxiliaires : Brunsberg, en mémoire de Bruns, évêque de Prague, qui convertissait TOME U. tandis que son maître décapitait les gentils; Brandebourg, pour perpétuer la mémoire du margrave Otlon, qui assistait le roi de Bohème. Il ne se doutait pas que, dans ces mêmes contrées, un de ses descendants, cinq siècles plus tard, s'érigerait de sa propre volonté, et malgré la volonté des autres, roi de la Prusse. Les païens ébranlèrent encore'une fois, mais momentanément, lapuissance des croisés.Enl261, Mindowe ou Mendog, tour à tour prince et roi de Litvanie, paaen et chrétien, chrétien et païen, fatigué de l'autorité que les croisés exerçaient dans son pays, renia le christianisme, excita à la guerre les Prussiens, les Lettons et les Litvaniens, et se proclama roi de Litvanie et de Prusse. Entre 1265 et 1266, on défit les Jadzwingues, alliés de Mendog; lui-même mourut subitement vers le même temps; les croisés attaquèrent avec des forces nouvelles : il fallut courber la tête. Ici finit pour l'histoire la nation prussienne; elle ne vit plus que de nom : les maîtres du pays, les Teutons, les croisés, prennent leur place. La race primitive est extirpée; ce qui en survit n'est qu'un résidu; la sève fut consommée; la foi chrétienne absorba leur nationalité; les colons allemands dans les villes ont étouffé les campagnards timorés et peu nombreux; le pays s'est repeuplé, mais plus par les Teutons que par les Prussiens. Les chevaliers Teutons, à peine établis dans la Prusse, envahirent la'Samogilie sur les Litvaniens et formèrent des liaisons avec les chevaliers Porte-Glaives de la Livonie, qui se proclamèrent leurs vassaux. Cette possession immédiate de la partie sud-est de la Baltique constitua l'Ordre,et l'enhardit à former le projet de détruire la Pologne et.la Litvanie. La Mazovie et la Poméranie furent dans ces temps l'objet de leur convoitise. En 1295, ils dévastèrent en partie la première de ces provinces. La Pologne, partagée entre des princes rivaux, ne put tirer vengeance de cette insulte. En 1307, le gouverneur de la Poméranie de Dantzig, Szwença, se déclara en pleine révolte contre ses maîtres polonais. Les margraves de Brandebourg, qui avaient profité des désordres de la Pologne, s'introduisent illicitement dans la possession de la Marche hrandebourgeoise, appelée de nos jours le Brandebourg, favorisent la révolte et envoient des remforts en hommes et en armes. On cerna le château de Dantzig, où se réfugia, fidèle a ses devoirs, le staroste Bogusz, 94 La ville, envahie par les Brandebourgeois, menaçait le château et le sommait de se rendre. Le roi Wladislas Lokiétek, à peine revenu de son long exil, ne put secourir les assiégés; le fidèle et brave Bogusz conseilla au roi de requérir l'appui des chevaliers qui, redevables à la Pologne de la moitié de la Prusse qu'ils retenaient en entier dans leurs mains, devaient au moins reconnaître l'hospitalité polonaise par la délivrance de la Poméranie. L'Ordre consentit de répondre à la réquisition, mais dans un but hostile à la Pologne. .D'abord on stipula (pie tous les frais de la guerre seraient payés d'avance, et ce n'est qu'après avoir satisfait à cette obligation que les Polonais, cernés dans le château, virent s'approcher les chevaliers Teutons. Une vigoureuse sortie de la garnison polonaise força les margraves à quitter la ville ; on introduisit alors les guerriers de l'Ordre dans le château, dont une moitié était à leur garde et l'autre occupée par les Polonais ; mais, dès que le danger fut passé, on vit arriver en fouie les chevaliers, qui s'emparèrent du château, insultèrent la garnison polonaise, et, enhardis par leur nombre, firent prisonnier le gouverneur de la forteresse. Bogusz fut emprisonné, et les chevaliers expédièrent au roi, à Krakovie, un message où ils protestèrent de leur fidélité, et déclarèrent qu'ils délivreraient le gouverneur et remettraient le château, au moment où la somme qu'its, prétendaient leur être due aurait été payée. Mais Wladislas Lokiétek ne se laissa pas fasciner par ces paroles : il savait bien que ce n'était qu'un.subterfuge pour gagner du temps, afin de s'emparer de toute la province avec le nom du roi. Il ne pensa pas que la somme demandée les disposerait à quitter le pays. Il se souvenait que le duc de Mazovie, Leszek, étant prisonnier de guerre chez le roi de Bohème, leur engageait une partie de son domaine, la terre de Michalow sur la Drwenca et qu'il ne pouvait la retirer de leurs mains, malgré l'offre d'un remboursement, à gros intérêts du capital prêté. Pourtant on entra en négociation, et on vit alors plus clairement que les chevaliers ne pensaient nullement se désister de la ville de Dantzig, et même qu'lls projetaient de conquérir toute la province. Ils demandaient des sommes énormes, et, au lieu de continuer les accommodements, ils aimèrent mieux attaquer l«s garnisons polonaises dans les villes ferles. La résistance des assiégés 'fut inutile ; en vain on envoya des renforts : la mauvaise foi, les promesses fallacieuses, la promptitude dans l'exécution des projets conçus, déjouèrent la valeur. En 1519, la Poméranie dantzikoise, appartenant aux rois de Pologne, fut incorporée à la Prusse. Wladislas Lokiétek, en guerre avec Henri de Glogau, son compétiteur à la couronne de Pologne, ne pouvait punir l'insolence de l'Ordre, qui lui proposa, en 1511, dans la conférence de Brzest en Kuïavie, d'acheter la Poméranie avec de l'argent, et l'établissement d'un cloître avec quarante moines, et la reddition du fort Nieszawa avec les bourgades d'Orlow et Murzynovv. Les chevaliers, voyant qu'ils ne pouvaient réussir auprès du roi, s'adressèrent au margrave de Brandebourg pour l'achat de la Poméranie : ils lui envoyèrent une somme d'argent : le margrave accède à la proposition, vend le pays qui n'était pas à lui. Si le forfait des chevaliers semble révoltant, que dire de ces margraves qui légalisaient leur brigandage? Et pourtant, le roi de Prusse, le roi philosophe, Frédéric II, s'appuya de cette vente, pour prouver aux yeux du monde, en 1775, que la Prusse polonaise appartenait depuis ces temps reculés à la maison de Brandebourg ! Les chevaliers, se méfiant de leurs droits, suscitèrent des ennemis au roi de Pologne, intriguèrent contre lui auprès du pape Jean XXII, pour qu'il lui refusât le titre de roi, et auprès de Jean de Luxembourg, roi de Bohème, en l'excitant à faire valoir ses droits à la couronne. Le pape envoya les ordres de restitution aux chevaliers ; mais ils rirent des prétentions du chef de l'Eglise et de ses bulles d'excommunication. La guerre recommença en|Bran-debourg, en Prusse et en Mazovie. Tandis que Wladislas Lokiétek réparait ses forces ébranlées, les Teutons ravageaient la Grande-Pologne, où ils furent conduits par Vincent de Szamotuly, palatin disgracié de ce pays. Vincent de Szamotuly, voyant tant de malheurs, promit de trahir les Teutons comme il avait trahi sa patrie. Le 27 septembre 1331, le roi des Polonais remporta une victoire sur les Teutons à Plowcé, et, malgré cette victoire, le roi ne tenta pas de poursuivre l'ennemi qui, l'année suivante, recommença les hostilités. Le roi Wladislas était déjà vieux, et les longues souffrances avaient af- faibli son esprit ; il crut à la parole des Teutons et se dirigea en Silésie pour tirer vengeance des dévastations que les Silésiens avaient commises. En agissant ainsi, il satisfaisait une vengeance inutile et laissait reprendre haleine à ceux qu'il pouvait détruire avec profit. Les forces lui manquèrent enfin ; après tant de désastres et de victoires, le roi Wladislas Lokiétek (le Bref) mourut, en adressant à son fils Kasimir le Grand ces paroles : * Garde-toi de rien céder aux che-» valiers Teutons et aux margraves de Brande-» bourg.....Plus heureux que ton père, chasse- > les d'un royaume où la pitié leur avait ouvert > un asile.....Rappelle-toi qu'ils se sont souillés » delà plus noire ingratitude. > Le vieillard mourut, et Kasimir, soigneux de conserver ce qu'il possédait et de faire fleurir la prospérité de son pays par l'industrie et le commerce, oublia les avertissements de son père,oublia l'avenir du royaume dont la garde lui était confiée; il conclut, en 1554, une trêve avec l'Ordre teutonique, et,en 1555, lui céda ses droits sur le pays occupé, en stipulant le retour de la Kuïavie, que les chevaliers, malgré les termes précis du traité, surent retenir jusqu'à 1545. Le pape Benoît XII, voyant que, parl'aliénaiion d'une province de la Pologne, le revenu du denier de saint Pierre perçu dans tout le royaume allait diminuer sensiblement, piotesta contre le traité, et ordonna aux chevaliers de se désister de leurs prétentions : mais si le pape avait à cœur le denier de saint Pierre, l'Ordre n'en pensait pas moins à ses bénéfices, et la bulle resta sans résultat. Les nobles PoU nais protestèrent contre la cession de la Pomé; anïe et des droits sur la Prusse ; ce traité resta donc illégal et sans valeur, car le roi n'avait le droit d'aliéner les provinces du royaume qu'avec le consentement des grands et de la noblesse. Si Kasimir était assez fort pour faire respecter sa volonté, la nation n'en était pas moins libre de garderies souvenirs de ses droits imprescritibles. La Pologne commença à renaître, et les Teutons dirigèrent leurs excursions sur le territoire de la Litvanie. Les habitants de ce pays les combattaient sans cesse, mais sans aucun résultat ; car les dissensions intérieures de leurs princes fournissaient des alliés aux Teutons dans ces mêmes princes, dont quelques-uns cherchaient un refuge en Prusse, comme par exemple Witold en 1382, Kieystut, père de Witold, fit sentir plusieurs fois aux croisés la pesanteur de son bras, et la bataille de Rudawa (17 février 1570), dont les résultats ne penchèrent réellement d'aucun côté, causa cependant des pertes douloureuses à l'Ordre. Les chevaliers, de leur côté, s'avançaient souvent jusqu'à Wilna, dévastaient le pays, emmenaient le peuple et pillaient les trésors. Us regardaient la Samogitie comme leur propriété : sujet de guerres continuelles, mais nécessaire à l'Ordre pour ses communications avec la Livonie. L'Allemagne alimentait les rangs des chevaliers - ses enfants accouraient en Prusse pour combattre les ennemis de la foi, qui ne haïssaient pas tant la religion chrétienne que ses cruels propagateurs. La trêve dont jouit la Pologne sous le règne de Kasimir le Grand, qui vécut en bonne intelligence avec les chevaliers, et qui visita même par curiosité leur capitale Malborg (Marienbourg) en 1560, se prolongea sous le règne de son successeur Louis d'Anjou, roi de Hongrie et de Pologne. Mais la fille de celui-ci, la belle et bienfaisante Hedwige, héritant en 1585 du trône de Pologne, contracta un mariage avec Jagellon, pi incepaïende la Litvanie,qui, en vertude la condition de ce mariage, se convertit à la religion chrétienne avec sa famille et sa nation. La Litvanie devint dès lors chrétienne, et joignit ses forces à celles de la Pologne pour combattre les chevaliers Teutons; et par suite de cette conversion, ces derniers durent renoncer à leur esprit de conquête. Un acte de mariage fil donc plus que ne firent toutes les cruautés exercées en Litvanie par les Teutons. Cette union de forces convenait si peu à l'Ordre que Conrad Zolncr, son grand-maître, missionnaire chrétien, refusa de tenir sur les fonts de baptême Jagellon, qui prit depuis ce temps le nom de Wladislas. En 1386, le grand-maître s'aventura dans la Litvanie pour exciter et soutenir dans la révolte André Wigund, prince de Tru-beçk, frère de Jagellon. On voulut arracher la Litvanie à ce dernier pour en faire un Etat à part, et rompre ainsi à jamais les liens qui commençaient à l'unir à la Pologne. Les volontaires polonais coururent en Liivanie, et réunis aux régnicoles sous le commandement de Skirgello et de Witold, cousin de Jagellon, parvinrent à chasser les chevaliers et à vaincre les princes vassaux rebelles. Mais, en 1592, Witold, offensé que Jagellon confiât le gouvernement de la Litva- LÀ POLOGNE, nie non pas à lui, mais à son frère Skirgello, se rendit chez les Teutons et dévasta avec eux son propre pays. Mais bientôt, convaincu de la mauvaise foi de l'Ordre, il le quitta, obtint le duché de la part de Jagellon, et, d'accord avec lui, chassa ses alliés de son pays. Jagellon, après celte guerre, revint en Pologne, travailla à extirper les abus qui s'étaient introduits sous le règne du nonchalant Louis, et demanda à Ladislas, duc d'Opole, la restitution après sa mort de la terre de Dobrzyn et de Wielun, qu'il tenait en vasse-lago. Wladislas chercha un subterfuge et engagea la terre de Dobrzyn à l'Ordre, qui ne demandait pas mieux que d'avoir un prétexte pour la guerre. Ce fut la vertueuse Hedwige qui empocha la collision ; elle conseilla au roi une transaction, et elle dit aux envoyés des chevaliers : « Vous » êtes si avares, que vous trahissez non-seule-» ment votre roi, mais votre Dieu, pour assouvir » votre avarice. Vous jurâtes de garder foi et » obéissance aux rois de Pologne, comme à vos » seigneurs et bienfaiteurs, qui vous défendaient » souvent contre les païens, et vous avez trahi » votre parole; vous vous dites chrétiens, et » vous gaspillez le bien du pauvre comme des > brigands. Allez, dit-elle en finissant, moi je » puis décider le roi à abandonner la guerre, car » je ne veux pas que le sang chrétien soit ré-» pandu par les chrétiens; mais vous verrez, » après ma mort, une juste punition suivre vos i procédés indignes. » Et les paroles de cette sainte femme s'accomplirent. En 1402, la guerre recommença : Skirgello, dépossédé du grand-duché en faveur de Witold, excita les chevaliers, comme l'avait fait dix ans auparavant le môme Witold, froissé dans son ambition. Cette guerre finit en 1404 par un traité ou la restitution de la terre de Dobrzyn à la Pologne fut stipulée moyennant 50,000 florins. La Samogitie resta en possession de l'Ordre. Le roi convoqua la diète ( novembre 1404 ), et l'impôt demandé pour le rachat de la terre de Dobrzyn fut accordé; mais les Teutons retardaient la restitution et inquiétaient la Litvanie. En 1408, Wladislas-Jagellon envoya de Pologne en Litvanie un grand renfort en blé, car la disette y décimait le peuple. Les chevaliers s'emparèrent du transport et tuèrent les conducteurs à Ragneta, ville frontière. Witold, pour venger ce brigandage, occupa la Samogilie. Les chevaliers, sans répondre au sujet du blé confisqué, firent demander au roi de Pologne s'il voulait abandonner Witold à son sort, ou bien faire la guerre pour lui. Jagellon ne pouvait délaisser son frère, et en môme temps ne voulait pas déclarer la guerre; il envoya donc à l'Ordre l'archevêque de Gnèzne, NicolasKurowski, comme médiateur. Le grand-maître de l'Ordre, Ulric de Jungingen, reçut le messager avec arrogance, et le menaça de la guerre. Kurowski, piqué au vif par ses paroles, lui riposta avec courage : « Contenez-vous, lui » dit-il, et ne pensez pas qu'on puisse effrayer » les Polonais avec la guerre ; sachez qu'en éten-i dant votre glaive sur la Litvanie, vous verrez > nos sabres dans votre propre pays. — Je suis » très-saiisfait de l'apprendre, dit le moine fou-» gueux; vous me le dites de la part du roi. » J'aime mieux la tête que les pieds ; je préfère la » terre fertile de la Pologne aux landes de la Lit-» vanie; j'aime mieux un paysriche que les repaires > de la misère, i El l'action suivit ses paroles : il envoya ses troupes pour dévaster la Pologne ; Dobrzyn, Rypin, Lipniki, Bobrowniki, Zlotorya devinrent sa proie. Ce n'est qu'à Bromberg qu'il trouva de la résistance, et l'hiver le força de demander une trêve, quoique les Polonais n'eussent pas encore bougé de leurs quartiers. Pourtant Jagellon, malgré les bons offices du roi de Bohême, qui ne demandait, pour faciliter la conclusion de la paix, que la reddition entre ses mains de la terre do Dobrzyn, préparait ses moyens, conférait avec Witold dans la forêt de Bialowiéz, oùl'on faisaitune grande chasse pour approvisionner en gibier l'office du roi, qui devait entrer en campagne. Sigismond, roi de Hongrie, s'efforçait de détacher Witold de la cause de Jagellon, en lui faisant entrevoir la couronne royale de Litvanie. Celte fois Witold resta sourd aux insinuations de l'étranger. Enfin les armées belligérantes se rencontrèrent entre Tanenberg et Grunewald (juillet 1410), et les Teutons furent écrasés. La paix de Thorn en 1411 mit trêve à la guerre; mais en 1414 il fallut la recommencer. Les chevaliers, forcés à la paix, ne cessèrent d'appuyer les prétentions de Swidrygello en Litvanie, et l'excitaient à la révolte contre le roi de Pologne ; mais leur puissance faiblissait de jour en jour : leur mission avait fini par l'introduction du christianisme en Litvanie par les Polonais, et la bataille de Grunewald épuisa leurs ressources pour longtemps. L'intrigue seule resta comme moyen agressif et défensif. En 1422, ils font un traité à Mielno avec la Litvanie. En 1451, pour appuyer les manœuvres de Swidrygello, ils dé- POLOGNE vastent la Kuïavie ; mais voyant la défaite de ce prince, ils s'empressent de conclure la paix avec la Pologne, en 1436, à Brzest en Kuïavie. Depuis cette époque l'Ordre tombe en décadence : il ne reçoit plus de renforts en hommes de l'Allemagne, car il n'a plus de pays à conquérir; la fainéantise s'acclimate dans son sein, jadis si actif ; les abus des grands-maîtres envers leurs subalternes, les exactions et les violences de ceux-ci exercées sur leurs inférieurs et contre les habitants des villes, amènent, nous ne dirons pas la fin de l'Ordre en Prusse, car la somnolence du roi Kasimir IV y mit obstacle, mais son affaiblissement et son vasselage envers la couronne de Pologne. Reprenons le fil de l'histoire; voyons grossir les mécontentements, et racontons l'organisation et l'action d'une société sortie du sein de l'Ordre, et qui décida son affaiblissement et sa destruction. On connaît les sociétés, les confréries qui se formaient dans ces temps en Allemagne, sous des titres divers, ayant pour but la défense de l'honneur et des mœurs. En 1397,1e 21 septembre, quatre puissants chevaliers de l'Ordre teutonique, possesseurs de biens dans le voisinage de la ville de Radzyn (Reden), formèrent la Société des Lézards ; ce furent deux frères, Nicolas et Jean de Rymk,et Frédéric et Nicolas de Kitnow, frères aussi. Leur profession de foi ne contient rien d'ostensiblement hostile à l'Ordre : ils se promettent appui et fraternité dans tous les cas, l'assurance des possessions et des secours mutuels, la défense de la vie et le sceau du secret, enfin la solution, par voie d'accommodement dans le sein de la Société, des différends qui pourraient surgir entre les associés. Yoilà le but patent; le reste est demeuré secret. D'abord bn n'acceptait de nouveaux membres que de ceux de l'Ordre ; plus tard les notables de villes, les maires, furent accueillis ; mais l'unanimité était nécessaire pour l'admission. Les grands-maîtres connaissaient l'existence de la confrérie, autorisaient ses pratiques, et môme accordaient des subsides. Une affaire d'argent, dans la pénurie où se trouvait l'Ordre, occasionna en 1411 les premières collisions entre le grand-maître et la confrérie. Un membre de la Société voulut remplacer le grand-maître, etmêmei'empoisonner, s'il le fallait, pour y réussir le complot découvert, on saisit les coupables, on leur trancha la tête ; quelques-uns s'enfuirent auprès du roi de Pologne, et en tarent bien accueillis. Depuis ce temps (1412), la confrérie s'efface dans l'histoire du pays, mais son activité ténébreuse perce à travers les nuages qui l'enveloppent. Les terres de Radzyn, de Chelmno (Culm) et de Torun (Thorn), pépinières de la confrérie, donnent en 1455 le premier signal des hostilités contre l'Ordre teutonique, et concourent à la formation de la ligue prussienne en 1439-1440, pour s'opposer aux excès des chevaliers. Jean Czegemberski, chef de la force armée de la terre de Culm, moteur de la ligue, parla ainsi, comme orateur de la confrérie de l'Ordre, au grand-maître : * Les districts et les » villes liguées ont décidé de chercher, par la fon-» dation de la ligue, à garantir leurs franchises, » leurs droits et leurs biens. » Ce même Czegemberski apparaît, en 1451, sur la liste de la confrérie. La ligue et la confrérie agissaient séparément, mais leurs buts les rapprochaient : ils avaient en vue l'amélioration de l'état du pays par une réforme salutaire. La confrérie avait quelque espérance que la reforme nécessaire pouvait s'opérer par l'Ordre lui-même ; la ligue en doutait: voilà la différence qui paralysa leurs efforts jusqu'en 1448. En 1450, Jost Weningen arriva d'Allemagne pour l'élection du grand-maître, et dit aux anciens de l'Ordre : « C'est par le glaive, et non » par la négociation, que vous serez forcés d'ame-» ner à l'obéissance les révoltés. Toute l'Allema-» gne vous soutiendra, le pape vous prêtera son » appui. Quant à moi, je saurai défendre digne-» ment l'honneur et les droits de l'Ordre auprès • du pape et de l'empereur. Mais vous, grand-» maître, saTiez gouverner le pays sans indulgence » coupable. » Cette menace ne servit qu'à consolider la ligue et à la rapprocher de la confrérie. En 1451, le pape envoya un légat pour apaiser la révolte. Les bourgeois et la noblesse ne voulurent pas même l'écouter ; on lui dit : « Le légat est d l'évêque de S'dves (en Portugal), où les raisins »et les figues poussent abondamment; il y a là » des hommes qui fêlent trois jours différents dans » la semaine, c'est-à-dire il y a des chrétiens, des «Juifs et des païens (ils parlaient probablement » des Maures) : pourquoi ne s'occupe-t-il pas de » leur conversion ? Il n'est pas nécessaire ici : «nous sommes tous de bons chrétiens. » Ces paroles moqueuses et insolentes à la fois nous montrent que la ligue possédait des gens d'un sens exquis, et que sa force pouvait braver la puissance papale. Pourtant on négocia encore avec le grand-maître; on le suppliait d'avoir égard à lami-sèredupays, aux sacrifices qu'on avait faits autre- l'ois pour l'Ordre. L'autorité, comme toujours et partout ailleurs, répondit par des menaces et par des punitions. Alors (en 1452) la Société des Lézards se décida à envoyer des missionnaires au roi de Pologne pour invoquer sa protection. Le roi la promit, et la confrérie commença à parler haut dans la ville de Thorn. e Ils ne veulent plus, » dit un komtur (officier de l'Ordre) dans son rap-»port au grand-maître, ils ne veulent plus s'ap-tpeler les alliés de notre Ordre; ils s'appellent d maîtres de Thorn. Georges Berge joue un grand • rôle dans celte ville, fait atteler des chevaux »à son carrosse comme un souverain, porte des » plumes d'autruche, des bottes blanches, des vê-» tements de pourpre avec hermine. Dieu veuille «que son ambition ne dure pas longtemps! »M. Tylleman Wege, son conseiller, a donné des » ordres pour que personne ne hante ceux qui sont > sortis de la ligue; qu'on les regarde tous comme • des parjures; qu'on ne reçoive môme leurs • gens au service des particuliers, et qu'on mé-» connaisse leurs armes et leurs lettres. > Pour obvier à tous les obstacles, la ligue envoya ses députés à l'empereur pour lui représenter ses doléances sur l'état du pays; de l'autre côté, la confrérie sondait la Pologne pour savoir si elle pouvait, en cas de danger, compter sur l'assistance des Polonais. A Krakovie, on leur fit les plus belles promesses ; à Vienne, on les congédia jusqu'à l'année suivante ; mais on les accueillit avec une attention remarquable , et môme avec une préférence marquée, sur les envoyés de l'Ordre. En 1455, on négocia avec le grand-maître, mais vainement. En août môme année, on établit un conseil de direction; ce conseil n'était composé que de membres de la confrérie : la ligue n'entrait dans l'action que par consultation.On commença à s'armer des deux côtés : la confrérie engageait des hommes ; l'Ordre approvisionnait et fortifiait les places. A la fin de 1455, Jean Bayzen, chef de la confrérie, ancien confident du grand-maître, arriva à Krakovie et demanda au roi de prendre la Prusse sous sa protection. Un conseil fut tenu chez le roi ; la noblesse, le clergé, l'université, opinèrent pour que la Prusse fût prise sous la protection royale, et Jean Bayzen repartit avec le consentement du roi, donné pourtant non sans quelque répugnance, parce que l'Ordre teutonique, de son côté, offrait au roi Kasimir IV de grands avantages, et l'empereur, qui donnait sa fille en mariage au roi, était opposé à l'union de la Prusse avec la Pologne. Malgré ces obstacles, il fallut accepter, car la nation désirait ressaisir son patrimoine, et les prières de la bourgeoisie prussienne étaient pressantes : la ligue, en cas de relus, voulait s'offrir aux rois de Hongrie et de Bohême ; une autre partie inclinait en faveur du roi de Danemark. Cette concurrence influa beaucoup sur la décision du roi, et lui servit d'excuse auprès de l'empereur. « Sire, disait Bayzen, vous savez tout ce que nous avons eu à souffrir dans les années écoulées, nous et nos ancêtres, des odieux et révoltants procédés du grand-maître et de l'Ordre. Pourtant, nous croyons devoir énumérer quelques circonstances pour mieux démontrer la justice de nos plaintes. D'abord le grand-maître avec son Ordre, inconstant et pervers, a envahi traîtreusement et criminellement la Poméranie polonaise. Plus lard, méconnaissant le traité concluavec le roi Kasimir, pour assouvir son avarice, ne rêvant que la conquête des terres de Pologne, il s'empara de la terre de Dobrzyn et de la Kuïavie. Mais vaincu par ton père (Wladislas Jagellon ), il quitta ce pays et ses villes dévastées à moitié. Ton père remit à l'Ordre ses terres et ses châteaux, et l'obligea dans le château de Nicszawa de lui payer 100 mille marcs d'argent (5 millions de francs). Bientôt l'Ordre mentit à sa parole, se souleva contre son souverain et fut de nouveau forcé de lui jurer fidélité. Depuis, l'Ordre trama des liaisons avec Boleslas Swidrygayllo, ennemi de l'État et de son père, et profitant de la guerre civile, il a dévasté la terre de Dobrzyn et la Kuïavie. Enfin, voyant ses possessions dévastées, il reconnut ta puissance, Ténor mité de ses crimes et le pouvoir du Dieu punissant le parjure : mais ce quatrième traité aurait été sans doute violé par lui, si nous n'v avions mis obstacle. » On voit encore des traces des perles que nous essuyâmes pendant la guerre avec le royaume de Pologne; on peut compterles familles, les enfants, les amis qui perdirent dans ces calamités les plus chers objets de leur cœur. On se souvient encore des outrages qu'ont subis nos femmes et nos filles. Mais toutes ces pertes ne nous affligent pas autant que la mauvaise foi avec laquelle on foulait aux pieds les traités conclus sous la foi de la parole la plus sacrée, et les violences par lesquelles ou nous force à contribuer aux guerres que nous détestions dans le fond de nos consciences. Nous étions forcés d'exposer nos vies,, et le grand-maître ne se souciait nullement de noire salut ni ne nous convoquait à son conseil : enfermés dans leurs châteaux, les chevaliers ne méditaient que notre perte. Parmi tant de malheurs, l'ennemi intérieur était pire que celui du dehors. Les commandants des châteaux, sans autre forme de procès, sans raison quelconque, uniquement pour assouvir leurs passions brutales, emmenaient nos femmes et nos filles dans leurs repaires, et nos plaintes furent suivies de la dévastation de nos biens. Opprimés que nous étions, nous avons formé une ligue, une alliance, pour notre propre défense. Les deux grands-maîtres Paul et Konrad ont toléré, et même permis notre union, comme un moyen pour obtenir justice. Mais le grand-maître actuel, Louis voulait la dissoudre : nous en appelâmes à l'empereur; mais justice nous a été refusée. Nous étions condamnés à nous dissoudre et à payer 600,000 florins ; cet arrêt nous rendit serfs de l'Ordre. Après la prise de cette décision, on nous menaça des vengeances ; et môme les procureurs du grand-maîlre ont condamné trois cents des nôtres à la peine de mort. Celle injuste décision de l'empereur nous força à prendre les armes: parce que ce n'est pas aux hommes, mais aux femmes de souffrir un pareil esclavage. La miséricorde de Dieu nous a secourus : dans une vingtaine de jours plus de vingt places fortes furent prises.Le nouveau et lovieux Thorn, Dantzig, El-bing, Grudziondz, Elzbung, Golub, Kowalé, Gniéw,Swiécé, Papow,Juchol, Holland, Koënigsberg, Radzyn j Nidburg, Brandeburg,Prusmork, Morak, Brodniça, Chelm, Dziuldow, Osteroda, Braciany sont dans nos mains. Sire, le monde le sait, et le grand-maîlre lui-même dit dans ses lettres que vous êtes son unique protecteur et défenseur légitime ; les terres de la Poméranie, de Culm et de Michalow furent jadis détachées de votre royaume : nous venons, ô très-gracieux roi, vous supplier de nous prendre à tout jamais pour vos fidèles et dévoués sujets. Ne nous repoussez pas, nous jadis arrachés à votre royaume et revenant aujourd'hui spontanément sous votre puissance. Nous venons nous soumettre à votre pouvoir; nous implorons votre protection : nous vous livrons nos villes, nos terres, nos cités, nos châteaux el places fortes. Sire, il ne manque que votre acceptation pour nous meure sous votre proteclion ; écoutez nos prières, et les prières de ceux qui nous ont envoyés à vous. Si vohs nous acceptez, nous vous appartiendrons; si vous nous repoussez, nous allons tomber devant nos ennemis. Yous ferez bientôt la conquête des châteaux qu'ils gardent; et vous régnerez depuis la mer de la Livonie jusqu'à la mer Occidentale (la Baltique). Ni l'alliance, ni le serment (dont nous-mômes nous sommes liés), ne doit vous arrêter; le grand-maître le violait envers nous en massacrant les habitants de Tczewo; il le violait en s'associant avec vos ennemis en Litvanie. Les chevaliers n'ont pas eu honte d'empiéter sur vos terres; les papes, reconnaissant vos possessions, ordonnaient qu'elles furent rendues; ont-ils obéi aux commandements du pontife? » Peut-être jugerez-vous notre pays indigne d'appartenir à votre royaume. Yous avez des droits sur nos terres; le denier de saint Pierre y reste comme témoignage de votre pouvoir; ce denier, destiné en offrande aux saints apôtres, parle éloquemment en votre faveur. Sire, que nos larmes, que les larmes de ceux qui attendent votre décision louchent votre cœur, et raniment nos espérances. > A ces mots, les députés prussiens tombèrent à genoux en signe d'obéissance, et le roi prit leur pays sous sa protection. Ainsi s'opéra l'union de la Prusse avec la Pologne; mais ce n'est qu'après quatorze ans de guerre, qu'une partie de cette Prusse entra dans la possession polonaise. L'indolence du roi, le manque des fonds, les intrigues des empereurs d'Allemagne, prolongèrent cet état si funeste aux habitants, Celle guerre finit par la paix de Thorn en 1460 (voyez vol. II, pages 125—126), et la Pologne n'obtint que l'ancienne Poméranie Dant-zikoise, la Prusse sur le Nogat et la Wistule, levêché de Warmie, et l'ancienne terre de Culm. On forma trois palatinats de Dantzig, de Malborg et de Culm, qui se résume encore de nos jours sous le nom de la Prusse occidentale, autrefois dite royale. Mais ce n'est pas la fin des combats que la Pologne eut à soutenir dans ce pays contre la perfidie de l'Ordre et de ses successeurs. Nous allons raconter brièvement les événements les plus importants qui concernent l'histoire polonaise. La fidélité de l'Ordre ne dura pas longtemps : poussé par l'empereur d'Allemagne, il suscitait à la Pologne des guerres continuelles. La Moskovie, délivrée depuis peu (en 1477) du joug tatar, tourna ses armes (en 1479) contre la Pologne, et combina ses projets avec les grands-maîtres teutoniques. Plus tard, Frédéric, duc de Saxe (1498-1511), invité à prêter hommage au roi de Pologne, refusa de le faire, et se rendit en Allemagne pour éviter une explication formelle. On voulut déclarer la guerre au vassal révolté, mais la mort subite du roi Jean Albert empêcha l'exécution de ce projet. On négocia à Posen, on négocia à Thorn (en 1510) ; l'empereur s'empressa d'interposer ses bons offices en faveur de l'Ordre, mais il ne put parvenir cette fois à tromper les Polonais, quoique leur mansuétude donnât trop de temps au repentir des chevaliers. En 1512, l'empereur, voyant qu'il ne pouvait dominer en Pologne, ni par ses conseils, ni par la femme qu'il voulait donner au roi, jeta le masque, s'unit avec le grand-duc de Moskovie et excitait les chevaliers à la révolte. Albert, le grand-maître, refusait rhommage dû et invoquait l'intervention de la diète d'Allemagne, pour juger entre lui et le roi de Pologne, Sigismond Ier, son oncle. La Moskovie rompit la paix, et commença les hostilités en Litvanie. La bataille d'Orsza, gagnée par les Polonais sur les Moskovites en 1514, décida l'Ordre à expédier au roi de Pologne une députation à Wilna pour le féliciter. Sigismond,connaissant bien ses trames, donna une réponse presque dans les mêmes termes que celle faite par Napoléon, après la bataille d'Àusterlitz, à l'ambassadeur prussien :* J'accepte vos félicitations dans le sens que vous me les faites, i U paraît que la maison régnante de Prusse suit les bonnes traditions de ses devanciers... En 1519, les Tatars envahirent et dévastèrent le midi de la Pologne ; la bataille de Sokal tourna à leur avantage ; Vassili, grand-duc de Moskovie, allié des Tatars, qui guerroyait et incendiait les villages en Litvanie, s'approchait vers la capitale : ce moment fâcheux fut choisi par le grand-maître de l'Ordre pour attaquer la Pologne dans le nord de ses possessions. Il fallut un grand courage pour tenir tête à tant d'agresseurs a la fois : le roi Sigismond eut ce courage,et il triompha de ses ennemis. La campagne contre l'Ordre teutonique s'ouvrit en 1520. Nicolas Firley, grand-général, débuta par la prise de plusieurs villes et châteaux; le sort des armes rendit le grand-maître plus raisonnable et le décida à demander une négociation. Le pape et les princes d'Allemagne vinrent lui offrir leurs bons offices ; quelques renforts en hommes, venus par la mer, enhardirent l'Ordre à recom- mencer les hostilités, et le roi de Pologne en fut pour son bon vouloir. La victoire cette fois encore couronna les efforts des Polonais, la famine et le glaive détruisirent les alliés d'Allemagne : le grand-maître implora la clémence du roi son oncle, qu'il combattait tout à l'heure impunément. L'empereur sollicita pour lui, et une trêve de quatre ans lui fut accordée en 1521. Quatre ans plus tard, à l'expiration de la trêve, en 1524, Albert, grand-maître de l'Ordre, jeta l'habit de moine, se lit luthérien et épousa une femme qu'il aimait éperdûment. L'empereur et le pape tressaillirent de colère contre leur ancien protégé ; mais le roi de Pologne, pour s'assurer sa fidélité, pour l'obliger par la reconnaissance, le couvrit de sa toute-puissance, et dit aux ennemis du duc de Prusse, vassal de la Pologne : « Que personne ne lui fasse tort, je suis roi de Pologne, son maître; quiconque le touche me blesse.» Les puissants du jour se turent à ces paroles, et le 10 avril 1525, on vil, dans la cité de Krakovie, sur la grande place carrée, le roi Sigismond 1er, assis sur le trône, donner un étendard ù Albert, duc de Prusse ou de Krolewieç (Koënigsberg), agenouillé sur le marche-pied. L'étendard était orné d'une aigle noire portant une couronne autour du cou, et la lettre S sur la poitrine, armes de la Prusse. Le prince jura fidélité pour lui et ses héritiers. Il a tenu sa parole, lui, et même ses descendants... Mais malheureusement l'héritage fut assuré même à ses frères, ducs de Fran-conie, et passa de leurs mains dans la maison de Brandebourg. Le roi Sigismond croyait, par cette érection d'un duché fde Prusse, la détacher de ses relations avec l'Allemagne, la religion réformée et l'intérêt de la nouvelle dynastie lui faisaient prévoir ces conséquences; mais la même profession de foi fut adoptée par l'Allemagne du nord; la maisondesmargravesdeBrandebourg, électeurs de l'empire, devenue héritière d'Albert, comprima la Pologne de l'ouest entre la Marche de Brandebourg du nord et le duché de Prusse,et, avec l'aide de ses co-envahisseurs, se traça une ligne de communication qui prolonge ses Etats depuis le Niémen jusqu'au Bhin. Cette ligne fut parcourue par Napoléon, qui arriva de France en Pologne sans quitter pour ainsi dire les Etats de Sa Majesté prussienne; malheureusement il négligea de rétablir l'ancien état des choses. Mais revenons à l'histoire. « Les chevaliers, dit Frédéric le Grand dans » ses, Mémoires pour servir à l'histoire de la maison » de Brandebourg, se conduisirent comme foni les » plus faibles : ils se contentèrent de protester » contre ce qu'ils ne pouvaient pas empêcher. > Ils transférèrent leur résidence en Franconie, dans la ville de Morgenlheim (dans le royaume de Wurtemberg), et molestèrent à plusieurs reprises la Pologne de leurs réclamations ; mais ce fut en vain: ils projetèrent des expéditions en Prusse (en 1554-1563); ils excitèrent la ville de Dantzig à la révolte (en 1566); mais, découvertes à temps, ces menées restèrent sans aucun résultat. Les descendants d'Albert prêtèrent, à leur avènement au duché, l'hommage ordinaire de vasselage aux rois de Pologne. Us prétendirent aux droits de siéger dans le sénat et de concourir aux élections des rois. Ces droits leur furent niés et refusés, et il y eut à cet égard des contestations à main armée. La religion réformée gagnait chaque jour plus de terrain en Prusse; les villes polonaises de cette province, ayant embrassé la doctrine nouvelle, poursuivaient les prêtres catholiques et pillaient leurs églises. Les rois de Pologne furent forcés de sévir contre ce débordement : Sigismond Ipr punit sévèrement la ville de Dantzig qui se révoltait sans cesse; la cupidité en fut le motif principal. Etienne Batory, à son avènement au trône de Pologne, se vit dans la nécessité d'assiéger cette ville et de la battre en brèche. Une forte amende pécuniaire fut imposée aux habitants. (Voyez tome II, page 105.) L'an 1618, la maison de Brandebourg entra en possession de la Prusse ducale. On en conféra solennellement le titre à Warsovie par la remise d'un étendard, après la foi jurée par Joan-Sigis-mond, gendre d'Albert. Les trois frères de celui-ci, Ernest, Chris tien et Jean-Georges assistèrent à la cérémonie, et chacun d'eux louchait l'étendard en signe d'héritage et de fidélité. A Jean-Sigismond succéda, en 1619, Georges-Guillaume son fils; il fut faible et traître dans sa conduite. La Suède tombait alors de tout son poids sur la Pologne : le duc ne voulut pas repousser les Suédois, et n'osa pas se déclarer contre le roi de Pologne ; il lit semblant de résister au roi de Suède, et lui ménagea les moyens de s'établir dans la Prusse tant ducale que royale. Quand l'armée suédoise débarqua à Pilawa (en 1626), le commandant de celle place tira du canon avec de la poudre sans boulet: ce fut plutôt un salut qu'une résistance. Pour prix de cetle bravoure, la Prusse fut dévastée par les soldats de Gustave- T/OME ii. Adolphe.— En 1632, lors de l'élection dcVladi-s!as IV, l'électeur de Brandebourg vint réclamer les prétendus droits des ducs de Prusse; on les repoussa comme d'ordinaire,et on reprocha à l'électeur son indigne conduite, sa lâche résistance et ses menées occultes avec les Suédois. Les envoyés de l'électeur sentirent la justice de ces reproches, se turent, et prêtèrent, l'année suivante, après le couronnement du roi, le serment de fidélité. Ils persuadèrent à leur prince qu'on ne pouvait plus duper les Polonais ; le duc partagea leur opinion, et n'attendit que le moment propice pour rompre avec la république de Pologne, et conquérir par fas et nefas la souveraineté. Celte occasion ne se présenta point sous le règne de Wladislas IV (1652-1648). Mais la crise qui s'accomplit sous le règne malheureux de Jean-Kasimir jeta les premiers fondements de la puissance du royaume actuel de Prusse. L'année 1655, les Suédois envahirent la Pologne au nord-ouest, tandis que les Moskovites la tourmentaient à l'est : la Grande-Pologne, la Prusse et la Liivanie furent à la fois infestées par les ennemis. La Prusse polonaise ou royale tint bon et ne voulut même pas confier sa garde aux soldats du duc de Prusse, qui se présentait comme ami de la Pologne, et qu'on soupçonnait de connivence avec les Suédois. Bientôt la réalité justifia les méfiances des Prussiens-Polonais. L'électeur de Brandebourg, Frédéric-Guillaume, après quelques escarmouches insignifiantes, s'allia, par le traité de Koënigsberg (1656), avec le roi de Suède, Charles-Gustave, contre la Pologne, et obiint de lui la Warmie et la ville de Brunsberg, toutes deux faisant partie de la Prusse polonaise. La guerre embrasa loule la Pologne; Dantzig et d'autres villes résistèrent bravement aux ordres et aux menaces des adversaires de la couronne. Un nouveau traité fut conclu dans la même année, à Marienbourg, entre le roi de Suède et l'électeur de Brandebourg. Par ce traité, l'électeur acquérait la Grande-Pologne, c'est-à-dire les palatinats de Posen, de Kalisz, Lenczyça, Siéradz et la terre de Wiélun. C'était le prix de sa félonie. II joignit ses soldats à l'armée suédoise, et combattit les Polonais près de Warsovie. La victoire resta à l'agresseur et au parjure. Le roi de Suède, voulant plus fortement attacher à sa cause l'électeur, accorda, par le traité de Labiau, Yindépendance à sa possession prussienne, et leva le vasselage du duché envers la couronne de Pologne, 95 dont il se croyait déjà possesseur. Mais bientôt un coup de fortune rétablit un peu les affaires de la Pologne: l'électeur tourna ses armes contre son allié, chassa de Posen les soldats de celui-ci, et conclut en 1657 un traité d'alliance offensive et défensive avec la Pologne, parce qu'il lui promit six mille hommes contre les Suédois, en échange de la levée d'hommage envers sa couronne et pour son duché de Prusse. Dans cette douloureuse situation on lui accorda tout : l'indépendance, l'héritage vassal dans la ligne de Franconie, les disiiietsde Lawenhourg et de Bulow, dans le palatinat de Poméranie, en fief lige. On lui engagea la ville d'Elbing pour la somme de 400,000 lhalers, et la starostie de Drahim pour 120,000 thalers. Le traité «le Welau et de Bydgoszcz confirmèrent ces pernicieuses stipulations : le jésuitisme poussait le roi à toutes ces folies, l'astuce de l'ennemi profita de tous ses désastres. Pour prix de tant de sacrifices, la Prusse polonaise fut délivrée des Suédois, cl respira librement après lant de violences. Depuis cette époque, les grands débats, les sanglantes collisions cessent temporairement entre la Pologne el la Prusse ducale. Celle-ci devient' royaume de Prusse,v.n 1700, sous Frédéric NI, en vertu d'un accommodement entre l'électeur de Brandebourg et l'empereur d'Allemagne. Le roi de Prusse promit foi et amitié à la république de Pologne, garantit l'intégrité de son territoire, et en 1772 envahit la Prusse polonaise (excepté tes villes de Dantzig et de Thorn), et l'incorpora dans son royaume. La perfidie alla plus loin : eu 1795, la Grande-Pologne devint la proie de l'avide allie, qui ne cessa de protester de son désintéressement, et de pousser les Polonais à des réformes salutaires, en s'engageant à servir la république de ses armées et de sa personne. En 1795,1a Mazovie et un district de la Petite-Pologne (Czenstoehowa) vinrent augmenter les possessions du roi de Prusse : celle partie de la Pologne reçut le litre de Prusse méridionale, et fut connue, dans le monde diplomatique, sous ce nom bâtard jusqu'en 1806. Dantzig et Thorn furent, envahies dès l'an 1795. La paix de Tilsit, en 1807, changea la Prusse méridionale en grand-duché de Varsovie. Dantzig devini ville libre ; mais la Prusse proprement diie, la Prusse ancienne et la Poméranie danlzikoise restèrent à la maison de Brandebourg. Les événements de 1815 conservèrent le statu quo, quant à la Prusse royale. Une portion de la Grande-Pologne, déta- chée du grand-duché de Varsovie, fut baptisée du nom de duché de Posen, et forme de nos jours une province de la couronne actuelle de Prusse. Tristes vicissitudes humaines !... mais l'avenir est gros d'événements..... La Prusse occidentale et orientale compte aujourd'hui026,927 habitants sur 1178 milles carrés géographiques. Elle offre actuellement un aspect assez satisfaisant sous le rapport matériel.... les manufactures, l'agriculture et le commerce vivifient ce pays ; mais la liberté politique n'y existe point..... La population se compose d'Allemands dans les villes, de Polonais et de Litvaniens dans les campagnes. Les Polonais occupent le pays frontière du soi-disant royaume de Pologne ; les Litvaniens, celle du palatinat d'Augustowo et du gouvernement de Wilna, la régence de Gombin ; dans ie reste du territoire, comme dans les manufactures et les fabriques, la population est mixte : toutes les races s'y rencontrent. La distinction religieuse est la seule marque de nationalité qu'il est permis aux habitants de faire reconnaître : les Polonais et les Litvaniens sont et restent catholiques, et appellent, avec une sorte de méprisâtes aulres habitants luthériens. Les catholiques ont accueilli à bras ouverts les Polonais qui sont venus se réfugier en 18ôldans la Prusse, et dirent avec tristesse : iOnos bons frères, pourquoi » avez-vous déposé les armes? nous vous utien-» dions armés pour nous débarrasser de ce roi » de Piusse et de son fisc ! » Abordons maintenant l'histoire et la description de la ville de Malborg. MALBORG. Marienburg en allemand. Celte, ville est située sur la rive droite du Nogat, à huit lieues sud-est de Dantzig. Sa fondation date de 1302. Les chevaliers, en s'emparant du territoire prussien, y bâtirent un château fort dans le style goihique. C'est la plus ancienne des fondations de l'Ordre teutonique; elle précède do beaucoup la fondation de la ville elle-même : on la reporte à 1288. Ce château est partagé en deux grands bâtiments également endommagés par le temps. La partie du château qui louche à l'église de Sainte-Marie est méconnaissable, à cause des ravages des guerres que la ville a endurées; on a transformé celle partie en une sorte de grenier. Le pavillon du milieu est mieux conservé, et le gouvernement actuel a entrepris la restauration de ce monument, selon les projets primitifs qui furent retrouvés dans les archives de la ville. Le château se compose de quatre étages : le plus haut, et en même temps le plus beau, servait à loger le grand-maître de l'Ordre. Ce qui étonne le plus dans cet édifice, ce sont les voûtes sur lesquelles reposent tous les appartements, leur excellente disposition, la bonne qualité des matériaux qui servirent à la construction et la parfaite maçonnerie. Toutes les chambres présentent une suite d'arcades qui s'élayent sur de grands piliers de granit. C'est une grande et étonnante structure que ces arcades et ces piliers, montant d'étage en étage à fatiguer l'œil accoutumé à la diversité. Le pilier du fond de la cave a la forme d'un panier déployé : c'est là-dessus que s'appuient tout le bâtiment, tous les piliers et toutes les arcades, Les piliers du premier étage, où demeuraient les domestiques, sont de forme carrée et d'une grande dimension ; ceux des étages supérieurs sont taillés en octogone, plus sveltes d'étage en étage. La colonnade s'embellit en montant; les salles du haut du bâtiment sont ornées de piliers de granit élégants, façonnés avec soin, avec des ornements à la place des chapiteaux. La grande salle des séances des chevaliers n'a qu'un seul pilier où viennent aboutir toutes les arcades. Dans cette salle on aperçoit une pierre enfoncée dans le mur ; voici l'histoire de cette pierre, d'après ce que rapporte la tradition : Le roi Jagellon assiégeait le château et sommait les chevaliers de rendre la place : mais ils n'obéirent point à cette sommation. Force lui fut de recourir au strajagème ; à cette fin il gagna un des serviteurs des chevaliers, et lui demanda le moyen d anéantir les Teutons. Le domestique lui promit de donner le signal en se montrant à la fenêtre, quand les chevaliers seraient assemblés dans la grande salle, et lui conseilla de lancer un projectile qui abattrait le pilier unique soutien de toute la voûte. Le roi profita de ce conseil ; le serviteur parut à la fenêtre, et en disparut avec rapidité : on jeta bientôt une pierre énorme; elle pourfendit la fenêtre, ébranla la salle, et manquant le but, se blottit dans le coin où on la voit encore. Les matériaux, comme nous l'avons dit, sont d'une bonne qualité ; les briques conservent tout leur éclat,et le ciment est si dur,qu'en le frappant avec du fer on fait jaillir des étincelles. C'était un des édifices les plus forts en Europe; on avait la coutume de dire : Ex luto Marienburg, Qffea ex saxo, ex marmore Mediolanum. La commodité s'y joint à la force. Un puits en pierre au milieu du château fournissait de l'eau à tous les étages ; de longs tuyaux descendaient dans la cour. Le puits était entouré d'abreuvoirs en pierres et de conduits d'eau. Dans chaque salle de réunion on voyait des services tout préparés; les mets et les vins y entraient sans que les domestiques parussent dans le lieu du conseil : la discrétion fut assurée aux bons buveurs, et il n'en manquait pas dans l'Ordre; le vin, la bonne chère et les femmes occupèrent plus les maîtres de ce château que les ordres du pape et le salut de la chrétienté. La chaleur montait d'en bas et se répandait dans les appartements par des bouches pratiquées à cet effet dans toutes les chambres et toutes les salles. Le rez-de-chaussée fut séparé des caves par une double voûte ; c'était là que reposaient les richesses de l'Ordre. On ne sait pas bien qui découvrit le premier ces niches, et si l'on y trouva quelque reste des riches butins que les chevaliers arrachaient à la Pologne et à la Litvanie. Les ornements de la salle haute, comme ceux des salles du bas étage, furent altérés par le temps. On y voyait les portraits de tous les grands-maîtres de l'Ordre, depuis son établissement en Prusse jusqu'à l'expulsion des chevaliers de la ville, dans le xve siècle. Ce château , restauré par les largesses du roi actuel et celles du prince royal, ainsi que les offrandes des habitants de la province, est un modèle de la structure ancienne; il sert de résidence aux autorités locales, et en même temps aux assemblées publiques. A côté du château on voit l'église de Sainte-Marie, sous l'invocation de laquelle la ville fut bâtie. C'est son plus ancien monument; on reporte sa fondation à 1200. Au sommet de l'église, dans sa partie extérieure, du côté du maître-autel, on aperçoit un bas-relief de la Vierge, bien conservé; l'énormité de cette pièce et sa dorure font tout son mérite, car l'art n'y est pour rien. La ville compte, outre celle-ci, une église catholique et une église luthérienne, quelques écoles et cinq mille habitants. Le commerce de bois et deux grandes foires, voilà toute son industrie. En 1410, le roi Wladislas-Jagellon occupa la ville, mais ne put s'emparer du château; en 14G0, son descendant Kasimir, en payant la solde due aux soldats de l'Ordre, obtint de ceux-ci la reddition de la place, et,y introduisitsajgarnison ; en 1626, les Suédois prirent le château d'assaut; en 1641, le feu endommagea ses murailles; en 1651, après un combat sanglant, les Suédois s'emparèrent de nouveau de Marienbnrg; et en 1656,1e sort y couronna la perfidie du vassal de la Pologne, comme nous l'avons vu plus haut. Cependant Marienbnrg, qui fut chef-lieu du Palatinat, resta à la Pologne jusqu'à l'année 1772. Depuis lors elle fait partie du royaume de Prusse et de la régence de Marienwerder (Kwi- dzyn), formée de l'ancienne Prusse polonaise, et qui un beau jour reviendra à la Pologne indépendante, parce que le pays qui possède lout le cours de la Wistule ne peut pas se passer de son embouchure ; le cabinet de Berlin l'a reconnu lui-même. Tout y rappelle la domination polonaise, les souvenirs historiques, les intérêts matériels et la sympathie des habitants ! André Slowaczynski, CÉRÉMONIES CIVILES et RELIGIEUSES. funérailles des rois de pologne, DES GRANDS - DUCS DE LITVANIE ET DES SEIGNEURS. ■ Ce nouvel Etat devient royaume de Pologne, si vivement désiré, depuis si longtemps réclamé par la nation, et acquis au prix de tant de sang et de sacrifices. » Pour aplanir les difficultés qui se sont élevées au sujet de la ville de Krakovie, nous avons fait adopter l'idée de rendre cette ville neutre et libre. Ce pays, placé sous la protection de trois puissances libératrices et amies, jouira du bonheur et de la tranquillité, en se consacrant uniquement aux sciences, aux arts, au commerce et à l'industrie. Il sera comme un monument d'une politique magnanime, qui a placé cette liberté dans l'endroit même où reposent les cendres des meilleurs de vos rois, et où se rattachent les plus nobles souvenirs de la patrie polonaise. t Enfin, pour couronner une œuvre que les malheurs des temps ont si longtemps retardée, on a consenti, d'un accord unanime, que, dans les parties mêmes de la Pologne soumises aux dominations autrichienne et prussienne, les habitants fussent désormais gouvernés par leurs propres magistrats choisis dans le pays. » Polonais, il n'était pas possible de régler vos destinées et tout ce qui lient à votre bonheur national d'une autre manière; il était nécessaire de vous conserver une patrie, qui ne fût ni un sujet de jalousie ou d'inquiétude pour vos voisins, ni un sujet de guerre pour l'Europe. Tels étaient les désirs des amis de l'humanité, et ici devait être le but d'une politique éclairée. » Par le commun accord du congrès européen assemblé à Vienne, et d'après la cession de Sa Majesté le roi de Saxe, nous prenons possession à jamais du duché de Warsovie, qui nous est échu par les droits des traités, et nous nommons un gouvernement provisoire, composé de personnes revêtues de nos pleins-pouvoirs, afin que, sans aucun délai, cette nation soit appelée à jouir d'un régime constitutionnel dont les bases soient préparées d'après le vœu général, et affermies par les consentement des habitants. » Nos chargés de pouvoir vous feront connaître toutes les garanties qui vous ont été accordées dans les conférences de Vienne. Vous reconnaîtrez en même temps celles qui résulteront de la réunion constitutionnelle de voire patrie avec notre empire, de celte union qui doit régler vos droits, vos devoirs et vos destinées. » A cette lin, nous appelons toutes les classes de citoyens, nous appelons l'armée, les magistrats, à prêter le serment de fidélité, qui sera une garantie de vos devoirs envers nous, et de votre obéissance filiale, ainsi que de noire protection paternelleet denossoins pourvotrebonheur. » Le premier des devoirs que nous voulons remplir envers vous sera de vous affranchir, le plus tôt possible, des fardeaux si onéreux dont l'état de guerre prolongé a (ail accabler le pays. Nous en "connaissons toute i'énormité, et c'est avec un profond chagrin que nous nous sommes vu réduit jusqu'ici à l'impossibilité d'en alléger le poids. » Polonais, puisse cette époque mémorable, qui change et fixe votre sort, satisfaire à la fois tous vos vœux, réaliser vos espérances longtemps trompées, et réunir tous les sentiments dans le seul amour de la patrie et de votre monarque ! > Puissiez-vous, en contribuant à la grandeur et à la prospérité de votre empire, en mettant votre confiance entière dans notre justice et dans nos dispositions pour votre bonheur, vous rendre, dignes du bienfait de votre existence politique, et des nouvelles améliorations dont votre condition sera susceptible. » Vienne, 25 mai (13 v. s.) 1815. » Alexandre. > Kosciuszko reçut le 15 avril la lettre d'Alexandre qui l'invitait à se rendre à Vienne. Il se mit en route, accompagné de son aide-de-camp, Frantz de Zeltner. Chemin faisant, Kosciuszko rencontra Alexandre à Braunau sur l'inn (27 mai); le général lui ouvrit la portière : Alexandre l'embrassa et le fit monter avec lui dans la chambre du maître de poste, où ils eurent une conférence d'un quart d'heure. Pressé de tenir ses promesses, Alexandre s'excusa et finit par dire à Kosciuszko : * Général, j'ap-» précie les efforts des Polonais pour reconquérir » leur patrie et lui rendre une existence digne » d'eux; mais une branche enlevée de l'arbre où > elle a pris naissance s'y rattache de nouveau • dès qu'on la réunit au tronc qui faisait sa force. » De vous autres dépend votre régénération fu- > ture..... Vos destinées sont celles du peuple » slave.....» Le vertueux républicain n'ignorait pas que désormais la destinée de sa patrie était intimement liée aux destinées de toute la Slavonie, mais il savait aussi que c'est à la Pologne qu'appartient l'initiative libérale, et que les Slaves, pour être dignes de leurs destinées futures, doivent s'attacher à elle et y puiser les germes de l'égalité, de la liberté et de la civilisation. Lame de Kosciuzko fut brisée après cet entretien; il n'en continua pas moins sa route, et le 51 mai il arriva à Vienne. Il alla aussitôt à l'ambassade de Russie, et s'entretint avec les Polonais qui s'y trouvaient alors; mais voyant que toutes ses espérances étaient trompées,décrivit les deux lettres suivantes à Alexandre et à Czartoryski, pour leur prouver qu'il n'était plus dupe des ca- joleries,des erreurs,et qu'il repoussait toutes les machinations diplomatiques, ne pouvant compter, disait-il, sur les promesses des puissances co-envahissant.es et co-partageantes : « Si Alexandre recule devant sa parole, ajoutait-il, s'il refuse aujourd'hui ce qu'il a accordé hier, quelle confiance pourrait-on avoir dans ses successeurs? Il faut que la Pologne, la Litvanie, la Volhynie, la Podolie et l'Ukraine soient réunies, ou, dans quelques années d'ici, Warsovie deviendra le misérable chef-lieu d'un arrondissement moskovite. Je n'aperçois que du sang et des trahisons :1e désintéressement de la jeunesse, le dévouement du peuple essaieront un nouveau 1794; mais dans quelles mains tombera le timon de la cause nationale révolutionnaire! quels seront les chefs capables de profiter des leçons du passé « Vienne, 10 juin 1815. > Sire, le prince Czartoryski m'a développé tous les bienfaits que Votre Majesté impériale et royale prépare pour la nation polonaise. Les expressions ne peuvent répondre à mes sentiments de reconnaissance et d'admiration. > Une seule inquiétude trouble encore mon âme et ma joie. Je suis né Litvanien, Sire, et je n'ai que peu d'années à vivre ; néanmoins le voile de l'avenir couvre encore les destinées de ma terre natale et de tant d'autres provinces de ma patrie. Je n'oublie point les magnanimes promesses que Votre Majesté impériale et royale a daigné me faire verbalement à cet égard, ainsi qu'à plusieurs de mes compatriotes. Mon cœur ne me permettra jamais de douter de l'effet de ces paroles sacrées; mais mon âme, intimidée par de si longs malheurs, a besoin d'être de nouveau rassurée. » N'écoutant que l'impulsion de mes sentiments, je suis venu dévouer le reste de mon existence au service de Votre Majesté impériale et royale. Toutefois, Sire, soyez mon arbitre dans cette conjoncture décisive pour ma conscience, et par un seul mot bienveillant daignez dire que vous approuvez ma détermination. Ce mot remplira l'unique vœu qui me reste à former, celui de descendre au tombeau avec la consolante certitude que tous vos sujets polonais seront appelés à bénir vos bienfaits. Cette certitude, je l'avoue, augmenterait à l'infini mes efforts et l'énergie de mon zèle. » Je n'oserai jamais, Sire, presser l'exécution de vos grands projets; j'en garderai saintement la pensée pour ma propre conscience, et ce ne sera que sur une autorisation expresse que je ferai usage de ce dépôt sacré. > J'attendrai ici vos ordres sur mon humble prière : c'est la dernière que j'ose encore mettre aux pieds de Votre Majesté impériale et royale, avec un sentiment de confiance inébranlable, qui ne peut être égalé que par votre magnanimité et par votre incomparable bonté. * Kosciuszko. » Au prince Czartoryski. « Vienne, 23 juin 1815. » Mon cher prince, je mets un grand prix à votre amitié : votre façon de penser étant conforme à la mienne, vous êtes sans doute convaincu que le premier de mes désirs est de servir efficacement ma patrie. Le refus de l'empereur de répondre à ma dernière lettré de Vienne, dont vous trouverez la copie ci-jointe, m'ôte la possibilité d'atteindre ce but. Je ne veux point agir sans garantie pour mon pays, ni me laisser leurrer par l'espérance. » J'ai mis dans la même balance les intérêts de mon pays et ceux de l'empereur; je suis incapable de les séparer : dans l'impossibilité de faire davantage, je me suis offert en sacrifice pour ma patrie, mais non pour la voir restreinte à cette petite portion de territoire emphatiquement décoré du nom de royaume de Pologne. » Nousdevons rendre grâce à l'empereurd'avoir ressuscité le nom polonais; cependant le nom seul ne constitue pas une nation. L'étendue du territoire et le nombre des habitants sont quelque chose. Je ne vois pas sur quoi fonder, si ce n'est sur nos vœux, la garantie des promesses qu'il nous fit, à moi et à tant d'autres de mes compatriotes, d'étendre les frontières de la Pologne jusqu'à la Dzwina et au Borysthène ; ce qui, en établissant une certaine proportion de force et de nombre, aurait contribué à maintenir entre les Russes et nous une considération mutuelle et une amitié stable. » Ayant une constitution libérale et tout à fait séparée, comme ils se le promettaient, les Polonais se seraient estimés heureux de se trouver avec les Russes sous le sceptre d'un si grand monarque. Mais, dès le début, j'aperçois un ordre de choses tout différent : les Russes remplissent concurremment avec nous les premières places du gouvernement. Ceci ne peut certainement pas inspirer une "grande confiance aux Polonais ; ils prévoient, non sans crainte, qu'avec le temps le nom polonais tombera dans le mépris, et que les Russes nous traiteront bientôt comme leurs sujets; et, en effet, comment une population si bornée pourrait-elle se soustraire à leur prépondérance ? Et ceux de nos frères retenus sous le sceptre de la Russie, pouvons-nous les oublier? Nos cœurs souffrent de ne pas les voir réunis à nous : nous avions pour garant de celte réunion la parole sacrée de l'empereur lui-même. C'était ainsi que devait se former une population d'une douzaine de millions d'âmes, qui aurait constitué le royaume de Pologne, royaume qui, comme celui de Hongrie, ayant sa constitution et ses lois particulières, devait, sous un même sceptre, former Hn même empire avec la Russie. » Ici, je dois séparer les intentions généreuses et humaines de l'empereur d'avec la politique de son cabinet. Je conserverai jusqu'à la mort une juste reconnaissance envers ce prince, pour avoir ressuscité le nom polonais, quoiqu'en lui donnant des bornes si restreintes. » Que la Providence vous dirige : quant à moi, ne pouvant plus servir utilement ma patrie, je me réfugie en Suisse. Vous savez si j'ai coopéré, autant qu'il a été en moi, au bien public. » Je vous embrasse, mon cher prince, avec une sincère amitié. » Kosciuszko. i Alexandre reçut la lettre de Kosciuszko presque en même temps que la nouvelle de la bataille de Waterloo. L'aigle victorieux de la France était abattu, et l'insolent orgueil de la Sainte-Alliance osait lever la tète. Il se garda bien de répondre à Kosciuszko. Aussi ce dernier, le cœur navré de douleur, quitta Vienne, et arriva à Soleure le 8 juillet 1815, où il voulait attendre, avant de rentrer en France, que les événements politiques se fussent éclaircis. Kosciuszko prit un appartement dans une maison proche de celle où demeurait Xavier de Zelt-ner, frère de Pierre-Joseph chez qui Kosciuszko avait passé quinze ans, à Berville, près Fontainebleau. A la fin d'août, il apprit la mort de madame Zeltner qui finit ses jours à Paris; cette nouvelle lui causa une vive douleur. Depuis son arrivée à Soleure, tous ses instants furent marqués par des actes de bienfaisance; les habitants du pays l'adoraient, et son souvenir sera à jamais béni. Au mois de mai, il se trouvait a Yverdun, où il visita l'Institut de Pestalozzi. M. M.-A. Jullien l'accompagnait; son (ils Auguste Jullien, l'un des élèves les plus distingués de cet Institut, défdait à la tête de ses jeunes camarades, et fut tendrement embrassé par le général polonais; depuis, Kosciuszko porta toujours un vif intérêt à la famille de M. M.-A. Jullien, de Paris, qui a écrit une notice Intéressante sur la vie du héros de la Pologne. Pendant une belle soirée d'automne de la même année, Kosciuszko, Jullien et quelques autres personnes de leur connaissance firent une excursion dans le bois de Sainl-Verens, près Soleure : l'aspect de ce lieu avait fait naître dans tous les promeneurs un sentiment d'admiration silencieuse, lorsque M. Jullien prit la parole, et cita les vers suivants du poète Arnault : De ta tige détachée, Pauvre feuille desséchée, Où vas-tu?--- Je n'en sais rien. L'orage a brisé le chêne Qui seul était mon soutien. De son inconstante haleine, Le zéphir ou l'aquilon, Depuis ce jour, me promène De la forêt a la plaine, De la montagne au vallon; Je vais ou le vent me mène, Sans me plaindre et m'fefrayer; Je vais où va tonte chose, Où va la fend le de rose Et la feuille de laurier. Kosciuszko ne put retenir ses larmes, et transcrivit les vers dans son portefeuille, répétant à plusieurs reprises les strophes de celte charmante poésie, qui, disait-il, contenait son histoire et son avenir. Dès ce moment il fut préoccupé de l'idée d'une fin prochaîne, et rien ne put le distraire de ses sombres pressentiments. Son testament était déjà fait, mais il avait à cœur de réaliser une dernière disposition que son âme républicaine envisageait comme un devoir sacré. Kosciuszko était propriétaire d'un village situé dans l'ancien palatinat de Brzesc-Li-tewski, qui» depuis le partage de la Pologne, en 1795, se trouva enclavé dans le gouvernement de Grodno, envahi par la Russie. Le père de Kosciuszko, homme distingué sous beaucoup de rapports, mais colère et emporté, avait profité de l'impunité et des privilèges que s'arrogeait alors la noblesse polonaise, pour traiter ses paysans avec une rigueur excessive, jusqu'à ce qu'exas- pérés par la souffrance, ils en appelèrent à la force et massacrèrent leur seigneur. Ce tragique événement avait fait sur l'âme jeune du général Kosciuszko une impression qui ne s'effaça jamais; et, devenu héritier de la fortune de son père, il traita non-setdement ses paysans avec la plus grande humanité, mais il songea à les affranchir, à garantir encore leur sécurité, et c'est cette inlention philanthropique qu'il réalisa par un acte signé le 2 avril 1817, et dans lequel il donnait une liberté pleine et entière à ses paysans. Enfin,une maladie terrible, le typhus, vint terminer te cours de cette noble existence. Le 15 octobre 1817, l'âme du grand citoyen s'envola vers les régions des bienheureux. Entouré de la famille de M. Xavier de Zellner, ancien bailli du canton de Lugano, il dit son dernier adieu au monde; mais sa dernière pensée appartenait à la Pologne..... Le 19 octobre, son corps fut déposé dans les tombeaux de l'église desservie autrefois par les jésuites, et son cœur fut conservé dans un monument élevé à Zuchwyl, près Soleure. M. Pierre de Zeltner, informé par son frère de la perte qu'on venait de faire, en fit part à Ignace Sobolcwski, ministre secrétaire d'Etat de Pologne, qui se trouvait alors à Moskou auprès d'Alexandre. La mort de Kosciuszko se répandit comme un éclair dans toute la Pologne ; elle ne fit pas une moindre sensation dans le reste de l'Europe et dans l'Amérique. Pendant qu'on s'occupait de lui rendre les honneurs funèbres, il se forma, à Warsovie, un comité à l'effet de faire venir en Pologne le corps de Kosciuszko. Ce comité était composé du général Stanis'as Mokronoski,prince Antoine Ialdonowski, Charles Woyda, Yictor Ossolinski, Henri Lubienski, Mayer, Zielonka, Kilinski, Zaboklicki. Le gouvernement de Warsovie adressa une demande à Alexandre pour lui exprimer les souhaits de la Pologne, et, par une décision datée de Moskou, le 4 décembre, Alexandre accéda aux vœux des Polonais; et le 14 décembre, il fit, par l'entremise de Sobolcwski, la réponse suivante à la lettre de Pierre Zeltner : « Monsieur, je me suis empressé de mettre sous les yeux de Sa Majesté impériale et royale mon auguste maître, la lettre dans laquelle vous annoncez la mort du général Kosciuszko. » Sa Majesté impériale et royale s'est toujours plu à tendre justice à la valeur, au généreux dévouement, au caractère de grandeur et de sim- plicité qui distinguaient ce brave et vertueux défenseur de la Pologne. » L'empereur el roi partage le deuil universel fjue la mort de Kosciuszko a répandu dans sa patrie, et prend une part sincère aux regrets que vous lui avez exprimés par mon entremise. » Agréez, Monsieur, l'expression de mes sentiments les plus distingués, » Ministre secrétaire d'Etat du royaume de Pologne, Ig. Sobolewski. » En 1794, Catherine la Grande, la Sémiramis du Nord, ne trouvait pas d'expressions assez ignobles pour flétrir Kosciuszko. Quelle diffé-rence entre la conduite de son lils Paul 1er et de son petit-fils Alexandre Ier ! Aujourd'hui Nicolas Ier revient aux expressions de son aïeule ; ne pouvant pas flétrir, il se venge : quiconque ose parler de Kociuszko porte ombrage au colosse russe; quiconque ose avoir son portrait est puni. Franchement hostile ou sourdement hostile, le cabinet de Saint-Pétersbourg ne change pas sa politique, et malheur, mille l'ois malheur à tous ceux qui ont cru ou qui peuvent croire encore à l'existence nationale de la Pologne par la Russie !.... Dès que le sénat de la république libre et strictement neutre de Krakovie lut informé de la résolution favorable d'Alexandre, il demanda, le 22 décembre, l'autorisation de faire transporter les cendres de Kosciuszko à Krakovie. Par une réponse en date du 9 février 1818, le gouvernement de Warsovie autorisa le sénat à réclamer les dépouilles; et le prince Antoine la-blonowski, mailre des requêtes el chambellan du roi, partit pour Soleure, où il trouva Pierre Zeltner. Le cercueil voyagea par terre jusqu'à Ulm; de là on le descendit parle Danube, et de Vienne il reprit la route de Krakovie, où il arriva le 11 mars 1818„ et il fut déposé dans l'église de Saint-Florian. Pendant que Zeltner et Iablonowski escortaient ce dépôt précieux, le sénat de Krakovie s'adressa (21 février) à l'Université jagellonne, à l'effet d'avoir son opinion sur le monument à élever à la mémoire de Kosciuszko. Le 23 juin, on célébra avec pompe les obsèques du général; le cercueil fut transporté de l'église Saint-Florian et déposé dans le caveau de la cathédrale, à côté des cercueils du roi Jean Sobieski et du prince Joseph Poniatowski. En 1818, la Pologne avait voulu y déposer le corps du cé- lèbre général J.-H. Dombrowski, mais le pouvoir russe s'y opposa; car Alexandre n'attendait que la mort de Kosciuszko pour trahir, les unes après les autres, les garanties et les promesses qu'il avait prodiguées naguère avec tant de libéralité. Depuis, le mal. empira, et quand la mesure fut comble, le désespoir éclata.... Le 29 novembre 1850 ajouta une nouvelle date aux périodiques et sanglantes protestations que les Polonais élèvent en face du monde depuis soixante-dix ans !.... Pendant qu'on discutait à Krakovie sur le monument à élever, on faisait des souscriptions dans toute l'ancienne Pologne. Le projet du citoyen Vincent Monkolski, président du tribunal civil et criminel de la république de Krakovie, fut appuyé par la majorité des voix, et on décréta, le 19 juillet 1820, qu'on élèverait un tertre sur la montagne de Bronislawa. Le globe ne possède pas un tertre d'une telle grandeur ! Celte manière de perpétuer la mémoire des grands hommes et des grands événements, en liant les traditions du peuple à un objet indestructible, a paru d'autanl plus propre en celte circonstance, qu'on en avait déjà deux modèles remarquables dont l'origine se perd dans la nuit des temps : le tertre de Wanda sur la gauche, et celui de Krakus sur la droite de la Wistule, vus à plusieurs lieues par ceux qui s'approchent de Krakovie , rappellent les commencements de l'histoire nationale. Un troisième, élevé pour Kosciuszko, lie le présent au passé. L'emplacement de ce tertre a été très-heureusement choisi sur la but'.e dite de la Sainte-Bronislawa, située à une demi-lieue à l'ouest de Krakovie, sur la gauche de la Wistule. Le nom de celle butte vient d'un petit ermitage placé sur son sommet; là se trouve une chapelle, et un ermitage entouré d'un bosquet. La ^tradition raconte qu'une jeune personne, pour fuir les dangers du inonde, vint s'y réfugier, et fonda cet ermitage. Le nom de Bronislawa, signifie défendre la gloire. La butte est à 59 loises au-dessus du niveau de la Wislule. Sur cette élévation le tertre s'élève à 18 toises de hauteur; et l'on ne saurait s'imaginer l'étendue et la beauté de la vue qui charme les yeux du spectateur. Krakovie se trouve placée près du point où les montagnes de la Silésie se joignent à la grande chaîne des monts Karpates, dans un bassin formé par les chaînons et les contreforts de ces montagnes ; la Wistule y est déjà navigable, et le pays très-bien cultivé et fort peuplé. Au coucher du soleil d'un jour serein, ces chaînes et ces chaînons s'aperçoivent dans tout leur développement, et les pics des glaciers, quoique éloignés de 25 à 50 lieues, déploient avec un majestueux éclat leurs arêtes resplendissantes de lumière ou colorées des teintes rougeâtres de l'occident. C'était le dimanche 10 octobre 1820 qu'eut lieu la cérémonie de la fondation du tertre. Dès le matin une immense population couvrait tous les abords, et attendait dans un profond recueillement l'heure de la cérémonie. À dix heures la messe fut dite sous les voûtes du ciel ; alors s'avança une grande voilure portant la terre funéraire et les ossements des braves qui avaient combattu dans la journée du 4 avril 1794 à Ra-clawice, première bataille gagnée par Kosciuszko sur les Moskovites. Le général François Paszkow-ski, parent du héros et son exécuteur testamentaire, prononça un discours analogue à la solennité. Le président du sénat, Stanislas Wodzicki, jeia la première pelletée sur l'urne qui recelait la terre de Raclawice, et alors toute la population, sans différence d'ûge, de sexe, de religion, de pays, de condition, tout se mêla pour élever le monument, La musique jouait alternativement la Polonaise'-Kosciuszko, la Mazurek-Dombrowski et la Marche-Ponia-towski. On remarqua, dans cetle journée, l'activité que déploya le docteur André Auer, ancien militaire sous Kosciuszko; ce brave citoyen s'était revêtu de l'uniforme de faucheur de l'époque, et rappelait ainsi d'une manière vivante les souvenirs qui se rattachaient aux événements dont on célébrait l'anniversaire. C'est encore par*ses soins qu'à la nuit tombante furent allumés spontanément des feux sur les montagnes de Krakus, de Wanda et de Bronislawa. Le point de vue de ces trois montagnes en feu formait un tableau* magnifique. Le 24 novembre, le sénat décréta la formation du comité du monument, présidé par le général Paszkowski. Le 7 janvier 1821, le comité publia une proclamation, et le reste de l'hiver fut employé aux préparatifs nécessaires pour recommencer les travaux au printemps. En effet, le 16 avril, une nouvelle cérémonie fut célébrée sur les lieux ; la jeunesse de l'université et des écoles chanta une cantate dont les paroles avaient été composées par M. Grégoire Kontski, officier du tribunal civil et criminel de Krakovie. Le 20 juillet 1822, le tertre était déjà élevé à la hauteur de 8 toises, lorsque la princesse Isabelle Czartoryska lit remonter par la Wistule deux caisses remplies de terre recueillie sur le champ de bataille de Macieiowicé : l'une renfermait de la terre prise sur le champ de bataille même; l'autre, de la terre recueillie sur le lieu où Kosciuszko, blessé grièvement, fut fait prisonnier. Plus tard, on y ajouta la terre recueillie sur le champ de Szczekociny. Les travaux se poursuivaient, et l'élévation était arrivée, au 8 octobre 1825, à 44 toises, lorsqu'on y déposa la terre ramassée sur le champ de bataille de Dubienka (gagnée par Kosciuszko le 18 juillet 1792); cetle terre fut mise dans l'urne et ensevelie comme les précédentes. Enfin, le 25 octobre 1823, le tertre fut élevé à 19 toises, hauteur qu'il devait avoir. Mais, en 1825, il s'affaissa d'une toise ; on reprit alors les travaux pour réparer le dégât; et, depuis celte époque, le monument présente toutes les garanties de solidité et de durée. Ainsi son diamètre à la base a 42 toises (79 7/10 mètres de France); le diamètre du plateau est de 4 loises et demi (8 1/2 mètres), et la hauteur horizontale, 18 toises (54 1/10 mètres). L'ensemble forme une masse de 9,400 toises cubiques (64,134 mètres cubes), et la surface totale est de 1600 toises. Les frais de cetle construction montent à 87,482 florins de Pologne (56,863 francs), sans compter le travail gratuit qui fut considérable. On a acquis, autour du tertre, un emplacement pour établir une colonie de quatre familles villageoises choisies parmi les Polonais qui ont servi sous Kosciuszko, et elles sont chargées de veiller à la conservation du monument. Une somme de 18,000 florins, restant des dépenses totales, a été destinée à doter trois pauvres orphelines, lilles d'un cousin germain de Kosciuszko, qui demeuraient en Wolhynie. Arthur Poiocki, ancien aide-de-camp du prince Joseph Poniatowski pendant la campagne de Moskou, ajouta à cette somme 12,000 florins, ce qui fait un capital de 30,000 florins (19,500 francs). Nous, historien, nous avons raconté la fondation du monument, et la Pologne opprimée, bâillonnée par une tyrannie peureuse, a inventé une éloquence nouvelle pour célébrer son héros : elle a élevé une montagne à Kosciuszko!.... (Extrait de /'Histoire de la vie politique, militaire et privée du général Kosciuszko, ouvragé inédit dt Léonard Chodzko). HISTOIRE. SUITE DE LA TROISIÈME ÉPOQUE (1555-1587). SIGISMOND II, AUGUSTE Ier (istt-ism Le principe électif, maintenu avec des chances diverses sous les Piasts, prit, sous la dynastie des Jagellons, un développement plus intense et plus vigoureux. Mais, en dépit de cette révolution dans le système constitutionnel, Sigismond Ier, le Vieux, qui voyait sa fin approcher, voulut assurer à son fils unique la succession au trône, et, ainsi que nous l'avons déjà dit, les Litvaniens proclamèrent le jeune Sigismond-Auguste, âgé à peine de dix ans (né le 1er août 1520), grand-duc de Litvanie (18 octobre 1529). Les Polonais, qui jusqu'alors n'y avaient point consenti, se déterminèrent enfin à se réunir en diète à Piotrkow, et le proclamèrent roi (18 décembre 1529), sous la condition que, du vivant de son père, il ne se mêlerait pas du gouvernement. Sigismond Ier, qui redoutait les irrésolutions et la turbulence de l'aristocratie, se hàla de faire couronner son fils à Krakovie, le 20 février 1550; mais avant de procéder à cette cérémonie, il donna à la noblesse l'assurance solennelle que cet événement exceptionnel ne changerait rien pour l'avenir au principe constitutif du royaume, qui abandonnait à l'élection le choix des souverains. L'aristocratie s'inquiétait peu delà légalité ; ce qui l'occupait avant tout, c'étaient son intérêt et ses privilèges; et comme elle redoutait que la justice du peuple, forte de la volonté du souverain, ne mît un terme à son insolence, elle se hâta de donner son consentement. À la diète de Krakovie (1556-1537), au lieu de délibérer sur l'augmentation de la force armée nationale contre les ennemis extérieurs, cette aristocratie, voyant que Sigismond-Auguste était arrivé à sa majorité, s'empressa de lui faire jurer le maintien de ses privilèges, le menaçant, en cas de refus, de l'abandonner, lorsqu'arriverait le décès de son père ; le jeune Sigismond-Auguste jura (6février 1537). Pendant que Sigismond Ier tenait ainsi les rênes du gouvernement, aidé de son fils, le cabinet de Vienne, toujours persévérant dans ses TOME II. vieilles intrigues, et non content de l'infernal présent qu'il avait imposé à la Pologne, en lui envoyant la reine Bona, cherchait aussi à enlacer Sigismond dans les filets de sa politique ténébreuse, et finit par lui faire épouser, en 1545, à Krakovie, Elisabeth, âgée de dix-sept ans, fille de l'empereur Ferdinand Ier. Le vieux Sigismond, qui n'ignorait pas l'attachement de prédilection que son fils nourrissait pour la Litvanie, voulut dès lors qu'il eût sa cour particulière, et convoqua (août 1544) une diète à Brzesc-Litewski, pendant laquelle il remit définitivement à Sigismond-Auguste le gouvernement du grand-duché, héréditaire dans la famille des Jagellons. Sigismond-Auguste, élevé par une mère qui l'idolâtrait, mais qui était dévorée de la soif du pouvoir, mena pendant longtemps une existence perdue dans la mollesse et entourée d'exemples dangereux. Le sénat et la noblesse, dont il était l'unique espoir, faisaient de vains efforts pour le retirer de la tutelle pernicieuse qui s'était emparée de lui. Le vieux roi lui-même ne put l'en arracher qu'à l'âge de dix-sept ans, et, pour combattre les funestes résultats de sa première éducation, il le confia à la direction de Pierre Rnin Opalinski, castellan de Gnèzne, citoyen distingué autant par ses grands talents que par ses hautes vertus. Les conseils de cet homme de bien eurent une grande influence sur l'esprit d'Auguste, et on lui doit la sollicitude que ce prince montra pour le bonheur de la Pologne ; mais malheureusement ils ne purent déraciner certains vices qui s'étaient greffés sur le cœur du jeune homme, et le roi Sigismond-Auguste resta un homme de plaisir et de débauche. Toutefois, en arrivant à Wilna avec sa jeune épouse, il fut tout entier au bien de la Litvanie et à ses devoirs domestiques; malheureusement Elisabeth mourut une année après (1545), à la suite, dit-on, du poison que lui fit administrer la reine Bona. Sigismond la fit enterrer avec solennité 9T dans l'église cathédrale ; mais sa douleur ne fut pas de longue durée, et il s'abandonna plus que jamais à toute la fougue de ses passions. Parmi les femmes de la cour, il en était une remarquable par sa beauté et sa jeunesse, distinguée par son esprit et ses grâces, mais plus encore par la bonté de son cœur et les qualités de son caractère : c'était Barbe Radziwill. La famille des Radziwill était déjà puissante pendant l'ère païenne de la Litvanie ; mais depuis la conversion au christianisme, le pouvoir des Radziwill s'était accru, et nulle autre ne leur était égale en influence et en richesses. Déjà, sous Je règne de Sigismond l(:r, Nicolas Radziwill, palatin de Wilna, avait été fait prince de l'empire par l'empereur Maximilien 1er, et la république de Pologne, par un privilège particulier, avait consenti, en 1518, à ce qu'il portât ce titre. La famille Radziwill devina sur-le-cliamp ce qu'elle gagnerait si Barbe pouvait inspirer une passion réelle au roi, et, dès lors, elle dirigea toutes ses démarches vers ce but. Barbe Radziwill, née en 1525, était lille de George Radziwill, castellan de Wilna, et de Barbe Wolska, et fut mariée en premières noces à Stanislas Gasztold, palatin de Troki; mais bientôt son mari mourut. Attentive aux leçons d'une mère habile et qui veillait sur ses démarches, Barbe comprit facilement qu'Auguste ne larderait pas à guérir de sa passion s'il trouvait trop de facilité à la satisfaire, et l'ambition opéra ce que la sagesse n'aurait peut-être pas fait : en affectant de ne prétendre à rien, elle sut donner de la valeur même à ses refus, et le prince connut bientôt qu'il n'arriverait au but de ses désirs qu'en lui faisant partager son trône. Le mariage fut donc arrêté (1546), mais dans le plus grand secret; et il est juste de dire que ce secret contribua à rendre cette union plus durable et plus fortunée. En se voyant avec plus de contrainte dans le château de Wierszupa, au delà d'Antokol, les nouveaux époux se virent avec plus de plaisir; la passion fit naître entre eux une vraie estime, et l'estime changea leur passion en une constante amitié. Toutefois le secret ne fut pas si bien gardé qu'il n'en arrivât quelque chose aux oreilles du vieux Sigismond et do la reine Bona. Mais le grand-duc de Liivanie protesta formellement à la diète de Piotrkow (1547-1548) contre ce qui avait été dit, et affirma à ses parents que le bruit de son mariage était une fable. Le grand-duc dissimulait ainsi de peur de causer de la douleur à son père, dont la santé était gravement compromise ; quant à sa mère, il était bien résolu à braver ses fureurs et son opposition. Le père et le fils se séparèrent contents : le vieux Sigismond, tout malade, repartit pour Krakovie; Auguste rejoignit sa belle Radziwill, et il attendit patiemment qu'une occasion leur permîtde révéler leur engagement, sans s'exposer au danger de le faire rompre. La mort du roi la leur fournit. Sigismond Ier rendit le dernier soupir le 1er avril 1548, à Krakovie. Auguste lit cacher le courrier qui lui en apportait la nouvelle, et se hâta de proclamer son mariage. Par ses ordres, les palatins et les premiers officiers de sa cour se rendirent à Wierszupa, chez Barbe Radziwill, pour la reconnaître comme leur reine et l'amener en triomphe au château grand-ducal deWilna. Trois jours après, le courrier caché par Auguste donna la nouvelle de la mort du vieux roi, et le mariage de Barbe eut ainsi l'air d'être un événement spontané, entièrement indépendant de la mort de Sigismond. Après Jes fêtes du mariage, Auguste et Barbe partirent pour Krakovie, afin d'assister aux obsèques de Sigismond Ier. Ils y trouvèrent la reine Bona, ses lilles, le marquis de Brandebourg, des députés de l'empereur et du roi Ferdinand, tous les grands du royaume qui y attendaient Auguste, et qui étaient tout aussi consternés de son mariage inopiné que de la mort du vieux roi. La cérémonie achevée (26 juillet 1548), le nouveau monarque indiqua une diète à Warsovie ( 1er novembre 1548). Sigismond-Auguste eut d'abord à essuyer des reproches de la part des sénateurs, qui regardaient comme une infraction aux lois du royaume qu'il eût pris en main les rênes du gouvernement, sans un nouveau consentement des États ; mais surtout ils s'élevaient véhémentement contre son mariage. Le roi répondit à tout et montra autant de calme que de fermeté, et la diète fut dissoute. Mais l'aristocratie inquiète et jalouse ne se tint pas pour battue, et prépara des attaques nouvelles pour la prochaine diète. En effet, la diète de Piotrkow s'ouvrit (1549), et avec elle des débats d'une violence extrême. La chambre des nonces, en saluant le roi, lui déclara qu'il devait imiter les exemples de ses ancêtres, se conformer religieusement aux lois; qu'il était roi de Pologne, et non d'une autre nation; que, par conséquent, il devait maintenir la liberté dont il était le premier serviteur. La reine Bona, le sénat et les nonces protestèrent hautement contre le mariage du roi. Parmi plusieurs discours adressés au roi, on remarqua celui de Pierre Boratynski, dont la hardiesse était peu commune ; mais ce qu'on ne remarqua pas moins, ce fut la dérogation que liront les nonces aux anciens usages du cérémonial, en se levant humblement de leurs sièges et en se prosternant aux piedsduroi, pour le conjurer de répudier son épouse. Inébranlable dans ses résolutions, Sigismond-Auguste leur répondit: c Ce qui est fait est fait, et je suis bien surpris » de vos demandes. Quoi! vous convient-il de > me prier que je viole la foi que j'ai jurée à mon » épouse? Ne devriez-vous pas, au contraire, in-» sister auprès de moi pourque je l'observe envers » tout homme? J'ai juré à mon épouse que je ne * J'abandonnerais jamais tant que je vivrai : sa- * chez que ma foi m'est encore plus chère que > ne le sont tous les royaumes du monde ! » Nicolas Dzierzgowski, archevêque de Gnèzne, cria au despotisme, et finit par supplier la diète de se hâter d'étouffer de pareils germes d'indépendance, avant qu'ils eussent jeté de plus profondes racines dans l'État. Il se chargea enfin de faire la répartition du péché sur tous les habitants de la Pologne, fsi le roi voulait bien se résoudre au divorce. Jean Dziaduski, évêque de Pemysrzl, pensa que, « quelle que fût la bonne » foi qui avait fait contracter ce mariage, rien » ne devait empêcher de l'annuler. Souvenons-» nous, ajouta-l-il, de ce fameux passage d'Euri-» pide : S'il faut violer la justice, c'est parlicu-t lièrement quand il s'agit de régner. Qu'on soit » irréprochable dans tout le reste, en cela seul » il est permis de ne l'être point, et j'opine pour » le divorce, pour une séparation absolue! » Et c'étaient les chefs de l'Église romaine qui donnaient l'exemple et le conseil d'une pareille élasticité de conscience ! Jean Tenczynski dit qu'il aimerait mieux voir un Turk couronné au château que la reine Barbe. André Goika, castellan de Poznanie, s'écria: t On nous a vu, du temps de Jagellon, votre bi-» saïeul, déchirer sous ses yeux, avec nos sabres, » un acte émané de son trône, et que nous es-» limions contraire à nos droits. A Dieu ne plaise » que nous en venions à présent à ces extrémités! » nous n'employons que nos prières; et c'est » d'elles seules que nous attendons l'heureux » succès de nos vœux ! » Pierre Kmita, palatin de Krakovie, soudoyé par Bona, commença, à son tour, à parler, et voulut se répandre en invectives; mais le roi, dont la patience était à bout, lui imposa silence. Cet acte d'autorité produisit sur les membres de la diète une stupéfaction difficile à décrire, et ils se regardaient enire eux, comme pour se demander conseil l'un à l'autre, lorsque Raphaël Leszczynski, palatin de Brzesc-Kuïawski, sè leva et prononça avec calme, et au milieu d'un profond silence, ce peu de mots : c Sire, oubliez-vous à » quels hommes vous prétendez commander? » Nous sommes Polonais, et les Polonais, si vous » ne les connaissez, se font autant, de gloire » d'honorer les rois qui respectent les lois, que j d'abaisser la hauteur de ceux qui les mépri-> sent. Prenez garde, Sire, qu'en trahissant vos » serments, vous ne nous rendiez les nôtres; le » roi votre père écoutait nos avis; et c'est à » nous à faire en sorte que, désormais, vous vous » prêtiez à ceux d'une république dont vous pa-» raissez ignorer que vous n'êtes que le premier » citoyen ! » Toute l'assemblée applaudissant à cette menace, le roi prit la parole pour faire connaître les raisons qui l'avaient porté à ôlcr brusquement la parole à Kmita. 11 lui en coûterait beaucoup, disait-il, de se séparer de Barbe; il aurait mieux aimé renoncer à la couronne, que se soumettre aux volontés et aux insolents caprices d'une aristocratie jalouse. La douleur du roi fit quelque impression suiT'assemblée ; mais chacun resta convaincu que Sigismond-Auguste devait sacrifier un sentiment d'affection privée à l'intérêt de la tranquillité et du repos de l'Etat. Jean Tarnowski, castellan de Krakovie et grand-général de la couronne, ainsi que Samuel Macieiowski, évêque de Krakovie et grand-chancelier de la couronne, crurent devoir défendre l'autorité du roi et rapprocher les esprits. Macieiowski soutenait que le mariage avec une Polonaise était préférable à une union avec une princesse étrangère ; car cela fermait le territoire de la république aux intrigues des cabinets extérieurs. Il citait l'exemple de Wladislas-Ja-gellon et de Sigismond 1er qui épousèrent, l'un Elisabeth Pileçka, et l'autre, Barbe do Zapolay, et qui n'eurent qu'à s'applaudir de leur choix. Tarnowski insista sur la contradiction qu'il y aurait à reconnaître le roi et à lui ravir la faculté de disposer de ses affections; il peignit les dangers de l'anarchie, et le désordre qu'entraînerait, dans l'Etat, la prétention de chaque dignitaire de s'ériger en maître souverain. Il dit que ce qu'on exigeait du roi pourrait peut-être se demander dans des circonstances ultérieures ; mais que la nécessité actuelle n'en était nullement démontrée. Ces discours favorables affermirent Sigismond-Auguste dans ses résolutions, et il reprit la parole en ces termes : t Pour prévenir les désordres qui » pourraient éclater, j'exercerai mes fonctions » dans toute la rigueur des lois existantes. Ceux » qui croient que je m'endormirai sur le trône se » trompent étrangement; ce n'est pas moi qui » laisserai détruire les fondements de l'Etat, et » je maintiendrai jusqu'à la mort l'empire qui est » entre mes mains, et que je tiens autant de Dieu j que des libres suffrages du pays. Je supplie » tout bon Polonais de m'éclairer, de m'aider à * gouverner la république avec justice et gloire ; » mais j'abaisserai, j'écraserai l'insolence, la per-» versité, la corruption, les abus qui existent s dans certaines castes! » Kmita déposa à l'instant le bâton de maréchal, et sortit accompagné de plusieurs sénateurs et nonces. Macieiowski et Tarnowski restèrent auprès du roi, qui fit annoncer, par un héraut, l'ouverture du tribunal où les rois rendaient alors eux-mêmes la justice, et sur-le-champ il s'occupa déjuger quelques procès avec le sang-froid le plus remarquable. Sigismond-Auguste savait mieux que personne le secret de cette brutale Opposition de l'aristocratie anarchique, et il frappa juste en faisant publier sur-le-champ des universaux, dans lesquels il dévoilait les desseins cachés de la plupart des grands, qui ne cherchaient à troubler l'Etat que pour augmenter leur puissance; il prouvait qu'une épouse choisie au sein de la noblesse ne pouvait déshonorer un trône qui dépend de cette même noblesse, et auquel chacun de ses membres peut aspirer. Pendant que ces universaux soulevaient le blâme ou la louange, les Tatars de Krimée, informés que la dernière diète, occupée d'inutiles dissensions, n'avait pourvu ni à l'augmentation ni à la subsistance de l'armée, envahirent les possessions polonaises du côté des terres russiennes (fin 1549). Ils s'emparèrent du château de Perodmiski où ils firent prisonnier le prince Constantin Wisniowieçki et sa famille. Jean Tarnowski, qui se trouvait alors à Sandomir, ramassa à la hâte quelques troupes, et alla au-de- vant de l'ennemi, qu'il rencontra près de Tarno-pol, et qu'il força à battre en retraite. L'opposition ne manqua pas d'attribuer au roi les malheurs de cette invasion ; elle demanda une nouvelle diète, afin de pouvoir augmenter la confusion générale. Le roi s'y opposait ; mais sachant que le primat Dzierzgowski voulait agir sans son concours, il se détermina à convoquer lui-même la diète à Piotrkow (1550), mais en déclarant qu'il était devenu urgent de remédier aux excès de l'aristocratie, et surtout de supprimer le droit de cumuler plusieurs charges à la fois, abus qui, en enrichissant les grands, faisait végéter la petite noblesse dans une pauvre et honteuse oisiveté. Dociles aux paroles du souverain, l'évêque Macieiowski se démit de sa dignité de grand-chancelier, et le grand-général Tarnowski, de la starostie de Sandomir. Cet exemple donné par deux vertueux citoyens et la déclaration du roi produisirent une impression extraordinaire; les seigneurs cupides tremblèrent pour leurs places ; les hommes, si arrogants naguère, vinrent ramper aux pieds du roi. Ainsi l'échafaudage d'une opposition coupable dans son principe et intéressée dans sesvues fut anéanti; et non-seulement les murmures contre le mariage du roi cessèrent, mais les opposants eux-mêmes demandèrent que l'on ne différât point la cérémonie du couronnement. Pierre Kmita fut un des premiers à s'y rendre, et lo primat lui-même couronna Barbe à Krakovie (9 décembre 1550). Jamais femme ne fut plus digne d'occuper le trône de Pologne; bonne, tendre, miséricordieuse, elle formait, sans le vouloir, contraste avec Bona et toutes.les autres femmes de la cour d'Auguste. Bona gémissait tout haut de s'être opposée au bonheur de son fils, et parlait longuement du regret qu'elle éprouvait d'avoir si opiniâtrement refusé son estime à Barbe ; mais ces démonstrations extérieures cachaient un crime, et l'infortunée Barbe dépérissait à la suite des soins d'un médecin italien placé auprès d'elle par l'Italienne Bona : le 12 mai 1551, peu de temps après son couronnement, elle mourut au château de Krakovie. L'annonce officielle disait que sa maladie était un cancer, mais les traces du poison apparurent sur les restes inanimés de la malheureuse reine. Le désespoir du roi et des bons citoyens fut immense, et pour que rien ne manquât à l'horreur de la position du roi, ce prince, averti par le sort de Barbe, fut obligé de prendre les plus minutieuses précautions pour su sûreté personnelle, ne décachetant les lettres de sa propre mère qu'avec défiance, de peur qu'elles ne recelassent quelque poison. Constatons ici que les reines Rixa, Agnès et Bona, fléaux de notre infortunée patrie, furent envoyées par les cabinets de l'Allemagne et de l'Italie; plus tard, nous ajouterons un nom à cet infernal triumvirat : celui de Marie-Kasimire, aussi étrangère !..... La douleur du roi fut profonde,et il ne put se résoudre à se séparer du corps inanimé de son épouse; il voulut accompagner lui-même,à cheval, le cercueil de Barbe, depuis Krakovie jusqu'à Wilna, où il lui fit faire de magnifiques obsèques. Le corps fut ensuite déposé dans la cathédrale de Saint-Stanislas (juillet 1551). Au mois d'août de la même année, Sigismond-Auguste convoqua la diète à Wilna, cherchant ainsi, dans les soins pénibles de la royauté, une distraction à l'amertume de ses souvenirs. Les dissensions qui éclatèrent au début du règne de Sigismond-Auguste furent peu de chose, en comparaison de celles qu'engendra, dans d'autres pays, la lutte des opinions religieuses. L'humanité naturelle aux Polonais, leur civilisation plus avancée, la docilité de plusieurs évêques et la sage tolérance du roi furent autant de circonstances qui concoururent à faciliter l'introduction du principe de la réforme dont nous raconterons ailleurs les progrès. Pendant le séjour du roi en Litvanie, la noblesse polonaise se préoccupait beaucoup des dissensions religieuses et des affaires de Hongrie. La diète de Piotrkow (avril 1552) fut le théâtre de débats très-vifs sur la tolérance en* matière de foi; mais l'attention principale des esprits se dirigea vers les progrès alarmants que faisait la puissance mahométane. Jean Zapolay, roi de Hongrie, n'avait jamais été tranquille sur son trône ; car Ferdinand d'Autriche, roi de Bohême, ne cessait de lui disputer sa couronne, et l'avait mis dans la triste nécessité d'appeler les Turks à son secours. Néanmoins, les deux monarques, qui étaient exposés l'un et l'autre aux usurpations d'un tiers dont l'intervention était évidemment intéressée, songèrent sérieusement à faire la paix et à réunir leurs communs efforts contre les Ottomans. Sur ces entrefaites, Zapolay mourut, ne laissant qu'un fils en très-bas âge; et les Allemands recommencèrent leurs hostilités, pour enlever la couronne an jeune prince. Aussitôt les Turks, sous prétexte de défendre ses droits, revinrent en Hongrie, en chassèrent Ferdinand, reprirent toutes les places qu'il avait soumises, et se rendirent maîtres des provinces mêmes que le roi Jean s'était vu contraint de lui céder. Ce fut en vain que l'empereur Charles-Quint, à la diète de Spire, et ensuite à celle de Worms, engagea le corps germanique à donner du secours au roi son frère ; Soliman ne fit que s'irriter de tous ces efforts impuissants, et porta ses armes jusque dans l'Autriche. Il était temps que les Polonais se laissassent toucher du malheur d'un prince encore au berceau, et des outrages faits à la reine sa mère, qui avait autant à craindre des Turks, ses dangereux protecteurs, que de l'ennemi qui la poursuivait. La reine était sœur de Sigismond-Auguste, et l'intérêt même de la république polonaise engagea la diète à lui donner du secours. En conséquence, les impôts furent immédiatement votés. D'un autre côté, ie protestantisme faisait toujours des progrès. Les Dantzikois, auxquels la domination du clergé catholique était devenue insupportable, conçurent le projet de se donner à l'empereur, qui s'était engagé à laisser aux états protestants une entière liberté de conscience. La présence du roi pouvait seule empêcher cetle défection, et retenir les habitants de Dantzig sous la domination polonaise. Auguste fit son entrée à Dantzig au mois de juin 1552. Ce prince se défiait beaucoup des dispositions des habitants ; mais il s'attacha sur-le-champ à les gagner par la douceur, faisant sentir aux magistrats et au sénat de la ville combien il était avantageux aux Dantzikois de participer aux privilèges des Polonais, en démontrant que, libres et indépendants comme ils l'étaient, presque souverains dans leur ville, il leur convenait peu de se rendre sujets et vassaux des empereurs. On s'entendit, et les habitants les plus récalcitrants reconnurent que l'auto#Ué que la république avait sur eux était moins un pouvoir qu'une protection utile. Ils reçurent les reproches d'Auguste comme autant de marques d'affection, ses ordres comme des grâces, et le pardon qu'il leur accorda comme le gage d'un nouveau serment de fidélité. Après la pacification de Dantzig, le roi partit pour Krolewieç (Kœnigsberg^, où il fut reçu avec les honneurs dus au roi par le duc Albert, vassal de la Pologne. De Kœnigsberg Auguste prit la route de Kowno et arriva à Wilna. Au commencement de l'année 1555, la noblesse polonaise et litva-nienne lui exposa qu'il devait songer à se donner une postérité, et lui proposa d'épouser la sœur de sa première femme, Catherine, archiduchesse d'Autriche, veuve de François de Gonzague, duc de Mantoue. La diète de Krakovie (janvier 15o5) s'occupa de la conclusion de cette affaire, et dès que les dispenseseurent été accordées parle pape, l'archiduchesse fut amenée à Krakovie, ou on célébra le troisième mariage du roi et le couronnement de la nouvelle reine. La diète de 1554 à Lublin, et celle de 155G à Piotrkow, n'eurent aucun résultat important.Seulement, dans ecttedernièreannée(155G), la Pologne eut à se féliciter du départ de la reine Bona. Dans sa jeunesse, et pendant qu'elle était encore belle, Bona ne s'était occupée que d'intrigues amoureuses; mais, en avançant en âge, elle de Krakovie, André Zebrzydowski, son favori, chercha à la faire changer de résolution dans un discours fort touchant qu'il termina ainsi : « Ma-» dame, si vous n'avez pas pitié de la république, > ayez au moins pitié de vos enfants. Que ne » donnerait la reine d'Espagne pour avoir des » enfants comme le sont ceux que Votre Majesté » veut abandonner! L'absence de Votre Majesté » sera, pour eux, le comble des maux, parce » qu'ils seront privés du bonheur de contempler » l'auguste ligure de leur mère. Niobé fut pétri-» fiée en voyant ses enfants tués par Jupiter, et » Votre Majesté veut donner la mort à ceux » qu'elle a mis au monde ! Quel étrange amour » maternel est celui de Votre Majesté? Daignez, » Madame prendre pitié de vos enfants, et ne pas » les tuer par votre départ. » Ces instances ne faisant point d'effet sur la reine-mère, le roi lui envoya une seconde dépu- s'était attachée à la politique, et avait poussé à tation pour lui notifier, de sa part et de celle du un degré effrayant la corruption et l'amour de l'argent. Pendant le règne de Sigismond, elle abusait de la faiblesse de ce vieillard pour faire un honteux trafic avec les charges et dignités de l'Etat; après la mort du vieux roi, elle avait conservé, au préjudice du trésor, la totalité des revenus du duché de Mazovie. Les richesses qu'elle avait ainsi arrachées à la Pologne, par les moyens les plus infâmes, étaient immenses; mais ces richesses devaient appartenir au trésor à l'époque de sa mort : dès lors, ses deux favoris, natifs de Naples, Jean-Laurent Papagoda et Camille Brancaccio, formèrent un plan pour s'en emparer, et parvinrent à lui faire entendre qu'il serait avantageux pour elle de quitter la Pologne. Bona fit donc signifier au roi l'intention où elle était de partir pour l'Italie, sous prétexte de rétablir sa santé délabrée. Cette résolution étant devenue publique, le vice-chancelier abbé Przerembski s'adressa à Isabelle, reine de Hongrie, et qui était alors en Pologne, afin de la prier d'engager la reine-mère à renoncer à cette résolution. Il exposa, dy^is un discours préparé avec soin, la honte et les malheurs qui rejailliraient sur le roi et la république du départ de la reine, qui voulait emporter avec elle les richesses immenses accumulées pendant un séjour de trente-huit ans en Pologne, et quitter pour jamais et ses enfants et le pays. En conséquence, une députation, composée de la reine de Hongrie, fille de Bona, et de plusieurs évoques, se rendit chez la reine-mère. L'évoque sénat, qu'elle ne pouvait partir. Alors, transportée de colère, elle dit, en latin, à Przerembski : « Vous, monsieur l'évêque, vous qui avez acheté » l'évêché (parce qu'il était à vendre, interrom-» pit Przerembski), ni vous, ni ceux qui vous cn-» voient, vous ne viendrez à bout de «n'empêcher *» de partir. Oui, je partirai, je partirai, et vou-» drais bien savoir qui sera capable de m'en dé-» tourner ! » A la suite de cette députation, le roi fit publier un édit, par lequel il défendit à tout citoyen d'accompagner la reine-mère : au noble, sous peine d'infamie; au roturier, sous peine de mort. Instruite de cet ordre, Bona envoya la reine de Hongrie dire au roi qu'on lui faisait violence de la part de celui qu'elle avait porté dans ses flancs, à gui elle avait donné la vie et la couronne, et qui, pour prix de tant de bienfaits, la tenait captive. La reine de Hongrie s'employa auprès de Sigismond-Auguste en faveur de sa mère, fléchit les sénateurs, tantôt à force d'instances, tantôt à force de présents. Un conseil, convoqué à cette fin, décida qu'il valait mieux laisser partir Bona que de la retenir, vu qu'elle était disposée à envoyer dans l'étranger, secrètement, tous ses privilèges et ses trésors, ou en disposer en faveur de qui il lui plairait. On publia un contre-ëdit. Wilga, staroste d'Ostrolenka, fut chargé d'escorter le cortège de Bona, qui s'était fait précéder de vingt-quatre chariots, attelés chacun de six chevaux, et chargés d'or, d'argent et d'objeis précieux. Le staroste, indigné de voir tant de trésors soustraits à l'Etat, répandit sous main que, si quelqu'un voulait l'attaquer pour rendre au trésor royal ces richesses, lui, Wilga, ne ièrait qu'une défense simulée, et qu'on ne rencontrerait pas d'obstacle. Mais la loyauté du caractère national repoussa cette proposition; on répondit au staroste que Bona ne jouirait pas longtemps de ces richesses, que la Pologne ne s'appauvrirait pas pour cela, et qu'il fallait montrer a l'univers la supériorité du caractère national dans une circonstance aussi solennelle ! Bona passa par Vienne, Venise, Florence, Rome et Naples. Elle s'établit à Bari, dans la Pouille; elle avait hérité de ce duché à la mort de son père, et que sa mère, Isabelle d'Aragon, avait porté dans sa famille. Elle prêta 455,000 ducats de Hollande, en numéraire, à Philippe II, roi d'Espagne, somme énorme pour l'époque ! Bona, livrée à elle-même et au pouvoir de son amant Papagoda, se plongea dans une vie d'excès et d'infamies. Son favori lui-môme, avide de richesses et non de charmes llétris par l'âge et par la débauche, essaya sur Bona les mômes moyens dont elle avait fait usage contre les deux innocentes et vertueuses reines Elisabeth et Barbe. Papagoda, après avoir administré du poison à Bona, prolita de son délire et de tableaux épouvantables de toute sa vie qui se présentait à ses yeux, pour lui faire signer un testament autre que celui qu'elle avait d'abord préparé en faveur de Sigismond-Auguste. Par ce nouveau testament, elle donnait le duché de Bari au roi d'Espagne, et l'argent comptant et tous les objets précieux à Papagoda! Bona expira le 20 novembre 1557. Ainsi disparut de la surface de la terre un monstre à face féminine. Le nom de Bona est resté populaire en Pologne ; mais quelle popularité !... Après la mort de l'ex-reine, Sigismond-Auguste réclama, par l'organe de son ambassadeur, la restitution de la somme de 453,000 ducats; mais Philippe II déféra cette réclamation aux tribunaux de Naples, qui ne prononcèrent jamais; et depuis cetle époque, le montant de la réclamation est connu sous la dénomination de sommes napolitaines. Sigismond III, roi de Pologne, fit à la république donation d'une portion de cette somme qui lui revenait du chef de sa mère, sœur de Sigismond-Auguste. La république, de son côté, fit plusieurs fois des réclamations près les cours de Madrid et de Naples, mais toujours sans résultat. Pendant qu'on cherchait en Pologne à oublier la conduite do Bona, il se préparait dans le Nord de nouveaux événements qui entraînèrent la république dansdes guerres presque interminables. La Livonie, la Suède, la Moskovie et la Pologne vont vider leurs différends. Arrêtons-nous un instant sur la Livonie, dont la connaissance est indispensable pour le lecteur de l'histoire de Pologne. Dans les temps reculés, la Livonie fut souvent exposée aux invasions et aux entreprises guerrières de la Suède et du Danemark. Dans le xne siècle, les Livoniens passèrent sous la domination des grands-ducs de Poloçk. Des marchands de Bremen, allant en 1158 à Wisby, en Gottland, port très-fréquenté dans le moyen âge, furent jetés par une tempête surla côte de la Dzvvina, qui verse ses eaux dans la mer Baltique. C'est cet accident qui fit mieux connaître ce pays à l'Europe centrale et occidentale. Dès lors il s'établit un commerce actif entre Wisby et Lubeck. Un moine Augustin, du couvent de Se-geberg en Holstein, nommé Mainard, forma le projetde convertir au christianisme les peuplades païennes de ce pays. Le supérieur de Mainard; l'archevêque de Brome, auquel le pape avait donné, par forme de concession, toutes les contrées du Nord, refusa de soutenir le projet de ce moine ; mais Mainard ne se découragea point. Il s'adrcssaau grand-duc Vladimir, qui luipermil de bâtir une église à Yxkull sur la Dzvvina. Il réussit à convertir le chef d'une de ces tribus indépendantes dont la nation live se composait, et acquit parmi ce peuple assez d'autorité pour le faire consentir à la construction d'un fort. Pour récompenser son zèle apostolique, le pape Clément III fonda en sa faveur l'évêché d'Yxkull, qui fut soumis à la métropole de Brome (25 septembre 1180). Mainard étant mort en 1196, l'archevêque de Brème' lui donna pour successeur un moine de Loccum, nommé Berthold. Celui-ci ayant été chassé par les habitants qui étaient retournés au paganisme, le pape publia contre eux une croisade. Les guerriers qui s'étaient assemblés à sa voix défirent les Livoniens (21-juillet 1198) ; mais celte vicloire coûta la vie à Berthold. Albert d'Apelderen,troisième évêque d'Yxkull, arriva en 1200 à la tête d'une nouvelle armée de croisés, et bâtit en 1201 la ville de Riga, qui obtint dès lors le privilège en vertu duquel il ne fut permis à aucun vaisseau de passer dans ses parages pour se rendre en Semigalle. Albert transféra à Riga le siège de son évêché ; et pour attirer non-seulement des bourgeois industrieux, mais aussi des soldats capables de les défendre, il introduisit dans son diocèse le système féodal, et distribua les terres à des Allemands nobles. Albert institua aussi l'ordre des chevaliers Porte-Ghi\es(FraternitasmiHtiœ)(ChriHï-Kaicalerowie rnieczowi), auquel il abandonna le tiers des conquêtes qu'on ferait sur les païens. La bulle con-firmative du pape astreignit l'Ordre à l'obédience envers l'évêque, et, en lui rendant communs les statuts de l'ordre des Templiers, lui imposa l'obligation de combattre les idolâtres. Pour s'assurer un appui contre les grands-ducs de Poloçk, qui pourraient être tentés de faire revivre leurs droits sur la Livonie, l'évêque Albert prit, en 1225, l'investiture de l'empereur, qui érigea la Livonie en marche et principauté d'empire. Albert fut aussi le fondateur de l'évêché d'Esthonie. La possession de la Livonie et de l'Esthonie dévint par la suite un objet de division entre les évoques de Riga, les grands-maîtres des Porte-Glaives, les Danois qui fondèrent aussi un évêché en Esthonie, et les peuples du voisinage. Le grand-maître Volquin ayant été tué dans une bataille livrée aux Litvaniens (22 septembre 1250), l'Ordre, craignant de ne pouvoir résister à ses ennemis, consentit à être incorporé à l'ordre Teutonique établi en Prusse, et l'acte de cette soumission eut lieu en présence du pape Grégoire IX, à Yiterbe (14 mai 1257), où les députés des chevaliers Porte-Glaives trouvèrent llerman de Salza,grand-maître de l'ordre Teutonique. La Livonie forma dès lors une langue particulière de cet Ordre puissant, gouverné par un maître provincial ou précepteur. Le premier fut llerman Balck. L'Ordre s'arrangea avec le roi de Danemark, en lui abandonnant Revel et les districts nommés Harrie et Wirland, ou la plus grande partie de ce qu'on appelle aujourd'hui Esthonie. En 1255, l'évêché de Riga fut élevé au rang d'archevêché. L'archevêque divisa sa métropole en deux provinces : la Prusse et la Livonie. Ce fut sous ce nom générique qu'on désigna alors les divers districts situés au delà de l'Aa, et habités par les Kourous, les Liveset les Esthoniens. On ne donne cependant le nom de Livoniens qu'aux descendants des Allemands qui sont venus porter dans ces contrées leur langue et leur domination, tandis qu'on continue d'appeler Lives,Esthoniens et Lettons, les indigènes qui, réduits à l'état de servitude, ont conservé leurs idiomes primitifs nationaux. Le système politique de la Livonie à celte époque était une confédération de plusieurs États indépendants; l'Ordre était le plus puissant de ces États ; l'archevêque de Riga était souverain d'une autre partie du pays; les rois de Danemark possédaient la côte la plus septentrionale ; enfin les villes de Riga et de Revel avaient un régime républicain, de manière toutefois que l'archevêque exerçait dans la première divers droits régaliens. Un tel état de choses occasionna d'interminables discussions entre les deux chefs ecclésiastiques : l'archevêque et le maître de l'Ordre. Celui-ci acquit une grande prépondérance en achetant, en 1552, du roi de Danemark, pour une somme do 19,000 marcs d'argent, la totalilé de l'Esthonie. Mais bientôt se présenta un nouveau prétendant à la possession de la Livonie: Yvan Ili Vasi-lévitsch, grand-duc de Moskovie, envahit le pays avec une armée formidable. Dans une bataille livrée près de Pskow ( 15 septembre 1502), le grand-maître Walther de Plettenberg écrasa tellement les Moskovites, que le grand-duc conclut , avec les chevaliers de Livonie, une paix de cinquante ans (septembre 1505). Les chroniques du temps disent que les forces moskovites étaient de 100,000 hommes, et que les Allemands n'avaient que 7,000 cavaliers. Après la conclusion de la paix, Yvan demanda qu'on lui envoyât un de ces Allemands à qui les Moskovites avaient donné le nom de soldats de fer. Plettenberg lui en envoya un, qui trouva tous les boïars moskovites assemblés par ordre du maître. Us furent tous surpris de l'adresse de ce cavalier à manier sa lance et son cheval. Le grand-duc en marqua son contentemeut en hurlant à la manière des ours, dit la chronique, qui ajoute que c'était le cri ordinaire des Moskovites en voulant donner des signes d'admiration. Une violation remarquable eut lieu pendant l'administration de ce maître provincial, aussi actif qu'entreprenant. Louis d'Erlichshausen, grand-maître de l'ordre Teutonique, avait entrepris une guerre injuste contre la Pologne, bienfaitrice de l'Ordre ; mais, battu par les troupes de la république, il fut forcé de signer le traité de Thorn (19 octobre 1406), par lequel il restituait à la Pologne la partie occidentale de la Prusse, qu'on a depuis nommée royale ou polonaise, et se reconnaissait vassal pour la Prusse ducale. Tous ses successeurs prêtèrent serment de fidélité aux rois des Polonais, jusqu'à Frédéric, duc de Saxe, élu en 111)8, qui refusa de se soumettre à cette dépendance. Albert, margrave de lîramjebourg, qui lui succéda en 1510, suivit cet exemple ; mais, pour s'assurer l'assistance efficace du maître provincial de Livonie, il accorda àWaliordc Pletlcmberg, en 1521 et 1525, divers privilèges qui rendirent le Livouien indépendant du grand-maître ; ce qui n'empêcha pas Albert d'embrasser la religion luthérienne, de signer avec le roi de Pologne la paix de Krakovie, et d'obtenir, en prêtant le serment de vasselage, le titre de duc héréditaire de Prusse, feudataire de la Pologne. Le maître de Livonie renouvela alors avec l'empire germanique les liaisons qui existaient depuis le xivc siècle. L'empereur Charles-Quint le déclara en 1527 prince de l'Empire, avec voix et séance à la diète. Sous l'administration de Plettenberg, la Livonie embrassa la réforme dont Plettenberg favorisa l'introduction sans renoncer lui-même à la religion catholique. La réforme lui servit à affermir son autorité à Riga et dans les divers évêchés livoniens. Plettenberg mourut en 1555, et eut pour successeur Hermann de Bruggeney. La décadence de la Livonie date do cette époque. Les évêques et leurs chapitres s'abandonnèrent au luxe et à la volupté , les nobles à l'ivrognerie et à la passion du jeu. Les uns et les autres traitaient leurs serfs avec une barbarie révoltante. La désunion s'était mise entre les villes et les nobles; ceux-ci affectaient le plus grand mépris pour les habitants des villes, et empêchaient souvent leurs vassaux de leur amener des vivres; en un mot, la fertilité du territoire, la faiblesse du gouvernement Vit la mollesse des citoyens semblaient y appeler un conquérant, ce conquérant fut le tzar Yvan le Cruel. Les prétextes ne manquent jamais aux envahisseurs injustes. Le tzar fit semblant d'être irrité des dépêches que les chefs de l'Ordre faisaient passer à l'empereur d'Allemagne et où ils disaient « que la Moskovie commençait à deve-» nir dangereuse; que tous les princes chrétiens » limitrophes étaient obligés de plier devant son > souverain, aussi actif qu'ambitieux, et de le » supplier de leur accorder la paix. Ne serait-il » pas imprudent, ajoutaient-ils, d'augmenter les TOMH n. LA POLOGNE» 297 » forcesde notre ennemi naturel,en lui procurant, » au moyen des arts, de nouvelles ressources mi-» litaires? Si nous permettons aux artistes et » aux ouvriers de se rendre librement à Moskou, » il est sûr qu'alors une foule de gens appaiie- > nant aux sectes pernicieuses des Anabaptistes > réformés et autres, poursuivies en Allemagne, » se disant tels, se rendront à Moskou, et de-» viendront les plus dévoués serviteurs du tzar, » qui, l'on n'en peut douter, a formé le projet » de s'emparer de la Livonie et de toutes les » contrées situées aux enviions de la mer Bal-» tique, afin d'être plus à portée de subjuguer la t Litvanie, la Pologne, la Prusse, la Suède, dont » les Etats sont circonvoisins. » À cet avertissement,qui ne fut pas perdu pour Sigismond-Auguste, se joignit une guerre civile en Livonie, dans laquelle le roi ne pouvait rester neutre, cl qui, en hâtant son intervention, le mit à la tête de forces suffisantes pour pouvoir s'opposer aux projets de l'ambition moskovite. Walter de Furstenberg, grand-maître des Porte-Glaives, ayant embrassé, de concert avec lout son Ordre, le luthéranisme, déclara la guerre à l'archevêque de Riga, neveu du roi de Pologne, et le força, par la famine, à capituler et à rendre la forteresse do Kokenhausen, dans laquelle il s'était renfermé (1556). Sans égard pour le rang de son prisonnier et pour sa parenté avec Sigismond-Auguste, le grand-maître le jeta dans un cachot. Justement indigné de la barbarie de ce procédé, le roi envoya en ambassade Gaspard Lonçki, pour demander l'élargissement de l'archevêque Guillaume ; mais le grand-maître répondit à cette démarche en faisant assassiner Tarn bassadeur. Ce lâche attentat au droit des gens cria vengeance. Le roi convoqua sur-le-champ la diète à Warsovie (1557), et il y fui arrêté que toute la noblesse monterait à cheval; néanmoins il dépêcha vers Walter l'évêque de Samogitie, qui, ayant su éviter toute embuscade, vint lui notifier qu'il eût à délivrer l'archevêque, s'il ne voulait s'attirer sur les bras loules les forces de la Pologne. Celte mission ayant été sans résultat, la campagne s'ouvrit au mois de juillet 1557 : lu grand-général de Litvanie, Nicolas Radziwill, duc d'Olyka el de Nieswicz, et Jean Mielecki, palatin de Podolie, marchaient à l'avant-garde. Les chevaliers, de leur côté, se mirent aussi en mouvement, et s'avançaient vers les Polonais, lorsqu'ils apprirent que le roi venait de quitte* 0? 298 LA P Wilna, et suivait les traces de Radziwill avec des forces imposantes. L'arrivée de Sigismond-Auguste au quartier général de Poswol sur la Lawenna (palatinat de Troki, district d'Upita) répandit un si grand effroi, que toute l'armée des chevaliers prit la fuite, et le grand-maître Walter se rendit en personne au camp de Sigismond, amenant avec lui l'archevêque Guillaume, auquel il avait rendu la liberté. Walter se prosterna aux pieds du roi el fit amende honorable pour l'outrage dont il s'était rendu coupable. La paix fut conclue le 5 septembre 1557, et les puissances belligérantes signèrent un traité par lequel Walter s'obligea à payer 60,000 écus pour les frais de guerre, et se soumit à la domination de la Pologne. Par suite de ce traité, les Livoniens s'engageaient à prendre les armes contre les tzars, dans le cas où ils essaieraient de porter leurs armes en Litvanie, et promenaient de ne conclure aucune alliance avec la Moskovie sans le concours de la Pologne. De plus, le grand-maîlre s'engagea à rétablir l'archevêque de Riga dans tous ses droits, de le dédommager de toutes ses pertes, et de reconnaître le prince de Mecklenbourg pour son coadjuteur, sans aucun égard à la constitution de Wolmar, qui l'excluait, comme étranger, de toutes les dignités de la province. Sur ces entrefaites, le tzar de Moskovie envahit la Livonie (1558), et ses armées s'emparèrent de Narva, de Wessenberg et de Dorpat. Le grand-maître Furstenberg et plusieurs autres chefs fuient faits prisonniers et conduits à Moskou, où ils périrent dans les tourments. Le roi des Polonais, pour arrêter l'effusion du sang, expédia des'ambassadeurs à Moskou (1559); mais ces négociations n'aboutirent à rien. Goihard de Ketller, qui venait d'être élevé à la dignité de maître de l'Ordre, lit d'abord quelques efforts pour se soutenir contre un ennemi formidable; mais il fut bientôt forcé d'implorer le secours de la diète germanique, assemblée à Augsbourg, en 1559. La diète ne lui donna que des promesses. Gothard sollicita également, et toujours en vain, l'assistance de la Suède et du Danemark. Vaincu à la bataille sanglante d'Er-mis (2 août 1500), et abandonné de tous ceux qui avaient intérêt à le protéger, il s'adressa à Sigismond-Auguste. C'est alors que l'archevêque de Riga, les dignitaires et la noblesse livonienne, réunis à Wilna, le 28 novembre 1561, conclurent avec le roi un traité, en vertu duquel la Livonie se soumit complètement au roi. Sigismond-Auguste négocia auprès de l'empereur et du grand-maître des Teutoniques pour prévenir les effets de la colère que la signature du traité devait naturellement amener, et il obtint qu'il ne serait fait aucun tort aux membres de l'Ordre ni à leurs sujets, soit dans leurs honneurs et dignités, soit dans leur fortune. Aux termes du traité, la tolérance religieuse dut être entière ; les places et charges exclusivement confiées à des Allemands ; le maître de Livonie porterait à l'avenir le titre de duc, à l'instar des ducs de Prusse, et serait vassal de la Pologne. Le roi lui conférait à titre de fief, pour lui et ses héritiers mules, loule la Kourlande et la Sémigalle, situées sur la rive gauche de la Dzvvina, et tout le reste de la Livonie, situe sur la rive droiie de la Dzvvina, devait appartenir au grand-duché de Litvanie. L'Ordre renonçait aussi aux terres qui se trouvaient au pouvoir de l'ennemi, et que le roi serait obligé de conquérir, telles que l'Eslhonie et l'évêché de Dorpat. Nicolas Radziwill alla occuper, avec le titre de gouverneur de Livonie, la ville de Riga, où Ketller lui remit le sceau de l'ordre des Porte-Glaives, et autres attributs du pouvoir souverain (5 mars 1562); les généraux Jean Chodkiewicz, George Zenowiez et Alexandre Polubinski établirent des garnisons litvaniennes dans tous les forts qui avaient été donnés en otage. La prépondérance polonaise en Livonie réveilla la jalousie de la Suède et de la Moskovie. À cetle époque, Eric, successeur de Gustave-Wasa, régnait à Stockholm. 11 avait un frère, Jean, duc de Finlande, qu'il n'aimait point; et Jean, qui cherchait à se fortifier de l'alliance de quelque puissance, n'en trouva pas de plus convenable que celle de Sigismond-Auguste, a qui il avait avancé 120,000 éeus sur quelques châteaux en Livonie. À cet effet, il demanda en mariage la sœur de Sigismond, qui éiait en môme temps recherchée par le tzar. Mais ce dernier ne voulant pas accepter des conditions raisonnables, les Polonais lui envoyèrent, dit-on, une jument blanche superbement harnachée. Eric consentil d'abord au mariage ; mais quand la réllexion l'eut éclairé sur les conséquences probables de cette union, il voulut l'empêcher; mais Jean quitta subitement Stockholm, débarqua à Dantzig, et arriva ù Wilna, où il épousa la princesse Catherine (4 octobre 1562). A cette nouvelle, Eric, irrité, s'empara de quelques places LA POLOGJNL. 299 de la Livonie, et envoya une aimée en Finlande, avec ordre de se saisir du duc Jean et de son épouse, de les amener morts ou vifs en Suède. Le duc fut assiégé durant trois mois dans le château d'Abo, capitale de la Finlande. Le château fut pris par trahison (12 août 1565), et le duc, sa femme et toutes les personnes qui leur étaient dévouées furent emmenés à Stockholm. Le duc fut contraint de comparaître en justice. On l'accusa de rébellion, et on le condamna lui et les siens à perdre la vie. Plus de deux cents personnes furent mises à mort ; d'autres furent condamnées aux travaux forcés,et les étrangers, tels que les Litvaniens, les Italiens et les Allemands qui accompagnaient Jean, furent chassés hors du pays. Le duc eut la vie sauve; mais il fut condamné à finir ses jours en prison à Gripsholm. La duchesse, son épouse, l'y accompagna volontairement, el passa avec lui quatre ans et deux mois dans sa captivité. Le tzar de Moskovie ne fut pas étranger à ces catastrophes, et l'intrigant Joran Peerson, confident d'Eric, y prit également une part très-vive. Eric, qui croyait à l'astrologie, était persuadé que la vie de Jean lui serait funeste ; aussi il alla plusieurs fois dans sa prison dans l'intention de le faire mourir ; mais il changeait tout de suite de résolution dès qu'il le voyait, se jetait à ses pieds,en disant qu'il était sûr que la couronne lui était destinée, et lui demandait en grâce d'avoir compassion de lui lorsqu'il tomberait en sa puissance. En elfet, nous verrons Jean régner en Suède, et son fils, SigismondIII, monter au trône de Pologne. Sur ces entrefaites, les troupes d'Eric continuaient leurs opérations en Livonie,et les secours que Sigismond-Auguste leur envoyait par mer, quoique bien tardivement, furent interceptés par l'amiral suédois. Le tzar de Moskovie crut l'instant favorable et envahit la Liivanie. Sigismond-Auguste, forcé de tenir tête à cetle double invasion, convoqua une diète à Piotrkow (janvier 1563),qui vota l'institution d'un fonds permanent pour l'entretien des troupes de ligne, à l'instar delà Litvanie, qui en avait donné l'exemple en 1552; cette contribution fut fixée au quart du Revenu des domaines royaux ou des staroslies, et les troupes qu'elle servit à entretenir furent appelées l'armée du quart ( woysko kwarciane). Mais la lenteur que la noblesse de la couronne mit à remplir son devoir fut cause que l'armée de Litvanie, non secourue à temps, ne put s'op- poser efficacement aux Moskovites, et ces derniers s'emparèrent de l'importante ville de Poloçk, sur la Dzwina(15 février 1565). Le grand-général de Litvanie, Radziwill, ne put assembler à Minsk, sur la Swislocz, que deux mille Litvaniens et quinze cents Polonais. Aussitôt il se mit en avant ; mais il arriva près de Poloçk, lorsque les Moskovites avaient déjà investi la ville et les forts, et s'étaient arrangés de manière qu'il ne put ni les forcer dans leurs retranchements, ni les en faire sortir pour leur livrer bataille. Dowoyna, palatin de la province, commandait dans Poloçk; mais c'était un homme présomptueux. C'était l'offenser que de lui donner de bons conseils. Jean Hlebowicz, un des officiers soumis à ses ordres, et l'un des plus zélés pour le bien du service, ne craignil point d'affronter son orgueil en essayant de régler son courage. Hlebowicz unissait à la valeur intrépide les connaissances militaires étendues et sûres; ses remontrances furent inutiles et nuisibles môme à la ville ; car, au lieu de réveiller i'atteniion du palatin, elles ne firent qu'exciter sa colère. Plus présomptueux que jamais, Dowoyna se proposa d'expulser de la ville vingt mille paysans desenvirons qui s'y étaient retirés, et qui étaient presque tous en état de faire avec succès des sorties contre l'ennemi. Cet ordre lui attira de nouvelles représentations. Hlebowicz s'offrit de mener lui-même cette foule d'hommes forts. Ces sages avis eurent le sort des premiers. Les paysans furent contraints d'aller au hasard se chercher un autre asile ; et pour comble de ridicule, le palatin fit mettre le feu à tous les quartiers de la ville. Son dessein était de se retirer dans les deux forts qui la protégeaient, et où il se croyait plus en sûreté contre les attaques des Moskovites. Il ne croyait pas qu'il leur ouvrait un chemin plus aisé vers ces mômes forts, auxquels la ville avait jusqu'à ce moment servi de défense. Ils s'en approchèrent en effet, et se pressèrent d'autant plus, qu'il leur importait de conserver la place qu'on jeur abandonnait, et qui allait bientôt être réduite en cendres. On les vit y apporter eux-mêmes du secours, rassurer l'habitant consterné, et travailler avec lui à éteindre les flammes. Le tzar commandait en personne son armée ; il adoucit pendant quelques moments sa férocité, suivi clos paysans qu'il avait reçus dans ses rangs, et qui par reconnaisance lui avaient découvert les grains qu'ils avaient cachés dans les campagnes voisines. Ce fut alors que Dowoyna s'aperçut des effets de sa fatale présomption : Poloçk fut pris, et le tzar mit le palatin, sa femme et ses enfants dans les fers et les mena à Moskou. Du reste, la perte de Poloçk fut l'achetée par les nombreuses défaite* que les Litvaniens firent payer aux Moskovites. George Radziwill, palatin de Troki, et Grégoire Cliodkiewicz, n'ayant que quatre mille cavaliers sous leurs ordres, battirent complètement vingt mille Moskovites près de Czuszniki sur l'Ula (28 janvier 1564), et le général en chef prince Schouïsky y fut tué. Phi-Ion limita de Czarnobyl, gouverneur d'Orsza, et George O&oik, palatin de Mscislaw, battirent, de leur côté, près d'Orsza, l'ennemi commandé par Serebrny ({) février 1564) ; enfin, Stanislas Paç, gouverneur de Witebsk, avec deux mille hommes, écrasa près d'Ozieryszcze treize mille Moskovites commandés par Tokmakoff (22 juillet 1564). La trêve de 1565 mit un terme à cette guerre. Pendant la lutte contre les Moskovites, la Pologne faillit s'attirer sur les bras une guerre avec la Turquie, par suite de la turbulente inquiétude de la haute noblesse polonaise. Albert Laski, palatin de Siéradie, s'était lié d'amitié avec un certain Jean Gracien, se disant descendant de la famille des Iléraclides; et, à l'insu du roi et du sénat, Laski envahit brusquement la Walaquie, défit l'hospodar Alexandre, et établit Gracien sur son trône (1561). Gracien, pour s'y affermir, était sur le point d'épouser la fille de Martin Zborowski, castellan de Krakovie, lorsque les Walaijucs se soulevèrent et élurent pour souverain Michel Tomza, en lui donnant le nom d'Etienne. Le remuant Laski excita le prince Démétrius Wisniowiecki à conquérir la Moldavie pour son compte, afin de détourner par là l'attention de Tomza. En effet, Wisniowiecki entre en Moldavie; maisTomza marcha à l'instant contre lui avec toutes ses forces, le fit prisonnier et l'envoya à Constantinople avec Jean Piasecki et plusieurs autres seigneurs polonais ou russiens. Wisniowiecki et ses compagnons furent condamnés à être précipités du haut d'une tour sur des crocs de fer; la plupart d'entre eux moururent sur-le-champ sans beaucoup de souffrances ; mais Wisniowiecki, qui ne s'était accroché (pie par uno côte, vécut pendant trois jours dans les plus horribles' tourments. Une soif ardente le dévorait, et 'il ne pouvait obtenir un peu d'eau pour l'étancher. Dans cet affreux moment, il conserva du moins assez de calme pour savoir comment il pourrait abréger son martyre ; et s'étant mis à blasphémer contre Mahomet, un Turk indigné lui lança une flèche au cœur et le tua (1565). Tomza poursuivit la guerre contre Gracien, et, avec l'assistance des Transylvaniens, il s'empara de la ville de Soczawa; Gracien fut fait prisonnier. Fier de ses succès, Tomza, au lieu de faire transporter Gracien à Constantinople le fit mettre à morteomme il avait l'aitde Wisniovvieeki : le sultan, irrité de cet acte d'indépendance, destitua Tomza et rétablit l'ancien hospodar. Pour se soustraire à un sort plus funeste,Tomza se réfugia en Pologne avec tous ses trésors: mais il fut arrêté et décapité à Léopol, par ordre de Sigismond-Auguste, aussitôt que Soliman cl les Transylvaniens curent demandé son extradition.Toutes ces querelles, suscitées gratuitement par l'aristocra-lie polonaise, eurent pour résultat de faire regarder la Walaquie et la Moldavie comme des dépendances de la Turquie plutôt que de la Pologne. Quant à l'archevêque de Riga, Guillaume do Brandebourg, qui avait pris part à l'acte du 28 novembre 1561, le roi le maintint en possession de ses domaines, en lui laissantle choix de rester dans l'état ecclésiastique, ou d'y renoncer en conservant son archevêché comme principauté séculière. Les Etals de l'archevêché déclarèrent vouloir rester" unis à ceux de l'Ordre, de façon qu'ils devinrent sujets du roi ou du duc de Kour-lande, selon que leurs terres étaient situées sur l'une ou l'autre rive de la Dzwina. L'archevêque étant mort (4 février 1565), le duc de Kourlande prit possession de ses domaines au nom du roi île Pologne. Cet archevêque avait pour coadju-teur Christophe, frère du prince de Mecklen-bourg. Refusant de tenir l'archevêché à titre de fief polonais, Christophe obtint d'Eric XIV, roi de Suède, pendant la vie de l'archevêque Guillaume, quelques troupes à l'aide desquelles il se mit en possession du château de Dahlen, situé dans une île de la Dzwina. Le duc de Kourlande l'y assiégea en 1563, et le fit prisonnier. Sigismond-Auguste l'enferma au château deRawa, où il resta jusqu'en 1566, qu'il abdiqua. Pendant qu'il était en prison, le prince de Mecklenbourg avait obtenu de Sigismond-Auguste que son fils, qui s'appelait comme le roi, lût nommé arche- vôque. Le prince prit donc le titre d'administrateur de FarclieYcehé, jusqu'à ce que le nouvel archevêque, âgé alors de cinq années, eût atteint I'%é de quinze ans; mais le roi ayant conçu quelques soupçons'contre le prince, déclara le siège archiépiscopal de Riga vacant; et, du consentement de trois chanoines restants et des Etats, il en prononça la réunion au grand-duché de Litvanie (26 décembre 1566). Dans le temps que Gothard traitait déjà avec la Pologne, la ville de Rewel et la noblessse de l'Esthonie s'étaient déclaréesaffranchics de l'obéissance à l'Ordre qui les avait laissées quatre années consécutives sans aucun secours contre les Moskovites, et le 4juin 1561, elles se soumirent à la Suède. Déjà antérieurement les Danois avaient trouvé moyen de s'emparer d'une partie de la Livonie. Jean de Munchhausen, évêque d'OKsel et de Kourlande ou de Pilten, las des troubles dont la Livonie était agitée, vendit ses évêchés, en 1559, pour une somme de 50,000 rixdalers albertus, à Frédéric H, roi de Danemark. Maurice deWran-gel, évêque de Rewel ou de Wieck, suivit cet exemple. Frédéric 11 réunit ces trois évêchés à la couronne de Danemark, et les conféra, à titre de principauté séculière, à son frère Magnus : celui-ci en prit effectivement possession au mois d'avril 1560. Le gouverneur de Sonnenberg lui remit ce château appartenant à l'Ordre, et tout le district qui en relevait. La Livonie se trouvant ainsi partagée entre la Pologne, la Suède, le Danemark et la Moskovie, la Livonie devint le sujet et le théâtre de guerres longueset sanglantes entre ces quatre puissances, comme nous le verrons plus tard, quand nous aborderons cette période mémorable, close par le traité de paix de Stettin et de Sioraden 1570 et 1615, entre la Suède et le Danemark; et par la paix de Khiverova Horka, conclue en 1582 entre la Pologne et la Moskovie. Les Suédois et les Moskovites terminèrent leurs différends relativement à l'Esthonie par la paix de Teusin,en 1595, qui assura celte province aux premiers. La Suède et la Pologne terminèrent leurs contestations sur la Livonie par la paix d'Oliwa en 1660; et les prétentions des Moskovites sur ce pays furent réglées par la paix de Kardis, signée en 1661 en-lre la Suède et la Moskovie. Par ces divers traités, toutes les provinces situées sur le golfe de Finlande, depuis l'embouchure de la Dzwina dans !a Baltique, la plus grande partie de la Livouie, l'Esthonie, l'Ingrie et la Karélie, restèrent acquises à la Suède. Revenons à Sigismond-Auguste. Pendant les événements que nous venons de raconter, le roi avait convoqué plusieurs diètes à Krakovie en 1558, à Wilna en 1560, à Lomza en 1561, à Piotrkow en 1562 et 1565, à Warsovie, à Rielsk et à Parczovv en 1564, à Piotrkow en 1565, à Grodno et à Lublin en 1566. Dans cette dernière, le projet de divorce avec la reine fut agité avec chaleur. Sigismond, grand admirateur du beau sexe et vivement attaché à sa mai-tresse Barbe Giza, se dégoûta de la reine. Il prétexta deux motifs : la stérilité de Catherine, et le refus que l'empereur Maximilien 11, qui régnait alors, avait fait de s'entremettre en sa faveur auprès de Philippe II, roi d'Espagne. Ce monarque, en qualité de roi de Naples, s'étant saisi du duché de Bari, en vertu du testament arraché par Papagoda à la reine Bona, à son lit de mort, repoussait les prétentions élevées sur cet héritage par Sigismond-Auguste, en sa qualité de lils cl héritier naturel et légitime de Bona. Cette immorale usurpation de Philippe II et les intrigues du cabinet de Vienne, toujours hostile à la Pologne, exaspérèrent Auguste, et il lit peser sur son épouse les effets d'un ressentiment qu'il ne pouvait montrer directement à l'empereur, frère de cette princesse, et à Philippe, son cousin germain. JacquesUchanski, archevêque de Gnèzne, était contraire au divorce du roi; mais l'évêque de Wladyslawow, Nicolas Wolski, prit le parti du prince, et le reste de l'assemblée abonda dans ce sens. Le saint Siège s'y opposa aussi, mais on passa outre. L'empereur s'en plaignit à la diète de Spire et excita tous les Etats d'Allemagne à partager son ressentiment. Mais l'électeur do Brandebourg, Joachim-Frédérie, qui avait intérêt à maintenir la paix dans son voisinage, lui lit appréhender les relus de la diète et lui conseilla de se réserver des ressources pour défendre la Hongrie contre les Turks qui menaçaient ce pays; Maximilien se rendit à ces conseils et garda un silence prudent. Quant à la reine Catherine, elle quitta la Pologne en 1567 et, partit pour Lienz, accompagnée d'André Duditsch, ambassadeur de l'empereur. Pendant la durée de cette diète, le roi avait appris les intrigues qui se tramaient dans la Prusse ducale, et dont la source pariait de l'Allemagne. Le vieux duc de Prusse était tombé dans l'imbécillité ; son fds était trop jeune pour lui succéder; l'intrigue voulut profiter de cet état de choses pour soulever le duché contre la Pologne; mais Sigismond-Auguste nomma promp-tement, pour instruire l'affaire et châtier les coupables, Jean Sluzewski, palatin de Brzesc ; Pierre Zborowski, castellan de Biecz; Jean Kostka, castellan de Dantzig, et Nicolas Firley de Dombro-wice. Ces commissaires du roi se rendirent à Kœnigsberg et agirent avec vigueur .et promptitude. Les nouveaux conseillers du duc furent mis à mort ou bannis; l'ancien conseil fut rétabli, et avec lui l'ordre et l'obéissance envers la république. Cette affaire étant terminée, le roi tourna son attention vers la Moskovie; car le tzar Yvan, non content de tous les maux qu'il faisait peser sur la Livonie et la Litvanie, venait de jeter en prison l'ambassadeur polonais Bykowski et ses compagnons. Le roi ouvrit la diète à Piotrkow (avril 1567), puis il partit pour Wilna, afin de réunir la pospolile raszcnic, et de là, il se mit en marche contre les Moskovites. On porte à près de 100,000 hommes les forces de l'armée polonaise. Le roi avançait à petites journées, en passant par Miedniki, Oszmiana, Smorgonie, Mar-kow, Lebiedziew et Molodeczno. Arrivé à Ra-doszkowicze, sur la roule de Minsk (septembre 1567), l'insubordination, les mésintelligences au sein de l'armée, et d'un autre côté l'espoir d'une révolution qui devait éclater à Moskou, et qui n'eut pas lieu, furent cause de l'ajournement de cette expédition. Jean Chodkiewicz, KomanSan-guszko et Georges Zenowicz restèrent seuls dans la Russie-Blanche pour surveiller les Moskovites : l'attention publique se concentra lout entière sur un seul objet, l'union intime et définitive de la Litvanie et de la Pologne. Résumons-nous. Les affaires de la Livonie, qui allumèrent, comme on a vu, une guerre longue et sanglante, donnèrent lieu à de notables changements tant en Litvanie qu'en Pologne, et hâtèrent l'organisation définitive de la domination de la démocratie nobiliaire dans l'un et l'autre pays, et leur réunion dans un corps politique, ce qui avait jusqu'alors éprouvé tant d'obstacles. Le roi, ne trouvant pas en Pologne assez do docilité à ses vues, se rendit à Wilna, et, pour rattacher la Litvanie aux affaires de la Livonie, il accorda à la noblesse des franchises promises à Horodlo, en 1413, par Wladislas-Jagellon, et jusqu'ici non réalisées. À la dièle de Wilna (1560), Sigismond-Auguste donna à la noblesse le droit d'élire des nonces et des juges. Depuis cette époque, la représentation litvanienne commença à se former : la diète se composait de deux chambres, et les tribunaux de province furent organisés à l'instar de ceux de la couronne, pour faciliter l'administration de la justice et l'application des articles du statut. Blessés du zèle avec lequel le roi s'occupait des intérêts de la Litvanie, les Polonais renouvelèrent les vœux qu'ils avaient émis du vivant de Sigismond Fr le Vieux, de réformer la constitution de la république et de réunir, par des liens intimes, la Litvanie, les terres russiennes, la Prusse et la Pologne. On envoya au roi une députation pour le prier de revenir dans son royaume, afin d'accomplir cette grande œuvre, qui demandait non moins de persévérance que d'adresse et de ménagements. Auguste arriva à Piotrkow (1562-1565) dans des dispositions menaçantes, et se livra avec ardeur à l'accomplissement de cette fusion. Mais ayant tout, il demanda des sacrifices. Les possesseurs desstarosties furent obligés de les restituer à la couronne. L'ancienne constitution du roi Alexandre, qui défendait d'aliéner ces biens, fut mise à exécution. L'établissement de Y armée du quart fut confirmée, et on nomma des commissaires pour régler celte institution. On créa aussi un tribunal suprême pour juger les causes arriérées qui s'étaient accumulées au milieu des discussions religieuses et politiques. C'est à cette époque aussi que Jean Herbu ri, chambellan de Przemysl, traduisit, en idiome national, les lois polonaises, écrites en latin avant cette époque. La Litvanie était plus docile, et le roi obtint facilement la promulgation du deuxième statut litvanien, publié en 1564. Dans la même année, à la diète de Warsovie, il se désista de ses droits héréditaires sur toute la Liivanie, et en 1566, il abandonna tous les privilèges féodaux qu'il avait conservés sur les propriétés des nobles. Malgré tant de changements accomplis à l'intérieur, quoique plusieurs familles polonaises eussent émigré en Litvanie, et que Sigismond-Auguste eût aboli l'usage de la langue russienne, en répandant plus que jamais la langue polonaise, il y avait encore bien des obstacles à une fusion complète, et la puissante famille de Radziwill s'y opposait avec une opiniâtreté que rien ne rebutait. Mais enfin le moment approchait où cetle union devait se consommer, et les négociations qui furent entamées à Molodcczno (septembre 1567), sous les auspices du vice-chancelier Pierre Myszkowski,Lysakowki, castellan deCulm, etStanislasCzarnkowski, pendant que le roi était campé avec l'armée à Rodoszkowicze, influèrent puissamment sur les bons résultats, relativement ù la Litvanie et à la Prusse. D'ailleurs les vieux chefs de l'opposition étaient morts : en Litvanie, c'était Nicolas le Noir, prince Radziwill, et en Prusse,JAcace Czema (de Zehmen), palatin de Malborg (Marienbourg); c'est dans ces circonstances que s'ouvrit la célèbre diète de Lublin, commencée le 23 décembre 1508 et terminée le H août 1569. Celte période de huit mois vit de longs et solennels débats. Tous les états y furent réunis ; le roi, le sénat, les nonces territoriaux et les députés des villes, différents fonctionnaires et presque toute la haute noblesse de Pologne, de Litvanie, des terres russiennes et des terres prussiennes; les ambassadeurs des cours étrangères y assistèrent aussi. Outre le principal objet des débats de cette diète, qui était l'union intime des deux nations, on s'occupa spécialemenl de la sanction définitive de la réunion de la Livonie à la république et de l'investiture du jeune duc de Prusse de Kœnigsberg. La journée du 19 juillet 1569 fut destinée à cetle cérémonie, et elle se passa dans le palais des Radziwill, que Sigismond-Auguste avait eu en dot de son épouse, Barbe Radziwill. Le roi, portant les insignes de la royauté, reçut l'hommage du prince Albert-Frédéric qui embrassa les pieds du monarque. Sigismond luiremil un étendard blanc orné d'un aigle noir portant sur sa poilrine les deux lettres S. À.; il lui rappela la reconnaissance éternelle que lui et ses successeurs devaient à la république pour tant de généreux bienfaits; et le prince, à genoux, prêta serment, et jura en son nom et «n celui de ses successeurs, fidélité, obéissance, vassalité et reconnaissance envers le roi et ses successeurs. Après celle prestation de serment, le roi prit une épée à deux tranchants, des mains d'André Zborowski, porte-glaive de la couronne, la ceignit trois fois au côté du prince, fit trois signes de croix au-dessus de sa tête,et lui suspendit ensuite au cou une chaîne d'or, conformément aux usages de la chevalerie. Les anciens privilèges accordés à la Prusse ducale furent de nouveau confirmés,'et le roi y ajouta la liberté de professer ouvertement la confession d'Àugsbourg dar.s tome l'étendue de la Prusse et abolit les appellations ordinaires des causes de ce pays au tribunal de la république. En outre, Sigismond permit aux envoyés de Joachim II, électeur de Brandebourg, de porter la main sur le drapeau que tenait le duc vassal agenouillé, en signe de réversibilité du fief sur l'autre branche. C'est ainsi que la magnanimité polonaise préparait la grandeur future. Les marquis de Brandebourg, sans prévoir qu'un jour ils se rendaient coupables de la plus monstrueuse ingratitude !... Lorsque les débats relatifs à l'union touchèrent à leur terme, plusieurs Litvaniens de l'opposition abandonnèrent Lublin; mais les autres cédant aux instances du duc Constantin Ostrogski, palatin de Kiiovie, et du prince Alexandre Czartoryski, palatin de Wolhynie, souscrivirent à tout. Dès lors fut tracée une nouvelle division politique du territoire. La république polonaise fut composée de deux naiions, la couronne et la Litvanie. La première embrassait la Prusse polonaise, la Grande-Pologne, la Mazovie, la Petite-Pologne, la Podlaquie et les terres russiennes, c'est-à-dire les palatinats de Bussie-Bouge, de Podolie, de Wolhynie et de Kiiow, ou Ukraine polonaise; la seconde embrassait la Samogitie, la Litvanie, la Livonie polonaise, la Bussie-Noire et la Russie-Blanche. A la suite de cette union intime, l'élection des rois devait se faire à Krakovie par les communs suffrages des Polonais, des Litvaniens, des Russiens et des Prussiens; les convocations des diètes devaient être universelles et jamais spéciales à l'une des provinces; les diètes devaient être tenues à Warsovie, ville centrale, ni polonaise ni lituanienne; les sénateurs religieux et séculiers furent confondus; toutes les dignités durent être dédoublées et occupées dans chaque pays par des nationaux, en Pologne, par des Polonais, en Liivanie, par des Litvaniens. L'acte de celte union fut dressé par la diète le 1er juillet 1569, et confirmé par le roi le 11 août. Le discours de clôture de la diète, prononcé par le roi, émut profondément l'assemblée; car il fut la vive expression d'une sagesse, d'une tolérance et d'une civilisation dont on trouvait peu d'exemples dans le reste de l'Europe de cette époque. Après avoir rapporté à Dieu le succès de toutes les choses terrestres, et après l'avoir remercié de la persévérance qu'il avait bien voulu accorder à lui et à tous ceux qui avaient concouru à l'accomplissement de la réunion des deux nations, il témoigna au sénat et aux nonces toute sa gratitude de l'avoir aidé de leurs lumières; il les conjura de donner de la stabilité à cette fusion, de pourvoira l'élection d'un nouveau roi pendant l'interrègne, de remettre ce choix au vœu réel de la majorité, et de ne pas abandonner la chose publique à une minorité factieuse. C'est de la bonté du mode d'élection, ajoutait le roi, que dépend le salut ou la ruine de la république. II proposa que le grand-général fût assermenté et ne pût servir d'instrument aveugle aux factions liberticides, en leur procurant l'appui de la force armée : il supplia tous les fonctionnaires et dignitaires d'administrer, à tous les habitants indistinctement, bonne et loyale justice, sans laquelle les plus vastes Etats ne sauraient subsister. U recommanda l'observation de la douceur et de la tolérance religieuse, rappelant que. si les lois doivent protéger les innocents ou punir les coupables, c'est à Dieu seul, au Saint-Esprit qu'il faut laisser le soin de juger la conscience des hommes; qu'on ne devait troubler personne dans l'exercice des devoirs religieux, pourvu que tous les citoyens maintinssent la concorde dans leurs délibérations sur les intérêts «réels de la patrie, et qu'ils fussent toujours prêts à la défendre de leurs corps et de leurs biens. Pour consolider la tranquillité de la république, il fallait à Sigismond-Auguste faire une paix durable avec Moskou. Dans ce dessein, il y envoya des ambassadeurs, choisis parmi les Polonais et les Litvaniens, pour montrer que les intérêts des deux nations étaient désormais inséparables. Les Polonais étaient Jean Krotoszynski, palatin •d'Inowloclaw, et Raphaël Leszczynski, staroste de ftudzieiow. Les Litvaniens étaient Jean Talwosz, ^castellan de Samogitie, et André Iwanowicz Cha-rytooowicz Ubrynski, grand-notaire de Liivanie et secrétaire du roi. L'ambassade arriva à Moskou au printemps de Tannée 1570; mais la trêve ne fut conclue que pour trois ans. Les ambassadeurs, quoique non autorisés officiellement, sondèrent l'esprit du tzar, en lui faisant apercevoir que l'âge de Sigismond et surtout l'absence d'enfants mâles pourraient lui ouvrir le chemin au trône électif de la Pologne. Le fourbe Moskovite dissimula la joie intérieure que lui causa cette confidence; mais il répondit que, t grâce à Dieu et à ses prédé-» cesseurs, la Russie était grande et qu'il n'avait » aucunement besoin ni de la Litvanie ni de la » Pologne; » mais au fond du cœur il combinait déjà les moyens de rendre cette élection certaine en épousant Sophie, sœur de Sigismond, et, comme dit Karamzinc, « l'ambitieux Yvan ton-» dait déjà, dans la pensée, sa main sanglante vers * la glorieuse couronne des Jagellons î » Dans la même année, le tzar, qui cherchait toutes les occasions d'entraver les projets du roi des Polonais, proclama roi de Livonie Magnus, duc de Holstein, frère de Frédéric II, roi de Danemark, se réservant d'ailleurs le titre de protecteur de ce pays. Mais cette espèce de comédie dura peu, et le tzar ne tarda pas à sacrifier sa royale création. Le roi Sigismond-Auguste put encore assister aux diètes tenues à Warsovie en 1570 et en 1572 ; mais il se sentait faiblir en reprenant la roule de Litvanie ; il mourut à Knyszyn, dans le palatinat de Podlaquie, le 7 juillet 1572, à l'âge de cinquante-deux ans, et après avoir régné vingt-quatre ans et trois mois. Avec lui s'éteignit la descendance mâle des Jagellons ; mais la branche féminine ne s'éteignit qu'en 1590, en la personne de la princesse Anna femme deBatorg. Ainsi finirent les trois dynasties polonaises qui se sont succédé en Pologne, et qui occupèrent son trône pendant mille vingt-deux ans. La dynastie des Lechs, de 550 à 860, trois cent dix ans ; la dynastie des Piasts, de 860 à 1586, cinq cent vingt-six ans, et la dynastie des Jagellons, de 1586 à 1572, cent quatre-vingt-six ans. De cette époque date l'ère élective, qui dura deux cent vingt-trois ans, et celle des souverains imposés ou se;nommant eux-mêmes': cetle dernière période dure depuis quarante-deux ans! !.,. Jetons maintenant un coup d'œil rapide sur l'histoire de la réforme en Pologne, dont nous avons vu poindre les premiers germes au commencement du règne des deux Sigismonds. La réforme, qui faisait le tour de l'Europe, pénétra sous Sigismond Ier en Pologne, où elle trouva le sol préparé par les Hussites, et elle fut accueillie avec le plus grand enthousiasme dans la Prusse polonaise. Fabien de Lusignan, évêque de Warmie (1512-1523), la favorisait. Tiedmann Giesse, évêque de Culm, puis ensuite de War- POLOGNE 299999999999999999 L'histoire a conservé les noms de Martin Glossa de Krakovie, Jean Seclutianus de Posen, Samuel et Bernard de Lublin. Pour mettre des bornes aux progrès effrayants de la réforme, le synode de Lenczyça (1527) ordonna que dans chaque diocèse il y aurait des inquisiteurs pour rechercher et punir les hérétiques. Le synode de Piotrkow (1550) répéta ce décret; et en 1552, Mathieu Drzewiecki, archevêque de Gnèzne, prescrivit aux inquisiteurs de procéder avec la sévérité usitée en Espagne ; mais un autre synode, tenu en 1541, sous la présidence du primat Gamrat, ordonna qu'il ne serait institué d'inquisiteurs que par les évêques : ce qui anéantissait le pouvoir des inquisiteurs pontificaux. En Litvanie, la réforme fut introduite en 1539, et s'y propagea par le zèle du chancelier Nicolas Radziwill, duc d'Olyka. Beaucoup de seigneurs litvaniens des maisons Sapiéha, Chodkiewicz, Pac, etc., embrassèrent la réforme. Après la mort de Sigismond 1er, la puissance de la réforme s'accrut par l'introduction de nouvelles sectes, telles que les Frères bohémiens, les Calvinistes et les Unitaires. Lorsqu'on 1547 Ferdinand Ier chassa les Frères bohémiens, un millier d'entre eux vint s'établir d'abord à Posen dans la Grande-Pologne, et ensuite en Prusse. D'autres, pour pouvoir rester en Pologne, se joignirent aux adhérents de la confession d'Augsbourg, quelques-uns aux Calvinistes. Les opinions du réformateur de Genève s'étaient insensiblement répandues dans la république. Macieiowski, évêque de Krakovie, avait, en 1550, appelé et placé dans sa ville épiscopale François Stankar ( Stancaro di Mantova), pour y enseigner la langue hébraïque; mais ce savant y enseigna aussi la religion de Calvin. Emprisonné au château de Lipowieç, et chassé ensuite, il trouva un asile auprès de Nicolas Olesniçki, à Pinczow, et plus tard, chez Stanislas Stadnicki, seigneur de Dubiecko, dans le palatinat de Russie-Rouge, où il établit une école pour trois cents jeunes gentilshommes. Il professa la doctrine réprouvée par les Luthériens orthodoxes. Quant aux Unitaires, ils admettaient la Bible comme seule source de la religion; mais ils n'y trouvaient pas le dogme de la Trinité, et n'admettaient aucune interprétation des termes dont le livre divin se sert. La semence que les Antitri-nitaires avaient répandue en Pologne y fructifia, mie, était un ami d'Erasme, et comme lui, sans se déclarer expressément pour Luther, il s'éleva contre les abus qui s'étaient glissés dans l'Eglise. Son successeur, Jean Dantiscus (Gdanszczanin), célèbre comme homme d'État et comme poète latin, était en correspondance avec les docteurs luthériens les plus distingués. Les progrès que firent dès le premier moment les opinions religieuses de Luther, engagèrent Sigismond Ier à publier, en 1520, à la diète de Thorn, un édit par lequel il défendait, sous peine d'exil et de confiscation de biens, d'introduire en Pologne, de vendre ou de lire les écrits de Luther. Jean Laski, archevêque de Gnèzne et primat du royaume, tint la môme année un synode à Piotrkow, où l'on prit, ainsi qu'aux assemblées du clergé tenues en 1527 et 1550, des mesures contre les progrès de la réforme ; mais le plus zélé antagoniste des novateurs fut André Krzyçki, chancelier de la reine Bona, et, depuis 1524, évêque de Przemysl, qui, en 1522, publia, sous le titre à'Encomia Lutheri, un recueil de satires contre le réformateur de Wittenberg. Le premier qui enseigna publiquement en Pologne le protestantisme fut un moine apostasie de Dantzig, nommé Jacques Knade". Ce novateur fut arrêté par les ordres du roi, mais il trouva moyen de s'évader; et bientôt, à son exemple, d'autres orateurs se montrèrent en public et prêchèrent les doctrines nouvelles. Les magistrats de la commune, effrayés par ledit de Thorn, s'opposèrent à l'introduction d'un nouveau culte ; mais le peuple dantzikois se révolta en 1525, destitua ses chefs, en nomma d'autres, et donna aux églises des ministres luthériens. Sigismond Iar accourut en 1526 pour réprimer ces désordres, punit les opposants et rétablit tout sur l'ancien pied. Mais bientôt le torrent réformateur renversa toutes les digues, et les habitants de Dantzig se déclarèrent presque tous protestants. Comme il était fort à craindre qu'une défection ne suivît cette scission religieuse, et que la ville ne se soumît aux ducs de Prusse, Sigismond Ier cessa d'inquiéter les ha bitants pour leur croyance, et en 1557 Sigismond Auguste, son fils, y autorisa formellement l'exer cice de la religion protestante. En 1556, il fut fondé à Elbing un gymnase luthérien dont Guil laume Gnaphacus, ancien professeur à La Haye, échappé aux cachots de l'inquisition, fut le premier recteur. Dans le reste de la Pologne, la réforme eut ses prédicateurs dès l'année 1525. I principalement dans la classe des nobles. Lelio tome ii. 99 di Socini, de Sienne, fut le plus célèbre de cette secte. A l'âge de vingt et un ans, en 4547, Socin se rendit en Suisse et en Allemagne, se lia d'amitié avec les plus fameux réformateurs, passa les années 1548 et 1551 à Wittcnberg, dans la maison de Melanchton, où il s'occupa principalement de l'étude des langues orientales. De là, il alla en Pologne, où il se lia avec François Lisma-nini, natif de Corfou, confesseur de la reine Bona, auquel il fit connaître et approuver non-seulement le système de Calvin, mais en même temps les opinions antitrinitaires qui lui étaient personnelles. Il mourut en Prusse en 1565. Quant à Lismanini, Sigismond-Auguste, qui lui témoignait beaucoup de confiance, se plaisait à converser avec lui sur la croyance des novateurs ; et pour la connaître plus complètement, il envoya Lismanini en Suisse, avec mission d'étudier le calvinisme et de rapporter les écrits qui en traitaient. Le roi attendit longtemps cet envoyé, mais en vain; car Lismanini, eaétudiant la doctrine nouvelle, avait fini par s'y convertir réellement, et au lieu de retourner vers son catholique souverain, il s'établit à Genève et s'y maria. On remarquait encore parmi les prêtres apostats Adam Drzewiecki, chanoine de Krakovie; Stanislas Lutomirski, qui fut nommé surintendant de toutes les églises réformées de la Petite-Pologne ; Pac,évêque de Kiiow. Jean Droheiewski, évêque de Kuiavie, déclara à son lit de mort qu'il préférait les convictions des réformés à celles des catholiques. Jacques Uchanski, aussi évêque de Kuïavie, et ensuite archevêque de Gnèzne, était en commerce de lettres avec Calvin ; il fit tous ses efforts pour empêcher le concile de Trente d'être reçu en Pologne. Léonard, évêque de Kamiéniéç, approuvait hautement les écrits de Luther. Le prélat le plus distingué parmi les ecclésiastiques polonais qui changèrent de religion, fut Jean Korab Laski, prévôt du chapitre de Gnèzne et de celui de Lenczyça; il fut nommé peu de temps après à l'évêché de Wesprim en Hongrie, qu'il n'accepta point, non plus que celui de Kuïavie, qui lui fut offert par Sigismond Ier. Etant passé dans les pays étrangers, il fut fait ministre d'Embden dans l'Ooste-Friese, d'où, après un séjour de douze ans, il passa en Angleterre, où il fut appelé par le roi Edouard, à qui Crammer, archevêque de Canlorbery,l'avait fait connaître. Ce monarque le fit surintendant de l'Eglise fondée à Londres par les réformés étran- gers. Edouard étant mort, Jean Laski voyagea quelque temps avec sa femme et ses enfants en Danemark et en Saxe, s'arrêta dans la Frise orientale, passa ensuite à Frankfort-sur-le-Moin, et, après vingt ans d'absence, revint en Pologne et y finit ses jours. Il avait vécu dans une étroite liaison avec Erasme. ' Pendant que les esprits étaient déjà soulevés contre le clergé catholique, un événement, insignifiant en apparence, vint en aide aux progrès de la nouvelle doctrine. A la fin de l'année 1549, quelques étudiants de l'Académie de Krakovie se prirent de querelle avec les domestiques du curé Czarnkowski, à l'occasion d'une courtisane. Le combat fut sanglant, et plusieurs étudiants y furent tués : leurs camarades, n'ayant pas obtenu justice des meurtriers, quittèrent les bancs de l'Académie et se rendirent en Bohême et en Allemagne. Là ils embrassèrent la religion réformée, et, à leur retour dans leur patrie, ils travaillèrent activement à la propagation d'une croyance qui était devenue la leur. Outre les prêtres catholiques que nous avons déjà nommés, l'histoire fait mention de Stanislas Orzechowski dont la conduite se rattache intimement aux progrès de la réforme, quoiqu'il n'ait point embrassé ouvertement le protestantisme. Stanislas-Oksza Orzechowski (Orichovius) naquit, en 1515, dans le palatinat de Russie-Bouge, et fit d'abord quelques études à Przemysl. En 1527 il se rendit à Vienne, en 1529 à Wittcnberg, où il se lia avec Martin Luther et Philippe Melanchton; puisa Padoue, à Bologne, à Rome: en tout il passa dix-sept ans à l'étranger. Dès l'âge de huit ans, son père, qui le destinait à l'état ecclésiastique, lui acheta le canonicat de Przemysl ; mais Orzechowski ne voulait point consentir à recevoir les ordres, et la manière dont il fut lié au sacerdoce mérite d'être racontée. De retour dans sa patrie, Orzechowski assistait un jour à un banquet que donnait l'archevêque de Léopol, et où le vin et la bonne chère agirent puissamment sur le cerveau du jeune étudiant. Le lendemain de grand matin, avant qu'il fût parfaitement.revenu à lui-même, on se hâta de lui conférer le sous-diaconat, malgré la résistance qu'il opposa. Dans le courant de la même année, il reçut les deux autres ordres. Cotte circonstance est d'une haute importance dans sa vie ; car, s'étant, marié en 1551 avec Madeleine Chelmska, et voulant concilier ses devoirs de prêtre et ses serments d'époux, il con- serva l'habit ecclésiastique, et continua de vivre avec sa femme dont il eut cinq enfants. Sur les instigations de Jean Dziaduski, évêque de Przemysl, on lui intenta des procès, on l'excommunia; mais il protesta énergiquement contre tous ces actes comme arbitraires. Il voulait réformer la discipline de l'Eglise catholique relativement aux prêtres, et c'est alors qu'il publia une lettre célèbre adressée au pape Jules III, intitulée : Supplicatîo ad Julium III de appro-bando matrimonio, publiée à Bàle en 1551, à la suite d'un autre de ses ouvrages qui porte le titre De lege cœlibatis contra Sirucium in concilio habita, oratio. Cet écrit n'était point adroit ; car l'auteur y parle d'un ton acerbe et hautain, et semble vouloir arracher par des menaces la confirmation de son mariage, au lieu de chercher à l'obtenir par la persuasion. U se déchaîne contre tous les papes qui défendaient le mariage aux prêtres; d prédit à Jules la cliute du pouvoir ponlilical, le menace d'écrire contre lui, de se soustraire à son autorité, de soulever le reste du clergé, convaincu qu'il armera l'univers entier contre le Siège apostolique, s'il publie ce qu'il a encore sur le cœur. L'homme qui, sans être protestant, tenait un pareil langage au j pape, devait être sans doute extraordinaire dans ses procédés avec d'autres personnes et d'autres autorités. Jeune, d'un caractère ardent, nourri de la lecture des anciens, il étonna le monde par ses talents, et son nom fut sans cesse répété dans les diètes, les tribunaux, les synodes, à l'Académie. Un esprit céleste, disait-il, lui avait dicté un projet de loi, en vertu de laquelle l'autorité politique du pays devait être confiée au clergé catholique ; et c'est à cause de ce projet qu'à la diète on renouvela et on confirma d'anciennes lois qui déclaraient nuls tous les arrêts prononcés par les ecclésiastiques dans les affaires civiles. L'affaire du mariage qu'il avait eu à débattre avec cinq papes, Jules III, Marcellin II, Paul IV, Pie IV et Pie V, resta indécise; enfin sa femme mourut en 1560, et quelques mois après il la suivit au tombeau. Les éloges qu'il mérita dans le commencement de sa carrière enflèrent trop son amour-propre. Son éloquence le fit appeler le Dëmosthène de la Pologne, et ses nombreux ouvrages peuvent être placés sans hésitation à côté des Catilinaires, des Verrines, des Philippîques de Cicéron; son panégyrique de Sigismond 1er l'a élevé au premier rang parmi les rhéteurs anciens et mo- dénies. Dans le panégyrique de Trajan, Pline se montre plus ingénieux, plus brillant peut-être, par l'ornement et la recherche des pensées; Orzechowski, dans son éloge de Sigismond Ier, a plus de profondeur dans les idées, plus de majesté dans les tableaux, et plus de noblesse dans l'expression. C'est sous l'influence de la célébrité d'Orze-chowki et avec un ardent désir de conquérir une pareille illustration, que plusieurs évêques, sénateurs et nonces se rendirent à la diète de Piotrkow (avril 1552), l'une des plus mémorables par la violence des controverses religieuses qui l'agitèrent. Parmi les sénateurs, Raphaël Leszczynski se fit remarquer par une ténacité peu commune. Dès ses jeunes années, il avait puisé les principes de la nouvelle doctrine à l'école de Goldberg en Silésie, sous Va-lentin ïroccndorf, disciple de Melanchton. Un de ses oncles, nommé aussi Raphaël Leszczynski, évêque de Przemysl, avait armé contre la nouvelle doctrine tout le zèle du duc de Mazovie, et lui disputait pied à pied chacun de ses envahissements; mais il ne réussit point avec son neveu. Ce dernier s'était même démis peu auparavant du palatinat de Brzesc, poursuivre plus librement les sentiments de la réforme ; et dès l'ouverture de la diète, il annonça hautement des intentions hostiles. A la messe solennelle qu'on avait coutume de célébrer le jour de l'ouverture des diètes, Raphaël Leszczynski se présenta dans l'église la tête couverte, et s'obstina à rester toujours debout, sans qu'on put le résoudre à agir autrement, même par déférence pour la présence du roi. Chargé par les nonces d'exprimer leurs sentiments dans la diète, il réfuta le discours que le grand-chancelier Ocieski avait prononcé au nom du roi, pour engager l'Etat à déclarer la guerre aux Ottomans, dont les armes inquiétaient la Hongrie, où régnait alors Jean Zapolay, époux de la sœur de Sigismond-Auguste. Mais, quelle que fut l'importance de cette guerre, tant sous le rapport des Valaques qu'il fallait repousser, que sous le rapport des Turks, auxquels il fallait faire respecter le nom polonais, aucun des nonces, même parmi les catholiques, n'approuva ce projet, qu'autant qu'on serait convenu de réprimer la trop grande puissance des évêques, à qui, pour cause même d'hërcsie, il n'appartenait point de décider de la vie ou de l'honneur des citoyens. Arrivé dans la chambre du sénat, Leszczynski parut touché des malheurs qu'Ocieski avait annoncés; mais il fit voir un mal plus pressant, auquel on devait, avant tout, porter du remède. Il dit que ce n'étaient pas les ennemis du dehors qui étaient le plus à craindre, qu'il en était dans l'état de plus dangereux, et qu'il fallait songer sérieusement à les détruire. Il désigne d'abord, en général, ces lâches flatteurs qui, abusant de la confiance du roi, asservissaient le bien public à leurs intérêts privés. Il prouva que rien n'était plus injuste que leurs sentiments, rien d'aussi perfide que leur ambition, rien de plus redoutable que leur tyrannie. Il mit au nombre de ces fléaux de la nation les évêques, qu'il nomma expressément. Il prétendit qu'élevés uniquement par la naissance, par la brigue, par la faveur, ils occupaient sans mérite des places dont on n'est jamais plus digne que lorsqu'on les refuse. Il les représenta vivant dans la mollesse et le scandale, et n'employant qu'un excès de faste pour faire respecter en eux un ministère d'humilité, t C'est, dit-il, parleur inapplication et leurs mauvais exemples, que la religion s'est affaiblie, que le culte est dégénéré, que la pureté de la foi a été souillée de superstitions qui l'ont fait méconnaître. De là l'horreur qu'ils ont de tous ceux qui, remontant aux premiers siècles de l'Eglise, y sont allés puiser la connaissance et la pratique de ses lois. De là ces proscriptions, ces meurtres, ces assassinats, ce droit de vie et de mort qu'ils s'arrogent sur des citoyens libres, et qui ne les ont offensés que parce que, les refusant pour guides, ils craignent de s'égarer avec eux. i C'est donc ainsi, continua-t-il, qu'au lieu d'un chef que la république s'est donné, et de qui elle attend un bonheur solide, il s'en est élevé plusieurs dans son sein, qui ne travaillent qu'à sa ruine. Encore leur pardonnerait-on, si les arrêts qu'ils prononcent en souverains étaient les peines des vices, et non les châtiments delà vertu, ou des instruments deleurvengeance. j Telle est, poursuivit-il, la bonté du roi, et je ne puis m'ompôeher de l'admirer, lors même que je suis forcé d'en blâmer les suites. Son autorité flotte dans les mains d'une sorte d'adulateurs, ennemis plus dangereux que les Turks et les Valaques. On veut nous armer contre ces nations, à une époque où nous avons nous-mêmes à nous garantir de plus grands maux que ceux qui nous menacent. Si, jaloux de la gloire de notre patrie, aucun de nous ne cherche à s'immoler à ses passions; si tous tant que nous sommes, nous nous étudions à être tels que nous devons être, aucun de nos voisins n'est à redouter. La vertu tient lieu de toutes choses ; et de tant soldats que nous sommes, elle peut faire autant de héros.» S'adressant ensuite au roi, il le pria de pardonner au discours d'un citoyen qui, pour marquer davantage le respect qu'il sentait lui être dû, avait peut-être dépassé les bornes d'une juste franchise. « Soyez notre maître, lui dit-il, mais soyez le vôtre en même temps. Vous avez tous les talents pour nous gouverner avec sagesse, n'empruntez rien des vices d'autrui; n'écoutez que nos lois, et suivez-les aussi exactement dans l'exercice du pouvoir qu'elles vous donnent, que nous sommes résolus à nous y conformer dans l'obéissance qu'elles demandent de nous. » Ce discours plut également aux sénateurs et aux nonces. Jean Tarnowski, castellan de Krakovie, ne trouvant que de la justice et de la raison dans les motifs allégués contre le trop grand pouvoir desévêques, opina fortement pour qu'ils en fussent dépouillés, c Je vous défie, dit-il, de produire aucune loi qui vous permette d'appeler les citoyens à votre tribunal pour leur y faire subir des arrêts de mort ou d'infamie. Et s'il était vrai que dans les décrétâtes ou ailleurs, les évêques pussent trouver de pareilles lois, devrions-nous les reconnaître dans un Etat qui n'en eut jamais d'autres que celles qu'il veut bien s'imposer à lui-môme. Les évêques voudraient donc se mettre au-dessus de nos rois, à qui il n'est pas permis de faire des lois même utiles. Nés libres, et en quelque façon indépendants du trône, nous serons donc soumis à une puissance qui se prétendra supérieure au trône même, et la république trouvera dans ses propres citoyens des maîtres plus absolus que ses rois, plus despotiques qu'elle ne l'est elle-même ! » Au reste, ajouta-t-il, qu'on ne croie pas qu'en parlant de la sorte, je veuille favoriser l'hérésie, et ouvrir une porte à l'impunité. Que nos prélats s'élèvent contre ses dogmes; mais qu'ils n'emploient que les armes qui leur sont propres : le bon exemple et la persuasion ; et si ces armes ne suffisent point, qu'ils réclament les nôtres. Auraient-ils à craindre que la pitié les brisât dans nos mains? Qu'ils viennent donc en faire usage avec nous; qu'ils oublient, s'il leur est permis, que le caractère de douceur et de paix dont ils sont revêtus leur défend de se souiller du sang des coupables; qu'ils les jugent avec nous : nous consentons à ne pouvoir les condamner sans eux, ce qui ne les rendra pas moins puissants; et ils ne pourront les condamner sans nous, ce qui leur sera d'autant plus favorable, qu'ils ne seront pas les seuls responsables des jugements dont on voudrait appeler. » Tarnowski avait trop à cœur les intérêts de la patrie pour abandonner sitôt un sujet, le plus important peut-être qu'il eût eu à traiter depuis qu'il était à la tête de la république. On n'attendait plus que l'avis du roi, et l'on ne doutait pas qu'il ne lût conforme à la délibération du sénat et des nonces; mais le roi ne se prononça pas ouvertement, car s'il eût bien voulu satisfaire les uns, il redoutait les intrigues et la puissance des évêques. On en voulait le plus à Jean Dziaduski, évêque de Przemysl; il se piquait d'être la terreur des novateurs. Exposé aux censures des sénateurs et de la plupart des évoques mêmes, qui regardaient son zèle meurtrier comme un des plus forts motifs de l'opposition des nonces, il fut encore en butte aux attaques d'Orzecbowski, qui, usant des ressources de son immense talent, invoqua les lois de l'Etat, et réduisit les évoques à la triste alternative ou de l'absoudre, ou de voir casser leur jugement comme contraire aux droits et aux usages de la république. Il ne restait qu'à recueillir les voix des deux chambres; mais les évêques, prévoyant qu'ils seraient vaincus dans cette lutte, et plutôt que de souffrir que la diète anéantit leur pouvoir, ils annulèrent eux-mêmes la sentence d'excommunication et de bannissement de Dziaduski contre Orzechowski, et lui rendirent tous les pouvoirs du caractère sacerdotal. André Zebrzydowski, évoque de Krakovie, fut vivement alîecté de ces attaques de la diète. Ces attaques, disait-il, n'étaient dirigées que contre la religion elle-même ; le roi devrait prendre pour modèle et pour exemple l'empereur Charles-Quint, toujours armé contre les partisans des nouvelles doctrines. « Voilà sire, ajouta Zebrzydowski, en s'adressant toujours au roi, voilà ce dont l'hérésie est capable. L'indépendance est sa religion, et elle en veut moins aux évêques, dont elle craint peu l'autorité, qu'aux souverains, dont elle ne peut souffrir la puissance. C'est à vous, c'est à nous, à faire échouer ces desseins. Nous prêtons notre appui ù une religion qui se soutiendra assez d'elle-même ; mais qui peut se promettre de voir subsister votre pouvoir, si vous nous empêchez de le défendre? Un même intérêt nous unit, qu'un même esprit nous anime. Donnez-nous des chrétiens soumis, ou permettez-nous de les soumettre ; nous vous assurerons des serviteurs zélés, des sujets qui ne s'étudieront qu'à rehausser, s'il se peut, l'éclat de votre trône. » Le roi hésitait encore ; mais quelques-uns de ses ministres lui représentèrent qu'il courait plus de danger en étendant la juridiction des évêques, qu'en la retenant dans ses anciennes bornes. Ces nouvelles remontrances ébranlèrent Sigismond-Auguste, qui, véritablement, voyait avec une douleur extrême que les évêques, dégradés par leurs mauvaises mœurs et des vices de tout genre, ne pouvaient plus instruire que par des menaces, ni corriger que par des arrêts de mort. Cependant le roi ne prit aucun parti décisif; et plus les évêques se montrèrent sévères, plus aussi les Polonais embrassèrent avec ardeur la réforme. Dans une autre diète, celle de Piotrkow (1555), lesnonces proposèrent la convocation d'un concile national qui serait présidé par le roi, et auquel assisteraient, en qualité de juges, quelques princes étrangers; outre les évoques, on devait y entendre de célèbres théologiens protestants, tels que Calvin, Melanchton, Théodore de Bèze; le concile devait prononcer sur les questions légitimes et dresser un formulaire de foi. Sigismond-Auguste approuva celte demande ; il envoya, en 1556, des ambassadeurs à Rome pour prier le pape Paul IV de permettre la célébration de la messe en langue polonaise, la communion sous les deux espèces et le mariage des prôlres; le roi lui demandait en outre de renoncer aux annates et de convoquer un concile national en Pologne. Mais celte mission fut très-mal accueillie par la cour de Rome. Pie IV envoya à Warsovie un nonce, le premier qui ait paru en Pologne, dans la personne de Louis Lipomani, natif de Venise, évêque nommé de Vérone. Ce prélat, d'un caractère violent et emporté, était peu fait pour lier les esprits. Aussi la nécessité de son remplacement se fit promptement sentir, et en 1505 on lui donna pour successeur Jean-François Commendoni, d'un caractère entièrement opposé, et qui fut assez habile pour faire recevoir en Pologne les décrets du concile de Trente. À une diète litvanienne, tenue la même année (1563) à Wilna, Sigismond-Auguste publia un acte par lequel tout Polonais chrétien était déclaré habile à remplir les places de sénateurs, nonces et tout autre emploi. Cet acte, qui reçut la forme d'un décret de la diète, fut signé entre autres par les évêques de Wilna, de Brzesc-Litewski, de Luck et de Kiiow. La diète de Grodno, de 1568, le confirma. En 1556, Pierre Gonczdc Gonioudz cnPodla-quie prêcha avec la plus grande hardiesse les principes antitrinitaires. Aux synodes tenus à Pinczow sur la Nida (palatinat de Sandomir) en 1565, et à Piotrkow (palatinat de Siéradie) en 1565, les Unitaires se séparèrent des Protestants. La ville de Pinczow était le rendez-vous des principaux Unitaires, qu'on appelait Pinczoviens. Nicolas Radziwill, duc de Birze, y entretint pendant six ans une réunion de savants, par lesquels il fit faire une traduction polonaise de la Bible, qui fut imprimée à Brzesc-Litewski. En 1569, Jean Sieninski, palatin de Sandomir, assigna aux Unitaires des habitations dans la ville de Rakow sur la Czarna qui se jette dans la Wistule ; leur nom de Rakoviens vient de là. Cependant les Luthériens, les Calvinistes et les Frères bohémiens établis en Pologne, d'accord sur un seul point, leur haine contre le pape, commençaient à se diviser entre eux et à s'attaquer avec violence ; mais dans le synode de Koz-minek ( près Kalisz), qui dura depuis le 24 août jusqu'au 2 septembre de l'année 1555, il y eut un premier rapprochement, et dans le synode de Sandomir, tenu en 1570, toutes les sectes se réunirent en un concordat dont l'acte fut signé le 14 avril, et est connu sous le nom de Consensus Sandomiriensis. Un autre synode, tenu la même année à Posen, y ajouta quelques articles supplémentaires. A la mémorable diète d'union à Lublin (1569), les Protestants et les Grecs furent déclarés capables de parvenir à toutes les dignités de la république. Enfin, le roi Sigismond-Auguste, deux mois avant sa mort, signa, le 2 avril 1572, un acte d'une haute importance, qui autorisa les Protestants à bâtir un temple à Krakovie. Nous avons cru devoir reproduire les considérants de cet acte, afin de montrer ce qu'était la civilisation polonaise à l'époque où en France on aiguisait les poignards de la Saint-Barthélémy : < Considérant les calamités et les maux que les > royaumes les plus puissants et les plus floris-» sants de la chrétienté ont éprouvés dans ces > derniers temps, parce que leurs rois et princes » se sont efforcés d'opprimer diverses opinions » religieuses récemment nées, nous avons cru » devoir, pour la tranquillité et la sûreté de » notre royaume, prévenir ces dangers qui menais cent toute la chrétienté, mais qui sont immi-» nents pour notre royaume, à cause de la proxi-» mité des Barbares et des ennemis des chrétiens, » et empêcher que l'exaspération des esprits » ne produise une guerre civile; ayant au sur-» plus, par l'exemple d'autres pays où tant de » sang chrétien a été versé sans produire le i moindre effet salutaire, acquis la conviction » qu'une telle sévérité non-seulement est par-» failcment inutile, mais qu'elle est très-nui-» sible, etc. » Tel est l'exposé rapide de la marche de la réforme en Pologne sous les deux Sigismonds ; ce qui en advint dans la suite, on le verra en son lieu. Nous avons examiné successivement la vie politique de la Pologne sous les deux Sigismonds et le grand événement religieux qui immortalisa le xvie siècle. Pénétrons actuellement dans la vie intérieure de la Pologne de cette époque; analysons rapidement sa physionomie littéraire et morale, ses mœurs élégantes, du bon goût et de la fine plaisanterie. Sous le règne de Sigismond-Auguste, il se forma une république d'un genre spécial, une république littéraire et en quelque sorte morale, une académie satirique, instituée pour corriger les mœurs nationales, et pour redresser les abus qui s'étaient glissés dans le gouvernement. Cette république prit pour devise : Ri-dendo castigo mores, je corrige les mœurs en riant. Ce seul trait caractérise suffisamment la civilisation polonaise au xvie siècle. Voici quelle fut l'origine de cette institution. Stanislas Pszonka, juge au tribunal de Lublin, propriétaire d'un village appelé Babin, entre Lublin et Belzyce, composa une société satirique et littéraire dont firent partie ses amis les plus éclairés et les plus distingués pur leur probité et POLO (A la gaieté de leur caractère. De ce nombre furent Pszonkason fondateur, et Pierre Kaszowski, autre juge au tribunal de Lublin. Ces deux amis étaient tellement recherchés, qu'aucune fêle, aucune réunion de famille n'avaient lieu dans les environs sans qu'ils y fussent conviés. Le seul nom du village de Babin, dit l'historien Sarniçki, dissipait la tristesse et l'ennui; car il rappelait Pszonka et son caractère gai, qui lui attirait partout des amis. Cette société, qui se rassemblait à Babin, avait pour but de faire la satire de toutes les actions blâmables des grands personnages. Pour rehausser son éclat, Pszonka conçut l'idée, qui fut accueillie avec empressement, de lui faire prendre le nom de République de Babin, et de la modeler sur celle de Pologne, en choisissant un roi, des palatins, des castellans, des archevêques, des évêques, des starostes, des grands-généraux, des chanceliers, des maréchaux, des trésoriers; enfin, en parodiant toutes les magistratures établies dans la république polonaise. Dans l'origine, les amis de Pszonka se partagèrent ces divers emplois pour donner quelque consistance à leur gouvernement. Le fondateur lui-même se contentait du litre de préfet, et Kaszowski de celui de grand-chancelier. Le nombre des emplois était illimité; ces républicains d'un nouveau genre se les distribuaient si libéralement, qu'il n'était personne parmi eux qui n'eût une dignité. Pour que la critique'eût plus de sel, on donnait ensuite les charges titulaires aux personnes qui en étaient l'objet, c! par conséquent qui étaient étrangères à la société elle-même; dansée cas, on avait toujours égard aux défauts des individus, et le soin de leur conférer un titre tout à fait opposé à leur caractère et aux qualités qu'il exigeait dans la véritable république. Si quelqu'un, dans les assemblées nationales, parlait de choses au-dessus de sa portée ou qui ne le regardaient pas, il recevait le litre d'archevêque de la république de Babin, par un diplôme revêtu des signatures et des sceaux du joyeux gouvernement. Un individu avançait-il dans la Chambre des dépulés un fait extraordinaire et difficile à croire, on lui expédiait le diplôme d'orateur ou de chancelier de Babin. Celui qui faisait à contre-temps parade de son courage était créé chevalier de Babin, ou bien grand-général de la république de Babin. Un individu avait-il parlé sans respect de la religion, il était nommé prédicateur ou saint inquisiteur de cette république. Ces joyeux amis savaient se tenir au courant de ce qui se passait dans toute la Pologne, au point qu'aucun personnage possédant une place un peu élevée ne pouvait soustraire ses défauts aux plaisanteries de la république. Elle montra toujours la plus grande impartialité dans ses critiques; car jamais elles n'atteignirent que des coupables qui n'osaient s'en offenser, dans la crainte de devenir l'objet de la risée publique. Cette manière de faire la guerre aux vices ne put que tourner au proût du pays ; car, si elle ne les corrigea pas toujours, du moins elle força à les bien cacher, et à ne pas scandaliser la jeunesse. Cette société était renommée par son habileté à rendre ridicule tout ce qui pouvait être nuisible à la patrie. Elle se maintint avec d'autant plus d'éclat, que jamais on ne put lui reprocher d'avoir employé l'arme de la calomnie, ou d'avoir reçu un membre capable de s'en servir. Tout individu, pour être admis dans la société, était obligé de donner des preuves de la délicatesse de ses sentiments, d'un esprit cultivé, et d'un jugement juste des choses et des hommes. Elle attira dans son sein les premiers personnages du pays, tels que les palatins, les ministres, les évêques, etc., afin, que dans le cas où il faudrait punir un coupable dans la vraie république, celui-ci ne pût se trouver offensé en recevant son diplôme des mains d'une personne non moins respectable dans la république de Pologne que dans celle de Babin, et pour que le châtiment produisît un effet plus salutaire. Sigismond-Auguste, sous le règne duquel les deux républiques jouirent de leur plus grande splendeur, était spirituel, éclairé, libéral, tolérant et ennemi de la tristesse. Il aimait à entendre parler de la république de Babin ; et, étant un jour entouré de plusieurs de ses membres, parmi lesquels se trouvait Pszonka, il leur demanda s'ils avaient un roi parmi eux. «Non, Sire, » lui répondit Pszonka, de votre vivant nous ne d songerons pas à en choisir un. Régnez dans la » république de Babin comme vous régnez dans » celle de Pologne. » Le roi reçut cette réponse en riant, et il en manifesta son contentement à Pszonka, et calma ainsi le ressentiment excité chez plusieurs personnages par le châtiment que leur avait infligé la république de Babin,par l'en-Yoi de ses diplômes . Cette association exerça un grand empire sur l'esprit national et sur les moeurs du xvic siècle. Les jeunes gens qui faisaient le premier pas dans la carrière publique, tremblaient devant ce tribunal, dans la crainte d'encourir sa censure, et ceux-là faisaient tous leurs efforts pour y échapper, qui occupaient des charges. C'est ainsi que cette république satirique et inoffensive au premier coup d'œil rendit des services réels à l'Etat, en attaquant le vice, et eut une influence bienfaisante sur la conduite et les démarches des membres du sénat, du conseil, du roi, du clergé et de la Chambre des députés. Stanislas Pszonka mourut vers l'année 1590. Ses successeurs soutinrent longtemps encore l'honneur et l'éclat de la république de Babin; mais comme toute institution de ce monde est sujette à s'user, les guerres et la décadence de la Pologne finirent par affaiblir l'influence morale de la république de Babin, et enfin la réduisirent bientôt au néant. Grâce au concours de tant de circonstances favorables et de ces institutions d'une libéralité extrême et sans contrôle ombrageux, les écoles, en cessant d'être sous la surveillance exclusive du clergé catholique, devinrent une pépinière d'hommes capables et de citoyens éclairés. Bientôt l'Université de Krakovie ne put suffire à la prodigieuse affluence de la jeunesse; on établit de grandes écoles à Posen, à Léopol et en d'autres lieux pour la seconder. Chaque évêque, chaque sénateur, chaque haut magistrat, ne dut alors son élévation qu'à ses talents; fils de gentilhomme, de bourgeois ou de paysan, il trouvaille même accueil. Kromer, fils d'un paysan, Dantis-cus, fils d'un brasseur, se succédèrent dans l'évêché de Warmie avec le titre de princes. Erasme Vitellius, fils naturel d'un musicien et d'une ca-baretière, obtint l'évêché de Ploçk; Janicki, fils d'un voiturier, reçut la couronne de poète des mains du pape. Stanislas Hosius, cardinal et l'un des présidents du concile de Trente, élait aussi d'une origine très-obscure. C'est à cette époque aussi que se rapporte l'âge d'or de la littérature polonaise, parce qu'elle offre une grande quantité d'ouvrages polonais qui se font remarquer par un goût formé sur les modèles des classiques grecs et romains, et par une exquise pureté de la langue polonaise, qui atteignit alors son point de perfection. Le caractère principal des écrivains de cette époque est la netteté, une simplicité noble et la gravité. Toutes les branches des sciences eurent leurs représentants, soit que les auteurs écrivissent en latin ou en polonais. Laurent Korvvin, ou Corvinus Nowodworski, professeur d'éloquence à l'Académie de Krakovie, composa plusieurs poèmes élégiaques. Paul Kros-nianin enseignait la poésie latine à l'Université de Krakovie et fut professeur de Dantiscus. André Krzycki, neveu des deux Tomicki, fut auteur de plusieursélégiesetépigrammes.JeanFlachsbinder ou Dantiscus, natif de Dantzig, évêque de Culm, ensuite de Warmie, charmait son siècle par son génie poétique, et se rendit digne du laurier qu'il reçut de l'empereur Maximilien, et des faveurs dont il fut comblé par Charles - Quint après la bataille de Pavie. Il fut mis au rang des gentilshommes espagnols, et sa mémoire fut honorée par une médaille frappée en 1529. Clément Janicki, appelé le Tibulle et le Caiulle polonais, fut, à l'âge de vingt ans, couronné d'un laurier par le pape Clément VII. Grégoire Samborczyk écrivit des bucoliques. Bendowski mérita, par ses poésies latines, le nom de Pindare polonais. Quant à la poésie polonaise, on remarque Nicolas Bey de Naglowicé etJeanRochanowski, qui porta la poésie nationale à un haut degré de perfection. La poésie lyrique est un genre où il excelle principalement, par une douceur, une délicatesse et un charme de sentiment incomparables. Connaissant à fond les langues latine, grecque et italienne, il fit des traductions partielles de Virgile, d'Horace, de Marc Vida; il écrivit aussi des poèmes satiriques, des tragédies, des épithalamos, des épigrammes et plusieurs dissertations en prose. André et Nicolas, frères de Jean, étaient aussi poètes. Parmi les prosateurs figure en première ligne Lucas Gornicki, auteur d'ouvrages nombreux en histoire et en éloquence. Stanislas Orzechowski, dont nous avons déjà parlé, ainsi que Stryikowski, Paprocki, Sarnicki, Guagnini, Martin Bielski, André Modrzewski, Groiçki, Hosius, etc., etc., illustrèrent le siècle des Sigismonds. Des imprimeurs célèbres, tels que Scharfen-berger, Viétor et plusieurs autres rivalisèrent de goût et de soins pour se rendre dignes d'un tel siècle : quatre-vingts vil les polonaises possédaient des imprimeries, et Krakovie seule en comptait cinquante. C'est avec de pareils titres que la Pologne du xvie siècle se présenté à l'admiration de tous ceux qui veulent bien connaître et apprécier son état moral, intellectuel et scientifique. ÉGLISE DES BERNARDINS, A WARSOVIE. —--—«j»««o*pB—-- Le voyageur, après une course pénible, aperçoit avec bonheur le clocher d'une église ; les portes de la maison de Dieu lui seront ouvertes, et il pourra se reposer, il pourra prier, et si l e-goisme des grandes villes l'isole au milieu de la foule, il trouvera un abri, un refuge : aussi la flèche des temples s'élève dans l'air; venez, venez de ce coté : ici, Dieu est pour tous!... La ville de Warsovie possède de belles églises. La munificence des anciens ducs de Mazovie, des rois de Pologne et de riches particuliers éleva ces monuments. Les uns sont encore debout, les autres tombèrent sous la hache destructive de nos ennemis ; les autres furent consumés par le feu, plusieurs enfin subirent des changements si notables, qu'on retrouve à peine les traces de leur architecture primitive. Il en est ainsi de l'église des Bernardins. L'ordre monacal de Saint-Bernard, ou des Récollets, date, en Mazovie, de l'année 1454; il fut introduit à Warsovie, par Anna, duchesse de Mazovie, alors que la Pologne et la Litvanie étaient gouvernées par Kasimir, fils de Wladislas-Jagellon. Dans les années 1507 et 1509, la nouvelle église fut détruite par un incendie; mais Anna Radziwill, femme de Conrad, duc de Mazovie, conjointement avec Lubranski, évêque de Posen, la reconstruisirent, et en firent un des plus beaux édilices de Warsovie. Mais de nouvelles vicissitudes l'attendaient. A l'époque de la fatale invasion des Suédois, et lorsque ces derniers, commandés par le général Alfred, se défendaient dans le château royal contre l'attaque des Polonais qui voulaient chasser les envahisseurs, l'église des Bernardins fut pillée et ses ornements furent endommagés. Enfin, grâce à l'incomparable valeur d'Etienne Czarnieçki, les Suédois furent expulsés du territoire de la république polonaise; le roi Jean-Kasimir remonta sur le trône de Pologne, et peu après ce monarque et Koniecpolski, grand-trésorier de la couronne, avancèrent des fonds pour faire réparer l'église. Sous le règne de Stanislas-Auguste Poniatowski, la ville de Warsovie subit des changements notables ; plusieurs places, rues, avenues et édifices furent tracés, les monuments publics furent élevés, restaurés, agrandis, et la capitale de la Pologne prît le plus bel aspect. L'église des Bernardins voulut se distinguer ; les moines donnèrent une partie de leurs revenus, et cela, joint aux libéralités desPotocki et des Kwiecinski, permit à l'architecte Aigner d'élever le clocher et la belle façade, telle qu'elle est encore aujourd'hui. Outre cela, cette église se trouve située dans le quartier le plus beau et le plus fréquenté de la ville. L'intérieur de cette basilique est orné de tableaux dus au pinceau d'artistes nationaux. On y voit encore un tableau du bernardin Zebrowski, qui fut peint en 1755. Ceux de saint Stanislas et de sainte Cécile furent exécutés par Gladysz. Sainte Cécile est patronne de l'église, et le jour de sa fôte, les premiers artistes de la capitale chantent alors une grande messe en musique. En 1752, on y établit la confrérie de Saint-Jean-Népomucène; il y a aussi d'autres confréries, et chacune possède un autel particulier. Le 25 novembre 1822, on transporta solennellement l'image de Notre-Dame-de-Lorette, qui fut donnée jadis par le roi Wladislas IV aux Bernardins, dans le faubourg de Praga, de l'autre côté de la Wistule. TOME ii. 100 COMME PUESQUE TOUTES LES F. MAIES. ESQUISSE D'UN ÉVÉNEMENT VÉRITABLE DU XIX" SIÈCLE. ( Imité du polonais de Mme- Wanda Maleckà. ) Oh ! dites-moi, qu'cst-elje devenue? Dort-elle encore dans la paix dès tombeaux? Ou, compagne des vents et de l'errante nue, Voit-et e un autre ciel et des astres plus beaux ? Quand le printemps en fleur a couronné ces arbres. Les chants du rossignol bâtent-ils sou réveil ? Son .sein gémirait-il pressé du poids des marines, L'écho du vieux torrent trouhle-t-il son sommeil i1 Et quand novembre, au cyprès solitaire, Suspend la neige et vous glace d'effroi ; Lorsque la pluie a pénétré la terre, Sous un linceul se,dit-elle:«j'ai froid!» Non; sa vie est encore errante en mille atomes. Objet de mes chastes serments, Tu n'as point revêtu la robe des fantômes, Et tes restes encor me sont doux et charmants. Vagues parfums, vous êtes .son haleine; Balancements ses Ilots, ces doux gémissements; Dans la vapeur qui horde la fontaine. J'ai vu blanchir ces légers vêtements. Ah! dites-moi, quand sur l'herbe fleurie Glissent le soir les brises du printemps, N'est-ce pas un accent de sa voix si chérie ? N'est-ce pas dans les bois ses soupirs que j'entends? U. 0B I.ATOUC.nE. « Il faut un concours de circonstances absolues, pour que le caillou laisse jaillir l'étincelle qu'il renfermait dans son sein, pour que le choc des nuées produise la foudre, pour que le sommet de la montagne se déchira en cratère et lance au loin le bitume et la lave ; cependant l'étincelle élait dan:- le caillou, l'orage dans les nuées, le feu souterrain dans le volcan; mais l'heure de l'explosion n'avait point sonné. MICHEL MASSON. i. Le soleil, près de se coucher",jetaitses dernier* rayons sur une belle pelouse verte, ombragée de peupliers; un vent léger 'agitait les arbres et apportait une douce fraîcheur à ta suite d'une chaude journée. C'est à ce moment que Wanda et Hedwige sortirent pour faire une promenade dans le jardin. Wanda, qui depuis un mois avait quitté War- sovie, retrouvait son amie avec bonheur. Que de Secrets à se confier, que de confidences à se faire après celle longue séparation! Aussi les deux ji'iiiies filles cherchaient un endroit écarté, un lieU bien solitaire, pour s'épancher tout à l'ase. Amitié! sainte illusion de la jeunesse, quel liai me vous répandez sur nos premières années! l]i quand tous nos rêves sont évanouis, quand toutes nos espérances sont toml ées feuille à feuille, voire souvenir rayonne encore. LA P< Wanda et Hedwige vinrent s'asseoir sur un banc de gazon au pied d'un platane;. «Qu'as-lu fait ? as-tn pensé à mo.?qne i'est-i! arrive ? » tel fut. le début de cette causerie de jeunes lilles. Wanda avait un an de plus qu'ISedvvi-e ; elle était sensible et douée d'une ardente imagination. Ayant perdu son père, ode vivait avec sa mère dans une retraite presque absolue. L'amitié d'Hedwige faisait ses seuls plaisirs et sa seule distraction, et tous les instants qui n'étaient pas donnés à l'amitié étaient consacrés à l'étude. Wanda lisait les romans que lui choisissait sa mère; mais cette lecture, qui fausse le cœur et l'esprit des organisations médiocres, avait été pour elle le sujet d'une expérience tout acquise. L'amour, la plus belle fiction des poètes, l'amour et la constance lui semblaient un rêve impossible à réaliser. Ces réflexions, si tristement vraies, ne lui avaient pas donné le découragement que donnent les déceptions; elle vivait heureuse et insouciante de l'avenir; à seize ans on peut croire l'amour impossible, mais on croit aux miracles de l'amour. Wanda n'eut pas été une femme coquette, elle eût été passionnée; elle offrait l'image d'une nature romanesque et sensée. Son caractère était en harmonie avec sa personne ; sa physionomie était Un mélange de vivacité et de bonté, d'enthousiasme et de réflexion. Ses yeux noirs et veloutés, ses cheveux d'un noir d'ébène, sa taille souple, la faisaient ressembler à un de ces beaux types du Midi. Hedwige était peut-être plus jolie que son amie, mais elle n'avait pas ce charme auquel on s'initie peu à peu. 11 y a en ce monde la heauté selon les sens, et la beauté selon l'aine; la première saisit au premier abord, l'autre entraîne et pénètre. Hedwige-était bonne, elle né manquait ni de sensibilité ni d'esprit, mais une éducation du monde, une éducation d'héritière, avait amoindri ou faussé $e& qualités. Hedwige ne connaissait de la vie que les bals, les fêtes, les plaisirs qui enivrent; sa plus grave occupation,après le choix d'une parure, était la musique ou la danse. La coquetterie, ce besoin de plaire qui est pour toutes les femmes un instinct, un don de nature, était devenue pour elle un art; déjà elle calculait, elle apprêtait ses regards, elle comprenait l'effet d'une main dégantée à propos! Pauvre enfant, elle comprenait tout Cela et elle attendait toutes ces joies de la vanité. Sa mère, faisant les honneurs d'une maison opulente, re- LOGNE. 315 cevant la ville et la cour, n'avait guère le temps île diriger ses lilles; aussi Hedwige et ses quatre sieurs, toutes jolies comme elle, étaient confiées aux soins d'une gouvernante française. J'ai.dit qu'Hedwige s'occupait avant lout de danse et de musique, car ces deux talents rapportent un produit net d'admiration et de succès de salon; elle lisait peu, loule lecture sérieuse eût été pour elle une fatigue: être jolie, être plus jolie et plaire, c'était sa vie et sou seul but. Rien de plus opposé (pie la nature d'Hedwige et de Wanda, rien de plus opposé, et pourtant elles s'aimaient. Elles semblaient être l'une à côté de l'autre pour l'aire ressortir des avantages différents. Hedwige était blonde et d'une blancheur éblouissante ; ses yeux étaient bleus et pleins d'une tendre langueur, sa taille était élevée et son port majestueux ; en un mol, une beauté classique. Hedwige, habituée au monde, savait tire à propos, sourire toujours el parler sans rien dire; ses émotions intimes ne lui étaient rien, elle s'était fait une nature à l'usage de la société ; on la disait aimable, et si les hommes la trouvaient coquette, ils la trouvaient charmante. Hedwige avait perdu ce naturel, cet abandon, qui sont, un vice ou un ridicule selon le monde. C'est un tort, c'est presqu'un crime d'être mieux ou autrement mal (pie les autres; toutes les femmes sont habillées de la môme manière et doivent avoir le même langage, les mêmes façons ; il faut être bien supérieure, quand on vit dans le monde, pour avoir le courage de ses qualités. Hedwige, qui n'osait ni être vraie, ni être bonne, au milieu de cette société à qui (die demandait des hommages, devenait naturelle et confiante en présence de Wanda. « Mon Dieu, que le temps passe vite quand je suis avec toi, Wanda! je t'ai parlé, je t'ai raconté mes jours avec détail, et il me semble que j'ai encore milie choses à te dire... — Oui, répondit Wanda, je le crois aussi, car tu es pensive!; allons, ouvre-moi ton cœur, lu es émue, tu rougis; sorais-lu amoureuse? mais non. dans le monde on n'aime point, on se contente de plaire... — Tu te trompes, Wanda. j'aime. — Comment, un autre m'a enlevé ton cœur ! mais (pii donc aimes-tu? — J'aime Stanislas; mais ne crains rien, l'amour ne fera pas oublier l'aminé. — Stanislas est beau, plein de grâce et de vivacité. —Ajoute à cela qu'il a une âme bonne et loyale, qu'il a du dévouement et de l'enthousiasme pour le bien. Je vais te raconter un fait qui me le rendra cher à jamais : C'était le jour de la fête de ma mère, il y avait bal chez nous; fatiguée de la danse et plus fatiguée des adulations dont j'étais l'objet, je quittai le salon et vins dans le jardin pour respirer. Seule, je récapitulai mes souvenirs ; tous les hommes m'avaient dit que j'étais jolie, mais le regard d'un seul me rendait heureuse, j'éprouvais une émotion inconnue... Tout à coup les cris d'un enfant m'arrachent à ma rêverie, je cours du côté d'où, partent ces cris... Rosalie, la jolie petite fille de notre jardinier, était tombée dans le lac, la pauvre enfant allait périr ; ne calculant ni le danger ni mes forces, je voulais me jeter à l'eau pour la sauver, quand j'aperçois un homme qui écarte les branches et se précipite à la nage : saisir l'enfant et le déposer à mes pieds, fut l'affaire d'un moment! Cet homme, c'était Stanislas! Je ne puis te dire tout ce que je sentis d'admiration, de reconnaissance; et oubliant alors toutes les convenances, je lui pris la main et la serrai tendrement ; lui, baisa cette main que je lui avais abandonnée; nos yeux se rencontrèrent, et, avec un accent que je n'oublierai jamais, il me dit : c Hedwige, je vous aime !..» Tu ris, Wanda, ah ! c'est bien mal ; ce que je te confie est grave, il y va de ma destinée. —-Non, ma chère, non, ce n'est point grave, tu t'abuses sur tes propres sentiments ; tu as le besoin d'aimer, tu es séduite par la beauté de Stanislas, mais tu n'aimes pas encore. Cet amour, que tu crois éternel, ne résisterait ni à l'absence ni à la moindre preuve d'indifférence ; un amour de quinze ans vit et meurt comme une étincelle. — Si tu savais tout ce que je sens là, dit Hedwige en mettant la main sur son cœur, tu ne douterais plus de ma tendresse pour lui ; ton sourire m'offense. Allons, pardonne-moi en attendant le jour où tu me diras que j'avais raison.» Les deux amies s'embrassèrent après cetle brouille d'un moment, et rentrèrent au salon. IL Quelques jours après cette entrevue, Hedwi quitta Warsovie pour aller au château d'une de ses tantes. Les deux amies s'étaient promis de s'écrire, et huit jouis étaient à peine écoulés, que Wanda recevait la lettre suivante : i Je t'ai quittée avec chagrin, chère Waftda, et je te regrette à chaque moment. Tu me manques quand je suis dans le monde, je voudrais que tu partageasses tous mes plaisirs ; et tu me manques dans la solitude, je pense alors à nos bonnes causeries; malgré tes grondes, malgré ta raison, rien ne te vaut. » Ici on passe sa vie à s'amuser et à se parer; le malin on fait des promenades, el le soiç on danse. J'ai beaucoup de succès, tous les élégants se disputent l'honneur de danser avec moi; pourtant je ne suis pas trop coquette, mais j'avoue qu'il y a un singulier plaisir à se voir admirée, préférée à toutes les autres, à voir que toutes les femmes vous envient, et que tous les hommes vous trouvent charmante. Quant à Stanislas, j'oubliais de te dire que je me soucie peu de ses hommages; j'ai été bien folle de croire que son dévouement était une preuve de passion ; ce qu'il a fait pour moi, il le referait pour loute autre ; ses préférences sont banales comme une monnaie courante. Il n'y a rien de moins flatteur que ses (laiteries, la moins jolie en a sa part tout aussi bien que moi. Croirais-tu que Cornélie, avec ses yeux soi-disanl bleus, sa peau noire et ses cheveux blonds, m'a remplacée dans le cœur de Stanislas? Ce matin je l'ai surpris à ses pieds, j'étais cachée derrière une charmille et j'ai tout entendu; il lui disait qu'il l'aimait, il l'appelait adorable Cornélie, il lui parlait de ses grâces... Tu penses que je ne suis pas assez niaise pour pleurer un homme qui a l'effronterie de dire à Cornélie qu'elle est adorable. Je te pardonne tes grondes, à condition que nous oublierons toutes deux Stanislas. Ne parlons jamais de lui, car n'est-ce pas, Wanda? il y a des rivalités qui humilient. Cornélie ma rivale! » L'hiver va me ramener à Warsovie ; dans quelques jours je serai près de toi, et je t'embrasserai avec bonheur. » Hedwige. » III. Au commencement de l'hiver, Hedwige revint à Warsovie. Cette saison était pour elle une suite non interrompue de fêles et de plaisirs; mais, cette année-là, sa mère tomba malade et fut forcée de suspendre ses réunions d'apparat ; un petit cercle d'amis intimes fut seulement admis, et les longues soirées d'hiver se passèrent en faisant des lectures ou en écoutant de la musique. C'est à cetle époque que le jeune Frédé- rie, le fils de l'ami intime du père d'Hedwige, vintù Warsovie pour y terminer un procès. Les parents d'Hedwige le reçurent avec une cordiale amitié, et lui offrirent un appartement dans leur maison. Frédéric avait la grâce, ces formes aimables que donnent l'habitude du grand monde, il joignait à cela une charmante figure. Sa présence fut une bonne fortune, il venait rompre la monotonie des réunions de famille. Frédéric était bon musicien, il lisait haut avec un art infini, et Hedwige l'écoutait, car c'était à elle que s'adressaient ses lectures. Une tendre expression, une pensée d'amour étaient dites d'une voix émue. Hedwige aspirait chaque parole. Frédéric ne disait pas encore qu'il aimait, mais il le faisait comprendre. Rien ne vaut la préface de l'amour, c'est Je plus beau chapitre du livre. Ces premiers soins si timides, les premiers regards si déliants et si tendres sont bien plus que le bonheur, c'est l'espérance, l'espérance infinie. L'hiver se passa au milieu de ces plaisirs calmes et de ces douces agitations. Wanda devint confidente du nouvel attachement d'Hedwige, mais cette fois elle ne riait pas en écoutant son amie, car elle comprenait toutes les séductions d'une habitude de chaque jour. Frédéric revint un soir en apportant le roman de Goethe. Pour un esprit vigoureux, il n'y a point de lecture dangereuse; mais pour Hedwige, pour cette organisation dont les facultés n'étaient point en harmonie, toute lecture passionnée était un poison. Werther, ce chef-d'œuvre de simplicité et de passion, ce livre qui montre le bonheur des vertus paisibles et le malheur des passions, fit une profonde impression sur elle; un torrent de larmes s'échappa de ses yeux quand elle entendit la dernière page. Frédéric, en voyant son émotion, lui prit la main et lui dit tout bas :« J'aimerais plus encore que Werther, car si j'avais trouvé un trésor comme sa Charlotte, je ne me le laisserais pas ravir.... mais si la fatalité m'avait condamné au malheur, j'aurais fini comme Werther.....» Toutes ces paroles, dites avec plus ou moins de vérité par l'émotion du moment, pénétraient Hedwige. Elle se croyait aimée, et elle aussi croyait qu'elle aimait. Quand on est jeune, quand la vie se montre toute riante d'espérance, on ne doute pas de l'amour, on croit à l'amitié; mais, plus tard, hélas ! « Où sont ces belles amitiés qu'on croyait emporter au ciel après en avoir savouré les douceurs pendant la vie? Lèvent de la terre les a desséchées, et, dans les jours pâles de l'âge mûr, il faut pleurer les illusions perdues de la jeunesse. > Le mois de^mai, en reverdissant les campagnes, changea les habitudes de la famille de P***. On faisait des parties de campagne dans les environs, des promenades à cheval, et Frédéric était toujours le cavalier de ces dames. Quand vint la fête de Czerniakow, toute la société des de P*** s'y rendit. Arrivé au village, on entendit d'abord la messe, et ensuite on déjeuna sur l'herbe. Frédéric ne quittait point Hedwige, tous ses soins étaient pour elle ; tous ses regards étaient pour elle; jamais il ne s'était montré plus tendre, plus empressé, plus amoureux, c Quelle belle journée! disait Hedwige avec une naïveté toute coquette. — Oui, répondit Frédéric, et, pour en garder le souvenir, échangeons nos bouquets. Rappelez-vous que vous avez pleuré sur le sort de Werther, n'aurez-vous pas quelque pitié pour moi. Les hommes nous interrogent quand ils sont sûrs de nos sentiments, leur amour-propre devance nos aveux.» Wanda commençait à s'inquiéter. cTu te livres trop, disait-elle à Hedwige; sais-tu si ton père consentira à ce mariage? —Je l'aime, je braverai tous les obstacles, » répondait Hedwige. Les femmes à imagination sont de si bonne foi quand elles se trompent, et souvent quand elles trompent ! Un jour Hedwige vint trouver Wanda, elle était fière et radieuse ; le vrai bonheur n'a pas cet air agité, comme l'a dit un spirituel auteur : a Cachons notre bonheur 'sous l'herbe ; soyons heureux tout bas, l'infortune veille et cherche. » Hedwige était radieuse, folle de joie; elle venait apprendre à son amie que Frédéric l'avait demandée en mariage et que son père consentait à cette union, et déjà elle portait à son doigt l'anneau de fiancée. Depuis ce moment, la vie d'Hedwige et de Frédéric fut une fête. Pas un souci, pas une crainte, pas un doute ne venait obscurcir leur joie ; mais cette joie ne lut pas de longue durée, car Frédéric dut partir pour aller arranger des affaires de famille. Avant de quitter son amie, il la rassura par tous les serments qui furent inventés sans doute par ceux qui se défiaient de leur propre cœur. 11 la rassura par la promesse d'un prompt retour. Peu de jours après le départ de Frédéric, Hed-WÎfti reçut une lettre de lui. « Je suis loin de vous lui disait-il, et mon cœur ne vous a point quittée. Que celle triste el cruelle absence ne change point vos sentiments pour moi. Songez, Hedwige, q,l(1 j(' n(i pourrais vivre sans vous, ma destinée v Hedwige était heureuse, et elle souffrait; elle croyait aimer, mais elle aima.it sans confiance; les yeux de Ludwik exprimaient la raillerie et le dédain ; il y avait dans ses traits et dans ses paroles une désharmonie effrayante; pourtant l'amour-pro-pre l'emporta : être flattée par un homme qui dénigrait tontes les femmes, lui sembla le plus beau triomphe. Ludwik était sans croyances ; il définissait l'amour ainsi : deux amours-propres qui se rencontrent et qui savent habilement se flatter. «L'amitié, disait-il, est un sentiment où les dupes donnent tout, et où l'homme qui entend la vie reçoit tout et ne donne rien. » Wanda, qui fuyait Ludwik parce qu'elle l'avait pénétré, parce qu'elle l'avait jugé avec un tact qui tient lieu d'expérience chez les natures d'exception, Wanda avait donc eu peu d'occasions de voir Hedwige en présence de Ludwik ; elle se doutait du goût de son amie, mais elle n'en avait pas reçu la confidence. Les femmes se confient par faiblesse, elles s'épanchent quand elles souffrent, quand elles ne peuvent plus supporter un chagrin à elles seules. Hedwige vint trouver Wanda quand Ludwik fut parti, quand, après la tristesse des adieux, elle eut besoin de s'occuper et de parler de lui. Wanda demeura froide en écoutant ces confidences tardives. « Tu m'abandonnes, s'écria Hedwige ; tes préventions contre Ludwik te rendent indifférente à mes maux. Si tu l'avais vu au moment des adieux, tu ne douterais plus de lui ; il pleurait, il me faisait les plus saintes promesses. Jamais il n'a aimé avec une passion si vraie, sois-en sûre, il ne me trahira pas... Tiens, regarde la lune qui se lève : eh bien ! il la regarde aussi; c'est dans le ciel que nos pensées vont se chercher : une seule chose pourrait m'inquiéter, mais loin de moi un injuste soupçon. Ludwik n'a pas demandé ma main ; il veut que notre attachement soit un mystère; il ne m'écrira pas; mais, pour adoucir les chagrins de l'absence, nous nous sommes promis de regarder la lune à la même heure. Je le sens, Wanda, il pense à moi en ce moment. Je croyais aimer Frédéric; mais que ce sentiment était loin de ce que j'éprouve pour Ludwik ! Quand il parlait à une autre femme, je pâlissais, les larmes me venaient aux yeux; et quand il me regardait avec cetle expression qu'il est impossible de définir et de bien comprendre, je relevais la tête avec bonheur et fierté 1 Nest-ce pas de l'amour? —Je te dirai franchement, réponditWanda, que tout ceci est de la vanité , rien de plus ; prends garde à ce penchant, il dessèche le cœur. Tu te prépares des chagrins, car les peines causées par la vanité offensée sont plus cruelles que les peines de l'âme. » Malgré les sages observations de son amie, Hedwige s'occupait sans cesse de Ludwik et le voyait dans son imagination vaniteuse, constant à toute épreuve! La pauvre enfant contemplait le ciel et cherchait là le souvenir de son amant, et lui, pendanteesextasesamoureuses, faisait de nouveaux serments aux pieds d'une nouvelle conquête. IV. Hedwige, comme je l'ai dit, passait sa vie dans la quiétude d'une vanité satisfaite. Ludwik ne lui écrivait pas, mais il l'en avait prévenue, et sa foi en lui était entière, elle ne pouvait admettre l'oubli et l'inconstance ; cependant Ludwik ne revenait pas. On était à l'entrée du carnaval; Hedwige, malgré ses regrets, n'avait pas tout à fait renoncé au monde; il faut bien avoir quelquefois là conscience de soi-même et offrir ses succès ù celui qu'on aime. Hedwige fut invitée à un grand bal que donnait une de ses amies, et elle y alla; mais il faut le dire à sa louange, cette fois elle était moins enivrée de coquetterie. Avant la fin du bal elle quitta la danse pour se reposer dans un petit salon écarté; elle y trouva quelques personnes qui causaient. Tout à coup le nom de de Ludwik frappa son oreille. «Comment se fait-il, demandait un jeune homme à la comtesse N..., que Ludwik ne soit pas ici? — Ludwik est à la campagne, reprit la comtesse. —Vous vous trompez, reprit un troisièmemter-locuteur, Ludwik n'est point à la campagne; je l'ai vu hier dans la rue Napoléon, il faisait des emplettes.—C'est impossible, dit la comtesse, il serait venu me voir. ■—Ne vous étonnez pas, madame, les cœurs amoureux oublient l'étiquette et les devoirs du monde. L'amour ne serait encore rien ; mais pour comble d'infortune, il se marie !—Comment, Ludwik se marie? dit la comtesse avec un éclat de rire moqueur. Quelle est la beauté, l'ange, l'être idéal qui a pu le fixer? Je ne croyais pas que Warsovie possédât cette merveille. — Ce miracle a été accompli par une beauté champêtre. C'est Ludwik, lui-même, qui m'a conté ses amours. Et savez-vous pourquoi il aime l'innocente Sabine? c'est qu'elle ressemble à une femme charmante qui était amoureuse de lui; mais comme il ne se croit pas obligé d'être amoureux de toutes les femmes qui sont amoureuses de lui, il riait comme un fou en me disant qu'il avait le portrait de la pauvre victime, et que ce portrait il le montrait à Sabine en lui faisant accroire que c'était l'être idéal qu'il cherchait depuis longtemps, Rien ne vaut le plaisir, ajouta-t-il, de tromper deux femmes à la fois, une coquette et une innocente. Une coquette c'est plus facile, parce que sa vanité fait la moitié du chemin; mais une innocente, il faut bien des larmes et bien des soupirs entrecoupés pour en venir à bout. » Enlin, Ludwik se marie, il va se fixer à la campagne, mais dans peu il sera dégoiité de Sabine et de la campagne, et il nous reviendra plus séducteur que jamais, * Hedwige ne perdit pas un mot de celte conversation, elle retenait ses sanglots, elle com-primaitsesétouffements intérieurs; mais les forces lui manquèrent. Au moment où elle allait se lever pour flétrir l'infâme, en dévoilant sa perfidie, elle crut parler et elle poussa un cri de désespoir; et quand on se retourna pour savoir d'où parlait ce cri, on vit la pauvre enfant étendue sur le parquet, sans connaissance. On la releva, on lui prodigua des soins, et on attribua à la chaleur son indisposition subite. Wanda, qui venait d'apprendre le mariage de Ludwik, cherchait Hedwige pour la préparer doucement à cette nouvelle ; mais quand elle la vit évanouie, elle pensa qu'elle était venue TOME IT. trop tard, et elle s'empressa de la faire porter dans sa voiture pour la faire reconduire chez elle. Wanda ne quitta plus son amie, et ses soins la ramenèrent à la vie ; mais la fièvre et le délire suivirent l'évanouissement. Les yeux d'Hedwige étaient fixes, ses joues étaient enflammées. Dans sondélire,elleappeIaitLudwik:«Ilsmentent tous, disait-elle, Ludwik n'est pas à Warsovie ; s'il y était, je l'aurais vu.... Vous voulez donc que je meure? Non, il ne m'a pas trahie. » Wanda cherchait à la calmer, mais Hedwige n'entendait plus sa voix. On appela en consultation les premiers médecins de Warsovie, qui ordonnèrent une saignée pour diminuer l'inflammation du cerveau. Pendant trois mois, Hedwige fut entre la vie et la mort ; 'ses crises étaient affreuses, et quand sm> venait un moment de calme, elle se retournait Yers Wanda et semblait lui dire : Tes soins sont inutiles. Cependant la jeunesse triompha du mal : peu à peu la pauvre enfant se ranima, et quand vint le mois de mai, on la transporta dans le jardin pour lui faire respirer l'air. Wanda ne l'avait pas quittée pendant sa maladie et ne la quittait pas pendant sa convalescence. La nature s'épanouissait; les fleurs répandaient leurs parfums; mais ce spectacle, si doux, si délicieux, si enivrant pour une âme calme et heureuse, attristait Hedwige, comme une ironie, comme un contraste cruel. II ne faut pas croire cpt'Hed-wige aimait profondément Ludwik; non certes, elle ne l'aimait pas profondément, mais sa vanité de femme avait reçu un coup mortel. La vanité prend toutes les formes, ses tortures ressemblent aux douleurs d'une passion vraie; mais Ludwik, il faut le dire, n'était point capable d'inspirer un autre sentiment. Ce sont les élus, les âmes privilégiées qui ressentent et qui appellent l'amour. Ludwik, froid, égoïste, pouvait séduire, car l'esprit sans le cœur est encore une séduction; mais il ne pouvait ni toucher, ni émouvoir.... V. Hedwige avait perdu sa gaieté, son enjouement et cette certitude de plaire qui rend si jolie ; elle commençait à comprendre la vie, elle commençait à craindre, à se défier, à douter. Mon Dieu ! que la douleur donne d'expérience î Mais celte impression de tristesse avait son charme, et Hedwige était toujours eniourée d'une foule d'adorateurs; parmi eux on remarquait le 101 322 Là POI beau Léon. Elevé dans les steppes de l'Ukraine, il avait conservé de l'étrangelé dans ses manières. Sa physionomie portait l'empreinte des nuances variées de son caractère ; il était grand, son attitude était noble et lïère; ses yeux, d'un noir brillant, avaient le regard audacieux de l'aigle ; il avait cet aspect qui impose à la multitude et commande le respect à chacun. Mais ce regard si intelligent, si incisif, si dominateur, pouvait se voiler de tristesse, et son sourire, tout plein de dédain et d'ironie, devenaitnaif comme celui d'un enfant, quand il s'adressait à une femme. On ne pouvait voir Léon sans le remarquer, et quand on l'avait vu, on gardait son souvenir ; c'était un de ces êtres d'exception qu'on ne peut confondre, un de ces êtres qui indiquent les mystères d'une âme forte, un de ces êtres qui possèdent le don de [vouloir. Léon n'avait point reçu une éducation fashio-nable, comme on dit aujourd'hui : il ne se connaissait ni en peinture, ni en musique; monter un cheval fougueux, atteindre le faucon d'un plomb meurtrier, tels étaient ses distractions, ses plaisirs; et, tout en aimant la chasse avec passion, une larme mouillait ses yeux quand une biche tombait sous ses coups. Léon ne connaissait point le séjour des villes; il lui fallait l'air libre des forêts : aussi, quand son cousin vint le prier de l'accompagner à Warsovie pour voir sa sœur qui y était en pension, il partit, mais à regret; il partit, car il ne savait pas refuser un témoignage d'amitié ou do dévouement à ses amis. , Cependant la nouveauté a un charme auquel personne n'est insensible, el peu à peu il s'habitua à nos rires sans gaieté, à nos plaisirs sans abandon, à toutes nos joies factices, à nos clinquants, à nos femmes si belles le soir, si belles de parures, si séduisantes de coquetterie! II lit plus que s'y habituer, il y prit goût, et Hedwige opéra ce miracle : sa beaulé/d'un genre si différent de celui des femmes de l'Ukraine, le frappa d'abord et ensuite l'enchaîna. Léon aima avec la force et la vivacité des premières impressions; cette âme neuve à l'amour, cette âme que le contact du monde n'avait pas encore flétrie, répandit sur Hedwige son immense faculté d'aimer; mais à un premier amour il faut un premier amour, il faut ces belles et saintes illusions que la passion enfante; il faut ces joies, ces ravissements que les anges pourraient envier.... OGNE. Hedwige n'était plus jeune : on n'est plus jeune quand on a souffert ! Elle aurait pu aimer encore, mais sans foi et sans ferveur..... Pauvre Léon ! Après des malheurs qu'on croit irréparables, après des déceptions qui vous font douter de tout, on sent le besoin des affections douces. Hedwige ne comprit pas d'abord la passion de Léon ; elle rêva une amitié d'homme à femme, et elle fut gracieuse et bienveillante pour lui. L'amitié d'homme à femme est le sentiment le plus rare et le plus parfait qui soit au monde ; mais ce sentiment ne peut exister quechezdes natures supérieures : les femmes médiocres n'inspirent pas d'amitié : elles [inspirent des désirs, ou elles repoussent. Léon voyait tous les jours Hedwige. La conversation du jeune Ukrainien avait un charme infini : il parlait de son pays avec un enthousiasme communicaiif ; il décrivait ces contrées que le Dnieper arrose et vivilie ; il décrivait cette admirable nature avec un amour qui le rendaitpoëte. « Mon Dieu! lui dit un jour Hedwige après l'avoir écouté, qu'on doit être heureux dans votre patrie! Vous ne connaissez ni la fausseté, ni la calomnie ; vous ne connaissez pas toutes les douleurs qui tuent notre existence! je serais tranquille si j'avais vécu dans vos heureux climats! > et en exprimant ce sentiment, son pâle visage se ranimait. Léon se méprit sur l'émotion d'Hedwige : l'homme le plus simple et le moins fat donne toujours une acception favorable à nos paroles, à nos regards; et cependant Hedwige ne sentait qu'une froide amitié : Léon était pour elle une distraction aimable, un repos dans ses moments de découragement, mais rien de plus. Le passé lui avait laissé des traces profondes, et c'était Wanda qu'elle préférait à tout; car en elle seule elle avait confiance, et la confiance ou l'épan-chement, quand elles ont souffert, est la seconde vie des femmes. Les deux amies allaient s'asseoir sous l'antique platane, ou se plaçaient sur un balcon qui dominait un faubourg solitaire; là, elle parlait du passé à Wanda avec son ingénieuse bonté, trouvait des consolations pour un amour-propre blessé, comme elle en eût trouvé pour'.une peine de lame.... Il existe des êtres sympathiques dont le cœur recèle dans ses profondeurs des échos pour tous les accents, pour toutes les vibrations ; ils souffrent avec vous, vos joies les font tressaillir, vos terreurs passent en eux; ils se font vous, LA POI tout en restant eux-mêmes. Heureux qui rencontre un de ces êtres pour ami! la vie se double et s'agrandit de toute une seconde âme. Un soir, leur causerie fut interrompue par les sons d'une flûte qui arrivaient jusqu'à elles : les sons étaient doux, harmonieux : on aurait dit la voix humaine inspirée par la mélancolie. « D'où nous vient cette musique enchanteresse? » dit Hedwige. Les deux jeunes lilles regardèrent et n'aperçurent personne. Le lendemain à la même heure la flûte sefitencore entendre. « Cette mélodie me berce, me caresse, me rappelle des souvenirs; ces mêmes sons, je les ai entendus autrefois ; je les ai entendus quand Ludwik était auprès de moi ; je croyais entendre le choeur des anges chantant le divin amour ; je pensais au Ciel, et, dans le délire de la lièvre, tu te le rappelles, Wanda, dit Hedwige, je croyais entendre les sons qui m'avaient charmée autrefois : ils me promettaient du bonheur pour l'avenir, de l'amour pour toute la vie.... Tous mes rêves sont évanouis; je ne crois plus, je n'espère plus; et cependant, en écoutant cette douce musique, je soupire, j'éprouve le regret du bonheur ; je sens que la puissance d'aimer n'est pas morte en moi. Sais-tu quel est l'être mystérieux qui me ravit? —J'ai cherché à le savoir, mais je n'ai obtenu que des renseignements vagues : on dit que c'est un jeune homme quivitretirédu monde, qui adore les arts et qui les cultive; mais je ne sais ni son nom, ni quelles sont ses relations. — Il doit être bon et sensible : la musique est un langage. Que de belles choses il nous a dites ! — Allons, te voilà amoureuse de notre inconnu. — Ah! ne crains rien; j'ai de la raison maintenant; j'en ai acquis à mes dépens ! » Le moment approchait où Léon devait repartir pour l'Ukraine ; mais il ne pouvait plus se séparer d'Hedwige; il ne vivait plus en lui-même, elle était sa vie. Un amour violent et profond s'était emparé de son âme : partir sans elle était désormaisi impossible, et cependant il n'osait lui déclarer ses sentiments; il gardait son secret comme un parfum dans son vase, comme Dieu dans son tabernacle : il craignait que celle même qui avait inspiré le saint amour ne le profanât par un doute. Un jour il trouva Hedwige seule dans le jardin. Les femmes, en général, agissent bien plus parla disposition du moment que par une volonté préméditée. Le grand art, avec elles, c'est de «avoir saisir I'à-propos; aussi ce ne sont pas les OGNE. 523 hommes qui aiment le mieux qui réussissent : ce sont ceux qui ont le plus de tact et le plus d'expérience. Ce que je dis ici n'atteint pas les natures d'exception. Hedwige était ce jour-là dans une disposition plus aimable..., presque tendre. Léon se sentit encouragé par ses regards, et il allait lui parler quand ils entendirent les sons d'une flûte.... Hedwige écouta, et une expression céleste se répandit sur ses traits ; elle devint pensive et recueillie comme au moment de la prière. Léon perdit courage, et son secret resta dans son cœur. Cependant le moment de son départ approchait : il fallait sortir de son incertitude, et il s'adressa directement aux parents d'Hedwige. Sa demande fut agréée, et Hedwige se soumit sans résistance. Léon ne savait point s'il était aimé, mais il croyait, lui, jeune, sans expérience, que l'amour s'obtenait par l'amour ! Wanda fut heureuse en apprenant le prochain mariage d'Hedwige. « L'amitié dans le mariage vaut mieux que l'amour, lui disait-elle; peu à peu ses belles qualités te le rendront cher ; et, s'il n'a pas su te séduire, il saura t'attacher, je n'en doute pas.Il t'aime passionnément: comment n'es-tu pas touchée? comment se fait-il que tu restes froide? Tu regrettes Warsovie, les succès du monde, ces hommages qui avaient faussé ton esprit et qui auraient fini par gâter ton cœur ! — Non, chère Wanda, je ne regrette pas les plaisirs ; je regrette mes illusions, je déplore la mort de mon àmc. Je n'aime point Léon; et, en m'unissant à lui, je m'immole à la volonté de mes parents, et j'expie les chagrins que ma légèreté leur a causés. Si Léon m'aime véritablement, ses soins me consoleront de mes sacrifices; s'il cesse de m'ai mer, il me restera l'attachement de mes parents... et toi, ma bonne Wanda, qui m'es toujours fidèle dans le malheur, t Wanda ne croyait pas au découragement d'Hedwige ; elle se fiait à la mobilité de son caractère, et les deux amies firent leurs projets pour l'avenir. Il fut décidé que Wanda passerait avec Hedwige la première année de son mariage. Léon était indépendant par sa position et par sa fortune; mais comme il avait une extrême déférence pour sa mère, il voulut se rendre près d'elle avant de fixer l'époque de son mariage. Qu'il l'ut cruel le moment où il vint annoncer son départ à Hedwige ! Il partait avec la certitude de l'obtenir, car il avait sa promesse ; mais se donnait-elle, mais la posséderait-il jamais 1 Une froide amitié, c'était le seul sentiment qu'elle lui eût montré jusqu'alors. Wanda et Hedwige se regardèrent, elles crurent reconnaître leur inconnu. «Nous voici arrivées, » dit l'enfant, et la calèche s'arrêta devant une pauvre chaumière délabrée. La petite fille fit entrer Hedwige et Wanda dans une chambre où la misère était empreinte. Deux chaises de paille, une table vermoulue, un métier à broder, composaient tout l'ameublement ; et dans un lit affaissé gisait la malade. Près d'elle était un jeune homme d'une mise élégante, qui lui donnait une tasse de tisane. « Maman, maman, s'écria la petite fille en entrant, je t'amène une belle dame qui nous donnera bien plus d'argent que ce que j'ai perdu, et pourtant j'en avais beaucoup, > Le jeune homme se retourna pour voir les deux belles personnes qui entraient, et tout à coup une expression de bonheur se refléta sur son yisage. Hedwige, après avoir salué le jeune homme, s'approcha de la malade et lui raconta l'aventure de la petite fille. La pauvre mère, tout attendrie, embrassa la tête de son enfant, et dit : « Pourquoi vas-tu au milieu du chemin? je le l'avais défendu. — Maman, c'est que j'étais bien pressée, je to croyais seule, le monsieur avait dit qu'il ne viendrait pas aujourd'hui. — En effet, je ne devais pas venir, mais j'ai trouvé un moment et j'en ai profité. » Et après avoir salué profondément, il sortit. En passant devant Hedwige, il lui jeta un regard suppliant; ce regard semblait dire : « Ne cherchez point à savoir qui je suis.» Mais Hedwige n'eut rien de plus pressé que de demander quel était ce jeune homme, car il possédait ce genre de beauté qui révèle l'âme et la pensée; ses yeux bleus et hu-midesjexprimaient la bonté, la tendresse, toutes les émotions, tous les sentiments du coeur, et son front développé annonçait une vaste intelligence; mais tous les traits de son visage portaient l'empreinte des passions fortes, et du courage qui ennoblit l'homme. Hedwige, comme je l'ai dit, questionna la malade, et celle-ci répondit : « Je ne puis vous dire le nom de ce jeune homme; ce que je sais, c'est que c'est la main de Dieu qui l'a envoyé près de moi. Il y a quelques mois, il vit Mariette,la pauvre petite que vous m'avez ramenée ; il vit Mariette qui pleurait; il lui demanda ce qu'elle avait, et l'enfant lui raconta que j'étais au lit bien malade, et que je n'avais pas de pain à lui donner. Il vint ici, madame, il amena un médecin, et lui-même il me garda; il passa les nuits auprès de moi tout le temps que je fus en danger. Vous n'imaginez rien de pareil à ses soins, c'est plus que de la pitié, c'est la bonté des anges. Quand il ne peut venir, il veut que Mariette aille chez lui, et il lui donne quelques florins. Ses bienfaits, madame, ont un prix inestimable, car il n'est pas riche, à ce que je crois; il fait des portraits pour vivre, m'a-t-on dit, et le peu qu'il gagne, il le partage avec les malheureux. » Hedwige, pour cacher ses larmes, caressait Mariette pendant que la malade parlait; puis elle lui demanda où demeurait son bienfaiteur, « Dans la rue où vous m'avez trouvée, tout près de la place des Trois-Croix-d'Or, dans une jolie maison dont les volets sont peints en vert ; il y a vis-à-vis une grande maison qui a un baU con garni de fleurs. » Hedwige prit la main deWanda, et lui dit tout bas : « Ne t'avais-je pas dit, que cette douce musique devait être inspirée par une belle âme ! » Hedwige, en partant, donna sa bourse à la malade; et à Mariette elle laissa pour souvenir une branche de rose qui ornait son chapeau. < Une autre fois, lui dit-elle en l'embrassant, je vous apporterai une robe et un joli bonnet. » La petite fdle était heureuse, elle sautait, elle dansait, elle baisait les mains d'Hedwige ; elle la regardait de ce regard d'enfant qui dit si bien un bonheur sans mélange.....Tout à coup elle s'écrie : * Je sais bien ce que je ferai de ces belles roses, je les donnerai au monsieur: il a été si bon pour nous, ce sera sa récompense. » Hedwige embrassa encore Mariette, mais avec une autre émotion que la joie d'une bonne action. Les deux amies quittèrent la chaumière en promettant à la malade de ne pas l'oublier. En revenant de cette course, Hedwige se relira dans son appartement, elle éprouvait le besoin de la solitude, le besoin de penser, de se recueillir dans ces éternels souvenirs d'un moment. Bientôt une musique suave et douce comme un soupir d'amour arrive à son oreille: c'était lui, c'étaient les accents mélodieux de sa flûte ; et la pauvre enfant, si découragée, si résignée à une vie sans amour, retrouve les désirs du cœur; elle oublie toute sa vie passée. L'amour supplée aux longs souvenirs par une sorie de magie. Toutes les autres affections ont besoin du passé. L'amour crée, comme par enchantement, un passé dont il nous entoure; il nous donne, pour ainsi dire, la conscience d'avoir vécu durant des années avec un être qui naguère nous était étranger. L'amour n'est qu'un point lumineux, et néanmoins il semble s'emparer du temps. Il y a peu de jours qu'il n'existait pas; bientôt il n'existera plus; mais tant qu'il existe, il répand sa clarté sur l'époque qui l'a précédée comme sur celle qui doit le suivre. » N'allez point dire qu'Hedwige est un portrait de fantaisie, non, Hedwige est une réalité. L'imagination des femmes les abuse; et elles trompent moins en général qu'elles ne se trompent elles-mêmes. Le besoin d'échapper à la monotonie de leur existence leur fait agréer des soins qui ne charment point leur cœur, mais qui excitent leur imagination. Les femmes vivent d émotion, elles en veulent à tout prix, de cœur ou de tète; elles en veulent... Hetlwige, plus LA POLOGNE. femme que toutes les femmes, crut aimer bien des fois... Elle aimera, et nous la plaindrons! VIL Hedwige, après les événements que j'ai décrits précédemment, devint pieuse, ou plutôt sa piété devint plusactive et plus fervente. Elle priait,elle demandait à Dieu les consolations, le repos qu'elle n'espérait plus de ce monde.Tous les matinselle allai lentcndre la première messe à la basilique Saint-Jean. Un jour qu'elle était agenouillée dans la chapelle de la Vierge, elle vit un jeune homme qui paraissait absorbé dans une profonde méditation; un rayon de lumière éclairait son visage, etdonnait à ses traits une expression angélique ; il était beau comme un inspiré! le ciel et ses joies, et son amour sans bornes,semblaient s'êtreemparésde sonâme! Hedwige le contemplait avec extase : elle avait reconnu le bienfaiteur de la pauvre femme malade ! Au moment où il allait quitter la chapelle, il aperçut Hedwige, et la regarda ayee l'impression céleste qu'il avait en priant ; il l'avait demandée au Ciel, il la retrouvait près de lui.Saintes récompenses de sa foi et de ses croyances! Il ne parla pas à Hedwige, il aimait trop pour parler: la parole eût terni ses sublimes émotions; la parole ne dit pas les choses de l'âme. Quand il fut parti, Hedwige voulut prier encore, pour demander à Dieu la force et la volonté de l'oublier! Elle trouva des larmes! Dieu dcmande-t-il une autre prière ! L'idéal amour, dont le type était dans son âme, s'était réalisé; toutes ces émotions mensongères, tous ces sentiments de tète, mutes ces illusions que le monde appelle le bonheur, étaient effacés, purifiés par un amour vrai ; elle allait aimer, son ame avait trouvé de l'écho dans une autre âme. On ne peut aimer seul, les émotions solitaires sont incomplètes. « Les transports de l'amour sont les feuilles de la même fleur et les couleurs du même rayon. * Wanda ne tarda pas à s'apercevoir du trouble de son amie, après la rencontre dans l'église; mais elle n'osa l'interroger. Hedwige visitait souvent la pauvre malade, mais celui qu'elle attendait n'y était pas; il semblait l'éviter, et Mariette disait en voyant Hedwige: «Le monsieureslvenu ce matin de bonne heure, il n'est resté qu'un instant. Ah! madame, qu'il est bon! il est aussi bon que vous; aussi je prie Dieu pour vous deux. — C'est fini, disait Hedwige, je ne le reverrai plus, il ne va plus à l'église aux mêmes heures que moi, ses fenêtres sont toujours soigneusement fermées: il veut que je l'oublie; cette musique si douce, je ne l'entends plus, je ne l'entendrai plus. » Le temps et l'espace n'avaient point diminué la passion de Léon, il écrivait sans cesse à Hedwige: «Je ne pense qu'à vous, lui disait-il, j'embellis votre demeure, je veux que tout ce qui vous entoure plaise à vos yeux, je voudrais inventer un bonheur pour vous le donner, je voudrais créer un ciel pour vous. » Ces lettres déchiraient le cœur d'Hedwige. Wanda suivait pas à pas la douleur de son amie; elle avait tout compris, tout deviné, et elle cherchait à la distraire, ne pouvant la consoler. Sous divers prétextes, elle la forçait d'aller dans le monde, dans les promenades et au spectacle. Elle comptait encore sur la légèreté d'Hedwige, comme si l'amour ne donnait pas une autre vie, comme si l'amour vrai, l'amour immaculé ne créait pas une âme nouvelle ! Lors de l'exposition des beaux-arts, Wanda y conduisit son amie. Jamais il n'y avait eu plus d'émulation parmi les artistes nationaux. La Pologne, si renommée par sa gloire militaire, voulait montrer à l'Europe qu'elle aussi avait ses artistes. Hedwige, qui aimait tant son pays, n'avait pas la force d'admirer, elle restait froide en présence de ces chefs-d'œuvre.....Mais un tableau de genre fixe ses regards, elle pousse un cri, elle reste en extase ! Le tableau représente l'intérieur d'une chaumière; au fond d'une chambre on aperçoit une femme alitée; près d'elle sont deux jeunes femmes et un enfant, à qui l'une d'elles donne un bouquet de roses. Ce groupe était ravissant, ce petit tableau était un poème. Wanda et Hedwige ne proférèrent pas une parole. Hedwige avait les larmes aux yeux. Elle ne cachait point ses larmes à son amie, c'était tout luidire. Wanda lui serra la mainetelles partirent. Quand le soir fut venu, les sons de la flûte se firent entendre, ils exprimaient le bonheur et la mélancolie. Le lendemain de ce jour si plein d'émotions et de souvenirs, Hedwige était dans le salon avec Wanda, attendant quelques personnes qui devaient venir passer la soirée. Elles parlaient du tableau qu'elles avaient vu la veille, de tous ces événements enveloppés de mystère. « Je m'y perds, disait Hedwige ; pourquoi se cache-t-il ? pourquoi redoute-t-il ma présence? peut-être il me trouve indigne de lui ! Mais non, tout ce qu'il LA POLOGNE. 327 fait est empreint de mon souvenir; quand j'entends les accents de sa flûte, il me parle, il m'envoie ses pensées. Son premier regard a été la récompense d'un bienfait, et la seconde fois que je le vis, c'était à l'église. Dis-moi, Wanda, est-ce un avertissement du Ciel ! — Pauvre amie, répondit Wanda, Dieu t'éprouve et te commande la résignation. Ta vie est tracée, tu es promise à Léon, et si tu sens qu'il n'y a de bonheur que dans l'amour, plus tard tu sentiras qu'il n'y a de repos que dans l'accomplissement de ses devoirs. Le malheur vous rapproche du Ciel, tu te consoleras par la prière et par des actes de bienfaisance. » Tout à coup on ouvre la porte du salon, et le père d'Hedwige entre en tenant par la main le jeune homme inconnu. Le père d'Hedwige, grand amateur de peinture, avait admiré le tableau qui retraçait la bienfaisance de sa fille; sans pénétrer plus avant dans la pensée de l'artiste, son amour-propre et sa tendresse de père avaient élé flattés. «Je t'amène monsieur, dit-il à Hedwige, pour que tu lui exprimes ta reconnaissance. Après avoir vu son charmant tableau, j'ai eu le désir de le connaître et je te l'amène, car la grâce d'une femme saura mieux le remercier que moi. » Hedwige devint pâle et tremblante ; mais les hommes, quicomprennentà peine les paroles des femmes, devinent encore moins leurs émotions intimes : son père ne vit point son trouble et continua à exprimer son enthousiasme et son admiration, dans les termes les plus vifs. « Quel prix mettez-vous à ce tableau, monsieur? dit-il. — Je m'offenserais si vous me connaissiez davantage, et je ne vous demande que la permission de vous l'offrir. > L'offre fut agréée, car Adam L. avait tant de dignité qu'il commandait la déférence et le respect. Il fallait le traiter en égal pour être à sa hauteur. Hedwige, en femme du monde, renferma ses émotions, et dit au jeune artiste des choses gracieuses et polies; puis, en souriant, elle ajouta : < Je pourrais vous en vouloir d'avoir dévoilé ma bienfaisance aux yeux de tous, puisqu'on appelle bienfaisance un mouvement involontaire ; je pourrais vous en vouloir, car l'amour-propre ne récompense pas : le cœur, la conscience veulent d'autres récompenses ! » Adam rougit et s'expliqua par un regard. Une conversation générale s'engagea. Adam montra une instruction profonde et un esprit plein de charmes, un esprit lout paré, tout [ rayonnant de ce qui vient du cœur. Il apprit à Hedwige qu'il n'était point artiste, mais que ses voyages en Italie lui avaient donné l'amour des arts, t Je mets la dernière main, dit-il, à des la-Jjleaux que j'ai commencés à Rome, et quand mon travail sera terminé, j'irai rejoindre ma mère qui est à la campagne. » Le soir, Adam joua de la flûte. Hedwige l'é-coula d'abord. Que de choses il lui faisait comprendre, que de choses il lui disait ainsi! Mais bientôt saisie de remords, elle se jeta aux pieds de son crucifix, et demanda la force de ne pas trahir Léon..... Pauvres femmes, en priant elles s'occupent encore de l'amour ! Adam, comme on le pense, profita de l'invitation du père d'Hedwige, et vint presque tous les jours sous un prétexte, ou sous un autre. Wanda était toujours en tiers dans la conversation. Cette fois, elle ne redoutait pas l'imagination de son amie, elle redoutait son cœur; car ce n'était plus ces semblants d'amour, ces mouvements de coquetterie que les femmes décorent pompeusement du nom d'amour. Hedwige ne s'abusait plus, ne se trompait plus elle-même : elle aimait, la fatalité lui révélait les délices de l'amour, au moment qu'il ne lui était plus permis de le goûter. «Hedwige, lui disait Wanda, offre ton sacrifice à Dieu, tourne toutes tes espérances vers le Ciel. Mon amie, laisse-moi m'enivrer de ce bonheur passager; laisse-moi ma vie d'un jour... Dieu pardonnera à ma douleur et à mes larmes.» Léon écrivit àHedwigc que sa mèreétaitdange-reusement malade, etqueson retour était retardé. Elle fut heureuse la pauvre enfant. Quand on vit d'émolions, la vie se résume dans un moment. Depuis lors, Adam semblait moins triste, moins douloureusement préoccupé, et ses visites furent encore plus fréquentes. Comme Adam savait parfaitement l'italien, il proposa à Hedwige de lui donner des leçons. Us traduisirent ensemble Àlfiéri et Pétrarque; Adam s'enflammait en rendant les beautés fortes ou suaves de ces deux poètes. La langue italienne, qui est tout amour, acquérait un nouveau charme en passant par la bouche d'Adam; il n'osait encore parler de lui, mais il se faisait comprendre, il expliquait tout par les inflexions de sa voix. Un jour qu'il traduisait un poète plus brûlant, plus passionné que Pétrarque, mais aussi tendre que lui, une larme mouilla ses yeux, et avec une parole tremblante d'émotion, il'dit à Hed- wige: tEt moi aussi je souffre!... Eh ! pardonnez-moi si je pleure; pardonnez-moi, vous ne savez pas les malheurs de ma vie! Ma rnère m'a fait une destinée; manière, que j'adore, tout en déplorant sa sévérité, veut m'imposcr une affection ; c'est elle qui a choisi la femme à qui je dois m'unir, et cette femme me repousse, ne plaît ni à mon cœur, ni à mes yeux. J'ai juré à ma mère que je lui obéirais; je vivais sans affection, sans désirs, sans espérance, il n'y avait pour moi ni passé ni avenir; mais que peut la volonté ! J'aime ! j'aime ! depuis un an un ange m'est apparu, il m'a demandé mon âme ! j'aime d'un amour profond, insurmontable, j'aime plus que les martyrs aimaient leur Dieu ; car moi, je n'espère pas. Elle a reçu l'anneau nuptial, elle est enchaînée comme moi..., il faudra donc mourir! » Cette entrevue fut la dernière. Léon revint plus amoureux que jamais, et Adam ne reparut pas chez Hedwige. VIII. L'hiver est venu, le ciel est triste et brumeux, toute la nature est en deuil, et l'église de Saint-Jean, avec ses voûtes si hautes et noircies par le temps, est toute resplendissante de lumières. Mille cierges brûlent sur ses autels, l'église est toute parée de fleurs, une foule immense attend à la porte, les pauvres sepressent, et les grands de ce monde ont pénétré dans le temple. Une jeune fille, vêtue de blanc, les cheveux ornés d'une branche de myrte, s'agenouille au pied du maître-autel; elle est pâle comme un linceul, ses yeux sont éteints par les larmes, ses mains sont tremblantes ; àcôté d'elle, se trouve un jeune homme beau et rayonnant de bonheur. C'est Léon, c'est Hedwige ; c'est le désespoir, c'est l'espérance ! Le prêtre unit leurs mains, Léon prononce le serment éternel, avec une voix ferme et hardie ! Ah ! lui il peut promettre son cœur et sa vie ! mais Hedwige elle prononce un oui à peine articulé, puis elle retombe à genoux et demande à Dieu le courage de vivre.... Après cette prière, elle aperçoit tout à coup l'ombre d'un homme enveloppé dans un large manteau.....Hedwige pousse un cri déchirant et tombe évanouie dans les bras de Wanda. Cet événement n'interrompt pas le cours de cette joyeuse journée! Une riche héritière est mariée, le monde réclame des fêles ; à minuit le bal commence après un repas splendide, On danse, les femmes sont éblouissantes de parure. Que lui importent à cette foule frivole, que lui importent la douleur et le désespoir! Hedwige est le prétexte de la fête : le but, c'est le plaisir et l'oubli de soi-même. Hedwige se rapproche sans cesse de Wanda ; cette femme, qui fait l'envie de toutes les femmes, est seule au milieu de la foule, un seul être la plaint.. «Wanda, lui dit-elle, je me sens mourir ; ce bruit, ces rires, cette musique sont un contraste affreux—» Wanda veut lui répondre, mais un air de walse se fait entendre, et le tourbillon l'emporte. Hedwige sent qu'elle va s'évanouir, elle quitte le salon et vient dans son appartement. Elle étouffe, les battements de son cœur brisent sa poitrine. Elle ouvre sa croisée et pose sa tête brûlante sur les barres de fer du balcon. Les sons de la flûte arrivent à son oreille, c'était un chant de mort, c'était le dernier souffle, la dernière pensée d'une âme qui ne vivait que pour elle.... Une pierre tumulaire a recouvert deux cœurs à la fois. Hedwige avait espéré que Wanda l'accompagnerait en Ukraine ; mais cette consolation lui fut refusée. La mère de Wanda, convalescente d'une longue maladie, avait besoin des soins et de la tendresse si active de sa fille. La séparation des deux amies fut déchirante : elles sentaient qu'elles ne se reverraient plus. En se quittant, elles dirent ensemble : « Au revoir dans une vie meilleure ! » Léon emmena sa femme en Ukraine. Deux jours après les noces, ils partirent. Il était heureux. Les hommes ont la faculté de s'absorber dans leur propre bonheur : ils n'ont pas comme nous le besoin d'un retour complet. Est-ce amour-propre, est-ce excès de passion? Ils se croient la puissance de faire naître l'amour où il n'est pas! « Je l'aimerai tant, se disait-il, qu'elle finira par m'aimer. » IX. Hedwige habitait avec son mari un des plus magnifiques châteaux de l'Ukraine. Une existence de luxe au milieu de la plus belle nature ne pouvait la ranimer; les soins si tendres, si ingénieux de Léon, son enthousiasme si vrai, sa passion si profonde, ne pouvaient rendre la vie à son cœur. Une résignation pleine de douceur, une reconnaissance raisonnée, étaient les seuls sentiments qu'elle pût donner à son mari. Hedwige n'était bien que seule : il y a si peu TOME !!. d'êtres devant lesquels on ose souffrir! Elle se promenait dans la forêt, ou elle parcourait les bords enchanteurs du Borysthène. Le soir, quand elle se retirait dans son appartement, elle écrivait à Wanda. Ces lettres exhalaient la souffrance. « Je suis ici, lui disait-elle, comme une pauvre plante qui n'est plus soutenue par le chêne où elle était enlacée. Loin du sol, elle meurt; pour vivre, il lui faut la fraîche rosée de ses climats... La fleur se dépouille, et moi je m'en vais. L'amitié aurait pu me soutenir ; mais, loin de toi, qui peut me comprendre et me plaindre? Ne pleure pas sur moi, mon amie: l'amitié et l'amour n'ont-ils pas jeté sur moi leurs rayons célestes! Ne pleure pas; après quelques instants que les pauvres humains appellent des années, nous nous reverrons pour ne plus nous quitter. Je me résigne ; ma douleur est sans remords. Je me suis sacrifiée ; j'ai obéi à ma mère ; j'ai été fidèle à ma promesse, et je sens que cette douleur sans remords porte en soi-même une mélancolie qui a pour elle des larmes qui ne sont point sans volupté. » X. Par une chaude matinée de juillet, sous un ciel embrasé par l'orage, une femme, vêtue de blanc, parcourait les ravins escarpés, franchissait les roches qui se dressent autour du Dnieper. Elle marchait précipitamment ; ses pieds délicats ne sentaient point les ronces qui les déchiraient : à la voir, on eût pensé qu'elle fuyait un danger... Ses lèvres étaient sèches et brûlantes ; ses yeux étaient fixes. Elle faisait pitié, la pauvre femme ! — La veille, Hedwige avait supporté les reproches délirants de Léon, aujourd'hui elle est insensible aux bouleversements de la nature... Un pas de plus, et elle va tomber dans un précipice sans fond; tout à coup un éclair déchire les nues, la foudre tombe, et les éclats de rocher s'engloutissent dans le fleuve. Hedwige est renversée. Quelques gouttes de pluie la raniment ; elle ouvre les yeux. Elle est étendue sur un banc de mousse, et sa tête repose sur la poitrine d'un homme.... O surprise ! ô bonheur plein de larmes et d'angoisses! c'est Adam, c'est lui qu'elle revoit. L'orage grondait toujours, le ciel était en feu; ils n'avaient peut-être plus qu'un instant à vivre; leurs lèvres s'unissent... leur vie de douleur eût racheté le monde ; une éternité de délices est à eux, ils ont vécu . . Mais bientôt des cris, des voix confuses, 102 e bruit des chevaux se font entendre.... t Fuis, fuis, » dit Hedwige; et Adam disparaît derrière des touffes d'arbres. Quand Léon approcha, il trouva Hedwige étendue par terre et sans mouvement : il l'embrasse, il lui parle, il pose sa main sur son cœur... Hélas! l'éternité avait commencé pour elle! Un monument funéraire s'élève sur une plaine de l'Ukraine, et tout près de là on voit un tertre. La vie avait séparé Hedwige et Adam, et la mort les réunit. Le désespoir de Léon fut violent, emporté comme l'avait été sa passion. Après la mort d'Hedwige, il entreprit un long voyage, et se rapprocha de Wanda pour parler de celle qu'il avait aimée. Leur douleur sentie à deux, pleurée à deux, fut moins amère, mais ne fut point consolée. Olympe Chodzko. modlin. A l'endroit où la Narew, ou plutôt le Bug, s'unit à la Wistule, à sept lieues nord-ouest de Warsovie, s'élève Modlin; sa position est admirable pour une forteresse de premier ordre. Le village de Nowydwor se trouve dans le triangle formé par les deux fleuves, et vis-à-vis, dans un angle qui touche aux deux rives droites du Bug et de la Wistule, est Modlin. Modlin et ses environs ont été les champs de bataille de l'ancienne Pologne. A l'époque de l'invasion des Suédois sous le roi Charles-Gustave, Nowydwor et Modlin furent occupés militairement parle général Stcenbock qui y fit élever des fortifications. En 1656, un autre général suédois, Jean Adolf, vint à Modlin pour attendre le roi, et après leurj jonction, ils se portèrent sur Praga et Warsovie. Quand le célèbre Etienne Czarnieçki eut expulsé l'ennemi de la république, Modlin ne figure plus dans les annales militaires de la Pologne; mais en 1807, alors que les aimées de Napoléon se portèrent sur les bords de la Wistule, on pensa à fortifier Modlin; on^commença les travaux, mais ce n'est qu'en 1810 qu'ils furent terminés. A l'époque de la désastreuse retraite de Moskou, les troupes françaises et leurs alliés occupèrent les forteresses polonaises de Zamosç, Modlin, Thorn et Dantzig; ces garnisons se défendirent intrépidement contre les Prussiens et les Moskovites. Les événements de 1813 leur ordonnèrent de capituler ; mais elles ne le firent qu'après s'être battues jusqu'à la dernière extrémité. La garnison de Modlin était composée de Français et de Polonais sous les ordres du général français Dacndels. Parmi les officiers supérieurs se trouvait le colonel Alexandre Chodkiewicz, descendant de l'illustre guerrier de ce nom. Les troupes de la garnison étaient en butte aux plus cruelles privations; mais elles les préféraient à la honte de capituler : ainsi on entendit, dans un conseil de guerre, le général Daendels prononcer le mot de reddition; et Chodkiewicz, s'adressant aux officiers polonais qui siégeaient dans le conseil, et leur montrant les tours de Warsovie, ^qu'on apercevait des croisées de la salle, leur dit : c Ne voyez-vous pas ces tours antiques de notre capitale qui surveillent nos actions? N'auriez-vous pas honte de mettre bas vos armes et de les laisser à la disposition de nos oppresseurs, avant d'avoir versé la dernière goutte de notre sang?» Depuis 1813 jusqu'en 1850, de nouveaux travaux furent exécutés à Modlin, et sa garnison mixte était composée de Polonais et de Moskovites, lorsque survint la révolution du 29 novembre. Le tzarévitsch Constantin dut capituler avec la révolution ; et, au moment où le brave colonel Kiçki allait sommer la garnison de se rendre, le capitaine Wladislas Zamoyski, aide de camp du tzaréwitsch, apporta une dépêche au commandant moskovite,^ qui lui enjoignait d'abandonner la place aux Polonais. Le colonel Ignace Ledochowski, un brave de l'ancienne armée/et qui avait perdu une jambe dans la campagne de 1812, fut nommé par le gouvernement révolulionnaire général de. brigade, et commandant de la forteresse de Modlin. Le feld-maréchal Diebitsch, ayant échoué dans ses plans, lors des combats de Grochow, crut devoir sommer le général Ledochowski, La 76766^ sommation et la réponse appartiennent à l'histoire. SOMMATION. Milosna^of""'rv- '■ 1831. 3 mars n. ». « Monsieur le colonel, Dieu, protecteur de la juste cause, a donné la victoire aux troupes impériales. Les combats des 19 et 25 février dernier doivent vous convaincre que de nouveaux efforts ne pourront arrêter les progrès des armes de Sa Majesté. » Les troupes polonaises ont combattu bravement, comme il aurait convenu à une plus juste cause. Leur enthousiasme militaire devrait donc se calmer, et cette lutte se terminer. Les guerriers qui, il y a encore quelque temps, regardaient comme des concitoyens les ennemis contre lesquels ils combattent maintenant, ont le droit de désirer la lin de cette guerre meurtrière. » Je vous ai connu personnellement, monsieur le colonel. Yous avez appelé sur vous l'attention du restaurateur de la Pologne, ainsi que celle du monarque qui a hérité de son trône et de ses vertus. Je sais que vous êtes un brave officier, aussi distingué par vos sentimentsd'honneur que par votre amour pour votre patrie. Cependant, cette Pologne, pour laquelle vous êtes prêt a verser jusqu'à la dernière goutte de votre sang, est en proie à toutes les conséquences malheureuses de l'anarchie et de la guerre. Ses propres troupes ont signalé leur marche par le pillage et des dévastations de toute espèce, » L'armée impériale, quelque habituée qu'elle soit à la discipline, n'a pu, là où elle ne trouvait que des ruines, qu'augmenter la triste position des habitants. C'est une suite inévitable de la guerre. D'autres provinces éprouveront-elles encore le même sort? Pour éviter tant de malheurs, il suffira de reconnaître sincèrement la fidélité qui est due à S. M. l'empereur et roi. H suffira de renouveler les serments qu'on n'a pas craint de violer, ce qui cependant ne peut délier de rien : l'empereur et roi a promis amnistie et oubli aux hommes égarés, sa générosité s'étendra même sur les criminels repentants. S. M. l'empereur a daigné me confier ses pleins pouvoirs. Je saurai exécuter ses intentions généreuses; que ceux qui aiment sincèrement leur patrie, qui se sentent capables de lui rendre encore un grand service, se soumettent donc les premiers, ce qui ne les déshonorera pas, puisque c'est un devoir incontestable. La considération générale dont ils jouissent auprès de leurs compatriotes, et leur position indépendante leur fournissent l'occasion de donner un grand et salutaire exemple. Hésiterez-vous encore, monsieur le colonel, à rendre cet important service à votre patrie ? Si vous vous attirez les reproches des partisans de la révolte, vous serez justifié par l'approbation de tous les hommes sensés et par les bénédictions des générations présente et future, qui verront renaître la paix, la tranquillité et le bonheur. C'est la plus digne récompense d'un cœur noble et généreux. j Le colonel Kiel, adjudant de S. a. I, le cé-sarévitsch, est chargé par moi de vous remettre cette lettre en mains propres. Je ne veux nullement vous tromper, monsieur le colonel, je ne voudrais point vous demander une bassesse. Je ne veux pas non plus fixer un délai à votre réponse. Mais, pensez-y bien, l'honneur, votre devoir envers votre patrie et votre monarque, doivent vous prescrire la nature de votre conduite. Dieu veuille que vous partagiez ma conviction sur la conduite que la Pologne attend de vous, sur l'importance du service que vous êtes en état de lui rendre! Vous avez fait honneur à votre patrie par votre courage et vos talents; puisse votre exemple la sauver de l'abîme dans lequel l'ont plongée quelques mauvais citoyens! Celui-là est doué d'un noble courage, qui ose le premier s'opposer à l'extravagance des turbulents. » Puissiez-vous, monsieur le colonel, me donner promptement l'occasion de vous assurer de ma haute estime ! » Le Comte Diebitscii-Zabalkansky. » RÉPONSE. Modlin, 5 mars 1831. « Monsieur le maréchal, comme le colonel Kiel, adjudant de S. A. L le césarévitsch, qui m'a remis votre lettre, n'a pu attendre ma réponse écrite, j'ai l'honneur de vous la faire passer aujourd'hui par le lieutenant-colonel Sobieski. i Les expressions prévenantes dont vous m'avez honoré sont très-flatteuses pour moi. Je m'efforcerai, et j'ai l'espoir, monsieur le maréchal, de pouvoir mériter, par ma conduite ultérieure, votre estime et la bonne opinion d'un guerrier expérimenté. Comme je connais parfaitement l'esprit de la garnison de Modlin que j'ai l'honneur de commander, je puis vous assurer hardiment, monsieur le maréchal, qu'elle ne restera pas en arrière de l'armée dont il vous a plu d'honorer le courage. » Sans entrer dans le contenu de votre lettre, et surtout sans discuter le passage relatif à l'avantage que l'armée impériale russe dit avoir remporté dans les journées des 19 et 25 février dernier, je ne puis cependant m'empêcher, monsieur le maréchal, de vous déclarer que nous avons tousdes motifs de considérer les événements de ces journées sous un tout autre point de vue ; mais, en admettant que la position de votre armée fût réellement ce qu'il vous a plu de la représenter; en admettant qu'il ne vous restât plus qu'à augmenter de nos corps le nombre de tant de milliers de victimes de la défense de la liberté nationale ; môme alors, la garnison de Modlin ne balancerait pas à défendre courageusement l'honneur militaire, et à donner des preuves de son dévouement civique, dans la conviction qu'elle acquerrait ainsi la considération des vainqueurs eux-mêmes, et l'intérêt des nations dont lesvœux et les espérances se rattachent à notre héroïque insurrection. » J'ai l'honneur de vous saluer avec une par-fuite considération. » Ignace Ledochowski. » Après qu'on eut livré Warsovie aux Moskovites, l'armée nationale se porta sur Modlin, qui était un excellent point de défense; là elle put réparer ses forces, et attendre les troupes qui devaient se rallier à elle. En conséquence, le généralissime Kasimir Malachowski expédia le capitaine Kowalski auprès du général Ramorino, afin que ce dernier rejoignît le gros de l'armée. Tout fut préparé pour aplanir les difficultés de la jonction ; on jeta un pont sur le Bug à Ka- mienczyk. Kowalski vient trouver Ramorino à Siedlcé, le 9 septembre à quatre heures du soir, et lui intime l'ordre du généralissime polonais; mais Ramorino répond : «J'ai attendu aujourd'hui jusqu'à onze heures du matin des nouvelles du quartier général ; n'ayant rien reçu, j'ai fait assembler un conseil de guerre, dans lequel on a décidé qu'on prendraitune tout autre direction.» C'est-à-dire, au lieu de marcher à l'ouest,on se porta au midi. Le capitaine Kowalski chercha à prouver que le retard de cinq heures ne pouvait être un empêchement valable; mais Ramorino, cédant aux fatales influences, déclara au capitaine qu'il ne changerait point sa décision. Si les ordres du généralissime eussent été exécutés, on aurait réuni de quarante à cinquante mille hommes de troupes régulières et cent trente bouches à feu. Ces forces étaient plus que suffisantes pour reprendre Warsovie. Depuis ces événements, l'ennemi entamait des négociations entre Warsovie déjà esclave,et Modlin, libre encore. Chaque moment de retard était mortel pour la Pologne, tandis qu'il sauvait les Moskovites d'une ruine inévitable. Malachowski s'étant démis du commandement en chef, la diète en investit le général Rybinski. L'armée resta dans les environs de Modlin jusqu'au 20 septembre, usant ses dernières ressources, et se désorganisant de plus en plus : l'ennemi n'attendait que le moment où Ramorino serait poussé en Galicie, calculant avec justesse que l'armée polonaise divisée se dissoudrait d'elle-même. La forteresse de Modlin ne fut occupée par les Moskovites, que lorsque tous les corps de l'armée polonaise eurent passé en Prusse ou en Galicie. KOËNIGSBERG, CAPITALE DE LA PRUSSE DUCALE OU OKIEiNTALE. Nous cherchons dans le passé les titres de la nationalité polonaise, et c'est aux peuples que nous venons montrer la Pologne des Lechs, des Piasts et des Jagellons, la Pologne, grande et indépendante, la Pologne dans toutes les conditions de son existence, la Pologne avec l'Oder, Ja Dzwina,le Dnieper, le Dniester, enclavés dans son territoire. Oui, ces rivières, depuis leur embouchure jusqu'à l'extrémité de leur cours dans les mers Baltique et Noire, appartiennent à la Pologne. L'histoire de notre passé est la preuve de nos imprescriptibles droits! En plaçant au rang des provinces et des villes polonaises la Prusse ducale et Kojnigsberg, nous prouvons un fait que nous livrons à la justice des nations et à la réflexion des cabinets de l'Europe. L'histoire est pour nous, et c'est elle qui nous fournit nos preuves ; mais pour faire passer nos convictions dans l'esprit de nos lecteurs, nous allons donner l'histoire de la province avant de donner celle de la capitale. cour d'oeil historique sun la i-iiusse ducale ou ORIENTALE. La Prusse ducale ou orientale, ou encore duché de Prusse, ou Prusse électorale ( ses différentes dénominations se rencontrent dans la géographie), est située entre le Niémen, la Wistule et la mer Baltique. Le duché-évêché de Warmie, les palatinats de Malborg et de Culm, entraient en échiquier dans ce territoire et faisaient partie intégrale de la république de Pologne; mais des vicissitudes sans nombre amenèrent d'autres destinées! Sous le règne des premiers Boleslas, alors que la Pologne convertissait les Prussiens au christianisme, les contrées qui nous occupent aujourd'hui ne connaissaient point de divisions géographiques ; mais quand la famille des Piasts eut introduit les chevaliers Teutoniques, la Prusse ducale fut partagée en douze arrondissements. En 14G6, sous Kasimir IV, de la maison des Jagellons, quatre de ces arrondissements furent ajoutés à la Prusse royale ou polonaise; les huit autres restèrent aux Teutoniques; mais en 1525, à la chute de l'Ordre, les douze arrondissements devinrent deux départements : un allemand, l'autre litvanien. Cette division dura jusqu'à l'année 1775, époque où nous voyons Frédéric II, dit le Grand, envahir la Prusse royale et donner le nom de Prusse orientale à l'ancienne Prusse ducale, et celui de Prusse occidentale au pays nouvellement envahi. Depuis 1815, la Prusse orientale forme deux grands arrondissements : 1° de'Kœnigsberg, divisé en vingt districts; 2° de Gumbinen, divisé en seize districts. Depuis l'établissement de la dynastie desLechs en 550, jusqu'à l'année 1225, c'est-à-dire pendant près de sept siècles, la suprématie polonaise étendit son pouvoir politique et civilisateur sur ces contrées; mais à la fin de cette période, Conrad, duc de Mazovie, appela à son aide les chevaliers du Christ, derniers débris des croisés de Palestine, pour repousser les incursion^ des Prussiens idolâtres. Les chevaliers, se confiant dans leurs forces, se battirent contre les Polonais et contre les Prussiens; mais les Polonais finirent par en triompher. Et ainsi finit cetle domination cruelle qui, pour le malheur de la Pologne, dura de 1225 à 1525. Albert, issu des marquis de Brandebourg, fut le dernier grand-maître des Teutoniques, allié à la famille de Sigismond 1er; ce roi le nomma duc de Prusse, quand il rentra dans la possession légitime de cette province. Cet acte de bonté devint une grande faute politique, car pour conserver il fallait unir, il fallait rendre la Prusse partie intégrale de la république. Albert trôna à Kœnigsberg, après s'être déclaré vassal et tributaire de la Pologne, après s'être agenouillé devant le trône de Sigismond Ier, sur la grande place de Krakovie, pour jurer au roi et uses descendants obéissance et fidélité (10 avril 1525). Le duc de Prusse oublia ses serments, et les bienfaits du trop confiant Sigismond 1er furent payés delà plus noire ingratitude. Après la mort de Sigismond Ier (1548), son fils Sigismond-Auguste monta sur le trôné de Pologne. Ce règne fut traversé par les intrigues allemandes; le vieux duc de Prusse, Albert, était tombé en enfance ; son fils Frédéric-Albert étant trop jeune pour prendre les rênes du gouvernement, les conseillers allemands voulurent confier sa tutelle au prince de Mecklenbourg : ils se préparaient ainsi à soulever la Prusse ducale contre la Pologne. Sigismond-Auguste, instruit de ces machinations, par Hozius, évêque de Warmie, envoya des commissaires qui prirent connaissance de l'affaire et qui punirent les coupables. Les commissaires délégués par le roi étaient Jean Sluzcwski, Pierre Zborovvski, Jean Kostka et Nicolas Firley ; le procès fut instruit à Kœnigsberg : Funccius, Schellet Horst, les principaux chefs du complot, furent condamnés à mort, leurs complices condamnés au bannissement, et l'ancien conseil, rétabli, promit de servir comme par le passé les intérêts de la Pologne (1566). Aussi, à la diète de Lublin, où fut consommée l'union de la Litvanie à la Pologne, nous voyons le jeune'Albert-Frédéric, en présence de la diète, prêter serment de vassalité et jurer hommage à la Pologne. Cette cérémonie eut lieu le 19 juillet 1569. Albert, disons-nous, en présence des représentants de la Pologne, embrassa les pieds du roi, qui lui rappela la reconnaissance que lui duc de Prusse et ses successeurs devaient à la république. Le prince, toujours à genoux, écoutait le roi et jura fidélité, obéissance, vassalité et reconnaissance au roi et à ses successeurs. Le môme jour, Sigismond-Auguste promità Joacbim, électeur de Brandebourg, la succession au duché de Prusse, dans le cas où Albert-Frédéric mourrait sans héritiers. Celte faute fut plus grave encore que ne l'avait été celle de Sigismond Ier. Albert-Frédéric gouverna le duché de Prusse pendant quarante-neuf ans; mais à la fin de son règne il tomba en enfance comme son père, et Etienne Batory, roi de Pologne, fut obligé de lui donner des curateurs. Lorsque Sigismond III monta sur le trône, Jean-Sigismond, marquis de Brandebourg, gendre d'Albert, administra la Prusse ; mais son pouvoir ne fut reconnu que quand il eut prêté serment de vassc-lage et de fidélité au roi de Pologne. En conséquence, Jean-Sigismond vint à Warsovie, et, rencontrant le roi à cheval, il courut au-devant de lui et lui embrassa les pieds. Trois jours après son arrivée, on éleva un trône près de l'église des Bernardins, cl le roi, entouré de sa cour et de son peuple, reçut de Jean-Sigismond, agenouillé, le serment de vasselage et de fidélité pour lui et pour la république (25 octobre 1611). En 1618, Albert-Frédéric mourut, et Jean entra en possession de la Prusse ducale; mais, accablé par l'âge et par les infirmités, il confia la régence à son fils Georges-Guillaume. Peu de temps après il mourut (25 novembre 1619). Le 2 janvier 1620, Georges-Guillaume prit les rênes du gouvernement, et aussitôt il alla à Warsovie prêter serment de fidélité entre les mains du roi et recevoir l'investiture de la Prusse (juin 1620). Quelques années se passèrent tranquillement, lorsque Sigismond Ifl aspira au trône de Suède que Gustave-Adolphe occupait alors. Ce dernier prévint son compétiteur, débarqua en Prusse, prit le fort de Pilawa (Pilau) (1626), et fit de grands progrès tant en Livonie que dans la Prusse polonaise. Georges-Guillaume tint alors une conduite équivoque, et trompait tour à tour et le roi de Suède et le roi de Pologne, au lieu de prendre parti pour ce dernier, comme il le devait. Aussi Gustave-Adolphe, victorieux, occupa Berlin (4 mai 1651), Magdebourg (10 mai 1651), et revint sur ses pas dans les environs de Berlin. L'électeur Georges-Guillaume députa 1 eleciriee et toutes les princesses de sa cour au camp du roi de Suède pour l'apaiser : il s'y rendit enfin lui-même, et il accorda au roi tout ce qu'il voulut lui demander. Lorsque l'électeur s'en retourna à Berlin, l'artillerie suédoise le salua d'une triple décharge de canons ; mais comme les artilleurs avaient perdu l'habitude de tirer simplement à poudre, et que les pièces étaient toujours chargées à boulets et braquées vers la ville, il y eut beaucoup de maisons et de toits endommagés ! Le lendemain, l'armée suédoise passa la Sprée et défila par la ville. Mais l'année 1652 fut fatale et à Sigismond III de Pologne cl à Gustave-Adolphe de Suède, car lo premier mourut à Warsovie le 50 avril, et le second au champ de bataille à Lulzen, le 6 novembre. Malgré cela, les Suédois furent vainqueurs les années suivantes, et Georges-Guillaume ne pouvant leur tenir tête, mourutà Kœnigsberg, le 20 novembre 1640, laissant la succession à son fils Frédéric-Guillaume, né à Berlin le 6 février 1620. Le jeune duc, ruminant dans sa tète des projets ambitieux, crut devoir s'exempter de l'obligation d'aller en personne pour obtenir son investiture à Warsovie. Dans ce but, il expédia deux ambassadeurs Creutz et Cosbeck qui devaient le remplacer; mais les états de Pologne lui donnèrent une leçon, et déclarèrent aux ambassadeurs que l'électeur de Brandebourg était obligé de venir en personne prêter son serment comme l'avaient fait ses prédécesseurs à quatre reprises. La volonté de la Pologne était trop juste, et sans répliquer, Frédéric-Guillaume vint à Warsovie. La cérémonie de l'investiture eut lieu le 7 oev tobre 1641. Ce jour là, le roi Wladislas IV, assis sur un trône élevé près de la grande porte du château royal de Warsovie, et entouré de torts les dignitaires de l'Etat, reçut d'abord quatre envoyés de l'électeur qui lui demandaient la grâce d'admettre leur maître en présence du roi ; à un signe affirmalif, l'électeur descendit de cheval, franchit une haie de militaires, fit deux saluts au roi, se mit à genoux, et dans un long discours latin promit obéissance, vassalité, fidélité, secours et reconnaissance pour lui et ses successeurs à la république, au roi et à ses successeurs. Wladislas IV le releva, et lui indiqua un fauteuil placé à côté du trône que le duc occupa; il fut ensuite présenté à la reine et à la famille royale, après quoi il regagna la ville de Kœnisgberg. Le peuple de Warsovie, frappé de la politesse du roi pour l'électeur, lorsqu'il offrit à ce dernier de s'asseoir à côté de Wladislas IV, augura mal ; mais sous les auspices de la superstition, son bon sens voyait plus clair dans l'avenir que la politique du cabinet de Warsovie ; on se disait alors tout bas : t Le vassal lève son nez, Dieu veuille qu'il ne devienne pas maître et ne porte malheur à notre patrie ! Dieu veuille que ce ne soit pas le dernier hommage de l'investiture ! » Frédéric-Guillaume, rentré chez lui, conclut une trêve pour vingt ans avec les Suédois; et plus tard, lorsque les puissances européennes ouvrirent les conférences pour amener une paix générale, Frédéric y envoya ses ministres, et le fameux traité de Westphalie fut conclu le 24 octobre 1048. Mais un nouvel orage se préparaît au nord. La reine Christine abdiqua, en 1654, la couronne de Suède, en faveur de son cousin Charles-Gustave, prince de Deux-Ponts. A peine fut-il monté sur le trône, qu'il s'occupa des moyens de se signaler par les armes. Dès l'année 1648, Jean-Kasimir succéda à son frère Wladislas IV. Charles-Gustave, cherchant l'occasion d'une querelle, exigea que le roi de Pologne renonçât à jamais à fa couronne de Suède, et lui cédût la Livonie. Dans cette conjoncture, Jean-Kasimir réclama l'assistance et l'aide de Frédéric-Guillaume, en Conséquence d'engagements et de devoirs solennels; ce dernier biaisa et se déclara en défaut; mais en revanche il fit avec les Hollandais une alliance défensive, rechercha l'amitié de Crom-wel, essaya de se lier avec Louis XIV, et flatta la hauteur de l'empereur Ferdinand M, afin de l'engager dans ses intérêts. Le tzar de Moskovie entamait déjà la Litvanie ; ainsi l'infortunée Pologne se trouvait cerclée d'ennemis, grâce au machiavélisme d'un vassal ingrat. Dès que Charles-Gustave entra à Kœnigsberg, Frédéric-Guillaume conclut avec lui un traité contre la Pologne (17 janvier 1656), à condition qu'on séculariserait l'évêché de Warmie en sa faveur;^ ensuite il entra en alliance avec Louis XIV, qui lui garantit ses provinces situées le long du Rhin et du Weser. Il changea depuis, à Marienbourg, son traité avec les Suédois en ■ alliance offensive (15 juin 1656), et comme s'il n'avait pas assez de cette perfidie, il se mit ù la tête de ses troupes, franchit la frontière mazo-vienne, et s'unit, à Modlin, aux armées du roi d"e Suède pour s'emparer ensuite de Warsovie. Les Suédois et les Prussiens arrivèrent dans les plaines de Grochow devant Praga, et après une bataille de trois jours (20, 21 et 22 juillet 1656), Praga et Warsovie capitulèrent. Frédéric-Guillaume, qui, il y a quinze ans, était si humble et agenouillé dans la cour du château royal de Warsovie, se promenait aujourd'hui en vainqueur, fier de sa perfidie et de son insolence. A ce prix, il obtint l'entière souveraineté de la Prusse par le traité de Libau (10 novembre 1656); la Suède ne se réserva que la succession éventuelle de ce duché. Frédéric-Guillaume notifia à l'empereur le gain de la bataille de Grochow et la capitulation de Warsovie; mais Ferdinand III, qui appréhendait encore les Suédois, qui voyait à contre-cœur la bonne intelligence qui régnait entre eux et les Rrandebourgeois, crut qu'il était de sa dignité de se mêler des troubles de la Pologne, tant pour abaisser le roi de Suède que pour en profiter lui-même. L'alliance de Jean-Kasimir avec Ferdinand III était déjà conclue dès le 1er décembre 1656; mais ce dernier étant mort le 23 mars 1657, son successeur, l'empereur Léopold, renouvela cette alliance par le traité de Vienne du 27 mai 1657; et douze mille Allemands et Hongrois devaient marcher au secours de la Pologne. Le Danemark épousa également les intérêts de la Pologne en haine de la Suède. Charles-Gustave étant donc occupé de la guerre du Danemark, le duc de Prusse ne tarda pas à abandonner son parti, et se tourna de nouveau vers la Pologne. Jean-Kasimir, accablé de tant de contrariétés, et craignant que Charles-Gustave ne revînt en Pologne, finit par conclure avec le duc de Prusse un traité qui fut aussi mauvais pour la Pologne qu'avantageux pour son vassal. C'est dans ce traité que se trouve la future grandeur de la maison de Brandebourg et l'une des principales causes de la chute de notre république. Cet acte important fut. Ligné à Wolawa (Wehlau sur le Prégel), le 19 septembre 1657, aux conditions suivantes : Art. 1er. Paix perpétuelle, amitié sincère et oubli du passé. 2. Renvoi des prisonniers de guerre sans rançon. 3, Réunion des deux parties pour chasser les ennemis du royaume de Pologne, du grand-duché de Litvanie et du duché de Prusse, et renonciation à tout traité à ce contraire. 4. Aussitôt que cette convention aura été ratifiée par le roi, les sénateurs et grands officiers formant son conseil, l'électeur restituera sans réserve tout ce que, par suite de la guerre ou de ses traités avec les Suédois, il a occupé en Pologne, en Litvanie et dans l'évêché de Warmie. 5. En conséquence de cette restitution et des stipulations renfermées dans les articles suivants, l'électeur possédera dorénavant, pour lui et ses descendants mâles et légitimes, en pleine souveraineté, le duché de Prusse tel qu'il l'a possédé jusqu'à présent comme lief de la couronne de Pologne. 6. Le roi et la république de Pologne se réservent néanmoins leurs droits sur le duché de Prusse, pour le cas où les descendants mâles et légitimes de l'électeur se seraient éteints; celte réserve, sans préjudice de la souveraineté de l'électeur. 7. Après l'extinciion de cette descendance maie, le roi de Pologne et ses successeurs auront particulièrement égard aux agnats de l'électeur, savoir aux markgraves d'Ànspach et de Bayreuih, et emploieront leurs bons offices auprès de la république pour qu'ils soient préférés à tous autres et atlmis à la succession du duché de Prusse, sous les mêmes conditions de vasselage sous lesquelles l'électeur et ses prédécesseurs l'ont possédé comme fief polonais. Le roi et la république de Pologne dégagent les Etats et sujets du duché de Prusse du serment qu'ils leur avaient prêté ; l'électeur jurera d'observer les conditions de ce traité ; les Etats, magistrats et officiers du duché prêteront un serment par lequel ils s'engageront à reconnaître, en cas d'extinction des descendants mâles et légitimes de l'électeur, le roi et la république' de Pologne pour leurs seuls et légitimes souverains, selon la teneur de ce traité ; ce serment sera renouvelé devant des députés polonais, à chaque hommage qui sera prêté au duc. 8. En cas d'extinction des descendants mâles et légitimes de l'électeur, celui qui succédera dans le duché de Prusse paiera aux princesses descendues de l'électeur qui pourront exister, ou, à leur défaut, aux plus prochains agnats, une somme d'argent dont le roi et l'électeur conviendront par l'instrument de la ratification. En attendant le paiement de cette somme, ceux qui y ont droit posséderont le bailliage d'Insterbourg et tous les domaines qui y appartiennent. 9. L'électeur promet de maintenir tous les privilèges et droits des Etats du duché, et d'établir dans ce pays un tribunal suprême dont il n'y aura pas d'appel, et dont les membres seront choisis parmi les indigènes. En cas d'extinction de sa descendance mâle, le roi et la république maintiendront également ces droits et privilèges. 10. L'ancien vasselage est remplacé par une alliance perpétuelle. H. L'électeur et ses descendants ne concluront jamais aucune alliance contraire à celle-là, ni n'accorderont passage, vivres ou autre assistance aux ennemis de la république. 12. Les secours à prêter par l'électeur dans la guerre actuelle seront fixés par un traité particulier; à l'avenir et dans toutes les guerres de a république, l'électeur l'assistera avec quinze cents hommes à pied et cinq cents hommes à cheval, qui seront entretenus aux frais de la république aussitôt qu'ils sortiront des limites du duché. 13. La république s'engage, envers l'électeur, à la réciprocité des art. 11 et 12, sans toutefois que les forces par lesquelles elle l'assistera y soient déterminées. 14. Les troupes de la république auront le passage libre par la Prusse ducale. 15. Les ports de la domination de l'une des parties seront ouverts aux vaisseaux de l'autre; il y aura de même liberté d'acheter des vivres et munitions; une partie pourra lever des troupes dans les possessions de l'autre, après l'avoir prévenue de son intention et être convenue avec elle du mode de cette levée. 1G. Les catholiques jouiront d'une parfaite égalité de droits avec les protestants. En cas de dévolution, le roi et la république de Pologne maintiendront également les droits des adhérents de la confession d'Augsbourg et ceux des réformés. 17, 18, 19. Les transactions commerciales sont maintenues. 20. Amnistie pleine et entière est accordée à tous les Polonais rentrant dans leurs devoirs, et spécialement à Boguslas Radziwill, duc de Birzé et partisan de l'électeur. 21. La ratification du présent traité se fera le plus tôt possible. 22. Le roi de Hongrie et de Bohême, le roi de Danemark et les états-généraux des provinces unies des Pays-Bas garantiront le présent traité. Le même jour il fut conclu une convention particulière, fixant, en exécution de l'art. 12 du traité principal, les secours qu'on se prêtera mutuellement dans la guerre actuelle contre la Suède,et pendant les dix premières années après la conclusion de la paix avec la Suède; ils consisteront en six mille hommes, partie infanterie, partie cavalerie si la guerre se fait dans les Etats de l'électeur ou ailleurs, à cause de ce prince ; il aura la direction des corps auxiliaires polonais. La ratification de ce traité eut lieu dans le palatinat d'Inowroçlaw à Bydgoszcz (Bromherg), le 6 novembre 1657, Le roi céda, par cet instrument, à l'électeur et à ses descendants maies et légitimes, à titre de fief de la couronne de Pologne, les bailliages de Lauenbourg et de Butovv, que les ducs de Poméranie avaient possédés de la même manière, et qui, depuis leur extinction, avaient été réunis comme fief vacant. L'électeur est dispensé de toute espèce de serment on redevance pour ce fief; néanmoins quelques-uns de ses officiers seront députés pour assister au couronnement des rois de Pologne, et pour reconnaître à cette occasion le domaine direct de la république sur ces bailliages. Le roi promet de remettre à l'électeur la ville d'Elbing, aussitôt qu'elle aura été enlevée aux Suédois; l'électeur la possédera de la même manière que la république l'avait possédée jusqu'en 1055. La som m c qui, d'après l'art. 8 do traité de We Ida u, devra être payée à l'extinction des descendants mâles de l'électeur, est fixée à 1,500,000 rix-dalers. L'électeur signa le même jour des reversâtes par lesquelles il déclare que, vu que le roi lui avait remis les cinq cents cavaliers qu'en vertu de l'article 12 du traité de Welhau il était obligé de fournir à la république,outre les quinze cents hommes d'infanterie, il sera prêt à restituer au roi la ville d'Elbing, après en avoir rasé les fortifications, contre le paiement d'une somme de 400,000 rixdalers. Jean-Kasimir, de son coté, modifia quelques points de la convention supplémentaire deWehlau,et on arrêta que la Pologne fournirait contre la Suède cinq mille hommes à pied et trois mille cavaliers : l'électeur n'en fournirait que la moitié. Il serait payé à celui-ci, pour les frais de levée des troupes, la somme de 120,000 rixdalers, et pour sûreté de ce paiement, le roi lui engageait la ville, le château et la starostie de Drahim, en stipulant que si la somme de 120,000 rixd. n'était pas payée au bout de tomf [F. LA POLOGNE. octrois ans, l'électeur garderait ce gage en pleine souveraineté. L'électeur ne prit possession de ta starostie qu'en 1667, après la mort d'Etienne Potocki qui en avait l'usufruit. Le roi de Danemark, ne pouvant pas résister à la Suède,demanda du secours à la Pologne et à la Prusse ; l'électeur fournit une partie des troupes, mais leur mauvaise volonté fut telle, que toute la besogne resta aux Polonais. C'est le célèbre Etienne Czarnieçki qui commandait en 1658 l'expédition en Danemark, où les Suédois furent vaincus. Après la mort de Charles-Gustave, arrivée le 12 février 1660, les parties belligérantes réclamèrent ardemment la paix; c'est donc à cette occasion que s'ouvrit le congrès d'Oliwa près de Dantzig, où les ministres plénipotentiaires les plus renommés de l'époque représentèrent huit puissances européennes de premier et de second ordre. Enfin, le traité fut signé le 5 mai 1660. Le traité de Bromberg fut maintenu, et la souveraineté de l'électeur sur la Prusse fut reconnue. Le roi de Pologne renonça à ses droits sur la Suède, et les autres puissances convinrent entre elles de remettre les choses telles qu'elles avaient été avant la guerre. Les États de la Prusse ducale se soumirent avec peine aux traités qui les séparaient de la Pologne ; de toutes parts il y eut des protestations; on disait hautement que le roi de Pologne n'avait pas le droit de disposer des peuples de la république ; mais ces protestations, toutes dictées par l'amour national, lurent de peu de valeur en présence des événements. C'était trop d'avoir à lutter contre la faiblesse de Jean-Kasimir, contre l'insolence de l'aristocratie et contre les intrigues des Jésuites : les Jésuites, toujours fatals aux rois qui les ont écoulés et aux peuples qui les ont tolérés, eurent une funeste inlluence sur la Pologne.Parmi les bons citoyens prussiens qui protestèrent vigoureusement contre le traité qui séparait le duché de Prusse de la mère patrie, l'histoire a inscrit le nom de Rode ; mais, comme nous l'avons dit, la force matérielle eut le dessus; et quand le premier moment d'irritation fut calmé, Wydzga, évêque de Warmie, et Jean Leszczynski, vice-chancelier de la couronne, se rendirent à Kœnigsberg (1665), pour traiter avec l'électeur des droits respectifs de la Prusse et de la Pologne. Tandis que la Pologne guerroyait avecles Turks 103 et les Tatars, l'électeur Frédéric-Guillaume combattait sur le Rhin contre les Français, et dans le nord de l'Allemagne contre les Suédois. A peine avait-il terminé la campagne, qu'il apprit que le général Ilorn était venu de la Livonie inonder la Prusse avec seize mille Suédois. Aussitôt le général Goertz fut détaché avec trois mille hommes ; il arriva heureusementà Kœnigsberg, où il se joignit à Hohendorff et se tint dans l'inaction jusqu'à l'arrivée de l'électeur. En attendant, Memel, Tilsit et Inslerbourg restaient au pouvoir des Suédois. Le 10 janvier 1679 l'électeur quitte Berlin, se met à la tête de neuf mille hommes, passe la Wistule le 15 ; les Suédois s'épouvantent. Frédéric-Guillaume, se trouvant sur les bords du Frisch-IIaff, avait fait préparer des traîneaux sur lesquels il mit toute son infanterie dans l'ordre où elles devaient combattre ; la cavalerie, ferrée à crampons, suivait l'électeur, qui faisait do celte façon étrange et nouvelle sept milles d'Allemagne (12 lieues) par jour; on était surpris de voir cette course de traîneaux d'une armée sur4 la glace unie d'un golfe qui deux mois auparavant avait été couvert de vaisseaux de plusieurs nations que le commerce de la Prusse y attirait. L'électrice et toute sa cour étaient avec lui sur des traîneaux. Celle troupe, gagnant la lerro et s'étant unie à celles qui y étaient déjà, repoussa les Suédois jusqu'en Kourlande. Frédéric-Guillaume mourut enfin le 29 avril 1688, et laissa ses Etats à son fils Frédéric III, né à Kœnigsberg le 12 juillet 1657. Cet événement exigea le renouvellement des serments mutuels entre la Pologne et la Prusse, et la cérémonie qui avait eu lieu en l'année 1663 fut répétéeen 1690 à Kœnigsberg, sous les auspices des ambassadeurs polonais Jérôme Lubomirski et Szczuka, référendaire de la couronne. C'était, depuis l'année 1525, le huitième et dernier hommage prêté par la Prusse à la Pologne (1). De nou- (1) 1° 1525, Albert, à Krakovie, sous Sigismond VT ; 2° 1509, Albert Frédéric, à I.uhiiu, sous Sigismond II ; 3U 1578, Geoges Frédéric, â Warsovie, sous Etien»» Batory ; 4* ION, Jean Sigismond, à Warsovie, sous Sigismond III; É» 1020, Georges Guillaume, à Warsoviesous Sigismond 111; 6° 164*1, Frédéric Guillaume, à Warsovie, sous Wladislas IV ; * 7" lGc:i, Frédéric Guillaume,-4 Kœnigsberg, sous Jean Kasimir ; 8° ir,90, Frédéric III, Kœnigsbtrg, aous Jean III So-biesîii. veaux changements survinrent, et la Pologne fut encore victime. Tous les malheurs de notre patrie semblaient favoriser l'ambition des princes de l'Europe.Pres-qu'à l'époque où le prince d'Orange mit la couronne d'Angleterre sur sa tête, Ernest, duc de Hanovre, devint électeur, Auguste, électeur de Saxe, se fraya un chemin au trône de Pologne, et Frédéric III roulait déjà dans sa tête des projets de royauté. Les intrigues politiques et religieuses de la cour de Rome en Pologne par la voie des Jésuites, sous les règnes de Sigismond-Auguste, d'E-lienne Batory, de Sigismond III et de Jean-Kasimir, ne cessèrent point sous celui de Jean Sobieski. Les Jésuites n'ayant pas réussi à faire catholiques les tzars de Moskovie,tournèrent leurs regards vers l'électeur Frédéric III ; ils crurent qu'en lui offrant la royauté, ils le rendraient catholique. Les Jésuites se souciaient peu des résultats fâcheux que leurs intrigues en Moskovie, chez les Kosaks et en Prusse amèneraient pour les intérêts politiques de la Pologne ; aussi l'idée d'une royauté conçue par le Père Vota, Jésuite, s'acclimata avec une facilité prodigieuse dans l'esprit ambitieux et oslenlateur de Frédéric III. Ce projet était si difficile dans son exécution, qu'il parut chimérique au conseil de l'électeur. Ses ministres Dankelmann et Fuchs se récriaient sur la frivolité de l'objet, sur les obstacles insurmontables qu'ils prévoyaient à le faire réussir, sur le peu d'utilité qu'on devait s'en promettre, et sur la pesanteur du fardeau dont on se chargeait par une dignité onéreuse à soutenir qui, dans le fond, ne rapporterait que de vains honneurs ; mais toutes ces raisons ne purent rien sur l'esprit d'un prince amoureux de ses idées, jaloux de ses voisins, et avide de grandeur et de magnificence. Dankelmann fut disgracié et envoyé à Spandau, el sa place fut occupée par un jeune courtisan qui n'avait pour mérite qu'une connaissance parfaite des goûts de son maître : c'était le baron de Colbe, depuis comte de Wurtenberg. Pour rendre la cour de Vienne favorable à ses projets, Frédéric III lui remit le cercle de Schwibus (20 décembre 1694), et se contenta de l'expectative qu'on lui donna sur la principauté de Fricse et la baronie deLimbonrg; par les mêmes principes, les troupes brandebourgeoisesservirent dans les armées impériales en Flandre, sur le Rhin, en Hongrie ; mais en revanche il acheta à bon marche l'advocatie de l'abbaye de Qued-linbourg et celle dePétersberg de Halle, à Frédéric-Auguste, électeur de Saxe, qui avait besoin d'argent comptant, pour corrompre la noblesse polonaise et arriver ainsi au trône de Pologne. L'électeur profita des troubles de la Pologne (novembre 1698), et s'empara d'Elbing pour se rembourser d'une somme qu'il prétendait que les Polonais lui devaient : on moyenna un accommodement, par lequel les Polonais lui engagèrent une couronne et des bijoux moskovites qui se trouvaient à Warsovie depuis le temps de Sigismond III. L'affaire avec l'Autriche fut plus difficile; mais l'électeur fit avec l'empereur un traité avantageux à ce dernier (16 novembre 1700). Rome cria et Warsovie se tut; l'ordre Teutonique, relégué en Allemagne, protesta contre cet acte et chercha à revendiquer la Prusse. Le roi d'Angleterre, qui soulevait aussi des ennemis à la France, les achetait à tout prix; il avait besoin des secours de l'électeur, dans la grande alliance, et il fut un des premiers aie reconnaître ; le Danemark, qui ne craignait et n'enviait que la Suède, s'y prêta facilement. Charles XII, qui soutenait une guerre difficile, ne crut pas qu'il lui convînt de chicaner sur un titre pour augmenter le nombre do ses ennemis ; et l'Empire fut entraîné par l'empereur comme on l'avait prévu. Le roi de Pologne Auguste II, qui affermissait sa couronne sur sa tête, y souscrivit ; toutefois Frédéric III signa, le 8 juin 1700, à Cologne sur la Sprée, des reversâtes portant que sa nouvelle dignité ne préjudicierait en rien aux droits de la république, sur la Prusse royale ou polonaise ; que ni lui ni ses successeurs n'en dériveraient aucune prétention sur cette partie de la Prusse ; enfin, que les traités de Wehlau et de Bromberg, et nommément l'article 6, qui assurait à la Pologne la réversion de la Prusse ducale pour le cas de l'extinction des mâles issus de l'électeur Frédéric-Guillaume, resteraient dans leur force et vigueur. Ainsi se termina cette affaire, à laquelle il fallut une complication de circonstances aussi extraordinaires pour qu'elle pût réussir. Le prince Eugène dit en l'apprenant « que l'empereur devrait faire pendre les ministres qui lui avaient donné un conseil aussi perfide. » L'électeur Frédéric III quitta Berlin et arriva à Kœnigsberg. Dans la cérémonie du sacre il se mit lui-même la couronne sur la tête, prit le nom de Frédéric Ier, et créa en mémoire de cet événement l'ordre des chevaliers de l'Aigle-Noir (18 janvier 1701). Il était dans l'embarras pour se choisir un titre; serait-il roi de Brandebourg? ou roi des Vandales? II sentit que le nom de Prusse, tout à fait étranger à l'Allemagne et par son origine et par sa langue, ne lui convenait pas ; enfin la dernière idée prévalut, mais avec timidité, car il ne prit que le titre de rot en Prusse, et ce n'est qu'en 1772 que Frédéric le Grand prit le titre de roi de Prusse. La conscience du nouveau roi fut si inquiète vis-à-vis la Pologne et ses imprescriptibles droits, qu'il fit une nouvelle déclaration le 21 février 1701, par laquelle il s'engagea solennellement, lui et ses successeurs, à ne nuire jamais ni en aucun temps aux droits de la république. Le bon sens du peuple se révoltait contre cette royauté; aussi la reine Sophie-Charlotte, femme supérieure, dit un jour à une de ses dames : c Je suis au désespoir d'aller jouer en Prusse le rôle d'une reine de théâtre vis-à-vis de mon Esope. » Puis elle écrivait à Leibnitz, président de l'Académie de Berlin: t Ne croyez pas que je préfère ces grandeurset ces couronnesdont on fait ici tant de cas, aux charmes des entretiens philosophiques que nous avons eus à Charlotten-bourg. j Frédéric Ier s'abandonna, après son couronnement, au penchant qu'il avait aux cérémonies et à la magnificence, sans plus y mettre de bornes; à son retour dans le Brandebourg, il fit une entrée superbe à Berlin. La reine Sophie-Charlotte, si supérieure à son mari, mourut en 1705, et la cour porta le deuil. Avant sa mort on voulut introduire un ministre réformé dans son appartement : «Laissez-moi mourir, lui dit-elle, sans disputer. » Une dame d'honneur qu'elle aimait beaucoup fondait en larmes. « Ne me plaignez pas, reprit-elle, car je vais à présent satisfaire ma curiosité sur les principes des choses, que Leibnitz n'a jamais pu m'expliquer, sur l'espace, sur l'infini, sur l'être et sur le néant; et je prépare au roi mon époux le spectacle d'une pompe funèbre, où il aura une nouvelle occasion de déployer sa magnificence.» Sa curiosité voulait saisir les premiers principes des choses ; Leibnitz, qu'elle pressait un jour sur ce sujet, lui dit : « Madame, il n'y a pas moyen de vous contenter ; vous voulez savoir le pourquoi du pourquoi. > Dans la guerre que la Russie, la Pologne et l'Allemagne eurent à soutenir contre le roi de Suède Charles Xll, Frédéric Ier resta neutre; mais le passage et le voisinage de tant d'armées avaient porté la contagion en Prusse; la disette augmenta la violencede la peste.Le roi abandonna le peuple à son infortune; et tandis que ses revenus et ses subsides ne suffisaient pas même à son luxe, il vit périr malheureusement plus de deux cent mille âmes qu'il aurait pu sauver par quelques libéralités. Le prince royal, révolté de la dureté que son père marquait aux Prussiens, le supplia d'en avoir pitié; mais ces remontrances furent repoussées. Enlin il mourut le 23 février 1713. Frédéric-Guillaume Ier succéda à son père, et introduisit l'ordre et l'économie; il n'aimait pas l'ostentation des cours; il repeupla la Prusse ducale que la peste avait dévastée. Il lit venir des colonies de la Suisse, de la Souabeet du Palatinat ; c'est depuis surtout que la langue et les moeurs allemandes se propagèrent dansées contrées, et que la nationalité prusso-polonaise reçut de graves atteintes. Sur ces entrefaites, Frédéric-Auguste 11, roi de Pologne, décéda à Warsovie (1755). Lorsque la mort le surprit, il était occupé de vastes et perfides desseins pour la politique polonaise. Il pensait à rendre la souveraineté héréditaire en Pologne ; afin de parvenir à ce but, il avait imaginé le partage de cette république, comme moyen d'apaiser la jalousie des puissances voisines. Il avait besoin de Frédéric-Guillaume Ier pour l'exécution de ce projet; il lui demanda le maréchal de Grumbkow, afin de s'en ouvrir à lui. Le roi de Pologne voulut pénétrer Grumbkow, et celui-ci voulut également le pénétrer. Le roi était un buveur de première force ; dans un repas il chercha à enivrer le maréchal, et le maréchal chercha à l'enivrer : le roi succomba le premier, et le Prussien gagna une maladie dont il ne se releva jamais. Ce n'est donc pas sans raison que Voltaire a dit : Quand Auguste buvait, la Pologne était ivre. Cependant le roi Frédéric-Guillaume Ier fit semblant d'entrer dans les vues d'Auguste ; mais en sentant trop bien les conséquences, il se concerta avec les cabinets de Vienne et de Péters-bourg, pour les contrecarrer; ils convinrent d'exclure la maison de Saxe du trône de Pologne, et d'y placer le prince Emmanuel de Portugal; mais la mort, qui détruisit l'homme et le projet, fit envisager les affaires de Pologne sous un autre point de vue. Les deux principaux candidats au trône de Pologne furent Stanislas Leszczynski et Auguste III de Saxe; ce dernier eut le dessus à la suite des intrigues moskovites. Après une guerre provoquée par les événements, Stanislas se ré-fiigiaù Dantzig;mais, assiégé par les Moskovites, il se sauva à Kœnigsberg, à la faveur d'un déguisement, et Frédéric-Guillaume lui accorda sa protection. Frédéric-Guillaume mourut le 51 mai 1740, et laissa lé trône à son fils, connu depuis sous le nom de Frédéric II le Grand. Que les Brande-bourgeois l'appellent Grand, on le conçoit; mais pour les Polonais, Frédéric-Guillaume a été un homme fatal et qui sera toujours en haine à la Pologne. Depuis soixante ans les publicistes des différentes nations ont longuement discouru sur la part que chacun des cabinets de Berlin, de Pé-tersbourget de Vienne ont prise dans le partage de la Pologne. Les publicistes brandebourgeois défendaient Frédéric II; les écrivains moskovites défendaient Catherine II, et ceux de l'Autriche ont voulu voiler les turpitudes de Marie-Thérèse; mais le fait est que tous ces cabinets sont coupables au même degré. Cependant les publicistes de Berlin furent ceux qui relevèrent le plus la conduite de Frédéric, pour accuser Catherine, Marie-Thérèse et Kaunitz : ils ne savaient pas que Frédéric II lui-même leur porterait un démenti, quand il écrivit dans ses mémoires à propos du premier partage : « L'élection de Stanislas-Auguste Poniatowski, » et les succès de Catherine en Turquie, chau-» gèrent tout le système politique de l'Europe ; » une nouvelle carrière venant à s'ouvrir, il l'aI-j> lait être sans adresse, ou enseveli dans un en-t gourdissement stupide, pour ne point profiter » d'une occasion aussi avantageuse. J'avais lu la > belle allégorie de Bojardo; je saisis donc aux ^ cheveux l'occasion qui se présentait, et à force » de négocier, je parvins à indemniser notre » monarchie de ses pertes passées, en incorpo-» rant la Prusse polonaise dans mes anciennes » provinces. Cette acquisition était une des plus » importantes que nous pussions faire, parce » qu'elle joignait la Poméranie à la Prusse orien-» taie, et qu'en nous rendant maîtres delà Wis-» tule, nous gagnions le double avantage de pou-» voir défendre ce royaume, et de tirer des péa-» ges considérables de la Wistule, lout Je com-» merce de la Pologne se faisant par cette ri- LA POLOGNE 311 » vière. » Aussi, après avoir narré toutes les machinations qui accompagnèrent le partage, Frédéric eut la bonhomie de dire franchement : « Je » n'ai jamais trompé personne durant ma vie, » encore moins t rompe rai-je la postérité. » Est-ce clair? Quant aux moyens que Frédéric U employa pour nuire à la Pologne, nous citerons la narra-lion d'un ambassadeur anglais accrédité à la cour de Pétersbourg, et qui, passant par le Brandebourg, la Pologne et la Prusse, fut presque témoin oculaire des événements. « Tous les Polonais, dit Williams, ont reproché aux Prussiens de s'être comportés comme en pays ennemi, dès leur première entrée sur les terres de la république, et même d'avoir surpassé tout ce que les nations civilisées ont fait de plus cruel en temps de guerre : ne gardant aucune mesure, ils ne daignaient pas même cacher leurs vexations sous ces formes apparentes de justice, qui sont destinées à éblouir le vulgaire. »On acompte que le roi de Prusse enleva, en 1771, de la province seule de la Grande-Pologne et des cantons voisins, plus de douze mille familles, qu'il envoya avec leurs biens dans les sables stériles et déserts de ses domaines héréditaires. Il publia la même année un édit qui ordonnait, sous les peines les plus sévères, et même de punition corporelle, de prendre pour le paiement du fourrage, des provisions, du blé et des chevaux, etc., l'argent qui serait offert par ses soldats et ses commissaires. Les monnaies que donnaient ceux-ci étaient d'argent, portant l'empreinte de Pologne, et dont la valeur intrinsèque n'était que le tiers de leur valeur nominale, ou des ducats frappés en imitation des ducats de Hollande, mais qui valaient dix-sept pour centde moins. On acheta avec ces mauvaises espèces assez de blé et de fourrage pour nourrir l'armée prussienne pendant deux ans, et même pour remplir des magasins qu'on vendit ensuite aux habitants du pays : ceux-ci furent obligés de racheter du blé pour leur subsistance et de le payer en bon argent. Les commissaires de la cour de Berlin, par une injustice criante, refusaient les mêmes espèces qu'ils avaient obligé auparavant les Polonais à recevoir. Le roi de Prusse gagna sept millions de thalers (25,000,000 fr.) sur ce seul objet; car étant maître de la Wistule, il accapara tout le blé de Pologne destiné au ^marché de Dantzig; et les blés étaient alors fort chers en Allemagne et dansles pays voisins. » Les contributions qu'il imposa furent d'abord excessives, et il finit par les doubler et les tripler : il imposa des gabelles dont on n'avait jamais entendu parler, il exigea des sommes si considérables des abbayes, des couvents, des cathédrales et des nobles, que leu's habitants se sauvaient. » Les jeunes gens capables de porteries armes étaient d'ailleurs enrôlés de force dans les armées prussiennes. Ce qui paraîtra incompréhensible, on obligea chaque ville et chaque village à fournir un certain nombre de filles propres au mariage; les parents étaient obligés de leur donner en dot un lit de plume, quatre coussins, une vache, deux cochons et trois ducats d'or. Ces malheureuses s'en allaient ensuite peupler les domaines de la maison de Brandebourg. Un bourg du palatinat de Poznanie, avec un district, fut taxé, par le général Belling, à cinquante filles propres au mariage avec leurs dots. Enfin on voyait alors tous les chemins remplis de cette nouvelle espèce de contribution. Ainsi les enfants étaient arrachés des bras paternels,el les femmes forcées d'abandonner leur pays, leur religion, leur langue, leurs amis, et toutes les liaisons les plus chères de la vie, pour aller dans des pays éloignés épouser des hommes qu'elles n'avaient jamais vus, et vivre dans un état de haine mutuelle avec un peuple dont elles n'entendaient pas le langage. » Comme la Pologne ne voulait point reconnaître officiellement la royauté prussienne, ce ne fut qu'à l'époque de l'interrègne, en 1764, que Frédéric II arracha au primat Lubienski cette reconnaissance. A la suite de la bataille de Iéna, Napoléon transporta le théâtre de la guerre dans la Prusse orientale. Alors les Polonais, qui firent tant de sacrifices, contribuèrent puissamment à arracher leurs anciennes possessions au roi de Prusse ; mais par la paix de Tilsit (9 juillet 1807), Napoléon rendit à Frédéric-Guillaume 1H et la Prusse orientale et la Prusse occidentale, et ne forma qu'un petit duché de Warsovie. Après la révolution du 29 novembre 1830, les habitants des deux Prusses assistèrent de leurs vœux aux succès des Polonais; mais jugeant mûrement la conduite des chefs civils et militaires qui siégaient à Warsovie, et voyant qu'il n'y avait rien ù espérer, ils ne secoururent pasjes Polo- nuis, mais dans une supplique respectueuse, ils implorèrent la justice du roi contre les Russes. Cette noble démarche est due au sénat et aux magistrats de Kœnigsberg. La partialité avec laquelle le cabinet de Berlin embrassait la cause de celui de Saint-Pétersbourg devint ostensible dès que les Moskovites, désespérés, cherchèrent à transporter le théâtre de la guerre sur la rive gauche de la Wistule. Le généralissime des armées polonaises adressa, le 19 juin 1851, une lettre au roi de Prusse, en lui dénonçant la conduite des autorités de la Prusse orientale et occidentale; il ne reçut point de réponse. Celte conduite révolta tellement les bons Prussiens, qu'en leur nom les magistrats de Kœnigsberg firent au roi, en date du 4 juillet 1831, l'adresse suivante : « Sire, le dessein de préserver notre province du cholëra-morlms a donné lieu à des restrictions bien sensibles pour notre commerce; ce n'est que du côté de la Pologne que le commerce n'est pas interrompu, dans le seul but d'approvisionner l'armée russe. Une boulangerie a été établie à Kœnigsberg pour fournir du pain aux Russes ; des bateaux russes naviguent sur la Wistule; ce sont là les seules causes des ravages que le choiera fait dans la ville de Dantzig et dans ses environs. » Bien plus, la commission nommée par Votre Majesté pour nous préserver du choiera vient de proposer au gouvernemcntd'ouvrir aux Russes le port de Pilau et toutes les communications avec la haute Wislule. La commission va jusqu'à demander que les nattes d'écorce d'arbre qui contiennent de la farine pour les Russes puissent traverser notre province, bien que ces nattes soient du nombre des objets Iesjplus exposés à la contagion. »Les bateaux russes peuvent sans aucune difficulté entrer en communication avec d'autres navires et avec les habitants cle la côte. Bientôt notre ville, les bords du Prégcl, empoisonnés par le choléra, seront évités par les navires étrangers, notre commerce sera nul. Que deviendront notre ville, notre province? De quelle utilité le commerce avec l'armée russe peut-il être pour nous, s'il nous prive de toute relation avec les autres partiesdei'étranger? Mais il ne s'agit pas seulement du commerce ; la vie de tous les habitants de la province est menacée par ces communications qu'on entretient avec les Russes. » Sire, au nom de la ville, au nom de la pro- vince, nous nous adressons à la grâce de Votre Majesté. Qu'elle ne nous considère pas encore comme entièrement perdus, qu'elle daigne sauver ce qui est encore à sauver; qu'elle défende ce commerce pernicieux avec les pays occupés par l'armée russe, infectée par la terrible maladie; qu'elle daigne ordonner du moins que ce commerce ne puisse avoir lieu désormais que sur les routes déjà infectées! » C'est avec respect, avec confiance, que nous adressons celte prière à Votre Majcslé. Non, Sire, nous ne vous implorerons pas en vain ; vous écoulerez la prière de vossujels, qui ne cessent d'appeler sur vous la bénédiction de celui qui est place plus haut que tous les rois » Le gouvernement national de Pologne publia de son côté, le 14 juillet, un manifeste contre la Prusse, et le 16 du même mois, il adressa une longue note officielle au cabinet de Berlin, où il résumait les faits et les griefs de la Pologne. Le gouvernement français fit remettre au comte de Flahaut, son ambassadeur à Berlin, une note en faveur des Polonais, dans laquelle on insinuait que l'Europe marchant vers la démocratie, il serait de l'intérêt de la Prusse d'aller au-devant de cet avenir, plutôt que de se laisser entraîner par le torrent. Le cabinet de Berlin fil la réponse suivante ; « La Prusse déclare que, dans la question entre la Pologne et la Russie, elle n'est pas neutre, qu'elle ne l'a jamais été; que les agents polonais à l'étranger avaient seuls essayé d'établir ce fait ; que la Prusse désire que les Russes triomphent; qu'elle emploiera tous les moyens qui sont en son pouvoir poury contribuer ; qu'elle se croit tout à fait en droit de faire passer à l'armée russe des munitions de toute espèce, des vivres, etc. ; et que la situation dans laquelle elle se trouve est Y inactivité, mais jamais la neutralité; qu'elle ne considère les Polonais que comme des sujets révoltés contre leur souverain, et un souverain le bon et fidèle allié du roi de Prusse ; que si la Pologne reconquérait son indépendance, elle voudrait reprendre le grand-duché de Posen, Thorn et Dantzig ; que d'ailleurs ce serait un gouvernement où prévaudrait la souveraineté du peuple, principe dangereux pour tous les voisins; qu'enfin il est possible que dans dix ans il n'y ait plus en Europe un seul gouvernement qui ne soit basé sur la souverainelé du peuple; mais que ce n'est pas aux rois à faciliter ce changement. » Tels sont les faits et les souvenirs historiques qui se rattachent à ces contrées. Le passé et le présent répondront de l'avenir ; et lorsque toutes les parties de l'ancienne république polonaise se réuniront de nouveau, la patrie reconnaissante n'oubliera pas ceux qui lui furent dévoués aux jours de malheurs et de calamités ! Abordons maintenant la description de la capitale de la Prusse orientale. KOËNIGSBERG. Krolewieç en polonais, Karalauczuge en litvanien, Regiomonlum en latin, et Kœnigsberg en allemand, est situé sur les deux rives du Pré-gel, vers son embouchure dans le Frisch-îlaff, par 54° 42' 12" de latitude, et 18° 1) 0" de longitude. L'ordre Teutonique, étendant sa domination dans ces contrées, voulut subjuguer tous les Prus-siens-Samlandais. Pour mieux réussir, ils invitèrent Przémyslas III, nommé Oltokar, roi de Bohème, à les aider. Ce dernier, à la tête d'une force considérable, s'arrêtant, en 1254, sur les bords du Prégel, conseilla aux chevaliers d'élever un château fort; et en effet, Konrad, landgrafde Thuringe, cinquième grand-maître des Teutoniques, commença les travaux, et Kœnigsberg prit naissance : son nom signifie la montagne du roi,en souvenir de Przémyslas. En 1257, un château de briques et de pierres remplaça celui de bois, et dans les siècles suivants il fut augmenté, fortifié et embelli. Les remparts de la ville, construits en 1626, avaient une circonférence de trois lieues; ils étaient entrecoupés de trente-deux ravelins, et percés de huit portes avec barrières. Kœnigsberg consiste proprement en trois villes jointes ensemble : on les nomme Altstadt, tœbenicht et le Kneiphof. Les deux premières sont situées dans le Samland et la troisième dans la province de Nalangen : à cela il faut ajouter le fort de Frédéricsbourg et quatorze faubourgs. Le faubourg de Steindamn est le mieux bâti. C'est là que se trouve la plus ancienne église de Kœnigsberg, laquelle fut bâtie en 1255 <~'t appartient à la communauté polonaise. Le Lœbenicht a commencé avec le xme siècle ; il s'appelait autrefois Nowe-Miaslo ou Neus-tadt ; là se trouve l'hôtel-de-ville. En 1764, cette partie de la ville fut détruite presqu'en-tièrement par l'incendie. Le Kneiphof est la plus moderne des trois vil- les, et son origine date de l'année 1524; elle est bâtie dans une île formée par le Prégel, et ses bâtiments sont sur des pilotis d'aulniers, que le temps a rendus aussi durs que le fer. Parmi ses édifices on remarque la cathédrale, que le duc Ludérus fit, en 1352, transférer de la vieille ville dans l'emplacement actuel ; l'orgue de pelle église bâtie, en 1721, compte cinq mille tuyaux. Non loin dcjla cathédrale est l'université, fondée en 1544 par le markgraf Albert, sous les auspices des rois de Pologne Sigismond Ie1' et Sigismond-Auguste,el l'université de Krakovie fournit à celle de Kœnigsberg bon nombre d'hommes savants. Cette université s'appelle tantôt Regio-montana, du nom de la ville, tantôt Àlbertina, du nom de son fondateur, et tantôt Pregelana, de la rivière du Prégel. La Bourse est contiguë au Pont-Vert, bâti sur le Prégel ; c'est un beau bâtiment reconstruit en 1729. Le château de Kœnigsberg représente un parallélogramme rectangle ou carré long. Sa place intérieure a 280 pieds de longueur sur 150 de largeur. Elle possède une église évangélique, une bibliothèque, des tribunaux, des archives. On y remarque une salle appelée Salle moskovite, qui a 274 pieds de long sur 59 de large. Dans la partie septentrionale se trouve une salle tout incrustée d'ambre. La chancellerie secrète avec ses archives possède des matériaux très-précieux pour l'histoire de Pologne. A l'extrémité de la partie méridionale est la grande tour du château, sur laquelle on monte par 284 degrés. On découvre de sa sommité toute la ville, ses environs et le golfe de Frisch-llalï. Le fort de Frédéric fut construit, en 1657, devant le KneiphofT, au confluent des deux bras du Prégel. Il forme un carré ceint de larges fossés remplis d'eau et du Prégel, qui reçoit en cet endroit les eaux d'un étang appelé Kupferteich. Ce fort renferme une église et un arsenal. Parmi les monuments, ou remarque une statue en bronze de Frédéric Ier, élevée sur un piédestal de marbre vert. C'est le roi Frédéric Guillaume III qui la fit faire, et elle fut posée le 18 janvier 1801, le jour du cenliniversaire de la prise du litre royal par l'électeur de Brandebourg. Le célèbre philosophe Kant habitait et mourut en 1804 dans une maison qui n'est pas très-éloignée du château. La ville n'a commencé à être éclairée qu'en l'année 1751. Kœnigsberg a toujours été une des principales villes maritimes et de commerce, et était autrefois comptée parmi les villes anséaii-ques. Son commerce est considérable ; il est favorisé par le Prégel, qui porte de gros vaisseaux. La ville est habitée par des réformés allemands, anglais, hollandais, français, polonais, ei un grand nombre de Juifs. La langue polonaise et lilvaniennc y est assez répandue. On y compte onze temples luthériens, deux calvinistes, deux églises catholiques et une synagogue. Le roi Stanislas Leszczynski s'y tint caché de- puis 1754 [jusqu'en 1736. En 1758, la ville fut occupée par les Moskovites: c'était du temps de la guerre de sept ans. En 1807 et en 1812, Napoléon y établit son quartier général. En 1851, plusieurs Polonais distingués s'y réfugièrent, parmi lesquels se trouvait le colonel Charles Przezdziecki. Ce bon citoyen, abandonnant une grande fortune, persévéra jusqu'à la dernière extrémité dans son attachement à la cause nationale ; il repoussa l'amnistie du tzar, et mourut en cette ville le 10 avril 1852, entouré de l'estime et du respect de ses compatriotes. La population de Kœnigsberg, en 1856, était de 65,000 âmes. antonin, PAVILLON DE CHASSE DES RADZIWILL, dans la grande-pologne. Sur les bords de la Barycza (Bartsch), qui se jette dans l'Oder, s'élève la ferme de Przygo-dzice. Elle était située autrefois dans le palatinat de Kalisz, mais depuis 1815 elle se trouve enclavée dans le district d'Odolanow (Adelnau), grand-duehé de Posen, sur la roule qui mène d'Ostrow à Ostrzeszow (Schildberg). Toute la contrée est boisée et remplie de gibier; le prince Antoine Radziwill, gouverneur général du grand-duché, au nom du roi de Prusse, passait une partie de l'année dans ses propriétés de Przygodzice et se livrait au plaisir de la chasse. Il aimait tant ce site, qu'il conçut le projet d'y faire construire un pavillon de chasse. H s'adressa aux meilleurs architectes, on lui présenta des dessins, mais celui de Schin-kel de Berlin eut la préférence. Rien de plus élégant et de plus beau que ce pavillon. Le bâtiment est en bois, mais construit avec une solidité parfaite; il présente un octogone, auquel viennent aboutir quatre pavillons. La salle du milieu, éclairée par des croisées, embrasse la hauteur de trois étages, et tout autour sont des triples galeries. La toiture est soutenue par une colonne, et dans l'intérieur est un tuyau de cheminée. Ce pavillon, si riche d'architecture, si plein de luxe à l'intérieur, est placé dans un site pittoresque ; des pins et des sapins l'ombragent. Les pavillons attenants au bâtiment principal servent de chambre à coucher; c'est là aussi que se trouvent la bibliothèque et le musée. Des meubles élégants, des porcelaines, des cristaux, des glaces, des tableaux ornent ce délicieux séjour. Les plafonds et les parquets sont d'un travail admirable. On voit au sommet de l'édifice une coupole octogone, d'où s'échappe une flamme de plusieurs couleurs. Les ouvriers ont travaillé à ce pavillon depuis 1821 jusqu'à l'année 1826. Les frais ont monté à 50,000 écus de Prusse (117,000 fr.). pologne GÉOGRAPHIE, STATISTIQUE. NOTICE GÉOGRAPHIQUE, STATISTIQUE ET HISTORIQUE sur la «.iu\l»i; et l4 petite pologne. LA MAZOVIE ET LA rODLAQTJIE. § Icr.—Géographie, climatologie, hydrographie. Dans l'article consacré aux Terres Russiennes (t. II, p. 81), on voit, par les divisions politiques de ces contrées, qu'elles faisaient partie de la Petite-Pologne ; nous avons retracé leur géographie et leur statistique. Aujourd'hui nous nous arrêterons exclusivement aux palatinats qui formaient proprement la Petite ou la Haute Pologne (Malo-Polska), la Grande ou la Basse Pologne (Wiclko-Polska), le duché de Mazovie (Mazowsze) et la Podlaquie (Podlasie). Ces provinces sont situées entre 15° 21 50" de longitude orientale du méridien de Paris, et 4-9» 53 50'' de latitude nord. La chaîne des Karpates forme leurs frontières au sud; les terres russiennes et la Litvanie à l'est, la Prusse au nord, et la Poméranie, le Brandebourg et la Silésie à l'ouest. Leur étendue est de 1450 milles carrés; la population monte à 0,500,000 âmes. Le terrain, montagneux aumidi, descend avec la Wistule et l'Oder vers la Baltique, et à mi-chemin forme une plaine immense, rarement variée par des monticules et les hauts bords des rivières qui se sont creusé leurs lits dans la plaine. Le pic de Lomniça, la plus haute montagne des Karpates, a 9,000 pieds d'élévation au-dessus de la mer Baltique (voyez la description des Karpates, t. I, p. 418); la ville de Krakovie, couchée au pied des ces hauteurs, n'est qu'à 648 p. au-dessus de la même mer, Warsovie à 550, Thorn à 92, et Dantzig à 45. Les émi-nences qui dominent le pays entre 50° et 51° de latitude, dans la région nord-ouest de la Wistule, sont de 1900pieds à la Montagne-Chauve (Lysa-Gora), de 1225 à Miedziana-Gora, près de Kielçé, et de 1477 à Ogrodzienieç, à 2 milles (près de4 lieues) au nord d'OIkusz. Mais la ville de Slupianowa, située au pied de Lysa-Gora, n'a que 863 pieds d'élévation; Kielçé est à 806, Olkusz TOME II, à 982 pieds au-dessus de la mer. Les villes se trouvent dans une plaine, et c'est par elle qu'on doit mesurer la hauteur du pays. Le climatde la Pologne est froid,sans être rigoureux. Si les Karpates interceptent la chaleur qui vient du midi, les bois do la Prusse et de la Litvanie défendent le pays du froid intense du nord et de l'est. La température moyenne pendant toute l'année à Warsovie est -f- 6° Réau-mur, à Krakovie 7 4/5, et à Wilna -f- 4 4/5. Pourtant ce terme moyen varie quelquefois; il arrive que le froid et la chaleur prédominent alternativement à certaines époques ; par exemple, en 1779, 1785 et 1797, la température moyenne à Warsovie était de-f- 7°, tandis qu'en 1785 et 1805 la chaleur ne montait qu'à 4 degrés, et en 1799, l'année la plus rigoureuse, elle ne montait qu'à 5 1/2, Les observations météorologiques faites à Krakovie par notre célèbre astronome Jean Sniadeçki ont démontré que la température parcourt 55° de Réaumur, depuis 24° de froid jusqu'à 29° de chaleur. La plus grande chaleur à l'ombre est de 28°, au soleil de 40°, et la terre, réchauffée par ses rayons, de 48°. Le froid en 1799, mois de février et de décembre, fut de 26° 1; le 10 janvier 1820, 25° d'intensité. Ordinairement il est de 12 à 18°; rarement le froid dépasse — 24°. L'année est partagée en deux semestres, celui d'été et celui d'hiver. Le semestre d'été commence le 20 avril, et le semestre d'hiver le 20 octobre. La température moyenne de la première partie est de 11° i de chaleur : au commencement et à la lin de la saison, 6° ; au milieu, à peu près vers le 20 juillet, -h 15°. Dans la seconde, partie, c'est à-dire dans la saison d'hiver, la température moyenne est d'un demi - degré de chaleur : au commencement et à la fin il y a, comme dans la saison d'été, -f-6°, et, en approchant le 20 janvier, — 5». L'humidité la plus crande est dans les mois d'automne et d'hiver, 104 L'étéordinaîrementest doux, malgré les averses et les tempêtes qui ruinent parfois l'espoir des paysans. Sur 505 jours de l'année, il y a 56 jours pluvieux, 146 couverts et 185 de beau temps; la proportion est 1, 4, 5. Les neiges tombent en Pologne depuis le 5 novembre jusqu'au 5 avril. La fonte des neiges s'opère vers le milieu du printemps, en mars et avril ; c'est alors que la Wistule déborde et submerge les champs riverains. L'autre accroissement des eaux provient des grandes pluies du mois d'août. Les vents les plus fréquents sont du sud et du sud-ouest ; ils appor* tent la chaleur et l'humidité. Les vents du nord et de l'est sont froids et secs. La Wistule et la Warta forment deux artères qui absorbent dans leurs lits toutes les eaux du pays. La Wistule porte directement ses eaux dans la mer Baltique; la Warta est tributaire de l'Oder, qui tombe dans la même mer. La Wistule a sa source sur le versant occidental des Karpates, dans la haute Silésie, duché de Cieszyn (Teschen), près d'un village nomméBa-ranki, à 2,000pieds au-dessus de la mer Baltique. D'abord c'est une cascade qui jaillit du rocher, puis un ruisseau rapide roulant ses eaux dans un lit serré et pierreux qui va se perdre dans la plaine. Al'embouchure de la Przemszaoù,elIe l'atteint pour entrer dans la Petite-Pologne, son lit est déjà large de 25 pieds et s'élève à 750 pieds au-dessus de la mer; la Sola, autre rivière, l'élargit à 40 pieds, la Skawa à 42, la Raba à44, le Dunaïeç à AS, et l'embouchure du San à 170. Le pont sur la Wistule à Warsovie a 1578 pieds de longueur ; mais la largeur moyenne du fleuve entre Sandomir et Torun (Thorn) n'a que 1500 pieds. La Wistule est navigable dès son entrée dans la Petite-Pologne; entre Zator et Sandomir,de 6à 6° , les bateaux portent 500 quintaux. A Warsovie les eaux ont de 9 à 19 pieds de profondeur, selon la saison. La longueur de son cours est de 450 milles (près de 500 lieues) ; elle traverse 5°. Le bassin de la Wistule s'étend sur 5,664 pieds carrés selon Hoffman, sur 5,580 selon Liechtenstern, et sur 3,578 selon L. de Zedlitz Neukirch. Plus de 120 rivières et ruisseaux lui apportent le tribut de leurs eaux : nous nommerons les principaux, en faisant remarquer leur importance industrielle et commerciale. La plupart des rivières qui descendent des Karpates sont flottables : la Sola, la Skawa, le Poprad et le Dunaïeç sont de ce nombre. La première des rivières navigables est la Wisloka, qui, sur 18 milles de parcours, en a 6 milles flottables et 6 navigables. Le San est la dernière rivière ; elle arrive des Karpates, et vient à la Wistule, car le Dniester a presque la même source, et porte ses eaux à la mer Noire, traverse46milles du pays; le Dniester est flottable dans un espace de 15 milles, et navigable sur 28 milles. Les affluents des Karpates grossissent rapidement les eaux de la Wistule à l'époque de la fonte des neiges, et apportent dans son lit une énorme quantité de sable, de grès, de caillous, et des blocs de granit qu'ils arrachent aux flancs des montagnes. Viennent ensuite à la rive droite les eaux qui s'échappent du pays, plutôt marécageux qu'élevé de l'est. Le Wieprz avec la Tysmieniça, après 50 milles de voyage, se jette dans la Wistule au-dessous de Pulawy; le Bug se joint avec la Na-rew, et arrive à la Wistule en face de Modlin. La Narew, qui part de la forêt de Bialowieza, parcourt 55 milles d'un terrain boisé, et emporte plus de seize rivières et ruisseaux. Son lit, peu incliné et peu profond, s'étend sur les prairies, dans les broussailles, et forme des marais considérables. La Drwença, sur la frontière prussienne, est la dernière que nous rencontrons dans le pays dont nous faisons la description. Elle a 25 milles de longueur. Le coteau occidental du bassin de la Wistule présente des rivières de moindre importance, quoique navigables. La Nida, rendue navigable, traverse un pays d'une beauté ravissante, et très-fertile en céréales. La Kamionka a été canalisée pour le transport des produits minéraux des environs de Kielçé, et pour activer les machines. La Radomierza ou Radomka, navigable, et la Bzura, flottable ; l'une dans le palatinat de Sandomir, et l'autre dans le palatinat de Mazovie, arrosent des contrées boisées et tant soit peu marécageuses. La Piliça, qui interpose son lit considérable entre ces deux rivières, décharge ses eaux près de Mniszow (palatinat de Sandomir), après 50 milles dejeours. Elle prend sa source à 8 milles au nord de Krakovie, dans le même plateau d'où découle la Warta, qui court vers l'est. La Piliça borde un pays de montagnes qui présente un aspect pittoresque. La Warta, qui constitue le bassin occidental, et dont les affluents appartiennent exclusivement à la Grande-Pologne, vient du palatinat de Krakovie ; sa source est près de la ville de Kro-molow, à 2 milles à l'ouest de la Piliça. Elle a 104 milles de cours, et perd ses eaux dans l'Oder, en face de la ville de Koslrzyn (Custrin), dans le margraviat de Brandebourg. Sa direction est au nord-ouest. Sa largeur moyenne est de 450 pieds. A son embouchure elle est de 000 pieds ; sou bassin a 831 m. c. d'étendue. Le lit de la Warta n'est pas régulier ; elle déborde et submerge les champs environnantsà la crue des eaux ; dans son trajet elle forme des lacs considérables; des îles s'élèvent à sa surface et possèdent des colonies agricoles. Les affluents de la rive droite sont la Czarna, qui vient du palatinat de Sandomir ; le Ner, rivière flottable ; et le Noteç (Nelze), qui joint la Warta dans le margraviat, en avant de Landsberg.Celte dernière rivière prend sa source dans un lac à 5 milles au nord du lit delà Warta. Elle court d'abord au nord, par une suite de lacs nombreux, jusqu'à la hauteur de Bydgoszcz (Bromberg), où elle prend la direction de l'ouest, et traverse des contrées boisées et marécageuses. Sa longueur est de 30 milles. Le Noteç est essentiellement navigable, et régularisé dans son lit depuis sa jonction avec la Wistule, par le moyen d'un canal de 4 m. ; et la rivière la Brda (Brahe), qui vient de la Prusse Poméranicnne. La rive gauche reçoit Liszwarta, qui est à peine flottable; la Prosna et Y Obra. La Prosna n'est pas flottable par sa position géographique. Elle sert aujourd'hui de ligne de frontière entre le royaume de Pologne et le duché de Posen. Sa source est prèsde Wiélun. Elle a 24 milles de long et un lit peu profond ; la crue de ses eaux dévaste les environs. Depuis quelque temps on travaille au dessèchement des marais où coulait l'Obra : au moyen des canaux on est parvenu à les changer en prairies et en pâturages fertiles. L'Obra prend sa source près du village du même nom, à un mille au nord de Kozmin, et tombe dans la Warta au-dessous de Skwierczyna (Schwerin). Outre les rivières principales des deux bassins de la Grande et de la Petite Pologne, il y a une foule considérable de ruisseaux qui parcourent dans tous les sens les contrées que nous décrivons. Leur peu d'importance nous empêche de les nommer. Nous parlerons du système de navigation, il nous importe de préciser la liaison de ces rivières par les trois canaux qui les joignent, quatre fois à la Baltique et une fois à la mer Noire. Un de ces canaux est celui d'Augustow, qui joint la Nareio avec le Niémen; le Niémen communique par un autre canal avec la rivière de la Win- dawa,qui jette ses eaux dans la mer Baltique, près de la ville de Windawa ; c'est la première issue. La seconde est à l'embouchure du Niémen, dans le Kourisch-Haff, qui joint la mer près de Klay-peda (Memel); la troisième par la Wistule elle-même, au-dessous de Dantzig, et la quatrième par l'Oder, qui jette ses eaux à Stettin. Cette dernière communication est facilitée par le canal de Bygdoszcz (Bromberg), que nous avons mentionné en parlant du Noteç. Ce canal appartient au grand-duché de Posen et rentre dans nos limites, tandis que le canal d'Augustow, quoique appartenant au royaume acluel de Pologne, reste sur la frontière de l'ancien grand-duché de Litvanie. 11 en est de même pour le canal de Windawa, creusé au delà du Niémen. Quant au canal de Bydgoszcz, il a 4 milles de longueur et 50 pieds de largeur. Dix écluses égalisent le trajet. Sa construction, commencée en 1772, dura pendant deux ans, et coûta au pays 1,200,000 florins. Son entretien annuel s'élève à 50,000 florins, mais ses revenus montent à 106,800 florins. Le quatrième canal que nous avons mentionné se trouve près de la ville de Brzest-Litewski, dans le gouvernement actuel de Grodno, et il s'appelle canal de Muchawieç ; anciennement on le nommait canal de la République, pour le distinguer du canal d'Oginski, fait aux frais d'un particulier, et qui se trouve un peu plus loin. Le canal de Muchawieç joint le Bug avec le Prypéç, qui verse ses eaux dans le Dnieper, tributaire de la mer Noire. Depuis des siècles on projette de canaliser plusieurs rivières dans la Petite - Pologne, pour faciliter le commerce. Tels sont d'abord le Dniester qu'on devait joindre avec le Bug, par la Werczniça el le Peltew, près de Léopol; ensuite le Bug, qu'on se proposait de joindre avec le Wieprz, entre Tomaszow et Kryniça; et enfin le San avec le Dniester, par le moyen de la rivière Wyznia, entre Przemysl et Sambor. Une autre entreprise plus gigantesque devait s'opérer à l'ouest : nous voulons parler de la jonction de la Wistule avec l'Oder et le Danube. Un canar qui partirait de la Wislule à Dwony, dans les confins occidentaux de la Pologne, irait jusqu'à Bilsk (Bielitz), à 4 milles de distance ; de là il se prolongerait en Silésie, en aboutissant d'abord à l'Oder, qui finit vers le nord, et puis à la Morawa, qui se jette vers le Danube. L'idée conçue au commencement du siècle passé ne fut mise en projet qu'en 1809. On calcula qu'il fallait deux mille ouvriers pour exécuter les travaux dans l'espace de quatre ans, et que les frais auraient monté à 2,500,000 florins, monnaie conventionnelle. La guerre de 1809 priva l'Autriche de la moitié de ses possessions polonaises; ce qui fit négliger ce plan, qui peut-être ne fut dressé que pour leurrer les habitants par les grands profits qu'ils devaient tirer en restant sous la domination de Vienne. Un autre projet consistait à joindre, sur les hauteurs des Karpates, le Poprad, qui tombe dans la Wistule, avec la Waga, qui court vers le Danube. Le plan fut préparé par l'ingénieur Le-maire. La difficulté de cette navigation, les dépenses énormes qu'exigeait l'exécution de ce plan, et le peu de commerce qu'il aurait soutenu, firent négliger le projet. Tel est l'état actuel des rivières dans nos contrées : beaucoup de travaux entrepris sur divers points ont en vue le perfectionnement du système de navigation; mais tous ces efforts s'annulent à cause de la dénaturalisation des frontières. Il nous reste à parler des lacs et des marais. Dans les palatinats de Lublin, de Podlaquie, et dans l'arrondissement de Bialystok, les marais se prolongent sur une grande étendue. Les lits bas des rivières et la négligence de l'administration concourent à cet éta t de choses au détriment desintérêts et de la salubrité du pays. Nousavons déjà parlé du dessèchement des marais de l'Obra ; nous devons ajouter qu'on fit la même chose avec les marais de Bzura, de Lenczyça, où un esprit malin, selon la tradition, nommé Boruta, noyait les ivrognes. Les lacs sont nombreux dans la partie nord-ouest du duché de Posen, de Kuïavie et du palatinat de Ploçk. Le lac Goplo, qui semble avoir appartenu jadis à la mer Baltique, tient la première place. Il a 5 milles de long sur 1/2 de largeur; il concourt à former le Noteç. D'autres lacs ont peu d'importance, et se prolongent par la Prusse vers la mer. Ces lacs abondent généralement en poissons excellents. § IL —La Grande - Pologne ; sa division ancienne, son état actuel ; le terrain , l'agriculture, l'indu* trie, les villes. Le pays de la Grande-Pologne se divisait anciennement en trois provinces distinctes, qui conservèrent jusqu'à nos jours leurs armes et leurs dénominations. La première est la province de la Grande-Pologne, qui prit sous son égide les deux autres, sans leur ravir leurs droits, leurs lois et leurs honneurs. Cette province se composait des cinq palatinats qui suivent : Le palatinat de Poznanie avec les districts (powiaty) a de Poznan (Posen), b de Kosciany (Kosten), c de Walecz (Walentz), d la terre de Wschowa (Fraustadt), e la starostie de Drahim (Draheim). Le palatinat de Kalisz avec les districts a de Kalisz, c de Konin, b de Pyzdry (Peisern), d de Kcenia (Exin). Le palatinat de Gnienzo (Gnèzne), district de Gniezno et de Naklo. Le palatinat de Sie'radie avec les districts a de Siéradz, c de Szadek, b de Piotrkow, d de Radamsk, e la terre de Wielun. Le palatinat de Ljenczyça avec les districts : a de Lenczyça, c de Orlow, b de Brzeziny, d de Inwlodz. La seconde province est celle de Kuïavie, qui conserve son nom encore aujourd'hui ; elle était composée du palatinat de Brzesc en Kuiavie, avec les districts a de Brzest, c de Przcdecz, b de Kowal, d de Kruswiça, e de Radzieïow. Le palatinat d'Inowloclaw, qui formait jadis la principauté de Gniewkow, se partageait en deux districts, celui dTnowloçlaw et de Bydgoszcz (Bromberg) ; Et la terre de Dobrzyn, qui fit plus tard partie de la Masovie. La Masovie (jadis partagée en trois duchés, celui de Ploçk, de Warsovie et de Czersk) forme la troisième province, qui se divise en trois palatinats. Le palatinat de Masovie avec dix terres : a de Czersk, f de Wizna, b de Warsovie, g Liw, c de Wyszogrod, h Lomza, d de de Zakroczym, i Zambrow, e de Ciechanow, k Nur. Le palatinat de Ploçk, six districts: a de Racionz, d de Sierpsk, b de Plonsk, e de Szrensk, c de Biélsk, f de Mlawa; Et le palatinat de Rawa avec les terres : a de Rawa, b de Goslyn, c de Socharzew. La division du territoire a subi, depuis 1772, des changements graves et qui méritent explication, pour l'intelligence de l'histoire. En 1772, le cabinet de Berlin s'empara de la Prusse polonaise, en laissant libres les deux grandes villes de eelte province (Thorn et Dantzig), mais il entrava le commerce ; il prit un morceau de la Grande-Pologne qui était sur la rive gauche du Noteç, et il l'appela Prusse. En 1793 il alla plus loin, il envahit les palatinats de Posen, de Kalisz, de Siéradz, la Kuiavie, les palatinats de Plock, de Lenczyça et de Rawa, dans la Masovie, et le district de Czcnstochowa, dans la Petite - Pologne : total 1061 m. c, et un million cent trente-six mille habitants ; deux cent cinquante villes et huit mille deux cent soixante-quatorze villages. Cette rapine fut appelée Prusse méridionale. En 1795, le même cabinet poussa les frontières jusqu'au Bug, au Niémen et à l'embouchure de Piliça, s'empara du reste de la Masovie, d'une partie de la Litvanie et de la Podlaquie ; Warsovie et Bialystok complétèrent la Prusse méridionale ; Niémirovv sur le Bug devint le point de réunion entre les trois spoliateurs. En 1807 Napoléon forma d'une partie de la rapine prussienne le grand-duché de Warsovie, détacha" la province de Bialystok dans la Podlaquie, en faveur de la Russie, alliée du roi de Prusse, et conserva à ces derniers la partie de la Prusse polonaise, an delà deGrudzionz, ville forte; mais en revanche, ildétacha delà Prusse et adjoignit au duché de Warsovie l'ancien palatinat de Chelmno (Culm) avec Thorn : total 1800 m. c. Dantzig fut déclarée ville libre. La Wistule devint aussi libre pour la navigation. Le grand-duché de Warsovie fut organisé en départements do Posen, de Kalisz, de Bydgoszcz, de Ploçk, de Warsovie et de Lomza.En 1809 on ajouta 900 m. c, avec les départements de Krakovie, de Radom, de Lublin et de Siédlçé : total 2,700 m. c. et cinq millions d'habitants. En 1815, on fit des départements de Posen, de Bydgoszcz et de la moitié de Kalisz, le grand-duché de Posen; on restitua à la Prusse orientale la partie de Culm, et du restant du grand-duché de Warsovie, excepté la ville de Krakovie, qu'on a dit libre, et de Wieliczka, qu'on réunit tout à fait à l'Autriche, on créa le royaume de Pologne avec une Charte constitutionnelle. Cet état de choses dure encore de nos jours, quant à la division territoriale. C'est en se fondant sur les données statistiques de l'époque actuelle, que nous formerons le tableau statistique de la Grande-Pologne, dans l'étendue qu'elle avait lors du premier démembrement, en 1772. Yoici ce tableau : 1. Le duché de Posen. . . 2. LepalatinatdeKaIisz,moins le district de Czcnstochowa...... 5. Le palatinat de Masovie. 4. Celui de Ploçk. . . . 5. L'arrondissement de Lom- za dans le palatinat d'Augustow ..... 6. Les districts de Wengrow et de Garwolin dans le palatinat de Podlaquie. 556 1,152,298 268 546 501 75 49 352,029 668,318 470,440 151,908 68,972 1575 5,044,765 Nous devons ajouter, pour l'intelligence de l'histoire, que les nos 1 et2 constituent la Grande-Pologne proprement dite, avec une partie de la Kuiavie; les numéros suivants présentent le reste de la Kuïavie et toute la Masovie. Ce pays présente un terrain d'alluvion, dans lequel la seule Kuïavie est comme une oasis fertile au milieu des sables. Il y a çà et là des terrains gras et favorables à l'agriculture, mais en général la nature y est rétive, et exige beaucoup de soins. La terre ne rend que quatre ou cinq grains pour un. Les bois y sont clair-semés; les bruyères prédominent. Toutes les forêts sont très-mal aménagées. Dans le grand-duché de Posen, les bois occupent 1/8 du territoire; dans le royaume de Pologne 1/5. Dans les anciens temps, les forêts de Sleszyn, Murzynow, Strzemech, Kurnik, Opalenice, Krotoszyn, Orpiszow, Kampinos, Ostrolenka, Lomza, étaient d'une grande étendue. De nos jours leur importance diminue sensiblement ; il faudrait pourtant éviter de les trop éclaircir : le climat du pays conseille de ménager les combustibles. Le chêne polonais (celui surtout de Krotoszyn et d'Orpiszow) était et est recherché aux marchés de Dantzig et à Stettin pour les constructions maritimes. Il est préféré au chêne de l'Amérique. Le pin, l'aune, le bouleau prédominent dans les bois de la Grande-Pologne. Le travail et les capitaux concourent à perfectionner l'agriculture dans ces contrées. Les fermes-modèles de Turwia (propriétaire Chlapow-ski), de Sulislawiçé (Biernacki), de Marclrwacz (Niemoiowski), Szczypiorno (Ordenga), Opato-wek (Zaïonczek), de Gawlow (Mleczko), dans le village de Biskupicé (Taczanowski), donnent un grand essor à l'économie rurale. Une école agricole, à l'instar de Grignon, est établie à Warsovie; M. Oczapowski la dirige. M. Kurowski publie un écrit périodique consacré à l'agriculture. Le jardinage n'est point négligé : depuis la pomme de terre jusqu'au raisin et au mûrier, tout est cultivé sur le sol de la Grande-Pologne. Le Notéç, la Warta et l'Oder possèdent quelques vignobles sur leurs bords. A Babimost (Bomst) 500 arpents sont destinés à la plantation des vignes. La Wistule, jadis, depuis Sandomir jusqu'à Thorn, voyait verdir ses bords. Depuis les guerres suédoises dans le xvu* siècle, cela a été négligé dansées contrées, sinon dans les jardins particuliers et dans le jardin botanique à Warsovie. Les bestiaux pourraient être mieux dans un pays où la nourriture est à si bon marché. Les propriétaires de village ont des soins particuliers pour les troupeaux de moutons. — Les guerres fréquentes sont sans doute cause de l'amoindrissement qu'on remarque dans la race des chevaux. Jadis on voyait dans tout le royaume de nombreux haras, des chevaux forts et légers à la course, et dont la noblesse polonaise savait tirer de si grands avantages sur le champ de bataille. Aujourd'hui, les chevaux de race viennent de l'étranger ; le bidet du paysan traîne à peine le chariot chargé de bois el de légumes. Le bétail se trouve dans le même cas ; on n'en élève qu'autant qu'il en est besoin pour avoir de bon lait et du beurre. L'Ukraine et la Podolie fournissent abondamment et ù bon marché ce qui est nécessaire pour la consommation des habitants. La laine polonaise rivalise, aux marchés de Breslau, de Francfort-sur-l'Oder et de Dantzig, avec les laines de Silésie et môme de la Saxe; les qualités inférieures surtout sont recherchées ; la laine fine est exportée en Angleterre pour les fabriques. Les bois deviennent de jour en jour moins fourrés, et par conséquent le gibier est plus rare* Pourtant on aperçoit çà et là des cerfs, des chevreuils, des lièvres, des sangliers, des loups, des renards, des martres, des loutres. L'ours devient une rareté. L'âne est étranger au sol. Des lacs et des rivières approvisionnent les cuisines du riche et du pauvre en esturgeons, saumons, truites, anguilles, barbots, lamproies, perches, sandres, brochets, carpes, brèmes, glanis, picarels, carrelets, goujons, taloches, etc.Les écrevisses se rencontrent partout. Le gibier volatil n'est pas moins nombreux que les poissons : les coqs de bruyère, les coqs de bois, les francolins, les perdrix, les bécasses, les oies et les canards sauvages sont servis sur la table du riche. En général, on est bien pourvu de tout ce qui satisfaillesbesoinsmatérielsde la vie; aujourd'hui on entreprend desamélioralions chanceuses,mais l'esprit hardi et novateur du Polonais ne craint aucune expérience,ne recule devantaucun sacrifice L'état des fabriques est presque sur le même pied que celui de l'économie rurale : partout le mouvement du progrès, mais la perfection, le fini se font attendre. Les plus grandes fabriques de draps sont en Posnanie, le long de la frontière silésienne, dans le palatinat do Kalisz et en Masovie. Ce sont pour la plupart les industriels allemands qui dirigent ces établissements. Les ateliers du duché ont soulïèrt beaucoup par la protection qu'on a accordée aux ateliers du royaume : anciennement leur prospérité se soutenait par l'exportation de leurs produits en Asie à travers la Russie. Mais depuis qu'on a partagé le pays et établi la concurrence appuyée d'autre part par le haut tarif du transit, les fabriques du duché sont forcées de chercher des débouchés en Allemagne, où les produits de la Saxe prédominent. Leur décadence fut donc irrévocable. On s'efforce cependant de les perfectionner pour qu'elles puissent lutter avec les fabriques de la Saxe : en 1856 on expédia à Leipzig, d'une seule ville de Posnanie (Schonlanke), mille trois cents pièces de drap; la régence de Bydgoszcz a vu, à la foire de la môme année, dans sa capitale, mille neuf cent quarante-sept pièces de drap et cent quatorze pièces de revèche. A Wschowa, dans la régence de Posen, il y a deux cents tisserands de drap. On y fait de la toile, mais d'une qualité inférieure à celle delà Silésie. Rawicz, Boiauowo, Leszno, sont des villes renommées en Posnanie pour les fabriques de draps et de toiles. Dans le royaume de Pologne on confeetionnait des draps pour 70 millions de florins par an. L'arrondissement de Lenczyça fournissait seul pour 50 millions. Zgierz, Alexandrow, Tomaszow, Brzeziuy, Klodawa, Ozorkow (15 millions de produit), Konstanty-now, Dombie, Zdunska-Wola, Wielun, Kamie-nica-Polska, Zalewie, Blaszki, Czenstochowa, sont les villes où l'on fabriquait le plus de draps et de toiles. Mais depuis 1852 ces villes ont déchu de leur prospérité, car le gouvernement moskovite excite les fabricants, ruinés par la guerre, à transférer leurs ateliers dans les limites de l'empire. Malgré toute la crainte que leur inspire le gouvernement russe, ils sont forcés, vu leur état de détresse de porter leur industrie au delà de la frontière du royaume qu'ils regardent généralement comme la limite de la civilisation et de la sûreté de la propriété. A Bydgoszcz, Krotoszyn, en Posnanie, ù Dzia-loszyn et à Powonzki, dans le royaume de Pologne, il y a des fabriques de tabac; les tanneries et les mégisseries sont pour la plupart dans la Mazovie ; à Pila (Schneidemuhle) on trouve une mégisserie de cuir dit anglais. Les papeteries se multiplient infiniment etperfectionnent leurs produits. On trouve des forges à Olesnik, Dmosin, Tomaszow;Uïazd,desverreriesàBrzuzycé,Rodan, Konopnicé ; des salpètrières à Krzepicé et Ino-wloclaw ; unefonderie de cloches à Leszno. A Lom-na près de Warsovie il existe une fabrique de quincaillerie; à Posen et à Warsovie, il y a des fabricants de voitures, calèches, landaux ; desfacteurs de pianos. La chaussure confectionnée à Warsovie est recherchée à Saint-Pétersbourg et à Moskou; la bière de Warsovie et de Grodzisk en Posnanie jouit d'une grande réputation dans le pays. Du reste, tous les métiers se concentrent dans les deux capitales : Warsovie et Posen : la concurrence étrangère n'est pas dangereuse pour leurs produits. L'importation diminue sensiblement. La Grande-Pologne exporte les grains, le bois, les draps, les cuirs, la laine, la cire, le suif, le lin, la farine, l'eau-de-vie de grains, etc. Elle importe les liqueurs, les denrées coloniales, la laine fine, le sel, les tissus de coton, de lin, de chanvre et les étoffes de soie. Comme partout ailleurs les grandes routes se perfectionnent visiblement : il y a une ligne tracée qui devait conduire de Berlin par Posen à Kalisz. Dans le royaume de Pologne,Warsovie est le point central où aboutissent les chemins ferrés dans la direction de Saint-Pétersbourg (par Kowno), Moskou (par Brzest), Kalisz, Krakovie et Za-most. Toutes ces routes ont été construites solidement et à grands frais. Les chemins vicinaux sont dans un état déplorable : l'administration ne s'occupe que des routes militaires. Les villes polonaises, mal famées en Europe, se relèvent de leur avilissement. Ce n'est pas ici le lieu de faire leur histoire ; mais disons en leur faveur qu'au xive et xve siècle elles surpassaient en propreté, en beaux édifices et en murailles crénelées beaucoup de villes en Europe. A Byg-doszez, Gnèsne, Wschowa , Posen, Kalisz, Piotrkow, Lenczyça, Rawa, Gostyn, Pul-tusk, Plock, Lomza, etc., on voit encore les ruines qui attestent leur ancienne splendeur. Avant de condamner uniquement l'ancienne administration polonaise, que du reste nous ne voulons pas excuser, il faut bien fouiller dans les archives, préciser avec détail les dates de la décadence des villes et des invasions étrangères, et prouver l'histoire à la main qu'il y avait dans le temps moyens et sécurité suffisants pour les faire refleurir. Sous tous les règnes, dans les plus grands désordres, nous voyons les diètes décréter les constitutions (lois) pour améliorer les villes. L'histoire seule peut nous expliquer leur mauvais état. On a reproché à la Pologne sa misère sans jamais remonter à la source du mal; et il y a des géographes qui ont bénévolement répété ces reproches comme des preuves statistiques. 11 faut réfléchir quand on copie de tels livres, et surtout ceux qui ont été écrits sous l'influence des trois cours envahissantes. Alors on verra que la Prusse, la Russie et l'Autriche, avant d'introduire quelques améliorations, aux frais des citoyens, dans les villes, les fabriques et les manufactures, ont dévasté et brûlé les villes, fabriques et manufactures que la Pologne possédait avant leurs dominations désastreuses. Nous l'avons dit et nous le répétons, les villes polonaises se relèvent, prennent un extérieur agréable; leurs rues sont repavées, ou bien le pavé, enfoui à huit, douze et même vingt-huit pieds au-dessous de la surface, reparaît de nouveau, et indique bien au delà des barrières l'étendue de l'ancienne cité. Mais chez un peuple essentiellement agricole, les villes ne peuvent pas grandir subitement, il faut pour cela du temps, de la patience et delà sécurité; la première et la seconde de ces conditions nous manquent souvent, la troisième n'est guère possible sous une domination étrangère. Dans la région que nous décrivons, la première place appartient à la capitale du royaume de Po* logne, Warsovie, qui compte cent trente mille habitants; après elle viennent dans la Grande-Pologne, Posen, avec une population de vingt sept mille âmes ; Kalisz, qui en possède douze mille; Ploçk, neuf mille cinq cents; Leszno (Lissa), huit mille ; Bydgoszcz (Bromberg), sept mille; Wschowa (Frauslad), six mille; Zgierz, cinq mille cinq cents; Lodz, cinq mille quatre cents; Piotrkow (Petrikau), cinq mille deux cents; Lenczyça, quatre mille huit cents; Ma-kow, quatre mille ; Miendzyrzecz (Méséritz), quatre mille; Gnèzne, quatre mille; Wie'lun, trois mille deux cents; Siéradz, trois mille deux cents; [Wielin (Filehne), trois mille. La population des villes et des bourgades descend à deux cents habitants. Kruswiça, deuxième capitale de la Léchie, n'en possède que cent quarante et n'est considérée que comme un village. KALISZ (prononcez Kallscu ). Cette ville est située par 51° 48? de latitude et 15° 40' de longitude, est éloignée de Breslau de quinze milles eldemi, et de Warsovie de trente-deux. Elle est chef-lieu du palatinat qui porte son nom, et possède des autorités judiciaires, civiles et militaires. La Prosna divise en trois parties son terrain, et les entoure de ses eaux ; ce qui donne à la cité l'aspect d'un groupe d'iles. A la place des hautes murailles, des tours et des marais qui l'entouraient et la défendaient, on voit des jardins bien entretenus, qui pendant la belle saison lui prêtent un air de fête. Jadis Kalisz était une ville forte qui résistait aux attaques des envahisseurs; dans les temps modernes on sentit qu'elle ne possédait plus les moyens nécessaires pour repousser l'ennemi, et on négligea ses fortifications; les murs croulèrent sous la main du temps, on les balaya pour faire place aux jardins. Un incendie arrivé en 1792 détruisit la moitié des maisons (trois cent dix-huit en tout) et les fit remplacer par des édifices d'une architecture moderne. Les rues dites de Warsovie et de Breslau sont assez larges et bien pavées : nombre d'autres, bordées d'arbres, servent de lieux de promenades; la rue de Louise, ombragée dans toute son étendue par quatre rangées de peupliers d'Italie, est d'une fraîcheur délicieuse. L'hôtel de la commission du palatinat, ou maison du gouvernement, tient le premier rang parmi les édifices. Il est splendidement monté, et il y a des appartements pour recevoir les rois pendant leur séjour dans la ville. Un autre bâtiment remarquable est celui où siège le tribunal. L'ancien collège des Jésuites, élevé au commencement du xvne siècle par Stanislas Karnkowski, archevêque de Gnèsne, primat du royaume, était dans son temps un des monuments les plus remarquables en Europe. La grande salle des séances est longue de 200 pieds sur une largeur de 72 pieds. Dans le temps où cet édifice servait de local à l'école militaire, on y faisait manœuvrer à l'aise deux cents jeunes gens. Cet édifice, élevé pour servir de demeure aux zélés de Rome, après la suppression de leur ordre, resta désert jusqu'en 1793, où le gouvernement prussien, ens'emparantdc la ville, rendit l'église et ses dépendances à l'usage des Luthériens. Le gouvernement du grand-duché de Warsovie y établit une école militaire en 1810, qui y resta jusqu'à 1831 ; en 1852 les cadets furent transférés à Saint-Pétersbourg, et l'édifice devint un bureau pour les fonctionnaires moskovites. En 1855 on y établit une chapelle gréco-russe. Singulière destinée!.... Du catholicisme l'église passa au luthéranisme, qui fit place au gymnase guerrier qui devait fournir des braves défenseurs à la patrie. Ensuite il passe aux fonctionnaires de l'exterminateur de la nation, et de nouveau devient un lieu de culte; trois principales professions religieuses, la liberté et l'oppression y firent leur siège! C'est toute l'histoire du pays dans ces derniers temps qui passe sous ces voûtes spacieuses. L'église de Saint-Nicolas, appartenant autrefois à des chanoines réguliers, est la plus ancienne fondation de cette ville. Sa structure est antique, son maître-autel porte un tableau d'une rare beauté. L'église cathédrale, sous l'invocation de saint Joseph, est belle; on voit dans une chapelle le tableau du patron de l'église : cette peinture opéra tant de miracles, qu'à la fin du xvme siècle le pape lui octroya la couronne royale. L'église des Augustins possède un ouvrage en bois ciselé qui représente un échafaud semblable à la guillotine. C'est un ouvrage d'ancienne date, qui a précédé au moins d'un siècle l'invention du docteur français. On compte à Kalisz trois ordres de moines, celui des Bernardins, des Récollets et des Franciscains. Le bâtiment de ces derniers est changé en une maison de réclusion. Les voyageurs trouvent bon gîte dans plu- \ POLOGNE sieurs hôtels garnis, parmi lesquels on cile ceux de Pologne, de Wilna et d'Angleterre. L'hôtel de Pologne est un bâtiment spacieux, ayant des bains publics et des salles où l'on donne des casinos, des redoutes. Dans une de ces salles on monte au besoin un théâtre. Une salle de spectacle récemment élevée prête un nouvel attrait à la ville. Le vaste paie anglais, appartenant à l'hôtel du gouvernement, est la plus belle et la plus fréquentée des promenades. Le jardin d'O-rzechowski a ses mérites et ses visiteurs. On y trouve des bains publics. En dehors de la ville il y a une multitude de jardins qui fournissent en abondance des fruits exquis de toutes espèces. La ville possède un gymnase, une école primaire et une grande fabrique de draps. Kalisz, comme ville frontière distante seulement d'un mille des barrières, a une douane de première classe, ce qui vivifie son commerce et son industrie. Le nombre des maisons est de huit cents; la population, depuis 1806 à 1850, est montée de six mille à onze mille habitants, moitié Polonais et moitié Juifs et Allemands. Les derniers pendant la guerre de 1851 témoignèrent, comme industriels, qu'ils ne désiraient que la paix. Cette manifestation valut à la ville les faveurs du gouvernement, russe, qui fit manœuvrer, en 1855, les troupes moskovites et prussiennes. La fondation de Kalisz est, pour nous servir d'une phrase consacrée, plongée dans la nuit des siècles. Ptolémée mentionne son existence : donc, elle remonte à plusieurs siècles avant l'ère chrétienne.On dit qu'elle date du vne siècle, et qu'elle fut Fondée à la place d'un village nommé Pod-brzezie. Ses souvenirs historiques portent l'empreinte d'une fatale destinée. Chaque guerre dans le pays ravageait ses bâtiments, exterminait ses habitants. En 1250, Kalisz donna son nom à un duché souverain qui s'éclipsa en 1279 pour ne plus reparaître. En 1284, Henri, duc de Breslau, s'empara du château ; en 1500, Witenes, duc de Litvanie, ravagea la ville ; en 1551 vinrent les croisés teutons qui l'assiégèrent, mais vainement. Kasimir le Grand entoura Kalisz de fortes murailles et le munit d'un château. En 1545, le môme roi renouvela ici un traité fatal avec les chevaliers teutons qui, en remettant à la Pologne les terres de Kuiavie et de Dobrzyn, restèrent maîtres de la Poméranie qu'ils avaient envahie. La nation protesta contre cet acte humiliant. En 1065, les Suédois prirent la ville d'assaut et la dévastèrent. Les Moskovites remportèrent une TOME II. victoire près de Kalisz, en 1706, sur lès Suédois. « Les Russes, dit Voltaire dans l'Histoire de Charles XII, vainquirent ce jour-là les Suédois en bataille rangée pour la première fois. Meyer-feld commanda les Suédois, qui étaient au nombre de quatre mille, tandis que le général russe Menzikoff avait une triple force. » Le tzar' Pierre donna son portrait enrichi de diamants aux officiers généraux et aux colonels qui avaient combattu à la bataille de Kalisz; les officiers subalternes eurent des médailles d'or, les simples soldats en eurent d'argent. La bataille de Kalisz fut un avant-coureur de la défaite de Poltava. Le 25 février 1815, le général Régnier, après un combat avec les Moskovites, dans les environs de Kalisz, se retira parEreisladt en Lusace. En 1830, dans la grande semaine delà Pologne, les citoyens désarmèrent et firent prisonniers un régiment des Kosaks qui gardaient la frontière. En 1851 il y eut une affaire entre les Polonais et les Moskovites, qui triomphaient déjà sur d'autres points du royaume. § III. — La Petite-Pologne: son ancienne division ; son état actuel; la nature du sol; ses eaux; agriculture ; mines; industrie ; villes. La Petite ou la Haute Pologne se compose des pays qui s'étendent à l'est et au midi de la Grande-Pologne, des bords de la Piliça aux cimes des Karpates et aux terres désertes qui aboutissent à la mer Noire entre le Dniester et le Dnieper, ayant pour limite orientale le môme Dnieper, et à l'ouest la Piliça, la Liszwarta, la Briniça et la Biala. La Petite-Pologne, avec les terres russiennes, comprend les palatinats de Krakovie, de Sandomir, de Lublin, de Podlaquie, de Culm, de Belz, de Russie-Rouge ou Léopol, de Wolhynie, de Podolie, de Braçlaw, et de l'Ukraine ou de Kiiow : total 5,469 milles carrés, et neuf millions huit cent soixante dix-huit mille hommes, ce qui donne mille huit cent six âmes par mille carré. La région dont nous allons parler ne se compose que des anciens palatinats de Krakovie, de Sandomir, d'une faible partie de celui de Lublin (faisant ensemble l'ancienne Krobatie), et de la Podlaquie, pays conquis dans le xin° siècle. Son étendue est, somme totale, de 1516 milles carrés, avec trois millions cinq cent soixante-trois mille âmes; deux mille trois cent-cinquante par mille carré. 105 Le Palatinat de Krakovie comprenait les districts : a de Krakovie, e de Ksionz, b de Sandecz, f de Cheow, c de Biecz, g de Lélow, d de Proszowicé, h de Szczerzec; Les duchés : * de Zator; k de Oswiécim (Auschwitz), / de Siewierz (Severn), et la starostie de Spiz (Zips). Lepalatinat de Sandomir était divisé en districts a de Sandomir, d de Radom, b de Wisliça, e de Opoczno, c de Pilzno, et la terre de Stenzyça. Le palatinat de Lublin comprenait : a la terre de Lukow, b — de Lublin, c district d'Urzcndow. Lepalatinat de Podlaquie se composait : a de la terre de Drohiczyn, b — de Bielsk, c — de Mielnik. Ces quatre palatinats font de nos jours partie de cinq Etats différents : le royaume de Pologne, l'empire de Russie, la ville libre de Krakovie, le royaume de Galicie et le royaume de Hongrie. Voici leur nomenclature avec l'étendue et la population respectives : Dans le royaume de Pologne : Le palatinat de Krakovie. . 193,16' 421,858 — de Sandomir. . 249,74 588,901 L'arrondissement de Lublin. 86,14 140,811 Le districtdeCzenstochowa. 28,45 46,544 Le palatinat de Podlaquie, moins les districts de Gar- wolin et de Wengrow. . 205,00 284,052 Dans Xempire de Russie : La province de Bialystok. . 162,00 261,014 Dans la ville libre de Krakovie : La ville avec son arrondissement......... 2(3,00 128,000 Dans le roijaume de Galicie : Le cercle de Wadowicé. . 65,40 515 186 » de Bochnia. . , 49,46 204,578 > de Sandecz. . . 57,65 217,278 » de Tarnow. . . 95,05 255,556 » deJaslo..... 60,42 227J26 > de Rzeszow. . , 80,10 257,189 » deSanok. . . . 101,40 245,585 Dans le royaume de Hongrie : Lecomitat de Zips..... 66,05 191,765 Il reste encore à préciser les changements successifs qui se suivirent dans ce pays depuis 1770 jusqu'à nos jours, pour bien poser les événements de l'histoire contemporaine. En 1770, l'Autriche s'empara du comitat de Zips. En 1772, lors du premier partage de la Pologne, il lui échut, outre la Russie-Rouge et une partie de la Podolie, cette partie de la Petite-Pologne qu'on nommait dans la langue du pays Podgorzc, et qui constitue aujourd'hui sept cercles de la Galicie, dont les trois premiers appartenaient au palatinat de Krakovie, et les quatre autres à celui de Sandomir. La Wistule formait la ligne frontière. En 1795, l'Autriche s'avança vers la Piliça, et partant de Mniszow, situé au confluent de cette rivière avec la Wistule jusqu'au Niemirow, sur le Bug, elle eut une frontière sèche avec la Prusse. Le reste des palatinats de Krakovie et de Sandomir, tout le palatinat de Lublin et une partie de celui de la Masovie et de la Podlaquie, prirent une part du butin. La Prusse envahit le reste du palatinat de Podlaquie, ainsi que toute la Grande-Pologne et une partie de la Litvanie. En 1807, Napoléon retrancha une partie de la Podlaquie prussienne en faveur de la Russie, qui créa de ce don la province de Bialystok. En 1809, l'Autriche céda au grand-duché de Warsovie son butin de 1795, et la moitié des salines de Wieliczka, avec le rayon d'un mille de la ville de Krakovie, sur la rive droite de la Wislule. En 1815, l'Autriche reprit Wieliczka en entier avec un rayon d'un mille; et de plus, elle gagna un lambeau de terre sur la rive droite du San, qui lui permit de protéger la contrebande. Krakovie fut détachée du duché de Warsovie avec un arrondissement, comme nous le voyons encore aujourd'hui; le reste forma le royaume de Pologne. En franchissant la Piliça nous trouvons un pays fertile, riche en productions de toutes sortes : c'est une contrée rehaussée et accidentée jusqu'à la Wistule, où les Karpates se développent majestueusement. Ces hauteurs, enfermées entre les deux rivières, sont mentionnées au commencement de notre article. Les villes de Radom, Szydlow, Kielçé, Zarnowieç et le village Raçlawicé, marquent une crête prolongée d'où s'échappent des ruisseaux et des rivières qui portent leurs eaux à laWistule et à la Piliça. La Contrée de Test et du nord, les pays de Lublin et de la Podlaquie ont. peu d'élévation; la Podlaquie est moins riche en productions que la partie de Lublin; et cette dernière ne peut se compareren fertilité avec la région de Sandomir et de Krakovie. « La Petite-Pologne, dit notre naturaliste Ladowski, possède la forêt de Niepo-loruiçé et des bois de Kozieniçé. Nous trouvons également de grands bois où l'on rencontre des chênes et des pins sauvages (pinastres), dans des environs de Sainte-Croix, d'Ilza, d'Odrowonz et de Przysucha. Dans le district de Proszowicé le sol est plus gras et plus fertile ; celui du bassin de laNida est de la même qualité ; il donne dix, douze et quinze grains pour un. Dans le pays de Sandomir, outre le seigle, l'orge et le froment blanc, inconnu aux autres pays, l'avoine est si haute, qu'elle dépasse quelquefois la tête d'un homme.L'anis croît en abondance entre Pinczow, Busk et Wisliça. Le terroir du pays de Lublin produit des blés d'une qualité supérieure : ils sont estimés à Dantzig et préférés à ceux des autres pays, carie blé de Lublin a une écorce fine, beaucoup de farine, et on en extrait plus d'eau-de-vie que du blé ordinaire : en outre, le grain est plein, pesant, et se conserve longtemps ; un négociant de Dantzig l'a conservé pendant quarante ans dans son grenier sans qu'il s'altère. L'historien Kromer dit que la Petite-Pologne avait jadis des vignobles dont les raisins étaient bons à manger; mais le vin qui en provenait était doux dans quelques endroits et aigre dans d'autres. » Notre terre pourrait bien servir à la culture de la vigne si on voulait s'en occuper, surtout les coteaux qui donnent vers le midi; mais nous ne nous en soucions pas, car la Hongrie est à notre porte, et le savant Ossolinski l'appelle la cave de la Pologne. La Podlaquie est en dehors de la région décrite par notre naturaliste ; nous devons donc ajouter que son terrain, jadis couvert de bois, est plat avec quelques légères ondulations.Un sable fin le recouvre; pourtant la végétation est bonne : le seigle, l'orge, l'avoine et le froment y viennent en abondance. Le lin, le houblon et les légumes secs appartiennent à son économie agricole. La culture des jardins, qui est fort goûtée dans toute la Pologne, jouit d'une faveur spéciale dans le pays de Krakovie; deux jardins botaniques, l'un de la république krakoviennc, avec plus de dix mille plantes, dans l'un des faubourgs de la ville, l'autre possédant les plantes les plus rares, propriété privée de M. Stanislas Wodziç.ki, à Nicdzwiedz, village à trois lieues et demie de Krakovie, impriment une inlluence favorable à l'art que Débile a chanté. L'artichaut de Krakovie, inconnu dans le nord de notre pays, jouit d'une réputation qui grandit à distance. Tous les autres légumes du midi y poussent avec facilité et abondance; on les donne à bon marché. L'éducation des abeilles est une des industries des habitants. Les bois recèlent une multitude de ruches, et on peut dire qu'elles sont pour ce pays l'équivalent des bergeries de la Grande-Pologne. La Podlaquie élève des troupeaux de moutons, mais leur toison est d'une qualité inférieure. Les montagnards des Karpates font paître leurs brebis sur le sol ingrat des Karpates, et fournissent aux marchés de la Silésie une laine qui n'est pas mauvaise. Il nous reste encore à ajouter quelques mots sur la starostie qui, placée sur la crête des Karpates, est presque partout occupée par des bois et des montagnes : il y a, surtout au centre, quelques plaines agréables, de bonnes terres labourables, des prairies et des rivières poissonneuses. L'air de cette contrée est froid, mais salubre : il n'y croît point de vignes, mais du grain, et particulièrement de l'orge; les pois y viennent bien, la culture du lin y est fort commune, et l'on y élève du bétail avec succès. On y trouve des ours, des loups cerviers, des sangliers, des daims, des loups, des renards, des marmottes (Mures alpini), des lièvres, et surtout des chamois. Les cerfs, les martres et les castors ne s'y trouvent pas. Le bétail est d'une espèce abâtardie ; la Podolie et la Galicie fournissent les marchés. Il en est de même avec les chevaux. L'agriculture, malgré la prodigalité de la nature, n'est pas, en général, dans un état prospère : les dons du ciel rendent ici l'homme négligent. Le fer, d'une si grande utilité, abonde en Pologne. Trois grandes mines soutiennent l'activité industrielle de nos contrées ; les mines de sel à Wieliczka et Bochnia, de cuivre et de fer à Kielçé, et de plomb à Olkusz. Passons-les en revue. Les mines de Wieliczka, situées à deux lieues sud-est de Krakovie, fournissent quatre sortes de sel : 1° le sel cristallisé ; 2° le sel gemme (schybick); 5° le sel spisa; 4° le sel vert. Elles occupent le premier rang parmi les salines de l'Europe, tant par la qualité que par la quantité de leur produit. Ces mines, exploitées déjà au xne siècle, furent négligées pendant l'invasion des Tatars, dans le commencement du xme; mais depuis 1260, Boleslas le Chaste, et son épouse Cunégonde, à laquelle la tradition populaire attribue la découverte de ces trésors, firent reprendre les travaux et les organiser d'une manière profitable. Depuis cette époque jusqu'à 1810, dans un espace de550ans, ona tiré 550. m il-lions de quintaux, ou bien 1 million de quintaux par an. Le gouvernement autrichien s'en étant emparé en 1772, poussa l'exploitation à l'extrême, encouragea les ouvriers à tirer 1,300,000 quintaux de sel par an, et leur adjugea d'avance 20,000 florins, monnaie de convention, 80,000 florins de Pologne (48,000 IV.), comme récompense de ce surcroît de production. Les ouvriers dépassèrent môme les désirs du gouvernement, et fournirent 1,700,000 quintaux. Les prolits que le gouvernement retire de cette exploitation et du monopole de la vente dépassent plusieurs millions de florins ; mais on ne peut pas préciser le chiffre, qui diffère à raison de la quantité de sel tiré ; et puis le cabinet de Vienne n'est point prodigue en confidences statistiques. L'excavation souterraine se prolonge sur une étendue de 7,200 pieds de longueur et 3,600 p. de largeur; la profondeur est de 945 pieds. Plus on creuse, plus le minerai est cristallisé et de bonne qualité. Une autre mine, celle de Iiochnia, à 9 lieues à l'est de Wieliczka, n'est pas si riche en minerai, mais le sel est un peu plus lin que celui de la mine précédente, surtout quand on creuse à une plus grande profondeur. Busching nous assure qu'on y trouve de l'albâtre. La mine consiste, d'après le môme auteur, en un long boyau, qui a 750 pieds de largeur du nord au sud, et dont la longueur de l'est à l'ouest est de 10,000 pieds; la plus grande profondeur est de 1000 à 1,200 pieds. On en tire annuellement 250,000 quintaux de sel. Ces mines constituaient jadis les principaux revenus des rois de Pologne; elles se prolongent dans la chaîne des Karpates, dans toute la Galicie et en Hongrie; des lacs nombreux donnent du sel en grande quantité. La Grande-Pologne possède en outre une saline en Kuïavie, près de la ville de Racionzek, où il y a une source qui donne annuellement 200 mille quintaux de sel. Les mines d'Olkusz fournissaient jadis une quantité considérable d'argent et de plomb. Un moine nommé Grégoire est cité par Ladowski comme le Crislophe Colomb de ces trésors, sous le règne de Kasimir le Grand, au xiv° siècle. La marne, la brèche, l'ardoise précèdent les couches de plomb argentifère avec un peu de fer et de calamine; ensuite vient la pierre calcaire. Dans le xvii0 siècle on en tirait annuellement plus de 6,000 marcs d'argent et 50,000 quintaux de plomb. Les rois polonais en reliraient un revenu d'à peu près 2 millions de florins de Pologne, jusqu'à l'époque de l'invasion des Suédois, qui ruinèrent les travaux, et comblèrent les excavations avec du sable et de l'eau, en coupant les digues qui en détournaient l'écoulement. La ville d'Olkusz occupe le milieu de la région où s'étendaient les mines, qui avaient 6,000 toises de largeur sur autant de longueur. Pour la connaissance de celle mine, dans son état de prospérité, il esl important de lire le Mémoire sur la nature du terrain de la Pologne el fies minéraux qu'il renferme, par M. Guetlard, inséré dans XHistoire de VAcadémie royale des sciences, 1762. Aujourd'hui celte mine va être exploitée de nouveau. On retire du plomb dans les environs de Boleslaw, où il y a des usines de calamine. Les mines de Chenciny possèdent des filons de plomb, surtout dans le calcaire transitaire. A Javvorzno, dans une propriété particulière, il y a une usine qui donne tOOO à 2000 quintaux de plomb par an. Le cuivre se trouvait jadis abandonné dans les environs de Kielçé, à Mied/ianagora et à Mied-zianka, où on rencontrait môme de l'argent. En 1511, les Hollandais ont chargé soixante-dix bateaux avec le cuivre qui provenait de ces mines ; dans le xviir9 siècle et de nos jours on y établit des mines qui produisaient, en 1817, mille quintaux de cuivre et plusieurs centaines de marcs d'argent. Mais le minerai s'épuisa, et on fut forcé, en 1827, de changer la destination des usines de Bialogon en fabriques. Les mines de houille les plus riches sont sur le territoire de la ville libre de Krakovie : de Krzeszowice à Slubze ( Lcobschùtz) en Silésie, s'étendent les couches considérables de ce minerai, qui vivifie les usines et les fabriques environnantes. Les usines deSlawkow, Modrzejow, Czeladz et Siewierz tirent ce combustible principalement des mines de Reden et de Xavier, près de Bendzin, où les couches de minerai ont de 25 à 56 pieds d'épaisseur. C'est une mine des plus abondantes : on y pratiqua des galeries voûtées de 950 et de 400 toises de longueur, pour éconduire l'eau qui s'infiltre dans les excavations. Trois machines à vapeur montent l'eau et le minerai sur la surface ; un chemin de fer, première construction de ce genre en Pologne, sert à conduire les charbons de terre à des usines. Ces mines fournissent 600,000 korzec de combustible; chaque korzec (128 hectolitres) a 128 livres de pesanteur. Les autres mines procurent jusqu'à 200,000 korzec. On trouve en outre, dans la formation plus récente du calcaire jurassique, des couches du lignite (Moorkohle), qui n'est pas encore exploité. Le lignite se trouve aussi dans la Grande-Pologne, aux environs de Dobrzyn, sur la Wistule. La galène se trouve dans les mêmes environs que la houille, dans la partie de l'ouest de la Petite-Pologne. Siewierz, Rèndzin, Olkusz forment le triangle principal de cette exploitation, qui produit annuellement de 50 à 70 mille korzec (1,28 hectolitres) de galène. Dans les environs, un grand nombre d'usines, avec des foyers et des feux d'affinerie de fourneaux, travaillent à la confection du zinc, qui, depuis quelque temps, occupe une place importante dans le commerce avec l'étranger. Le palatinat de Sandomir est le plus riche en minerai de fer : on s'occupe activement à augmenter le nombre des hauts fourneaux et des fourneaux de grillage ; on espère obtenir dans cette partie du royaume, de 2 à 500,0000 quintaux de fer fondu par an. Partout où il y a des marais on peut trouver du minerai de fer en Pologne, mais on se refuse à s'occuper de celte exploitation, vu la richesse et l'excellence des mines dans le pays de Sandomir. L'hydrogène de péricode contient 25 à 55 pour 100; le carbonate de fer donne 20 à 50; le minerai ordinaire, mêlé d'argile et de pierre, 15 à 25. En deçà de la Wistule, dans les arrondissements de Sandecz et de Sa-nok, en Galicie, il y a des usines de fer, nommément à Raba, Czarna, Zakopany, Obydza, Soczawa. Leurs produits nous sont inconnus. Outre ces principales productions minéralo-giques, on trouve du soufre dans la marne crayeuse de Czarkow sur la Nida ; il en sort 2,000 quintaux par an. A Rozmichowo (cercle de Sa- nok) et à Swoszowiçe (près de Krakovie) en Galicie, on exploite aussi les mines de soufre. L'alun se fait à Sielcé, près de Bendzin ; le vitriol à Rozmichowo, dans l'arrondissement de Sanok ; le pétrole à Tyrawa Solna, dans le même arrondissement. L'arrondissement d'Opalow, dans le pays de Sandomir, fournit des moellons pour les constructions à Warsovie et ailleurs. Les environs de Krakovie contiennent des marbres de diverses couleurs, le porphyre, le quartz, l'améthyste, la calcédoine. Les rocs qui entourent Ovçow contiennent un grand nombre de coquilles et de limaçons; les ammonites, les bélemnites, les gryphées, gisent le plus bas. Les débris des mollusques, les échinites, les astéri-tes, les madrépores, superposent ces curiosités maritimes. On y voit une foule de petits animaux pétrifiés en calcédoine ou en pierre à fusil. Dans les fentes de rocs on trouve les stalactites; et le fond de ces cavernes est couvert de stalagmites. Çà et là on voit les os des animaux mammifères, qui appartiennent à l'espèce de l'ours. Toute cette région, jusqu'aux cimes des Karpates, porte les traces du séjour des grandes eaux; l'époque de leur retraite n'est pas connue aux historiens ni aux naturalistes du pays. Les eaux minérales jouent un rôle important dans ces prodigalités de la nature; mais ce sont les eaux sulfureuses qui prédominent dans ce pays. Celles de Krzeszowicé, Busk et Swoszowiçe sont les plus fréquentées dans la belle saison; le grand monde se donne rendez-vous dans les deux premières. Les eaux ferrugineuses de Gozdzikow (palatinat de Sandomir), de Nalenc-zow (palatinat de Lublin), de Warsovie, de Mys-liwczow (palatinat de Kalisz), de Kryniça (arrondissement de Sandecz), ont aussi leurs visiteurs. L'agriculture est la principale occupation des habitants de la Petite-Pologne, tant dans la plaine que dans les Karpates. La terre est ingrate dans cette dernière contrée, mais les paysans s'obstinent à la cultiver avec un soin que la moisson la plus prospère ne récompense jamais convenablement. Le montagnard est aussi bon cultivateur que bon pâtre. L'hiver il descend dans la plaine et se fait meunier; les arrondissements qui avoisinent la Wistule ont beaucoup d'ateliers où on travaille à confectionner des ustensiles en bois, des cuirs, des poteries, des toiles, et même des draps et des tissus de coton. Au delà de la Wistule, les mines absorbent l'activité industrielle; les verreries, les papeteries, les faïenceries, les fabriques de voilures et même de draps, de poteries et de quincailleries, occupent beaucoup d'ouvriers. Lés villes, quoiqu'elles ne soient pas plus peuplées que celles de la Grande-Pologne, ont un air d'aisance el de propreté. Plusieurs d'entre elles ont le privilège de ne pas avoir de Juifs, et cela leur profile pour le commerce et la salubrité. Les cités les plus remarquables de la Petite - Pologne sont: Krakovie, avec trente-quatre mille habitants; Lublin, avec quatorze mille; Tarnow, huit mille ; Bialystok, six mille ; Siedlcê,c\\H\ mille cinq cents; Krosno, cinq mille; Miendzyrzccz, en Podlaquie, quatre mille neuf cents; Rzeszow, quatre mille cinq cents; Sta-szow, quatre mille trois cents; Pinczow, quatre mille cent; Wlodawa, quatre mille. LUBLIN (prononcez Loublwc). Cette ville est située sur la Bystrzyça, par 20° 50'0" de longitude orientale du méridien de Paris et 51" 14' de latitude septentrionale ; à 25 milles (41 lieues) sud-est de Warsovie, et 59 milles (63 lieues) est-nord de Krakovie. La ville domine la plaine où coule la rivière; mais son élévation n'est pas grande. Les quartiers de Korzec, de la vieille ville,et le Fa ubourg de Krakovie constituent la ville haute et sont bâtis en briques et bien entretenus; la ville basse, d'une grande étendue, est habitée par les Juifs. Les maisons, hautes et d'une architecture ancienne, montrent encore un passé prospère; les ruines qui se prolongent bien au delà des barrières de la ville en sont encore une preuve. Jadis un château s'élevait sur un rocher, au bord d'un grand lac ; une haute muraille entourait la ville ; de grands fossés en défendaient l'approche : aujourd'hui il n'en reste que quatre portes qui marquent l'ancienne enceinte. Sous le règne des Jagellons, Lublin passait pour la plus belle ville du royaume, sa population (dans les xvie et xvne siècles) était de quarante mille âmes; en 1819, elle ne possédait que dix mille habitants ; actuellement on en compte quatorze mille et sept cent trente maisons ; la moitié de la population est juive. Lub-lin servait de résidence à un palatin, un grand nait la diéline du palatinat, que fut le siège de la cour de justice du district, el le tribunal de la couronne pour la Petite-Pologne, y siégeait annuellement depuis le dimanche de Quasimodo jusqu'à la fêle de Saint-Thomas. Plusieurs églises et couvents, un collège tenu par les Jésuites ; trois grandes foires chaque année, d'un mois chacune, auxquelles il venait un grand nombre de marchands allemands, moskoviles, grecs, arméniens, turcs et autres, attiraient les riches bourgeois, et les nobles les engageaient à établir leurs résidences dans la cité, et à élever des maisons splendides pour recevoir du monde et traiter des affaires. Aujourd'hui, il ne reste de tout cela qu'une faible trace. Les autorisés du palatinat y résident, mais les riches propriétaires fuient la ville qui ne les intéresse plus; cependant elle possède quelques métiers à lisser, un séminaire, un collège et une école, des sociétés dites savantes, agricoles, musicales et bienfaisantes. Parmi les édifices remarquables il faut placer: la cathédrale, dite l'église de Saint-Michel, fondée dans le xnic siècle parLeszekle Noir,en mémoire de la victoire signalée qu'il remporta sur les Jadzwingucs; L'église des Yisitandines, fondée par Wladislas en mémoire de la victoire remportée sur les chevaliers Teutons à Tannenberg : les ornements rares et précieux dont co prince dota l'église sont exposés aux regards des curieux ; L'église des Dominicains est très - spacieuse: c'est là que les diétines s'assemblaient, c'csi là que se fit en 1569 l'union de la Litvanie avec la Pologne; L'église des Carmes est d'une belle architecture, mais elle fut endommagée par un incendie; L'hôtel-dc-vitlc, sur la grande place, est un édifice restauré par le roi Stanislas-Auguste; le palais des Radziwill, donné en dot à Sigismond-Auguste par Barbe, son épouse, de la maison de Radziwill, est remarquable : c'est là que ce prince recevait l'hommage des princes de Brandebourg, ses vassaux de Prusse, et où on a de nos jours établi un hôpital militaire; Le palais de J. Sobieski; celui de Paris, et le collège des Piiaristes sont de beaux monuments. On voit encore près de la ville les ruines d'une tour et les pans des murailles du château. La ville de Lublin possède une imprimerie, Jagellon castellan et un staroste; c'est ici que se te- une librairie et un théâtre. Quatre hôtels ou auberges accueillent les voyageurs. Dans les environs, qui sont très-fertiles en céréales, on remarque les jolies campagnes et les châteaux de Bychawa, Jakobowiçé, Bury, Osmolicé. L'époque de la fondation de Lublin n'est pas mieux connue que celle des autres villes anciennes de la Pologne, elle remonte sans doute aux siècles reculés. Son histoire commence par le siège que fit, en 1203, Roman, prince russien, et qui après cinq mois de campement se retira avec honte. En 1240, les Tatars incendièrent la ville ; à leur suite vint le prince russien Daniel, qui par an stiatagème se rendit maître de la ville. 11 la fortifia ; et ce n'est que cinquante-sept ans plus tard que la Pologne ressaisit son patrimoine. Kasimir le Grand dota Lublin d'un château en briques. En 1447 il fut brûlé. En 1509, Sigismond-Auguste accomplit ici un acte très-rare dans les annales du genre humain : deux nations, la Pologne et la Litvanie, alliées depuis à peu près cent soixante-dix ans, jurèrent de se soutenir toujours réciproquement, de partager la fortune bonne ou mauvaise, et de ne plus former qu'un seul Etat. Et, ce qui est plus édifiant pour l'humanité, elles tinrent et tiennent leur parole, malgré toutes les calamités, partages el transformations qu'on leur a fait subir. Dans la guerre civile, sous le règne de Sigismond III, la ville fut rançonnée el pillée par un chef des révoltés, Félix Herburt. Les élèves des Jésuites tombèrent sur les dissidents, ravagèrent leurs propriétés, renversèrent leurs églises. En 1055, les Kosaks, sous Zlotarenko, pour prendre leur revanche,s'approchèrent de Lublin, livrèrent les faubourgs aux flammes, bouleversèrent les plus beaux monuments, et se retirèrent après avoir pillé et rançonné le reste des habitants. La môme année les Suédois occupèrent la cité en ruines; et depuis cette époque elle ne put relever la tête, tant les malheurs et les désastres de la pairie se suivirent sans interruption. § IV. — Les habitants de la Grande et de la Petite logne : leur origine, religion, l'instruction publique, les classes, le caraclère physique et moral. Les habitants primitifs de la Grande - Pologne furent les Léchites, dits Polanië, les Kuïavienset les Mazoures, en allant de l'ouest à l'est ; et dans la Petite-Pologne, ce sont les Krobates qui forcent la souche principale; les Podlaquiens, an- ciens Jadzwingues, ne sont pas de la souche slave, ils tranchent de la race litvanicnne et prussienne. La Léchie avec la Silésie se fit chrétienne dans le xc siècle, et entraîna la Kuiavie, la Mazovie et la Krobaiie à sa suite. Bientôt ces cinq ttaiiona-liLés n'en formèrent qu'une, unie par la foi et par l'idiome slave, et partagée seulement par les dénominations géographiques. La religion catholique, apostolique, romaine, est celle de la nation ; le protestantisme, le schisme et le judaïsme y jouissent de la liberté la plus complète. Les charges publiques sont distribuées indistinctement dans la religion chrétienne; les Juifs en sont exclus. Ils ne jouissent d'aucun droit politique. L'instruction publique diffère selon les gouvernements : dans le duché de Posen. elle est la plus répandue, positive, protestante et allemande à la fois; en Galicie, elle est jésuitique, d'un phitosophisme scolastique, parcimonieusement octroyée, même en sciences mathématiques. La starostie de Spiz subit la même éducation. Dans le royaume de Pologne elle fut de 1815 à 1818 libéralement répandue ; de 1818 à 1830 rétré-cie, entravée, mais toujours façonnée à la française; depuis 1831 elle suit l'impulsion donnée dans lout l'empire de Russie, où la foi grecque et le culte du tzar, c'est-à-dire l'obéissance passive et le servilisme le plus abject, forment le principe de l'éducation. La langue moskovite et la langue allemande sont indispensables, dans les pays polonais, pour obtenir les grades universitaires. Les habitants de ces pays se divisent en cinq classes : les paysans, les bourgeois, les colons allemands, les Juifs et les nobles. Les paysans sont libres et propriétaires dans le grand-duché de Posen; libres et pourtant corvéables, avec toutes les conséquences de la corvée, dans le royaume de Pologne; ils subissent la loi du seigneur dans la Galicie, sans être esclaves; de même dans la staroslie de Spiz; dans la province de Bialystok, incorporée dans l'empire russe, le paysan est serf, âme qui a son prix fixe et qui se vend avec la terre et le bétail: il n'y a que l'arrondissement de la ville de Krakovie où l'agriculteur est homme, dans toute l'acception de ce mot. Il y est maître de sa terre et de ses fruits, il dispose de son temps et de ses bras comme il l'entend, et il n'est responsable de ses actions que devant Dieu et la justice du pays. Il y est citoyen. Tel serait le sort de tous les paysans de la Pologne, si la Pologne disposait d'elle-même. — Le petit bourgeois ne diffère guère, dans les bourgades, dupaysan, excepté qu'il a de la liberté dans ses actions; mais il fournit des recrues comme le paysan ; son éducation peut le rendre apte à remplir les fonctions publiques, mais dans le service militaire il n'a aucun privilège. — Le colon allemand vit ordinairement retiré au sein de sa famille, et ne s'occupe que de son industrie. On le respecte, parce que ordinairement ses métiers avantagent les produits du paysan et donnent de l'occupation au bourgeois; son caractère paisible et probe satisfait à toutes les exigences. — Le Juif vend l'cau-de-vie et la bière à la campagne et à la ville; trompe les villageois et les bourgeois; crédite, double et triple la dette avec une impudence et une adresse remarquable; il vend et achète tout ce qu'on veut, tout ce qu'on peut vendre et acheter, les graines, les vieilles bardes, le bois, les quincailleries, la vertu d'une fdle malheureuse, l'héritage d'un enfant prodigue; il espionne pour l'un et l'autre parti en temps de guerre. Au jour de la résurrection de la Pologne, on aura beaucoup à faire pour réformer ce peuple malheureux , 'digne d'intérêt par sa vive intelligence, et qui forme la dixième partie de la population. On s'occupa à leur donner une éducation nationale dans le royaume de Pologne; un comité établi près du ministère des cultes et de l'instruction publique examina ses livres religieux,veilla sur les rabbins. Depuis 1852 cette institution est faussée. L'avenir profitera du passé. Le Juif n'est soldat qu'en Galicie et dans le pays de Bialystok; il se libère du service dans les autres Etats par un impôt spécial. — Le noble, depuis 1791, est devenu peu à peu citadin à tradition nobiliaire, ou bien il est resté propriétaire rural, jouissant des distinctions honorifiques, et ce n'est que dans l'arrondissement de Bialystok, et actuellement dans le royaume, qu'il n'est pas forcé au service militaire : il est libre de capila-tion dans l'empire de Russie. Dans les autres parties il est égal, quant aux impôls, à tous les habitants du pays. La noblesse se partage en deux divisions : petite noblesse, égale presque des bourgeois, et noblesse titrée et riches propriétaires; ce sont ordinairement des comtes ou des barons de création allemande ou russe. La première habite la campagne, cultive la terre et aime sa patrie, la Pologne; la seconde cherche du vernis dans les cours, dans la diplomatie, dans les armées des oppresseurs de sa nation; c'est la vraie aristocratie, délestée de la masse du peuple, méprisée par ceux qu'elle sert, étrangère à la nation qui la voit singer les manières courtisanesques, suspecte à la cour, par la défiance qu'on a pour une nation opprimée. Elle cherche à se donner une teinte de patriotisme, pour avoir de l'importance aux yeux des gouver- nements; elle brigue les titres et les honneurs pour imposer à la nation par ses dignités à la cour. La cour la trompe et se sert de ses prétentions» la nation, trompée par la cour et par la haute noblesse, abhorre l'une et se défie de l'autre. Pendant la dernière guerre, le peuple disait : f C'est bien, allons nous battre pour la patrie, mais faites en sorte que nos seigneurs ne nous trahissent pas. » — Quant au caractère national, en général, le Polonais est-il de la Grande ou de la Petite Pologne, citadin ou noble, il aime le brillant : l'ambition qui approche de la vanité le porte à des actions d'éclat; la guerre lui convient le mieux, car c'esl là que la gloire s'acquiert le plus vite. L'intelligence d'un Polonais est susceptible d'un grand développement, mais l'amour de la patrie l'occupe exclusivement, il ne rêve qu'indépendance ; son cœur bat vivement au récit de tanl de désastres et de lant de gloire; il se précipite en aveugle sur le pas de ses prédécesseurs ; vole au combat, lutte avec témérité et se désespère au premier revers ; mais bientôt il revient à la charge avec des" forces et des espé-îances nouvelles. Cette inépuisable disposition à combattre promet à sa patrie encore un bel avenir. Une fois l'indépendance conquise, on saura facilement tourner son activité vers la régénération de ce pays qu'il aime si vivement et pour lequel aucun sacrifice ne lui coûte. Le paysan polonais, bon catholique et brave soldat, aime son sol natal, et ne hait que ses oppresseurs. Le curé du village est son prophète; et comme en général les prêtres enPologne sont des gens honnêtes et de bons patriotes, le paysan, malgré sa misère, est aussi ardent ami de l'indépendance nationale que le plus grand propriétaire de l'ancienne famille. Le paysan polonais sait bien que son état serait plus supportable si l'étranger ne dominait pas dans le pays. La religion catholique et la Pologne, voilà deux mots qui ferment son oreille à toutes les insinuations des cabinets de Berlin, de Vienne et de Saint-Pé- lersbourg. 11 est honnête et prévenant dans ses manières, docile aux bons conseils, enclin à boire Outre mesure : l'eau-de-vie c'est sa consolation pour les misères de ce monde. Les femmes du peuple ordinairement ont une belle carnation ; leur visage est vermeil ; elles ont le regard vif, le sourire aimable; les dames polonaises sont célèbres par leur beauté et leurs manières distinguées. Elles exercent une influence salutaire sur l'esprit des hommes, poussent à des actions grandes et nobles. Les Polonaises sont des patriotes à toute épreuve. § V.~~ Coup d'œil historique sur la petite et la Grande Pologne. Quelle est l'origine du nom de la Pologne?—Du champ (pôle) ou de la plaine (plaszczyzna), comme on veut nous le faire croire?... ou bien des Polanié, peuple slave habitant les bords de la Warta et du Dnieper... ou bien de l'héritage de Lech, Leszek... £po Lechu, po Leszku, d'où viendrait Polechia, Poleszka, Polszka, enlin Poiska). Nous ne pouvons résoudre cette question avec certitude. La dérivation de la plaine ne convient pas à un pays montagneux, comme celui de Krakovie ; le nom de Polanié ne pouvait être imposé aux Krobales qui ne cessaient de vivre en bonne harmonie avec les Slaves de la Warta; la dernière hypothèse paraît la plus probable, pourtant nous ne l'affirmons pas. Le nom de Pologne se montre constamment dans les pages de l'histoire depuis le xie siècle, quand Boleslas le Grand, après avoir chassé les Tszèks (Bohèmes) de la Kiobalie, vint, dans l'an 1000, à Gnèzne, où l'empereur Othon 111 jhii ajouta le titre de roi des Slaves au delà de J'Oder et sur l'Elbe. Depuis celte époque, les ,deux provinces principales, la Léchie et la Kro-batie-Btanche, prennent les dénominations de la Grande-Pologne el de la Petite-Pologne. H parait (que les épilhètes de grande et petite ne marquaient alors que l'étendue du territoire. Voilà le poini de départ de la Pologne chrétienne. Boleslas, une fois maître delà Petite-Pologne, établit sa résidence à Krakovie, pour persuader aux Moraves ei aux Tszèks qu'il est prêt à s'y maintenir par la force. A sa mort en 1025, les .Czechs envahirent la Petite-Pologne et ravagèrent Krakovie. La Silésie, possession polonaise, subit le même sort. La Grande-Pologne ne fut pas plus ménagée; la Poméranie se révolta tome i. contre le roi de Pologne; la partie orientale du pays, la Krobatie-Rougc, Brzest sur le Bug, fut envahie par le prince de Kiiovie, Yaroslaf. La Masovie, sous la conduite de Maslaw, se détacha de la Grande-Pologne, et se consliiua en état indépendant. Ce bouleversement dans les. possessions de Boleslas dura pendant tout le règne de Miéczyslas 11 son fils ; après sa mort, en 1054, le désordre arriva à son comble et dura pendant six ans, jusqu'à 1040, époque de l'arrivée de Kasimir 1er, restaurateur, lils de Miéczyslas. Il reprit la Petite-Pologne et la Silésie, comprima la révolte desPoméraniens, ressaisit la Masovie, et repoussa les envahissements des princes de Kiiovie. Boleslas le Hardi poursuivit les exploits de son père, rétablit en 10701a Pologne dans la possession de Przemysl sur le San, rendit la Wolhynie tributaire de sa couronne. Le territoire polonais rentra dans ses limites. Mais en 1078, lors de la fuite de Boleslas, les Hongrois envahirent la parlie de la Chrobalie sur la pente méridionale des Karpates, entre le Wag et la Theisse. Ils poussèrent alors leurs frontières jusqu'aux cimes des montagnes, et surent s'y maintenir jusqu'à nos jours. En 1108, Boleslas 111 iiança sa fille à Eiienne, lils du roi de Hongrie, Koloman, et lui donna en apanage viager la starostie de Spiz, qu'on devait racheter en 1412. Les pics des Karpates constituèrent dès lors la ligne frontière entre la Pologne et la Hongrie. La monarchie polonaise s'éteignit pour cent trente ans par le partage du territoire que fitBoles-las III en faveur de ses quatre lils, en 1159. 1° L'aîné de ses lils, Wladislas II, fut reconnu prince souverain de la Pologne, ayant en sa possession le pays de Krakovie, la Silésie, les terres de Lenczyça, de Siéradz, et la Poméranie. 2° Boleslas ,1V obtint la Masovie, la Kuiavie, les terres de Dobrzyn et de Chelmno (Culm). 5° Miéczyslas eut la Grande-Pologne, c'est-à-dire les terres de Gnèzne, de Posen et de Kalisz. 4° Henri hérita les terres de Lublin et de Sandomir. Cette répartition des apanages suscita à la Pologne des guerres civiles, qui durèrent avec acharnement jusqu'à l'avènement de Kasimir le Grand, en 1555 au trône, et coûta à la couronne royale la perte de la Silésie et de la Poméranie, qui s'érigèrent en états indépendants de la Pologne, et s'allièrent avec les princes alle- 106 mands qui s'avançaient toujours dans les possessions slaves. La Silésie fut partagée à différentes époques en trois parties : la Silésie haute, la Silésie moyenne et la Silésie inférieure. Dans cette division il y eut quatorze duchés, prenant leur nom des villes do résidence, savoir : Oswiécim (Auschwitz),Cieszyn (Teschen), Bytom (Beuthen), Strzeleç (Strelitz), Faikenberg, Raciborz (Rati-l>or) pour la haute Silésie ; Ligniça (Liegnilz), Brzeg (Brieg), VVrocIaw (Breslau) pour la Silésie moyenne; Glogow (Clognu), Sagan, Olesniça (Ohlau), Wolawa (Wohlau), Kamiéniéç (Steinau) pour la basse Silésie. Les princes de la race polonaise des Piasts régnèrent en Silésie jusqu'à 1625. La Masovie forma, depuis 1150 jusqu'à 1524, cinq duchés, savoir : de Czersk, Liw, Gostyn, Ploçk, Varsovie. La A uiavie fut partagée successivement en duchés de Gniewkow,Br/.est, Inowroclaw, Dobrzyn, Siéradz, Lenczyça. Leur existence s'éteignit en 1555. La Grande-Pologne subit un seul et court partage de 1259 à 1278 : duché de Kalisz, que le prince Boleslas le Pieux régissait de 1259 à 1278, et duché de Posen et Gnèzne, gouverné par deux princes du nom de Przémyslas; l'un mort en 1257, l'autre, son lils, héritier du duché de Kalisz, proclamé roi de Pologne en 1295, et assassiné traîtreusement parle margrave de Brandebourg en 1296 à Rogozno (Rogasen). Wladislas Lokiétek, duc de Bize^t en Kuïavie et de Siéradz, succéda à Przémyslas, assassiné, et devint roi de Pologne, en réunissant par cet héritage les provinces de l'ancienne monarchie, excepté la Masovie, la Silésie et la Poméranie. Pendant ce bouleversement général, pendant les guerres des princes, les invasions des Tatars, les empiétements et les envahissements des chevaliers Teutons, la Pologne conquit la Podlaquie en 1264. KUe dévasta ce pays pour mettre lin aux envahissements continuels que les ïadzwingucs, habitants de cette contrée, faisaient sur le territoire polonais. Pourtant la possession de ce pays lui fut contestée par les ducs de Masovie, de Litvanie et les chevaliers Teutons jusqu'à 1569, où la diète de l'union adjoignit la Podlaquie à la Petite-Pologne. La Pologne reprenait peu à peu des parcelles du territoire que le partage inconsidéré de Bo- Ieslas lll lui avait ôté; elle fut même augmentée des nouvelles provinces. En 1502 la terre de Lublin fut reconquise sur les princes russiens. En 1519, Kasimir le Grand devint maître de la Russie-Rouge, qui lui était dévolue par héritage. En 1545, par le traité de Kalisz, le même roi renonça à la Silésie et à la Poméranie (ce qui fut censé illégal aux yeux de la nation), et reprit la Kuïavie et la terre de Dobrzyn, tenues par les chevaliers Teutons. En 1315, la terre de Wschowa (Fraustadt) revint à la Crande-Pologne par la cession des droits sur le duché de Licgnitz. En 1565, Bydgoszcz, Inowroclaw, Gniewkow fuient restituées à la couronne, par la mort sans héritiers légitimes de Wladislas, prince de ces pays. En 1412, Wladislas-Jagellon racheta pour la somme de 40,000 kopas, marcs de gros larges de Prague, la slarosiie de Spiz comme gage de la somme prêtée, quoique celte staroslie ne lût confiée aux rois de Hongrie que comme apanage viager de la fille de Boleslas lll. L'Autriche s'empara de ce pays en 1770 sans payer la dette. En 1445, Zbigniew d'OIesniça, évêque de Krakovie, acheta, pour 6,000 marcs de gros larges de Prague, le duché de Siewierz, situé sur la frontière silésienne. En 1455, Kasimir IV acheta pour 50,000 marcs, de gros larges de Prague, le duché d'Oswiécim, également situé sur la frontière silésienne. En 1462, les duchés de Rawa et de Belz, par la mort sans héritiers des princes masoviens, revinrent à la couronne. En 1494, Jean-Albert acheta le duché de Zator pour 80,000 ducats. En 1495, le duché de Ploçk en Masovie fut réuni à la Pologne, par l'extinction de ses ducs. En 1526, la lignée des princes masoviens fut éteinte par la mort de Jean et Stanislas, ducs de Warsovie, et la Masovie passa sous la domina-lion du roi. La diète de 1569 à Lublin, en cimentant l'union de la Pologne avec la Liivanie, fit une distribution des territoires en trois grandes provinces, dont les deux font en partie l'objet de noire travail. Celle disposition, que nous avons précisée à la lêtede la description de cha- LA. POLOGNE. Mue province, dura jusqu'aux i démembrements accomplis dans le siècle passé : pendant deux cent trois ans, ce fut une œuvre de volonté nationale. Dépuis quarante-deux ans, la nation polonaise, proscrite, errante, comme fut dans son temps le régénérateur de la Pologne,Wladislas-Lokietek, supporte noblement les adversités, et combat les ennemis de la patrie. Elle accomplira, nous n'en douions pas, sa haute mission; elle ralliera les membres épars de la même patrie, et, à l'instar de l'union de Lublin, elle réunira dans son sein les vaillantes populations slaves! André Slowaczynski. BIENFAIT D'UN SONGE. ÉPISODE DE LA CAMPAGNE DE MOSKOU EN 1812. ( Imité du polonais. ) L Il y a dans la vie d'un soldat quelque chose de brillant et d'aventureux fait pour séduire un jeune courage. Lame s'éveille, le besoin de la gloire, je ne sais quel instinct guerrier accélèrent les battemenls du cœur la première fois qu'un régiment en marche se présente à notre vue, bannières déployées, dans tout l'éclat de la parure martiale, et défile devant nous. L'accent de la victoire semble retentir dans le sou de la trompette; le pas mesuré des chevaux, la splendeur des uniformes, tout nous étonne, Ioul nous charme. Nous rêvons l'indépendance de la vie militaire, indépendance chimérique : mais nous sommes sans cesse bercés d'illusions. Ce magnifique spectacle nous parle de gloire et de périls, de lointains voyages, de guerre et d'amour, de revers et de succès inattendus : contre de telles émotions la voix de la prudence est impuissante. C'est peut-être une heureuse prévoyance de notre nature qui nous rend accessible à des séductions si dangereuses: et qui s'exposerait à des périls sans nombre, qui braverait tous les maux de la vie des camps, si un attrait irrésistible n'y précipitait l'ardeur première de l'énergie de la jeunesse ? Quel Français s'est jamais repenti d'avoir partagé la gloire et les revers de Napoléon ! Les vieux guerriers, témoins d'un désastre qu'aucune parole humaine ne saura jamais rendre avec assez de douleur et d'énergie, les vieux guerriers disent encore avec orgueil : t Et moi aussi j'étais à Moskou. » Et ce seul mot rappelle d'incommensurables malheurs. La campagne de Moskou, qui devait élever la puissance de Napoléon à une hauteur sans égale dans l'histoire, et couronner ses hauts faits par le rétablissement de la Pologne, ne servit qu'à précipiter dans l'abîme le grand homme, la France et mon infortunée patrie. La bataille de la Bérézina fut la mort de toutes les espérances. Après cette bataille, la retraite prit de jour en jour un aspect plus horrible. Les Polonais luttaient avec le destin, et pendant un combat désespéré ils tenaient l'avant-garde, comme pendant la retraite ils couvraient l'extrême arrière-garde. C'est ainsi qu'un détachement d'infanterie s'arrêta pour vingt - quatre heures à Smorgonié, sur la grande route de Wilna à Minsk, là où, quelques jours auparavant, Napoléon avait remis le commandement en chef à Murât. Le major S..., qui avait servi dans les légions polonaises en Italie, commandait ce détachement de troupes polonaises. Lui et ses compagnons d'armes étaient ou malades ou blessés; mais tous voulaient servir la France et la Pologne, jusqu'au dernier moment. La petite colonne arriva à Smorgonié le jour du marché; les citoyens des environs étaient réunis dans le bourg, et dès qu'ils apprirent que le commandant du détachemom était Polonais, ils s'empressèrent de lui offrir lout ce dont il pouvait avoir besoin. Le major fut profondément touché de l'em- pressement de ses compatriotes : un"témoignage d'intérêt fait tant de bien dans le malheur. Les principaux habitantsdu bourg et les citoyens des environs donnèrent un dîner au commandant et aux autres officiers de son détachement; on porta des toasts à la France et à la Pologne: dans ce moment d'exaltation, on rêvait encore une glorieuse revanche. Après le dîner qui s'était prolongé, on apporta des lumières, puis on recommença à boire, et un des convives proposa une partie de cartes pour achever la nuit. Ces braves gens se proposaient de perdre toutes les parties, pour secourir le major et les siens sans les humilier par un don. Le major tint la banque. Parmi ceux qui entouraient la table de jeu, se trouvait M. L..., héritier d'une grande fortune. M. L... n'était point exempt de qualités, et l'éducation qu'il avait reçue avait développé son esprit et son intelligence ; en un mot, il eût été un homme distingué sans un défaut qui atténuait tout ce qu'il y avait de bon en lui. L...aimait l'argent, il aimait à le voir, à le sentir dans ses mains; mais ne croyez pas que L... Fût'chiche ou avare, non, ses domestiques avaient une nourriture abondante, ses paysans avaient des secours en blé et autres denrées; L... donnait les fruits de ses vergers, il donnait le vin de sa cave ; jamais un pauvre ne se présentait impunément, à sa porte, toujours il y avait des vêtements tout prêts et une bonne soupe pour réchauffer les nécessiteux...; et malgré tant d'actes de bienfaisance, L... était stigmatisé du nom d'avare. Je vais me faire comprendre : L... avait la monomanie de l'or; il aurait donné toute sa récolte de blé pour secourir un misérable, mais pour lui sauver la vie il n'aurait pas donné une pièeo d'or. La vue de l'or, son bruit, son toucher transformaient sa nature; l'idée de se dessaisir de son or le rendait dur, inhumain, cruel. La source de ce vice venait de ses parents. Quand L... était enfant, il donnait à ses camarades ses chiens, ses chevaux, ses habits quand on les lui demandait ; on craignit qu'il ne devînt prodigue parla suite, et pour prévenir ce mal, on tomba dans un autre. Le père do L..,lui répétait sans cesse qu'il fallait garder son argent, et que les grandes fortunes périssaient par la prodigalité, et on privait d'argent le pauvre enfant, pour qu'il en sentît le prix. Les leçons du père fructifièrent: L... économisa, entassa, et regarda son or, comme un autre regarde sa maîtresse. De l'amour de l'or à l'amour de jeu il n'y a qu'un pas. Ces deux passions luttaient dans le cœur de L..., et il devint joueur forcené quand il put disposer de sa fortune. Comment concilier l'amour de l'or et l'amour du jeu! Le jeu donne l'espoir du gain, et ses chances donnent des émotions à l'avare qui risque son or. Des émotions pour une ame corrompue, flétrie par de vils calculs; des émotions, c'est déjà un bonheur! Cependant tous bons sentiments n'étaient point éteints dans le cœur de L...; il se reprochait son honteux penchant, il cherchait à fuir les occasions de jouer ; mais le diable ne dort jamais. Cependant, comment refuser de perdre une partie quand il s'agissait de faire gagner le major? montrer son avarice en présence des gens qui montraient le plus grand désintéressement. Pendant longtemps la fortune fut incertaine; personne ne perdait, personne ne gagnait. L... prit les cartes, et le malheur sembla s'attacher à lui. Mauvais joueur, cela va sans dire, il montra sa colère, et chacun de rire, en le regardant d'un air moqueur: car l'avarice de L... était devenue proverbiale dans le pays. « Vous riez, messieurs, dit L... d'une voix tremblante de fureur, vous riez, mais rira bien qui rira le dernier;» puis, il ajouta en s'adressant au major : * J'ai perdu tout ce que j'avais sur moi, tout mon argent, tout mon or ; je n'ai plus rien ; mais si vous voulez continuer la partie, nous jouerons sur parole ; mes voisins répondront pour moi. —Nous ac*-ceptons, » répondirent les assistants, et l'un d'eux, s'approchant du major,lui dit: « C'est un devoir pour vous, brave militaire, de délivrer de pauvres prisonniers de guerre, et quelques milliers de hollandais seraient peut-être bien accueillis par votre régiment. (1).» Le major regarda L... pour deviner le sens de cetle plaisanterie, et les joueurs, qui comprirent bien que tout ceci pourrait avoir des résultats sérieux, coupèrent la conversation. L... était blessé dans son amour-propre; sa tête s'enflamma, tout tournait autour de lui; dans ses vertiges , il voyait des monceaux d'or, et il doublait, triplait l'enjeu, ne sachant plus ni ce qu'il faisait, ni où il était. La fatalité conduisait ses coups : il perdait sur toutes les cartes ; il changeait de jeu, et il perdait ; il changeait de place, et il perdait; enfin, les joueurs' (1) Los ducats d'or sont frappés en Hollande, et on les appelle rlt's Hollandais. le prirent en pitié, et le major joua à jeu découvert pour faire gagner son adversaire ; mais rien ne servit: * Allons, monsieur, dit-il, consolez-yous : malheureux au jeu, heureux en amour. L'expérience m'a appris qu'il faut se défier de la bonne fortune : le malheur est bien près de nous atteindre quand nous n'avons plus rien à souhaiter. Je ne me rappelle pas avoir eu une pareille chance dans ma vie, et qui sait ce qui m'attend demain !...» A ces paroles, un triste pressentiment s'empara de tous les joueurs. « Je vais tenter la fortune, continua le major ; j'abandonne la banque, et je la cède à M. L...; nous verrons si je serai aussi heureux. —Cent ducats à la banque, dit L... —J'accepte, » répondit le major; et L... gagna les cent ducats. La chance avait tourné : à chaque coup le major disait: < J'ai perdu, j'ai perdu!...» On finit par croire que le major perdait exprès ; mais pour dissiper les doutes, il montra ses cartes, t Vous ne me devez plus que cent ducats, dit-il à L...; tout le reste, vous l'avez rattrapé. Si vous y consentez, nous abandonnerons la partie, et vous serez mon débiteur pour cent ducats; et je distribuerai cette somme à mes pauvres soldats qui manquent de tout. —Demain, major, je m'acquitterai envers vous ; demain avant le jour vous me verrez. Je suis charmé de vous avoir connu ; vous m'avez donné l'exemple du sang-froid, cela ne m'humilie pas, cela me donne l'envie de vous imiter. »Eten disant ces mots, il serra la main au major, et tous les joueurs se séparèrent. IL L., en revenant seul à cheval, repassait dans sa mémoire les événements de la soirée. «Que j'ai été petit et misérable, se disait-il, en comparaison de cet homme! avec quelle grandeur il perdait, avec quelle indifférence il gagnait!... Mon Dieu, pourquoi louer, pourquoi blâmer? nos vices et nos vertus nous viennent du hasard, et nous sommes l'instrument de nos passions ; on naît avec tel ou tel penchant, et l'occasion fait éclore nos vices ou nos vertus. Est-ce ma faute à moi, si j'aime l'or? est-ce ma faute, si sa vue me fait tressaillir? est-ce ma faute, si, quand j'étais enfant, mon père m'a dit un jour : « Tiens, tu vois ce beau ducat, mais tu ne l'auras pas, pareeque tu n'es point économe...! 11 me faudra donner cent ducats à cet homme, je les lui dois; il me faudra tirer de ma cassette cent ducats, moi, qui vendrais mon âme pour de l'or ! ï Le diable lui criait à l'oreille : « Tu serais bien dupe ! ne rends pas les ducats ! » L... était en proie à une sorte de délire; le froid, la nuit, la solitude agissaient sur cette nature nerveuse et impressionnable ; il abandonna les guides de son cheval, et chemina lentement la tête baissée; tout à coup il relève la tête, comme un homme qu'on réveille au milieu d'un songe. « Si les Kosaks pouvaient prendre le major cette nuit, si....» mais il n'osa pas achever sa pensée, il se faisait peur à lui-même, et il regarda autour de lui, pourvoir si on ne l'avait pas entendu. Il piqua des deux, et se sauva en criant ; mais le son de sa voix était couvert par une autre voix qui disait: « Si les Kosaks s'emparaient du major, tu ne paierais pas les ducats. » L... sentait les frissons de la fièvre; ses membres tremblaient, sa tête était brûlante. Il s'enveloppa dans son manteau, ôta son bonnet, et se frotta le front ; mais la pensée qu'il voulait chasser de sa tête se réfugia dans son cœur, et se transforma en désir. Alors le désespoir s'empara de lui; il cria: « Mon Dieu! mon Dieu, ayez pitié de moi ! Je demande la mort d'un homme, cette idée est moins horrible pour moi que la perte de mon or! » Des larmes abondantes coulèrent de ses yeux, il pria encore, car toutes croyances n'étaient pas éteintes en lui. Quand il fut arrivé, il donna son cheval aux domestiques, et leur recommanda de le réveiller avant le jour; et, tout habillé, il se jeta sur son lit, et s'endormit. III. Bientôt L. rêva qu'il entendait le piaffement des chevaux et le bruit des sabres, puis on frappa à sa porte à coups redoublés. L. se leva et demanda : «Qui est là? » Un officier kosak se présenta devant lui et lui dit : « Où est le maître de la maison? — C'est moi. — Eh bien! n'avez- vous pas chez vous des Français? — Pas un. _ Savez-vous où ils se cachent? » Une horrible sensation s'empara de L, ; l'officier, qui s'aperçut de son trouble, lui dit : « Mon devoir m'ordonne de faire les recherches les plus minutieuses, je vous engage à dire la vérité; parlez, dites quelles sont les maisons qui donnent asile aux Français ou aux Polonais? Si vous persistez dans vos dénégations, je vais vous faire enchaîner, et on vous conduira au quartier général du feld-maréchal Kotousoff, et mesKosaks ont ordre de piller votre maison. » L. avoua tout, il indiqua la retraite du major, et dit de combien d'hommes son détachement se composait. Les Kosaks, sans perdre de temps, prirent au galop la route de Smorgonié L. ne tarda pas à avoir horreur de son crime : le remords torturait sa pauvre àme. Il crut entendre une voix qui lui disait : « Tu es un traître et un assassin, Dieu et les hommes te demanderont compte du sang innocent.— Pitié! pitié! je réparerai mon crime, je sauverai ceux que j'ai voulu livrer à la mort, i II monte à cheval, met les cent ducats dans sa poche, et court à travers bois pour devancer les Kosaks.La nuit était noire, le vent soufflait et renvoyait la neige qui se glaçait en tombant. L. entendait au-dessus de sa tête le croassement des corbeaux. A l'aube du jour, il croit apercevoir le clocher de l'église de Smorgonié, il veut se diriger de ce côté, mais ses efforts sont impuissants, ses yeux le trompent, et il prend toujours une mauvaisedirection : le bourg est à gauche, et son cheval l'entraîne à droite____ O rage ! ô désespoir ! il a encore deux lieues à faire, et bientôt le jour paraîtra; il sent les ducats dans sa poche, il pique son cheval ; mais la pauvre bête, exténuée de fatigue, tombe et ne se relève plus.... Alors L. quitte son manteau pour être plus léger, et se met à courir vers le bourg; tout à coup il entend la décharge d'un fusil, puis unfeude fde.....Il est trop tard, toutest fini!... Il arrive sur la place, et il aperçoit le détachement du major, qui se défendait à outrance contre les Kosaks. i Le major est sauvé, se dit-il, c'est lui sans doute qui commande ses hommes; ma conscience est tranquille, je garderai mes ducats;» et il met la main sur sa bourse, pour être bien sûr qu'ils sont encore là. «Maintenant, se dit-il, je vais retourner chez moi.... Mais non, il faut que j aille chez le major pour savoir s'il est vraiment sauvé.» Il se dirige vers la maison du major; il approche, la porte d'entrée est ouverte, il monte l'escalier ; l'appartement est désert, le parquet est jonché de cartes; sur une table sont déposés l'uniforme, le chapeau et l'épée du major.... Il ouvre une porte et se trouve dans une chambre ; le lit est en désordre, tous les meubles sont bouleversés ; il s'approche de la fenêtre pour appeler un domestique, et il entend distinctement le râle d'un mourant... Il cherche d'où partent ces cris..., un horrible spectacle se présente à ses yeux : il voit sur un tas de neige un homme blessé; le sang coule à POLOGNE. gros bouillons de sa poitrine, sa figure est cou- inonde le front de L..... un 'oppresse; il veut appeler, mais verte de sang et de neige, on ne peut distinguer ses traits; ses bras se roidissentet ses doigts s'allongent, comme s'il voulait saisir quelque chose. Ce cadavre, qui respirait encore, ouvre les yeux et jette sur L... un regard étincelant. «Ah! pardonnez - moi, » dit L... : il avait reconnu le major, « Je t'attendais pour mourir, ma bouche ne s'est point fermée parce que je voulais le dire encore: « Traître, parjure, assassin ; mes cent ducats... tu me les rendras... » Il éleva ses mains vers le ciel, ses membres se roidirent, et il expira. Une sueur froide poids affreux ses forces l'abandonnent, el il tombe sans connaissance. Tout à coup L... se réveille et se trouve sur son lit ; il regarde et il ne voit personne dans sa chambre, mais l'impression de cette horrible nuit ne devait pas s'effacer de sitôt. Il entendait le râle d'un mourant, il voyait le sang du major, il entendait sa voix qui demandait vengeance... Il cherche à se rendormir pour échapper à lui-même; mais dès qu'il s'assoupit, le remords prend un corps, un esprit, un visage, pour le poursuivre. L... se lève , ses domestiques fuient en le voyant; il sort, et chaque paysan qui le rencontre fait un signe de croix, et se sauve, et il n'ose pas dire : Pourquoi me fuyez-vous? car on lui reprochera son crime. Alors il rentre chez lui, il se met à genoux et il veut prier. Le ciel aurait-il pitié de lui? Non, non, il n'ose pas prier, sa prière serait un blasphème, il n'est pas digne de la parole de Dieu ! Son enfer commence en ce monde, il ne croit plus à la miséricorde divine. Dans l'église paroissiale de Smorgonié on disait avant le jour une messe pour les morts; l'autel, les pilastres et les murs étaient tendus de noir; au milieu de l'église était un catafalque recouvert d'un drap noir avec une croix blanche et des tôles de mort. Au bas, on lisait ces mots : Hodie mrhi, cras tibi. « Aujourd'hui à moi, demain à toi. » Aux quatre coins, il y avait des figures en bois peint représentant laMort, laFoi, l'Espérance et la Piété. Les prêtres chantaient les psaumes, et l'orgue leur répondait. Une foule de fidèles se pressait dans l'église, et chacun portait un cierge pour éclairer dans les limbes ses amis et ses parents. L... entra dans l'église au moment de cette lu-. gubre cérémonie; la loule s'écarta à son approche, comme si elle redoutait son contact, et quand il vint à s'asseoir sur un banc, les femmes se sauvèrent en lui jetant un regard de mépris. L... demeura tout confus. Après la messe, les prêtres firent la procession et vinrent jeter de l'eau bénite sur le catafalque. L.... avait les yeux fixés sur les figures symboliques qui entouraient le catafalque.... Tout à coup, il vit la Mort qui paraissait se mouvoir, et l'ombre du major lui apparut. L.... cacha sa tête dans ses mains pour échapper à celle horrible vision, et quand il ose ouvrir les yeux, l'église était déserte. Les cierges commençaient à s'éteindre. L... veut gagner la porte extérieure, mais au moment qu'il s'apprête à franchir l'église, il entend des pas qui résonnent sur les dalles, il retourne la tête,et il aperçoit une ombre qui descend du piédestal ; sa main est levée, elle s'avance et pose sa poitrine sanglante sur la poitrine de L... L____cherche à se dégager de cette horrible étreinte, il veut fuir; mais la porte extérieure est fermée, il retourne sur ses pas et trouve face à l'ace la figure livide du major. Des ombres velues de blanc remplissent l'église. L... essaie encore de fuir, mais il retrouve pariout l'œil menaçant du major... Tout à coup il entend une Voix qui lui crie : « Traître, tu ne m'échapperas pas, donne-moi mes cent ducats! > et une main glacée s'appuie sur le front de L... L... se réveille en sursaut. IV. « Monsieur, il est cinq heures du malin, vous n'arriverez pas à temps, habillez-vous vite. — Qui va là? dit L... —C'est moi, monsieur, dit le domestique ; vous donniez si fort que j'ai été obligé de vous secouer la main pour vous réveiller. Vous m'avez ordonné hier d'entrer de bonne heure dans votre chambre, et me voilà. — Ah ! merci, mon pauvre Jean! Comment, je suis chez moi, dans mon lit ? j'ai donc rêvé ! tout cela n'était donc qu'un horrible cauchemar ! — Vous avez dù bien mal dormir, monsieur : on fait de mauvais rêves quand on dort tout habillé. — O miséricorde infinie ! s'écria L... en se jetant à genoux.Mon Dieu! achevez votre œuvre et donnez-moi la force de profiter de ce terrible avertissement. > Dieu avait touché l'âme du pécheur, fJ'eu s'était servi de son sommeil pour le retirer de l'abîme. L.., après sa prière, senl.il qu'une vie nouvelle allait commencer pour lui; il veut s'éprouver lui-même, il court à sa cassette,et regarde son or ; mais, ô bonheur ! ù miracle de la grâce divine! il ne sent plus ni émotion, ni plaisir...« Va, ditL.., je ne serai plus ton esclave, maudit métal! c'est toi qui seras mon serviteur, tu m'aideras à faire des heureux et tu me procureras tous les plaisirs permis, approuvés par la conscience. » Le jour commençait à paraître, lorsqu'on frappa légèrement à la porte du major. « Qui est là? dit le major en saisissant son épée. — Ami! répondit L.....— Soyez le bienvenu. Ah! vous êtes matinal, et, si je ne me trompe, il me semble que vous m'apportez une bonne nouvelle.» L... rougit et dit : € Oui, major, je suis heureux, mais ce bonheur est pour moi ; cependant vous n'y êtes pas étranger, et vous ignorez vous-même l'immense service que vous m'avez rendu. Vous savez que je suis riche, les quolibets de mes amis vous l'ont appris hier...» L... rougit encore. « On m'appelait avare : en effet, j'aimais l'or avec passion. Et cette ignoble passion avait envahi lout mon cœur, je ne savais plus être bon, je ne savais plus être compatissant.... Aujourd'hui, j'ai honte du passé, el je vous en remercie. Hier, vous auriez pu profiter de mon exaltation pour me ruiner. Je jouais comme un fou, oui, je jouais avec le délire de la fièvre, el vous vous êies montré plein de délicatesse et de grandeur, vous avez eu pitié du pauvre insensé. A mon tour j'ai voulu être digne de vous, et Dieu m'est venu en aide. Je ne suis plus le même homme, l'or ne sera plus pour moi que l'instrument d'une bonne action. Et tenez, major, vous serez de moitié dans le premier acte de ma résurrection. Voilà cent ducats, distribuez-les à tous les pauvres que vous trouverez sur votre chemin. Si dans l'avenir je fais quelques bonnes œuvres, c'est à vous que Dieu en donnera le mérite. N'est-ce pas vous qui avez renouvelé ma vie? n'est-ce pas vous qui m'avez montré l'exemple du bien?.. Adieu, major, il me resie à m'acquitter de ma dette, voilà les cent ducats: adieu, nous ne nous verrons sans doute jamais, mais ne m'oubliez pas. » Le major quitta Smorgonié sans qu'il lui arrivât rien de fâcheux. Depuis ce jour, L... devint le meilleur et le plus charitable des hommes, sa bourse était ouverte aux pauvres, il était béni de ses paysans, on priait pour lui à l'église, et tout le monde répétait : Dieu a fait un miracle. 308 LA PC V. Cet événement, vrai dans le fond, ne paraîtra pas invraisemblable aux esprits qui approfondissent les mystères de la nature humaine. La volonté de l'homme est incertaine, sa raison est un souffle que le vent emporte ; un songe, un moment d'hallucination ont eu souvent plus d'influence que la résolution la mieux arrêtée. L... en est la preuve. Quelques années après la campagne de Moskou, L... eut le bonheur de rendre service à un de ses amis d'enfance:en lui prêtant une somme considérable, il le mit à même de faire une brillante fortune. Cet ami avait une sœur, belle, charmante, bien élevée; L... en devint amoureux; et elle, pénétrée de reconnaissance pour le bienfaiteur de son frère, ne tarda pas à lui accorder sa main. Le jour que le jeune couple se rendait à l'église pour recevoir la bénédiction nuptiale, on remet une lettre a L... Cette lettre était du major S... « Je ne vous ai pas oublié, disait-il, et vous êtes la première pensée de ma convalescence. J'ai été grièvement blessé à la bataille de Leipzig, je suis tombé mourant à côté du prince Joseph Poniatowski; mais me voilà à peu près guéri de mes blessures. » J'espère que le hasard nous rapprochera un jour, et j'aurai la preuve que mes bons pressentiments ne m'ont point trompé. Soyez-en sûr, Dieu récompense ceux qui ont foi en lui. j La lettre n'indiquait pas le lieu où se trouvait le major, et quelles que fussent les démarches de L..., il ne put parvenir à le découvrir. Olympe Ciiodzko. DRZEWIÇA (Prokoncez DRJEV1TZA. Sur la grande route de Warsovie à Krakovie, on trouve le bourg de Drzewiça, dont la fondation remonte à une époque reculée. Il est situé dans le palatinat de Sandomir sur la rivière de la Drzewiczka qui se jette dans la Piliça, et celle-ci débouche dans la Wistule. Autrefois, ce bourg était considérable ; la piété de Wladislas Lokiétek y fit élever, vers l'année 1320, une belle église qui, depuis, a subi les vicissitudes attachées au temps, aux invasions étrangères et aux guerres si fréquentes dont la Pologne était le théâtre. Oui, c'est là que les Suédois, les Moskovites, les Autrichiens ou les Prussiens venaient vider leurs différends. On remarquait autrefois un magnifique château; mais les guerres y portèrent leurs ra- vages, et en 1814, un incendie le détruisit et ne laissa que des ruines qui frappent aujourd'hui les yeux du voyageur. En 1794, Drzewiça fut témoin de vifs débats qui accompagnèrent la dissolution de l'armée nationale, à la suite de la prise de Praga par les Moskovites, et de la capitulation de Warsovie. Les uns voulaient que l'armée tentât un coup désespéré en revenant sur ses pas, les autres projetaient de marcher par l'Allemagne jusqu'en France ; mais la fatalité s'attacha au sort des Polonais ; ils firent encore quelques étapes, et ce fut à Radoszyeé qu'eut lieu la dissolution entière de cette armée qui, avant, fit tant de prodiges sous les ordres de Kosciuszko ! HISTOIRE. PIN DE LA TROISIÈME ÉPOQUE (1555-Ï587). INTERRÈGNE (1572-1575). Sigismond-Auguste, dernier rejeton de la dynastie des Jagellons, combla, par son décès, les vœux de l'aristocratie polonaise, en lui procurant l'occasion et le droit d'élire ses souverains. Mais, au lieu de s'occuper d'asseoir l'édifice politique de l'Etat sur les bases d'une démocratie large et populaire, elle s'occupa de ses intérêts de caste : son ambition et ses abus favorisaient les projets des puissances voisines et durent amener ces malheurs dont les suites ont été si fatales aux générations futures !... Les nobles de la république polonaise s'agitèrent en tous sens, et se réunissaient dans les diétines ; ils créèrent une nouvelle espèce de confédération, qu'ils appelèrent kapiur (le froc ou le capuchon), en signe de douleur et de tristesse, à l'occasion de l'interrègne; mais ils ne purent convenir du temps et du lieu où l'on devrait s'assembler pour tenir la grande diète. Jacques Uchanski, archevêque de Gnèzne et primat du royaume, prit donc l'initiative, et invita les Etats à s'assembler à Warsovie pour le 9 octobre 1572. Mais la diète ne put encore avoir lieu, les sénateurs n'étant pas en nombre suffisant. Après une nouvelle délibération, qui eut lieu à Kaski sur la Pisia (à neuf lieues de Warsovie), l'archevêque fut encore forcé d'ajourner l'ouverture des diétines au 15 décembre, et celle de la diète au 6 janvier 1575. Aux diétines l'ordre équestre choisissait deux nonces de chaque palatinat, chargés du pouvoir d'établir une nouvelle forme de gouvernement et de subvenir à tous les besoins de la république. Cette diète préliminaire, qui avait lieu à la suite de la mort du roi, fut appelée diète de convocation, et se tenait toujours à Warsovie. La diète de convocation fut ouverte par une discussion sur les pouvoirs du primat pendant la vacance du trône. On éleva la question de savoir tomk ir. si le primat avait le droit d'assembler les diétines et les diètes, et ce droit, Jean Firley, grand-maréchal de la couronne, prétendait se l'arroger. Les Etats tranchèrent cette question, en adjugeant au primat le droit de convoquer les diétines, les diètes, et de proclamer le nouveau roi élu par les assemblées; et au maréchal de la couronne, de le faire connaître à la nation. On fixa au 5 avril prochain la tenue de la diète d'élection, et le lieu de réunion assigné aux Polonais fut les plaines qui s'étendent entre Ramien, Grochow et Praga, sur la rive droite de la Wistule, et pour les Litvaniens, le bourg de Parczow, sur les confins de la Pologne et de la Litvanie. Quelqu'un ayant élevé la question de savoir si chaque gentilhomme avait le droit de voter, ou si celte faculté était seulement l'apanage des nonces tirés de chaque palatinat, le jeune Jean Zamoyski, nonce de Belz, trancha ainsi la question : « Les sénateurs et les nobles, étant égaux selon les lois polonaises, tous, sans exception, devaient participer aux immunités et aux franchises de la noblesse, à plus forte raison devaient-ils participer au plus essentiel des privilèges : celui de l'élection d'un roi; que puisque tous étaient appelés à défendre la patrie, tous devaient concourir à l'élection de leur chef souverain. » Zamoyski ne tarda pas à gagner une immense popularité. Ses expressions parurent pleines de sagesse; mais lui et les siens oubliaient qu'ils ne formaient que la vingtième partie de la population, et les dix-neuf autres parties, composées des non-nobles, restaient sous l'oppression. Comment défendre la patrie avec des intérêts divisés!... La plus noble mission de l'historien est de chercher des leçons dans le passé; puissions-nous l'invoquer utilement en racontant franchement le bien et le mal... Le nombre et les richesses des protestants (Luthériens et Calvinistes) s'étant considérablement augmentés en Pologne, on avait donc à b 107 / craindre une guerre civile pour opinions religieuses. Les protestants, dont le chef était Fir-ley, maréchal de la couronne et à la fois palatin de Krakovie, et Pierre Zborowski, palatin de Sandomir, n'avaient rien tant à cœur que de garantir la sécurité et la tranquillité de la croyance réformée. Les catholiques, qui désiraient maintenir le repos dans l'intérieur du pays, signèrent une alliance avec les protestants, nommés depuis dissidents (dissidentes de religione), et la firent insérer dans l'acte de la confédération générale, comme expression unanime des Etats. Cependant, quand le moment d'une conclusion définitive fut venu, le primat Uchanski fit tant par son exemple et par son éloquence, que lui, les évêques et presque tous les sénateurs et les nonces se désistèrent de cette alliance. François Kra-sinski, évêque de Krakovie, resta fidèle à la première décision. La dernière question qu'on décida à cette diète, fut la demande du duc de Prusse d'avoir place ù la diète d'élection. La solution de celte question fut réservée au nouveau roi. Après cela on fit la clôture de la diète de convocation, qui diffère des autres en ce que le maréchal ne fut pas élu par les "nonces, mais qu'il fut journellement remplacé, à tour de rôle, par chacun des nonces. Au terme fixé pour la tenue de la diète d'élection, les nobles, qui arrivaient de toutes parts à Warsovie, trouvèrent marqués au delà de la Wistule les divers quartiers qu'ils devaient occuper durant l'élection; on les avait disposés par palatinats, de manière qu'ils bordaient la plaine de Grochow, et trois lieues suffisaient à peine pour les contenir : ils étaient tous armés. Le lieu du conseil, appelé depuis Szopa (Cho-pâ), était au centre de la plaine, où on déploya la tente du feu roi Sigismond-Auguste. Tout autour on dressa un grand édifice qui pouvait contenir cinq ou six mille personnes; il n'avait proprement qu'un toit et des piliers assez régulièrement espacés pour le soutenir; alentour éiait un fossé qui ne laissait qu'un petit espace de terre au milieu de chaque fuce, pour servir d'entrée aux piétons. Les sénateurs et les ministres de la couronne délibéraient sous la tente; les nonces tenaient leurs séances devant la tenie, et cette place s'appela depuis Kolo (le cercle). Les gentilshommes arrivés des palalinats furent rangés loin des places des sénateurs et des non- ces sur la plaine et sous des tentes, ce qui donnait à ce lieu l'aspect d'un immense camp. La diète s'ouvrit le 5 avril 1573. Le duc de Prusse renouvela sa demande, et il reçut la même réponse qu'à la diète de convocation. Des demandes pareilles, de la part des ducs de Kourlande et de Poméranie, eurent le même sort, quoique le dernier s'appuyât sur l'usage de ses ancêtres. Toutes ces ambassades restèrent donc sans résultat, et le droit d'élire les rois ne fut adjugé qu'aux sénateurs et à la noblesse de la couronne et de la Litvanie, et aux provinces qui y étaient étroitement unies. Pour maintenir l'ordre et la sécurité publique, on établit le tribunal du froc (sondy kapturowé). Ce tribunal fut saisi des délits que pourraient avoir commis les Polonais et les étrangers pendant le temps de l'élection. Ces tribunaux furent encore appelés Judi-ciwncompositum, parce qu'ils étaient composésdu sénat et de l'ordre équestre: trois sénateurs désignés par le maréchal, douze nonces tirés au sort, et les deux grands maréchaux de Pologne et de Litvanie y siégeaient. Après ces règlements on s'occupa des litres des candidats qui étaient : Jacques Uchanski, archevêque de Gnèzne ; Jean Firley, grand-maréchal de la couronne; Nicolas Iazlowiecki, palatin de la Russie-Rouge ; Jean Tomicki, castellan de Gnèzne; Jean Szafranieç, castellan de Biecz; Jean [II, roi de Suède, époux de Catherine Ja-gellonne, sœur de Sigismond-Auguste; Sigismond-Wasa, fils de Jean III et de Catherine Jagellonne ; Albert-Frédéric, duc de Prusse; Maurice, électeur de Saxe; Ernest, markgrave d'Anspach; Yvan IV Vassiliévitsch, tzar de Moskovie ; Maximilien II, empereur d'Allemagne; Ernest, archiduc d'Autriche, duc de Roetz; fils de Maximilien II; Henri de Valois, duc d'Anjou, frère de Charles IX, roi de France. Les candidats polonais furent prônés sous main ; les trois premiers n'avouaient pas ouvertement leur prétention, mais Szafranieç et Tomicki, généralisant les choses et ne s'oubliant point, parlaient haut en faveur d'une élection nationale. Tomicki prit la parole, et dit : « Pour-» quoi aurions-nous moins de confiance au zèle » et aux talents d'un d'entre nous, qu'à ceux d'un » étranger qui, par cela même qu'il désire nous » gouverner, montre plus d'ambition que de mo-»destie?Qui peut mieux qu'un Polonais être » instruit des vrais intérêts de la république » former de plus grands et de plus sages des-» seins pour sa gloire, les suivre avec plus d'ar- > (leur et d'expérience, saisir à propos les eir-» constances d'un moment,etc?» Mais le nonce de Belz, Jean Zamoyski, entreprit de le combattre, et répondit: «Je connais la république, et je pré-» vois que sa liberté périra du moment qu'elle » aura un Polonais pour maître. Et quelle ne se-» rait pas la vanité des frères, des neveux, des > parents de celui que nous aurions la faiblesse i d'élire?Ces hommesnesecroiraienlplussembla-» blesanous, et leur orgueil augmenterait par les j basses flatteries de ceux qui, pour mériter leurs » faveurs,auraient la faiblesse de les croire au-des-» sus d'eux, et de ne plus juger la naissance que » par l'élévation du rang. On verrait donc les » dignités fondre dans la maison du prince. Elle » seule engloutirait tons les biens; et ces for-» tunes rapides, loin d'exciter l'émulation dans * l'Etat, y enflammeraient la cupidité, la plus * dangereuse de toutes les passions dans un » pays où les lois n'en répriment aucune.... » Après tout, quelque difficile que soit un choix » où peuvent prétendre tous ceux qui ont droit > de le faire, et où celui qui doit être élu est du > nombre même de ceux qui élisent, prenons » pour roi un citoyen polonais, j'y consens ; mais » du moins que ceux-là se présentent qui se * croient dignes de régner ; qu'ils demandent eux-» mêmes nos suffrages, ainsi qu'ont déjà fait tous » les princes étrangers; et qu'ils se retirent en- > suite, pour nous laisser la liberté de balancer » leurs vertus et leurs vices : discussion néces-1 saire, et peut-être aussi peu flatteuse pour ce-» lui à qui nous adjugerons le trône cpie pour » chacun de ceux à qui nous serons forcés de le » refuser. » Personne n'osa se proposer explicitement ; il ne fut plus question des candidats polonais. L'ambassadeur suédois, Jean Lorch, proposait le roi Jean III, époux de la sœur de Sigismond-Auguste. 11 insista fortement sur les besoins où étaient la Suède et la Pologne de n'avoir qu'un même chef qui pût unir leurs forces contre le tzar de Moskovie. Il dit que la république n'ayant point de flotte, son maître fournirait des vaisseaux pour chasser le tzar du golfe de Finlande et surtout de la rivière de la Nar\va,dont ce bar-are prétendait interdire la navigation à tout autre qu'aux Moskovites. Malgré ces observations, le parti suédois tomba. Albert-Frédéric, duc de Prusse, fut d'abord prôné par les protestants polonais; mais les catholiques le repoussèrent. Firley s'était engagé à ce duc, et en avait reçu une forte somme d'argent : elle fut en pure perte pour celui qui la donna, et accommoda fort celui qui la reçut. Maurice, électeur de Saxe, et Ernest, mark-grave d'Anspach, ne réussirent pas non plus : leur rang et leur fortune n'avaient pas assez de poids pour contrebalancer les plus forts. Le parti moskovite était d'abord assez nombreux. Le Litvanien George Haraburda, qui remplissait les fonctions d'ambassadeur de Pologne en Russie, proposa le tzar Yvan ; il espérait par ce moyen opérer une fusion entre les deux pays, et rendre le tzar moins cruel, à l'exemple des Polonais; il pensait aussi réunir sous un même chef la Slavonie. La Pologne devenait alors la tête de toutes les nationalités slaves. Mais ces négociations échouèrent, car Yvan-Vassiliévilsch voulait s'imposer lui et ses fils à la Pologne, et non recevoir la couronne par une élection. Loin d'offrir des avantages aux Polonais, loin de vouloir leur rendre les provinces qu'il avait prises, il prétendait qu'ils lui cédassent encore le palatinat de Kiiovie, et tout ce qu'ils possédaient depuis la Dzwina jusqu'aux frontières de la Litvanie. Il exigeait même qu'ils lui promissent solennellement de ne prendre désormais leurs rois que dans sa famille, tant qu'elle leur fournirait des tzarévitschs pour les gouverner. Une juste indignation permit à peine à la diète d'écouter de si extravagantes propositions. Ceux qui avaient d'abord été portés pour Yvan abjurèrent son parti. Aussi voyant qu'il ne réussissait pas, il écrivit à l'empereur Maximilien II : « Nous réunirons nos efforts pour que le royau-» me de Pologne et la Litvanie ne se détachent » pas de nos États. Il m'est indifférent que ce » soit mon fils ou le vôtre qui occupe ce trône. » Dans toutes les circonstances, ces deux cabinets s'unirent quand il s'agissait d'anéantir la Pologne ! Toutes ces candidatures se trouvant écartées, la question allait se partager entre l'Autriche et la France. L'empereur Maximilien se désista bientôt pour lui-même; mais il prônait son fils l'archiduc Ernest, qui se ménageait depuis l'année 15C6 l'honneur de succéder à Sigismond-Auguste. C'était par l'abbé Cyre, de l'ordre de Cîteaux, un de ses ministres résidant à Krakovie, que l'empereur avait entamé cette délicate négociation. À la diète d'élection, le cardinal Commendoni, légat du pape Grégoire XIII, exhortait la république à n'élire qu'un catholique. Les ambassadeurs autrichiens, Guillaume de Rosenberg et Duditsch de Iïor-chowicza, originaire de Hongrie, soutinrent dans des longs discours leur candidat; on faisait voir son portrait; mais il ne parut pas assez séduisant pour augmenter le nombre de ses partisans ; enfin ils assuraient positivement qu'on ne mettrait aucun impôt sur les vins de Hongrie qui entreraient librement en Pologne. Ce dernier avantage, qui semblait devoir faire plus d'impression que tous les autres, toucha cependant peu les nobles polonais, tant furent puissantes la grâce, l'adresse etles promesses outrées des ambassadeurs français en faveur de Henri de Valois. Jean Krassowski, gentilhomme polonais, fut le premier qui fit connaître en Pologne le nom du duc d'Anjou; il inspira au roi Charles IX et à Catherine de Médicis, sa mère, le dessein de mettre la couronne de Pologne sur la tête de ce jeune prince. Ce Krassowski était un nain spirituel et intrigant; il flattait, il devint riche. Rentré en Pologne, Sigismond-Auguste et tous les seigneurs eurent la curiosité de s'entretenir de la cour de France, où il avait vécu longtemps. Il était de leurs repas et parlait continuellement de Henri de Valois, dont il faisait un portrait si avantageux, qu'après la mort de Sigismond ils s'imaginèrent qu'on ne pouvait jeter les yeux sur un prince plus accompli. Krassowski repassa en France, avertit la cour que, si on voulait envoyer des ambassadeurs, le parti de Henriétait déjà assez fort pour supplanter tous ses compétiteurs. On renvoya Krassowski en Pologne aussi promptement qu'il était venu, et le petit bonhomme continua sa négociation. Charles IX ayait attiré auprès de lui l'amiral de Coligny t ce fut lui qui détermina le roi à profiter des offres de l'aristocratie polonaise. Ce conseil, inspiré à l'amiral par l'intérêt des Huguenots qu'il délivrait ainsi de leur plus redoutable ennemi, agréait également à Charles IX dont il flattait la jalousie ombrageuse envers son frère; Catherine de Médicis ne goûta pas moins cet avis, et les Guises, qui ne souffraient leurs supérieurs qu'avec impatience, applaudirent à l'éloignement du seul homme qui couvrait le crédit immense auquel ils aspiraient dans l'administration de TE- tat. Ainsi, l'avis de l'amiral, quoique donné par un ennemi, fut adopté unanimement par les partis les plus acharnés les uns contre les autres. Charles IX choisit pour son ambassadeur Jean de Montluc, évêque et comte de Valence, à qui il donna pour collègues Gilles de Noailles, abbé de Lille ; Guy de Saint-Gelais, seigneur de Lan-sac, et de Malloc, conseiller au parlement de Grenoble. Le discours de Montluc et son habileté triomphèrent à la diète d'élection du parti autrichien. La cour de Vienne dépensa 500,000 écus, et n'atteignit pas son but; ses ministres tenaient une table magnifique, et n'admettaient que les grands seigneurs : le moindre gentilhomme était reçu à celle de Montluc ; la pluralité des voix se trouva donc pour Henri, les gentilshommes étant plus nombreux que les aristocrates. La veille de la Pentecôte (14 mai 1575) le primat proclama, trois fois, le duc d'Anjou, et ses ambassadeurs jurèrent et signèrent les articles suivants : « Le roi ne doit ni nommer ni choisir de son vivant le successeur à la royauté, ni, pour cette fin, convoquer la diète, ni favoriser personne, ni en faire mention sous quelque prétexte que ce soit, pour qu'il soit toujours loisible aux Etats d'élire un nouveau roi à la suite de la mort du premier. Le roi ne portera pas le titre de maître et d'héritier, usité jusqu'à Sigismond-Auguste. Le roi maintiendra la paix avec les dissidents. Il ne déclarera pas de guerre. 11 n'appellera la noblesse a aucune expédition générale. Il n'imposera pas d'impôts. Il n'instituera pas de nouvelles tailles. Il n'enverra pas d'ambassadeurs aux cours étrangères sans le concours des Etats de la république. En cas de partage d'avis pendant les délibérations du sénat, le roi s'associera à celui qui sera le plus conforme aux lois et aux avantages de la nation. Il aura à ses côtés un conseil permanent, composé de sénateurs, qui seront changés tous les six mois; pour cette fin, il sera destiné, de diète en diète, seize sénateurs, savoir : quatre évêques, quatre palatins et huit castellans. Les diètes générales seront convoquées tous les deux ans, et môme plus souvent, selon l'urgente nécessité de l'Etat. Les diètes ne dureront que six semaines. Les charges, les dignités, les starosties et les terres royales seront conférées aux indigènes et non aux étrangers. Le roi ne pourra ni prendre femme ni divorcer à l'insu et sans le consentement du sénat. En cas que le roi déro geât aux lois, à la liberté, aux conventions, aux articles et au serment, les citoyens seront par là même déliés de la fidélité et de l'obéissance jurées par eux. » Tels furent les pacta convcnla, dont l'origine remonte à l'année 1559 et dont nous avons parlé sous les règnes de Kasimir le Grand et de Louis de Hongrie. Ces pacta portaient aussi le titre à'articuli Henriciani. Outre cela on convint « que la France équiperait une flotte pour rendre les Polonais maîtres de la mer Baltique et leur redonner le port et la ville de Narva; que, dans le cas d'une guerre avec les Moskovites, elle leur fournirait quatre mille hommes de ses meilleures troupes; que Henri, tant qu'il vivrait, ferait passer tous les ans en Pologne 450,000 florins de ses revenus, et les consacrerait uniquement au bien du royaume ; qu'il acquitterait les dettes d'Etat contractées du vivant et après la mort de Sigismond-Auguste ; qu'on admettrait aux écoles de Paris cent jeunes Polonais aux frais du gouvernement.» Une brillante ambassade polonaise fut envoyée à Paris, pour y chercher le nouveau roi. HENRI DE VALOIS (1575-1575). Henri, informé de son élection, quitta le siège de La Rochelle, et revint à Paris pour y attendre l'arrivée des ambassadeurs polonais. Le 19 août 1575, ils firent leur entrée solennelle à Paris. Us furent reçus au Louvre par le roi Charles IX, la reine mère Catherine de Médicis, le duc d'Anjou et Henri, depuis roi de Navarre, qui gouverna la France sous le nom de Henri IV. Le 10 septembre, Henri se rendit dans l'église de Notre-Dame de Paris, pour prononcer le serment qui avait été rédigé à la diète de l'élection. Trois jours après, les ambassadeurs remirent avec solennité à Henri le diplôme de l'élection. Enfin, au mois de décembre il franchit la frontière française. Etant encore en Allemagne, Henri dressa son plan de conduite à l'égard de la Pologne ; aussi, en écrivant ses dispositions secrètes à son confident le sieur de Rambouillet, il lui mandait de Torgau sur l'Elbe, en date du 15 janvier 1574 : 6 J'ai entendu que le bâtiment de mon château » de Krakovie est fort commode pour logis; » mais d'autant que le procureur qui en a la » charge ne sait pas quelle est ma coutume de » loger et d'approprier les chambres et les ca-» binets à la façon de France, je vous prie, re- » gardez à faire dresser et approprier mon logis » comme vous savez que je le désire et que j'ai » accoutumé de l'être, montrant cetle lettre au-» dit procureur, afin qu'il ne fasse point de difli-» culte de suivre en cela votre avis et l'instruc-» tion que vous lui en baillerez, comme je lui » écris parla lettre que je vous envoie. » Et dans une lettre toute confidentielle, il ajoutait : « Je » vous prie de regarder pour mon logis que je » sois accommodé à Krakovie, tant de chambre n qu'autres appartements, et principalement de » cabinets ; pour avoir entendu qu'il est com-» mode ledit logis de ces choses-là même poursor-» tir et entrer, à ce que j'ai entendu, dans la ville, » sans que l'on le vit. Vous savez l'envie qu'a en » cela la reine ma mère; j'en suis de même. » Mais faites-le si dextrement, qu'ils ne connais* » sent que ce soit pour cela* Je vous en écris une » lettre, que vous montrerez au procureur, non » celle-ci. » Voilà les préoccupations du nouveau roi élu ; il s'occupe peu de mériter l'honneur qu'on lui a fait : ce qui l'occupe avant tout, ce sont les portes secrètes, et nous allons voir à quoi elles servirent à Henri et à ses confidents ! Il entra en Pologne par Miedzyrzécz (Meseritz), alla à Posen, et de là il arriva à Krakovie, le 18 février 1574. Le 21 du même mois on fit la cérémonie du couronnement. Cette pompe et les transports de joie furent troublés par un événement tragique.Samuel Zborowski, riche et arrogant, se prit de querelle avec Jean Tenczynski, castellan de Woynicz, et le provoqua en duel. Jean Wapowski, castellan de Przemysl, voulant réconcilier les deux parties, fut frappé du sabre de Zborowski, et il en mourut. Zborowski, mis en jugement, ne fut condamné par le roi qu'à la déportation, sans être privé, selon les lois, de ses biens et honneurs. Cette conduite du roi fit mal présager de sa justice, et les faveurs dont fut comblée la famille du meurtrier augmentèrent le mécontentement public. Une défiance réciproque s'établit entre le roi et le sénat. Henri et ses favoris français persiflaient les usages et les habitudes des Polonais, et consumaient avec leur maître leurs jours en festins, bals et débauches. La mort de Charles IX (50 mai, à Vincen-nes) procura à Henri l'occasion de retourner en France, et sans dire mot ni au sénat ni à son conseil, le 18 juin 1574 il donna un festin suivi d'un grand bal, après quoi il se retira comme pour se coucher, et décampa à deux heures du matin par la petite porte secrète qui le préoccupait déjà six mois auparavant; monté sur un cheval bien dressé, il gagna au plus vite la frontière autrichienne. Qu'on se représente l'alarme et le désordre de la cour et de la ville à la disparition du roi à qui les Polonais avaient offert tout ce qu'ils avaient de plus cher : la patrie et le sceptre. On alla à sa poursuite; mais il était déjà sur le territoire étranger. Le sieur de Pybrac, ministre et favori du roi, eut le malheur de s'égarer, s'embourba dans les mirais de la Skawa el de la Wistule, aux environs de Zator ; mais enfin il rejoignit son maître et ils prirent la route de Vienne, de Venise, de Lyon et arrivèrent à Paris, où Henri 111 régna après son frère Charles IX. Jawoyszowski, Kosak au service d'Albert Laski, palatin de Siéradie, fut envoyé en toute hâte à Vienne, avec de nouvelles lettres à Henri, pour le prier de revenir à Krakovie; le Kosak fit ce long trajet, et sur le môme cheval (110 lieues), en vingt-quatre heures ; mais Henri resta inflexible. La noblesse se réunit en diète à Warsovie le 10 septembre, et décréta que si le roi ne se présentait pas le 12 mai 1573 à la diète de Stenzyça sur la Wistule, on procéderait à l'élection d'un nouveau roi. Ce décret fut envoyé à Henri, qui promit de se présenter avant l'expiration du terme assigné ; mais les troubles qui éclatèrent en France à son arrivée le mirent en défaut. Le sieur de Pybrac arriva aussi trop tard et sans argent; aussi le 15 juillet, la Pologne se délia de ses serments envers Henri. Ce décret fut généralement confirmé dans une autre diète d'un jour, le 3 octobre, qui annonçait le trône vacant, et le primat convoqua une nouvelle diète d'élection pour le 4 novembre 1375. En attendant, les Tatars ravageaient les terres russiennes. Henri 1er en Pologne, et IIIe en France, était né à Fontainebleau le 19 septembre 1551 ; il mourut assassiné à Saint-Cloud en 1589, et fut enterré à Saint-Denis. INTERRÈGNE ( 1575-1576 ). La noblesse, réunie en diète, s'occupa des titres des candidats : Nicolas Iazlowiecki, palatin de la Russie-Rouge; Pierre Zborowski, palatin de Krakovie ; Jean Koslka, palatin de Sandomir; André Tenczynski, palatin de Belz ; André Firley, staroste de Sandomir ; Jean III, roi de Suède ; Sigismond-Wasa, fils de Jean 111 et de Catherine Jagellonne ; Alphonse II, duc de Ferrare et de Modène ; Maximilien II, empereur d'Allemagne; Ferdinand, archiduc d'Autriche, frère de Maximilien II; Ernest, archiduc d'Autriche, fils de Maximilien Il ; Etienne Batory de Somlio, prince de Transylvanie. Cette fois, Jean Zamoyski lui-même proposa les regnicoles, et particulièrement Kostka et Tenczynski ; mais ne voyant pas assez de chances, ils déclarèrent qu'ils préféraient le droit d'élire les rois à l'honneur de l'être eux-mêmes. Les candidats suédois ne furent pas plus heureux à celte diète qu'à la précédente. Alphonse, duc de Ferrare et de Modène, qui n'était point riche, fut repoussé; les droits plus qu'illusoires que Henri lui avait cédés n'eurent aucune valeur. Les partisans de l'Autriche furent écondnits d'autant plus facilement, que des Polonais prévoyants avertissaient publiquement les Etals t que la maison d'Autriche était la plus redoutable ennemie de la Pologne; qu'ils ne souffriraient pas qu'un prince de cetle famille fût leur souverain ; que les royaumes de Hongrie et de Bohême étaient de beaux exemples pour la Pologne; que ces peuples, après avoir perdu leur liberté, gémissaient sous le joug de la maison d'Autriche. » Aussi, dans la séance du 14 décembre 1575, Jean Zamoyski, avec lout l'ordre équestre, proclama chef de l'Etat Anne Jagellonne, sœur de Sigismond-Auguste, en lui assignant pour époux Etienne Batory, qu'on nomma en même temps roi de Pologne; et les ambassadeurs de Batory, Georges Blandrata et Martin Ber-zewiczy, signèrent les pacta conventa. Le primat Uchanski ayant abandonné le champ des élections, se transporta avec son parti bien armé dans un autre lieu, et y nomma l'empereur Maximilien roi de Pologne; après quoi le maréchal de la couronne le proclama. Le primat envoya des ambassadeurs à Vienne pour inviter Maximilien à prendre possession du trône. Le parti de Zamoyski se réunit à Jendrzéiow sur laNida (18 janvier 1576), dans une attitude me- poi-ogni -'A y// SEW- ■ ! 11 I 1 l(i jjjjjjjj I 113 II "y LA POLOGNE naeanie. On y fixa le jour du couronnement de Batory, qui vint en effet à Krakovie le 18 avril, fut couronné le 1er mai et s'unit à Anne Jagellonne. Etienne avait quarante-deux ans, et Anne cinquante-deux passés. ETIENNE BATORY (1575-1586). Le parti autrichien, tant en Pologne qu'en Litvanie, protesta pendant quelque temps contre l'élection; mais Etienne sut le ramener à lui. 11 n'y eut plus que Dantzig qui hésitait encore à le reconnaître. Le nouveau roi quitta Krakovie, fit une tournée à Tykocin, à Warsovie, et arriva à Thorn dans le dessein d'y convoquer une diète pour le 4 octobre prochain ; en attendant, il partit pour El-bing. Toute la Prusse polonaise et la Poméranie reconnurent Etienne ; mais Dantzig, confiante dans ses fortifications, s'opposait toujours au roi; aucune négociation ne servit; le roi revint à Thorn pour présider à la diète ; là on arrêta qu'il fallait réduire les Dantzikois. Le 15 mars 1577, le sénat s'assembla à Wloclawek. Une bataille décisive, gagnée à Tczew'o (Dirschau) le 17 avril, consterna les Dantzikois. Le roi, en arrivant à Malborg (Marienbourg), témoigna sa satisfaction et récompensa la bravoure de ses troupes. De là, il se rendit à Dantzig, et en fit le siège (13 juin). La garnison et les habitants, ne pouvant plus tenir, se soumirent au roi, et, le 12 décembre 1577,on conclut à Malborg des conditions, après lesquelles la ville demanda et obtint le pardon, paya 200,000 florins, et 20,000 pour la restauration de l'abbaye d'Oliwa. Le 16 décembre, les Dantzikois jurent fidélité et soumission au roi entre les mains des commissaires d'Etienne :Wollowicz, Firley,Walewski et Bozra-zewski. Durant cette campagne, les Tatars avaient envahi les terres russiennes; mais Stanislas Wlodek ne tarda pas à les repousser (avril 1577). Dès que Batory eut terminé les affaires prussiennes, il tourna toute son attention sur la Moskovie. A son avènement, il trouva le trésor public entièrement épuisé. Déjà, à la diète de Thorn, il avait cherché à établir des impôts, mais la noblesse s'y était opposée. Etienne recourut à d'autres moyens. Il s'adressa au clergé, qui lui fournit avec empressement les sommes nécessaires pour mettre sur pied une armée capable de combattre les ennemis de la patrie. Pénétré de reconnaissance, le roi concourut à relever cet ordre, acca- blé par la noblesse; puis il renouvela ses relations avec la cour de Home. Le primai Uchanski, jusqu'alors en hostilité avec le Vatican, convoqua un concile à Piotrkow, où l'on pourvut aux besoins de l'Eglise catholique, et où l'on modifia les lois du concile de Trident, de manière à être appliquées à la Pologne. A la diète de Warsovie, qui s'ouvrit en février 1578, on décréta, sans trop d'opposition, un impôt d'un florin par arpent de terre et la dix-huitième partie du prix des boissons. Jamais un impôt aussi exorbitant n'avait encore été prélevé ; toutes les provinces y souscrivirent pourtant, à l'exception de Krakovie, de Sandomir et de Siéradz; mais le motif en était trop puissant, il s'agissait de faire la guerre au tzar Yvan, et de reprendre les provinces qu'il avait envahies sur la Litvanie. A la même diète, le roi institua le tribunal suprême de la couronne. Jusqu'alors on interjetait appel des tribunaux inférieurs aux assemblées pulalinales, et de celles-ci au roi. La santé affaiblie de Sigismond-Auguste avait mis ce monarque dans l'impossibilité de tenir ces lits de justice aussi fréquemment que le besoin l'exigeait, la noblesse réclama la permission de pouvoir établir des juges tirés de son ordre. Sigismond s'y opposa tant qu'il vécut, n'ayant permis qu'une seule fois quelque chose de semblable. On reproduisit cette question pendant l'interrègne de Henri, et on l'inséra parmi les articles par lui adoptés. Après la fuite de Henri, la noblesse choisissait d;ms son sein, selon son bon plaisir, des juges à l'effet de prendre connaissance des affaires litigieuses. Le roi Etienne, y découvrant de graves inconvénients, voulut y remédier, et décréta qu'à l'avenir on élirait dans chaque palatinat des juges qui jugeraient à Piotrkow les affaires de la Grande-Pologne, et à Lublin celles de la Petite-Pologne. Les affaires concernant l'État, le roi et les finances étaient, comme parle passé, dures-sort du roi, qui pouvait aussi examiner les affaires jugées même par la noblesse. On décréta à celte diète une loi qui n'accordait qu'aux diètes, avec l'assentiment de tous les États de la république, le droit de conférer les titres de noblesse. Jusqu'alors les étrangers qui venaient s'établir dans le pays, et qui avaient acheté des lerres, étaient par là même citoyens égaux aux autres, quant aux lois et aux franchises. Enfin, la Prusse ducale prêta hommage de vassalité dans la personne de Georges-Frédéric, markgrave de Brandebourg-d'Anspach, tuteur d'Albert-Frédéric, qui était tombé dans l'imbécillité; cette cérémonie eut lieu au mois de mars 1378 à Warsovie. Tout étant prêt pour la campagne de Moskou, Etienne l'ouvrit sous d'heureux auspices. Le roi étant occupé de la soumissionde Dantzig, le tzar Yvan IV rompit le traité qu'il avait naguère conclu avec la Pologne, et s'empara de toute la Livonie. André Sapiéha et Mathias Dembinski défirent une partie de l'armée moskovite àWen-den, sans pouvoir toutefois reprendre cette province. Ayant assuré la république du côté des Tatars et des Kosaks, en punissant à Léopol Podkowa, leur chef, accusé et convaincu d'avoir suscité des troubles, Etienne prit la route de Krakovie, Warsovie, Grodno, et arriva à Wilna. Dans les premiers jours de juillet 1579, le rendez-vous général fut indiqué à Swir ( à mi-chemin entre Wilna et Glembokie ). Le roi donna le commandement des troupes à Nicolas Mielecki, palatin de Podolie, en se réservant la direction suprême. De Swir on marcha à Dzisna, et enfin on commença le siège de Poloçk. La ville fut prise le 29 août 1579, Sokol, Turowla, Sussa, châteaux fortifiés, eurent le même sort. A la suite de tant de victoires, le roi donna à Dzisna à Got-tard l'investiture du duché de Kourlande, envoya ses troupes en quartiers d'hiver, revint à Wilna, où il fut reçu en triomphe ; là il convoqua pour le 23 novembre une diète, pour aviser aux moyens de soutenir la guerre avec plus de succès encore. Plusieurs aristocrates polonais, effrayés de l'énergique volonté d'Etienne, répandirent les bruits qu'il ne faisait la guerre que dans un but personnel, et levait les impôts pour les passer ensuite secrètement en Transylvanie. Le roi sut imposer aux calomnies de l'odieuse caste. Le roi nomma Jean Zamoyski grand-général et en même temps grand-chancelier de la couronne. Le rendez-vous des troupes fut indiqué à Czas-zniki, sur l'Ula (juin 1580). Le roi passa à travers les marais et les forêts vierges, où le grand-duc de Liivanie, Witold s'était ouvert le chemin de Novogorod (1425). Etienne franchit ces forêts et ces marais, et emporta les forts de Wieliz, Wariata, Wielkie-Luki, Newel, Zawsloczc, Jé-zierzyszcze, Porchow, Opoka, Starodubow. Le roi, exténué de fatigues et déjà souffrant, reparut pour Warsovie, et dans une diète (février-mai 1581) il rendit compte des victoires et conquêtes des Polonais, demanda de nouveaux secours en hommes et en argent, insista sur la nécessité d'arracher la Livonie au tzar, et recommença la troisième campagne. La guerre s'ouvrit par le siège de Pskow (août 1581). Ce siège, malgré la bravoure polonaise, traîna en longueur, mais la ville aurait fini par succomber si les intrigues diplomatiques, toujours si fatales aux Polonais, n'étaient venues en aide au tzar. Celui-ci, effrayé des succès des Polonais, envoyaune ambassade au pape Grégoire XIII, pour lui demander son entremise entre la Moskovie et la Pologne, et sous main le tzar faisait espérer qu'il embrasserait le catholicisme; le pape dupé envoya bien vite un Jésuite, Antoine Possevin. Lorsque Possevin se présenta devant Batory, celui-ci lui dit : t Le tzar de Moskovie » veut en imposer au saint Père : à l'aspect de » l'orage qui le menace, il est homme à tout pro- > mettre, et la réunion des cultes, et la guerre » contre les Turks : quant à moi, il ne me trom- > pera pas. Cependant allez, agissez, je ne m'y > oppose en aucune façon : seulement je suis » convaincu que pour obtenir une paix honora-» ble et avantageuse, la guerre est indispensa-» ble : nous l'aurons cette paix, j'en donne ma » parole. » Le roi partit pour la Litvanie qui réclamait sa présence ; mais, sûr des talents de Zamoyski, il lui confia le commandement et repartit pour Wilna, ensuite il se rendit à Grodno. Les intrigues diplomatiques eurent le dessus ; les négociations jésuilico-moskovites commencèrent le 13 décembre 1581, et le 15 janvier 1582 fut signée la paix de Khiverova-Gorka. Par ces conditions, Etienne rendit toutes les villes prises dans la province de Pskow, et Yvan renonça à toutes ses prétentions sur la Livonie. Poloçk, Wieliz, Witebsk restèrent à la Litvanie. Après cette paix, Etienne divisa la Livonie en trois palatinats: Wenden, Dorpat et Parnau; il récompensa largement les troupes qui s'étaient couvertes de gloire, il donna en mariage sa nièce Griselde à Jean Zamoyski (1585); il organisa les Kosaks, fonda l'Académie de Wilna, et s'occupa des affaires intérieures, qui étaient troublées par l'affaire de Zborowski. Samuel Zborowski, exilé de la Pologne pour le meurtre de Wapowski, revint avec Batory; il se présenta la tôle haute, et témoigna ouvertement la haine qu'il portait à Zamoyski. Celui-ci l'avertit que le décret d'exil avait encore force de loi, et que par conséquent POLOGNE il ne lui convenait pas de demeurer à Krakovie. Samuel en voulait à la vie de Zamoyski, celui-ci le lit arrêter, et demanda au roi comment on devait traiter le criminel ; le roi ordonna d'en user conformément aux lois. Mis en jugement, Samuel Zborowski fut décapité à Krakovie (26 mai 1584). Avant sa mort, il avoua que sa famille conspirait contre les jours du roi ou qu'elle chercherait à le détrôner. Christophe et André Zborowski furent assignés à comparaître à la diète de Warsovie. L'instigateur accusa Zborowski d'avoir tramé une conspiration de haute trahison; d'avoir eu des intelligences traîtreuses avec le tzar de Moskovie; d'avoir commis des crimes de lèse-majesté dans ses discours et ses écrits. Czarnkowski et Nicmojewski, éloquents et très-considérés dans le pays, se constituèrent défenseurs de Zborowski; mais le sénat condamna Christophe à la peine de mort et d'infa-m'.e, et on ajourna la décision relative à André à la tenue de la diète prochaine. Christophe s'enfuit en Moravie sans attendre son arrêt. La condamnation des coupables causa une grande effervescence, et on ne put traiter dans cette diète aucune question avantageuse à l'Etat. Le roi se rendit à Grodno, de là il envoya une ambassade à Rome, composée d'André Batory, son neveu, et de Solikowski, archevêque de Léopol, pour communiquer au pape Sixte Y le projet de faire la guerre aux Moskovites. Le pape promit de l'assister tant en secours qu'en argent. Etienne, pour obtenir encore l'assentiment des Etats, fixa au mois de décembre l'ouverture de la diète de Warsovie. En attendant, il commença à l'aire des préparatifs de guerre ; la noblesse, par ses excès et ses abus de pouvoir, amenait la ruine de la république, le roi résolut donc d'agiter la question de l'hérédité du trône. La nation, qui avait une grande confiance en Batory, secondait ses projets dans les diétines qui se réunissaient déjà dans tous les palatinats, lorsqu'il mourut subitement à Grodno, le 12 décembre 1586; c'est ce règne qui ferme l'époque de la Pologne florissante. Etienne Batory de Somlio, prince de Transylvanie, naquit le 27 septembre 1555, mourut dans sa cinquante-quatrième année, après un règne de dix ans; on l'inhuma dans l'église cathédrale de Krakovie. TOME IL Sous les règnes précédents, nous avons démontré le système politique et les tendances du cabinet moskovite. On a pu voir la marche progressive et ascendante des envahissements sur les provinces litvano-russiennes. La conduite des tzars à l'égard de la Pologne est inscrite dans notre histoire; mais comme Yvan IY Yassiliévilsch se lie plus intimement encore aux événements de notre patrie, comme il est la personnification du système autocratique, nous allons énumérer tous les faits qui se groupent autour de ce système, modèle du tzarisme, et dérouler les germes de l'influence extérieure dans les affaires intérieures de la Pologne. Yvan aspira plusieurs fois à la couronne de Pologne ; on le voit à côté de nos rois briguer leur trône, son histoire ne peut donc se détacher de la nôtre : de la nôtre, si nous voulons la donner complète. Nous avons déjà parlé de la naissance d'Yvan, de ses expéditions et de ses relations avec la Pologne. Aujourd'hui nous donnons un abrégé de son long règne. Notre plume répugne à tracer tant de cruautés, mais la vérité de l'histoire l'exige, et calmes que nous sommes et toujours impartiaux, nous avons suivi l'ordre chronologique établi par l'historiographe russe Karamzine et approuvé par les censures de Moskou et de Saint-Pétersbourg. Nous rapportons ce qui a été avoué par un courtisan, ne pouvant pas puiser dans les traditions locales..... Pendant que vécut Anastasie, femme d'Yvan, sa bienfaisante influence maîtrisait le despotisme autocratique; mais après sa mort, il ne connut aucun frein. Le tzar venait d'atteindre l'âge viril, sa trentième année; alors l'amour-propre et les passions n'étant enchaînés par aucune loi, offrirent le tableau de toutes les vertus du tzarisme et des bienfaits d'une monarchie illimitée. Outre Anastasie, il y avait deux hommes probes et vertueux, Alexis Adascheff et le métropolitain Sylvestre, conseillers d'Yvan. Le premier, qui avait occupé jusqu'alors la place la plus importante au conseil, qu'on avait toujours employé dans les négociations avec les puissances de l'Europe, voulut encore rendre au tzar des services d'une autre nature ; il accepta le rang de voiévode et partit pour la Livonie : quant à Sylvestre, il se retira dans la solitude d'un monastère. Mais ce n'était pas assez, l'ombrageux Yvan fit enfermer Adascheff à Dorpat, où il succomba empoisonné; et Sylvestre fut exilé au monastère isolé de Solovetzk, dans une île sauvage de la mer Blanche. 408 Première époque de la tyrannie et des massacres (1560-1565). Cette tyrannie commença par une persécution contre tous les parents d'Adas-cheff : ils furent privés de leurs biens et relégués dans des régions lointaines. Le peuple déplorait le sort de ces innocents : il maudissait les flatteurs, les nouveaux conseillers du tzar, et le tzar irrité voulut étouffer le mécontentement général par la terreur. Il y avait alors à Moskou une femme de condition, nommée Marie, connue par la pratique des vertus chrétiennes autant que par son amitié pour Adascheff. On l'accusa de haïr le tzar et de vouloir le faire périr par ses enchantements ; elle fut punie de mort, avec ses cinq fils et un grand nombre d'autres personnes accusées du môme crime : de ce nombre étaient le grand-officier Daniel Adascheff, frère d'Alexis, et son fils, âgé de douze ans ; les trois Satine, dont la sœur avait épousé Alexis, et son parent Schischkine, avec sa femme et ses enfants. Le prince Démétrius Obolenskoï-Ovtschinine, fils du voïévode de môme nom, mort prisonnier en Litvanie, périt pour une parole indiscrète. Offensé de l'orgueil du jeune Basmanoff, favori d'Yvan, il osa lui dire : « C'est par des actions » utiles que nous prouvons notre dévouement au » souverain, et non pas comme toi, par les dis— » solutions de Sodome. » Basmanoff porta ses plaintes au tzar, qui le fit étouffer dans un caveau, après l'avoir forcé de boire une coupe d'hydromel très-capiteux à la santé d'Yvan. Le boïar, prince Repnine, assista au palais à une scène scandaleuse, où le tzar, ivre d'hydromel, dansait avec ses favoris masqués; ce seigneur ne put retenir des larmes de douleur. Yvan, ayant voulu lui mettre un masque, Repnine l'arrache, le foule aux pieds, et s'écrie : « Convient-il à un monarque de faire l'histrion? > Quant à moi, boïar et membre du conseil, je > rougirais d'agir comme un insensé. » Le tzar le chassa aussitôt de sa présence, et quelques jours après, le sang de cet innocent, poignardé pendant qu'il priait le Seigneur, arrosa le parvis de l'église. Les entretiens secrets dans les familles, les épanchements de l'amitié, devinrent l'objet de soupçonneuses investigations : on étudiait le mouvement de la physionomie; on cherchait à deviner le fond de la pensée ; et comme on connaissait le goût du tzar pour la délation, d'infâmes calomniateurs ne rougissaient point de forger des crimes, pour lesquels le juge n'exi- geait aucune preuve authentique. C'est ainsi que sans aucun motif valable, sans aucune forme de procès, on fit périr le prince Kaschine, membre du conseil, et son frère, le prince KourlatiefT, ami des Adascheff, contraint d'abord à prendre l'habit monastique, fut, bientôt après, condamné à mort avec toute sa famille. Le prince Vorotignskoï, premier seigneur de la cour, vainqueur de Kazanais, fut exilé à Biélo-Ozéro, avec sa femme, son fils et sa fille. Le voïévode et boïar Schérémétieff fut jeté dans un affreux cachot, mis à la question, chargé de chaînes. Le tzar vint le visiter et lui demanda froidement : c Où sont tes » trésors? tu passais pour riche. —Mes trésors? » je les ai envoyés à Jésus-Christ, mon Sauveur, » par la main des pauvres. » Il fut élargi, et occupa pendant quelques années encore sa place dans le conseil ; enfin il se retira du monde dans le couvent de Biélo-Ozéro; mais cette retraite ne put le mettre à l'abri de la persécution. Yvan écrivit aux moines pour leur reprocher, comme une insulte à la puissance de leur souverain, les égards dont ils honoraient ce boïar. Nitita-Sché-rémétieff, son frère, membre du conseil d'Etat et YOÏévode, couvert de glorieuses blessures, fut étranglé par ordre du monarque. La terreur régnait dans la capitale arrosée de sang; les prisons, les monastères regorgeaient de victimes, dont les progrès croissants de la tyrannie devaient bientôt augmenter le nombre. Parmi tant d'autres, le prince André Kourbsky se distingue particulièrement. Couvert, dès l'âge le plus tendre, de glorieuses blessures, l'homme des combats, l'homme du conseil, qui avait participé aux conquêtes d'Yvan à Toula, à Kazan, en Tatarie, en Livonie, est menacé d'une mort atroce et ignominieuse. Une mort honorable au milieu des combats ne pouvait effrayer son imagination; mais, frémissant à l'idée du supplice, il expose à son épouse qu'il ne lui restait plus que deux partis à prendre, ou de mourir bientôt à ses yeux, ou d'avoir le courage de la quitter pour toujours. Cette femme généreuse répondit qu'elle était prête à sacrifier son bonheur pour sauver les jours de son époux, et le prince, baigné de larmes, prend congé d'elle; il donne sa bénédiction à un fils âgé de neuf ans, profite de la nuit pour sortir secrètement de sa maison, franchit les murailles de la ville de Dorpat, et, au moyen de deux chevaux préparés par un domestique affidé, il arrive heureusement à Wol-mar, chez les Polonais, Avant tout, Kourbsky voulut expliquer au tzar les motifs de sa démarche, épancher la douleur, l'indignation qui remplissaient son âme, et, cédant à l'impulsion du sentiment, il lui écrivit une lettre que son fidèle serviteur Schibanoff, l'unique compagnon de sa fuite, se chargea de remettre lui-môme. Il tint parole : arrivé à Moskou, il trouve le tzar à l'entrée du palais et lui présente sa dépêche cachetée : « C'est, lui dit-il, de la part de mon maître, maintenant exilé, le prince André Kourbsky. > Le tzar, transporté de courroux, lui donne dans les jambes un coup de son bâton ferré, et le sang coule de la blessure. Immobile, l'envoyé garde lesilence, tandisqu'ap-puyé sur ce bâton, Yvan se fait lire la lettre de Kourbsky : elle était ainsi conçue : t Monarque autrefois illustre, jadis béni du Seigneur; mais, pour la punition de nos péchés, consumé aujourd'hui d'une fureur infernale, corrompu jusqu'au fond de la conscience ; tyran dont les plus infidèles souverains de la terre n'offrent point de modèle, écoule-moi! > Dans le trouble qui bouleverse mon cœur alfligé, je dirai peu, mais avec l'accent de la vérité. Pourquoi, au milieu d'affreux supplices, as-tu déchiré les forts dans Israël, ces illustres guerriers que le Ciel t'avait donnés ? Pourquoi as-tu versé leur sang précieux et sacré dans les temples du Très-Haut?N'étaient-ils pas enflammés de zèle pour leur souverain, pour leur patrie? Habile à forger des calomnies, tu donnes aux fidèles le nom de traîtres, aux chrétiens celui d'enchanteurs; à tes yeux les vertus sont des vices, la lumière n'est que ténèbres. Et en quoi ces dignes protecteurs de la Russie t'avaient-ils offensé? Ne sont-ils pas les héros qui ont détruit les royaumes de Bâti, où nos ancêtres gémissaient dans un cruel esclavage? N'ont-ils pas couvert de gloire et ton règne et ton nom, en faisant tomber devant toi les forteresses des Germains-Li-voniens? Quelle est la récompense de ces infortunés? la mort!.... » Eh quoi, te croiras-tu donc immortel? N'est-il pas un Dieu et un tribunal suprême pour les rois? Je ne détaillerai pas ici ce qu'il m'a fallu souffrir de tes cruautés; mon âme en est encore trop fortement navrée ; je n'ai qu'une chose à dire : tu m'as contraint d'abandonner la sainte Russie ! mon sang, répandu pour toi, crie vengeance au Tout-Puissant, qui lit au fond des cœurs. J'ai cherché à découvrir en quoi je puis m'ètre rendu coupable, soit dans mes actions, soit dans mes pensées les plus secrètes; j'ai scrupuleusement interrogé ma conscience, et j'ignore mon crime envers toi. Jamais, sous ma conduite, les bataillons n'ont tourné le dos à l'ennemi : ma gloire a rejailli sur loi! Mes services ne se bornent pas à un ou deux ans passés dans les fatigues consacrées aux exploits guerriers ; pendant un grand nombre d'années j'ai souffert le besoin, la maladie, loin de ma mère, de mon épouse, de ma patrie. Compte mes combats et mes blessures! je n'en veux pas tirer vanité, mais Dieu sait tout : c'est à lui que je me confie, plein d'espoir dans l'intercession des saints et de mon aïeul le prince Fédor de Yaroslaf..... » Adieu, nous voilà séparés pour jamais, et tu ne me re verras plus qu'au jour du jugement dernier; mais les pleurs des victimes innocenles préparent le supplice du tyran. Crains les morts eux-mêmes! Ceux que tu as massacrés sont auprès du Irène du souverain juge et demandent vengeance ; tes armées ne te sauveront pas : de vils flatteurs, ces indignes boïars, compagnons de tes festins et de tes débauches, corrupteurs de ton âme, t'apportent leurs enfants en sacrifice; toutefois ils ne te rendront pas immortel. » Celte lettre arrosée de mes larmes sera déposée dans ma tombe; je paraîtrai avec elle au jugement de Dieu. Amen. » Écrit dans la ville de Wolmar, l'an 1564, domaine du roi de Pologne Sigismond-Auguste, mon souverain, de qui, avec l'aide du Tout-Puissant, j'espère les bontés et j'attends des consolations dans ma douleur. » Prince André Koi:riïsky. » Yvan, ayant écouté la lecture de cette lellrc, questionna Schibanoff sur les circonstances de la fuite du prince. Le vertueux serviteur ne dévoila rien; au milieu des torturés, il faisait l'éloge de son maître et se trouvait heureux de mourir pour lui. Tant de grandeur d'âme, de fermeté, de zèle et d'attachement excitèrent la surprise de tous les spectateurs ; le tzar lui-môme en témoigna son admiration. Mais le cœur d'Yvan était en proie à de vives inquiétudes, qui ne lui laissaient aucun calme : de jour en jour son courroux s'enflammait davantage ; de noirs soupçons l'agitaient sans cesse, et tous les seigneurs vertueux lui paraissaient autant d'ennemis secrets, partisans de Kourbsky. Latrislesse de leurs regards semblait lui cacher de perfides projets. Sa conscience coupable lui faisait interpréter leur silence même, comme des menaces ou des reproches; en un mot, il voulait des accusations et se plaignait d'en recevoir trop peu. Les délateurs les plus audacieux ne faisaient qu'irriter en lui la soif du sang; cependant il semblait qu'une main invisible suspendit les effets de sa cruauté ; le tyran frémissait à l'aspect des victimes qu'il avait devant lui : il s'étonnait de les voir exister encore et ne cherchait qu'un prétexte à de nouvelles horreurs. Tout à coup, à l'entrée de l'hiver de 156i, le bruit se répand dans Moskou que, sans faire connaître le but de son voyage, le tzar allait partir, accompagné de sa famille, de ses gentilshommes, de ses gens de robe et de guerre, convoqués, à cet effet, des villes les plus éloignées, avec leurs femmes et leurs enfants. Le 3 décembre on voit arriver, de grand matin, sur la place du Kremlin, quantité de traîneaux dans lesquels on transporte aussitôt de l'or, de l'argent, des images, des croix, des vases précieux, des vêtements, de la monnaie, etc. Le tzar se rend à l'église de l'Assomption, où il était attendu par le clergé et les boïars ; il ordonne au métropolitain de célébrer l'office, prie avec ferveur, reçoit la bénédiction d'Athanase et présente sa main à baiser aux boïars, aux officiers et aux marchands. Ensuite il monte en traîneau avec la tzarine Marie et ses deux fils, ainsi qu'Alexis Basmanoff, Michel Soltikoff, Via-zemskoï, Schtscherbatoff et d'autres favoris; puis, escorté par un régiment de cavalerie, il part pour le village de Kolomensk. Le mauvais état des chemins le força à s'y arrêter quinze jours, car, à la suite d'un dégel extraordinaire et de fortes pluies, la débâcle des rivières s'était opérée. Le 17 décembre, le tzar, suivi de tous ses bagages, se fit conduire dans le bourg de Taïninsk, de là au monastère de Troïtsk, et enfin il arriva pour la fêle de Noël à la Sloboda-Alexandrovskaïa. Indépendamment du métropolitain, il se trouvait à Moskou un grand nombre d'évêques, ignorant, ainsi que les boïars et le peuple, ce que signifiait ce voyage insolite et mystérieux d'Yvan ; ils se livraient à l'inquiétude, à la frayeur, et s'attendaient à quelque sinistre événement : un mois s'écoula de la sorte. Le 3 janvier 1565, l'officier Polévanoff apporta au métropolitain une lettre du tzar, dans laquelle il détaillait les séditions, les désordres, les crimes du gouvernement des boïars pendant sa minorité. Une autre lettre, adressée aux marchands et aux bourgeois, fut lue à haute voix devant le peuple assemblé. Le tzar y donnait aux Moskovites l'assurance de sa bienveillance, et terminait en disant que son mécontentement et sa colère n'avaient pas le peuple pour objet. La consternation fut grande, et les Moskovites supplièrent le tzar de rentrer en ville, pour se prosterner aux pieds du souverain et le fléchir par leurs larmes. Une députation se rendit à Alcxandrovskaïa ; le tzar la reçut, et après avoir adressé de vifs reproches aux boïars, il termina ainsi : t Je veux bien consenùvà reprendre mon sce/>-tre,sous dès conditions que |ê vous ferai eonnaîlre. » Ces conditions étaient qu'Yvan serait entièrement libre de châtier les traîtres, par la disgrâce, par la mort, par la confiscation de, leurs biens, sans avoir à supporter ni représentations ni im-porlunités de la part du clergé. Dans ce peu de mots, Yvan venait de prononcer la sentence d'un grand nombre de ces mêmes boïars qui se trouvaient en sa présence. Mais on s'y soumit, et, dit l'historiographe russe, « à travers des larmes de joie et des bénédictions on entendait les seigneurs et le clergé vanter l'excessive bonté d'Yvan, bien que par cette décision il enlevât aux ecclésiastiques le droit antique et sacré d'intercéder pour les innocents et même en faveur des coupables encore dignes de clémence. Ce despote menaçant,comme s'il eût été touché de la soumission des victimes qu'il venait de dévouer, ordonna aux évêques de célébrer avec lui la fête de l'Epiphanie. La capitale impatiente attendit longtemps le retour du tzar : il s'occupait, disait-on, avec ses courtisans, d'une affaire secrète que l'on tremblait de deviner. Enfin, le 2 février, il fit son entrée solennelle ; et, dès le lendemain, il convoqua le clergé, les boïars, tous les nobles et les magistrats. Son aspect excita dans l'assemblée un profond étonnement. Avant son départ de Moskou, il avait les épaules hautes, les bras muscu-leux, la poitrine large, de beaux cheveux, de longues moustaches , le nez aquilin, de petits yeux gris, pleins de feu. A son retour il était tellement changé, qu'à peine on pouvait le reconnaître ; une sombre férocité se peignait dans ses traits déformés; il avait l'œil éteint, il était presque chauve, et il ne lui restait plus que quelques poils à la barbe : inexplicable effet de la fureur qui dévorait son âme ! Après une nouvelle énumération des fautes commises par les boïars, il répéta son consentement à garder la couronne, et il proposa l'établissement de Yopritschnina, légion d'élus, nom jus- qù alors inconnu, el qui devait former,auprès de sa personne, une garde particulière. II nomma dix-neuf principales villes dont il se rendit propriétaire, ainsi que les dépendances de Moskou et plusieurs autres bourgs avec leurs revenus. 11 annonça qu'il choisirait mille satellites parmi les princes, les gentilshommes et les enfants boïars, et qu'il leur donnerait, dans ces districts, les liefs dont les propriétaires seraient transférés dans d'autres lieux. Il s'empara, dans Moskou même, de plusieurs rues d'où il fallut chasser tous les gentilshommes et employés qui ne se trouvaient pas inscrits dans le millier du tzar. Il lit construire un nouveau château, entouré de remparts élevés, ainsi qu'une forteresse. Enlin il se fit payer une somme de 100,000 roubles pour les frais occasionnés par son voyage de Moskou au bourg d'Alcxandrovskaïa.Personne n'osa contredire une volonté que l'on regardait comme une loi suprême,et la nouvelle organisation futproclamée. Deuxième époque de la tyrannie et des massacres (1565* 1567). Le 4 février 1565, Moskou vit remplir les conditions annoncées par le tzar. On commença les exécutions des prétendus traîtres. Les premières victimes furent le célèbre voïévode prince Alexandre Garbaty-Sehouïskoï et son fils Pierre, jeune homme de dix-sept ans. Us se rendirent tous' deux au lieu du supplice avec calme et dignité et se tenant par la main. Afin de ne pas être témoin de la mort de l'auteur de ses jours, Pierre présenta le premier sa tête au glaive ; mais son père le fit reculer en disant avec émotion : a Non, mon fils, que je ne te voie pas mourir! » Le jeune homme lui céda la place, et aussitôt la tète du prince est détachée du corps ; son fils la prend entre ses mains, la couvre de baisers, et, levant les yeux au ciel, il se livre d'un air serein entre les mains du bourreau. Le beau-frère de Garbaty, Pierre Khovrine, Grec d'origine; le grand officier Golovine; le prince Soukhoï-Kaschine, grand-échanson; le prince Pierre Gorenskoï furent décapités le même jour. Le prince Schaviroff fut empalé, et cet infortuné supporta pendant un jour entier ses horribles souffrances. Les deux boïars princes Kourakinc et Némoï furent contraints d'embrasser l'état monastique : un grand nombre de gentilshommes et d'enfants boïars virent leurs biens confisqués : d'autres furent exilés à Kazan, eux et leurs familles. Après les massacres et les proscriptions, le tzar s'occupa immédiatement de la formation de sa nouvelle garde.Onamenail des jeunesgens,dans lesquels on ne cherchait qu'une certaine audace ; on préférait ceux qui étaient cités par leurs débauches et une corruption qui les rendait propres à tout entreprendre. Le tzar porta leur nombre jusqu'à 6,000 hommes, qui lui prêtèrent serment de le servir envers et contre tous. En récompense, le tzar leur abandonna non-seulement les terres, mais encore les maisons et les biens meubles de douze mille propriétaires qui furent chassés, les mains vides, des lieux affectés à la légion. Lorsque Yvan retournait à Sloboda-AIexan-drovskaïa, dans ce château menaçant, environné de sombres forêts, il consacrait au service divin la plus grande partie de son temps : il imagina même de transformer son palais en monastère et ses favoris en moines. Il donna le nom de frères à 500 légionnaires choisis parmi les plus dépravés, prit le titre à'abbé, puis institua le prince Âthanase Viazemskoï trésorier et Malouia Skou-ratoff sacristain. Après leur avoir distribué des calottes et des soutanes noires, sous lesquelles ils portaient des habits éclatants d'or, garnis de fourrures de martre, il composa la règle du couvent et prêcha l'exemple dans son étroite observance. A trois heures du matin, le tzar, accompagné de ses enlanls et de Skouratoff, allait au clocher pour sonner matines : aussitôt tous les frères se rendaient à l'église : celui qui manquait à ce devoir était puni par huit jours de prison. Pendant le service, qui durait jusqu'à six ou sept heures, le tzar chantait, lisait, priait avec tant de ferveur, que toujours il lui restait sur le front des marques de ses prosternations. A huit heures on se réunissait de nouveau pour entendre la messe, et à dix tout le monde se mettait à table, excepté Yvan, qui lisait, debout et à haute voix, de salutaires instructions. L'abondance régnait dans les repas : on y prodiguait le vin , l'hydromel, et chaque jour paraissait un jour de fête. L'abbé, c'est-à-dire le tzar, dînait après les autres; il s'entretenait, avec ses favoris, des choses de la religion, sommeillait ensuite, ou bien allait dans les prisons pour faire appliquer quelques malheureux à la torture. Ce spectacle horrible semblait l'amuser : il en revenait chaque fois avec une physionomie rayonnante de contentement. II plaisantait, il causait avec plus de gaieté que d'ordinaire. A huit heures on allait aux vêpres ; enfin à dix, Yvan se retirait dans sa chambre à coucher, où, l'un après l'autre, trois aveugles lui faisaient des contes, qui l'endormaient pour quelques heures. A minuit il se levait et commençait sa journée par la prière ! Quelquefois on lui faisait à l'église des rapports sur les affaires du gouvernement; quelquefois les ordres les plus sanguinaires étaient donnés au chant des matines ou pendant la messe! Pour rompre l'uniformité de celte vie, Yvan faisait ce qu'il appelait des tournées. Il visitait alors les monastères voisins et éloignés, allait inspecter les forteresses sur les frontières, ou poursuivre les hôtes sauvages dans les forêts et les déserts, pré-. férant à toutes la chasse de l'ours. Troisième époque de la tyrannie et des massacres (1567-15G9). Au milieu des glaces de la mer Blanche, dans l'île de Solovky, désert sauvage, mais renomme par la sainteté de Sabatius et So-sime, ses premiers ermites, on voyait briller de l'éclat de ses vertus le prieur Philippe, fils du boïar Kolytschcff. Il avait, dans les plus belles années de sa jeunesse, renoncé aux vanités du monde, et donnait aux religieux l'exemple de la vie la plus austère. Sa renommée parvint jusqu'au tzar, qui enrichit son monastère de vases précieux, de pierreries et de concessions territoriales. C'est dans le couvent de Solovky, que le vénérable Sylvestre, aimé, respecté de Philippe, avait terminé sa carrière. Il est vraisemblable que le déplorable changement de caractère du izar avait élé plus d'une l'ois le triste objet de leurs entretiens. Personne ne songeait à lui, à l'exception d'Yvan qui imagina de donner la métropole à Philippe. Le prieur de Solovky, ayant reçu du t/ar une lettre flatteuse qui l'appelait à Moskou, pour un conseil ecclésiastique, célébra l'office divin, donna la communion à tous ses frères, et quitta en pleurant sa solitude chérie, comme s'il eût prévu que son corps seul y retournerait un jour. Yvan reçut Philippe aveedes honneurs extraordinaires : il le fit dîner à sa table, et après un entretien rempli de bienveillance, il lui annonça qu'il le nommait chef de l'Eglise. Le pieux solitaire, saisi d'étonnement, fondit en larmes et refusa ce brillant fardeau, conjurant le souverain f de ne pas confier un poids si énorme à une aussi faible barque. » Le tzar fut inflexible. Alors Philippe donna son consentement sous une condition. « Prince, lui dit-il, je me soumets à votre volonté ; mais calmez ma conscience par la suppression de Yopritschnina. Il m'est impossible de vous bénir sincèrement lorsque je vois la patrie en deuil. » Yvan avait de l'empire sur lui- même : il réprima à l'instant un moment de colère, et répondit avec calme : « Ignorez-vous donc que les miens veulent me dévorer? que mes proches préparent ma perte? » 11 commença à démontrer la nécessité de sa nouvelle institution ; mais impatienté bientôt par les courageuses objections du vieillard, il lui ordonna de se taire. On dressa un acte dans lequel il fut stipulé que le métropolitain ne se mêlerait en rien de ce qui concernait Yopritschnina. Cette nomination excita une satisfaction générale parmi les Moskovites et le mécontentement des misérables favoris d'Yvan. Mais le calme apparent, effet des remords ou de la dissimulation du tzar, était le précurseur d'un nouvel orage ; du fond de son antre d'A-lexandrovskaïa, le tyran portait snrMoskou un regard féroce. Lui qui avait voulu étonner la Russie par l'élection d'un métropolitain auquel personne ne songeait, ne tarda pas à regarder Philippe comme un instrument des boïars, objet de sa haine. Il se persuada que l'idée d'exiger l'abolition de Yopritschnina lui avait été suggérée par eux, et qu'ils excitaient le peuple contre cette légion. En effet, les satellites qu'il envoyait comme espions dans la capitale lui rapportaient que, dans les rues et les places publiques, on les fuyait comme la peste ; que partout où l'on voyait paraître unopritschnik, les citoyens gardaient un profond silence. L'imagination d'Yvan se remplit bientôt d'intrigues et de complots qu'ilcroyaii urgent de découvrir, de prouver, et la circonstance suivante donna lieu à de nouveaux massacres. Un jour de l'année 1567, on remit en secret, aux princes Belzkoï, Mstislavsky, Yorotynsky, ainsi qu'au grand écuyer Féodorofl", principaux boïars, une lettre signée par le roi de Pologne Sigismond-Auguste et par Chodkiewicz, grand général de Liivanie, dans laquelle on les engageait à abandonner un tzar cruel pour entrer au service de Pologne, leur promettant de riches fiefs. Sigismond et Chodkiewicz rappelaient aux deux premiers qu'ils étaient d'origine litva-nienne ; au troisième, que jadis il avait été prince souverain ; enfin à l'écuyer Féodoroff, que dans plus d'une occasion le tzar lui avait déjà fait pressentir son courroux. En fabriquant une semblable leitrc au nom du roi des Polonais, le izar avait pour but d'éprouver la fidélité des grands de sa cour, mais il eut en cette circonstance une preuve suffisante de leur fidélité, car ils ne tardèrent pas à se justifier; mais Féo- clorofî, homme fidèle aux anciens usages, blanchi dans l'administration de l'État, se vit tout à coup l'objet de la calomnie. Yvan le déclara chef de conspirateurs, feignant de croire que ce débile vieillard songeait à détrôner le tzar. Yvan eut l'air empressé de déjouer cette prétendue conjuration alarmante : en présence de toute sa cour, il revêtit Féodoroff des ornements royaux, plaça la couronne sur sa tête, le fit asseoir sur le trône, un sceptre dans la main; puis, se découvrant, il lui fit une profonde inclination et dit : t Salut, ô grand tzar de Russie ! tu reçois de moi l'honneur que tu ambitionnais; mais si j'ai eu la puissance de te créer souverain, j'ai aussi celle de te précipiter du trône. > A ces mots, il lui enfonce un poignard dans le cœur. Ses satellites achèvent le vieillard, traînent hors du palais son corps défiguré et l'abandonnent aux chiens. La femme de cet infortuné fut également égorgée. Ensuite on punit de mort tous les prétendus complices de l'innocent Féodoroff, tels que les princes Kourakine-BouIghakoIT, Démétrius Ria-poloffsky, illustre guerrier, et trois princes Rostoffsky, dont l'un était voïévode deNijni-Novgorod. Trente légionnaires, expédiés de Moskou, vinrent le trouver au moment où il était en prière à l'église, et lui dirent : a Prince Ros-tofisky, au nom du tzar, vous êtes notre prisonnier. » Le voïévode, à ces mots, ayant jeté son bâton de commandement, se remet entre leurs mains. On le dépouille et on le conduit, entièrement nu, jusqu'à vingt verstes (cinq lieues de France) de la ville, sur les bords du Volga, où l'on s'arrêta, t Que voulez-vous faire? demande-t il de sang-froid. — Nous allons abreuver nos chevaux, lui répondent les opritschniks. —Ce ne sont pas les chevaux, dit le malheureux, c'est moi qui dois boire cette eau ! » Au même instant d est décapité, et on jette son corps dans le fleuve. On apporta sa tête à Yvan, qui, la poussant du pied, dit avec un sourire diabolique : « 11 aimait naguère à se baigner dans le sang des ennemis sur le champ de bataille ; il s'est enfin baigné dans le sien propre. » Le prince Tschéniatieff, capitaine distingué, crut pouvoir éviterla mort ense renfermant dans Un monastère; il renonça au monde, à sa femme, à ses enfants ; mais les assassins l'arrachèrent de sa cellule et le firent expirer au milieu d'affreux tourments. Ils le grillèrent dans un poêle et lui enfoncèrent des aiguilles sous les ongles. Le princejTourontai-Pronskoï, qui avait servi le père d'Yvan, qui avait participé aux glorieuses campagnes, voulut également se faire moine ; il fut noyé. Toutine, trésorier du tzar, connu par ses richesses, fut haché en morceaux avec sa femme, ses deux jeunes filles, ses deux fils en bas âge, et cet horrible supplice fut exécuté par le prince Tcherkaskoï, frère de la tzarine L... Kazarine-Doubroffskoï, chancelier du conseil, périt de la même manière; grand nombre de gentilshommes furent massacrés au moment où ils se rendaient à l'église et à leurs tribunaux, sans soupçonner aucun danger. Les opritschniks, armés de longs poignards, de haches, parcouraient les villes pour chercher des victimes, immolant publiquement de dix à vingt personnes par jour. Dans les rues, sur les places, on voyait partout des cadavres aiiNquels personne n'osait donner la sépulture ; car les citoyens craignaient de sortir de leurs maisons, et le lugubre silence qui régnait dans Moskou n'était interrompu que par les cris féroces des bourreaux du tzar. Le vertueux métropolitain Philippe, lui-même, était muet pour les citoyens et les boïars désespérés. Mais Dieu voyait son cœur! Dans ses secrètes exhortations au tzar, il lui adressait les plus sanglants reproches, malheureusement inutiles, car Yvan l'évitait et ne voulait plus le voir. Les gens de bien venaient trouver Philippe, ils lui montraient, en gémissant, les rues teintes de sang, el le prélat, consolant les affligés au nom du Père céleste, leur promettait de ne pas épargner sa vie pour sauver celle de ses compatriotes, engagement sacré qu'il sut remplir. Un dimanche de l'année 15G8, accompagné do quelques boïars el d'une foule de satellites, Yvan se présente dans la caihédrale de l'Assomption, couvert, lui et sa suite, de soulanes noires et de bonnets élevés : le métropolitain occupait sa place ordinaire ; le tzar s'approche de lui et attend sa bénédiction, mais sans proférer une parole; le prélat avait les yeux fixés sur l'image du Sauveur, f Saint Père ! lui di-» sent alors les boïars, voici le tzar, donnez-lui » votre bénédiction.» Alors Philippe, jetant un regard sur Yvan, répondit: i Non! dans cet • appareil, sous ces étranges vêtements, je ne i puis reconnaître le tzar orthodoxe. Je ne le » reconnais pas davantage dans le gouvernement » de la Moskovie.....O prince ! nous offrons en » ces lieux des sacrifices au Seigneur, et der-» rière l'autel le sang de chrétiens innocents > coule à grands flots : jamais, depuis que le so^ > leil luit aux yeux des mortels, on n'a vu un » monarque, éclairé de la vraie loi, déchirer » aussi cruellement ses propres États ! Chez les 9 païens eux-mêmes, dans les pays infidèles, on » trouve des lois, de la justice, de la compassion 9 pour les hommes; il n'en existe point en Rus- > sie î les biens, la vie des citoyens n'ont plus de > garanties: on ne voit que meurtres, que brigan-» dages, et tous ces crimes se commettenlau nom » du tzar! Vous êtes élevé sur le trône, mais il » est un Être suprême, notre juge et le vôtre. » Gomment paraîtrez-vous devant son tribunal » couvert du sang des justes, étourdi de leurs 9 cris de douleur; car les pierres que vous fou-9 lez aux pieds crient vengeance au ciel ? O » prince, je vous parle comme pasteur des » âmes, et je ne crains que Dieu seul. » Yvan, frémissant de rage, frappe de son bâton ferré le pavé du temple, et s'écrie d'une voix terrible, et hurlant comme un tigre des déserts : t Moines audacieux, jusqu'ici je vous ai trop i épargnés, rebelles que vous êtes ! à dater de 9 ce jour, je serai tel que vous me représentez.» Aces mots, il sort de l'église, le regard menaçant, et ilès le lendemain les assassinats, les bûchers, les noyades, les empalements, les pendaisons, récartellcment recommencent. Au nombre des grands on vit périr le prince Pronskoï. Les principaux officiers du métropolitain furent tous ai rêtés, torturés, à l'effet de leur faire avouer les secrets desseins de Philippe; tourments inutiles qui ne produisirent aucune découverte. Yvan n'osait pas encore porter la main sur le prélat lui-même, plus que jamais chéri, respecté par le peuple ; il suspendait le coup qu'il voulait porter. En attendant, que faisait-il ? Au mois de juillet 1366, à minuit, les favoris du tzar, Viazemskoï, Malouta-Skournloff, Griaz-noï, à la tête de la légion des élus, enfoncent les maisons d'un grand nombre île seigneurs, de négociants, enlèvent les femmes connues par leur beauté, et les conduisent hors de la ville. Au lever du soleil, ils sont rejoints par le tzar en personne, escorté de mille satellites. On se met en route; à la première couchée on lui présente les femmes, parmi lesquelles il en choisit quelques-unes, abandonnant les autres à ses favoris. Ensuite il fait avec eux le tour dos murs de Moskou, brûlant les métairies des boïars disgraciés, mettant à mort leurs fidèles serviteurs, exterminant jusqu'aux bestiaux, surtout dans les villages de Kolomnu, qui appartenaient au grand écuyer Féodoroff. Il y découvrit une chambre à l'étage le plus élevé d'un bâtiment ; il y fit garrotter Ro-ris Kolytscheff, et donna l'ordre de placer sous celte chambre, comme sous celles qui l'entouraient, remplies de monde et bien fermées, plusieurs tonneaux de poudre ; placé alors à une grande dislance avec ses troupes en ordre de bataille, comme devant une ville assiégée, il attendait le moment de l'explosion. Dès que l'édifice eut sauté, il se précipita au grand galopa travers les débris, suivi de sa troupe de démons, qui poussaient de grands cris et avides, comme lui, de voir les membres déchirés de ceux qu'il avait fait enfermer dans l'édifice. Alors on trouva Yvan Kolytscheff, atlaché par le bras à une grande poutre, assis sur la terre, sain et sauf et louant Dieu!.... Aussitôt un des élus, poussant son cheval de son côté, lui trancha la lête d'un coup de sabre et l'apporta au tzar comme un présent agréable. Rentré dans Moskou, le tzar lit reconduire chez elles les femmes enlevées, dont plusieurs moururent de honte et de douleur. Mais il restait encore l'inopportun Philippe ; le tzar lit dresser contre lui un acte d'accusation, et le força d'officier, le jour de Saint-Michel l'Archange ; mais au moment où Philippe, revêtu de ses habits sacerdotaux, disait la messe dans la cathédrale de l'Assomption, les opritschniks pénètrent dans le sancluaire, saisissent le métropolitain, lui arrachent les marques de sa dignité, le revêtent d'une soutane grossière, le chassent de l'église à coups de balai, et le conduisent en traîneau au couvent de l'Epiphanie. Le peuple en larmes courait après son pasteur, qui, d'un air serein, le bénissait et disait : «Priez le Seigneur! » Le lendemain, il fut amené, pour entendre sa sentence, à un tribunal présidé par Yvan lui-même. 11 fut jeté dans un cachot. Dans le même temps, le tzar exterminait la famille des Kolytscheff ; il envoya à Philippe la tête d'Yvan Borissévitsch, son neveu, el lui fit dire : c Voilà les restes de ton parent chéri ; tes enchantements n'ont pu le sauver ! » Philippe se lève à ces mots : il prend la tôle, la bénit et la remet à l'envoyé du tzar. Cependant Yvan-Vassiliévitsch craignit bientôt les suites de rattachement des Moskovites pour le métropolitain déposé : il apprit que du matin au soir ils se portaient en foule autour du couvent de Saint-Nicolas, et que là, les yeux fixés sur la cellule du captif, ils se racontaient LA PO mutuellement les miracles opérés par sa sainteté. II prit le parti de faire conduire le prisonnier au monastère d'Otrotsch, situé dans le gouvernement de Tver, et fit procéder sur-Ie -champ à l'élection d'un nouveau métropolitain : c'était Cyrille, archimandrite de Troilskaïa. Délivré d'un pasteur sévère, inflexible, qu'il ve-naitde faire remplacerparunhomme faible etsans caractère, Yvan se trouva libre de s'abandonner désormais à sa férocité autocratique. Jusque-là il avait fait périr des individus, il commença à exterminer des villesentières ! Torjok fut le premier théâtre de ces meurtres. Dans un jour de foire, une querelle s'étant élevée entre les opritschniks et les habitants, le tzar déclara aussitôt ceux-ci coupables de rébellion et les fit mettre à la torture ou précipiter dans la rivière. Les mêmes scènes se renouvelèrent à Kolomna. A côté de ses cruautés la peste vint exercer ses ravages !... Quatrième époque de la tyrannie et des massacres (1509-1571). Marie, seconde épouse d'Yvan, mourut le 1er septembre 1569; mais dix jours étaient à peine écoulés que déjà il se hâta de retourner dans l'affreuse solitude d'AlexandroYskaïa, pour forger de nouvelles conspirations, pour inventer de nouveaux supplices. La mort de Marie semblait lui avoir ligué la faculté de se surpasser encore dans la carrière des cruautés. Il fit répandre le bruit que la tzarine avait été empoisonnée par de secrets ennemis, voulant ainsi préparer les Moskovites aux nouveaux transports de sa rage. Yvan avait un cousin qui s'appelait Vladimir ; celui-ci s'était rendu à Nijni par Kostroma, où il avait été reçu en grande cérémonie par le clergé et les citoyens. Aussitôt que cette nouvelle fut parvenue à Moskou, le tzar donna des ordres pour y faire amener les commandants de Kostroma qu'il envoya au supplice. En même temps il écrivit affectueusement à son cousin pour l'engager ù se rendre auprès de lui. Vladimir se mit en route sur-le-champ avec ses enfants et son épouse, et s'arrêta au village de Stotina, situé à trois verstes d'AIexandrovskaïa. Ayant donné connaissance de son arrivée, il attendait les ordres du tzar, lorsque tout à coup il aperçut une troupe de cavaliersarrivant au grand galop, le sabre à la main. Yvan était au milieu de la troupe; il descend de cheval et entre dans la maison d'un paysan. Le cuisinier du tzar, soudoyé à cet effet, se présente comme accusateur, Après cette TOME n. ajgne. m scène préparée, on amène devant le tzar Vladimir avec sa femme et ses deux jeunes fils : ils tombent à ses pieds, protestent de leur innocence et demandent à entrer dans un couvent. « Traîtres, s'écria-t-il, yous m'aviez préparé du poison ; eh bien, vous allez le boire. » Aussitôt on apporte la coupe fatale. Vladimir, prêt à quitter la vie, hésitait cependant à se donner la mort de sa propre main, lorsqu'Eudoxie, son épouse, femme d'esprit et de mérite, voyant qu'il n'est point de salut pour eux, essuie ses larmes et dit à son mari avec fermeté : t Notre mort n'est pas un suicide, c'est le tyran qui nous empoisonne : mieux vaut encore mourir de la main du tzar que de celle du bourreau. » Vladimir fait ses adieux à son épouse, bénit ses fils, prend la coupe d'une main assurée et la vide. Eudoxie et ses enfants ayant suivi son exemple, ils se mettent à prier ensemble ; le poison commençait à opérer : Yvan fut témoin de leurs convulsions, de leur mort!... Il fit appeler les dames et les suivantes de la princesse Eudoxie, et leur dit : « Voilà les cadavres de mes ennemis ! vous étiez à leur service, mais je veux bien user de clémence envers vous, et je vous fais grâce de la vie. n Saisies d'horreur à la vue des corps inanimés de leurs maîtres, elles s'écrient d'une voix unanime : « Monstre sanguinaire, nous ne voulons point de ta miséricorde ! Nous t'avons en exécration ! Fais-nous mettre en pièces, nous méprisons la vie et les tourments. > Yvan donne l'ordre de les dépou'dlerde leurs vètementseldeles fusiller.Eu-phrosine.mère de Vladimir,et Alexandrine,belle-sœur d'Yvan, furent noyées dans la Scheksna, pour avoir versé des larmes sur les victimes de la fureur du tzar. Novogorod-la-Grande et Pskow,autrefois républiques florissantes sous la protection bienfaisante des grands-ducs de Litvanie, domptées depuis par l'autocratie moskovite, conservaient encore une ombre de leur existence civile. Quoique les dispositions de deux villes affaiblies ne fussent, en aucune façon, dangereuses pour le tzar, elles l'irritaient néanmoins: de sorte qu'au printemps de l'année 1569, imitant l'exemple de son père et de son aïeul, il fit transporter à Moskou cinq cents familles de Pskow et cent cinquante de Novogorod. Ceux qu'on arrachait à leur patrie versaient des larmes amères; ceux qu'on y laissait tremblaient dans l'attente des événements qu'annonçaient ces premières mesures. Un misérable, nommé Pierre, ayant reçu le châtiment de sa mauvaise conduite, résolut de s'en venger sur les habitants de Novogorod : il fabriqua, sous le nom de l'archevêque et des habitants de cette ville, une lettre de soumission pour le roi de Pologne; il la cacha derrière l'image de la Vierge dans l'église de Sainte-Sophie, puis il se réfugia à Moskou et alla déclarer au tzar la prétendue trahison de Novogorod. Au mois de décembre 1569, le tzar, accompagné de son lils Yvan, de toute sa cour et de sa légion favorite, quitta la slobode Alexandrov-skaïa. Arrivé à Kline, le tzar donne à sa légion le signal des meurtres; et depuis Kline jusqu'à Gorodnia, ces monstres marchèrent le glaive nu, couverts du sang des infortunés habitants, et arrivèrent ainsi jusqu'à Tver.Là, dans une étroite cellule du monastère d'Otrotsch, respirait encore le saint vieillard Philippe; le Izar envoie son favori, et l'odieux SkouraioiTétoiiffalesaint homme, orné de la glorieuse couronne du martyre. Pendant cinq jours la ville de Tver fut livrée au pillage. Les prisonniers de guerre polonais, détenus dans les prisons de cette ville, furent égorgés ou noyés dans les trous faits à la glace du Volga. Toute la contrée qui s'étend jusqu'au lac Ilmcn fut mise à feu et à sang. Tous ceux que l'on rencontrait sur la route étaient massacrés, sous le prétexte que l'expédition d'Yvan devait être un secret pour la Russie. Le 2 janvier 1570, la nombreuse avant-garde du tzar entra dans Novogorod ; elle avait eu soin d'entourer la ville de fortes barrières, afin qu'il ne pût s'en échapper un seul homme. On commença par fermer les églises et les couvents, par garrotter les moines et les prêtres, exigeant d'eux vingt roubles par tète. Celui qui se trouvait hors d'état de payer celte amende était battu, fustigé publiquement du matin au soir. On mit sous scellés les maisons des plus riches citoyens, en même temps que l'on chargeait de fers les négociants, les marchands, les gens de robe, dont les familles étaient mises en surveillance dans leurs habitations. Le silence de la terreur régnait dans Novogorod. Ne pouvant deviner la cause ou le prétexte de ce châtiment, les citoyens tremblants attendaient l'arrivée du tzar. Le 6 janvier, jour de l'Epiphanie, Yvan s'arrêta avec sa troupe à Gorodischtsché, bourg situé à deux versles de Novogorod. Le lendemain on mit à mort tous les religieux qui n'avaient point payé l'amende : ils furent assommés à coups de massue et transportés ensuite dans leurs monas- tères respectifs pour y être enterrés. Le 8, le tzar, accompagné de son fils et de sa légion, fit son entrée à Novogorod. L'archevêque Pimène avec le clergé et les images miraculeuses l'attendaient sur le grand pont : il voulut lui donner sa bénédiction; Yvan refusa de la recevoir et lui dit d'un ton menaçant : t Homme impie, ce n'est pas » la croix vivifiante que je vois entre tes mains, » c'est une arme meurtrière que tu veux m'enfon-»cer dans le cœur. Je connais tes perfides projets et ceux de cette vile population. Je sais > que vous êtes prêts à vous livrer à Sigismond-» Auguste! Dès ce moment tu n'es plus à mes »yeux le pasteur des chrétiens, mais un ennemi »de l'église et de sainte Sophie, un loup carnas-i sier, destructeur; un misérable, acharné cort-» ire la couronne de monomaque. » Après ces invectives, il lui ordonna de reporter le crucifix et les images dans l'église de Sainte-Sophie, où il fut entendre la messe ; il pria avec ferveur, se rendit ensuite au palais épiscopal, se mil à table avec tous ses boïars, et commença à dîner : tout à coup il se lève et pousse un cri effroyable ! — À ce signal, ses satellites paraissent; ils saisissent l'archevêque, ses officiers, ses gens de service. Le palais, les cellules, sont à l'instant livrés au pillage. Le prince Léon Soltykoff, maître de la cour, et Eustache, confesseur du tzar, enlevèrent le trésor, les vases sacrés, les images, les cloches; ils dépouillèrent également les églises des riches monastères; après ces sacrilèges, commencèrent les jugements.....Ils étaient rendus par Yvan et son fils, de la manière suivante : tous les jours on amenait devant eux de cinq centsà mille Novogorodiens, qui étaient aussitôt assommés, torturés ou brûlés. Quelquefois ces malheureux, attachés à des traîneaux, par la lête ou par les pieds, étaient traînés sur la rive duVolkhov, à l'endroit où cette rivière ne se couvre pas de glace en hiver, Là, de la hauteur du pont, on les précipitait dans l'eau par familles entières, les femmes avec leurs maris, les mères avec leurs enfants à la mamelle, tandis que les hommes d'armes moskovites, armés de pieux, de lances et de haches, se promenaient en bateaux sur le Volkhov, perçant, mettant en pièces ceux des infortunés qui surnageaient à la surface de la rivière. Yvan, suivi de- sa légion, visita tous les monastères des enviions. Des bandes de ces brigands furent aussi envoyées dans les domaines de Novogorod, pour y piller et exterminer les habitants sans distinction, sans examen. Et ces scènes durèrent sans interruption pendant six semaines entières. Le 12 février, lundi de la seconde semaine de grand carême, au lever du soleil, le tzar fit appeler devant lui ceux des Novogorodiens de distinction qui restaient encore vivants, un par chaque rue. Ils parurent, semblables à des spectres, pales, exténués par le désespoir et la terreur, attendant le coup de la mort. Il leur dit avec douceur : « Habitants de Novogorod qui avez conservé la vie, priez Dieu pour qu'il nous accorde un règne heureux ; priez pour nos soldats, fidèles serviteurs de Jésus-Christ, afin que nous triomphions de nos ennemis visibles et invisibles. Que le Tout-Puissant juge votre archevêque, le traître Pimène,et ses abominables complices ; c'est sur eux que doit retomber le sang qui a coulé dans ces lieux ! Maintenant, que les pleurs et les gémissements cessent. ; que la douleur et les regrets se calment ; vivez et prospérez dans Novogorod. Je vous laisse, pour me représenter, mon boïar et voïévode, le prince Pronskoï, en qualité de gouverneur. Retournez en paix dans vos habitations. » Le sort de l'archevêque n'était pas encore décidé : on le fit monter sur une jument blanche, couvert de haillons, tenant dans les mains une musette et un tambour de basque, affublé comme un vil histrion ; on le promena de rue en rue, ensuite on le fit partir pour la capitale sous une escorte. Yvan quitta sans délai Novogorod, et se dirigea sur Pskow après avoir expédié à Moskou la proie acquise par le sacrilège cl le pillage. Dans l'espace de six semaines de massacres, le tzar fit périr soixante mille individus de tout sexe et de tout âge. Le Yolkov était encombré de cadavres, de membres mutilés, et ses Ilots, teints de sang, furent longtemps à les charrier jusqu'au lac Ladoga. La famine et les maladies vinrent achever la furie tzarienne ; pendant sept mois, les prêtres ne pouvaient suffire à donner la sépulture aux morts : on les jetait dans une fosse commune sans aucune cérémonie funèbre. Cependant Novogorod parut enfin se réveiller de sa morne stupeur ; le 8 septembre, les débris de la population se rassemblèrent pour célébrer une messe des morts dans un champ situé près de 1 église de la Nativité, vaste cimetière où se trouvaienl dix mille cadavres chrétiens enfouis sans funérailles! Novogorod-la-Grande n'était plus qu'un désert. Une partie considérable du quartier des marchands, jadis si populeux, fut convertie en une grande place ; après avoir démoli tous les bâtiments devenus inhabités, on y jeta les fondements d'un palais pour les tzars / .... Yvan réservait à Pskow le sort de Novogorod. Le tzar passa la nuit du samedi dans le couvent de Saini-Nicolas à Loubalow. De là il découvrait cette ville donl les citoyens, effrayés à- l'approche de la tempèle, faisaient leurs adieux à la vie. A minuit, le son des cloches de loutes les églises de Pskow retenlit aux oreilles du tzar. Son imagination lui représenta vivement avec quel sentiment douloureux les citoyens allaient aux matines prier pour la dernière fois. Aussi, dans un inexplicable élan de pitié, il dit à ses généraux : c Emoussoz vos glaives sur la pierre; que les meurtres cessent!» Le lendemain il entra dans la ville, et vit avec étonnement, devant toutes les maisons, des tables dressées et couvertes de mets, d'après les conseils du gouverneur prince Tok-makoff. Le tzar se dirigea vers l'église; après le Te Deum, il visita la cellule du solitaire Nicolas. Celui-ci offrit à Yvan un morceau de viande crue, et le tzar lui ayani dit : « Je suis chrétien et je ne mange point de viande au grand carême, » l'anachorète lui répondit : « Tu fais pis : tu te nourris de sang et de chair humaine, oubliant non-seulement le carême, mais Dieu lui-même ! » Alors, d'un ton menaçant, il prédit au tzar d'épouvantables malheurs, et parvint à lui inspirer un ici effroi, qu'il sortit inconlinent de Pskow ; il demeura pendant quelques jours dans les faubourgs, permettant à ses opritschniks de piller les propriétés des plus riches habitants; mais il avait défendu de toucher aux biens des prêtres et des moines ; il n'enleva que les trésors des couvents, quelques vases sacrés, des images, des livres. 11 reprit le chemin de Moskou pour assouvir dans de nouveaux carnages son insatiable soif de sang. Le moment était venu où les satellites les plus fidèles du tzar, longtemps calomniateurs, allaient périr eux-mêmes victimes d'une calomnie. Parmi les favoris, le prince Aihanase Yiazemskoï élait seul confident des projets du tzar, qui les lui communiquait, dans sa chambre à coucher, pendant le silence des nuits. Un jeune enfant boïar, nommé Féodorol'f-Lovtschikoff, comblé de bienfaits par Yiazemskoï, l'accusa d'avoir prévenu les Novogorodiens de la colère du tzar; il n'en fallut pas davantage pour le perdre. Yvan dissimula quelques jours; puis, tout à coup, ayant fait appeler Viazemskoi pour lui parler des affaires de l'Etat avec sa confiance accoutumée, il donna ordre d'as- sassiner, pendant ce temps, tous les serviteurs dévoués au prince. En rentrant chez lui, celui-ci aperçoit leurs cadavres ensanglantés. Sans laisser paraître ni émotion, ni surprise, il passe dans son appartement, espérant calmer le courroux du tzar par cette preuve de soumission. Mais à l'instant il est arrêté et jeté dans un cachot où se trouvaient déjà les Basmanoff, accusés, comme lui, de haute trahison. On fit subir la question à tous les prévenus : celui qui n'avait point la force d'en supporter les douleurs faisait des aveux mensongers qui le compromettaient, ainsi que ses compagnons, torturés également pour découvrir des secrets qu'ils ignoraient eux-mêmes. Les procès-verbaux, contenant les déclarations de ces malheureux, formèrent un acte d'accusation énorme qui fut présenté au tzar et à son fils. Aussitôt, les prétendus traîtres sont condamnés à mort. Leur supplice devait offrir aux regards des habitants de Moskou, déjà habitués aux horreurs, un spectale capable de les étonner encore! Le 25 juillet 1570, on vit dresser dix-huit potences au milieu de la grande place du marché, dans le quartier de Kitaï-Gorod; étaler des instruments de torture, allumer un énorme bûcher au-dessus duquel était suspendue une grande cuve remplie d'eau. Aces épouvantables apprêts, les Moskovites furent persuadés que leur dernier jour était arrivé, et que le tzar allait exterminer à la fois la capitale et ses habitants. Eperdus de terreur, ils fuient et se cachent partout où ils le peuvent, abandonnant dans les boutiques ouvertes leurs marchandises, leur argent. Bientôt la place est déserte ; on n'y voyait qu'une troupe d'oprilschnihs rangés autour des gibets et du bûcher embrasé, dans un profond silence. Tout à coup l'air retentit du roulement des tambours: on aperçoit le tzar à cheval avec son fils aîné, objet de son affection. Il était accompagné des boïars, des princes et de sa légion, marchant dans le plus grand ordre, survie des condamnés, au nombre de plus de trois cents, semblables à des spectres, meurtris, déchirés, ensanglantés, pouvant à peine se traîner. Arrivé au pied des gibets, Yvan promène ses regards autour de lui : étonné de n'apercevoir aucun spectateur, il ordonne aux légionnaires de rassembler les habitants et de les amener sur la place. Impatienté de leur lenteur, il court lui-même sur leurs pas, appelant les Moskovites au spectacle qu'il leur avait préparé, leur promettant grâce et sûreté. Les Moskovites n'osèrent point désobéir : ils sortent des caves, des souterrains où ils s'étaient cachés, el se rendent, tremblants de frayeur, sur la place des exécutions, qu'ils remplissent en peu d'instants; les murailles, les toits étaient couverts de spectateurs : alors élevant la voix, le tzar leur dit : e Peuple de Moskou, vous allez voir des tortures » et des supplices ; mais je punis des traîtres. » Répondez-moi, mon jugement vous paraît-il * juste? » A ces mots, de bruyantes acclamations partent de tous côtés : Vive le tzar, notre seigneur et maître ! périssent ses ennemis! Yvan fit retirer de la foule des condamnés cent quatre-vingts personnes, auxquelles il accorda la vie comme aux moins coupables; ensuite, le secrétaire du conseil privé, déployant un rouleau de parchemin, publia les noms des victimes. Le conseiller Viskovaty ouvre ce cortège; les sicaires s'élancent sur lui, lui ferment la bouche, le pendent par les pieds et le taillent en pièces: Malouta-Skouratoff, descendu de cheval, coupa, le premier, une oreille au martyr. La seconde victime fut le trésorier Tounikoff, ami de Viskovaty. On versait alternativement de l'eau bouillante et de l'eau glacée sur le corps de ce malheureux, qui expira dans d'horribles souffrances. Les autres furent égorgés, pendus ou hachés en morceaux. Le tzar lui-même, à cheval, d'un air tranquille, perça un vieillard de sa lance : dans l'espace de quatre heures, on mit à mort environ deux cents hommes! Enfin, ayant terminé celle horrible expédition, les meurtriers, baignés de sang, brandissant leurs épées fumantes, vinrent se ranger devant le Izar en poussant leurs cris de joie, hoïdà! hoïdà! cris des Tatars pour animer leurs chevaux, et glorifiant va justice! Yvan, parcourant la place, examina les amas de cadavres eu souriant.....Le prince Via- zemskoï expira, dans la prison, au milieu des tortures; et quant à Alexis Basmanoff, le tzar força le jeune Téodor Basmanoff à tuer son père ! comme le prince Vassili Prozoroffskoï le fut par son frère Nicétas! Après les confiscations, plusieurs personnes de distinction furent exilées à Biélo-Ozéro ; l'archevêque Pimène fut déporté à Toula. Le tyran se reposa pendant trois jours, car il était indispensable d'inhumer les cadavres ; mais le quatrième on amena, sur la place, de nouvelles victimes que l'on mit à mort. Malouta-Skouraloff, chef des bourreaux, dépeçait à coups de hache les corps des suppliciés, et ces sanglantes dépouilles, privées de sépulture, restèrent huit jours exposées à la voracité des chiens qui se les disputaient. Les femmes des gentilshommes égorgés, au nombre de quatre-vingts, furent noyées dans la rivière de la Moskva. Le célèbre voïévode prince Pierre Obolenskoï Sérébrian-noi voit tout à coup la légion des opritschniks fondre sur l'hôtel qu'il habitait au Kremlin, on enfonce les portes, et sous les yeux du tzar, on lui tranche la tète. On exécuta de la même manière Pleschtscheieff, Dobrinskoï, Yvan Voront-zoff, Tyrkoff, Kaschkaroff, etc. Le voïévode Ni-cétas Golokhvastoff, attendant la mort, avait quitté la capitale et pris la tonsure dans un monastère situé sur les rives de l'Oka, À la nouvelle que le tzar avait expédié ses satellites pour s'emparer de lui, il alla à leur rencontre et leur dit : « Je suis celui que vous cherchez. » Yvan le lit sauter en l'air sur un baril de poudre à canon, et dit en plaisantant : « Les cénobites sont des anges qui doivent s'envoler au ciel. > Le dignitaire Miassoïédoff avait une épouse charmante : elle fut saisie, violée et pendue aux yeux de son mari, auquel on trancha la tète. Le prince Yvan Schakhoflskoï fut tué de la propre main du tzar, d'un coup de masse d'armes. Plusieurs princes, Prozoroffskoï, Ouchaty, les Zaboloskoï, les Boutourline subirent le môme sort. Deux frères, les princes André et Nicétas Mesehts-cherskoï, en défendant avec valeur la nouvelle forteresse du Don, tombèrent sous les coups des Tatars de Krimée. Les corps de ces deux guerriers n'étaient point inhumés lorsque lessicaiies du tzar se présentèrent pour les égorger : on leur montra les dépouilles inanimées! Il en arriva autant à l'égard du prince André Olenkine : les assassins tzariens, expédiés de Moskou, le trouvèrent mort au champ d'honneur; loin d'en être touché, le tzar assouvit sa furie sur les enfants de ce brave guerrier : il les lit mourir dans l'exil. Outre les poêles ardents, on construisait, pour la torture, des fourneaux d'une espèce particulière ; on fabriqua des tenailles, des griffes de fer, de longues aiguilles. On coupait aux malheureux patients les membres l'un après l'autre; on les sciait, pour ainsi dire, en deux parties, au moyen de cordeaux ; on les écorchaii tout vifs ; on leur tailladait la peau du dos par longues tranches î..... Et lorsqu'au milieu des horreurs du carnage, la Russie était comme pétrifiée par la terreur, le palais d'Yvan retentissait du bruit de joyeux festins. Le izar s'y livrait au plaisir, en- touré de ses satellites et d'histrions qu'on lui envoyait avec des ours. Il se servait de ces animaux pour la chasse aux hommes dans ses moments de fureur, ou comme simple divertissement. Quelquefois, apercevant près du palais une troupe de citoyens paisiblement rassemblés, il faisait lâcher deux ou trois ours et riait aux éclats de l'épouvante, des cris de celte multitude en fuite, poursuivie par les bêtes féroces, qui déchiraient quelques malheureux. L'un des principaux amusements du tzar était une nombreuse troupe de bonlîons dont les fonctions étaient de le faire rire avant et après les meurtres. Souvent ils payaient de leur vie un bon mot hasardé. On distinguait parmi eux un prince Gvozdiéff, qui occupait un rang élevé à la cour. Un jour, mécontent d'une de ses plaisanteries, le tzar lui versa sur la tête une écuelle de soupe bouillante; le malheureux, poussant un cri de douleur, veut prendre la fuite; mais Yvan lui porte un coup de couteau, et Gvozdiéff, baigné dans son sang, tombe sans connaissance. On appelle sur - le-champ le docieur Arnolphe : « Sauvez mon bon serviteur, lui dit le tzar; j'ai plaisanté avec lui un peu trop rudement. — Si rudement, répondit Arnolphe, que Dieu seul et Votre Majesté pourraient le rendre à la vie. U ne respire plus ! » Le tzar fit un geste de mépris, donna au mort l'épithète de ehien et continua de s'amuser. Un autre jour, au moment où il étaii à table, le voïévode Roris Tilolf se présente devant lui, s'incline jusqu'à terre et lui adresse les compliments accoutumés : « Dieu te conserve, mon cher voïévode, lui dit le tzar ; tu mérites une grâce de ma part; » et prenant un couteau, il lui coupe une oreille ! Titoff, sans laisser paraître la moindre douleur, sans changer de visage, remercia le tzar de sa gracieuseté, et lui souhaita un heureux règne. Quelquefois le tyran, bien que plongé dans la sensualité, semblait en oublier les plaisirs ; il repoussait soudain les mets et les liqueurs, abandonnait les festins, puis, d'une voix de tonnerre, appelant sa légion, il s'élançait sur un chevalet courait se baigner dans le sang. C'est ainsi que, quittant un dîner somptueux, il sortit un jour de son palais pour aller massacrer les prisonniers de guerre polonais, enfermés dans Moskou. Cette fois-ci l'épreuve fut dure : il n'avait point affaire à de vils sujets moskovites qui souffraient si ignominieusement tant d'horreurs, mais à des Polonais libres et civilisés. Le Polonais Bykowski arraclia la lance des mains du tzar, et allait l'en percer lui-même, lorsqu'il reçut la mort d'un coup porté par le tzarévitsch Yvan-Yvanovitsch ; car, dans de semblables occasions, ce jeune prince secondait son père avec ardeur, comme pour enlever aux Moskovites jusqu'à l'espoir d'un règne plus doux dans l'avenir..... Après avoir assassiné plus de cent Polonais enchaînés, le farouche exterminateur s'en retourna triomphant dans son palais, aux cris ordinaires de ses satellites : hoïdà, hoïdà, et se remità table !.... Un ambassadeur italien s'étant un jour présenté devant le tzar, sans se découvrir, Yvan lui lit clouer son chapeau sur la tête. Malgré ce terrible exemple, Jérôme de Boze, ambassadeur de la reine d'Angleterre, osa encore mettre son chapeau en présence du tyran. < Sais-tu, lui demanda Yvan, quel traitement a subi un autre ambassadeur pour une semblable hardiesse? — Oui, répondit de Boze d'une voix ferme; mais je suis l'envoyé de la reine Elisabeth, et si l'on fait une insulte à son ministre, elle saura bien en tirer une vengeance éclatante. — Voilà un brave! » s'écria le tzar; et se tournant vers ses courtisans : iQui de vous, ajouta-t-il, eût agi et parlé de la sorte pour soutenir mon honneur et mes intérêts? » Une autre fois, ayant appris que deux dames s'étaient permis quelques plaisanteries sur son compte, il ordonna de les amener dans son palais; là, les ayant fait dépouiller de tous leurs vêtements, il versa un boisseau de pois sur le parquet et les obligea de les ramasser un à un. Ce ne fut qu'après avoir accompli cetle singulière pénitence, qu'il leur fut permis de s'habiller et de retourner chez elles. Cinquième époquedela tyrannie et des massacres {1571-1577). Ennuyé de son veuvage, bien que peu scrupuleux sur les lois de la chasteté, Yvan cherchait, depuis longtemps, une troisième épouse. On amena au tzar, dans la slobodc Alexandrovskaia, des jeunes filles de toutes les villes des possessions moskovites, sans disiinction de naissance, et au nombre de plus de deux mille. Chacune lui ayant été présentée séparément, il en choisit d'abord vingt-quatre, et parmi celles-ci, douze que les médecins et les sages-femmes eurent ordre de visiter. Il compara longtemps leur beauté, leurs grâces, leur esprit, et donna enfin la préférence à Marfa Sabakine, fille d'un marchand de Novogorod. Il choisit en même temps pour épouse à son fils aîné Eudoxie Sabou-roff. Tout à coup la fiancée du tzar tomba malade et commença à maigrir d'une manière surprenante. On répandit le bruit qu'elle avait été ensorcelée par de secrets ennemis, jaloux du bonheur domestique d'Yvan. Les soupçons se portèrent aussitôt sur les proches parents des défuntes tzarines, Anastasie et Marie. On ordonna une enquête, et avec elle recommencèrent les massacres. Le prince Michel Temgroukhovitsch, beau-frère d'Yvan, fut empalé. Les Yakovleff, Sabouroff, périrent par le knout. Léon Sollykolf fut étouffé dans une prison. On imagina alors un nouveau genre de supplice. Elisée Bomélius, médecin, proposa au tzar d'employer le poison avec un art si infernal, que l'homme-empoisonné expirait précisément à l'instant indiqué par l'autocrate. C'est ainsi qu'Yvan fit périr Gi iaznoi, le prince Gvozdieff-Rostofl'skoï et plusieurs autres seigneurs. Cependant le 28 octobre 1571 le tzar épousa la malade, espérant, comme il le disait lui-même, l'arracher à la mort par cet acte d'amour et de confiance dans la miséricorde du Tout-Puissant. Six jours après son mariage, il ordonna celui de son fils avec Eudoxie; mais le banquet nuptial fut terminé par des funérailles! Marfa expira le 15 novembre, cause infortunée de la perle de tant d'innocents. Depuis, le tzar n'apercevait plus l'ombre d'une résistance, le moindre danger pour sa personne: il avait exterminé ce qu'il appelait les ambitieux : leurs rangs, leurs richesses étaient devenus le partage de nouveaux dignitaires, muets complaisants de sa cruauté. Rassuré de la sorte, il abolit tout à coup (1572), au joyeux étonnement de ses sujets, l'odieuse légion des opritschniks, jusqu'alors le bras droit de l'exterminateur, qui, depuis sept années, couvraient la Moskovie de sang, de ruines, et déchiraient l'État. Ce nom terrible disparut avec son hideux symbole. Les élus, dépouillés de leur uniforme, se rangèrent parmi les courtisans ordinaires, ou au nombre des fonctionnaires d'Etat, des militaires, n'étant plus soumis à un chef de bandes sanguinaires. Les Moskovites osèrent penser que le terme des meurtres, des pillages était arrivé ! que la mesure de leurs maux était comblée ! Sixième époque de la tyrannie et des massacres (1577-1584). Le nom d'opritschniks n'existait plus, toutefois la tyrannie n'était pas rassasiée de victi- mes ; seulement elles tombaient plus rarement : c'était le crime fatigué de sesexcès,endormi de lassitude, qui se réveillait de temps en temps ! Il restait encore un nom illustre à porter sur l'immense liste des meurtres de ce règne sanguinaire : le premier des voïévodes, le prince Michel Voro-linskoï, fut livré aux supplices, dix mois après ses triomphes. Il était accusé, par un de ses esclaves, de sortilèges ; délation absurde et toujours agréable au tyran. Ce célèbre guerrier, chargé de fers, fut amené devant le tzar. À l'aspect du délateur, à la lecture de l'accusation, Vorontinskoï dit avec douceur : t Seigneur, mon aïeul et mon père m'ont appris à servir avec zèle Dieu et mon souverain; à recourir dans mes chagrins aux autels du Très-Haut, et non pas aux sorcières. Cecalomniateurest mon esclave; il est fugitif et convaincu de vol. Pourrais-tu ajouter foi au témoignage d'un scélérat? i Pour toute réponse, le héros sexagénaire, couché, lié sur une bûche, fut placé entre deux brasiers ardents!.... L'autocrate de la Moskovie lui-même se servait de son bâton ensanglanté pour approcher des tisons enflammés du corps de ce martyr. On fit périr en môme temps le voïévode prince Nicétas Odoïéffskoï, frère de la malheureuse Eudoxie,belle-sœur d'Yvan. Le vieux boïar Mo-rozoff fut mis à mort avec ses deux fils et Eudoxie son épouse, fille du prince Démélrius Belz-koï. Le prince Pierre Kourakinc, Yvan Boutour-bne, Pierre Zaïtzofl', l'un des plus zélés opritschniks ; Grégoire Sabakine, oncle de la feuelzarine Maria; le prince Touloupoff, favori du tzar; Nicétas Borissoff, l'échanson Caliste Sabakine, beau-frère du tzar; l'écuyer prince Yvan Déné-télevitsch, furent brûlés, dépecés, étranglés, tailladés.....Yvan suivait constamment son système de fusion. S'il achevait d'exterminer les anciens seigneurs condamnés par sa politique, il n'épargnait pas davantage les nouveaux qu'il proscrivait impartialement. C'est à peu près à cette époque qu'il fit mettre à mort un saint homme nommé Cornélius, ahbé de Pskov, avecVassian Mouromtzeff, son humble disciple ; ils furent écrasés au moyen d'un instrument de torture. Léonidas, archevêque de Novogorod, fut mis dans une peau d'ours, on lâcha contre lui des chiens qui le mirent en pièces..... Le médecin Bomélius, cet odieux instigateur des Meurtres, fut brûlé vif sur la place de Moskou. Enfin quelques signes extraordinaires qu'on apercevait au ciel ébranlèrent l'esprit du tzar. L'apparition d'une comète avait, disait-on, présagé de nouvelles calamités : le jour de Noël, par un ciel éclairé des rayons du soleil, la foudre avait embrasé la chambre à coucher d'Yvan, dans le repaire d'Alexandrovskaïa : on avait en* tendu aux environs de Moskou une voix terrible qui criait : Fuyez, fuyez, Moskovites !... Dans les mêmes lieux, une pierre sépulcrale en marbre, sur laquelle se trouvait une inscription mystérieuse et inexplicable, était tombée du ciel : le tzar étonné avait ordonné à ses gardes de la briser, après l'avoir examinée lui-même. Mais la mesure des crimes n'était pas encore comblée, il lui restait à consommer le plus épouvantable pour son cœur paternel, et l'infanticide couronna l'horrible série des forfaits du système autocratique des tzars moskovites. Yvan préparait à la Russie un autre lui-même dans la personne de son lils qui était en tout point digne de son père. En 1582, lorsque le roi de Pologne Etienne Batory écrasait les Moskovites et reprenait sur eux les anciennes provinces litvaniennes, le tzarévitsch va trouver son père et lui demande d'être envoyé avec des troupes pour délivrer Pskov assiégée par des Polonais. Cette généreuse proposition excite le courroux d'Yvan : « Rebelle, s ccrie-t-il, tu veux me détrôner, de concert avec les boïars! » Et il lève le bras contre son fils. Boris Godounoff essaie en vain de l'arrêter; le tzar, avec son bâton ferré, lui fait plusieurs blessures, et d'un coup violent sur la tête du tzarévitsch, il renverse l'infortuné baigné dans son sang. A cet aspect, la fureur d'Yvan s'évanouit. Frappé de terreur, pâle, tremblant, il s'écrie avec l'accent du désespoir : » Malheureux, j'ai tué mon fils !..... » Il se jette sur lui en versant des larmes ; il l'embrassait, essayant d'arrêter le sang qui coulait d'une profonde blessure; il appelait à grands cris le secours des médecins ; il implorait la miséricorde de Dieu et le pardon de son fils.....Mais la justice céleste venait d'accomplir ses décrets!..... le tzar, altéré, l'œil hagard, resta plusieurs jours assis auprès du cadavre de sa victime, sans prendre de nourriture, sans goûter un instant de sommeil ! Aux funérailles, le tzar, dépouillé des marques de sa dignité, couvert de lugubres vêtements, poussait des cris déchirants et se frappait la tête contre la terre, contre le cercueil de son malheureux fils.....Pendant quelques jours, abandonné aux plus violentes angoisses, il ne connaissait plus les douceurs du sommeil. Au milieu des nuits, comme épouvanté par des spectres, il se réveillait en sursaut, tombait de son lit, se roulait par terre, en poussant de lamentables cris : état affreux que l'épuisement de ses forces parvenait seul à calmer. Enfin les derniers instants du monstre approchaient, mais il mourut comme il avait vécu, c'est-à-dire en exterminant les hommes. Il jouissait d'une santé robuste et croyait pouvoir espérer encore de longues années, il était dans sa cinquante-quatrième année; mais il commença à s'affaiblir visiblement dans l'hiver de 1584. À cette époque, parut une comète dont la queue avait la forme d'une croix. Le tzar s'étant rendu, pour la voir, sur Xescalier rouge, l'observa longtemps et dit à ceux qui l'entouraient : < Voilà le présage de ma mort ! » Poursuivi par cette idée, il fit chercher en Moskovie et en Laponie des astrologues, de prétendus magiciens, en rassembla environ soixante et leur assigna pour résidence une maison dans Moskou ; tous les jours, son favori Belzkoï allait discuter avec eux au sujet de la comète. Bientôt Yvan fut attaqué d'une maladie alarmante. Ses entrailles commençaient à se corrompre et son corps s'enflait; les astrologues lui ayant annoncé qu'il n'avait plus que quelques jours à vivre, c'est-à-dire jusqu'au 18 mars, il leur avait imposé silence en les menaçant de les faire brider vifs s'ils avaient l'audace de répandre cette prédiction. Dans le courant de février, il s'était encore occupé d'affaires; mais le 10 mars il se sentit pis ; le 15 mars il contemplait ses pierres précieuses ; sa belle-fille, l'épouse de Téodor, s'étant approché du malade pour lui prodiguer de tendres consolations, recula d'horreur et s'enfuit épouvantée de sa lubricité.... Déjà les forces du tzar diminuaient sensiblement, et le délire de la fièvre égarait ses idées. Etendu sans connaissance, il appelait à haute voix le fils qu'il avait tué ; il le voyait en imagination; il lui parlait avec tendresse... Toutefois le 17 mars il se sentit un peu mieux par l'effet d'un bain tiède; le lendemain il dit à Belzkoï : < Allez annoncer la mort à ces imposteurs d'astrologues. D'après leurs contes, c'est aujourd'hui que je dois mourir, et je sens renaître mes forces. — Attendez, répondirent ceux-ci, la journée n'est pas encore écoulée. > On prépara un second bain dans lequel il resta environ trois heures; ensuite il se coucha, et prit quelque repos. Un instant après, il se lève, il demande un jeu d'échecs, et, assis sur son lit, il arrange lui-même les pièces pour jouer avec Belzkoï. Tout à coup il tombe et ferme les yeux pour toujours (18 mars 1584). Telle fut la fin d'un monstre autocratique. Pendant vingt-quatre années entières, trois cent mille victimes disparurent de la surface de la terre au milieu des tourments les plus cruels. Tels étaient et le tzar et ses sujets ! Qui de lui ou d'eux doit nous étonner davantage? Les souverains contemporains, soit qu'ils fussent ceints d'une couronne royale, ou d'une tiare , ne trouvèrent rien à dire ou applaudirent hautement à la conduite de leur royal frère. Le vertueux et glorieux Etienne Batory, roi des Polonais, élevait seul sa voix royale et humaine contre les horreurs autocratiques. Citons l'exemple d'un pouvoir suprême spirituel et temporel. Grégoire XIII, ce vicaire de Jésus-Christ, qui, en apprenant les atrocités de la Saint-Barthélemy en France, avait fait illuminer Rome, témoigna la plus vive satisfaction en trouvant, ainsi qu'il le pensait, l'occasion de réunir la Russie à son vaste troupeau. Grégoire XIII, en envoyant au tzar, en 1576, le prêtre Rodolphe Klenchen qui connaissait la langue et les usages moskovites, lui dressa par écrit une instruction et chargeait son envoyé de déclarer aux boïars t que le pape i ayant beaucoup entendu parler de la puissance, » des conquêtes, de Xhe'roïsme, de la piété, des » qualités étonnantes et aimables que possédait > le tzar Yvan-Vassiéliévitsch, s'empressait de sa-» tisfaire enfin le désir qu'il nourrissait depuis » longtemps, celui de témoigner à un monarque » aussi extraordinaire l'amitié la plus cordiale^ • espérant qu'il voudrait bien réprimer les Otto-» mans, et garantir l'intégrité de la religion de » Jésus-Christ sur tout le globe, i Depuis, les noms propres et les dates ont seuls changé, mais les faits se reproduisent dans la succession des siècles ; nous avons cité l'histoire ancienne, c'est à nos lecteurs à la comparer avec l'histoire contemporaine!.... fin de la tuoisieme époque de l'histoire de pologne. (1355-1587.) f j. yisv. d - ^///, 73 SOUVENIRS HISTORIQUES. ENTRÉE DES AMBASSADEURS POLONAIS A PARIS, EN 1575. CHARLES IX, HENRI III. METZ. PANTIN. —PORTE SAINT-MARTIN. — HOTEL D'ANJOU. — LE LOUVRE. NOTRE-DAME. — LE PALAIS. — PORTE SAINT-DENIS. Dans nos recherches historiques, nous nous arrêtons particulièrement aux souvenirs qui unissent la Pologne à la France, et déjà nous avons donné tous les détails qui se rattachent à l'élection de Henri III (t. I, p. 27). Pour compléter ce tableau, nous allons décrire aujourd'hui l'entrée des ambassadeurs polonais à Paris, leurs négociaiions diplomatiques et toutes les cérémonies qui précédèrent la remise du décret de l'élection. Cette relation pleine d'intérêt nous a été communiquée en manuscrit, et on nous pardonnera de conserver le style de l'époque pour ne rien ôter à la vérité. En lisant ce manuscrit, mille réilexionsse présentent à l'esprit. Alors, les Polonais étaient reçus avec pompe, ils venaient offrir une couronne ; aujourd'hui ils ont perdu une patrie, ils n'ont point de couronne à offrir, et on les reçoit en exilés... » Etant averties Leurs Majestés de la venue des ambassadeurs qui étaient proches de leur arrivée à Metz, manda au sieur de Thcvalle, gouverneur de ladite ville, de les recevoir dignement et envoya au-devant l'évêque de Langres et le comte de Brienne, pour aussi les recevoir au nom du roi et les accompagner par les chemins; et M. le duc de Lorraine, sachant qu'ils passaient par ses pays, les alla recevoir à Pont-à-Mousson et les y lit très-bien traiter. i Et quand ils furent à trois lieues de Paris, le roi de Pologne envoya au-devant d'eux sa maison et sa famille, conduite par M. de Villequier, son premier chambellan, ses autres chambellans, gentilshommes de la chambre et autres de sadite maison, ensemble ses pages jusques au nombre TOME II. , de cinquante ; montés tous sur chevaux d'Espa-1 gne ou chevaux lurks qui furent à Pantin. Et quelque peu après, y arrivèrent les princes que le Roi Très-Chrétien envoyait au-devant d'eux, pour les recevoir : c'est à savoir comment ils étaient complimentés et conduits : » Adam Konarski, évêque de Posnanie, par le prince Dauphin, lils aîné du duc de Montpensier ; » Albert Laski, palatin de Siéradz, par le duc de Guise; » Jean Lodzia Tomicki, castellan de Gnèzne, par le marquis du Maine; » Jean Herburl de Fulszlyn, castellan de Sa-Hok et staroste de Przemysl, par le marquis d'Elbeuf ; » André Gorka, castellan de Miendzyrzecz, staroste de Gnèzne et de Jaworow, par le duc d'Au-male ; » Stanislas Prawdzic-Krzyski, castellan de Ra-cionz, par M. le Grand ; «Nicolas Sierota-Radziwill, maréchal de la cour de Liivanie, par M. le comte de Maulevrier ; » Nicolas Firley, staroste de Kazimierz, par le corn le de Tende ; » Jean Sarius Zamoyski, staroste de Belz, par le vicomte de Turenne ; » Jean Zborowski, staroste d'Odolanow, par M. de Piennes ; » Nicolas Tomicki, lils du castellan de Gnèzne, par M. de Bouvyns; «Alexandre Pronski,fds du palatin de Kiiovie, par M. de Humières. » Le sieur de Foix, conseiller au privé conseil, porta la parole de la bienvenue. Et à la rencontre descendirent tous de leurs chariots, pour 110 saluer lesdits princes et comtes qui allaient au-devant d'eux ; et après en chacun chariot des ambassadeurs qui sont jusqucs à onze, entra un prince ou seigneur pour leur l'aire compagnie. Allèrent aussi au-devant le prévôt des marchands et échevins avec les archers de la ville, et se trouva à la porte Saint-Martin, par laquelle ils entrèrent, mille ou douze cents arquebusiers pour faire une salve avec l'artillerie qui fut tirée. îEn cette sorte entrèrent en la ville le mercredi, 19e du mois d'août 1573, environ les trois heures après midi, étant en nombre d'environ trois cents personnes, et de cinquante chariots faits à la polonaise, tirés, les uns par quatre, les autres par six chevaux. Passant tout du long de la rue Saint-Martin, allèrent descendre au logis de l'évêque de Posnanie, logé à la maison de Nantouillet, prévôt de Paris; et après furent conduits les autres, chacun en leurs maisons aux environs des Àuguslins et rue de Bussy, par gentilshommes députés pour les accompagner, et autres gens ordonnés pour les faire servir à leurs maisons, tant valets de chambre du roi qu'autres. » On ne peut exprimer 1 etonnement de tout le peuple, quand il vit ces ambassadeurs avec des robes longues, des bonnets de fourrure, des sabres, des flèches et des carquois; mais l'admiration fut extrême, lorsqu'on vit la somptuosité de leurs équipages, les fourreaux de leurs sabres garnis de pierreries, les brides^ les selles, les housses de leurs chevaux enrichies de même, et cet air d'assurance et de dignité qui les distinguait supérieurement, et qui n'est bien naturel que dans des hommes libres. Leur taille, leur figure, leur bonne mine, tout imposait en eux, et rappelait l'idée de ces anciens sénateurs romains qui, maîtres de divers peuples, ne savaient obéir qu'à leurs propres lois, et qui trouvaient plus de gloire à donner des couronnes qu'à les porter. Ce qu'on remarqua le plus dès leurs premiers entretiens, ce fut leur facilité de s'énoncer en latin, en français, en allemand, en italien. Ces quatre langues étaient aussi familières à quelques uns d'entre eux, que la langue même de leur pays. Il ne se trouva à la cour que deux hommes de condition qui pussent leur répondre en latin : le baron de Millau et le marquis de Castellanau-Mauvissière. Us avaient été mandés exprès pour soutenir, en ce point, l'honneur de la noblesse française, qui rougit alors de son ignorance. » Le jeudi tout le long du jour, parce qu'ils étaient las, se reposèrent à leurs maisons; et furent envoyés visiter de la part du roi, par M. de Lanssac, pour savoir de leurs nouvelles et dispositions, et s'ils avaient besoin d'aucune chose. » Comme le lendemain, vendredi, vingt-unième malin, furent aussi envoyés visiter, de la part du roi de Pologne, par MM. de Villequier et de Cheverny, pour les congratuler de leur venue, et leur offrir loule la faveur et bienveillance de la part dudit roi de Pologne. L'après-dînée, lesdils sieurs ambassadeurs demandèrent à être ouïs du roi Très-Chrétien. Ils passèrent l'eau dedans quelques bateaux, qui leur furent apprêtés pour venir au Louvre, où ils trouvèrent Je roi dans la grande salle d'en haut, accompagné des princes, cardinaux et gens de son conseil; et là, lesdits sieurs Polonais et autres de leur compagnie vinrent baiser la main du roi. Il fut porté la parole par l'évêque de Poznanie, de la cause de leur venue; à laquelle fut fait réponse par le sieur de Birague, chancelier de France ; et puis, allèrent trouver la reine-mère en sa chambre, à laquelle ledit sieur évêque fit harangue, et parce que ladite dame sut que ledit évêque parlait bien italien, lui fit elle-même la réponse si à propos, répondant à chacun point de ce qu'elle avait entendu par son chancelier, l'évêque du Puy, que contenait l'oraison dudit sieur évêque, la réponse de ladite dame fut grandement louée et estimée par les sieurs ambassadeurs. Après s'en allèrent saluer la reine, pour laquelle fut fait réponse par l'évêque de Paris. Et après s'en retournèrent lesdits sieurs ambassadeurs passer l'eau pour aller en leurs logis, ne voulant pas ledit jour voir le roi de Pologne,. leur roi, parce qu'ils disaient le vouloir voir un jour à part pour lui faire plus d'honneur, comme ils devaient. » Qu'il fut cause de les remettre au samedi vingt-deuxième, lequel jour l'après-dîner et pour venir avec plus d'apparence, délibérèrent de monter tous à cheval sur chevaux fort richement enharnachés, et chacun desdits ambassadeurs menant sa famille, parés chacun de diverses couleurs, de riches habillements la plupart à la façon polonaise, et quelques-uns habillés à la française. Et pensaient de venir trouver leur roi en sa chambre du Louvre ; mais quand on vit la compagnie si grande, ledit roi fut contraint, pour avoir lieu plus capable, d'aller la recevoir en la grand'salle d'en haut, ce qui fut fait avec bel ordre. Et au-devant d'eux marchait ledit roi jusque au milieu de ladite salle, puis les mena en haut près la cheminée, et là furent présentées les lettres qui furent lues par le sieur Brulart, secrétaire. Et après ledit sieur évoque de Poz-nanie, Konarski commença à faire son oraison: « Que le roi ne devait qu'à son mérite la eou-» ronne qu'ils venaient lui offrir; et qu'ils ne » doutaient point qu'il n'ajoutât à ses premières » vertus toutes celles que l'honneur et le devoir » allaient bientôt lui rendre nécessaires. Quant » au décret d'élection, ils ne pouvaient s'en des-» saisir, que le roi son frère et lui n'eussent con-» firme, par leurs serments, tous les articles dont > les ambassadeurs de France étaient convenus » avec le sénat et les nonces de la république. » Le roi de Pologne, leur répondant en latin, les remercia de l'élection qu'ils avaient faite de lui, et donna après charge audit sieur de Cheverny, son chancelier, de répondre plus amplement. Après laquelle réponse finie, ledit roi les remercia encore en latin de tant de peine qu'ils avaient prise de le venir trouver; ce qu'étant fait, tous lesdits sieurs ambassadeurs, et après eux tous les gentilshommes de leur suite, vinrent baiser la main de leur roi qui les reçut fort humainement au très-grand contentement desdits sieurs Polonais et de leur suite. Et après ledit roi, prenant l'évêque par la main, suivi des autres ambassadeurs, le fit entrer en l'antichambre, puis en la chambre du roi où ils trouvèrent ledit sieur roi, avec lequel, après avoir eu quelques propos, prirent congé, pour eux retirer en leurs maisons. Etant descendus en la cour, trouvèrent des grands chevaux des écuries du roi et du roi de Pologne, prêts pour monter dessus pour eux en retourner. » Le vingt-troisième jour, lesdits sieurs Polonais voulaient aller faire la révérence à monsieur le duc, ce qu'ils ne purent faire parce que ledit sieur s'était assez mal trouvé, la nuit, de sa fièvre. Qui les fit aller saluer le roi et reine de Navarre, et après, messieurs les cardinaux de Bourbon et de Lorraine. » Le vingt-quatrième, ledit sieur de Cheverny et de Yillequier furent envoyés de la part du roi de Pologne vers ledit sieur Konarski, pour savoir et entendre quand lesdits sieurs ambassadeurs prendraient plaisir de commencer à traiter du fait de leur légation. Et pour cet effet, ledit sieur roi eût bien désiré d'avoir la copie des articles qu'ils entendaient être confirmés et jurés par lui, A quoi Konarski fit réponse qu'il ne pou- vait aucunement déterminer de ladite affaire, ni faire aucune réponse sans le communiquer à ses collègues ambassadeurs, que l'après-diner ils s'assembleraient chez lui pour aviser. » Le lendemain vingt-cinquième, ledit sieur roi avec la reine sa mère et quelques-uns qu'ils ont appelés, ont entendu du sieur évoque de Valence et abbé Delisle qui ont été envoyés ambassadeurs en Pologne, quelles avaient été les promesses faites et signées par eux, accordant avec les Polonais pour le fait de l'élection. Et après en avoir longuement conféré, a été ordonné au sieur Delisle d'avertir les ambassadeurs, que quand il leur plairait venir trouver le roi de Pologne, il leur donnerait telle audience qu'ils voudraient. «Le vingt-sixième, l'après-diner, sur les deux heures, lesdits ambassadeurs sont venus trouver ledit sieur roi en son hôtel d'Anjou. Après avoir été reçus par Sa Majesté, les a retirés en une chambre à part et leur a commandé de s'asseoir, ce qu'ils n'ont voulu faire qu'après beaucoup de commandements, se tenant toutefois toujours découverts. La parole a été portée par l'évêque Konarski, en latin, qu'ils avaient apporté les ar« ticles convenus et signés avec les ambassadeurs du roi très-chrétien, lesquels ont été lus par le secrétaire Brulart, et après que lecture en a été faite, le roi de Pologne préféra à parler français. Et s'étant trouvés trois d'eux qui entendaient et parlaient français, savoir : Zamoyski, Laski et Pronski se sont approchés, et leur a été dit par ledit sieur roi : « Qu'en la lecture desdits articles, * il en avait remarqué un, faisant mention de la » demeure des Français avec lui en Pologne pour > le servir domestiquement, lequel il trouvait » fort dur, attendu qu'il avait toujours été per-» mis à ses prédécesseurs rois de se servir près > de leurs personnes de toutes personnes de i> diverses nations, et que la considération et » amitié qui se faisait des Français et Polonais » requérait qu'il y eut des Français nourris en » Pologne, comme des Polonais en France, n'en-» tendant toutefois parler des charges, dignités * et bienfaits qu'il voulait seulement être baillés » à ceux de Pologne et non aux étrangers, et » qu'il les priait de corriger cet article, ou à » tout le moins de certifier quand ils seraient > au pays ce qu'il leur en avait dit. » Sur quoi tous lesdits sieurs ambassadeurs s'étant levés, se sont retirés en un coin de ladite chambre pour en aviser; et, après en avoir communique en- semble, un d'iceux, nommé le sieur Zamoyski, a porté la parole en latin, que leur pouvoir et mandement étaient limités, auquel ils ne pouvaient ni ajouter, ni diminuer, et que toutefois la volonté du roi étant juste, quelle serait reçue telle au pays. Ladite conférence a duré deux bonnes heures. » Le vingt-neuvième jour, l'après-dîncr, lesdits ambassadeurs curent audience en l'hôtel d'Anjou. Et parce que ledit sieur de Cheverny avait su qu'ils devaient proposer beaucoup de choses concernant l'autorité du roi de Pologne, alla prier la reine de commander à MM. le chancelier et de Morvilliers de se trouver à l'audience qui se donnerait auxdits ambassadeurs, ce qu'ils firent. Et après qu'ils furent arrivés, Herburt porta la parole, et dit au nom de tous : « Qu'il suppliait le » roi de confirmer les articles qui avaient été ar-» rêtés par le sénat, et de faire le serment qui » avait été avisé, o Lequel serment fut présenté par Tomicki ; et après que lesdits articles et serment ne devaient être observés comme chose qui n'avaient point été passées par tous les Etats du pays et contraires aux libertés ecclésiastiques et à l'autorité du roi. Et après lui le palatin Laski protesta pour les catholiques de Pologne, et le maréchal Radziwill pour tous les catholiques de Litvanie en la même forme que l'évêque auquel il se remit. Sur quoi les autres se trouvant offensés, firent plusieurs remontrances. Le staroste Zborowski, plus impatient, s'approcha de Montluc, et lui demanda s'il n'avait pas consenti lui-même à cet article, a Vraiment, ajoula-t-il, si » vous et vos collègues ne l'eussiez approuvé, » jamais votre prince n'aurait eu nos suffrages.» Ledit sieur roi s'aperçut de la vivacité de cet ambassadeur, et voulut savoir ce dont il s'agissait entre lui et l'évêque de Valence. Celui-ci, plus confus qu'il ne l'avait encore été, feignant de ne rien entendre, Zborowski prit la parole, et s'a-dressant au roi, le surprit bien davantage pai ces mots : « Je disais, Sire, à l'ambassadeur de » Votre Majesté, que s'il ne s'était engagé à vous i faire agréer cet article, vous n'auriez pas été » élu roi de Pologne ; et je dis plus à présent : si » vous ne l'acceptez comme tous les autres, vous 9 ne le serez jamais. « Ces paroles irritèrent les courtisans français. Les murmures allaient écla ter. Le roi les réprima par un sourire gracieux, qui semblait approuver ce qu'il venait d'entendre; mais son cœur ulcéré ne se sentit plus, dès ce moment, le même goût pour le trône qu'on lui préparait. Il continua cependant à montrer de la confiance aux Polonais, et résolut de ne leur rien refuser. Enfin le roi, prenant la protestation par écrit par ledit évêque leur dit à tous, que, puisqu'il voyait qu'ils n'étaient d'accord, il valait mieux qu'il vît à loisir lesdits articles, serment et protestation, et que de leur part ils regarderaient à s'accorder. ► Le lendemain trentième, au matin, ledit sieur de Cheverny fut envoyé vers le castellan Tomicki, où il trouva qu'avec lui étaient assemblés Gorka,. Zborowski et antres protestants qui étaient fort courroucés de ce que l'on faisait difficulté de confirmer leurs articles. Et s'excusa de venir seul trouver le roi de Pologne, disant que cela serait suspect à ses compagnons, et qu'il ne le pouvait faire par le devoir de sa charge jusque à ce que leur légation fût parachevée. » Qui fut cause que le lendemain matin trente-unième, MM. de Morvilliers et de Valence, et le sieur de Cheverny, furent envoyés vers eux pour entendre les raisons desdits sieurs avec lesquels traitèrent par l'espace d'environ trois heures. » Et le lendemain, premier jour de septembre, lesdits ambassadeurs ont eu audience à l'hôtel d'Anjou, où, après avoir été ouïs longtemps, l'évêque a déclaré qu'il n'entendait avoir protesté, sinon que ce qui concernait le fait de sa religion, et non pour les autres articles, suppliant le roi de les autoriser et confirmer. Après, ledit sieur roi ayant vu qu'ils étaient d'accord, leur a dit en français, qui depuis leur a été interprété par le staroste Zamoyski, qu'il ne désire rien tant que l'amitié et union de ses sujets, et qu'il entretiendrait toujours tout ce qui serait bon pour le bien et l'utilité du pays, estimant son bien et autorité de lui étaient conjoints à présent avec le bien dudit pays. Lesdits ambassadeurs se retirant fort contents et satisfaits de l'honnête réponse de leur roi, furent menés promener au jardin dudit hôtel d'Anjou, et après voir les lions, ours et autres bêtes que le roi fait nourrir. » Le deuxième jour de septembre, le roi de Pologne attendait l'après-dîner les ambassadeurs pour être encore ouïs; mais ils députèrent trois d'entre eux, Herburt qui prit la parole, Zamoyski et Laski qui excusèrent le reste des ambassadeurs, et apportèrent de leur part un mémoire portant interprétation aux articles qui avaient été par eux baillés; lequel mémoire, ensemble d'autres mémoires, ils laissèrent et furent mis ès-mains de MM. de Limoges, de Foix, Belièvre et de Pibrac, avocat du roi, pour les voir et traduire de latin en français, à cette fin que le lendemain tout fût lu aux rois et à la reine. i El le lendemain troisième jour, le tout fut rapporté par le sieur de Pibrac en présence des rois de France, de Pologne, de la reine mère, les cardinaux de Bourbon, Lorraine, et auirrs du conseil du roi. Sur quoi les conseillers allèrent trouver les ambassadeurs qui s'assemblèrent chez l'évêque Konarski. Là, ledit mémoire fut lu et fort contesté, tant sur le fait des quatre mille Gascons que les ambassadeurs français ont promis, avec le paiement pour six mois, qu'ils demandent pour un an entier, de la navigation et armée de mer, du port des deniers du revenu du roi de Pologne, avec les promesses et serment des rois de France et de Pologne, à laquelle conférence a été remis par eux à faire le lendemain réponse. » Le lendemain quatrième jour, les ambassadeurs polonais sont venus trouver leur roi à l'hôtel d'Anjou, sur les trois heures, où ils sont demeurés jusqu'à sept heures. Ils protestaient de l'obéissance que les Polonais voulaient rendre à leur roi, puisque volontairement ils avaient élu, s'étaient soumis, leurs biens, leurs vies cl leurs fortunes; mais qu'ils auraient la puissance d'élire un autre roi, au cas qu'il ne gardât les lois, les statuts et privilèges du pays. Et après, le roi de Pologne fit une longue et fort honnête réponse, qu'il ne voudrait qu'il eût aucunement moindre autorité que les autres rois ses prédécesseurs, de laquelle il ne voudrait abuser, et de conserver les coutumes, privilèges, droits et autorités du pays, ce qu'il espère de leur faire mieux connaître par effets que de paroles. Après cela, l'évêque Konarski commença à requérir qu'il plût au roi entendre au mariage de dame Anne, infante de Pologne, sœur du feu roi Sigismond, comme chose qui serait très-utile pour le bien du pays. » Le sixième jour les ambassadeurs sont venus à l'hôtel d'Anjou. Le castellan Herburt suppliant le roi que les confirmations fussent passées en la forme qui avait été baillée par eux, sans qu'il lût aucune chose changée ni immiscée. Enfin quand c'est venu à lomber sur l'article du transport des deniers du roi de Pologne, ont insisté précisément qu'il fût promis et assuré par le roi oie Pologne, que la somme de 450,000florins fût portée à certains termes, dedans le château de Krakovie, sur quoi le roi a fait réponse par sa bouche : t Qu'ils ne devaient douter qu'il n » portât tout ce qu'il avait en Pologne, que puis-» que lui-même y était, qu'il ne voulait rien avoir » qui n'y fût porté ; mais de s'obliger de le met-» tre dans le trésor, et de n'avoir point la dis-» position de ce qui lui appartient., qu'il n'était » pas raisonnable ; que puisqu'il leur avait ac-» cordé tous les autres articles, il les priait de » ne plus faire d'instances sur celui-ci, et de s'en » fiera lui. » Sur quoi lesdits ambassadeurs se sont levés el retirés à un coin de la chambre pour délibérer, et ils déclarèrent qu'ils ne pouvaient aucunement changer; le roi déclara de son côlé qu'il ne pouvait pas non plus, et on se sépara. » Le septième jour les négociations recommencèrent, et le roi de Pologne déclara qu'il était content pour faire connaître auxdits ambassadeurs que sa volonté est de faire porter toute ladite somme en Pologne, mais qu'il l'aurait distribuée à son bon plaisir et volonté. Sur quoi les ambassadeurs répondirent, qu'ils n'entendaient aucunement empêcher que tout ne fût disposé à la volonté du roi; que ladite république avait longuement été sans lesdites choses, que toutefois avait toujours été grande et florissante, et qu'ils suppliaient le roi de leur donner seulement acte de la remontrance qu'ils avaient faite pour leur décharge envers les Etats du pays; suppliant le roi de s'avancer le plus tôt qu'il pourrait pour s'y acheminer. Le roi de Pologne fil une réponse favorable. i Le mercredi neuvième, les ambassadeursar-rivèrent sur les onze heures. Incontinent après le roi de Pologne s'est assis en une table qu'il a l'ait mettre au-dessus, et joignant une autre longue table où tous lesdits ambassadeurs se sont assis pour diner, et après lequel ledit sieur roi s'est relire en la chambre pour Iraiter et parachever avec eux. Et les quinze articles accordés ont été. au commencement lus; et, après s'est résolu le fait du serment avec le consentement de l'évêque Konarski, lequel s'est accordé qu'il ferait une protestation en l'église qui lui pût servir de décharge, tant en sa conscience qu'envers le pape. Et après, ledit évêque a demandé réponse sur le fait du mariage. Le roi a répondu qu'il avait entendu beaucoup de grandes vertus et louanges de la princesse de Pologne, Anne, conçue de la grande maison de Jagellons, et qu'il était si proche de s'acheminer au pays qu'il espérait bientôt la voir et connaître, et après faire tout ce qui serait avisé et résolu par les états du pays sans lesquels il n'entend contracter aucun mariage. Et après, a été avisé le lendemain d'aller à Notre-Dame de Paris ouïr la messe et là faire le serment, tant par le roi de France que par le roi de Pologne son frère, des articles accordés par les ambassadeurs et de l'interprétation faite sur iceux. » Le jeudi dixième septembre, sur les onze heures du matin, le roi et le roi de Pologne, accompagnés du roi de Navarre et autres princes du sang et seigneurs, sont allés à la grande église de Notre-Dame, et aussi les reines, princesses et dames, et tous les ambassadeurs, assis en un siège couvert de drap d'or au-dessus de l'oratoire du roi, lout près du grand autel; et à côté de l'autel messieurs les cardinaux; et derrière eux les évêques; et de l'autre part à main gauche, vis-à-vis des ambassadeurs, les chanceliers de Fiance et de Pologne ; et après eux, ceux du conseil du roi; et à côté de l'autel, à l'endroit gauche, vis-à-vis des cardinaux, les ambassadeurs du pape, d'Espagne, d'Ecosse et de Venise. Et après que la messe a été dite, les rois de France et de Pologne se sont approchés du grand autel où était Pierre de Gondi, évêque de Paris, qui avait dit la messe, comme se sont aussi approchés les ambassadeurs pour faire le serment convenu et accordé. Et avant que commencera faire ledit serment, l'évêque Konarski a fait sa protestation audit roi de Pologne, et l'a baillée par écrit au sieur de Cheverny, son chancelier, par laquelle il proteste de la nouvelle forme de serment touchant le fait de la religion dont a été ordonné par ledit sieur roi qu'il aurait acte. Et après les rois de France et de Pologne se sont misa genoux, et le castellan Herburt a'pris la forme de serment que le roi de Pologne devait faire, laquelle il a lue de mot à mot comme ledit sieur roi en a autant fait de sa part, et l'a ainsi juré sur les évangiles. Et après, le roi a lu son nuire serment comme lésait aussi le chancelier, lequel roi a fait aussi serinent sur lesdits évangiles d'entretenir de bonne foi ce qui a été accordé par ses ambassadeurs et depuis avec le roi de Pologne, son frère. Et après lesdits sieurs rois, ambassadeurs et tous autres, se sont retirés, le hérault criant en signe de joie et d'allégresse comme on a accoutumé. Et le roi s'en est allé diner à l'évêché où il a mené lesdits ambassadeurs dîner avec lui. i Le dimanche treizième, le tout a été préparé en la grande salle de parlement du palais, pouf y présenter et recevoir le décret de l'élection, où chacun s'est trouvé sur le midi ou une heure après. Et parce que c'est un acte qui est si solennel, qu'il n'est mémoire qu'il s'en soit fait un tel en France, il sera bon de le décrire. La grande salle du palais qui est divisée en deux ù cause des piliers; l'un des côtés d'icelle, vers la chambre dorée, a été mis tout en échafauds par degrés, en façon de théâtre; l'autre côlé a été resserré de sièges des deux côtés, et en haut d'une galerie de bois; et approchant près de la table de marbre, un échafaud, étant de sept ou huit degrés, tout couvert de tapis richement ornés, et trois grands dais, et au-dessus de celui du milieu était le roi assis dans une chaise ; à la main droite, sous un autre dais, près de lui, était la reine sa mère; et au-dessous de la reine, le roi de Pologne, assis chacun en une chaise. A main gauche, joignant ledit roi de France, était la reine sa femme ; après elle, monsieur le duc, assis seulement dessus une escabelle couverte de toile d'or. Après lui, le roi et la reine de Navarre, dedans deux chaises; et au-dessous, une petite escabelle plus basse, madame la princesse de Navarre. À côté gauche, traversant jusqu'à un pilier, y avait deux sièges en façon de forme, l'un pour les princes du sang, savoir : Messieurs Jcs princes de Condé, Monlpensier, prince Dauphin ; et à l'autre : Mesdames la pt incesse de Condé, de Montpensier, princesse de La Roehe-sur-Yon, de Nemours et de Guise ; et en des échafauds, faits par degrés au-dessus, les dames de la cour. Du côté droit du roi, y avait aussi une forme sur laquelle étaient assis messieurs les cardinaux de Lorraine, Bourbon, de Guise et d'Esté. Derrière eux un autre siège, sur lequel étaient assis ceux du conseil du roi, à savoir : Messieurs de Morvilliers, de Valence, Limoges, de Foix, de Roissy et Bellièvre. Et derrière ledit siège, étaient assis les archevêques et évêques, et au-dessus, aux échafauds, étaient les ambassadeurs du pape, d'Espagne,d'Ecosse et de Venise. Un autre long siège élevé, où étaientles ambassadeurs polonais, et devant le premier ambassadeur, qui est l'évêque Konarski, y avait un petit siège à part pour le sieur de Cheverny, et auprès, une petite table couverte de velours cramoisi en broderie avec un oreiller, pour y recevoir et asseoir le coffre dedans lequel était le décret de l'élection. De l'autre côté, auprès d'un pilier, un autre petit siège à part, sur lequel était assis le chancelier René de Birague ; et plus bas de deux degrés, de grands sièges, depuis ladite table de marbre jusqu'au bas de la salle, sur lesquels six présidents de la cour de parlement, et les conseillers dudit parlement étaient assis ; derrière eux, messieurs les recteurs de l'Université de la chambre des comptes, et les autres compagnies en suivant. M. de Guise, comme grand-maîlre, donna ordre à ce qui était nécessaire. Aux pieds du roi était couché le duc du Maine, comme grand chanbellan; et dedans la salle, de dix à douze mille personnes; ladite salle, richement parée de tapisseries, et un fond de lierres et armoiries des rois, reines, et de leurs alliances. À l'arrivée des rois et reines susdits, qui a été environ une heure, les trompettes ont commencé à sonner, et depuis les hautbois. El après que le roi a été là plus d'une grande demi-heure, les ambassadeurs de Pologne sont arrivés. L'évêque Konarski a commencé à adresser la parole au roi de Erance, lui fesant entendre que, à sa prière et requête, ils avaient élu un frère pour leur roi, et qu'ils suppliaient trouver bon, qu'ils lui présentassent le décret de l'élection à quoi a été répondu par le chancelier, au nom du roi ; et après, ledit évêque a adressé sa parole au roi de Pologne, lui faisant entendre qu'ils l'avaient élu par ses mérites, le suppliant d'accepter cette élection, et de vouloir s'acheminer, pour le bien du royaume, le plutôt qu'il pourrait « s'assurant que vous conserverez les » deux nations de la Pologne et la Litvanie, et ne » violerez jamais leurs anciennes libertés comme > vous l'avez promis, que vous garderez et dé-» fendrez ses peuples envers et contre tous ; et » pour ce, que le Moskovite est notre proche 1 voisin et perpétuel ennemi, qui, voyant la Po-» logne sans chef, pourrait envahir notre pays; » d'autant que c'est le temps auquel il commence » à nous faire la guerre. » Et après, ont présenté ledit décret, qui a été lu par le castellan Herburt, accompagnés des castellans Tomicki et Gorka, Qui tenaient les deux bouts du décret, scellé de vingt-six sceaux. Et après la lecture faite, Konarski et Radziwill parlèrent. Après les réponses des chanceliers on a commencé à chanter le Te Deum en musique, et après, le décret qui était dedans un coffre d'argent doré, mis dedans une gaîne de velours vert et couvert d'un drap d'or frisé, a été repris sur ladite table et porté par les castellans Tomicki et Gorka, qui le portèrent sur leurs épaules jusque dedans la Sainte-Chapelle où l'on a dit vêpres. A la fin, l'artillerie a tiré de toutes parts, tant à l'arsenal qu'à l'Hôlel-de-Ville, et la cloche du Palais sonna. Le roi a mené souper au Louvre tous lesdits sieurs ambassadeurs polonais. » Le lendemain quatorzième, le roi voulut que son frère fît son entrée dans Paris. Le nouveau roi étant sorti de Paris, y rentra parle faubourg Saint-Antoine, précédé de deux mille hommes de pied et deux cent cinquante maîtres. Àla porte de la ville, tout le magistrat en corps lui présenta les clefs; et remontant à cheval, se hâta de marcher avant les membres du Parlement, qui étaient tous en robe rouge, et que suivaient les gentilshommes de la famille des ambassadeurs polonais. Tous les domestiques des deux rois, les premiers officiers de la couronne, le chancelier lui même portant les sceaux, tous les ministres étrangers venaient ensuite. Le duc de Guise portail le sceptre devant Henri, qui, armé de toutes pièces, marchait sous un dais, ayant à ses côtés le duc d'Alcnçon et le roi de Navarre, et après lui les princes du sang et les ambassadeurs de la république, accompagnés chacun d'un des premiers seigneurs de l'Etat. Cette pompeuse cavalcade se rendit au Palais, parmi les acclamations d'une foule de citoyens, qui, entraînés les uns par les autres, ne cessaient de faire des vœux pour la prospérité du roi de Pologne. D'espace en espace, on voyait dans les rues des arcs-dc-triomphe ornés de statues, d'emblèmes et d'inscriptions. Quelques-uns étaient à la gloire de la Pologne, et la plupart représentaient l'union des deux rois. » tarnow. Sur la grande rouie qui mène de Krakovie à Léopol, non loin de la Biula, qui se jette par le Dunaïeç dans la Wistule, s'élève la ville de Tarnow, riche en souvenirs historiques. Avant le premier partage de la Pologne, en 1772, Tarnow se trouvait enclavé dans le palatinat de Sandomir, mais depuis elle devint le chef-lieu d'un cercle du royaume de Galicie, gouverné par les empereurs d'Autriche. Jusqu'aux premières années du xive siècle Tarnow était un village ; mais le roi Wladislas-Lokietek, voulant récompenser les services de Spicimir, palatin de Krakovie, donna, par lettres patentes du 20 mars 1550, cette terre en toute propriété au palatin, et dès lors Tarnow se transforma en ville, et jouissait des mômes privilèges que la ville de Krakovie. Les descendants de Spicimir s'appelèrent désormais les seigneurs de Tarnow ou Tarnowski; et c'est de celte branche qu'était issu le célèbre Jean Tarnowski, castellan de Krakovie. (Voyez sa biographie, t. II, p. 17.) Le dernier rejeton mâle de cette ligne mourut en 1567, et sa fille, épousant le prince Constantin Ostrogski, lui porta en dot la ville et les immenses possessions appartenant à Tarnow. Aujourd'hui Tarnow est la propriété des princes Sanguszko. La ville est située dans une belle position, au pied de la montagne dite de Saint-Martin. L'hôtel-de-ville, l'église cathédrale furent fondés au xve siècle. Elle possède quatre autres églises, mais celle de Saint-Martin est la plus ancienne, et elle remonte à l'introduction du christianisme en Pologne, à la fin du xc siècle. Elle est bâtie en bois de mélèze, et a résisté au temps. Au bas de cetle église on aperçoit les ruines de l'ancien château des Tarnowski. C'est là que Jean Zapolay, roi de Hongrie, trouva une généreuse hospitalité. En 1528, à l'époque où Ferdinand, roi des Romains, cherchait à s'emparer du trône de Hongrie, Jean Zapolay fut obligé de chercher asile en Pologne. Tarnowski donna alors en toute disposition la ville et le château de Tarnow, où l'illustre réfugié fut traité, pendant cinq mois, avec tous les égards possibles. Lorsque Jean occupa le trône de Hongrie, il fit don à Tarnowski d'un bouclier et d'un bâton de grand général d'un travail merveilleux; on évaluait ces dons à 40,000 ducats, somme énorme pour l'époque. Outre cela, il accorda aux habitant* de la ville le privilège d'un libre commerce avec la Hongrie, et l'entrée des vins do Hongrie sans aucun droit; ces privilèges firent le plus grand bien au commerce de Tarnow. La ville souffrit des malheurs qui accablèrent le pays à diverses époques, soit par les guerres civiles ou étrangères, soit par la peste ; mais les ravages qu'exercèrent les troupes suédoises, en 1655, l'atteignirent particulièrement; ils pillèrent, mirent des contributions, brûlèrent les maisons et les églises, etc., etc. En 1809, la ville de Tarnow fut occupée militairement par les troupes moskovites aux ordres de Galitzyne, lorsque la cour de Saint-Pétersbourg formait une perfide alliance avec Napoléon. Alors les Moskovites, faisant un feu de joie, manquèrent d'incendier la ville. Les mausolées des Tarnowski et des Ostrogski, élevés dans l'église cathédrale, sont célèbres dans toute la Pologne. Marbres, albâtres, bronzes, tout y est prodigué. En 1827, en faisant des réparations dans l'église, on retira des caveaux tous les cercueils ; dans celui de Jean Tarnowski on trouva une chaîne et une médaille d'or, et deux plaques d'argent portant des inscriptions latines. POLO G N K HISTOIRE. QUATRIÈME époque (1587-1795). La décadence de ta Pologne embrasse une époque de 20$ ans. On vit alors l'anarchie aristocratique se développer et renaître sous différentes formes, mais soixante ans de victoires et d'illustrations militaires couvraient cetle anarchie. Après cette période de gloire à l'extérieur, vinrent les soixante années suivantes qui ébranlèrent les fondements de Ja république. Pendant la troisième période qui dura quatre-vingts ans, la Pologne fut frappée d'inertie ; l'intolérance religieuse s'exerça sans contrôle et l'aristocratie se surpassa en abus de pouvoir. La petite noblesse voulut réparer le mal; la suppression universelle des Jésuites vint à propos, mais les conjurations du dehors et tes trahisons à l'intérieur bâtèrent la chute politique de l'État. Pourquoi cette mort d'une grande nation? Parce que les masses, le peuple n'avait pas été fraternellement. appelé à seconder la noblesse, qui pourtant se disait démocrate ! INTERRÈGNE (1586-1587). Le roi Etienne Batory mourut le 42 décembre, au moment où la noblesse, réunie en diétines, choisissait ses mandataires pour la diète qui devait s'ouvrir à la fin de décembre 1586, et dans laquelle le roi devait soumettre plusieurs questions importantes; il fallut donc se préparer à de nouvelles élections. Le 26, la noblesse de la Petite-Pologne proclame l'ouverture des trïbu-n«tt#dw/Voc.Desoncôlé,lepriinat Stanislas Karn-kowski annonce que le sénat doit se réunir à Warsovie pour le 1er février 1587. Le 7 mars, la diète de convocation signe une confédération, et la journée du 50 juin est desiinée pour l'ouverture de la diète d'élection. Les affaires des Zborowski, dont la haine et les intrigues jouaient un si grand rôle sous les règnes de Henri et d'Etienne, étouffées momentanément par ce dernier, éclatèrent avec violence pendant l'interrègne. Le parti des Zborowski arriva sur le champ d élection avec dix mille hommes armés, tous ennemis de Jean Zamoyski; le primat Karnkowski se joignit aux Zborowski. Pour opposer la force à la force, Zamoyski arma aussi son monde; sa troupe était peu nombreuse, mais elle était composée d'hommes éprouvés et parfaitement disciplinés. Zamoyski se retrancha près de Powonzki, au nord-ouest de Warsovie. Zborowski désirait en venir aux mains avec son antagoniste; mais le primat, le sénat et plusieurs citoyens déjouèrent ces projets en décrétant que personne ne devait se pré senter sur le champ d'élection à main armée Ces collisions durèrent pendant cinq semaines; mais enlin on procéda à l'élection du chef de l'Etat. Cette fois, le nombre des candidats était moins grand qu'aux deux interrègnes précédents Ces candidats étaient : tome If. Eédor-Yvanovitch, tzar de Moskovie; André Batory, cardinal, neveu d'Etienne; Eerdinand, Ernest, Mathias et Maximilien, archiducs d'Autriche, de la maison de Rœiz (Ra-kusy); Sigismond-Wasa, lils de Jean lll, roi de Suède, et de Catherine Jagellonne: On pensa un instant à choisir un Polonais de a famille des Piasts ; mais ce projet fut bientôt rejeté. Le tzar n'eut pas plus de chances. Le )arti d'André Balory attendit un moment plus aropice pour son candidat; les trois archiducs d'Autriche furent mis de côté, et on ne s'occupa que de l'archiduc Maximilien, frère de l'empereur Rodolphe H, et de Sigismond-Wasa. La reine Anna, veuve d'Etienne Batory et sœur de Sigismond-Auguste, visait à la couronne pour son parent Sigismond; et la juste défiance qu'on avait pour la maison d'Autriche fit tourner toutes les chances du côté de ce prince. On savait que sa mère lui avait donné une éducation toute polonaise. Dans le vrai, le parti de Maximilien était peu nombreux; aussi les Zborowski, s'apercevant que le primat Karnkowski passait du côté de Sigismond, voulurent enlever le primat. Mais Zamoyski,vigilant et attentif à toutes leurs démarches, déjoua ce dessein. Aussi, le 19 août 1587| le primat, après avoir réuni les votes, nomma Sigismond roi de Pologne ; et Zamoyski, en l'absence du grand-maTé-chal, le proclama devant la nation. Sans perdre de temps, Zamoyski convoque les diétines pour le 19 septembre, la diète pour le 5 octobre, et, pour le 18 du même mois, le couronnement du nouveau monarque. De leur côté, les Zborowski nomment, le 22 août, Maximilien roi, et lui envoient des ambassadeurs, comme s'ils étaient les interprètes de la majorité. Zamoyski, à l'effet de garantir Krakovie contre toute surprise, alla (27 août) dans cette ville, et se prépara à assurer 111 les frontières de la république contre l'envahissement autrichien. En attendant, les envoyés de Suède, Eric Spaare et Eric Brahe signèrent et jurèrent, au nom de Sigismond, les pacta conventa suivants : « Une éternelle alliance entre la Pologne et la Suède contre tous les ennemis; la réunion de l'Esthonie à la Pologne; la cession à la république d'une partie des sommes napolitaines dévolue à Sigismond par le chef de sa mère; une marine libre sur la Baltique, et la construction de cinq forteresses sur les frontières de la Pologne ; l'acquittement des dettes de la république; l'observation des lois et des privilèges de la nation » (c'est-à-dire la noblesse). Afin de hâter l'arrivée du nouveau monarque, Martin Lesniowolski, castellan de Podlaquie, Pierre Cieklinski, secrétaire du roi, entourés d'une nombreuse jeunesse, partirent pour Stockholm. Une autre ambassade fut envoyée à Dantzig pour recevoir Sigismond au moment de son débarquement. Les électifs pacta conventa déplurent au roi héréditaire de Suède. Il n'avait guère envie de céder l'Esthonie ; et il était bien pénible à Sigismond de se séparer de son père. On retarda tant qu'on put le départ; mais quand il vit les démarches hostiles de l'Autriche et les menaces de Lesniowolski, qui parlait de faire élire le tzar de Moskovie, ennemi de la Suède, il quitta Stockholm, et vint à Oliwa (7 octobre), où il prêta serment pour l'observation des pacta conventa, en remettant l'article concernant la cession de l'Esthonie à un temps plus éloigné. Le 8 octobre, le roi fit son entrée à Dantzig. Pendant ce temps, Zamoyski cerna les Zborowski à Piotrkow, et le 8 octobre, près de Wisliça, la noblesse proclama de nouveau Sigismond, et fixa au 27 novembre la cérémonie du couronnement. Le parti autrichien ne se découragea pas malgré cet échec. L'archiduc Maximilien, à la tête d'une armée, arriva en vue de Krakovie. Il établit son quartier à Mogila (octobre), et tâcha de surprendre la capitale. Mais la vigilance et les talents de Zamoyski déjouèrent ce projet; et au moment où Zamoyski battait les Autrichiens près d'un des faubourgs de Krakovie (25 novembre), Sigismond arriva dans le camp de Zamoyski, et fit son entrée à Krakovie le 1er décembre. Sigismond était redevable de la couronne à Zamoyski, qui avait combattu à ses frais, lui et quelques Polonais, contre les Autrichiens; cependant il en eut peu de reconnaissance, sort souvent réservé aux faiseurs de rois. L'influence qu'il avait sur le feu roi, il la devait à sa franchise, et, avant tout, il voulait le bonheur de la Pologne. Sigismond voulait agir par lui - même, il dédaigna les avis de Zamoyski, et, dès son début, il prouva son incapacité. Il répondait ou mal ou point aux discours ou aux questions d'Etat qu'on lui faisait : l'orgueil et la fierté, compagnes inséparables de la médiocrité, guidaient ce prince dans ses moindres actions; faisant peu de cas des sages conseils do Zamoyski, ilse laissa influencer par ses flatteurs, et pis encore, par les Jésuites. Aussi Zamoyski ne put s'empêcher de dire aux ambassadeurs qui avaient accompagné Sigismond : t Quel démon maussade nous avez-vous amené de Suède?» L'obstination de Sigismond se mit au grand jour lorsqu'on discutait sur les pacta; et ne voulant pas consentir à la cession de l'Esthonie, cette affaire fut ajournée jusqu'à la mort de son père Jean 111. Ces débais durèrent près d'un mois, et le nouveau roi ne fut couronné que le 28 décembre 1587. SIGISMOND 111 ( 1387-1652). L'archiduc Maximilien, battu sur tous les points et voyant que son compétiteur l'emportait, quitta les environs de Krakovie et se porta vers Wielun en faisant de grands dégâts. Zamoyski quitte les séances de la diète de couronnement (13 janvier 1588) et marche à la poursuite de l'ennemi. Maximilien, étonné de la célérité de cette marche, et croyant que Zamoyski n'oserait le poursuivre, s'arrêta à Byczyna (Pitschen) en Silésie. Eortde son droit, Zamoyski vint l'y trouver, et livra bataille près de Byczyna (24 janvier). Battu en plein champ, l'envahisseur autrichien, encore une fois vaincu, s'enferma dans la forteresse. Désespérant de résister à la bravoure polonaise, l'archiduc Maximilien, le prétendu roi de Pologne, l'élu des factieux, se rendit prisonnier avec ses troupes et ses bagages. Il eut recours à la générosité nationale des vainqueurs, il obtint qu'il ne serait pas conduit à Krakovie, mais gardé dans un château. La veille de l'attaque de Krakovie, dont nous avons parlé plus haut, Maximilien rêva que Jacques Sobieski, grand-enseigne delà couronne, ramassait à terre une couronne enrichie de pier- reries et en ceignait le front du prétendant. En se réveillant, il crut à la réalité de ce songe ; niais il fut cruellement détrompé, car à la suite de ses défaites le hasard voulut que ce même Sobieski fût chargé de la garde de l'auguste prisonnier. Toutefois il était réservé aux Sobieski de sauver l'empire : quatre-vingt-quinze ans plus tard, Vienne et l'ingrat Léopold durent leur délivrance à Jean Sobieski, fds de Jacques ! Jean Zamoyski conduisit Maximilien prisonnier au château de Krasnystaw (entre Lublin et Zamosç), après avoir mis en liberté les Zborowski et leurs partisans. Mais il fut mal payé de ce noble procédé :(les Zborowski firent des tentatives pour enlever Maximilien. L'archiduc fut traité avec égard, mais il conserva son orgueil et refusa de manger à la même table que Zamoyski ; alors ce héros, pour lui faire sentir qu'il était prisonnier, le fit servir à part, mais on entoura la table d'une chaîne d'or. La captivité de l'archiduc dura près d'un an; pendant ce temps, le pape Sixte V et l'empereur Rodolphe II négociaient l'élargissement de Maximilien. Les commissaires polonais se réunirent à Bendzin, et ceux de l'Autriche à Bytom (Beuthen. Les pourparlers commencèrent le 1er janvier 1589, et l'affaire ne fut conclue que le 9 mars, par suite de la renonciation de Maximilien au trône de Pologne. A peine Sigismond III eut-il passé seize mois en Pologne, qu'il parut dégoûté du trône, où il voulait régner et gouverner sous le régime du bon plaisir. Il lui tardait de revoir son père. Après avoir obtenu la permission de la diète tenue à Warsovie (mars-avril), Sigismond partit au mois de juin et arriva à Revel en Esthonie (7 août 1589), où l'attendait son père Jean lll. Les longues et secrètes conférences entre le père et le fils trahirent l'envie qu'ils avaient de repartir pour la Suède. La résistance que Sigismond avait opposée aux sollicitations des Polonais donna naissance à des bruits vagues, dont les résultats furent terribles plus tard. On prétendait que les deux monarques, dans leurs conférences, étaient convenus que Sigismond céderait la couronne polonaise à Ernest, archiduc d'Autriche, et que celui-ci épouserait Anna, sa soeur. Une guerre civile aurait éclaté sans l'envahissement des terres russiennes par les Tatars et les Turks qui vinrent assiéger Léopol (18 août). Cette circonstance ramena Sigismond III à Warsovie (25 septembre). Le roi n'était pas encore revenu, que déjà Zamoyski, ayant ramassé en hâte une petite armée, entretenue à ses frais et à ceux de ses amis, marcha contre les Turko-Tatars et les força de se retirer. La prudence de Zamoyski détourna le danger pour quelque temps; il promit aux Turks de punir les Kosaksde leurs excursions en Turquie. Paul Uchanski, palatin de Belz, fut envoyé en ambassade à Constantinople (décembre 1589), mais la Porte-Ottomane ne voulait souscrire à aucun accommodement. La diète de Warsovie, ouverte le 8 mars 1590, établit des impôts extraordinaires ; mais la répugnance à payer ces impôts, la défiance du roi et la jalousie contre Zamoyski présentaient d'imminents dangers pour la république. Gorka, palatin de Poznanie, et ses adhérents, forcèrent le vieux primat Karnkowski à convoquer une assemblée à Kolo. Là, outrageant Zamoyski par de lâches calomnies, ses ennemis abolirent arbitrairement la perception de l'impôt qui venait d'être établi a la dernière diète. Heureusement, l'ambassadeur d'Angleterre à Constantinople déclara à la Porte, de la part de la reine Elisabeth, qu'elle prendrait fait et cause pour la Pologne. Cette énergique intervention eut son effet, et les Polonais, en reconnaissance de ce service, permirent aux négociants anglais de venir s'établir à Elbing. Cependant le mécontentement général allait toujours croissant. Une nouvelle diète convoquée à Krakovie (3 décembre 1590—15 janvier 1591) n'apporta aucune amélioration à l'intérieur, mais on prolongea pour onze ans la trêve avec la Moskovie. Sigismond III, qui ne voulait se conformer ni aux mœurs ni aux lois polonaises, livré aux Jésuites qui ne reculaient devant aucun moyen pour convertir les prétendus hérétiques; le roi, qui s'enfermait avec l'alchimiste Wolski, pour chercher au fond d'un creuset l'or qui lui manquait toujours ; enfin son aveugle attachement à l'Autriche, dont la politique de tout temps a été si funeste à la Pologne, firent que l'irritation arriva à son comble. Aussi la noblesse se réunit àChmielniket à Lublin pour délibérer sur les mesures à prendre. C'est a cette même époque (1591 )que les étudiants et les bourgeois de Krakovie, poussés sous main parles Jésuites, bouleversèrent les temples des protestants que la tolérance de Sigismond-Auguste avait protégés jadis. Sigismond III, indifférent aux intérètsdupayset dédaignant la susceptibilité nationale, épousa à Krakovie l'archiduchesse Anna (21 mai 1592). La noblesse se réunit à Jendrzejow (1erjuin) à l'effet de rompre ce mariage. Pour procéder plus régulièrement, on convoqua à Krakovie (16 septembre) une diète extraordinaire appelée diète d'inquisition, parce qu'on y examinait le procédé et les liaisons secrètes de la cour de Vienne. Zamoyski fut à la tète de l'opposition nationale. Le primat Karnkowski ouvrit la séance par un discours aussi éloquent que hardi. À la suite de ce discours, les sénateurs commencèrent à voter. Zamoyski leur rappela le serment en appuyant sur ces termes : t Je > dénoncerai tout ce que je verrai de pernicieux » à la république,» en les avertissant d'observer scrupuleusement ce serment. Dans la séance du 8 octobre, Zamoyski prit la parole, fit des reproches amers au roi, et finit son discours en disant : « Je prie Votre Majesté d'agir sincère-j ment avec nous, car, Sire, nous sommes les » membres d'une république, et non la propriété » de Votre Majesté. » Il invita ensuite le citoyen Cieklinski à exposer les griefs qu'on avait contre le roi, et chaque chef d'accusation, Zamoyski l'approuvait et l'appuyait par des preuves. On produisit les lottes autographes du roi à l'adresse de l'archiduc Ernest, et quoique Sigismond ne niât pas sa signature, ses courtisans, complices de ses mauvaises actions, les disaient être controuvées, en les imputant à un secrétaire qui savait parfaitement imiter la main de Sigismond. Cependant cet homme, qui fut arrêté, emprisonné, torturé, ne put avouer le crime dont il n'était pas coupable, et on arracha à la vacillante conscience du roi une déclaration accablante en vérité, mais regardée par Sigismond lui-même comme bien bénigne : c Quoi » qu'il ait pu arriver jusqu'à présent, je pro-» mets désormais de n'abandonner jamais la » Pologne, de ne déroger en rien aux privilèges > de la nation, de ne pas nommer un succes- > seur. » Les uns parurent ajouter foi à ces promesses, les autres n'y crurent nullement. La diète avait déjà fini ses séances, les patriotes observaient la conduite du roi, lorsque parvint à Warsovie la nouvelle de la mort du roi de Suède, Jean III, décédé à Stockholm le 47 novembre 1592. Sigismond III, successeur légitime à la couronne de Suède, se prépara à partir, et les états réunis à Warsovie en diète (mai-juin 1595) donnèrent au roi la permission d'aller à Stockholm prendre possession du royaume héréditaire. Les Polonais votèrent en outre des fonds extraordinaires à cet effet. Sigismond quitta Warsovie le 5 août, et arriva à Stockholm le 30 septembre. II prit avec lui peu de soldats, mais beaucoup de courtisans, de Jésuites, et le nonce du pape, François Malas-pina. Ce fut alors que Charles, duc de Suder-manie, oncle de Sigismond, résolut d'usurper la couronne de Suède. L'indolence de Sigismond, et son zèle intempestif à convertir les Suédois à la foi catholique, facilitèrent à Charles les moyens d'effectuer ses projets. Sigismond se donna beaucoup de mouvement pour n'être pas couronné par l'évêque luthérien, mais par le nonce du pape; et ces manœuvres n'eurent d'autre effet que celui d'avancer les affaires de Charles. Après bien des débats, Sigismond, forcé de recevoir la couronne de Suède des mains d'Abraham, archevêque d'Upsal (19 février 1594), confia les rênes de l'État à Charles, et s'embarqua pour revenir en Pologne (14 août). A la même époque, les Tatars et les Transylvains cherchèrent à envahir les possessions polonaises. Jean Zamoyski et Stanislas Zolkiewski vont contre l'ennemi, le repoussent et concluent un traité avantageux (août-décembre 1594). A la diète de Warsovie (février-mars 1595), Zamoyski rendit compte de ses victoires ; mais en même temps on apprit que, grâce à la duplicité de la cour de Vienue qui suscitait toujours des ennemis à la Pologne, il fallait faire une nouvelle expédition. Aussitôt Zamoyski entre en Moldavie, établit son camp à Ceçora sur le Pruth, et termine heureusement la campagne (mai-septembre 1595). Sigismond III se refusait à croire au machiavélisme de l'Autriche. Les conseils des Jésuites avaient force de loi auprès de lui, et pour leur plaire, il voulait convertir en Suède les Luthériens au catholicisme, et en Pologne les désunis. Dans cette vue, il envoya à Rome Laurent Gem-biçki, grand secrétaire de la couronne. Pour appuyer les projets du roi, le synode tenu à Brzesc-Litewski (1595) envoya de son côté les évêques Pociey et Terleçki. Dans une audience publique qu'ils obtinrent du pape Clément VIII ( 27 décembre 1595), ils accédèrent à l'union de l'Eglise romaine. Cette démarche souleva un grand mécontentement, et une foule do désunis, ayant à V. ^ r ; y)/ leur tête le prince Constantin Ostrogski, protestèrent contre l'union. C'est à cette époque que ceux qui s'unirent à l'Eglise catholique furent appelés unis, et ceux qui demeurèrent attachés au schisme, les désunis. L'exemple des victoires des Polonais en Hongrie, en Transylvanie et en Walaquie, ne servit point aux Kosaks. Soudoyés par l'Autriche, ils se révoltèrent contre la Pologne (janvier 1500). Zolkiewski fut chargé de les soumettre. 11 les défit dans les batailles de Bialacerkiew et d'Os-trykamien (avril 1590), et punit de mort les chefs Nalewayko et Loboda. Zolkiewski fit la relation de ses succès à la diète de Warsovie (mai). La cour d'Autriche, effrayée de voir que ses intrigues étaient découvertes, entama des négociations relatives à l'affaire de Bendzin; mais elles furent rompues (2 août). La même année, la Pologne perdit le dernier rejeton des Jagellons dans la personne d'Anna, veuve d'Etienne Batory. Cette vertueuse princesse mourut le 9 septembre 1596. Les soins que Sigismond ne cessait de prendre pour propager en Suède la religion catholique facilitèrent au duc de Sudermanie les moyens de s'emparer de l'autorité suprême en dépit du roi de Pologne, qui se plaignait par ses commissaires de la violation de son autorité. Enfin, à la diète d'Abroga (février 1597), Charles leva le masque, désavoua Sigismond et s'empara de la Finlande. Nicolas Fleming défendit vaillamment cette province, mais la mort subite de ce capitaine seconda les vues de Charles. Sigismond essaya de négocier avec Charles, et lui envoya à cet effet Laski (9 février 1598); mais cela ne servit à rien. Alors Sigismond demande et obtient la permission à la diète de Warsovie (mars-avril) de partir pour la Suède. Zamoyski lui conseillait de prendre une armée d'une force imposante, mais il répondit que la persuasion et ses droits étaient plus forts que les armes. Le temps prouva que Zamoyski avait raison, mais il était trop tard. L'armée de Sigismond était commandée par Georges Farensbach. Le roi débarqua à Kalmar le 8 août 1598; ses partisans commencèrent à se ranger autour de lui. Farensbach battit les carlistes à Slegeborg (9 septembre). Mais Sigismond, au lieu de marcher tout droit à Stockholm, comme le conseillait Farensbach, prit un chemin détourné pour rendre visite à sa sœur. Charles sut mettre à profit la faute du roi : il réunit au plus vite les garnisons des forteresses, çt, à la tête d'une armée considérable, attaqua Sigismond près de Stegeborg (19 septembre) ; le combat n'ayant point eu de résultats décisifs, une nouvelle rencontre eut lieu à Strengbroo près Linkoping (25 septembre). Sigismond fut contraint de signer des conditions humiliantes, et prit honteusement la route de Dantzig (30octobre). La diète de Warsovie s'ouvrit sous de tristes auspices (février 1599). A la même époque, Charles de Sudermanie convoqua la diète à Linkoping, et fit signifier à Sigismond l'ordre d'y revenir ou d'y envoyer son fils pour être élevé dans les principes du luthéranisme. Une pareille arrogance équivalait à une déclaration de guerre ; mais comme Sigismond ne savait employer avec fruit ni ses trésors ni les bons conseils, la diète ne voulut plus intervenir dans les querelles suédoises, d'autant plus qu'il fallait pousser la guerre de Moldavie et de Walaquie. Michel, hospodar de Walaquie, avait chassé de ses Etats Mohila, hospodar de Moldavie, fidèle tributaire de la Pologne. Fier de ce succès et des avantages qu'il avait remportés dans la Transylvanie, il aspirait à monter un jour sur le trône de Pologne. Les dissensions anarchiques de l'aristocratie polonaise furent cause qu'à la dernière diète on ne put obtenir les sommes nécessaires pour punir l'usurpateur. Alors Zamoyski lève des troupes à ses frais, plusieurs autres citoyens notables suivent son exemple. La campagne est ouverte (juillet 1599). Zamoyski s'unit à Zolkiewski près Filipkovvce (50 septembre). L'armée ennemie est mise en déroute. L'hospodar Michel, battu, conclut une trêve (20 octobre). La Walaquie fut rendue à Siméon, frère de Mohila, et la Mold avie a Mohila, avec l'obligation d'en faire hommage à la république Après le départ de Zamoyski, Michel voulut encore tenter la fortune, mais il fut battu par Jean Poloçki, staroste de Kamieniec-Podolski, et Michel alla se réfugier à Vienne, sa constante alliée. À la diète de Warsovie (1600), on rendit à Zamoyski des actions de grâces pour cette brillante campagne, car on savait bien que ses talents et sa fortune seraient d'une immense utilité dans la nouvelle guerre qui allait s'ouvrir avec la Suède. Charles de Sudermanie, ne mettant plus de bornes à son ambition, fut cause que Sigismond réunit l'Esthonie à la Pologne (12 mars 1600). Charles conçut donc le projet d'envahir la Livonie, Ses troupes débarquèrent au mois de janvier 1601. Radziwill, Chodkiewicz et Dembinski combattirent vaillamment les Suédois. Mais Charles, étant arrivé avec une armée formidable au mots d'août, reprit quelque avantage dont il ne put profiter, car Zamoyski, qui prévoyait les obstacles que lui opposerait le gouvernement inepte de Sigismond, se mit à la tête de l'armée et changea la face des affaires (septembre). Sigismond y vint aussi (octobre) avec une cour plus nombreuse que l'armée; mais s'apercevant que sa présence était aussi inutile que peu agréable, il retourna ù Wilna. Quoique inférieur en nombre, Zamoyski commença les hostilités avec sa valeur accoutumée. Charles avait déjà regagné Stockholm. Les Suédois, n'osant pas se mesurer avec les Polonais en rase campagne, s enfermèrent dans les forteresses. Zamoyski assiéga Wolmar, s'en empara (18 décembre 1601), et lit prisonnier Carolosin, lils de Charles, et le général en chef Pontus de La Gardie. Le premier, envoyé à Rawa, y mourut dans la captivité. Outre plusieurs châteaux forts, Félin (17 mai 1602) et Bialykamien (Weissenstein) (27 septembre) tombèrent en son pouvoir. Déjà l'armée victorieuse touchait à l'Esthonie, lorsque les troupes, ne recevant plus de solde, commencèrent à se révolter. Au lieu d'argent et de munitions, Sigismond lll envoyait des promesses. Irrité de cette coupable incurie, Zamoyski distribua aux troupes ses propres fonds, et se démit du commandement en faveur de l'illustre Jean-Charles Chodkiewicz, et se retira dans sa terre de Zamosç (décembre 1602). Son âge et ses blessures le forçaient au repos. Pendant ce temps, Sigismond lll s'occupait de convertir et d'intriguer avec la cour de Vienne, tout ceci le préoccupait beaucoup plus que la guerre de Livonie ; il amassait de l'argent, mais c'était pour avoir de quoi défrayer ses noces. À la diète de Warsovie (janvier-mars 1603), Zamoyski l'avertit des dangers d'une union avec l'Autriche ; mais Sigismond fut sourd à ce conseil. Aussi Charles de Sudermanie profita do l'inconcevable apathie de son neveu, et se fit proclamer roi de Suède sous le nom de Charles IX (22 mars 1604). Ensuite il débarque en Livonie, remporte sur Chodkiewicz une victoire près de Weissenstein (25 septembre), et revient à Stockholm. Zamoyski, qui touchait à sa dernière heure, assista cependant à la diète de Warsovie (janvier-mars 1605). Dans un long et mémorable discours, il apostropha le roi sur sa conduite privée et sur sa politique. En le terminant, il s'écria : t Sire, » je vois qu'un danger imminent menace et notre » patrie et Votre Majesté. La Suède vous a vu » naître, mais c'est la Pologne qui vous nourrit, » vous vivifie, vous protège, et c'est elle, par » Dieu, qui vous supplie ; corrigez-vous. Si vous » voulez être heureux,vous devez nous aimer tous » également; pensez à la Pologne si vous voulez » arriver à une longue vie et si vous est chère vo-» tre royauté! » Sigismond ne put contenir sa colère, il parla avec fureur, et se levant de son trône, il posa la main sur son épée. Les murmures partent alors de tous côtés, les sénateurs et les nonces quittent leurs places ; Zamoyski fait signe de la main, un profond silence s'établit, et il prononce ces mots : « Sire, ne touchez point à » votre épée pour que la postérité ne vous ap-» pelle pas Caius César, et nous Brutus. Nous » faisons les rois, mais nous écrasons les tyrans. » Régnez, mais ne gouvernez pas! » Telles furent les dernières paroles d'un grand-général et d'un grand-chancelier de la couronne. Depuis, cet illustre citoyen alla à Zamosç et y termina ses jours le 3 juin 1605. Charles IX, ayant tout préparé pour une nouvelle expédition, envahit la Livonie. Il assiéga en vain Riga, et apprenant que Chodkiewicz, posté à Kirchholm sur la Dzwina, n'avait plus que trois mille quatre cenis hommes sous ses ordres, Charles, à la tête de dix-sept mille Suédois d'excellente troupe, vint cerner le général litvanien (27 septembre 1605). En visitant les rangs, Chodkiewicz parla de la supériorité disproportionnée des forces de l'ennemi ; alors un de ses compagnons d'armes lui coupe la parole : t Nous compterons les Suédois » après les avoir vaincus. — Plaise à Dieu que » ta prédiction s'accomplisse, reprit le général ; » quoi qu'il en soit, elle est de bon augure. » Le combat commence ; on se bat en désespérés pendant quatre heures. Chodkiewicz paie partout de sa personne. Pendant le carnage, un dragon suédois s'élance sur Chodkiewicz, et tue son aide de camp en croyant frapper le général ; celui-ci, irrilé, s'élance sur le dragon, et lui tranche la lêtc d'un coup de sabre. Enfin, l'ennemi succombe sous la bravoure polonaise; les Suédois laissèrent neuf mille morts sur le champ de bataille. Charles IX lui-même ne dut son salut qu'à la vitesse de son cheval. Le bulletin de cette victoire fut lu et admiré dans toute l'Europe. Parmi les lettres de féUcitations qui arrivaient de toutes parts à Sigismond III et à Chodkiewicz, celle du pape Paul V, de la maison de Borghèse, était la plus flatteuse (9 décembre 1605). C'est sous do tels auspices que Sigismond épousa, à Warsovie, l'archiduchesse Constance, sœur d'Anna, sa première femme (11 décembre). Tant que vécut Zamoyski, les fautes du roi étaient punies par des paroles franches et indépendantes; maisaprès lui il n'y eut plus personne pour dire la vérité, etSigismondput s'abandonner à toutes les inspirations de sa mauvaise nature. Zebrzydowski, palatin de Krakovie, nommé, avec deux autres citoyens, tuteur du lils du grand Zamoyski, crut devoir s'ériger en défenseur de la cause publique, et apostropha le roi. Mais aussitôt il reçut ordre de quitter l'hôtel qu'il occupait à Krakovie en qualité de palatin. Alors il s'écria : * Je sortirai de l'hôtel, mais le roi sortira du » royaume. » Pendant que se réunissait la diète à Warsovie (7 mars 1606), Zebrzydowski et ses adhérents se réunirent à Proszowicé. D'autres réunions eurent lieu à Korczyn, Stenzyça, Lublin. Les négociations se prolongeaient entre le roi et les confédérés ; alors le roi engagea Zolkiewski à se mettre à la tête de troupes bien exercées, pour ouvrir la campagne près de Ianowieç (octobre 1606). Zebrzydowski s'humilia devant le roi, promit de congédier les confédérés et de soumettre cette affaire à l'examen de la diète. D'autres confédérés, indignés de la conduite de Zebrzydowski, et convaincus que les relations de Sigismond avec la cour de Vienne étaient préjudiciables aux intérêts nationaux, se réunirent d'abord à Kolo sur la Warta, ensuiie à iend-rzeiow ("20 mars 1607). À la diète de Warsovie (mai-juin), Sigismond se défendit comme il put de tout ce dont on l'accusait ; mais les confédérés n'en persistèrent pas moins dans leurs résolutions et proclamèrent la déchéance du roi, a lezierno, le 24 juin. Le roi appela alors à son secours Chodkiewicz; une bataille fut livrée à Guzow, non loin de Radom (6 juillet), et les confédérés furent battus et dispersés. Les deux chefs, Zebrzydowski et Jaus Radziwill, se soumirent au roi, et cette affaire se termina (mai-juin 1608). La fin de la guerre civile était d'autant plus nécessaire que les Suédois envahissaient de nouveau la Livonie. Ils s'emparèrent de Duna-«mnde, Kokenhausen, Fellin (juillet-août 1608); mais Chodkiewicz arrivant avec de nouvelles troupes et apportant quelques sommes que la diète de Warsovie (janvier-février 1609) avait votées, reprit sur les Suédois les châteaux de Livonie (février-juin) et s'unit étroitement avec les Esthoniens. Depuis, la Livonie commença à se calmer, et le théâtre de la guerre se transporta en Moskovie, livrée aux usurpations des tzai's qui s'entre-tuaient pour régner sur les peuples de ces contrées. Remontons à l'année 1584 et résumons-nous. Yvan-Vassiliévitsch le Cruel mourut le 18 mars 1584 ; il laissa deux lils, Fédor et Démé-trius. Fédor, valétudinaire et cévot, était gouverné par Borys GodounofL grand écuyer et gouverneur de Vladimir. Borys lit périr en 1594, à Ouglitschjle tzarévitsch Démétrius, et en 1598 il lit emprisonner le tzar Fédor et s'empara de Moskou. Léon Sapiéha, grand chancelier de Litvanie, conclut avec le tzar, en 1601, au nom du roi, une paix pour vingt ans; mais comme Borys favorisait Charles de Sudermanie, Sigismond attendait avidement l'occasion de s'en venger, et cetle occasion arriva : dès l'année 1605, il se présenta un homme qui se disait le izaréviisch Démétrius, échappé par substitution à l'assassinat d'Ouglitsch. Arrivé chez le prince Adam Wisniowiecki en Wolhynie, il produisit quelques preuves d'ideniité. Wisniowiecki mène le tzarévitsch chez Georges Mniszech ; les Jésuites cherchent à le convertir à la foi catholique et obtiennent de lui la promesse que lorsqu'il serait monié sur le trône, il convertirait les Moskovites au catholicisme. Démétrius reçut un accueil favorable de Sigismond. Au commencement de l'année 1604, Borys Godounoff s'en effraya, el déclara que Démétrius était un imposteur. Jean Zamoyski, qui partageait celle opinion, conseilla à Sigismond lll de ne point se mêler de cette affaire; mais les intrigues de la cour eurent le dessus. Sigismond favorisa sous main Démétrius, et comme Mniszech était principal protecteur de Démétrius, ils conclurent à Sambor, le 25 mai 1604, une convention, en vertu de laquelle Démétrius épouserait Marina Mniszech, aussilôi qu'il monterait sur le trône tzarien. Georges Mniszech réunit une troupe de volontaires près de Léopol, Démétrius se met à leur tète, franchit le Dnieper à Kiiow (novembre 1604) et remporte des avantages. Yvan Godounoff, frère du Izar Borys, et les Schouïskoï marchent au-devant de Démétrius ; mais ce dernier, après plusieurs combats, marche sur Moskou mars 1005). Sur ces entrefaites, le tzar Borys meurt subitement à Moskou (avril), et au mois de juin, Démétrius fait son entrée triomphale dans la capitale; on le proclame tzar. Il entra alors en pourparlers avec Sigismond. Schouïskoï, qui se soumit avec l'intention de trahir son maître, obtint que Démétrius enverrait Yvan-Athanase Bezobrazoff pour épouser, par procuration, Marina Mniszech, el sous main il avait mission d'offrir la couronne tzarienne à Wladislas, fds de Sigismond. Le roi fut très-réservé sur cette proposition, et en attendant, la cérémonie du mariage se fit à Krakovie (novembre 1005) ; les Jésuites obtinrent que le pape Paul V écrirait de Rome (3 décembre) une lettre de félicitation à la nouvelle tzarine. Marina, arrivée à Moskou, fut couronnée le 20 avril 1006; les fêtes durèrent pendant dix-huit jours; mais Vassili Schouïskoï, ayant préparé une conjuration, tombe sur Démétrius, l'assassine; les Moskovites massacrent en même temps un grand nombre de Polonais, envoient Marina et son père au fond de la Moskovie, et Vassili est proclamé tzar de Moskou. Vassili fit exposer sur la place publique les restes inanimés de Démétrius pour prémunir le peuple contre les séductions d'une nouvelle intrigue. Mais vaine précaution : il se présente un nouveau Démétrius qui, ressemblant au premier, soutenait qu'il avait été préservé de la mort par un coup du Ciel (1607). Le nouveau prétendant réunit autour de lui une troupe et s'établit à Touschino, près de Moskou, et bat les Moskovites de Schouïskoï. George Mniszech etsa fille Marina, par l'intervention de la Pologne, obtiennent leur liberté ; mais lorsqu'ils furent à la portée du camp de Touschino, ils parvinrent à y entrer, et l'ambitieuse Marina, qui ne put résister aux attraits de la couronne tzarienne, avoua que le nouveau Démétrius était son époux légitime. Les Polonais, qui voulaient venger la mort de leurs compatriotes, embrassèrent son parti. Leur attitude en imposa tellement aux Moskovites, que d'une part ils appelèrent le roi de Suède à leur secours, et que de l'autre ils offrirent la couronne à Wladislas, fils de Sigismond III. C'est en présence de ces événements que la diète s'assembla à Warsovie (janvier-février 1609). Une amnistie fut accordée aux confédérés de la dernière guerre civile; et on vota l'impôt pour soutenir la guerre contre la Moskovie. Pendant que les Suédois guerroyaient du côté de Pskow et de Novogorod-la-Grande, pour la cause de Schouïskoï, Sigismond se mita la tête de trente mille hommes et assiégea Smolensk (29 septembre) vendu par Glinski, du temps de Sigismond Ier. Le siège se prolongeant, les négociateurs se croisaient entre Smolensk, Moskou et Touschino sans amener aucun résultat. Enfin la conduite déréglée de Démétrius le força à se sauver à Kalouga, et Schouïskoï, aidé par les Suédois, put réunir des forces pour dégager Smolensk et repousser Sigismond. L'irrésolution de ce dernier qui gâtait tout, força Zolkiewski à tenter un coup de main hardi. Les Moskovites et les Suédois étaient au nombre de quarante mille hommes; les Polono-Litvaniens n'étaient que huit mille. Zolkiewski fait une marche rapide, arrive sur le terrain à Klouschino (au-dessus de Gjatsk), attaque l'ennemi et remporte une des victoires les plus mémorables dans les annales de la Pologne (4 juillet 1610). Les Moskovites épouvantés déposent leur tzar Vassili Schouïskoï (27 juillet). Zolkiewski établit son quartier général aux portes de Moskou, et, après des pourparlers, il signe, conjointement avec les plénipotentiaires moskovites, le diplôme de l'élection de Wladislas au tzarat (27 août). Ensuite Zolkiewski repousse au loin le faux Démétrius. revient à Moskou et établit son quartier général au Kremlin (octobre 1610). Une ambassade moskovite se prétente chez Sigismond, près de Smolensk (28 octobre). Le diplôme de l'élection de Wladislas portait qu'il partirait à l'instant, qu'il observerait les mœurs et usages de ses nouveaux sujets, et qu'en se couronnant il embrasserait le rit grec. Ce dernier point dérangeait complètement les vues des Jésuites. Sigismond changea aussi d'avis, et il voulut pour lui-même la couronne tzarienne, les courtisans étant jaloux de la gloire de Zolkiewski. Ce dernier, fatigué d'attendre la réponse du roi, et, atterré de voir méprisé ses conseils, laissa à Moskou le commandement d'une partie de ses troupes à Gosicwski et arriva chez Sigismond, menant prisonniers le tzar Schouïskoï et ses deux frères, dont l'un commandait en chef les Moskovites à Klouschino. Sur ces entrefaites, le faux Démétrius fut tué par ses soldats (23 décembre 1610) et Marina fut emprisonnée. Il n'y eut jamais de circonstances plus favorables pour unir deux peuples rivaux. Sigismond tenait entre ses mains le sort de toute la Slavonie ; s'il s'en fût servi pour répandre la liberté et la civilisation, la Pologne aurait changé toute la politique du Nord; mais la stnpide indolence du roi el les intrigues de la camarilla gâtèrent tout. Zolkiewski, navré de douleur, quitta la Moskovie et alla en Ukraine pour surveiller les Walaques et les Moldaves. Chodkiewicz fut alors appelé à prendre le commandement. Smolensk se rendit (13 juin 1611), et quand Sigismond l'ut rentré à Warsovie, Zolkiewski lui amena ses prisonniers, le tzar Schouïskoï et ses deux frères (29 octobre 1611). La diète s'ouvrit le 9 novembre. On donna alors l'investiture de la Prusse ducale à Jean-Sigismond, marquis de Brandebourg, après la mort d'Albert-Frédéric d'Ànspach, et l'on prescrivit les conditions de l'hommage qu'il jura à l'issue delà diète, après quoi il reçut l'investiture ordinaire. Quant aux affaires de la Moskovie, on en délibéra avec mollesse, et on n'établit qu'un faible impôt, à peine suffisant pour payer les troupes à Moskou. Les Moskovites, voyant que Sigismond les jouait, se révoltèrent. Un combat terrible dura trois jours (28, 29, 50 mars 1611). Ce dernier jour un incendie détruisit les deux tiers de Moskou, et la guerre se prolongea jusqu'au 7 janvier 1612. Alors une grande partie des troupes polonaises, fatiguées d'attendre inutilement des secours, évacuèrent la capitale, firent une confédération sous le maréchalat de Joseph Cieklinski, revinrent en Pologne, et prirent par force leur solde arriérée sur les domaines du roi et du clergé. Ceux qui restèrent en Moskovie formèrent aussi une confédération, car aux lettres pressantes de Chodkiewicz, Sigismond répondait par des promesses menson gères. EnlinladiètedeWarsovies'assembla(juinl612), et quand elle eut lerminé ses travaux, Sigismond et Wladislas quittèrent Warsovie et arrivèrent à Orsza. Mais il était irop tard, les Moskovites avaient élu au trône Michel Romanoff, et le roi retourna en Pologne, où il trouva une nouvelle confédération militaire sous le maréchalat de Jean Zaliwski. Marina Mniszech et son fils, poursuivis par les ordres du nouveau tzar, furent noyés dans le Volga (décembre 1612). Au moment où Sigismond quittait la Pologne pour ouvrir la nouvelle campagne de Moskou, un orage s'élevait du côté du Midi. Constantin Mohila, hospodar de Moldavie, refusait de payer le tribut ordinaire à Achmeth de Turquie. Le t»me n. sultan chassa Mohila et nomma à sa place Etienne Tomssa. Etienne Potoçki, gendre de Mohila, réunit quelques troupes, voulut rétablir son beau-père; battu {surLes bords du Pruth, il fut fait prisonnier et conduit à Constantinople (août 1612). Les princes Koreçki et Wisniowiecki, cousins de Mohila, ne furent pas plus heureux dans cette entreprise. Au milieu de ce conflit, des diètes s'assemblèrent à Warsovie, la première en février et l'autre en novembre (1613). Celles de février 1615 et d'avril 1616 n'amenèrent aucun résultat. Cette dernière cependant finit par reconnaître la nécessité de tenir tête à la Turquie et à la Moskovie. Les Turks envahirent les possessions polonaises (3 mai 1617), Stanislas Zolkiewski fut nommé commandant de cette expédition ; n'étant pas en état de soutenir le choc de l'ennemi, il finit par conclure la paix avec la Porte, à Busza sur le Dniester (26 septembre 1617), en lui cédant la Moldavie. Cette paix était humiliante, mais Zolkiewski n'avait agi que d'après les ordres du roi. Il est vrai que l'invasion des Turks avait eu lieu au moment où le prince royal Wladislas allait ouvrir la campagne de Moskou. En effet, Wladislas quitta Warsovie le 6 avril, et fut reconnu comme tzar à Viazma (29 octobre 1617). Le parti dévoué à Michel Romanoff s'y opposait. Wladislas et Chodkiewicz arrivent en vue de Moskou, où l'attaman des Kosaks, Pierre Konaszewicz, s'unit aux Polonais (octobre 1618) ; cependant les prétentions de Wladislas n'eurent aucun résultat satisfaisant, et, après de longues négociations, on conclut à Div-lina (11 décembre 1618) une trêve pour quatorze ans, en vertu de laquelle les provinces de Se-vérie, de Czerniechow et de Smolensk demeurèrent à la Pologne. Cette trêve portait en outre que les prisonniers de guerre seraient échangés. C'est à cette époque que commença la guerre de trente ans (1618-1648) ; elle éclata en Allemagne entre l'empereur et les catholiques d'une part, et les protestants d'Allemagne, de Bohême et de Hongrie de l'autre. Sigismond voulait intervenir dans cette guerre, à cause de ses liens depa-renté et d'amitié, et de sa commune croyance avec la maison impériale ; puis il avait l'espoir qu'il obtiendrait de l'empereur des secours contre les protestants de Suède , dans le cas où l'empereur aurait triomphé de ceux d'Allemagne. A la diète de Warsovie (mars 1619) on vota de nouveaux impôts, et au mois de jauvier 1620, 112 4to LÀ poi les troupes polonaises, appelées Hssoviennes, du nom de leur chef Alexandre Lissowski, firent des prodiges de bravoure en Hongrie, en Silésie et en Bohême, et coopérèrent puissamment aux victoires remportées par les armées impériales. Pendant que Sigismond faisait verser le sang polonais pour une cause étrangère, pour notre éternel ennemi, Beihlem Gabor, prince de Transylvanie, qui ambitionnait le trône de Hongrie, poussa les Turks et les Tatars à la guerre contre la Pologne. Les Turks chassèrent Gracien, hospodar de Moldavie, ami de la Pologne. Zolkiewski se met alors de nouveau à la tête de huit mille hommes, et franchit le Dniester (septembre 4620), et il établit son camp à Céçora sur le Pruth. Mais Gracien trahit les Polonais. Attaqué par des nuées de Turks, l'illustre Zolkiewski est obligé de reculer. Après une retraite de huit jours à travers des flots de Turks et de Tatars, Zolkiewski arrive vers le Dniester, sa dernière heure approchait! Quelques-uns de ses compagnons lui conseillent de négocier, et Zolkiewski répond: e Dieu m'a confié l'hon-» neur des Polonais, c'est à lui seul que j'en dois > compte. Mourons, mais ne nous soumettons » pas! • Il se jette au milieu de l'ennemi, son sabre tranche encore quelques têtes, et bientôt il succombe (7 octobre 1620). Zolkiewski était âgé de soixante-treize ans. Stanislas Ko-nieçpolski, qui commandait en second, fut conduit prisonnier à Constantinople. Les Tatars, ne trouvant plus de résistance, dévastèrent les terres russiennes, et le sultan, fier de cette victoire, déclara la guerre à la Pologne. La diète convoquée à Warsovie (3 novembre) délibéra sur les moyens de conjurer ce malheur. Au mois de janvier 1621, Sigismond envoya des ambassadeurs auprès des puissances européennes, et confia le commandement des troupes à Chodkiewicz. Lubomirski et le prince royal Wladislas servirent sous ses ordres. Le clergé offrit spontanément 150,000 florins pour cette expédition. Le 10 mai 1621, le sultan Osman quitta Constantinople, et s'arrêta à Ceçora (Tschotschora) le 10 juillet. Le 28 juillet, Chodkiewicz arrive sur le Dniester et le franchit (14-16 août). Le 22, Osman s'établit en vue de Chocim, et le premier engagement eut lieu le 28 août. Chodkiewicz s'était déjà retranché autour de Chocim. A une masse compacte et présente sous les armes de cent vingt mille Turks, Syriens, Tatars, ,OGNE. Walaques, etc., Chodkiewicz n'avait à opposer qu'à peu près trente mille Polonais, Litvaniens, Russiens et Kosaks. Plusieurs combats furent livrés, et les Turks ne purent parvenir à ébranler les colonnes des Polonais. Chodkiewicz, âgé de soixante-trois ans, le sabre à la main, paie de sa personne et répand la terreur jusque dans le camp du sultan. Mais tant de campagnes, tant de fatigues affaiblirent son corps débile et le mirent hors de combat. Sentant sa lin approcher, il se fit transporter dans sa tente, et là, sur son lit de mort, il se démit du commandement en laveur de Lubomirski ; en exhortant ses compagnons d'armes à la persévérance, il rendit le dernier soupir (24 septembre 1621). Enflammés par la vertu de l'illustre guerrier, les Polonais revinrent à la charge, ils couronnèrent leur victoire en réduisant l'ennemi à demander la paix. Cette paix fut signée le 9 octobre : le traité portait que les Tatars et les Kosaks ne feraient plus d'incursions; que l'ambassadeur de Pologne résiderait toujours à Constantinople, el que l'hospodar de Moldavie serait désormais un chrétien, attaché aux Polonais. Osman retourna à Constantinople où les janissaires l'assassinèrent, pour le punir d'avoir perdu soixante mille hommes dans cette campagne. Durant cette guerre, le jeune Gustave-Adolphe, qui régnait en Suède, voulut profiter des embarras de Sigismond. Il envahit à l'impro-viste la Livonie (4 août 1621), et s'empare de Riga (16 septembre). 11 pousse jusqu'à Mittau en Kourlande, et finit par signer une trêve qui dura jusqu'au Ie' juin 1624, et fut prolongée jusqu'à 1625. Les deux diètes de Warsovie de 1622 et 1623 ne prirent aucune détermination. Sigismond fait une excursion à Dantzig ; Gustave en fait autant, mais revient en toute hâte à Stockholm pour observer les mouvements de la Pologne et en profiler. Sigismond était menacé par les Tatars qui envahirent les terres russiennes (août-septembre) ; et au lieu de repousser l'ennemi, il s'occupait du clergé qui avait perdu un de ses prélats, Josaphat Koncéwicz, assassiné à Witebsk le 12 novembre 1623. Les diètes de Warsovie de 1624 et 1625 votèrent des impôts; car,outre l'envahissement des Tatars, il fallait combattre la révolte des Kosaks. Le roi envoya contre eux Koniecpolski (juillet-octobre 1625). Au milieu de ces graves circonstances, Gustave-Adolphe envahit la Livonie (50 juillet). Les Suédois s'emparent de plusieurs 7 ' : places fortes et de Birze en Litvanie (août). Gustave bat les Polonais à Walhof en Kourlande (7 janvier 1626), et revient ensuite à Stockholm. A peine la diète de Warsovie (janvier 1626) avait-elle voté des impôts, qu'il fallut envoyer des troupes pour repousserune nouvelle invasion des Suédois. Gustave débarque à Pilawa (Pillau) le 4 juillet; l'électeur de Brandebourg et duc de Prusse trahit la Pologne et embrasse le parti des envahisseurs. Gustave parcourt le Warmie, enlève les archives et les bibliothèques polonaises qu'il fait transporter à Upsal, s'établit à Tczew (Dirschau) sur la Wislule, et serre Dantzig. Sigismond, qui apprend une nouvelle invasion des Turks et des Tatars en Ukraine, charge Etienne Chmielecki de repousser cette invasion, et lui-même avec son lils Wladislas part pour Dantzig. Gustave est battu à Gniewo (Mewe) le 17 septembre, et le 5 septembre il quitta Pillau pour revenirà Stockholm. La Pologne respira un moment. La diète de Thorn (19 novembre 1626) put ouvrir ses séances. En attendant, Konieçpolski, étant appelé en Prusse, reprit aux Suédois Puçk (Put-zig), 2 avril 1627, les battit ensuite à Hammers-stein. Alors Gustave-Adolphe débarque de nouveau et assiège Dantzig (2 juin). La Hollande et l'Espagne cherchent par leurs ambassadeurs à négocier le rapprochement entre la Pologne et la Suède; et les négociations n'aboutissent à rien. Gustave revient en Suède ; mais, le 23 avril 1628, il débarque de nouveau et arrive à Kwidzyn (Marienwerder). La diète de Warsovie (juillet) fournit de nouveaux fonds; en attendant,Brodniça (Strasbourg) se rend aux Suédois (4 octobre), et ils poussent leurs incursions en Mazovie. Après ces exploits Gustave retourne à Stockholm, mais la guerre ne cesse point. Les Polonais sont battus à Gorzno (12 février 1629) et s'approchent de Thorn. La diète de Warsovie délibère en attendant (février); on se prépare à de nouveaux événements, et Gustave envahit la Pologne pour la septième fois (mai 1629). Attaqué par Konieçpolski près de Stum (Î8 juin), Gustave fut battu, blessé, et faillit être fait prisonnier. Il proposa la paix en promettant de céder toute la Livonie et l'Esthonie, à condition que Sigismond renoncerait à la couronne de Suède. I/Angleterre, la France, la Hollande, conseillèrent d'agréer cette proposition, et les Polonais étaient de cet avis ; mais l'Autriche, qui avait intérêt à attiser la guerre entre la Pologne et la Suède, détourna Sigismond en lui promettant des secours en hommes et en argent. Les secours arrivèrent, à la vérité, sous les ordres d'Arnheim ; cependant ce général, fidèle aux instructions de la cour de Vienne, trahit les Polonais, et, en feignant de les aider, il les jetait dans de nouveaux embarras en demandant des sommes énormes pour payer ses troupes. Les Autrichiens, que Wallenstein avait accoutumés à vivre dans la plus grande licence, indignèrent les habitants de la Prusse polonaise par les excès qu'ils commirent. Cependant le baron de Charnacé, que le cardinal de Richelieu avait envoyé à Copenhague pour détourner Christian IV du projet de faire la paix avec l'empereur, ayant échoué dans sa mission, fut envoyé en Prusse pour négocier un accommodement entre les rois de Suède et de Pologne. Les conférences s'ouvrirent à Starygrod (Ait-mark) dans le palatinat de Malborg, le 9 août. Zadzik, Wessolowski, Jacques Sobieski,Ossolinski et Doenhoff représentaient la Pologne ; Wrangel etBanier étaient pour la Suède. Sigismond lll, s'étant décidé à donnera Gustave-Adolphe le titre de roi de Suède, en se réservant néanmoins, par un acte secret, ses droits à cette couronne, parvint à signer, le 26 septembre 1629, une trêve de six ans. Les Tatars, profitant des embarras des Polonais, envahirent la Pologne (octobre 1629) ; ils furent battus à Monasterzysko et à Bursztynow, après quoi la diète se réunit à Warsovie (novembre), et ratifia la trêve de Starygrod. Tout semblait respirer, lorsque la révolte des Kosaks exigea une prompte et énergique répression. Le grand-général Konieçpolski quitta alors la Prusse et arriva sur les bords du Dnieper. U passe par Kiiow, marche sur Peréaslaw, serre les Kosaks, et ces derniers se soumettent (1630). Toutes ces expéditions ne pouvant pas être régulièrement payées, une partie de l'armée se confédéra à Gliniany(palatinatde Russie-Rouge); la diète tenue à Warsovie (mars 1631) remédia tant qu'elle put à cet inconvénient. La fin de Sigismond approchait ; mais avant de nous arrêter à cet événement, nous allons jeter un coup d'œil sur la politique et la législation de la Pologne. La mort de Sigismond-Auguste avait entraîné la ruine de l'Etat, et les quatre premières années du règne d'Etienne Batory avaient démontré combien l'exclusive domination de la noblesse était funeste aux intérêts du peuple. Le juste et sévère Etienne chercha à réprimer les abus; mais quand les mains débiles de Sigismond eurent pris les rênes du gouvernement, la république fut en butteàdestroubles incessants fomentés parl'aris-tocratie. Pendant que la Pologne attendait sa réforme sociale, la Litvanie croissait en prospérité, et, guidée par un esprit de haute sagesse, elle se prescrivit le troisième statut, sanctionné par le pouvoir diétal à Krakovie, le 28 janvier 1588. Ce statut, jusqu'alors obligatoire pour la Litvanie, était écrit dans la langue russienne; il fut traduit en langue polonaise. Le texte russien était d'abord seul obligatoire; mais le texte polonais passa peu à peu en usage (1614) ; il fut dans la suite converti en loi, et le texte russien tomba en désuétude. Plus tard, différents fragments du texte polonais complétèrent la législation litvanienne. D'autres provinces avaient aussi leurs statuts. La Mazovie, sous le règne de Batory, adopta quelques livres du Code de la couronne, à quelques exceptions près. Elles parurent en 1577. Les progrès de la législation étaient lents (1589) ; une commission spéciale fut nommée pour en accélérer Iamarche. Januszowski, parles soins de Fir-ley, palatin de Krakovie, rédigea les lois dans un meilleur ordre, les fît imprimer et les soumit à l'examen de la diète de Warsovie de 1592. Depuis cette époque, les particuliers seulement s'occupaient du soin de recueillir les lois. La province prussienne et les villes qui en res-sortissaient suivaient, de temps immémorial, les lois allemandes de Lubeck. A la suite de la réunion intime de la Prusse à la couronne, la noblesse se formalisa d'être au niveau des bourgeois, et manifesta des vœux pour le changement des lois. Ces vœux furent comblés sous Sigismond III, en 1598. La noblesse prussienne convertit, sous la dénomination de Variantes, ces lois bourgeoises en lois nobles, et en obtint la sanction. Les paysans, les agriculteurs, qui formaient la classe vitale du pays, éprouvèrent, sous le règne de Sigismond, des vexations toujours croissantes de la part des nobles. Les villes, pour la plupart bâties en bois, sans fortifications, étaient en butte à la concussion, à la tyrannie des starostes et des palatins. Les Juifs, qui jouissaient d'une certaine prospérité, furent vexés et opprimés, quoiqu'ils rendissent en usure ce qu'ils perdaient en considération. La noblesse seule était dominante; elle seule était tout ; elle seule faisait des lois et rem- plissait les diètes de bruit et de confusion. Les besoins de la république n'étaient que d'un inté-fétsecondaire dans ces assemblées; les sommités aristocratiques, pour se distinguer de la petite noblesse et pour soutenir leur orgueilleuse grandeur, établirent des majorais. Les princes du Saint-Empire romain, Nicolas, Albert et Stanislas Radziwill établirent le majorât d'Olyka en 1589; Jean Zamoyski, celui de Zamosç en 1589; les marquis italiens, Pierre et Sigismond Myszkowski, celui de Pinczow en 1601 ; le prince russien Janus Ostrogski,celui d'Ostrog et de Dubno en 1618. Entourés d'une foule nombreuse de courtisans, les magnats cherchaient à se surpasser en luxe, et, fiers de leurs privilèges, ils entretenaient des corps de gens armés avec lesquels, et selon les circonstances, ils faisaient la guerre civile ou la guerre étrangère. Tel est le tableau du règne de Sigismond III, et la fatalité voulut qu'un homme si nul régnât durant quarante quatre années! En 1631, la santé du roi s'affaiblit beaucoup; la môme année, il eut le malheur de perdre sa femme, Constance (22 juillet). Cet événement lui causa une profonde douleur. Il assista encore en personne à l'ouverture de la diète de Warsovie, le 1er avril 1632; mais le 23 son agonie commença, et il s'éteignit le 30 avril 1532, âgé de 66 ans, et dans la 44e année de son règne. Il fut enterré à Krakovie. INTERRÈGNE (1652). Sigismond III était certain que la pluralité des suffrages serait pour son fils Wladislas, mais la noblesse voulut que l'élection se fît dans loules les formes usitées. Jean Wenzyk, primat du royaume, annonça donc l'interrègne, et indiqua la journée du 22 juin pour la réunion de la diète de convocation. Elle devait avoir lieu à Warsovie. Dès l'ouverture de la diète, les envoyés de l'électeur de Brandebourg, duc de Prusse, se plaignirent et demandèrent que leur maître fût invité aux délibérations des états, pour qu'il pût concourir à l'élection du roi. La noblesse ne se prêia point à cette demande, parce qu'elle redoutait les intrigues brandebourgeoises. Les dissidents parlèrent chaudement en faveur de leurs coreligionnaires. A la diète d'élection (27 septembre), les mésintelligences éclatèrent; heureusement, la guerre civile se changea en controverses théologiques ; enfin, la nouvelle de l'invasion des Moskovites et le siège de Smolensk, ainsi que la mort de Gustave-Adolphe à Lutzen (6 novembre), hâtèrent le moment de l'élection. Outre cela, Wladislas donna la promesse solennelle de concilier les partis à leur mutuelle satisfaction. Les états assemblés proclamèrent donc Wladislas roi (13 novembre). On rédigea en langue polonaise les pacta conventa. Le roi prêta serment pour leur observation. WLADISLA.S IV (1652-1648). Le nouveau roi, ayant pris les rênes du gouvernement (13 novembre 1632), indiqua la journée du 20 janvier suivant pour accomplir la cérémonie de son couronnement; mais sa santé le força à ajourner cette cérémonie, qui fut remise au mois de février; et pour ne pas interrompre les discussions de la diète du couronnement, on procéda cette fois à l'enterrement de Sigismond III et de la reine Constance (4 février 1653), et le 6 du môme mois on couronna WTladislas dans la basilique de Saint-Stanislas à Krakovie. Nicolas Ostrorog, grand-panetier de la couronne, qui fut élu maréchal de la Chambre des nonces, complimenta le roi ; et le chancelier Jacques Zadzik exposa aux états, de la part du roi, la nécessité de déclarer la guerre à la Moskovie, qui venait de rompre les traités. Cette proposition fut agréée par acclamation, et apaisa tant soit peu les dissensions religieuses. Pour prouver ensuite que les promesses du roi n'étaient point illusoires, il fit établir une école militaire à Léopol, et promit qu'un hôpital militaire serait fondé aux frais de Christophe Wiesiolowski, maréchal de Litvanie. Enfin, le roi augmenta le trésor national par des bijoux de grande valeur, et envoya en ambassade à Rome Georges Ossolinski. Afin de presser les préparatifs de guerre contre le tzar, le roi, accompagné de son frère Jean Kasimir, quitta Krakovie (9 mai), et il arriva à "Wilna, où il reçut hommage de fidélité de la part du duc de Kourlande (20 juillet). L'armée avide de gloire se pressa autour du foi. Et tandis qu'après la récente invasion des Tatars (juin), le grand-général de la couronne, Stanislas Konieçpolski, remportait sur eux de grands avantages à Sasowy-Rog (24 juillet), le 'oi envoyait, en avant-garde, Christophe Radziwill, grand-général de Litvanie, distingué par son courage et ses talents militaires. Ce héros marcha directement sur Smolensk, attaqua les Moskovites avec tant d'impétuosité, qu'il les enfonça et prépara au roi de nouveaux triomphes. En effet, Wladislas arriva à Smolensk, le 2 septembre 1635; il confia le commandement de cette ville au palatin Gosicwski, et se mit à la poursuite de l'ennemi. Séhin ou Schein commandait en chef les Moskovites, les Kosaks du Don et les Allemands. Son armée était forte de quarante-six mille hommes; les Polonais et les Litvaniens n'en avaient que vingt mille; néanmoins, Séhin se retrancha dans son camp, certain que la disette et l'intensité du froid empêcheraient Wladislas de soutenir cette guerre. Mais le Moskovite se trompa fort : les Polonais, malgré les neiges et le froid le plus rigoureux, se battirent pendant cinq mois (octobre 1633 — février 1634) avec un courage admirable. Sur ces entrefaites, le roi apprit que Konieçpolski avait remporté ù Paniowce, sur le Dniester, une nouvelle victoire sur les Turks et les Tatars (22 octobre 1633). Ainsi, de tous côtés, le sabre polonais vengeait les outrages portés par les envahisseurs. Cependant l'armée de Wladislas diminuait ; lui-même n'avait d'autre abri qu'une chaumière de paysan, et, se mêlant à ses braves soldats, il les encourageait à la persévérance. En vain Séhin faisait il des excursions; toujours battu, il fut obligé de reculer el finit par se rendre à discrétion. Séhin s'agenouilla devant le roi et demeura dans cette attitude jusqu' à ce que Radziwill lui donnât l'ordre de monter à cheval et de se mettre en route. Une quantité de munitions, de canons, d'armes furent les trophées de cette journée (1er mars 1634). Après cette capitulation, le roi prit Dorogobouje, Yiazma, Kalouga, Mo-iaisk et menaça même Moskou. Consterné par la rapidité des succès de Wladislas, le tzar Michel Féodorowitsch demanda la paix et le roi la lui accorda. Elle fut conclue à Polanowka, près de Yiazma (27 mai). Le roi des Polonais renonça au droit et au titre de tzar que les Moskovites lui avait décerné le 27 août 1610; mais Michel à son tour renonça à ses droits sur la Livonie, l'Esthonie, la Kourlande, Smolensk, Severie et Czer-niechow; les tzars ne pouvaient donc plus se dire maîtres de toutes les Russies, car ils n'avaient aucun pouvoir légitime sur les terres russiennes, propriété intégrale des Etats de la république. Les prisonniers furent échangés, et les frais de la guerre furent supportés par le tzar. La conclusion de cette paix permit à Wladislas de tourner ses yeux la Turquie. Sans égard au traité conclu ù Chocim (9 octobre 1621), les Turks, sous l'influence moskovite, rompirent ce traité. Mais comme Konieçpolski avait repoussé l'invasion, ainsi que nous l'avons dit plus haut, on convint de regarder la violation du traité comme un fait isolé et non ordonné par le sultan. En conséquence, Alexandre Trzebinski, chambellan de Léopol, fut envoyé de la part de Wladislas vers Amourad IV. Après bien des obstacles, l'envoyé polonais fut présenté au sultan (29 mars 1634). Le grand-turk lui demanda d'un ton impérieux dans quel dessein il était venu à Stamboul. L'ambassadeur répondit : « Je suis venu assu-» rer Votre Hautesse, suivant l'ancienne cou-»tume, de l'amitié de mon auguste maître le roi i Wladislas IV, et cimenter l'alliance conclue «avec Soliman.» Le sultan lui répondit avec colère : « Il n'est plus question ni de paix ni » d'alliance, mais d'une guerre sanglante. Il n'y saura pas de vraie amitié ni de voisinage entre «moi et le roi du Lehistan, s'il n'embrasse, de » concert avec toute la nation, la foi du grand » Mahomet, s'il ne paie un tribut annuel, s'il ne » fait démolir les forteresses sur les frontières, » et s'il ne supprime pas entièrement les Kosaks. » Trzebinski répondit avec calme et dignité: f Ap-» prenez, seigneur, que pour des Polonais, pour • une nation libre, l'idée seule de changer de «religion, de payer le tribut, et de démolir les «forteresses, est outrageante, surtout quand » leurs bras peuvent encore porter les armes. Et, » quoique seul devant vous, souffrez, seigneur, • que je vous dise que mon cœur répugne à ces » conditions, et que je regarde la guerre comme le • meilleur argument pour trancher la question. » Transporté de colère, le sultan mit la main sur son cimeterre, et s'écrie : «Vous oubliez que je » suis un monarque qui fais trembler toutes les » nations du monde. — Je n'oublie pas que vous «êtes un grand potentat; mais je sais aussi que »je vous parle, seigneur, de la part d'un roi qui » est l'égal de tous les souverains du monde. — » En ce cas j'inonderai la Pologne de mes troupes, » je tirerai mon cimeterre, et détruirai votre pays • par le fer et le feu. —Vous êtes maître, sei- • gneur, de déclarer la guerre; mais c'est à Dieu • à disposer de la victoire. Le roi Wladislas aussi > tirera son cimeterre ; le monarque agira contre » le monarque, la force se mesurera avec la force, »et la Pologne est sûre de la victoire: les champs » de Chocim, de Sasowy-Rog, de Paniowce, les » défilés de la Moldavie, sont des preuves vivantes »qui parlent en notre faveur. » Le sultan et ses ministres tressaillirent de colère à ces sanglants souvenirs. Le sultan, étonné des reparties de l'ambassadeur, se tourna vers les siens, et dit : «Je voudrais que vous suivissiez l'exemple d'un » tel ministre. » Il salua l'ambassadeur, et ordonna de le faire escorter avec honneur. Depuis, les Turks firent de grands préparatifs de guerre ; mais cet orage se dissipa devant l'étoile de Wladislas. Le sultan ayant appris que les Moskovites étaient contraints de conclure la paix de Polanowka, envoya une ambassade pour traiteravecle roi. La diète de Warsovie (10 juillet) s'occupa de cette affaire. Les Turks, traînant en longueur les négociations, forcèrent Wladislas à faire les préparatifs de la guerre; à cet effet il se mit en route pour Léopol, lorsque le sultan, effrayé, finit par signer la paix avec des conditions avantageuses à la Pologne (septembre 1654). Au mois de novembre le roi alla en Prusse, et à son retour il assista à la diète de Warsovie ( 5 février 1635). Quand elle fut close, les ambassadeurs moskovites arrivèrent à Warsovie; dans une audience publique ( 3 mai ), ils demandèrent la restitution du diplôme original qui nommait, en 1610, Wladislas tzar de Moskovie; malgré toutes les recherches possibles, il ne se trouva point; mais le roi consentit à leur livrer les corps du tzar Schouïskoï et de ses frères, morts à Goslynin en 1612, et enterrés depuis à Warsovie dans l'église des Dominicains, appelée à cette occasion chapelle moskovite. Rassuré du côté de la Moskovie et de la Turquie, Wladislas voulut en finir avec les Suédois, qui occupaient encore plusieurs places fortes dans la Prusse. Christine, fille de Gustave-Adolphe, régnait alors en Suède, et le ministre Oxen-stiern dirigeait les affaires publiques. La trêve conclue avec Gustave pour six ans étant près d'expirer, les deux puissances commencèrent à faire des préparatifs de guerre ; mais l'Angleterre et la France offrirent leur médiation, et les pourparlers commencèrent dès le 25 janvier 1635. Cette intervention n'amenant aucun résultat satisfaisant, Wladislas quitta Warsovie (15 juin), prit la route de Thorn, et arriva à Kwidzyn (Marienwerder), où il trouva le grand-général Konieçpolski, qui était tout prêt à agir en cas de besoin. Ensuite le roi alla à Pilau, à Kœnigs- berg et ù Memel, et partout il reçut les hom- tembre mages el de nouveaux serments de fidélité pour la république (juillet). Alors les négociations devinrent plus efficaces, et on finit par conclure une trêve de vingt-six ans. Elle fut signée à Sztumdorf, près Sztum, dans le palatinat de Malborg, le 12 septembre 1635, aux conditions suivantes : « La Suède restitue au roi et à la république polonaise la partie de la Prusse dont elle a fait la conquête, sauf Pilau, qui sera rendu à l'électeur de Brandebourg, duc de Prusse, suzerain de la Pologne; ensuite la Suède rendra tous les objets d'arts et les trésors scientifiques enlevés et transportés à Upsal. On possédera de part et d'autre dans la Livonie, sur le môme pied qu'on y possédait en vertu de la dernière trêve. Wladislas porterait le titre de roi de Suède jusqu'à un nouvel arrangement. » La diète de Warsovie, ouverte le 21 novembre, confirma ce traité. Après le retour du roi en Prusse (décembre), il fit son entrée à Dantzig (12 janvier 1656), confirma les privilèges et immunités des Danzikois (5 février), s'occupa très-activement des arsenaux et de la marine ; passa par Kœnigsberg et arriva à Wilna, où il ordonna la révision des lois, afin d'améliorer le système législatif de la république. Le roi envoya Georges Ossolinski en ambassade à la diète de Batisbonne, et plus tard, d'autres ambassadeurs furent envoyés à Cologne; c'étaient Doenhoff, Sobieski et Fredro, l'Allemagne cherchant la médiation de la Pologne dans les affaires de la guerre de trente ans. Ladièlede Warsovie s'ouvritle 20janvier 1637, mais elle ne prit aucune détermination. Le 10 mars de la même année, Boguslas XIV, dernier duc de Poméranie, étant mort, les starosties de Lauenbourg et de Butow revinrent à la Pologne. La diète de janvier étant nulle, le roi en convoqua une autre (5 juin), et elle répara l'inaction de la première. Le mariage du roi ne se faisant qu'au su des Etats, et les Polonais étant persuadés que les baisons avec la cour de Vienne étaient toujours fatales à la république, s'opposaient à ces intrigues ; mais l'Autriche ne se rebuta pas : elle envoya, sous un froc de capucin, un comte nommé Magni. Celui-ci fit tant, que Wladislas, qui était sur le point d'épouser la fille du palatin du Rhin, recommandée par l'Angleterre, finit par épouser Céciie-Renata, sœur de l'empereur Ferdinand II, Les noces se firent à Warsovie le 12 sep- 415 e lendemain on couronna 1057, et la reine. C'est à cette occasion que Wladislas voulut établir la décoration de l'Immaculée Conception de Notre-Dame. Il avait conçu ce projet dès l'année 1653, et il crut que les Polonais le seconderaient enfin; mais il enfuttoutautremeut. Ils soutenaient que cette décoration dérogerait à l'égalité de la noblesse ; qu'elle était contraire aux lois polonaises. Le prince Christophe Radziwill fut le plus chaud adversaire de ce projet, et le hochet royal fut aboli. Après la conclusion de ce mariage, André Rey fut envoyé en ambassade à Londres ; mais le roi Charles lCr fut très-mécontent de ce que Wladislas n'avait pas épousé la fille du palatin du Rhin. Libre des guerres avec les puissances limitrophes, la Pologne aurait refleuri, si la cupidité des aristocrates n'eût allumé la guerre chez les Kosaks. Les grands seigneurs recevaient du roi d'immenses domaines dans l'Ukraine, à titre héréditaire ou à vie. La noblesse polonaise, si jalouse de sa liberté, voulait anéantir celle des Kosaks, et leur faisait souffrir toute espèce de vexations. Les Jésuites de leur côté voulaient les convertir à la foi romaine. Les Kosaks, exaspérés, prirent les armes et démolirent la forteresse de Kudak sur le Dnieper, bâtie par Konieçpolski, pour les maintenir dans l'obéissance (décembre 1637). Le grand-général de la couronne, Nicolas Potoçki, battit les Kosaks à Borowiça. Leur chef, Pawluk, ayant reçu, tant de la part de Polockiquede celle d'Adam Kisiel, chambellan de Czerniechow, la promesse que sa personne serait inviolable, se rendit à la discrétion des vainqueurs. Envoyé à Warsovie, il fut, au mépris de la confiance publique, condamné à avoir la tête tranchée, et pour comble d'opprobre, l'orgueilleuse et avide aristocratie abolit à la diète de Warsovie (mai-février 1638) les privilèges des Kosaks, leur hiérarchie, leurs revenus, etc. Depuis lors, d'alliés de la Pologne, ils devinrent ses ennemis déclarés, grâce à l'aristocratie et aux Jésuites. Au milieu de ces conjonctures, un événement étrange arriva à Jean-Kasimir, frère du roi. Le prince Jean-Kasimir quitta Warsovie (27 janvier 1638), alla à Gênes, d'où il se décida au voyage d'Espagne pour rendre visite à Philippe IV et revendiquer les sommes napolitaines dévolues par succession ù Catherine Jagellonne, aïeule de Kasimir. En examinant, par un motif de curiosité, le port de Marseille, il fut saisi et emprisonné (9 mai), conduit au château de Sisteron etjen- suite à Vincennes; sa captivité dura deux ans. Le roi de France, Louis XIII, voulut se venger sur ce prince de l'alliance intime de Wladislas avec l'Autriche, et de plus il croyait que Kasimir espionnait pour le compte de l'Fspagne qui était alorsenguerreavec la France. Enfin, après de longues négociations, il l'ut rendu à la liberté en 1640. Les diètes de Warsovie de 1639 (octobre-novembre), de 1640 (avril) et celle de 1641 (août), se passèrent tranquillement; le 7 octobre 16M, l'électeur Frédéric-Guillaume prêta serment, et hommage au roi. En 1642, après la clôture de la diète, le roi donna en mariage sa sœur Anne-Catherine à Philippe-Guillaume, prince de Neu-bourg (8 juin 1642). Quitte des prisons de la France, Jean-Kasimir tomba dans les griffes de l'Italie. Livré aux Jésuites, il entreprit en 1645 le voyage de Lorette, pour entrer dans la congrégation. Après la diète (novembre - décembre) île la même année, Wladislas écrivit (janvier 1644) à son frère de renoncer à cette idée, mais il le refusa. Dans le même temps, la guerre des Kosaks causait de grands ravages, malgré les victoires que Konieçpolski, Wisniowiecki, Firley, Lubomirski, Etienne Czarnieçki et Laszcz, remportaient à Ochmatow et près de Sinewody (janvier-février). Dans la même année, le roi perdit sa femme Cécile Renata (24 mars) à Wilna, et le gouvernement français, qui ne demandait qu'une occasion pour étendre son influence sur la Pologne, envoya un ambassadeur,le sieur de Flécelles, vicomte de Brégy, pour offrir au roi Marie-Louise, fille de Charles de Gonzague, duc de Manloue. Les intrigues se croisaient alors en tous sens; la diète de Warsovie (février-mars 1645) se rompit. Une autre princesse, la reine Christine de Suède, fut aussi offerte au roi de Pologne, et ce mariage lui présentait l'avantage de ressaisir le trône de Stockholm; mais la disproportion de l'âge de-Christine, qui avait vingt ans, et Wladislas cinquante et un, fit avorter ces propositions. Ainsi ce fut Marie-Louise qui l'emporta sur ses rivales, et le contrat de mariage de Wladislas fut signé à Fontainebleau (26 septembre 1645). Une magnifique ambassade polonaise vint chercher la nouvelle reine à Paris ; le 5 novembre, les fiançailles par procuration eurent lieu en présence de Louis XIV, âgé alors de huit ans, et le 10 mars 1646 Wladislas épousa la reine à Warsovie, et le 15 juillet suivant elle fut couronnée à Krakovie; leleraoùt Wladislas alla à Léopol surveil- 1er les intrigues turques et revintà Warsovie pour la diète (25 octobre). En attendant, l'inconstant Jean-Kasimir, qui avait quitté l'habit de Jésuite pour se faire cardinal, revint en Pologne, espérant devenir un jour roi. Dès que la diète de Warsovie fut terminée (mai 1647), le roi fit une perte douloureuse dans la personne de Sigismond-Kasimir son fils, âgé de huit ans ; il mourut le 9 août. Le roi, pour se distraire de son chagrin, voyagea dans le Palatinat de Troki et alla à Thorn. Revenu à Warsovie, Marie-Louise voulut voir Wilna, la belle capitale delà Litvanie ; le roi l'accompagna, et ils y firent une entrée solennelle (19 mars 1648). A celte époque les affaires des Kosaks se compliquaient chaque jour davantage. Les déprédations et les vexations des seigneurs polonais en Ukraine mirent le comble à l'exaspération de ce peuple. Bogdan - Chmielniçki, fils d'un gentilhomme polonais, s'attira l'amitié des Kosaks. Chmielniçki était gravement outragé par Daniel Czapliçki, qui avait enlevé sa femme, et ne pouvant obtenir justice à la diète, il s'adressa à Wladislas. Celui-ci, mécontent de l'insolence de l'aristocratie, dit à Chmielniçki que son sabre étaiitout aussi bon que celui de ses agresseurs, et qu'il ne dépendait que de lui de se faire justice contre l'injustice des autres. Chmielniçki, proclamé chef des Kosaks, lève l'étendard de l'indépendance; une guerre s'engage. Le jeune Etienne Potocki livre bataille près de Zolte-Wody (15 avril 1648), perd la vie, et un seul homme est sauvé pour informer les autres généraux de ce désastre. Les Tatars, qui faisaient cause commune avec les Kosaks, suivirent les Polonais à Korsun (26 mai), les battirent complètement, et les chefs furent conduits captifs en Krimée. Les Tatars enlevèrent 70,000 habitants de l'Ukraine. Au milieu de ces malheurs, la mort vint surprendre le roi. Pour apaiser les fureurs de celle guerre et pour rendre à la raison les oppresseurs des Kosaks, Wladislas quitta Wilna et prit la route de Warsovie ; mais avant d'y arriver, il succomba à Merecz sur le Niémen, le 20 mai 1648, à l'âge de 55 ans et dans la 16e année de son règne. Il avait pris le nom de Wladislas IV, en compta m ce chiffre depuis Wladislas le Bref, et il serait le VIIe des Wladislas, s'il avait compté à partir de Wladislas-Herman, mort en 1102. MUSIQUE, CHANTS, COUP D'OEIL HISTORIQUE SUR LA MUSIQUE RELIGIEUSE ET LES CHANTS POPULAIRES EN POLOGNE. (Suite : Voyez pages 529 et 425 du Tome Tr, et 241 du Tome II,) « Le sang injustement, versé est chose sacrée, » tes Meurs naissent sur le sol qu'il a humecté. » {Ancienne ballade.) Anciens chants de Litvanie, de Prusse, de Samogitie, de la Podlaquie, et de la Russie-Blanche. U y a peu de peuples dont l'histoire, les croyances religieuses, la langue, la poésie, la musique, présentent autant de sujets d'étude et de réflexion que la Litvanie. L'antique patrie des Mendogs, des Gedymins, a été le théâtre de combats meurtriers. C'est là que le christianisme vint combattre contre les faux dieux auxquels les Litvaniens restèrent lidèles jusqu'au xive siècle. Tous ces dieux, grands et petits, avaient leurs temples, leur culte, leurs cérémonies mystiques escortés de poésie et de chant. L'origine du peuple litvanien n'est pas encore clairement démontrée. Les vieilles chroniques le font] descendre d'une colonie grecque ou romaine, amenée par Palémonsur le littoral de la mer des Varègues, aujourd'hui la Baltique. Cette colonie vint avant Jésus-Christ, selon quelques-uns, à la 57, et selon d'autres, elle remonte à la 401 année de notre ère. S'étant réunie aux Normands, qui arrivaient de la Skandinavie en Samogitie, elle aurait formé un Etat puissant. D'autres auteurs la font descendre de l'Asie, comme le prouvent certaines coutumes orientales conservées par ce peuple, malgré son long contact avec les Slaves. De plus, les rapports de la langue 'itvanienne avec le sanscrit sont une preuve irrécusable que le peuple indien, qui parlait autrefois le sanscrit, pouvait avoir la même origine que la race hérule qui s'est établie depuis en Liivanie. Dès le xe siècle, les Litvaniens apparais-sent forts et puissants. Hommes d'action, guer-r'ers indomptables, ils montrent un grand attachement à leurs dieux mythologiques. Le grand Piètre Krewe-Kreweyto (juge des juges) parta- TOME ii. geait le pouvoir suprême avec le chef de l'Etat, et sa puissance s'étendait depuis la Dzvvina jusqu'à la Prusse. La mythologie slave, modelée sur celle des Grecs, modifia beaucoup le caractère violent des anciens peuples de ces contrées ; son influence douce réveilla l'enthousiasme poétique et religieux que les guerres sanglantes avec les chevaliers Teutoniques avaient exalté au plus haut degré. Les Litvaniens sentirent le besoindes sacrifices, et de nombreux autels s'élevèrent. Les forêts, les lacs, les rivières, les bosquets avaient leurs divinités tutélaires, les chaumières avaient des fétiches, leurs bons génies. Il existe de charmants contes populaires qui se rapportent aux croyances mythologiques de cette époque, et qui prouvent que la poésie fut cultivée depuis longtemps parles Litvaniens. L'antique temple de Romnowe était la demeure de Krewe-Kreweyto, lequel devait être librement élu par les weidalotes, prêtres et sacrificateurs institués pour entretenir le feu sacré (le zniez), instruire le peuple dans la religion, et célébrer sa gloire par des chants héroïques. Les prêtres chantaient les exploits des héros morts pour la patrie. Souvent même ils excitaient le peuple à la guerre contre les ennemis des dieux dont ils prétendaient connaître les volontés. Quand les troupes marchaient au combat, les weidalotes portaient le grand Krewe dans une litière. Le peuple se prosternait sur son passage en agitant des bannières. Pendant les sacrifices, les weidalotes se servaient de tonneaux couverts de peau brute sur lesquels ils frappaient à coups redoublés; le son de ces tonneaux ressemble au bruit du canon. Les premiers chants litvaniens furent inspirés par la fête des morts que les weidalotes célébraient tous les ans à une certaine époque. Ces cérémonies se 113 faisaient avec une grande pompe. Les burlc-nikas, chanteurs, poètes et devins, déjà connus et vénérés, y venaient pour évoquer les âmes et les apaiser par la puissance de leurs chants unis à la musique. Il y avait aussi des femmes, nommées burtes, qui chantaient des cantiques de leur composition, à l'instar desskaldes du Nord. Ces restes précieux de l'antiquité litvauicnne doivent être classés parmi les chants populaires; il est à regretter que tous les airs n'aient pas été notés. Un grand nombre des anciens chants litvaniens renfermentdesidées mythologiques, ou reposent sur les croyances religieuses de cette époque ; d'autres expriment les sentiments tendres, comme les Daïnos; il y en a qui ont été improvisés pour les cérémonies publiques, les noces, et les fêtes des morts (les Ruudos). Les Daïnos sont écrits en langue lilvanienne et en litvano-prus-sienne. Selon les témoignages des historiens, la littérature litvanienne était déjà riche en poésies héroïque et historique. Avant l'introduction du christianisme, on cite un chant plaintif du temps de Miechovila, sur la mort du prince Sigismond, tué par les Russiens. Les Daïnos surtout sont remplis de grâce et de simplicité; fleurs charmantes des bords de la Wilia, elles rappellent la riante vallée de Kowno qui fut leur berceau. Quanta lalauguelitvanienne, elle prend sa source dans le sanscrit, quitte l'Asie avec les 1 férules, traverse huit siècles sans perdre son caractère primitif, se perfectionne sans aucun secours étranger, et donne naissance aux quatre principaux dialectes plus ou moins rapprochés du sanscrit. Ces quatre dialectes distincts sont : le litvanien, le Letton, le hérule, et le vieux prussien; plus tard, quelques mots russiens y ont été introduits sans en altérer la pureté. Le litvanien, malgré son origine asiatique el sa parenté avec la langue pélasgo-hellénique, n'accepta pas les lettres grecques ; mais il prit l'alphabet latin, comme la Pologne. L'emploi des formes gracieuses introduites dès sa formation hâta son perfectionnement ; et celte langue née dans l'âge d'or de la plus belle partie du monde, cultivée par un peuple sociable aimant la poésie, s'est conservée intacte jusqu'à rétablissement du christianisme, qui fut l'époque de la réunion de deux peuples, qui ne formeront pins qu'une grande nation. La conversion définitive des Litvaniens à la foi chrétienne se lit sans effusion de sang, à la voix d'un Jagellon qui, après avoir em- brassé la foi d'Hedwige, lit partager à sou peuple cette sainte foi et sa croyance. Jusque-là, ni les efforts des grands-ducs, ni le propagandisme sanguinaire des chevaliers Teutoniques, n'avaient pu renverser le culte de Perkun. La religion chrétienne amena une réforme générale, les autels des faux dieux disparurent de la terre, le zniez s'éteignit, les serpents sacrés furent immolés, la langue, les chants et les mœurs subirent l'influence du christianisme, lequel cependant n'effaça que peu à peu les couleurs fortes que les croyances mythologiques avaient imprimées sur le caractère des Litvaniens. Les fêtes des morts (Chauluray)supprimées, ainsiquecelles du bouc el celles des pasteurs, les weidalotes ei leurs chants furent oubliés aussi. Car le peuple, devenu esclave, atlaché à la glèbe, abandonna ses armes et sembla renoncer à ses chants héroïques. Si quelques fragments du passé échappaient de la destruction, on se les communiquait comme des reliques sacrées, dans les cérémonies mystérieuses et intimes auxquelles le peuple resta attaché. D AÏNOS, anciens chants mythologiques de Liivanie. La vallée de Kowno, que la nature a enrichie de tous ses dons, est célèbre dans l'histoire mythologique par le cube de Milda, Vénus litvanienne. Elle est aussi la patrie des Daïnos, chants erotiques, créations ingénues du peuple heureux qui habitait entre les bords fleuris de la Wilia et du grave Niémen. Ces chants historiques et populaires, qui respirent les sentiments les plus tendres, sont d'une simplicité ravissante. On y trouve une peinture gracieuse de Milda , déesse des premières amours. La ville de Kowno était la Cylhère litvanienne. Los merveilleuses beautés du pays, une quantité prodigieuse de fleurs des champs, plus belles et plus nombreuses que les fleurs sauvages des pays voisins, des collines gracieuses couronnées des roses blanches que la nature répand à profusion, fout de cetle vallée un véritable Eden. Une fécondité constante favorise cetle terre. Le peuple de la vallée est très-gai et ses mœurs soni douces; il a un goût prononcé pour les fleurs, et les jeunes lilles s'occupent avec soin de leur culture. La plus pauvre maisonnette a son parterre ; il n'est pas rare de trouver dans un village des fleurs qui feraient envie au luxe des sylons. Un mariage dans la Vallée do Kowno doit être tout paré de fleurs; on conserve si bien la ruta, que dans l'hiver même on peut en faire des couronnes pour orner la maison nuptiale, car le parfum de ces couronnes a le pouvoir d'éloigner les mauvais esprits. C'est au milieu de toutes ces fleurs de la vallée de Kowno, que la déesse Milda avait ses autels. D'après les contes populaires, il existait aussi des prêtres nommés Mildawnikas qui brûlaient de l'encens à l'honneur de la déesse de l'amour. La déesse avait choisi Kowno, comme Vénus avait choisi Gnide. Non loin de là, Wel-lona, déesse de l'éternité, avait son temple qui se mirait dans les ondes du Niémen. La voix terrible du grand fleuve se mêlait aux frémissements du chêne prophétique Baublis et aux hymnes religieux de Milda. Les jeunes fdles du pays chantaient les Daïnos, qui peignent avec tant de charme la vie intérieure de cette époque, et dont la naïve franchise éveille dans l'âme mille émotions de joie et de bonheur. Bientôt le Niémen ira se jeter dans la mer orageuse où flotta jadis le vaisseau de Palémon, emportant avec lui les produits des rivières saintes et les derniers échos des Daïnos; en un instant, les chants, les eaux, les amours, tout disparaîtra dans les profondeurs des mers. Dans les tempêtes on entend souvent un bruit sourd qui sort des entrailles des falaises. Alors les flots se gonflent, la vague se redresse menaçante, et son écume en tombant se transforme en mille morceaux d'ambre qui dorent les bords de la mer ; aussi on l'appelle mer d'ambre (Bursztynowe morze), autrefois mer des Varègues. Le peuple litvanien, toujours en guerre, luttant sans cesse contre ses puissants voisins, n'a point suspendu la lyre nationale sur les branches du saule pleureur. Sincèrement attaché à son pays, il se créa dans sa simplicité et sans art un monde invisible de beauté idéale; ses chants resteront comme des monuments impérissables, et attesteront à la lois ce qu'il a été, et le degré de civilisation d'une époque prétendue barbare. Les Daïnos nous ouvrent le sanctuaire de la vie intime. Là, le cœur humain se montre à découvert, le monde intellectuel s'y reflète en entier; par ces chants, on connaît le caractère et les usages du peuple. Ils nous dévoilent les inspirations les plus élevées de l'âme, alors qu'elle scintille de joie ou qu'elle pousse des soupirs de douleur. La langue litvanienne se plie aisément aux expressions caressantes. Le style familier respire une grâce aimable qu'embellit encore l'usage fréquent des diminutifs, mais qu'il est impossible de rendre dans une traduction. Quant à la forme intrinsèque des Daïnos, elle est très-simple : une idée, une image quelconque peuvent servir de comparaison ; les sentiments d'amitié et d'amour s'y reproduisent souvent ; le poète, sans transition, passe d'une fiction à une vérité morale.Les images, les objets de comparaison, il ne les cherche pas loin, il prend tous ceux qui lui tombent sous les yeux : un arbre fleuri, une source d'eau vive, un verger, tout s'anime et respire la vie et les sentiments les plus doux. Dans ces poésies, la forme interrogalive est employée très-souvent. Voyez les deux Daïnos n081 et 2, les paroles et la musique ont conservé un parfum local. Voici un chant mythologique sur le mariage de l'Aurore (Auszrinné,)où se trouvent plusieurs dogmes mythiques. I. L'Aurore célébrait sa noce, Perkun parut à la porte du ciel, El renversa le chêne vert, IL Dont le sang jaillit, El retomba sur ma robe Et sur ma couronne. III. La fille du soleil pleura trois ans, El pendant trois ans, Elle cueillit des fleurs fanées. IV. Puis elle demanda à sa mère : « Où dois-je laver ma robe? Où pourrai-je laver le sang? V. — Va, ma fille chérie, Va au bord du lac, Où se jettent neuf rivières. VI. — Où donc, ma douce mère, Dois-je sécher ma robe? Dois-je la sécher au vent ? VII. — O ma fille, au jardin, Où fleurissent neuf roses. VIII. — Quand donc, ma douce mère, Meltrai-je ma robe lavée? Quand porterai-je ma robe blanche ? IX. — O ma fille, dans ce séjour Où neut soleils vont luire.» Ce qui frappe dans ce chant, c'est le nombre neuf, et l'apparition du dieu de la foudre, Per-kun, qui détruit le cliêne vert qui lui était consacré. Le sang de ce chêne retombe sur la robe et sur la couronne de l'Aurore au moment oii celle-ci approchait de l'autel. L'Aurore pleura trois ans en recueillant les fleurs fanées de sa cou ronne; puis elle demanda à sa mère quel jour elle pourrait se remarier. Ici le nombre neuf apparaît, ce nombre était sacré chez les Litvaniens, qui l'adoptèrent d'après les Skandinaves. Les neuf soleils font allusion au phénomène atmosphérique connu. Le chant sur le mariage de la Lune, Menesio swooba, renferme plusieurs idées mythologiques. Le Soleil se fait vengeur de l'infidélité de la Lune pour l'Aurore, sa fiancée. Cette Daïna est incontestablement d'une haute antiquité. Le savant Narbutt cite un ancien chant à Liet-hua, déesse de la Liberté, qui avait le chat pour symbole. Cette déesse partageait avec Odin les âmes des murgi ( guerriers morts pour la patrie ) ; son culte était dans l'ancien palatinat de Troki. « Douce Liethua, Liberté chérie, lu as disparu dans l'azur des cieux. Où faut-il te chercher? peut-être au sein de la mort. De quelque côté qu'un malheureux tourne les yeux, vers l'orient ou vers l'occident, il ne voit que malheur, persécution. La sueur du travail et le sang répandu dans les combats ont inondé la terre entière.— Douce Liethua, Liberlé chérie! descends du ciel, aie pitié de nous!» La petite Daïna sur Pucis, Zéphire litvanien, est toute gracieuse. Elle planta la verte rota, Elle l'arrosait de ses larmes, Elle l'entoura d'une petite haie Pour en tresser des couronnes Jusqu'au retour de mon amant. Tu seras ma tresse chérie, -Croîs gaiement dans mon verger ; Bois mes larmes el ma sueur. Que le vent ne le fasse point de mal, Que la pluie ne te couche pas à terre, Que les Zéphirs, amis des fleurs, Te caressent de leur haleine. Le nombre des Daïnos mythologiques est très-considérable, plusieurs s'adressent aux divinités du premier ordre, d'autres aux dieux domestiques (fétiches). Voici les noms de quelques déesses qui ont leurs chants spéciaux : {Déesse puissante dans tous les pays du Nord. Wellonna ou Welli-Dëewe, Milda, Pilwite', Pergrubië ou Mëlitêlê, Wakarinnê ou Heaper, Laïma, ( Déesse de l'éter-* nité; on lui sacrifiait j pendant les fêtes I des morts (Dziady). Déesse de l'a-mour;son culte était à Kowno, ainsi que celui du dieu Kau-nis. / Déesse de la for-I tune.S'appelaitDola J chez les Prussiens ; dans les sacrifices, on invoquait celle \ divinité. Déesse des fleurs; son culte a duré chez les Liivaniens jusqu'en 1530; on célébrait sa fête au printemps. / L'étoile du soir, \ fille du Soleil. Cette daïna est remplie d'allusions astrono-\ iniques. Déesse du bonheur, dont le chanl très-ancien est du \ pays riverain en Sa-/ mogitie; il commen- cée ainsi : « Laïma appelle, Laïma crie, Courant pieds nus sur la montagne. » Dans les grands malheurs Laïma se montrait sur les montagnes, on entendait sa voix, qui prévenait de l'approche du danger. Les principaux dieux qui ont leurs chanls, sont : Dieu de l'amour, ou Cupidon représenté par un petit nain. Dieu des pasteurs; il existe un choeur à son honneur. Kaunis, fils de Milda, Goniglis, Elnis (lecerf), Fétiche qui éloignait ( les maladies. Les Daïnos qui chantent l'amour, l'amitié, la vie intérieure sont les plus nombreuses. Une douce mélancolie règne dans les chants d'amour, on y éprouve cette vague tristesse qui nous charme tant dans les chants d'Ossian lorsqu'il n'y a plus d'espérance dans un cœur blessé; la joie même y est triste. On ressent ces impressions dans les chants liivaniens, et ils nous touchent par les sentiments qui prennent leur source dans un cœur pur. Un cœur pur soupire tristement après l'objet chéri, comme dans la Daïna suivante : « Sous les tilleuls coule le ruisseau, un ruisseau pur el joyeux, et sur la lisière pure et joyeuse sous les tilleuls, pourquoi pleures-tu, ma fille? — Pourquoi ne puis-je pas pleurer, pourquoi ne puis-je pas parler au ruisseau? Ah! pourquoi ne verrai-je pas celui que je porte dans mon cœur? » Au milieu du silence de la nuit, pendant mon sommeil, j'ai causé avec lui sous un arbre, je lui ai tait des serments, j'ai juré sur les cendres de ma mère de ne jamais le quitter. » J'aimerais mieux supporter tous les malheurs, séparer mon âme de mon corps, plutôt que de me séparer de toi, mon ami, ou de ne plus t'aimer.» L'Adieu d'une sœur est du môme genre; rien de plus touchant que l'air de cette Daïna.(Voyez n° 3.) Les Litvaniens aiment assez les poésies énig-matiques, où ils exercent leur esprit. Ces poésies ont la forme interrogative ; on les appelle Misla ( énigmes). Voici une de ces chansons: «Lorsqu'une fois ma mère m'a grondée, elle m'a dit : Va au bois, ma. fille, et trouve-moi une fleur d'hiver, et de la neige d'été. » J'allais errer tristement sur les collines près du lac et au bois. « Mon pasteur, dites-moi, je vous prie, où trouverai-je ces deux choses ? —Si tu veux être bonne et fidèle, si tu me donnes ta bague pour arrhes, je le dirai l'énigme; écoule, écoute, ma fille. — Je serai bonne et fidèle, je donnerai cetle bague pour arrhes; mais, dites-moi,où trouverai-je la fleur d'hiver et la neige d'été? — Va au bois de sapins, casse une petite branche, porte-la à ta mère, et dis hardiment : Le sapin est la fleur d'hiver. Va aux bords de la mer d'Ambre, prends l'écume des flots azurés avec ta jolie main, l'écume de mer est la neige d'été. » Cette chanson montre que la forme dialoguée est très-souvent usitée dans les chants populaires. Le dialogue entre la mère, la fille et le pasteur, anime non-seulement le récit et donne de la vie aux images, mais il éveille les sentiments délicats relatifs aux personnes qui se doi vent l'amour el l'estime. Souvent la chanson prend la forme dialoguée, là où il n'y a qu'une seule Personne agissante, comme dans la chanson sur l'Orpheline. RAUDA. Ils m'ont envoyée au bois, Pauvre et malheureuse enfant ! Ils m'ont envoyée chercher des groseilles, J'ai oublié le bois, Avant d'avoir cueilli des groseilles, J'ai couru sur la colline, An tombeau de ma mère; J'ai répandu des larmes amères Pour ma bonne mère. « Qui pleure donc sur ma colline, Qui pleure sur mon tombeau ? — C'est moi, ton orpheline, qui pleure, O ma bonne mère ! Qui réchauffera mes mains, mes pieds? Qui me dira une douce parole? — O ma fille, reviens à la maison! Tu trouveras là une autre mère Qui réchauffera tes pieds et tes mains; Là aussi un bon jeune homme Te dira de tendres paroles.» Chez une nation où l'héroïsme était regardé comme la première vertu, les chants héroïques ne doivent pas manquer. Le caractère des Daïnos se prête aussi à ce genre de poésie. « Voilà les chasseurs qui arrivent el les Ulans vont paraître; permets-moi, ma mère, de partir avec les chasseurs. — Ne va pas aux champs, ma fille, le pain du soldat est un pain de misère. Aujourd'hui ici, demain ailleurs, qui te tressera la couronne, ma fille ? — Le vent va souffler dans ma couronne, brillante de la rosée du malin ; permets-moi, ma mère, de partir avec les chasseurs. — Mais, dis-moi, ma fille, où tu passeras la nuit, où te reposeras-tu ? — O ma mère, je passerai désormais mes nuits sur le gazon vert. Le ciel sera sur ma tôle, et je me reposerai sur la terre. >» La forme interrogative des Daïnos rappelle quelquefois la ballade suédoise de sir Olof; mais les images et les tableaux sont différents. Les rochers, les blocs de granit des poésies skandinaves sont remplacés chez les Litvaniens par des fleurs et des bosquets : les fleurs surtout embellissaient chez ces derniers les époques les plus intéressantes et les plus poétiques de la vie. La couronne de la verte ruta est le symbole de l'amour etdes espérances daine jeune fille. D'après une ancienne Daïna, trois jeunes gens se présentèrent un jour pour demander en mariage une jeune fille; mais elle les refusa, car elle ne voulait pas se séparer de sa couronne de vierge. Ce chant respire les sentiments les plus doux et les plus touchants. la COURONNE DE VIERGE ( Waiîlikas), c Au milieu d'une vaste plaine croit un buisson d« kalina, dont les branches s'inclinent? vers la terre, chargée de fleurs virginales. Là se promenait une jeune fille douce el jolie; elle ourlait de sa main un petil fichu de soie. Tout d'un coup trois jeunes ^ens arrivent, ils réclament f hospitalité. L'un d'eux-lui serre la main, le second lut barre le passage, le troisième se met en colère à la vue de ces rivaux. Dans un joli jardinet verdoie].: lavande; là une jeune fille tressait sa couronne de vierge; son visage s'illumine; elle tresse ia couronne de lavande, et dit ces paroles: « O ma couronne! loi qui embellis ma tête, à qui te donnerai-je ? est-ce à ce t ho n n ê i e 1 a bon re u r i j: a i mera i s m ieu x l e j e \ er da n s le feu. Est-ce à a t ingrat ? O amer souvenir! j'ai me mieux Le cacher ma triste couronne, etperdre toute espérance ; je soupirerai sans cesse, je verserai des larmes abondantes. » L'air du nw 4 accompagne la liancée lorsqu'on la reconduit chez elle. Les paroles peignent la tristesse et les regrets causés par la séparation. Un de ces chants, intitulé Voyage du fiance', commence par une plainte contre Ja rigueur de lu saison. Il ne contient que quatre vers, a Déjà (dit le texte) le lac du midi gèle, où donc chercher ma tourterelle?» La musique en est mélancolique ; il y a un sentiment yague dans ce petit air, qui n'est pas sans intérêt. (Voyez n° 5.) Les chants de noces sont très - nombreux en Litvanie; ils renferment une peinture fidèle des usages du peuple, basés sur les idées mythologiques d'autrefois. Le chant suivant, dont la musique porte un caractère distinctif, a la forme interrogative, qui est très-usitée chez les Litvaniens, comme chez les Slaves en général (n°6). Ce chant renferme des allusions sur une nouvelle mariée. « Mon petit oiseau rossignol, où as-tu été? Mou petit oiseau rossignol, où as-tu passé la nuit? — Dans un petit verger, sous le vert feuillage du pommier. —Mon petitoiseau rossignol, qu'est-ce que tu y as laissé? Mou petit oiseau rossignol, qu'est-ce que tu y as oublié? —J'ai laissé, j'ai oublié une fauvette. —Mon petit oiseau rossignol, quand reviendras-tu? Mou petit oiseau rossignol, quand nous reverras-tu r' — Je reviendrai, je vous r^verrai ; mais je crains le faucon. —Ma jeune petite sœur, où as-tu couché ? Ma jeune petite sœur, où as-tu passé la nuit? — Dans le haut du grenier, dans un lit de plume. —Ma jeune petite sœur, qu'est-ce que tu y as laissé? Ma jeune petite sœur, qu'est-ce que tu y as oublié? —J'y ai laissé, j'y ai oublie ma petite couronne de la ruta. —Ma petite jeune sœur, quand reviendras tu ? Ma petite jet/ne sœur, quand nous reverras tu? — Je reviendrai, je vous reverrai, mais je crains mon méchant mari. » Dans plusieurs de nos chants de noces on voit toujours figurer trois jeunes gens qui arrivent sur des coursiers rapides demander la main d'une jeune fille. Celte tradition repose sans doute sur quelque événement historique du temps du paganisme. L'imagination poétique des Litvaniens se plaît à orner ces petits coules d'une foule de détails charmanls. « Dans un jardin tout garni tle verle ruta, à travers les buissons du lis, arrivent trois jeunes gens sur des coursiers agiles. La mère sort toute triste, elle court fermer la porle. n Allez-vous-en ailleurs, vous n'été* pas des nôtre». Ma fille u'esl pas assez grande et je n'ai point de doï; le temps de l'amour n'est pas encore arrivé pour elle, * Dans un jardin tout garni de verte ruta, à travers les buissons du lis, arrivent trois jeunes gens sur des coursiers rapides. La mère sort, elle court pour ouvrir la porte. « Arrivez heureusement chez nous, chère jeunesse, déjà ma fille k grandi, la dot est lit, amusons-nous. » Ils passent par la cour pour aller au grenier du père, où celui-ci compte son argent el le place par centaines. Mais ses pleurs entrecoupent le son de l'argent. « Mon père, dit le jeune homme,quel événement cause ton chagrin ? — Ah! comment fie pas pleurer? je n'aurai que des regrets, puisque tu prends ma fille chérie. » Ils vont ensuite au grenier de la mère. Là, ils la voient couper de la toile fine. Elle coupe la toile, et ses larme;-» interrompent son travail. « Pourquoi pleures-tu, ma mère, avec tant de douleur? — Comment ne pas pleurer? je n'aurai que des regrets, puisque c'est aujourd'hui que tu emmènes ma fille chérie. » Ils vont à l'écurie du frère, lequel se disposait à partir; il sellait son cheval, mais ses pleurs l'empêchaient de faire son ouvrage. « Quel malheur est cause de les pleurs? — Comment ne pas pleurer? je n'aurai plus que des regrets, puisque tu emmènes avec loi ma chère sœur. » Ils vont après où le jardin embaume l'air de son parfum. Là, je vois ma sœur occupée à cueillir tristement la verle ruta pour sa couronne de mariée. Elle cueille la ru la, el répand d'abondantes larmes. «Pourquoi pleures-tu si fort, sœur malheureuse? — Comment ne pas pleurer? je n'aurai que des regrets, puisque c'est aujourd'hui que tu emmènes ma soeur chérie. » SIDIR WIDIR, chanson de Samogitie. Dans cette chansonnette, d'origine samogi-lienne, le nombre trois figure encore comme dans le chant précédent, mais malheureusement il n'existe qu'un fragment de ce conte traditionnel défiguré par de nombreuses variantes. Le nombre trois était considéré comme de bon augure chez le peuple litvanien. On le rencontre souvent dans les chansons modernes, comme le nombre neuf dans les chants mythologiques. En Pologne, le nombre sept est employé assez fréquemment par le peuple; mais ce nombre est fatal* il porte mal- heur. Yoici la chansonnette qui commence par les mots : Litvaniens Sidir Widir. « De belles charmilles tapissaient de verdure le milieu d'un jardin. Les fleurs et le cassis luisaient pencher les branches. Là, vinrent trois jeunes (illes pour cueillir le cassis ; mais trois Kosaks se jetèrent sur elles pour les enlever. Les Kosaks demandèrent ensuite leurs noms aux serviteurs. L'une d'elles s'appelait Anna; la seconde, Marianna, et la troisième, Johanna.» La musique en est vive et gaie; son mouvement ressemble à celui d'un galop. Voyez n° 7.) RAUDOS, chants des morts. Les chants des morts étaient très-nombreux chez les auciens Litvaniens. Bans les céré -monies funèbres on chantait des lamentations appelées liauda, qui sont très-touchantes: une strophe do ces Rauda se trouve dans le chant de l'Orpheline que j'ai donné plus haut. Le peuple croyait que les vivants pouvaient parler aux morts, et qu'on devait donner souvent à ceux qui ne sont plus, des marques de bons souvenirs ; sans cela les morts s'affligent beaucoup et leurs os dépérissent en peu de jours, tandis que ceux dont on parle souvent se conservent longtemps. Ces croyances sont répandues dans tous les pays slaves, on en trouve des preuves dans les chants populaires des Russiens, comme dans ceux de la Russie du Rng et de la Russie-Rouge. In Ukraine, la tradition porte qu'un kosak mourant demanda qu'on lui élevât une haute mogila (tertre tumulaire) et qu'on y plantât du kalina, espèce d'arbuste poétique, afin, dit-il, que les oiseaux qui viendront manger de son fruit puissent m'appor-ter des nouvelles de ma bien-aimée. Avant l'ère chrétienne, il y avait en Samogitie, ainsi qu'en Prusse, des prêtres spéciaux pour les cérémonies lunèbres : on les appelait Tilussones et Lingus-sones. Le peuple pleurait et chantait aux enterrements. On commençait par boire à la mémoire du mort, en lui disant : Je bois à toi, mon bon ami ; pourquoi es-tu mort? Le cor guerrier liiva-nien accompagnait les chants, les lamentations, et les lingussones prononçaient des discours funèbres, dans lesquels ils vantaient l'esprit, les capacités, la haute naissance et les actions du défunt. Gomme les Grecs, les Romains et les Skandinaves, les Litvaniens brûlaient leurs morts ; mais dans les dernières années du paganisme, °h s'est borné à brûler seulement les corps des grands personnages. Gedymin, grand-duc de Litvanie, tué dans la guerre avec les Teutoniques, pendant le siège d'un des châteaux sur le Niémen en face de Wiélona, l'ut brûlé lout armé sur un bûcher élevé : son cheval tout harnaché, deux lévriers, le cor de chasse, son faucon, un vieux serviteur ot deux prisonniers de guerre furent mis avec lui sur le bûcher. Les cendres recueillies dans une urne étaient déposées sous la mogila ou kurhan qu'il n'était jamais permis de détruire. Dans les plaines de l'Ukraine, on conserve une grande quantité de ces tertres qui donnent au pays l'aspect d'un vaste cimetière. A la vue de ces mausolées, on ne peut s'empêcher de faire des réflexions bien tristes sur le néant des choses humaines. Du temps des cérémonies funèbres du Chau-turay ou Dziady, qui remplacèrent les fêtes païennes du bouc (Kozla), il y avait des chants plaintifs pour le moment de la mort, pour l'enterrement, pour les banquets des morts (po-dimine slolu) et pour les Dziady pendant lesquels on récitait des cantiques pour les âmes. La fête de Dziady commençait par un banquet ou étaient conviées les âmes des pères, mères, frères, sœurs; ces aines arrivaieni après des évocations, elles mangeaient des plats qui leur étaient offerts ; pendant ce temps, les assistants gardaient le plus profond silence. Lorsque les âmes avaient mangé, on les congédiait en leur disant : Partez, bonnes âmes, donnez la bénédiction, et la paix à celte maison. Les cérémonies fantastiques des iîziady se tenaient à l'époque des jours des morts; on choisissait pour cela des endroits solitaires, la nuit, près du cimetière et dans le plus grand secret. Après la cérémonie on visilait les kurhany, tombeaux des défunts ; on y déposait des provisions, des armes, et puis on chanlail: Passez, hommes malheureux, passez de cet état de misère à une autre vie, où les Niemçy (Allemands) ne pourront plus vous commander, mais c'est vous qui leur commanderez! Va\ Samogitie et dans les pays riverains, le culte mythologique s'est maintenu longtemps, malgré l'influence du christianisme; il avait des lètes funèbres appelées Skierstuwcs en l'honneur du dieu Ezagulis, dieu de la mort ; c'étaient les restes d'anciennes croyances mythologiques, dont plusieurs s'amalgamèrent avec le culte chrétien. La Samogitie, pays si pittoresque, fécond en souvenirs religieux et historiques^ a toujours montré un attachement inviolable à ses anciens usages. Sa position géographique, la valeur intrépide de ses habitants, leur caractère chevaleresque et poétique, tout cela lui donnait une physionomie à part. Ce peuple souffre aussi par les fautes de ses pères ; le dieu de Hedwige et de Jagellon s'est couvert d'un nuage pour ne pas entendre les cris de ses enfants. Chants de la Podlaquie et de la Russie blanche. Les Russiens sont très-nombreux en Pologne, Ce peuple habite seul plusieurs provinces ; dans d'autres il est mêlé aux peuples polonais, litva-nienset mazoviens. Il a cependant un caractère national auquel sa langue, le rit grec-uni el ses préjugés donnent une teinte particulière. L'acte mémorable de l'union du ritgrecavecle catholicisme en Pologne, n'est pas assez apprécié en France ; ce fait seul prouve en faveur de l'homogénéité des peuples qui formaient jadis la république de Pologne. En Podlaquie, les Russiens sont mêlés avec les Mazoviens, leurs chants de noces ne sont pas sans intérêt. Le savant Golemhiow-ski, dans son précieux ouvrage sur le peuple polonais, en donne de très-remarquables. La chanson suivante est chantée par les Swalki (lianceuses) au moment où la jeune mariée remercie ses parenis pour toutes leurs bonlés, en se jetant à leurs pieds : « Elle s'inclina connue nue branche de cerisier qui penche vers sa racine. La petite Annusia se jeta aux pieds de sou père, lequel, assis derrière une labié, la tète penchée sur sa poitrine, versait d'abondantes larmes. Incline-toi, jeune fille, embrasse ses pieds blancs. Incline-toi devant les vieux et devant les jeunes, car bientôt tu ne seras plus de celte maison; tu oublieras ton père chéri,'et n'auras plus à t'incliner devant personne, » L'air mélancolique du n° 8 exprime bien les plaintes et les regrets d'une jeune fille qui abandonne ses joies, ses plaisirs innocents, ses occupations pour se marier. Cet air réunit les conditions d'un chant populaire sous les rapports de simplicité et de ce sentiment vague qui fait rêver délicieusement, mais il perd beaucoup à eue noté, car rien ne peut rendre certaines nuances du chant. Entre les fiançailles et la noce on chante la mélodie n° 9, dont les paroles sont d'une naïveté enfantine : Notre chère Tacianka a pris un oiseau dans le seigle, il esl en velours rouge; et dans tous ces chants rustiques on trouve des sentiments simples, des images douces, une pureté de mœurs patriarcales. L'impression qu'ils laissent né s'efface pas, on est sous un charme inquiet qui fait naître le mal du pays, on invoque la patrie partout, car elle vit éternellement dans ces chants. Les habitants de la Podlaquie ont aussi des airs de danse d'une coupe particulière : le petit air du n° 40 se rapproche de la Mazurek, il ne manque pas de fraîcheur ni de mélancolie. Les Litvaniens et les Russiens, longtemps ennemis, finirent par se réunir sous le règne de la loi et de la liberté. Le peuple polonais leur offrit une alliance fraternelle. Ces peuples, groupés autour du trône, ne formaient qu'une nation; le roi, premier citoyen de l'Etat, répandait la liberté sur tous, comme une lumière bienfaisante. Puis, quand les jours du malheur sont arrivés, le peuple polonais succomba les armes à la main en défendant l'héritage sacré des anciens Slaves, le droit de s'assembler librement pour traiter des affaires du pays. Les trois peuples ne sont pas moins restés unis de cœur et de sympathie, malgré les efforts des ennemis pour les séparer. Cependant les Litvaniens et les Russiens gardèrent toujours une teinte orientale, tandis que les Polonais subirent l'influence gothique et la latinité, qui malheureusement fit perdre à leur poésie le caractère national pendant longtemps. Les langues lilvanienne et rus-sienne n'encourent pas ce reproche, elles sont restées pures de toute influence étrangère. Les expressions harmonieuses et caressantes sont inhérentes aux deux idiomes et ont été inspirées sur les lieux mêmes, sans autre art que la nature. Les comparaisons sont heureuses : leur beauté esl calme comme le calme d'un beaujour ; l'oiseau poétique est blanc comme l'innocence ; la couronne de la mariée est plus parfumée que le parfum même ; la ruta est toujours verle, elle embaume les pas de la mariée ; les fleurs naissent sur le tombeau d'une victime; la jeune fille est plus blanche que la rose blanche, son plus grand malheur c'est de perdre sa couronne de vierge; les premières amours sont malheureuses, le cheval est plus rapide que le vent d'Ukraine. La musique exprime fidèlement le sens des paroles ; le rhythme des airs populaires est très-difficile à saisir : dans chaque localité, les mélodies suivent les inspirations du poète villageois. Albert Sowjnskï. POLOGNE DAINOS Chants nationaux lithuaniens ARKAN— -j y - ^ j_[ , f ^3 j ;- Giocoso, Chanson des trois vierges f Sidir widir ; B. Mizynawych klctaczak iJumka N*J9. Tacianka. N" 10. l'io-n^c/Jta lit.'ivïka. Avec un sentiment de tristesse . la pologne m SOUVENIRS HISTORIQUES. COUP D'OEIL HISTORIQUE ET POLITIQUE SUR LES DIÈTES DE POLOGNE. Quand on examine les événements qui accablent la Pologne depuis un demi-siècle, qu'on s'arrête sur l'état malheureux où se trouve aujourd'hui ce pays, et puis qu'on se transporte aux siècles plus éloignés où, de cetle auréole boréale, jaillissait la lumière, non-seulement sur tout le nord, mais sur toute l'Europe, on se sent frappé de stupeur, et on se prosterne devant le doigt de la Providence. K.n effet, en remontant au berceau de cette nation, que voyons-nous? Tous les éléments qui pouvaient constituer l'ordre, la force et le progrès. Le roi, oint de l'Eglise, chef de l'armée volontaire, et le peuple, grande association d'hommes appelés tous également à remplir la même mission de la propagande chrétienne : voilà la Pologne à son origine. D'un côlé, la représentation puissante du principe de l'unité; de l'autre côté, la foi ardente dans le but commun : là, l'idée-mère, l'idée gouvernante ; ici, la persévérance et la force de l'exécution : noble croisade marchant sous la bannière de l'Evangile dans la voie où elle devait briser le joug des préjugés païens, et fonder la domination de l'esprit sur la matière au milieu de la race slave. Lacroix et l'épée brillent tour à tour sur le Dnieper, sur l'Oder, sur la Baltique et le Pont-Euxin, et en moins de deux siècles les nombreuses populations barbares, se ruant les unes sur les autres à travers des terres couvertes de marais et de bois, viennent communier à l'autel de la civilisation, assister aux assemblées politiques, aux cérémonies judiciaires, aux solennités religieuses, se mêler au peuple de chevaliers, au peuple de nobles, et se dire Pologne. En vain, l'on chercherait dans l'histoire moderne un peuple ouvrant sa carrière sous de TOME II. meilleurs auspices, et fondant sa nationalité dune manière plus large et plus solide. L'Europe entière, travaillée pendant neuf siècles par les tourmentes qui semblaient annoncer un prodige, qu'onfanta-t-elle enfin? la féodalité, c'est-à-dire la négation de l'unité et de l'égalité dans le monde politique, et la négation du moi social dans le monde intellectuel. La Pologne dès son début affirme ces principes et les réalise en paroles et en actions. Pendant que la fille des Césars jouait avec les couronnes des princes et les chaînes des esclaves, la fille des P>oleslas consacrait ses jeunes années aux travaux du camp et de l'enseignement. Si en Occident les possessions territoriales déterminent les devoirs sociaux des hommes, au Nord les hommes n'apprennent leurs devoirs que dans l'école du sacrifice et du dévouement. Si les populations de France, d'Italie et d'Allemagne sont divisées en mille classes diverses, c'est-à-dire du point de vue du but matériel, la Pologne, ne visant qu'au but moral, un, et le même pour tous, ne connaît qu'un peuple, une nation. Ailleurs, il y a des serfs et des maîtres, des vassaux et des suzerains, une hiérarchie civile et militaire; en Pologne, il n'y a que les cultivateurs et les chevaliers, ces derniers tous éligibles par la voie des assemblées populaires, tous frères et égaux. Mais à partir du xme siècle, cet état de choses change presque entièrement. Les deux pôles de l'Europe, inclinés encore l'un vers l'autre par la religion, commencent à diverger de plus en plus. A travers les revirements tantôt partiels et tantôt généraux, il se prépare sur les différents points des résultats diamétralement opposés aux impulsions primitives. En Occident, sur les débris de la féodalité s'élèvent les mo-I narchies, et à leur aide les classes inférieures se 114 fraient le chemin de l'émancipation. Au Nord, les hommes libres se font de la liberté et de l'égalité un privilège exclusif, substituent à l'esprit de la nation l'esprit d'une caste, dissolvent l'unité du pouvoir dans la mer orageuse des assemblées publiques, réduisent en esclavage les masses, et, après avoir trempé toutes les cordes de la vie dans la licence et dans l'anarchie, entraînent avec eux la nation entière sous le joug du despotisme étranger. Au moment où la France battait en brèche la haute noblesse au profit de la royauté et des communes, au moment où l'Allemagne travaillait à la décentralisation matérielle de l'Empire, et à l'organisation des Etats indépendants, au moment où l'Italie érigeait ses villes en républiques florissantes, au moment, en un mot, où l'Occident et le Midi de l'Europe entraient, sous l'impulsion de l'Eglise, dans la voie de l'ordre et du progrès, la Pologne, déchirée par les quatre fils de Boleslas, oubliait, au milieu des guerres intestines, le but de sa mission providentielle, et perdait la conscience de ses hautes destinées. L'extinction de l'unité politique et l'affaiblissement de l'unité morale jetèrent la confusion dans les idées et dans les mœurs. Le pays, divisé en autant de provinces qu'il y avait de princes, cessa d'être Pologne, A la place de la nation une, compacte, responsable devant le but national commun, il se trouva des employés corrompus, des nobles classés par les armoiries et les parchemins, des paysans rebelles et des serfs attachés à la glèbe. Les anciennes coutumes démocratiques, si belles et si utiles jusqu'alors, devinrent instrument d'oppression, d'anarchie et de désordre. La haute noblesse s'en prévalait pour échapper à la féodalité, tandis que le peuple ne cherchait, en se réunissant, que le moyen de la résistance. L'ordre militaire, ou la communauté des défenseurs du peuple, le vrai noyau de l'ancienne Pologne, s'interposa à la fin, il est vrai, entre ces deux corps baignés dans leur propre sang, mais lui-même était malheureusement atteint aussi de la corruption. En effet, vers la fin du xin*' siècle, lorsque Wladislas Lokiétek, après avoir réuni, les armes à la main, toutes les provinces, entreprenait de reconstituer la Pologne, l'ordre militaire ou la noblesse du pays (milites nohiles), en jetant son épée sur la balance au profit du pouvoir central, contre l'oligarchie aristocratique, ne pensa qu'à agrandir et à consolider sa propre autorité. D'une milice, appelée en vertu du devoir commun, à la défense du pays, elle devint une institution politique. La chose était bonne et salutaire. En déposant des éléments nouveaux dans l'organisation affaiblie, la noblesseaurait pu non-seulement relever et reconstituer le corps entier, mais le rendre indestructible, si elle-même eut encore eu cette âme grande, pure et désintéressée, qui la distinguait à son origine. Mais ses croyances étaient ébranlées, sa foi attiédie. L'intérêt individuel commençait déjà d'étouffer le dévouement, et le droit prenait la place du devoir. De là, deux vices mortels qui se développeront plus tard ; savoir : la négation de toute pensée gouvernementale par l'affaiblissement du principe de l'unité, et la dissolution des sentiments moraux, résultat de l'oppression des masses. D'un côté, l'anarchie amenée par la crainte du despotisme; de l'autre côté, la licence née du mépris de la justice : tel fut le cercle dans lequel la Pologne se débattit pendant six siècles consécutifs. Cette période, la troisième selon nous et la dernière jusqu'à la chute de la Pologne, mérite d'autant plus notre attention, qu'elle constitue à elle seule le fond et la forme du sujet dont nous nous occupons ici. C'est, en effet, l'époque des diètes, des diétines, et des agitations parlementaires dans toute l'extension et dans toute la splendeur que la nomocratie nobiliaire, riche, vaillante, chevaleresque, avide de la vie active,avait pu leur donner. En examinant ce drame plein de catastrophes extraordinaires et de situations sublimes, en l'examinant aujourd'hui mort et immobile dans les chroniques, on est saisi d'étonnement, et on comprend comment la Pologne a pu s'enivrer de sa propre grandeur. Pendant plus d'un siècle, chaque noble polonais pouvait dire en face de l'Europe comme Napoléon : t Notre république est aussi incontestable que le soleil ! » et toute la noblesse polonaise soutenait jusqu'au dernier moment cet autre axiome non moins connu que le premier : L'Etat, c'est moi. En effet, être roi et le choisir, faire les lois, déclarer la guerre, négocier la paix, voter les impôts, battre monnaie, administrer le pays, occuper tous les emplois, jouir de la liberté entière, tant pour soi-même que pour ses propriétés, avoir le droit exclusif d'acheter, d'échanger et d'aliéner les biens-fonds, étendre l'influence de sou caractère sacré et inviolable sur sa maison et ses serviteurs, balancer par son nom tous les titres du monde, et par son honneur le cours même de la justice, voilà ce qu'était un noble polonais. Maintenant que nous avons l'idée de ce corps, qui seul représentait, gouvernait et administrait la république, entrons dans l'examen des diètes, des diétines et autres assemblées publiques, qui résumaient toutes les formes gouvernementales usitées dans ce pays. Avec la fin du règne de Kasimir le Grand, l'existence politique de la Pologne étant assurée, sa vie publique devint plus large et plus expansive. A partir de cette époque, la Pologne, embrassant la moitié du Nord, semblait être un vaste forum, tant les assemblées nationales étaient nombreuses et fréquentes. Quelques-unes se tenaient dans les districts, d'autres dans les palatinats, d'autres dans les provinces particulières. Outre la juridiction starostine et territoriale, il y avait pour rendre la justice des assemblées provinciales (wiéça) et des conventions (colloquia). Outre les confédérations et les réunions politiques extraordinaires, il y avait pour faire les lois et régler les affaires du pays les diètes (seymy) et les diétines (seymiki). Les diètes se divisaient en diètes générales (seym walny), c'est-à-dire composées de députés de tout le pays ; et les diètes provinciales (seym prowincyonalny), c'est-à-dire composées de députés d'une ou de quelques provinces. Les diètes générales furent encore ordinaires et extraordinaires. A partir du x.ve siècle, il y a eu en outre des diètes, diie&kap-tur, celles de convocation, d'élection, de corona-tionoa de couronnement, et de confédération. La plupart d'entre elles étaient précédées et suivies des diétines tenues dans les palatinats et les districts, tant pour nommer les députés, que pour connaître et apprécier les résultats de la grande diète. Pour comprendre l'enchaînement et la nature de ces institutions, examinons-les chacune à part, en parlant du bas de l'échelle. Les diétines, c'étaient les assemblées de districts, composées de tous les nobles, évêques, castellans et magistrats convoqués pour nommer les députés à la diète et régler les affaires locales. On commençait ordinairement par ces dernières, en choisissant les juges, en arrêtant les différents règlements d'administration locale, et en pourvoyant à la tranquillité pu!>,:-ue. Instituées sous le règne de Jagellon en 1401 pour réparer le mauvais état du trésor public, les diétines étendirent successivement leur attribution sur les affaires générales, devinrent régulières et indispensables. Leur convocation appartenait au roi, et se faisait, six semaines avant l'ouverture de la diète, par la publication des universaux ou lettres royales envoyées à cet effet aux starostes (castra seu arces judiciales) de tous les palatinats. Ce mode de convocation, établi pour la première fois en 1581, remplaça celui de l'envoi des commissaires spéciaux. L'ouverture des diétines, précédée de cérémonies religieuses, se constatait par le choix du président ou maréchal. Les débats s'ouvraient sur les projets exposés dans les lettres de convocation. Les articles de l'instruction royale et les propositions particulières ne devenaient arrêtées et obligatoires qu'après avoir été débattus et votés à l'unanimité. La liste rédigée avec soin et conscience en passait à la signature du maréchal, des sénateurs et de la députation choisie parmi la noblesse (Const. de 161G). Après ces discussions préliminaires, qui, tout en agitant et en dissolvant souvent les diétines avant leur terme, avaient l'avantage de faire connaître les vraies capacités, on procédait à l'élection des députés. Tant qu'il ne fallut pour être noble qu'avoir un cheval et des armes consacrés à la défense du pays, l'idée morale, l'idée du devoir social dominant celle de la propriété, donnait à toute la noblesse des droits politiques égaux. Les nobles étaient tous éligibles et électeurs, non comme propriétaires, mais comme membres de l'ordre équestre, comme exerçant chacun une fonction sociale. A mesure que ces idées s'altérèrent, la propriété matérielle, acquérant de la prépondérance, détruisit l'égalité morale, et laissa l'égalité politique se prostituer à la morgue des riches et à la servilité des pauvres. Cependant ces derniers, lout en passant du service de la république au service de potentats, n'ont jamais cessé en droit d'être leurs égaux, et à ce litre d'être, comme les plus riches, électeurs et éligibles. Une loi de 1540 récusa le dernier de ces deux droits aux personnes mises à la disposition de la justice et aux receveurs publics non camionnés. Une loi de 1616 étendit cetle mesure aux procureurs près du tribunal royal, pendant la durée de leurs fonctions. La conlédé- ration de 1753 ùta même le droit de voter dans les diétine: aux dissidents en matière de religion et à c ,x qui ne pouvaient pas payer les Irais et amendes judiciaires. Le nombre des députés choisis dans les diétines variait selon les provinces et les circonstances. Une loi de 1540 et le statut de Litvanie (ch. 3, art. 6), demandaient deux députés par chaque district ayant des tribunaux terriens. Le palatinat de Lublin, suivant une loi de 1654, envoyait trois députés, la Podolie en envoyait six, le palatinat de Posen douze, celui de Siéradz quatre, celui de Wilna deux, celui de Plot k trois, celui de Sandomir six ; les palatinats russiens en envoyaient quatorze, le palatinat de Kiiovie six, celui de Wolhynie six; les terres prussiennes n'en avaient jamais de nombre lixe. Aussi, sans les compter, la république de Pologne avait-elle cent soixante-quatorze représentants. Les diétines semblent avoir remplacé avec le temps les diètes provinciales, qui, instituées pendant le règne de Kasimir le Grand, lurent approuvées encore par une loi de 1565. La Grande-Pologne tenait sa diète particulière à Kolo, la Petite-Pologne à Korczyn, et la Litvanie à Wolkowysk et puis à Sîonim. (Loi de 1651.) On y vérifiait et confirmait les mandats donnés aux députés dans les diétines, et on délibérait sur les questions qui devaient occuper la diète générale. Cet usage paraît être tombé en désuétude après l'an 1685. Les diètes ordinaires se composaient de l'ordre de sénateurs et de l'ordre équestre, c'est-à-tlire du sénat et des députés réunis de toutes les provinces et palatinats de la république. Le roi les convoquait tous les deux ans dans l'endroit dont le choix dépendait longtemps de sa volonté. Sous Louis, il y avait deux diètes tenues en Hongrie. Wladislas Jagellon les convoquait à Lublin et à Parezow. (Herburt Stat., v. Comitia.) Plus tard on les convoquait à Lenczyça, à Krakovie et à Korczyn comme le prouvent les statuts de Laski et de Herburt. Sigismond 1er conféra cet honneur à la ville de Piotrkow. Après l'union définitive de la Pologne et de la Litvanie, on fixa par une loi de 1569 la convocation des diètes à Warsovie. En 1675 on régla leur fdia tion en prescrivant de les convoquer deux fois de suite à Warsovie, el la troisième fois à Grodno Cependant le roi et les Chambres" avaient le droit de changer d'endroit, en cas de nécessité ur- gente, et l'histoire en donne plus d'un exemple. Le roi convoquait la diète par des doubles lettres, dont les unes, appelées deliberaloriœ, étaient adressées aux sénateurs, et les autres, appelées universales et comitiales, à tous les fonctionnaires publics. Des huissiers (wozny) proclamaient ces dernières sur les places publiques. On les affichait aussi sur les portes des églises. Deux semaines après leur publication, on ouvrait partout les diétines de la manière que nous avons déjà fait connaître. Lesdéputés, réunis dans l'endroit désigné pour la diète, y trouvaient chacun leur logement défrayé par le gouvernement. Leurs personnes étaient sacrées et inviolables, non-seulement durant la session, mais quatre semaines avant l'ouverture et alitant après la clôture de la diète. Les menaces et les voies de fait commises sur un représentant de la république étaient sévèrement punies. (Statuts, p. 512, 515.) Les députés eux-mêmes n'étaient justiciables durant leurs fonctions que devant un conseil choisi de leur sein, et présidé par le maréchal ou le président de la Chambre. (Loi de 1649.) Le jour de l'ouverture de la diète, le roi, les deux ordres, tous les magistrats et fonctionnaires présents dans la capitale assistaient à la messe célébrée dans l'église de Saint-Jean, par l'archevêque de Gnèzne, ou par le légat du pape. De là, on se rendait à la Chambre des sénateurs, d'où, après avoir présenté les hommages dus au roi, les députés se retiraient dans une chambre appelée de leur nom Izbaposèlska, et souvent of/icina legum, laboratoire des lois. En effet, c'est là que siégeait la vraie représentation nationale. Les sénateurs et les rois ne participaient au pouvoir législatif que d'une manière restreinte. Avant de passer aux délibérations, la Chambre des députés, présidée par le maréchal de la diète dernière, ou par un pris ad intérim, procédait au choix du nouveau président. Lu vertu d'une loi publiée en 1699, cette dignité devait être conservée dans les trois diètes successives, aux trois députés différents appartenant à trois grandes provinces de la république, savoir : la Grande-Pologne, la Petite-Pologne et la Litvanie. Le même maréchal ne pouvait présider deux diètes de suite, et celui qui était élu ne pouvait devenir sénateur avant l'expiration de ses fonctions. Celte mesure ne touchait point les dépu-' tés, et bien au contraire, une loi de 1676 leur prescrivit d'entrer au sénat dès qu'ils avaient accepté la dignité sénatoriale. Après le choix du maréchal, après son serment et son allocution, on vérifiait les pouvoirs; puis une députation composée de quatre membres se rendait au sénat pour annoncer que la Chambre des députés était constituée. Le chancelier l'en remerciait au nom du roi, et lë jour désigné, les trois ordres de la république, «avoir : le roi, le sénat et l'ordre équestre, réunis en pleine séance après des congratulations mutuelles, procédaient aux affaires publiques. Et d'abord le référendaire dé la république lisait à haute voix \cspacta conventa, le serment du roi, les décrets du sénat (senatus-consulta), et le résumé des instructions données aux ambassadeurs. Après quoi le chancelier de la république exposait, au nom du roi, les questions sur lesquelles les deux ordres étaient appelés à délibérer. Venait ensuite la nomination aux emplois et places vacantes. Les lois de 4588 et 1607 réservèrent ce droit au roi, en lui recommandant toutefois de l'exercer au profit des citoyens recoin mandables (bene meritis) et en présence de doux ordres réunis. Cette solennité, vraiment nationale et imposante, était ordinairement suivie du choix d'une commission parmi les sénateurs et les députés, pour la rédaction et l'enregistrement des constitutions nouvelles, de la nomination des nouveaux ambassadeurs, et de la réception des orateurs envoyés par l'armée pour présenter aux représentants réunis ses vœux et ses hommages. Après la séparation des trois ordres, l'ordre équestre ou la Chambre des députés passait aux débals. Le trésor public, l'armée, l'administration du pays, les tribunaux, et autres objets d'utilité publique ou privée, étaient discutés et votés les uns après les autres. En cas de dissension violente dans les affaires graves, le roi séparait la Chambre en trois conseils (consensus, ou sessiones provinciales) dont l'un contenait les députés de la Grande-Pologne, l'autre ceux de la Petiie-Pologne, et le troisième ceux de la Litvanie. Ces conseilssc tenaieniordinairenient dans les couvents. Leurs séances ainsi que celles de la Chambre étaient publiques. Leur but consis-taità ramenerpar des discussions partielles, l'opinion générale de la Chambre à l'unanimité, et ce but étant atteint, les députés revenaient à la Chambre, el les débats reprenaient leur cours ordinaire. Pendant que la Chambre des députés préparait ou faisait des lois, le sénat, présidé par le roi, jugeait en appel les causes tant civiles que criminelles, tant publiques que privées. Ce tribunal suprême (judiciamcomitiale) nesuspendait point l'activité des tribunaux ordinaires. Dès l'an 1588, il comptait dans son sein, non-seulement les sénateurs, mais aussi les députés pour juger les crimes d'Etat. La Chambre des députés, après avoir pris et arrêté ses résolu lions sur tout ce qui était l'objet des débats, les portait au sénat présidé par le roi. Le chancelier les lisait à haute voix. Les articles votés par acclamation prenaient force de loi; controversés au point que l'unanimité devenait impossible, ils restaient en recès pour la diète prochaine. Ces débats duraient ordinairement cinq jours. Les lois appelées constitutions (constitutiones) ou plaçâtes (uchwaly) étaient rédigées dans les formes d'usage par une commission composée de trois sénateurs et de six députés, sous la présidence du maréchal de la diète. Elles commençaient par les litres du roi, et finissaient par ces mots: admundaium régis proprium. L'original restait dans les archives judiciaires de l'endroit où était convoquée la diète. On en envoyait des copies imprimées et signées par le maréchal de la diète dans tous les palatinats pour être lues dans les diétines (conventus relationum) dont nous allons parler, et portées à la connaissance publique. Avant la clôture de la diète, le maréchal de la Chambre des députés adressait en leur nom la parole de salutation au roi. Le chancelier répondait au nom de ce dernier. Les députés procédaient ensuite à baiser la main du roi, et les trois ordres réunis se rendaient à l'église, pour remercier le Tout-Puissant par le Te Deum. Les diètes ordinaires duraient six semaines, à dater du jour de leur ouverture, qui avait lieu quinze jours après la fêle de saint Michel. (Lois de 4576 et 1591.) Une loi de 1G52 a réduit leur durée à deux huitaines: les lois de 1654, 1655 et 1668 prescrivaient trois semaines. Toutefois les ordres réunis prolongeaient souvent de leur propre gré les diètes même au delà de six semaines. On blâmait souvent, et avecraison, la publicité illimitée des débats, le manque de suite dans les questions qui s'y agitaient, ainsi que la liberté qu'avait chaque député de suspendre par son opposition L'activité de la diète (sistere acûvitatem). Ce dernier abus du vote à l'unanimité donna en 1652, par le fameux veto de Sicinski, député d'Upita, le premier exemple scandaleux de la rupture complète de la diète. Cet exemple, renouvelé en 1667 et 1672, ne lut prohibé qu'en 1764, et remis en usage en 1768, par l'influence moskovite; il accéléra la ruine de la Pologne. Dans les assemblées palatinales, appelées co-mitiolœ relationum, ou conventus relationum, qui suivaient immédiatement la clôture de la diète, et où se réunissait toute la noblesse d'un palatinat, on prenait connaissance des nouvelles lois, on scrutait la conduite des députés et on faisait la répartition des impôts votés par la diète. La convocation de ces diétines était à la charge des palatinats et des starostes. (Statut Litv., chap. o, §9.) En Prusse, c'était dans ces diétines qu'on votait l'impôt, dont 1 approbation appartenait aux assemblées générales tenues à Grudziondz (Graudentz) et ù Malborg (Marienbourg). Pour concilier autant qu'il était possible l'amour de la liberté avec l'ordre et la sécurité des assemblées publiques, les nombreuses lois prescrivirent des peines sévères contre les gens mal intentionnés et contre les perturbateurs. Une simple menace était punie par l'amende de 20 marcs, une blessure par le double de cette somme, et un assassinat par la peine de mort. Le coupable, évadé avant l'exécution de l'arrêt, encourait la peine du bannissement et de l'infamie. (Herburti Slatt, v. Comitia.) Les diètes extraordinaires, c'est-à-dire convo* quées avant le terme prescrit par les lois, s'assemblaient, s'ouvraient, se poursuivaient et se fermaient selon les formalités observées dans les diètes ordinaires. Leur durée dépendait des circonstances. La diète extraordinaire convoquée par Wladislas IV durait quinze jours, celle de 1647 durait trois semaines. Les lois de 1662, 1673 et 1677 prescrivirent à cet effet deux huitaines. Les diètes dites kaptur apparaissent dans l'histoire de la Pologne avec la mort de Sigismond-Auguste. Leur nom de kaptur (le froc ou le capuchon) n'explique que métaphoriquement leur nature. C'étaient en effet des assemblées où la noblesse se réunissait spontanément pour couvrir du bien de la république, comme d'un seul capuchon, autant d'intérêts et de volontés particuliers qu'il y avait de têtes. Le but de ces diètes consistait dans le maintien de l'ordre et de !a tranquillité publique pendant l'interrègne. Leur pouvoir était plutôt judiciaire que législatif. En 1587 apparaissent même les tribunaux appelés judicia capturalia, composés des juges élus par la noblesse et assermentés. On y jugeait les causes criminelles en première et en dernière instance, vu (pie les tribunaux ordinaires n'avaient pendant l'interrègne leur activité que pour les causes civiles. Les citations devant les tribunaux dits sondy kapturowe se faisaient au nom du sénat et de l'ordre équestre. Leur compétence cessait avec la fin de l'interrègne. En Prusse, onappelaitlesjugesdecestribunaux, ju-dices interregni. Dans les diètes dites kaptur, on nommait aussi les députés à la diète dite de convocation. Par les diètes de convocation, on entendait exclusivement les diètes convoquées immédiatement après la mort du roi. Leur origine date de 1573, c'est-à-dire du commencement de l'interrègne après Sigismond-Auguste. Leur siège était à Warsovie. Jusqu'en 1696, les sénateurs et les députés se séparaient après la séance solennelle présidée par le prince archevêque de Gnèzne. A partir de cette époque, les deux or-dressiégeaient ensemble. Le pouvoir de ce corps était immense. U préparait l'élection du nouveau roi, décrétait la paix, déclarait la guerre, confirmait les règlements des diétines, recevait les ambassadeurs, nommait les fonctionnaires civils et militaires, eu un mot, gouvernait et administrait la république. Les décrets de ces diètes portaient le nom de confédérations générales, parce que le sénat et la noblesse juraient ensemble de les faire exécuter et de les défendre. Elles commençaient par ces mots : « Nous, conseillers de la république polonaise, une et indivisible, conseillers du grand duché de Litvanie, députés, et autres états, etc., etc. » Cependant jusqu'au xvr2 siècle, le primat, le maréchal de l'ordre équestre, les sénateurs et les députés figuraient seuls parmi les signataires. Ce n'est qu'après la mort de Jean-Kasimir qu'y paraissent aussi les villes suivantes : Krakovie, Wilna, Léopol et Posen. La Litvanie prend part aux diètes de convocation en 1573. Leur durée n'était pas limitée parles lois. Elles étaient suivies des diétines, où la noblesse entière prenait connaissance des décrets de la diète de convocation, et nommait les députés pour la diète d'élection. C'était sans doute quelque chose de grand et de solennel qu'une grande assemblée proclamant en plein air, à haute voix, et par son libre choix, à la face du ciel et des hommes, le nom de son roi. Le vaste champ témoin muet de la puissance nationale d'autrefois, s'élend encore aux environs de Warsovie. Les remparts et les trois grandes portes, dont Tune donnait vers la Grande - Pologne, l'autre vers la Petite-Pologne, et la troisième vers la Litvanie, et par les-quellesentraient majestueusement les sénateurs, les députés, les magistrats, et toute la noblesse de la république, ont disparu comme tant d'autres souvenirs qui enrichissaient cette Grèce du Nord. Une grande cérémonie religieuse, célébrée à l'église de Saint-Jean, au son de toutes les cloches, ouvrait, avant la solennité politique, à l'immense population le chemin de la capitale au champ dont nous venons de parler. Les sénateurs y occupaient une vaste salle en bois appelée le szopa. Les députés se tenaient près d'elle dans un cercle ouvert appelé le kolo. La noblesse entière se rangeait plus loin, sous autant de tentes qu'il y avait de palatinats. Toute arme y était prohibée. (Conféd. de 4573 et de 1674.) Le choix du maréchal fait dans le kolo, les députés se rendaient au sénat. Après le discours d'usage adressé par le maréchal au primat, et la réponse de ce dernier, le chancelier communiquait à haute voix les pacta conventa du roi défunt, les affaires non réglées par les lois existantes (exorbitantiœ), et les mesures concernant l'ordre et la tranquillité pendant l'élection. Les deux ordres se séparaient de nouveau, et alors l'ordre équestre, ou la Chambre des députés, choisissait dans son sein douze juges pour siéger dans Je tribunal dit le kaptur, réglait les exorbitant/as el rédigeait les nouveaux pacta conventa. Ces travaux , qui ne demandaient ordinairement que trois semaines de temps, en prenaient quelquefois six a compter du jour de l'ouverture de la diète. En 1696, en excluant les indigènes du nombre des candidats au trône, on prescrivit aux étrangers dêtre de la religion catholique. (La conféd. de ^96 ot ia jjui|e jeunesse. Car les générations passeront, et le » descendant de la race illustre des Jagellons ne » sera pas toujours au gouvernail de l'éducation » publique.....» Hélas! quelle prophétie! l'Auguste du Nord fit place à un Tibère; Mécène est dans l'exil avec la jeunesse des écoles, et l'éducation de lu nouvelle génération est dans les mains des popes!.... Mais écartons ces tristes réflexions pour revenir à notre sujet. Le diplôme de l'école fut signé par Alexandre, le 19 décembre 1805. Le gymnase de Wolhynie fut ouvert le 1er octobre 1805, en présence d'un public composé de tout ce que la province comptait dans son sein de personnages marquants parmi les fonctionnaires électifs, le clergé et la noblesse. Ce jour-là, Czaçki lit entendre sa voix éloquente; il se livrait à la satisfaction qu'éprouve un homme de bien et un citoyen dévoué à la gloire de son pays, après l'accomplissement d'une œuvre grande et utile. L'espoir de fonder une institution durable remplissait ce noble cœur d'un juste orgueil. Après le tribut de reconnaissance à la magnanimité du monarque, phrase de rigueur dans un gouvernement absolu qui ne l'a cependant en rien aidé, il traça d'une manière éclatante les bienfaits de l'instruction,et prédit qu'elle sentit un jour l'instrument de la fraternité des Slaves d'abord, et des hommes de toute race par la suite. Le ministre Zawadowski, en lisant ce discours, écrivit à Czaçki, dansun moment d'extase, une lettre qu'il termine par ces mots : « A ceux qui soutiennent » l'opinion que la nature épuisée de produire » des grands hommes se repose, je vais indi-» quer le génie de Czaçki qui ressuscite les lettres » là où elles étaient plongées dans la léthargie ; » et c'est à lui, qui a accompli cette œuvre, que » servira l'inscription : Nomengue erit indélébile » vestrum. i L'organisation du gymnase de Wolhynie fut entièrement conforme aux idées de Czaçki. Cependant, avant de les mettre à exécution, il consulta quelques savants distingués, quelques professeurs expérimentés dans l'éducation publique. Ignace Potoçki, Hugues Eollontay, Jean Sniadeçki, lui communiquèrent leurs observations là-dessus, et ce n'est qu'après une mûre réflexion qu'il s'arrêta au plan suivant : Le gymnase fut divisé en deux grandes répartitions, en classes élémentaires et en cours de hautes éludes. Les classes étaient au nombre de quatre, chacune d'une année. On y enseignait la religion catholique du rite romain et grec, la géographie, l'arithmétique, les éléments de géo-métrie et d'algèbre, la morale, l'histoire ancienne et les langues grecque, latine, polonaise, française, allemande et russe ; il y avait une chaire de langue et de littérature anglaise, mais l'étude de cette langue ne fut pas obligatoire. Les classes élémentaires terminées, l'élève passait au cours de hautes études. Ces cours avaient trois divisions, chacune de deux ans. Dans la première, les cours principaux étaient, en fait de mathématiques : la géométrie supérieure, l'arpentage, le dessin topographique, la trigonométrie plane, l'algèbre supérieure; en fait de sciences morales et politiques : l'Écriture sainte, la logique et la philosophie morale, l'histoire universelle, ancienne el moderne, la géographie ancienne; en fait de lettres, les littératures de toutes les langues enseignées dans les classes : c'était la première section. La seconde division comprenait, en fait de sciences physiques et mathématiques : la physique expérimentale, la géographie astronomique, la trigonométrie sphérique, la géométrie descriptive, la théorie des machines, l'architecture civile, l'agronomie, et comme supplément, l'art de vacciner, l'horticulture. En fait de sciences morales et politiques : le droit naturel, le droit politique et le droit des gens, l'économie politique et la statistique universelle. En fait de lettres, c'était la seconde section progressive des littératures précitées. La troisième division, enfin, présentait, en fait de sciences physiques et mathématiques : la géométrie analytique, les calculs intégral et différentiel, la mécanique analytique, la chimie théorique et appliquée aux arts, la zoologie, la botanique, la minéralogie, et, comme supplément, l'hygiène. En fait de sciences morales et politiques : les institutes du droit romain, le droit civil et pénal du pays, l'histoire du droit. En fait de lettres, cette troisième division comprenait, outre la troisième section des littératures de toutes les langues étrangères énu-mérées, la grammaire universelle, la bibliographie et la bibliologie, les antiquités grecques et romaines, la critique littéraire. En fait de beaux-arts, il y avait une chaire de dessin et de peinture, une de musique instrumentale et une de musique vocale. Enfin les arts gymnastiques, c'est-à-dire l'escrime, la danse, l'équitalion et la natation, complétaient le cadre de l'éducation qui embrassait en tout dix ans de temps. On voit par ce tableau que le gymnase de Wolhynie donnait à ses élèves une espèce d'instruction encyclopédique éminemment utile, tant à ceux qui ensuite choisissaient une faculté spéciale dans l'Université où ils arrivaient également bien préparés pour chaque branche d'études, qu'à ceux surtout qui embrassaient en sortant une carrière civile ou militaire. Un établissement si vaste exigeait un corps enseignant nombreux et distingué, et des riches établissements de collections, musées et autres secours scientifiques. L'infatigable zèle de Czaçki pourvut à tous ces besoins. Des professeurs habiles furent engagés à Krakovie, à Wilna ; on fit voyager à l'étranger desjeunes gens pleins de talent, pour occuper à leur retour des chaires confiées provisoirement à quelques vieux débris de l'ancien système. L'école de Krzemienieç compta, pendant sa durée de vingt-cinq ans, un grand nombre d'hommes honorablement connus dans les sciences et la littérature en Pologne (1). Parmi les établissements et collections scientifiques dont le zèle de Czaçki dota l'école de Krzemienieç, il faut compter en premier lieu la bibliothèque, dont les principaux éléments furent 1° la bibliothèque privée du dernier roi de Pologne, Stanislas-Auguste, achetée après sa mort, par Czaçki, pour 7,500 ducats en or ( environ 90,000 fr.) ; elle renfermait quinze mille cinq cent quatre-vingts volumes, et dans ce nombre une précieuse collection d'ouvrages classiques dans toutes les langues, ainsi que plusieurs raretés typographiques; 2° les dons gratuits de la princesse Théophile Sapiéha, de Jean Potoçki, de Mikoszewski, etc.; 5° les achats partiels faits à quelques savants et aux libraires. Avant la révolution de 1830, la bibliothèque de Krzemienieç comptait près de quarante mille volumes. L'emplacement en était spacieux et décoré avec luxe. Le cabinet numismatique, acheté également pour la somme de 7,500 ducats en or, après la mort de Stanislas-Auguste, était une des plus remarquables collections de ce genre en Europe. Il comptait vingt et quelques mille pièces, dont plusieurs d'une grande valeur scientifique. Les appareils de physique et de chimie furent achetés en partie à Paris des sommes provenant des dons volontaires; d'autres étaient offerts par quelques riches particuliers, tels que Stanislas Zamoyski, Michel Czaçki, etc. Parmi les plus remarquables, on distinguait le système du monde de Kopernik, fait par Adams. Le mécanisme ingénieux de cet appareil donnait un mouvement aux principales planètes en ivoire, (1) Do ce nombre sont Joseph Czech, auteur ant Joachim Lelewel a débuté dans sa carrière littéraire comme adjoint à la bibliothèque de Krzemienieç et inspecteur du cabinet des médailles. Gerlache de Gommery, ancien émigré, officier de l'armée de Condé, enseignait la littérature française d'après^ La Harpe. LjnMlaiia d proportionné à celui qu'elles subissent dans la nature.Au-dessus du cabinet de physique, Czaçki fit monter un petit observatoire astronomique et le pourvut d'instruments indispensables pour les observations tant astronomiques que météorologiques. Ayant toujours en vue une application réelle et immédiate des sciences, il fonda une école pratique de mécaniciens attachée au Gymnase. Il la pourvut d'une collection des modèles et lui donna des professeurs habiles. Cette école fut d'une grande utilité pour le pays. Le cabinet de minéralogie fut formé en grande partie des dons des particuliers. A la prière de Czaçki, le prince Joseph Poniatowski donna au Gymnase de Wolhynie la belle collection de minéraux qu'il hérita de son frère le prince primat. Elle fut ensuite augmentée par les offres du chambellan Sosnowski, de Frédéric Moszynski, W:i-liçki, Kolontay, et d'un riche marchand de Saint-Pétersbourg, nommé Sitnikoff, qui fut pénétré d'une vraie admiration pour Czaçki, tant cet homme extraordinaire agissait sur les esprits même les moins bien disposés pour ses efforts patriotiques. Le cabinet minéralogique fut depuis augmenté par des achats considérables, au point de former une des plus belles collections de ce genre. Parmi tant de riches établissements scientifiques, le jardin botanique occupait une des premières places. Excepté le manque d'eau vive, c'était le plus beau jardin des plantes connu en Pologne. Il occupait un espace fort étendu, et les serres contenaient plus de cinq mille espèces de plantes exotiques les plus rares. Il fut établi par l'Anglais Micklcr, sous la direction de François Schcidt, professeur de botanique. Tels étaient les établissements que les sciences devaient à la munificence des habitants et aux soins de l'immortel Czaçki. Que sont-ils devenus? On lésa confisqués,transportés, éparpillés; quelques-uns, comme le cabinet de médailles, sont allés grossir la collection privée du tzar à Pétcrs-bourg î ! Depuis l'établissement de l'école de Krzemienieç, Czaçki ne vécut que pour elle, ainsi que pour la propagation des lumières dans les provinces dont il dirigeait l'instruction publique. 11 n'a Pas pu cependant se reposer un instantsur ses lauriers, lceilinquiet du gouvernement soupçonneux suivait tous ses mouvements. Le gouvernement russe voyait avec mécontentement qu'une institution de ce genre se trouvât dans une province polonaise; mais, suivant les bonnes traditions gouvernementales, on laissait faire jusqu'à ce que lout fût complètement achevé, pour ensuite s'approprier le tout et acquérir ainsi sans peine le fruit des efforts et des sacrifices des Polonais. Effectivement, trois ans après la fondation du Gymnase à Krzemienieç, on prétexta que la ville était mal située pour une école centrale, et on était sur le point de décréter sa translation dans le fond de la Moskovie. Czaçki fut frappé de-cette nouvelle comme d'un coup de foudre. Il s'adressa au ministre Zawadowski, en lui peignant toute l'horreur d'une pareille conduite.Cet homme,qui avait un penchant pour Czaçki, fit si bien auprès de l'empereur, que l'école fut maintenue à son lieu et place, et parvint même plus tard à obtenir la donation des biens-fonds de la starostie de Krzemienieç au profit de l'école. Mais ce n'était que le prélude des persécutions qu'on allait diriger contre l'auteur, dont on n'avait pu tout d'un coup anéantir l'œuvre. Le 26 janvier 1807, lorsque Napoléon, après la bataille d'Iéna, entra dans le duché de Warsovie, Czaçki fut accusé de connivence avec les compatriotes de la Vistule pour rejeter la domination étrangère, ce qui était assez probable. Mais pour avoir un prétexte de persécution, on prétendit avoir saisi de lui un propos qu'il était certain de n'avoir pas tenu. Sur cette banale accusation, le général Kutuzoff, gouverneur général de Kiiow, le fit partir pour Kharkoff, où il resta sous la surveillance de la police. Fatigué d'être éloigné de sa famille et de l'objet de ses soins, l'école qu'il venait de fonder, il écrivit une lettre à l'empereur en demamlant un jugement en règle. En réponse à cette démarche, on le lit amener sous escorte à Saint-Pétersbourg. Là, un comité fut formé du comte Kotschoubey, ministre de l'intérieur, du prince Lopoukhine, ministre de la justice, et de Nicolas Novosilizoff, conseiller intime, pour examiner la conduite de Czaçki. Le dernier des trois membres qui plus tard se fit connaître à la Pologne comme persécuteur de la jeunesse, et dont le nom est en exécration dans toutes les provinces polonaises, fut le plus actif accusateur de notre grand citoyen. Celui-ci s'expliquait avec calme, mais avec dignité ; il énuméra tout ce qu'il avait tâché de faire pour le bien du pays, et confondit ses accusateurs par une dénégation ferme et absolue. Voyant qu'on n'avait pas de charges suffisantes même aux yeux des fonctionnaires russes, pour le perdre dans l'esprit de Tempe- reur, Czaçki écrivit à Alexandre une lettre terminée par ces mois : « C'est sur la même page que sont inscrits nos » devoirs envers le prince, que nous lisons l'aveu » du monarque que notre honneur, notre liberté i et nos biens sont sous sa sauvegarde. » Alexandre, qui, dans celte période de sa vie, se piquait de libéralisme, lui répondit en termes flâneurs que ce procès, qui l'avait vivement affligé et qui résultait des circonstances du moment, restait annulé. Il l'assura en même temps de sa reconnaissance impériale pour le bien qu'il avait opéré. Peu de temps après, le prince Adam Czartoryski ayant entrepris un voyage en Courlande, Czaçki le remplaça comme curateur de l'Université de Wilna, et pendant le court intervalle que dura ce remplacement, il montra ce que l'instruction publique en Litvanie aurait gagné s'il eût été maintenu à ce poste éminent, car, à loules les bonnes intentions de Czartoryski, il joignait une grande activité dont ce dernier était tout à fait dépourvu. Le gouvernement moskovite, pour l'indemniser, pour ainsi dire, des vexations dont il avait été l'objet, voulut le faire monter en grade (quoiqu'il fut déjà conseiller intime, grade correspondant au rang de lieutenant général) et le décorer de plusieurs ordres. «J'ai refusé toutes ces • faveurs, dit-il dans une proclamation adressée »au Gymnase de Wolhynie ; je crois avoir mérité » par là un droit plus fort à l'estime des profes-d seurs et des élèves. » Certes, il ne se trompait pas. Revenu auprès de sa chère école, il fut reçu avec transport par les professeurs et la jeunesse chérie pleine de dévouement pour les sciences et la vertu, car c'est ainsi [qu'il avait l'habitude de s'exprimer sur son compte. Son retour fut signalé par l'établissement d'une école spéciale dépendante du Gymnase et d'une haute utilité pour un pays vaste, mais où les propriétés étaient mal délimitées. Cette école, c'est celle de géomètres arpenteurs, qui fut approuvée par Alexandre, le 27 juillet 1807. Vers la fin de la même année, il présenta au gouvernement le projet de la création des deux commissions destinées à rechercher les sommes appartenant au fonds de l'éducation publique, et à juger les différends entre les particuliers qui en étaient débiteurs et le fisc. Cette double magistrature était nécessaire pour sauver les fonds appartenant autrefois à l'ordre des Jésuites, et qui, après l'abolition de cet ordre, furent donnés, par la diète polonaise de 1775, au profit de l'éducation publique. Le désordre qui régnait dans Iahiérarchie judiciaire en Russie laissait dépérir cette partie de la propriété publique; il fallait donc avoir recours à des commissions extraordinaires. LesmotifsdéveloppésparCzaçki furent agréés par l'empereur Alexandre, qui, par un oukaze du 21 décembre 1807, institua deux commissions intitulées : Commission judiciaire des fonds de l'éducation publique, dont une à Wilna pour les gouvernements litvaniens; une autre à Krzemienieç pour les goubernies méridionales de Wolhynie, Podolie et Kiiow. Czaçki fut nommé président de cette dernière, dont les membres furent quelques nobles de mérite. Le poste de greffier fut confié par Czaçki à un homme capable et patriote,François Skarbek Rudzki, qui rendit en môme temps de grands services au Gymnase par le classement des médailles du cabinet numismatique. La commission des fonds de l'éducation revendiqua dans les premières années une somme de 2,550,000 florins polonais, dont profitèrent les établissements de l'instruction publique. Un des plus beaux titres de Czaçki à la reconnaissance publique, ce fut l'organisation des écoles primaires. Il sut intéresser le clergé catholique à la création de ses écoles. Le clergé de Loutsk s'engagea à établir une école primaire auprès de chaque église paroissiale; celui du diocèse de Kamiéniéç en Podolie, y consacra le dixième du revenu des curés. C'est de cette manière que le clergé se rend vraiment utile au pays, et jamais l'instruction du peuple ne marche avec plus de succès et plus de célérité que quand le clergé éclairé s'en charge. Le curé devrait être toujours, et partout, le directeur responsable de l'école primaire de la paroisse. Czaçki sentit cette vérité, aussi ne laissait-il échapper aucune occasion de communiquer avec le clergé catholique ; il lâchait, et il parvint en partie à le gagner à la grande cause de l'éducation populaire. Le plus grand empêchement à la diffusion des lumières dans le peuple des provinces méridionales de la Pologne, c'est le clergé ignorant, brûlai et pauvre de l'Église gréco-russe. Ceci explique clairement pourquoi lo gouvernement d'aujourd'hui lâche de supplanter le catholicisme de ces provinces par le schisme. Czaçki reçut des donations pour la création de quatre-vingt-cinq nouvelles écoles paroissiales en Wolhynie, de vingt-six en Podolie etde quinze eu Kiiovie, La noblesse de cette dernière pro* vince vota, à sa suggestion, un subside d'un rouble en assignat (1 franc) par âme mâle, ce qui produisit la somme de 492,000 roubles au profit des écoles de cette province. Malgré celte longue série de services éminents rendus à la cause de l'instruction du pays, il fut dans sa destinée, comme dans celle de tous les hommes supérieurs, d'être calomnié par des médiocrités méchantes. Une basse dénonciation fut dirigée contre ce grand citoyen, en conséquence de laquelle une commission fut instituée à Zyto-mierz, chef-lieu du gouvernement de la Wolhynie, pour rechercher si les revenus de l'école ne manquaient pas leur but, si le mode d'enseignement étaiteonformeaux besoins,etenfin si Krzemienieç était un endroit convenable pour des institutions dans le genre de celles qu'il renfermait dans son sein. Ce dernier reproche fut, comme nous voyons, méchamment reproduit à chaque occasion par les ennemis acharnés de la propagation des lumières en Pologne. Czaçki fut péniblement affecté de toutes ces bassesses ; il expliqua lout avec dignité, éclaircit tout, même ce qui ne lui fut pas demandé : « Je ne demande pas, dit-il »dans son explication, qui a parlé au nom de »mes concitoyens? qu'il se cache. Je ne tirerai »pas le voile derrière lequel il se réfugie, je sens »au contraire plus vivement le devoir de penser o à l'éducation publique pour (pie de pareils exemples ne se renouvellent point. U y a une com-» mission instituée, qu'elle juge!» La commission, en effet, composée de quelques membres honorables de la noblesse du pays, au lieu d'un arrêt de condamnation, après une sévère investigation de tous les détails, ne trouva que des éloges à donner aux grands services et au dévouement sans bornes de cet homme qu'on est fier de nommer son compatriote. Cet éclatant témoignage des hauts mérites de Czaçki fut suivi d'un autre plus éclatant encore. Les habitants de la province de Wolhynie demandèrent, en 1805, à Alexandre, la permission d'ériger un buste en marbre de Czaçki dans la salle de la bibliothèque de Krzemienieç, et de frapper Une médaille en or pour en éterniser la mémoire. Cette permission fut accordée; la médaille qu'on frappa porte d'un côté une composition allégorique : Minerve éveillant d'un coup de baguette le génie des sciences assoupi; de l'autre, l'effigie de Czaçki avec l'exergue : Grati cives Volhyniœ in niemoriam sempiternam : « Les citoyens recon naissants de la Wolhynie, en mémoire éternelle. Un des derniers actes de sa vie, fut l'ouverture du Gymnase à Kiiow. Le discours qu'il prononça en recevant des mains du général gouverneur 3Iiloradovitch le diplôme du monarque, renferme des pensées élevées, et qu'il exprima avec une grande adresse pour ne pas blesser la susceptibilité du Russe. Le corps du prince Constantin Ostrogski,célèbre général polonais au xvie siècle,et celui du comte Roumianzoff Zudounayski, un des meilleurs généraux russes dans la guerre contre les Turks vers la fin du xvme siècle, reposent à Kiiow. Czaçki se prévalut de cette circonstance pour dire ces sublimes paroles : t Dans l'espace des siècles, les grands » hommes gardent entre eux une sorte de frater-i nité. Us comparaissent devant le trône du Très-» Haut, qui est le père de tous les peuples. » Chaque brave défenseur, chaque vertueux et » intelligent conseiller de sa patrie a le même » mérite devant sa justice éternelle. La nature, > ajouta-l-il, efface les longues files des tertres » tumulaires qui témoignent de fâcheuses dissen-» sions entre les peuples, l'instruction devra les i effacer dans les cœurs des hommes. Les inimi-» tiés des Slaves devraient être sacrifiées sur l'au-» tel de l'intelligence. » C'était pressentir la révolution de 1850, qui mitsurses drapeaux qu'elle transmettait aux Russes, l'inscription : Pour notre liberté et la vôtre. La malheureuse issue de la guerre de 1812, dans laquelle Czaçki mettait quelques espérances du rétablissement de la Pologne, agit d'une manière très-fâcheuse sur sa santé affaiblie par tant de travaux et tant de chagrins. Dans le commencement de l'année 1815, se trouvant à Zyto-micrz, ayant appris l'arrivée du prince Adam Czartoryski à Krzemienieç, il s'y rendait en toute hâte; mais arrivé à Dubno, une violente fièvre nerveuse ne lui permit pas de continuer sa route. Après quelques jours de maladie, il expira le 8 février, en recommandant au prince Czartoryski, présent à son chevet, l'avenir de la nouvelle génération et son école de Krzemienieç. Conformément à sa dernière volonté, il fut enterré à Poryçk dans le tombeau de ses pères mais son cœur fut conservé à l'église de l'école de Krzemienieç, déposé dans une urne avec cette inscription tirée de l'Écriture sainte : Ubi thésaurus tuus, ibi et cor tuum : * Où est ton trésor, là est aussi ton cœur. » La cérémonie funèbre à l'honneur de Czaçki fut célébrée à Krzemienieç avec unegrandepompe et un profond chagrin, et chaque année ensuite, le 30 juin, jour de la fermeture des cours, le même service funèbre précédait lu distribution aux élèves des prix consistant en médailles d'or et d'argent. Après la mort de son illustre fondateur, l'école de Krzemienieç dura encore dix-huit ans; en 1815, ses statuts, rédigés par Czaçki, furent approuvés par Alexandre ; on 1821, elle reçut le titre de lycée de Wolhynie. Quelques ans après, lorsque Novosiltzoff, devenu curateur de l'uni- versité de Wilna, exerça ses persécutions contre la jeunesse de celte université, Krzemienieç en ressentit le contre-coup ; une police tracassière fut imposée à l'école, et chaque manifestation de patriotisme fut sévèrement réprimée. Enfin, lorsque la révolution de 1850 éclata à Warsovie, l'école fut d'abord licenciée, et un an après complètement abolie par Nicolas, qui fit placer dans ses murailles des moines du rite grec. TTenri-Edouard Giionski. UIAZD ET TOMÀSZOW EN MAZOVIE. (Prononcez ; Ouïasd et Tomaschop.) « Des siècles pour grandir : pour déchoir, des instants ! Tels furent ses destins : sa longue décadence D'une lutte sans fin n'a point lasfeti le temps : Un peuple a tout perdu s'il perd l'indépendance ! » Dei.Avigtve, à Venise. 9 Pologne! nom magique qui prête aux choses en apparence les plus froides lout l'intérêt de la poésie.» ANONYME. « Des siècles pour grandir; pour déchoir, des instants! » Tel fut aussi le sort du pays embrassé par l'Oder d'une part, et le Dnieper de l'autre; et les deux grandes oligarchies républicaines, Venise et la Pologne, ont plus d'un rapport dans leurs destinées comme dans leurs institutions. L'ouvrage du savant Surowieçki sur l'Industrie et la décadence des villes en Pologne, publié en 1810, est un guide parfait pour quiconque veut étudier ce vaste objet ; aussi, tout en retraçant les fautes et les longs malheurs du passé, nous aurons à nous occuper d'une époque moderne. Parmi tous les établissements qui ont couvert le pays durant la période de 1815 à 1830, nous nous arrêterons de préférence sur Tomaszow, colonie résumant en elle tous les genres d'industries. Ce nouveau Manchester, sortant du sein des forêts comme une apparition magique, sera pour nous le type de la Pologne dans l'avenir, de même que la ville d'Uiazd, avec son manoir démoli, ses champs à perte de vue, est une fidèle image de la Pologne agricole et guerrière de nos aïeux. L'asservissement des cultivateurs, autorisé d'abord en 1496, et graduellement accompli sous les rois électifs, porta bientôt ses fruits. Le paysan slave, d'une même origine que les nobles, malgré les insinuations de certains chroniqueurs, se voyait arracher une à une les libertés qui avaient fondé son bien-être et la gloire de la nation, et le féodalisme, odieuse importation de l'Allemagne, commençait à relever sa tête blasonnéc. Ce nouvel ordre de choses, en détruisant le principal attrait du travail, la propriété, ne larda pas à réagir sur l'aspect général du pays. Les invasions et la peste vinrent continuer ce que l'esclavage avait commencé. Depuis BoIeslas-le-Chasto, ces déluges de peuplades se sont succédé; les barbares n'obtenaient des succès qu'en sacrifiant les masses, - c 2 tactique que plusieurs puissances du Nord ont conservée jusqu'à nos jours. Ils se retiraient avec un butin immense, et laissaient le pays jonché de cadavres. L'épidémie étendait alors ses ailes malfaisantes sur ce vaste champ de bataille : et celle de 1831 peut nous attester que l'Europe a tout à craindre de l'Orient. Les hymnes que chantaient nos aïeux en se préparant au combat contiennent des supplications contre ce fléau. Les cités polonaises, qui ont aggloméré tombeaux sur tombeaux, en sont aussi un désolant témoignage, et toutes les couches de cette alluvion historique portent le caractère particulier de cette époque. Après le pillage tant de fois réitéré de nos archives et bibliothèques par les Suédois d'abord, et par les Prussiens et les Moskovites tout récemment, il nous reste encore cetle histoire plastique, écrite en ruines sur les pages ensanglantées de notre pays, et c'est de là qu'il faudra faire surgir un jour les documents qui manquent ailleurs. Si aux alentours de chaque ville on ordonnait un jour des fouilles pour explorer les terrains inférieurs, et pour raccorder les tronçons épars qui ne se sont dressés jusqu'ici que devant l'inspiration du poète, on pourrait former une reconstruction de la Pologne plus complète et plus fidèle que celle qui existe dans tous nos monuments typographies. L'avidité de nos ennemis vint, après l'esclavage, les Tatars et la peste, consommer cette œuvre de destruction : témoin les recherches qui ont été faites à Bydgoszcz (Bromberg). Partout et à une distance considérable de son enceinte, on trouve sous terre les murs de somptueux édifices et des voùies superbes, qui attestent son ancienne étendue et sa richesse. Trois assises de pavés indiquent trois époques de chute et de renaissance. La première se trouve à quelques pieds sous terre, la seconde à un mètre plus bas, et la dernière à deux mètres sous la seconde, de manière que le sol semble s'être exhaussé de 14pieds. Après le dernier partage, lorsque les Prussiens exploraient cet Herculanum slavon, ils trouvèrent ensevelis sous des ruines incendiées plusieurs timbres de monnaies, de l'argent en barres et des vases superbes du même métal. Leurs mains industrieuses surent bientôt les convertir cnthalers. Cette découverte inattendue fut pour eux le signal d'une immense dévastation. Plusieurs châteaux furent démolis de fond en comble, et leur beauté même ne pouvant les soustraire à ces recherches impies, des monumenis tome II, tombèrent que Genseric lui-même eût épargnés. Guidés par un instinct de hyène, les spoliateurs flairaient partout de l'argent ou de l'or enfouis, les tombeaux même devinrent l'objet de leur avidité. Bien des fois la jeune reine de Prusse, pour charmer les yeux d'un illustre guerrier, se vêtit des diamants et des perles dont une main sacrilège avait dépouillé la châsse magnifique de sainte Marie à Czenstochowa ! Peut-on s'empêcher de citer ici la ruine superbe du château de llawa, que Surowiecki appelle à juste titre le Colysée polonais! Ce château fort, construit par les évêques de Ploçk pour protéger le pays contre les invasions étrangères, fut destiné plus lard à recevoir les prisonniers d'État; et plusieurs princes du sang même, ennemis de la république, vinrent jusqu'à la fin de leurs jours y expier leur félonie. Les fondements sont jetés sur un pilotis au milieu d'un marais, dont les eaux emprisonnées par des digues servaient à inonder les fossés. Celte ruine eut le sort de lant d'autres : on fit jouer une mine sous les bases d'une tour gigantesque placée à l'un des saillants. Tout ce qu'on put obtenir de cet acte de vandalisme, fut de séparer les murailles sans pouvoir les faire crouler : et cette tour ainsi désunie, avec sa voûte conique au sommet, présente de loin l'aspect d'un bonnet épiscopal, souvenir de ses anciens fondateurs. Tel fut aussi le destin du château d'Uiazd dont nous reparlerons plus tard. Un ministre du grand-duché de Warsovie, visitant un jour les environs de Brzeziny, observa qu'une mare d'eau qui lui barrait le passage venait une heure après de disparaître entièrement. Curieux de pénétrer la cause de ce phénomène, il fit creuser le terrain au même endroit, et l'on ne tarda pas à découvrir de vastes catacombes ayant jadis servi, comme leur disposition semblait l'indiquer, à la sépulture des Ariens, secte jadis très-répandue en Pologne. Dans beaucoup d'endroits, au milieu des campagnes, la terre foulée par les pieds des chevaux rend un son creux et profond qui atteste infailliblement la présence de pareils souterrains; souvent la charrue, en soulevant la première enveloppe du terrain, heurte des ossements sans linceul, ou des pièces d'armure qui devaient sans doute servir à une génération de géants. Dans des bourgs presque abandonnés, qui offrent à peine quelques masures inclinées, il y eut jadis des diètes, des assemblées, des cours plénières, où des augustes personnages trouvaient chez les 117 habitants asile et opulence. Beaucoup d'autres villes semblent avoir aussi dans la suite des âges passé d'un endroit à l'autre : comme Sandomir, Lublin, Gnèzne, Kruszwica, Wiclun, Siéradz, Wiskitki, Szremkonin, Lomza, Wizny, Raygrod, Goniondz, Drohiczyn, Mielnik, et une foule d'autres dont les murs, les faubourgs, les monuments, ensevelis dans les jardins et les bruyères, forment ainsi une vaste ceinture de décombres. On pourrait appeler ce monde ancien, recouvert de la lave des siècles, la Pologne souterraine ; et notre nation, comme le Christ avant les jours du salut, est tout entière descendue dans les tombeaux. Tel est le sentiment pénible qui saisissait les voyageurs étrangers depuis Regnard, William Cox, Schultes, etc., lorsqu'avant l'époque de notre régénération, ils s'avisaient de parcourir ce pays qu'ils appelaient un vaste désert, inania régna ! sans daigner songer aux convulsions terribles qu'il a dû traverser pour arriver à cet état d'épuisement. Mais si quelqu'un au monde devait s'abstenir de ces observations outrageantes, ce devaient être les voyageurs allemands : enfants de Cham, devaient-ils compter les brèches de nos murailles qui les avaient protégés pendant plus de cinq siècles? On serait tenté de s'écrier ici avec Crébillon : t Eh! doit-on hériter de ceux qu'on assassine ? » Un guerrier, en revenant du combat, suspend aux murs de son château son armure tout en pièces, mais il ne l'insulte pas. Il y a lieu de s'étonner qu'après tant de désastres, la Pologne ait pu garder encore le peu d'industrie et de bien-être qu'elle possédait avant sa dernière transformation ; et il faut en convenir, ce pays doit avoir une force immense de reproduction et de vie pour n'être pas tout à fait devenu ce que les étrangers la lont, un désert, et pour avoir toujours alimenté l'Europe affamée de ses produits engendrés sous le 1er et les lois despotiques des spoliateurs. Quelquefois, en parcourant ce désert, on trouve un tronçon de colonne gisant sur le sol et couvert à demi de verdure, qui semble le dernier reste d'un manoir enseveli ; un rocher debout et isolé au milieu de la campagne, un cénotaphe peut-être ! énigme à jamais insoluble que le passé semble avoir léguée à l'avenir. Quelquefois aussi, et dans les contrées méridionales surtout, on voit de loin en loin un tertre pareil à celui de Vaiida près de Krakovie : un kurhan (tertre) dont la verdure attire des troupeaux de chevaux sauvages répandus sur les savanes, et dont les fleurs portent encore un parfum d'héroïsme et de grandeur. Ces collines, qui ont à peine un nom, sont les tombeaux d'un millier de braves ; tombeaux plus éloquents que les statues et les inscriptions, parce qu'ils nous révèlent d'un seul regard toute la destinée d'un grand peuple ; ils nous rappellent que ces héros d'autrefois ont eu durant toute leur vie une même pensée, la patrie; un même sort, les combats ; une même récompense, l'oubli. En beaucoup d'endroits, ces restes précieux sont confondus avec les os de leurs ennemis : Germains, Tatars, Moskovites, Suédois, Musulmans. Ici la Pologne semblerait un rivage plusieurs fois envahi par l'Océan des peuples, et sur lequel en se retirant ces Barbares n'auraient laissé que les restes d'un festin de cannibales. Ailleurs, c'est un rocher fréquemment frappé par la foudre, et que l'hirondelle des mers n'oserait plus choisir pour son gîte et son asile. Des champs, inondés jadis de moissons dorées, se couvraient de bruyères faute de mains pour les cultiver; les forêts, comme un linceul mortel, s'étendaient alors sur toute la surface du pays, et, dans leur marche envahissante, semblaient vouloir l'engloutir avec tout ce qu'il avait de splendeur, de richesses et de liberté. C'est là peut-être aussi le secret de ce patriotisme fervent de la jeunesse polonaise, digne des anciens âges, de ce feu sacré qui finira par dévorer ceux mêmes qui s'efforcent de l'éteindre. Un seul de ces mouvements est une histoire tout entière : il la remplit d'une indignation immense contre ceux qui ont fait couler tant de larmes et de sang sur le sol fertile de son pays. Peut-elle interroger un seul de ces débris sans que tout le passé ne se lève à ses yeux ? elle réchauffe avec son souffle généreux cette étincelle découverte sous les cendres, elle donne un corps à tous ces héroïques fantômes qui l'entourent, et l'idéal de grandeur et de vertu dès l'enfance apparu devant elle, est le but sublime vers lequel sa vie entière doit se précipiter, le rêve qui doit l'accompagner au tombeau.C'est à leur aspect qu'elle s'écrie : Exoriatur aliquis ex ossibus ultor. Dans le bruit des vents qui gémissent à travers des portiques abandonnés, dans le murmure solennel et profond des forêts qui jadis furent des villes, elle croit entendre la voix des aïeux lui criant vengeance, on la trompette de l'ange qui dit à tous ces illustres morts : « Levez-vous. » Voilà la source de l'enthousiasme chez le peuple LA 'POLOGNE. 451 polonais, peuple de pasteurs établi sur les cendres des guerriers, qui grandit et se multiplie sous le fer; de cette propagande de liberté qui atteint par une inévitable contagion ceux mêmes qui venaient pour l'étouffer. C'est qu'il y a dans la grandeur de nos horizons, dans l'inculte fertilité de nos plaines, dans l'enivrante pureté de notre ciel, un élément de l'indépendance qui se communique à tous les êtres, qui fait battre plus vivement les cœurs les plus communs. Et je défie un étranger, quelque prévenu qu'il soit contre nous, de ne pas emporter, après un mois ou deux de séjour, quelque chose de polonais dans l'âme. C'est que dans ce pays on vit d'une existence plus rapide, tout nous porte irrésistiblement vers l'infini : les grandes pensées viennent sans effort, les dévouements sont plus faciles, et c'est comme une révolution intime de cette vie supérieure dont vivaient nos ancêtres, à laquelle lout homme semble appelé, dont il porte aussi le germe dans son sein. En traçant le tableau des villes polonaises, nous avons aussi fait celui d'Uiazd dans les différentes phases de sa prospérité. Son origine, de même que celle de toutes les villes sur la Piliça, comme Przedborz, Inowlodz, Suleiow, etc., se rattache au règne de Kasimir le Grand. Uiazd est situé dans l'ancien palatinat de Lenczyça, et Tomaszow, fondé en 1822 par Antoine-Rawicz Ostrowski, en est une dépendance. Cette ville, qu'il ne faut pas confondre avec un autre Uiazd construit par les Ossolinski au xvne siècle dans le palatinat de Sandomir, fut d'abord la propriété des Dœnhoff, famille opulente ayant des ramifications étendues dans la Prusse polonaise, formant le littoral delà Baltique. C'est par une alliance de la maison des Dœnhoff avec celle des Ledochowski et des Ostrowski, que, sous Stanislas-Auguste, Uiazd échut à ces derniers. Ville dénuée de commerce et d'industrie, elle ne doit son existence qu'à l'extrême fertilité des plaines qui l'environnent. Ces plaines, par la variété de leur végétation, présentent de loin l'aspect d'un plaid montagnard, étendu avec ses milles couleurs sur la plage fleurie : partout on voit la campagne couverte de froment , comme d'une poussière d'or soulevée par un souffle invisible; de seigle aux reflets argentés, et de sarrasin avec sa tendre et virginale rougeur. Ces carrés de blé sont traversés par intervalle d'une verte ceinture de merisiers ou de pommiers sauvages, avec un panache de peupliers balancé gracieuse- ment par le vent. L'horizon est borné comme à l'ordinaire par d'immenses forêts précédées de quelques jeunes ormes ou sapins, sentinelles perdues d'un ennemi qui s'avance. La Pîaseczna, rivière jadis considérable, aujourd'hui pouvant à peine se traîner vers la Piliça et rétrécie parmi des ruines comme les destinées de la Pologne, fait mouvoir quelques moulins délabrés. Les habitants de cette ville, jadis opulente, s'occupent en hiver de voitnrage et de tannerie ;, en été, de la culture des terres. Le seul commerce qui se fasse remarquer dans les rues, les boutiques d'épicerie et d'étoffes sont entre les mains des Juifs. A quelque distance de la ville est une maison en bois un peu meilleure que les autres, demeure presque toujours veuve de son propriétaire, située dans l'enclos d'un jardin somptueux jadis, aujourd'hui redescendu jusqu'au rang de simple potager. Les ruines informes du château des Dœnhoff complètent ce véridique tableau et dominent toute la contrée environnante. La destruction de ce château fort fut d'abord commencée par les Suédois sous le règne désastreux de Jean-Kasimir, lorsqu'abandonné par le roi, cerné par un ennemi dix fois plus nombreux, Czarnieçki tint en échec les armées soi-disant victorieuses, et, par la rapidité de .ses marches, se multiplia sur tous les points. Le château subit alors plusieurs attaques, et depuis ce temps il n'a pu être complètement restauré. Les toits couverts de plomb et les grillages des fenêtres suffirent seuls à défrayer tout le siège, et d'après ce détail on peut se faire une idée de son étendue. La blanche église d'Uiazd, construite par le primat du royaume André Olszowski, fut tout entière tirée de son sein, aussi plusieurs de ses pierres portent encore les cicatrices des boulets suédois. Les vieillards se rappellent encore de l'avoir vu dans toute son imposante grandeur. Douze salles d'armes, portant chacune les noms d'un des mois de l'année, soutenaient autant de voûtes en plein cintre, et les fenêtres, au nombre des trois cent soixante-cinq jours de l'année, formaient le pourtour des murailles. L'espoir d'y trouver des trésors enfouis, qui du reste pouvait être justifié par quelques traditions locales, provoqua, comme nous l'avons dit plu% haut, la ruine complète de cet édifice, et après avoir démantelé les saillants, démoli pierre à pierre les murailles, creusé jusqu'aux fondements, on ne trouva que des armeires et des sabres à demi rongés par la rouille. Le peuple, dépositaire ordi- naire des traditions, son histoire et sa poésie transmise, répétait à voix basse, pour se consoler de ce mécompte, qu'au moment des recherches le trésor avait été enlevé la nuit par le démon de l'endroit qui devait le rendre seulement à ses anciens propriétaires, aujourd'hui sur le rivage d'exil, et devant un jour revoir les tombeaux de leurs aïeux. On montrait en effet, et je l'ai vu moi-même, une échancrure carrée dans une muraille double, qui devait, disait-on, contenir le précieux dépôt. J'ignore jusqu'à quel point il faut ajouter foi à cette légende, mais il est certain que, pour le salut du château d'Uiazd, il aurait mieux valu qu'elle n'eût jamais existé, plutôt que de réveiller la rapace convoitise de nos ennemis. Peut-être aussi le sens caché de cette tradition voulait-il exprimer que celte ruine elle-même, empreinte d'un charme ineffable de vétusté, était le Irésor des aïeux, le seul héritage d'un passé plein de gloire, que l'avenir devait respecter ; mais il n'entrait pas sans doule dans les vues des spoliateurs de l'interpréter de cette manière. Non loin de là se trouvait une colline, pareille aux tertres de l'Ukraine et de la Podolie : c'était sans doute une tombe commune pour les guerriers qui avaient défendu le château ; mais on ne peut savoir rien de positif à cet égard, car des dieux slavons mutilés par le temps et retrouvés dans le voisinage auraient pu faire croire que cette colline était un autel destiné à recevoir le zniçz ou le feu sacré des anciens païens du pays. Oh ! ce manoir écroulé, cette colline tumulaire, sur le front de laquelle le doute plane comme une ombre menaçante, ces plaines recouvrant les dépouilles des guerriers et dédaignant de produire des moissons pour les ennemis triomphants, cette rivière encombrée de débris; n'est-ce pas là toute la destinée de la Pologne? n'est-ce pas la trace désolante du torrent des peuples qui dans sa course impétueuse aurait entraîné jusqu'aux ruines ? Voilà la Pologne dans le passé, voyons maintenant ce qu'elle deviendra dans l'avenir. En quittant l'enceinte d'Uiazd du côté de l'est, le regard embrasse un des sites les plus délicieux en Pologne. Le terrain, à partir de ce point, s'élève insensiblement en pente douce, et à la distance d'une lieue et demie on distingue un castel d'une structure pittoresque avec une tourelle carrée à la base, octogone au sommet, et surmontée d'une coupole hémisphérique. Un drapeau rouge et blanc, s'agitant comme une flamme vivante sur l'azur du ciel, annonce la présence du propriétaire... Un drapeau funèbre l'a remplacé depuis l'année 1831. Au milieu des plaines de sable qui l'environnent, cette éminence paraît une oasis suspendue dans les airs, avec ses dômes de forêts et ses cascades argentées; des constructions nouvelles brillent comme des points lumineux sur des masses profondes de verdure, et Tomaszow de loin présente l'aspect d'une ville construite comme par enchantement au milieu d'une foret dont la hache n'aurait pas eu le temps ou l'audace de frapper les sommets. A mesure qu'on approche de cette apparition lumineuse, elle grandit et se développe aux regards; le terrain, légèrement ondulé comme une mer à l'approche de l'orage, se coupe en gorges profondes, en détroits sinueux, imitant le mouvement des vagues, et bientôt l'on découvre une nappe unie et brillante, un lac formé par la limpide Wolborka, aux roues hydrauliques des mines d'acier et des fabriques sans nombre qui composent cette colonie. Des maisons blanches aux toits d'un rouge éclatant sont venues en foule se grouper autour du bassin , et semblent fières de s'y mirer avec leur attrait de jeunesse et de beauté. Plus loin, une ville tout entière avec ses places spacieuses et ses rues bien alignées se dessinent sur les touffes opaques du Gustck, qui forme à lui seul lout le fond du tableau. Le Gus-tek, cetle forêt de chênes à laquelle nous avons dans les Nuits d'exil consacré quelques pages diclées par un sentiment réel et profond, ne pourrait être comparé, grâce à sa primitive et luxuriante végétation, qu'aux forêts diluviennes du Nouveau-Monde : elle est restée pour nous sans rivale pour la beauté et la variété de ses sites, comme elle le sera toujours pour les souvenirs d'enfance qui s'y rattachent. Ici la Wolborka se déroule dans toute la sauvage indépendance de ses allures. Tantôt elle semble assoupie au milieu des fleurs et trahit à peine le mouvement de ses ondes, étendue voluptueusement au soleil comme un serpent azuré; tantôt elle s'élance comme éveillée à l'approche d'un ennemi, se divise en mille filets d'argent, étreint de ses bras des îlois chargés de verdure et de nénuphar aux fleurs jaunissantes, puis retombe en mille cas* cades pour se réunir encore, et remplir tous ces rivages d'harmonie et de bruit. Elle semble ne quitter qu'à regret cette pelouse qu'elle chérit comme une fille capricieuse rappelée par sa mère, et par mille détours bizarres, mille coudes sinueux, elle diffère l'instant où elle doit se jeter dans les bras de la belle Piliça, qui la porte à son tour dans le sein du grand fleuve polonais, la majestueuse Wistule. Les chênes de cette forêt, ou plutôt de ce jardin naturel, respectés par la hache, ne tombaient souvent que sous le poids des années ou déracinés par les orages. Quelquefois un chêne mort unissait les deux rives de la Wolborka, et, soutenu par ses arêtes comme par de solides arcs-boutants, il s'arrondissait en voûte harmonieuse au-dessus des Ilots. Des fleurs, des tronçons d'arbre, des lianes entraînés par le courant, venaient s'attacher à ses rameaux, et le pont couvert de mousse offrait un passage facile et sûr aux habitants des bois. Ces arbres arrivaient souvent à des dimensions énormes, et chaque siècle semble avoir apporté un attrait de plus à leur belle vétusté. Quelquefois ils se creusaient par la base ; l'édifice tout entier n'était soutenu que sur de frêles murailles, et menaçait ruine depuis des siècles : ces troncs ainsi excavés pouvaient contenir sans peine des familles tout entières. Lors du passage de la grande armée en 1811, lorsque la contrée environnante, envahie par des troupes sans frein et sans discipline, était livrée à toutes les horreurs du pillage, lorsque les colonnes sous les ordres du roi de Westphalie en étaient déjà venues à de sanglantes représailles envers les habitants d'Uiazd, le Gustek devint l'asile inaccessible de plusieurs familles composées de vieillards, de femmes et d'enfants, et les chênes, ces contemporains des Léchites, en ouvrant leur sein pour les recevoir, étendaient leur feuillage protecteur sur le front de ces pauvres réfugiés. La Pilitça, rivière navigable, à son confluent avec la Wolborka, semble avoir épuisé toutes les richesses de ses eaux pour embellir ce Delta polonais. Des mines de fer, des carrières de pierre à bâtir, du calcaire excellent, se trouvent répandus avec profusion sur ses rivages. On y avait même remarqué des indices de houille, mais les dispendieuses recherches entreprises à ce sujet ont été interrompues par la révolution du 29 novembre 1830. Les bois environnants de sapins, d'ormes, de chênes ou de mélèzes, offrent d'excellents matériaux de construction. On ne sera pas fâché d'apprendre comment les mines de fer furent découvertes par Thomas Ostrowski, l'ancien ministre du trésor sous la république de Pologne : et ce conte, qui semblerait par son caractère merveilleux digne de figurer dans l'anthologie arabe, nousa été rapporté par un témoin oculaire. Le château d'Uiazd fut toujours ouvert à l'indigence. Un pauvre voyageur frappé de paralysie vint un jour y demander asile et protection. Malgré l'opposition des gens, il fut accueilli, etbientôtil dut son rétablissement aux soins qui lui furent prodigués. 11 profita de sa première excursion dans les bois environnants pour apporter au propriétaire un gros fragment de minerai, en affirmant que le fer, ce précieux métal qui assure la richesse et l'indépendance des nations, se trouve dans le terrain, et n'attend que la main de l'homme pour l'en faire sortir. On ne perdit pas de vue l'avertissement du pauvre artisan, des fouilles furent ordonnées malgré l'opposition de plusieurs experts appelés à cet effet, et bientôt l'on découvrit une mine abondante dont l'exploitation continue depuis plus d'un demi-siècle. Les Polonais ayant accepté comme un fait accompli la nationalité précaire et morcelée qui leur fut imposée en 1815, et amenés par les guerres de l'empire jusqu'au comble de l'épuisement, ne songèrent plus qu'à réparer leurs désastres et à améliorer leur existence. Ils feignaient de croire à la véracité des garanties politiques qu'on leur offrait, et à la stabilité de leurs relations commerciales avec la Russie. C'est dans cette période de quinze ans, comprise entre le congrès de Vienne et la révolution, que se sont opérés les prodiges dont nos yeux ont été les témoins. Les blessures de la Pologne se cicatrisaient peu. à peu, et bientôt elle aurait pu rivaliser avec la Erance et la Belgique par le développement de son industrie et la beauté de ses produits. Tomaszow, favorisé par la nature elle-même, offrait le plus beau canevas pour réaliser les projets de régénération que son propriétaire Antoine Ostrowski, membre de la Chambre haute, et plus tard commandant de la garde nationale, avait conçus dès son jeune âge. Il ne s'agissait plus de relever Uiazd, où, avant de construire, il aurait fallu tout démolir, et délairc l'œuvre lente de la décomposition que plusieurs siècles avaient accomplie : Tomaszow donc devint le lieu de son choix. Il suffira de rendre ici par un seul trait le rapide accroissement de cette colonie. En 1822, elle n'avait que ses usines et quelques masures infirmes pour loger lesouvriers; en 1850,elleétaitpeu-plée de cinq mille âmes, et ses produits s'expor- taient pour 5,000,000à peu près (3,250,000 fr.), y compris ceux de ses dépendances. Mais malgré ses avantages de localité, Tomaszow n'aurait jamais pris un essor aussi prodigieux sans les lois libérales qui présidèrent à son établissement. Son fondateur voulut élever un monument durable en élayant son système sur les bases éternelles d'égalité, de justice et de propriété. Vivre en faisant vivre les autres fut désormais sa devise. Les ouvriers indigènes ou étrangers, conventionnellement avec les maîtres, établissaient leurs salaires; les corvées étaient pres-qu'abolies et remplacées, dans les alentours du moins, par un bail régulier, après six années gratuites. Ennemi constant de tout monopolisme, le fondateur ne rivalisa jamais avec les industriels, se contentant du loyer, de l'affermage de ses eaux et de ses autres revenus territoriaux. En un mot, ce fut une petite république, dont l'intérieur était digne d'être étudié par nos faiseurs de systèmes. Les tissus de Tomaszow étaient même réputés dans les marchés de la Chine, où l'inexorable stabilité des préjugés semble avoir stéréotypé l'industrie exclusive et la misère du peuple. Ils en sont encore où ils en étaient sous Fo-hi. Ils affectionnent surtout les nuances vives, jaune, écarlate et bleu de ciel. Des essais ont été faits à Tomaszow pour inspirer au peuple juif de l'attachement pour sa terre nourricière en lui prodiguant une large et libérale protection. Ces efforts ont été couronnés d'un plein succès. Les spirales de cheveux s'échappant de dessous les calottes de cuir tombaient à l'envi sous le fer ; les riches habits de soie, lissées par la malpropreté, faisaient place à l'habit à la française ; les filles de Ruth se paraient à faire plaisir et rivalisaient de coquetterie avec les descendants de Jacob : c'était une chute de barbes universelle. Cet empressement de civilisation fut poussé au point que, lors des événements de 1830, plusieurs Juifs de Tomaszow prirent les armes pour ce qu'ils appelaient déjà leur patrie; mot qui jusqu'ici n'a eu d'application que pour le pays de Chanaan, tant il était communi-catif, le sentiment d'expiation et de liberté qui se propageait dans toute la Pologne. Nous étions loin cependant de nous endormir sur la foi des traités de 1815, et de nous contenter de ces premiers succès arrachés avec peine au régime oppressif qui nous gouvernait à cette époque. Nous attendions avec une angoisse indéfinissable le vrai moment de la régénération, où, comme des flammes pareilles se cherchent et se confondent, nous pourrions réaliser la jonction tant désirée avec les provinces détachées de la république : Dantzig, Posen, Kiiow, Krakovie, Vilna, Kamieniec, Kowno, etc., persuadés qu'il n'y avait pour les nations de véritable bien que dans l'indépendance, de gloire que dans l'intégrité du territoire. Aussi ces sentiments, refoulés au fond des cœurs patriotes, eurent-ils une explosion terrible. L'insurrection de 1830 devait être le point de départ d'où la Pologne devait s'élever successivement bien plus haut qu'elle n'avait été sous les Boleslas et les Sigismond. Relever ses villes en ruine et faire refleurir ses campagnes abandonnées, ouvrir les chemins de l'Europe à l'Asie et devenir le terrain commun sur lequel les industries des deux mondes viendraient pratiquer leurs échanges, reprendre les grands travaux abandonnés par nos pères pour réunir d'un lien indissoluble la mer Noire à la Baltique, et couvrir les deux mers de nos vaisseaux pour porter aux deux pôles le fer de ses entrailles et l'or de ses moissons, unir sous les ailes de l'aigle sans tache toute la famille slave, aujourd'hui sans patrie et sans autels domestiques, pour la faire participer également au bienfait de ses lois protectrices, et, s'il le faut, pour la défendre contre l'agression des Mogols et des Parthes, qui depuis Genguiskan n'ont pas oublié les chemins de la Pologne ; enfin montrer à quel prix, après quelles effusions de sang on obtient l'indépendance et la liberté, oui, telles étaient les espérances de la Pologne lorsqu'une poignée déjeunes héros avait délivré Warsovie de l'aspect odieux de son proconsul. S'il en fut autrement, il ne faut s'en prendre qu'à nos hommes d'État, hommes du lendemain, qui n'ont pas compris cette mission sacrée, et qui dès le début ont gâté notre insurrection. A quels hasards, ô ciel» tiennent les destinées des empires ! Que devint Tomaszow quand le dernier escadron polonais, ayant franchi la frontière prussienne, déposa les armes, aux lointaines acclamations du canon moskovite? j. Christin Ostrowski. FINANCES. BANQUE DE POLOGNE. COUP D'OEIL SUR L'ADMINISTRATION FINANCIÈRE EN POLOGNE (1815 - 1851). Parmi les hôtels publics de Warsovie, le palais de la Banque tient une place distinguée. Cet édifice fut commencé en 1825 sur les dessins de l'architecte Corazzi. Comme la Banque de Pologne résume toute l'administration financière de ce pays, nous allons donner un aperçu général sur l'origine,; l'organisation et l'utilité de cet établissement. Depuis l'époque du sixième partage de la Pologne, consommé par le congrès de Vienne, trois ministres se succédèrent à l'administration des finances dans la ^ partie ; morcelée du duché de Warsovie, appelé en 1815royawme de Pologne; Thadé Matuszewiç; Jean Wenglenski ; Le prince Xavier Druçki-Lubeçki. Ils eurent chacun un différent système : Le premier, l'économie ; Le second, la faveur du grand-duc Constantin, qui, sous le titre de commandant en chef de l'armée, gouvernait la Pologne despotiquement; Le troisième, l'industrie et le progrès. La paix de 1815 trouva le royaume dans un état de vive souffrance, résultat des guerres auxquelles avait été exposé le grand-duché de Warsovie. Thadé Matuszewiç avait vu dans l'économie le seul moyen propre à guérir les plaies du pays. Mais l'empereur Alexandre et le grand-duc Constantin demandaient l'entretien de trente mille hommes de troupes. Le ministre des finances objectait que le royaume, dans l'état de délabrement où. l'avait réduit la guerre, ne pouvait supporter cetle charge ; il présentait sur le budget de 1830 un déficit de 15 à 16,000,000 de florins de Pologne, environ 10,000,000 fr, Alexandre voulait avoir un effectif de trente mille hommes sur pied ; il combla le déficit. Cet expédient fut répété et continué pendant loule la durée du ministère de Matuszewiç ; ménager le pays, et tirer des caisses russes les fonds nécessaires pour combler le déficit du budget, tel était le système de ce ministre. Grâce à lui, la proportion se rétablit successivement entre les ressources et les charges; au bout des quatre premières années de son administration, le déficit fut comblé. Mais la probité du ministre donnait de l'om- brage aux hommes qui entouraient le grand-duc; leur avidité voyait avec peine qu'on leur disputait des profits illicites; il fut changé en 4820. A son départ, on trouva dans les caisses de l'Etal une épargne d'environ 15 à 16,000,000 de florins, 10,000,000 fr. Le ministère de Wenglenski ne dura que dix-huit mois. Un esprit opposé à celui de son prédécesseur y présida. Wenglenski, ayant pénétré la cause de la destitution de son devancier, crut devoir s'abandonner à la direction du commissaire impérial No-vossilizoff; il ne tenait le portefeuille que pour donner des signatures : le vrai ministre résidait dans l'antichambre du commissaire impérial. Tout se ressentit de cet état de choses; la réserve, les fonds de la caisse des dépôts et consignations disparurent, le budget annuel de 1821 fut absorbé en huit mois. L'administration financière fut entravée, et s'arrêta. Alexandre appela le prince Lubeçkiau ministère. En le chargeant du portefeuille des finances, il se proposait, lui écrivait-il, de savoir définitivement, et par une dernière expérience, si le royaume pouvait exister et se soutenir par ses propres forces, dans sa forme d'alors. A cette époque, Lubeçki était à Vienne, il venait d'y terminer une convention au sujet de l'actif et du passif du duché de Warsovie; cette convention avait suivi celle de Berlin; toutes deux avaient donné la preuve de l'habileté du négociateur, toutes deux avaient été conclues à l'avantage du royaume. A son arrivée à Warsovie, ce ministre s'occupa d'abord de faire assurer le service courant. Puis il fit des améliorations importantes, dans les diverses parties de son administration ; il voulut se mettre à l'abri des exigences du Belvédère (1). Fort de la protection du tzar, il dédaigna l'inimitié du sénateur Novossilzoff, commissaire impérial, entièrement dévoué au grand-duc. Quelle que fût la faveur dont le prince Lubeçki jouissait auprès d'Alexandre, sa lutte contre les favoris du grand-duc ne pouvait être soutenue avec avantage, qu'au prix de succès éclatants dans l'administration des finances, et il eut le mérite de remplir complètement cette tache difficile. (i) Résidence, du tzarévitsch Constantin, près Warsovie. Bien des plaintes furent soulevées par la rigidité, et aussi, il faut le dire, par le caractère fiscal de cette administration; il résista à ces plaintes, suivit sans déviation la ligne qu'il s'était tracée, et le succès financier répondit à ses efforts. Deux ans étaient à peine écoulés, et déjà le budget présentait un excédant. Les rentrées dépassaient les prévisions, d'utiles améliorations furent introduites dans toutes les branches du service public, les cadres de l'armée furent élargis, l'industrie et le progrès des lumières trouvèrent encouragement et protection ; enfin, une réserve importante fut formée, et s'accrut chaque année de plusieurs millions. Celte réserve avait une destination, elle devait servir à la création d'une Banque. Lors de l'arrivée de Lubeçkiau ministère, les embarras financiers que lui avait légués son prédécesseur lui avaient inspiré l'idée de l'émission de billets de caisse escomptables à volonté avec 2 p. 100 de retenue. Leur création fut décrétée en avril 1825, mais le ministre ne tarda pas à s'apercevoir que cette spéculation sur le discrédit des billets était erronée ; la situation des affaires ne l'obligeant plus, d'ailleurs, à des expédients, il abandonna ce plan pour un système de crédit complet. La Pologne est un pays plutôt agricole que manufacturier ou commerçant. La réunion de toutes les branches d'industrie consiituent la véritable richesse d'un pays; opérer un tel résultat en Pologne était une tâche difficile ; il était évident qu'on no pouvait y réussir qu'en commençant par la base, par la propriété territoriale. Par une conséquence inséparable des révolutions et des guerres, cette propriété s'était obérée ; les lois du pays gênaient la liquidation des créances, et la rendaient presqu'impossible. En outre, la plupart des créanciers étaient hors du territoire, c'étaient des institutions prussiennes, telles que la Banque de Berlin, la caisse des veuves, des fonctionnaires publics, etc. Il était à craindre que le retrait par eux d'une grande masse de capitaux, si on abrogeait, en leur faveur, les lois prolectrices de la propriété foncière, n'amenât la perturbation dans l'État, en entraînant la ruine de la plupart des familles du pays. Pour conjurer un pareil désastre, Lubeçki vit la nécessité d'appliquer à la Pologne le système du crédit territorial introduit en Prusse par Frédéric IL II étudia ce système à Berlin; il le perfectionna, et pour que rien ne fit obstacle à son introduction en Pologne, il posa les bases de cette introduction dans la convention de Berlin. U s'assura ainsi par avance l'acquiescement des créanciers prussiens au mode qui pourrait être adopté pour le paiement des dettes hypothécaires. Il serait trop long de développer ici ce système de crédit territorial; il suffit de dire que le projet en fut soumis à la discussion du Conseil d'État, des conseils palatinaux et des Chambres. Il triompha de toutes les objections, et fut converti en loi en 1825. Depuis, la Société territoriale a émis 257 millions de florins de Pologne en lettres de gage, qui ont annulé 000,000,000 de dettes hypothécaires. Le cours de ces lettres de gage constate toute l'opportunité de la mesure, puisqu'il se rapproche du pair, bien qu'elles n'offrent qu'un intérêt de 4 p. 100 à leurs délenteurs, dans un pays où l'intérêt habituel est de g à 6 p. 100. Cetle Société se trouvera dissoute en 1854, après qu'elle aura amorti au pair toutes les lettres de gage mises en circulation. Un des moyens d'action que Lubeçki ne négligeait jamais, celait de s'entourer de gens spéciaux pour chaque partie de son administration ; il avail appelé auprès de lui, pour la partie du crédit, M. Louis lelski, ancien colonel du temps de Napoléon, retiré dans ses terres depuis les événements de 1814 et 1815, et adonné spécialement à l'étude de l'économie politique, du commerce et des finances ; depuis il rédigea les statuts de la Société territoriale ; il élabora le projet de la Banque de Pologne, qu'il développa comme gouverneur de cette même Banque. Cet établissement fut créé le 29 janvier 1828; son installation a eu lieu le 6 mai de la même année. U est destiné à acquitter la dette publique et à encourager le commerce, le crédit et l'industrie. Son fonds est de double nature; la portion destinée au service de la dette publique est portée annuellement sur le budget de l'État, jusqu'à concurrence du montant de la rente el de son amortissement annuel. Quant au capital commercial et industriel de la banque, il est fixé à 50,000,000 de florins de Pologne (18,000,000 de France), sauf l'augmentation que le roi jugerait à propos d'y apporter. D'autres attributions appartiennent encore à cette Banque. tome ii. Elle fait l'office de caisse de dépôt et consignation; elle est chargée, à intérêis, de tous les capitaux ecclésiastiques, de ceux des établissements publics, des fonds de la Société d'assurance contre l'incendie, deceuxdesémérites, eic. ; elle reçoit les capitaux, les fonds et les dépôts volontaires; enfin, elle émet des billets jusqu'à concurrence du montant de son capital. Ses opérations, outre le service de la dette publique, embrassent toutes les avances de fonds au commerce et à l'industrie, l'escompte des lettres de change, et même les entreprises d'utilité publique. Elle est gouvernée par une direction composée de cinq membres, qui sont surveillés par une commission d'amortissement tirée du sein de la représentation nationale, et éclairée par un conseil pris dans la corporation des marchands. Ces deux établissements de crédit peuvent servir à marquer l'époque du progrès industriel et commercial de la Pologne. La Société territoriale a restitué aux propriétaires le sol qui leur échappait. La Banque a créé des marchés, ouvert des routes à la Mac-Adam ; elle a entrepris des canaux, décidé la construction d'entrepôts et magasins de blé. Une guerre terrible a surpris ces établissements à leur naissance, sans les ébranler. La Société territoriale ne comptait que cinq années d'existence, la Banque trois seulement ! Toutes deux, grâce à leur organisation, étaient déjà assez fortes pour soutenir le choc et y résister. Chacun de ces établissements publie ses comptes rendus ; la Société territoriale, des comptes semestriels, et la Banque, des comptes annuels. La première se borne à constater le service régulier des lettres de gage et leur amortissement progressif par voie de tirage au sort, deux fois l'an. Les comptes de la Banque se divisent en raison de ses opérations diverses. En voici le résumé : Au 31 décembre de l'année 1828, première année d'existence, le capital de la Banque était : fl. dePol.......... 19,099,440.gr.ll Les capitaux et dépôts confiés à la Banque, y compris le fonds pour le service de la dette publique, s'élevaient déjà à ILdePol...... 20,502,714 17 118 Les billets en circulation, à............. 8,966,475 » Les avances de la Banque montaient à........45,502,669 20 Son bénéfice net élait de 10,874 p. 100. Au 51 décembre 1850, troisième année d'existence, la Banque avait déjà prospéré d'une manière remarquable. Son capital était au com- plet, fl........... 50,000,(300 * Les dépôts et capitaux à elle confiés, y compris le fonds restant sur le service de la dette publique, s'élevaient à.......... 95,650,764 2 Les billets en circulation, à............. 17,656,000 » L'escompte et les avances de Banque sur nantissement, à............. 159,989,535 22 Son bénéfice net était de 8,655 p. 100. Cetle diminution de bénéfice, comparativement à l'année 1828, provenait de l'estimation de l'inventaire, non au prix coûtant, mais au cours auquel les événements de France, de Belgique et de Pologne avaient fait flécbir toutes les valeurs. C'est dans cet état que la Banque fut surprise par la révolution du 29 novembre 1830. On conçoit l'influence que devait exercer sur les événements du jour la présence d'un capital disponible aussi considérable, surtout lorsque l'on songe que sur ce capital plus de 60,000,000 de fl. appartenaient au gouvernement. Ceue somme provenait en grande partie de l'emprunt fait au nom de l'Etat par l'entremise de la Banque en 1829, lors de la guerre de Turquie ; elle élait à la disposition du gouvernement local; le gouvernement national établi à la suite de la révolution en a hérité ; c'est ce capital qui a permis de soutenir, pendant trois cents jours, celte lutte opiniâtre qui n'a jamais faibli, faute de fonds, et dont les chances n'ont tourné contre la nation qu'à cause des obstacles apportés par les gouvernements voisins à l'introduction en Pologne d'un fusil ou d'une livre de salpêtre. Le président Ielski, alors chargé du portefeuille des finances, avait déclaré en janvier 1851, devant les Chambres réunies, qu'il avait en caisse les fonds nécessaires pour soutenir la lutte pendant une année. En. effile, budget de guerre, calculé pour cent mille hommes de troupes, ne présentait pas de déficit; mais, comme la guerre pouvait se prolonger, il fallait se mettre en mesure d'y parer à l'aide de nouvelles ressources. Un emprunt national fut décrété. Il fut fixé à 60,000,000 de florins de Pologne, en billets de 600 florins chacun, portant 4 p. 100 d'intérêts, et auxquels, pendant les six premières années, étaient attachées des primes de 150 florins à 600 florins de Pologne. Cet emprunt devait être amorti progressivement en trente et une années ; il s'effectuait, non-seulement dans l'in-lérieur, mais encore à l'étranger. Il donna lieu à un fait rare , et dont les annales de l'histoire financière présentent peu d'exemples. Les souscriptions se multipliaient en France et en Angleterre, sous la direction de Ielski ; les versements s'opéraient, lorsque survint la désastreuse nouvelle de l'occupation de Warsovie et de l'issue fatale de la guerre de Pologne. Heureusement, les versements perçusn'étaient point encore entamés; le président Ielski publia aussitôt leur remboursement, et il eut du moins la consolation de voir les amis de la Pologne échapper, pour leur part dans cet emprunt, aux désastres du pays. 11 est une justice que l'on ne peut refuser à la Pologne, c'est qu'en général, et pendant tout le cours de la guerre terrible de 1851, elle a prouvé à quel point elle savait respecter ses engagements. Quelques mois avant les événements du 29 novembre 1830, une convention avait été conclue avec la Prusse, au sujet des créances hypothécaires et des propriétés possédées en Pologne par des institutions prussiennes, et dont le gouvernement polonais s'était rendu acquéreur. Un terme des indemnités fixées avait été acquitté ; le second, s'élevani à plus de 5,000,000 de florins, devait échoir en l'année 1851. La révolution éclata. Tout présageait une guerre d'extermination, le gouvernement prussien prenait une attitude hostile vis-à-vis du royaume ; la créance n'en fut pas moins portée sur le budget, et sanctionnée par la diète. On a déjà vu que, dans l'année 1828, lors de la guerre de Turquie, le royaume avait fait un emprunt; il s'élevait à 42,000,000; il était constitué en billets de 300 florins de Pologne, auxquels, pendant les vingt-cinq années qui formaient le terme de son amortissement définitif, étaient attachées des primes graduées ; le tirage était fixé au mois de mars; la plupart de ces billets circulaient en Prusse et même en Russie; le canon grondait sous les murs de Warsovie; la Banque, cependant, accomplissait le tirage, et ordonnaità ses correspondants dans l'étranger le paiement des lots, dans quelque pays que les titres fussent présentés. La Société territoriale, de son côté, a rempli les mêmes obligations par semestre, au sujet du service et de l'amortissement des lettres de gage, et cela deux fois dans le courant de la lutte. Après la nuit du 29 novembre , on vit les porteurs de billets se précipiter en foule vers la Banque dont ils encombraient les portes; le conseil de la Banque délibérait sur la question de savoir s'il laisserait épuiser les caisses; on songeait à des expédients, on parlait de temporisation et de lenteurs à opposer à celle impatience. La direction de la Banque fil rejeter de tels moyens ; elle fit au contraire ouvrir les portes et les fenêtres, afin de multiplier l'échange des billets par toutes les issues ; les porteurs d'effets d'une valeur importante eurent leur guichet à part, pour ne pas faire attendre ceux qui étaient nantis de valeurs moindres. — Cette mesure porta ses fruits, on rendit hommage à la bonne foi qui l'avait dictée ; dès le troisième jour les accès furent débarrassés, l'affluence diminua successivement, et l'on finit par rapporter à la Banque l'argent qu'on en avait retiré : on trouvait plus de sécurité à garder des billets si bien servis que les espèces elles-mêmes. Plus tard, à quelque degré de gravité et de perturbation que soient parvenus les événements, la Banque a su conserver la même attitude, et jamais elle n'a été dans le cas de suspendre le paiement de ses billets. Il est encore un fait bien digne de remarque qui signale celte époque de rudes épreuves, c'est qu'elle se passa sans amener une seule faillite. L'honneur en appartient à la Banque ; ses escomptes et ses avances étaient nombreux : si elle en eût réclamé impérieusement le paiement, elle eût ruiné bien des maisons, sans se garantir d'une perte certaine. Elle préféra une marche toute paternelle, elle se plia aux convenances de ses débiteurs; elle eut lieu de s'en applaudir, car le commerce et l'industrie ont supporté le choc, et les avances de la Banque sont rentrées avec le temps. Si la Banque a fait preuve de discernement et surtout de respect pour les engagements contractés, elle a vu le même respect entourer son établissement et ses caisses ; la nuit du29 novembre, le bataillon du 4e de ligne vint se ranger de lui-même sous ses péristyles pour la protéger, et le lendemain, les députés présents à Warsovie l'ont placée sous la sauvegarde de la représentation nationale. La Banque devait tenir à la disposition du gouvernement national les fonds que l'ancien gouvernement lui avait confiés; mais ses propres fonds, ainsi que les fonds et les dépôts privés, onl toujours été respectés et maintenus intacts. A l'approche de l'ennemi, en février, la translation de la Banque à Kielçé, palatinat de Krakovie, a été décrétée ; les victoires l'ont ramenée à Warsovie; et lorsqu'à près, la chute de la capitale, les caisses de la Banque ont suivi l'armée, ses deniers sont entrés intacts dans le royaume de Prusse. Parmi les hommes qui les accompagnaient et qui tous, abandonnant le sol natal, n'avaient plus pour perspective que la misère et l'exil, il ne s'y trouva pas une main qui osât y puiser une ressource en se retranchant derrière les exigences du moment. C'est de Thorn qu'on a rapporté ces caisses à Warsovie. Il restait entre les mains du président Ielski (alors à Londres) des valeurs qui s'élevaient à environ 15,000,000 de florins. 11 était résolu de partager le sort de l'émigration ; il fit à l'égard de la Banque ce qu'il avait fait à l'égard des tiers lorsqu'il était à la tête de cet établissement : il renvoya ces valeurs à la Banque de Warsovie, qui, en 1855, lui envoya l'acquittement de ces comptes après l'apurement. Tout a changé en Pologne: constitution, armée, administration, et jusqu'aux divisions territoriales du royaume ; deux institutions seules sont restées intactes, la Société territoriale et la Banque. UNE AMITIÉ DE FEMME. NOUVELLE DU XIXe STÈLE. Les femmes tendres et faibles, et par là même ayant plus besoin de paix dans l'intérieur, sont plus exposées aux chagrins et aux peines secrètes dans le monde, elles sont presquetoujours forcées déjouer un rôle et emportent avec elles une foule d'idées qu'elles cachent et qui leur pèsent. Pour les femmes, les choses ne sont rien et les personnes presque tout, elles vivent d'émotions, et l'indifférence est pour elles un état forcé, elles sont trop souvent la victime de ces douleurs qui frappent plus le cœur que l'orgueil, aussi doivent-elles être plus ferventes pour l'amitié. Mais ce sentiment demande de l'énergie dans lame et de la profondeur dans l'esprit; mais ce sentiment ne peut être le partage des êtres médiocres, car l'amitié est une union religieuse qui consacre deux cœurs l'un à l'autre, transforme leur volonté en une, et fait vivre deux êtres de la même vie, de la même âme. L'amitié est imposante et sévère, elle demande un courage qui ne s'étonne point des sacrifices, elle demande un esprit qui ne s'irrite point de la vérité : aussi, a-t-on dit souvent que les femmes n'étaient point capables d'amitié, et c'est, à tort ; les femmes, ou plutôt quelques-unes, sont susceptibles d'une belle et forte amitié ; mais, comme le génie, comme les grandes qualités, comme les grands crimes, c'est une exception. Quand cette exception divine se rencontre, une amitié de femme est la plus précieuse, la plus délicate, la plus tendre et la meilleure des affections. Les hommes ont les procédés de l'amitié, mais les femmes en ont le charme et la grâce; les hommes se dévouent un jour, dans une circonstance grave, ils vous sauvent d'un danger, mais ils ne vous consolent pas. Aux femmes seules appartient la sensibilité de détail, rien ne leur échappe ; elles devinent l'amitié qui se tait, encouragent l'amitié timide, consolent l'amitié qui souffre. Avec des instruments plus fins, elles manient plus aisément un cœur malade ; mais leur vo- cation, quand elles peuvent, quand elles savent aimer, ne s'arrêtent pas là; elles aussi sont capables de grands dévouements et de grands sacrifices. Dans l'un des premiers pensionnats de Warsovie, se trouvaient deux jeunes personnes qui s'étaient liées d'une étroite amitié. Des sympathies de cœur et d'esprit avaient uni, rapproché deux caractères dissemblables. Amélie était calme, pleine de tendresse et de soumission ; elle avait cette teinte de mélancolie, qui est un si grand charme dans une femme. Mélanie était vive et rieuse comme un enfant, sa gaieté était communicative, elle aurait déridé le front le plus soucieux ; mais sous cette apparence de légèreté, elle cachait une âme profondément aimante. En voyant ces deux aimables jeunes filles, l'une toujours disposée à prendre le côté plaisant des choses futiles, et l'autre toujours disposée à s'affliger, on aurait accusé de sécheresse celle qui pouvait toujours rire, parce qu'elle possédait la gaieté de l'esprit. Hélas ! le cœur ne participe souvent pas à celte gaieté ! Amélie et Mélanie étaient sur le point de se séparer; leur éducation faite, elles allaient retourner chez leurs parents, Amélie versait des larmes amères en pensant à la séparation, et Mélanie ne pleurait pas dans la crainte d'augmenter la douleur de son amie. Elles se promirent de s'écrire, t Je te confierai encore tout, disait Mélanie; je te traduirai ma pensée comme tu la devines ici, et au moins nous ne nous brouillerons jamais, l'absence a cela de bon. » Les deux amies devaient partir après le concours ; leurs parents vinrent pour assister aux examens. Amélie et Mélanie obtinrent les premiers prix, et, comme gage de leur amitié, elles échangèrent leurs couronnes, f Bientôt, il n'y aura plus que des souvenirs, dirent les deux jeunesfîlles ; bientôt, nous ne nous verrons plus... » La mère d'Amélie, touchée de la douleur de sa fille, dit à la mère de Mélanie : « N'ayons point à nous reprocher le premier chagrin de nos enfants ; si vous y consentez, ma fille passera six mois chez vous, et la vôtre passera six mois chez moi. » L'arrangement fut conclu, et la joie des deux amies fut la récompense du double sa* crifice. Mélanie quitta la pension, passa quelques jours dans les terres de sa mère qui se trouvaient aux environs de Krakovie, puis elle se rendit auprès de son amie qui habitait près de Warsovie : c'est là qu'était situé le château de M. de S. Amélie et Mélanie furent traitées en sœurs, elles occupèrent la même chambre, elles suivirent les mêmes études, elles partagèrent les mêmes plaisirs. Elles étaient douées toutes deux d'une voix ravissante, elles unissaient leurs doux accents... Les entendre et les voir était chose délicieuse. L'hiver était déjà passé, la primevère montrait son joli feuillage, la violette s'épanouissait, le gazouillement des oiseaux annonçait le printemps, Mélanie allait retourner dans sa famille; mais celte fois elle partait sans chagrin, elle emmenait son amie. Après trois jours de voyage, Mélanie et Amélie, accompagnées par une gouvernante, arrivèrent chez madame N... Le cœur de Mélanie battait bien fort. « Je suis avec loi, disait-elle, et je vais revoir mes bons parents; tu vas te trouver au milieu de mes chers souvenirs d'enfance. » En descendant do voiture, Mélanie courut se jeter aux pieds de ses parents. « Ma mère, dit-elle, aimez Amélie, aimez-la comme vous m'aimez. » Puis à chacun elle montrait son amie, et à tous elle disait : t Elle est aussi bonne que jolie. » Les premiers jours se passèrent en courses dans les environs, elles visitèrent ensemble tous les sites qui avoisinent Krakovie; puis elles se rendirent dans l'ancienne capitale de la Pologne, dans la grande et noble cité. Krakovie est le Sanclus sanclorum de la Pologne ; là, tout parle de gloire et de patriotisme ; là, toutes les âmes s'émeuvent et revivent du passé. Sous cette terre, bénie entre toutes, reposent les grands hommes de la patrie, les grands citoyens, les grands rois, et sous ce ciel resplendissent les monuments de leur génie ou de leur volonté. Les deux amies admiraient leur chère Pologne, leurs émotions étaient doubles, leur bonheur se complétait en sentant ensemble, et la mère de Mélanie se réjouissait d'avoir réuni ces deux êtres si bien faits pour s'aimer. L'été passa rapidement, mais heureux le bien qui se renouvelle, heureuses les illusions qui renaissent. Mélanie et Amélie changèrent de lieu et changèrent de plaisirs; l'hiver les ramena près de la ville, et la mère d'Amélie fit le projet de s'établir à Warsovie ; elle voulait présenter dans le monde sa fille et sa fille d'adoption. Mélanie ne rêvait plus que bals et fêtes, et Amélie ne pensait qu'au spectacle. « Je vais donc admirer, disait-elle, les chefs-d'œuvre de notre littérature, j'entendrai les beaux vers de Karpinski, les comédies d'Alexandre Fredro, les tragédies de Felinski et de Wenzyk. Ah ! que je serai heureuse ! » A seize ans le plaisir est un bonheur, et à vingt ans bien souvent on ne croit plus au bonheur, et on cherche des distractions. On quitta la campagne, et l'on vint s'établir à la ville. Les deux jeunes filles, en entrant à Warsovie, passèrent devant leur ancienne pension. A cette vue, des larmes mouillèrent leurs yeux; déjà les joies naïves, les plaisirs de l'enfance n'étaient plusqu'un souvenir. Celait l'heure de la récréation, leurs compagnes étaient aux croisées, et les saluèrent de la main. La voiture s'arrêta devant l'hôtel de Rosingart; ces dames occupèrent le plus bel appartement; et à peine remises des fatigues du voyage, elles sortirent pour faire des emplettes et se mettre au courant des modes. Amélie et Mélanie se firent faire des robes pareilles et des chapeaux de la même couleur; puis, quand elles furent habillées avec ce soin, cetle recherche qui ne rendent pas jolie quand on ne l'est pas, mais qui font paraître plus jolie quand on l'est, elles firent des visites. Leur premier soin fut d'aller à la pension ; elles étaient empressées de voir leurs anciennes amies et de se montrer à elles si parées et si élégantes ; mais cette petite fièvre d'amour-propre fut bientôt passée, et une douce émotion la remplaça : c'était peut-être le dernier plaisir du cœur, elles allaient se jeter dans le tourbillon du monde... D'abord elles furent éblouies, enivrées ; la surprise, l'agitation, des sensations toujours vives et toujours nouvelles, ne leur laissaient le temps de rien approfondir; mais bientôt elles sentirent le néant des plaisirs qui les avaient charmées; bientôt elles regrettèrent leur vie paisible, leur solitude à deux. Cependant elles n'avaient point encore eu de mécompte ; belles, jeunes et riches, tout le monde les recherchait, tous les hommes venaient au-devant d'elles, mais on ne savait point leur plaire; uneamitié parfaite, une amitié qui satisfait tous les besoins du cœur et tous les goûts de l'esprit rend difficile. Peut-être aussi n'avaient-elles pas encore trouvé le rêve de Ieurâme : fatuité, égoïsme, futilité, n'est-ce pas là tout ce qu'on rencontre dans notre société élégante. La vie du monde est comme un habit de cérémonie, qu'on revêt et qu'on quitte en rentrant chez soi; les heureux ne sont pas dans le monde, ils restent au sein de leur bonheur; dans le monde on voit les désœuvrés que l'ennui dévore, ou des êtres qui cachent une pensée secrète sous cet air de fête, autrement ils ne seraient pas là; mais ils ont appris que le premier chagrin ne tue pas, et que toute peine veut être vieillie par la distraction, afin de pouvoir ensuite être consolée. Parmi cette foule de jeunes oisifs qui accouraient à Warsovie pour passer l'hiver, on distinguait le comte Kasimir P...; car lui était une exception au milieu de cette foule. Doué d'un esprit supérieur et d'un caractère noble, il entrait dans le monde avec une fraîcheur d'âme qui le rendait plus jeune que son âge. C'est l'expérience qui vieillit plus que les années; ce sont les illusions perdues, les espérances trompées, qui laissent des traces plus ineffaçables que celles du temps. Kasimir n'avait point encore aimé, et par cette froideur, ou plutôt par cette indifférence même, il était le but des coquetteries de toutes les femmes; toutes ambitionnaient sa conquête : il était si beau, si séduisant ! Depuis un mois qu'il élait à Warsovie, il n'avait point encore rencontré les deux amies dont on parlait tant. Cette amitié à toute épreuve, cette amilié si rare entre deux femmes, piquait sa curiosité. Un soir qu'il assistait à la première représentation d'un opéra nouveau, il vit deux belles personnes qui attiraient tous les regards; l'une était brune, aux yeux noirs, à l'expression profonde et passionnée; l'autre était blonde, aux yeux bleus, au teint blanc et rosé; chacune faisait valoir l'autre. Kasimir ne cessait de les contempler, il voulait les regarder jusqu'à ce qu'il ne lui fût plus possible de les effacer de son souvenir : rêve, vision, réalité, il n'avait rien vu d'aussi ravissant. « Quelles sont ces deux belles personnes ? dit Kasimir à son voisin. — Comment, vous ne les connaissez pas? c'est mademoiselle Mélanie N... et son amie, la douce Amélie. — De grâce, présentez-moi à madame N... — J'y consens, et pendant l'entracte je vous mènerai dans la loge de ces dames; elles admettent volontiers les hommes de bonne compagnie ; elles reçoivent beaucoup, et leurs soirées sont bien agréables. » La démarche du comte Kasimir P... fut agréée, et le lendemain il se présenta dans le salon de ces dames. Depuis ce moment Kasimir fréquenta avec assiduité la maison de madame N... Le monde commença à parler, on fit des suppositions; mais la sagacité et la finesse des femmes échouèrent devant la conduite de Kasimir. Les deux amies se partageaient son empressement et ses gracieusetés; l'œil le plus exercé ne pouvait voir la moindre préférence, t II veut plaire à toutes les deux, disaient les envieuses, donc il n'aime ni l'une ni l'autre. » Mais les gens plus désintéressés remarquaient dans Kasimir une étrange préoccupation; on remarquait aussi qu'Amélie élait plus pensive, et Mélanie ne souriaii plus. Hélas! elles aimaient toutes d'eqx, elles aimaient sans le savoir, et ces deux âmes qui s'étaient développées ensemble, ces deux âmes, qui avaient les mêmes impressions, étaient attirées par la même sympathie! L'amour se révéla à Amélie, et c'est dans le sein de son amie qu'elle alla déposer ce cher et douloureux secret. • J'aime, lui dit-elle, je le sens à mon trouble quand je le vois; je le sens à ma douleur quand je suis loin de lui ; le son de sa voix me fait tressaillir, son regard me pénètre. Ah! s'il m'aimait! lu ne m'as jamais dit que la terre pût renfermer un tel bonheur. Mes paroles ne peuvent peindre ce que j'ai là dans mon cœur, je ne saurais l'exprimer, pas même à toi; parfois il me semble que Dieu seul peut le comprendre. Je prends possession de la vie, mon âme est comblée ; toi et lui, ne dois-je pas me prosterner et remercier le Ciel, qui me donne tant de bonheur.» Mélanie fut atterrée enenlendantcesaveux, mais elle accepta le calice, et se résigna aux plus douloureux sacrifices. Son amie ne saura pas son secret, elle ne se dévouera pas à demi, son sacrifice n'aura que Dieu pour confident, n'aura que la prière pour consolation ; elle se dévoue, elle se résigne. « Sois heureuse, dit-elle, sois heureuse, espère, car il t'aimera, j'en suis sûre: qui plus que loi est digne de lui? — Hélas! il ne m'a jamais dit qu'il m'aimait!... »• Un jour, le hasard voulut que le comte Kasimir P... vînt rendre visite à madame N... au moment où Mélanie était seule dans le salon. « Enfin je vous vois, dit-il, ah ! de grâce, écoutez-moi, si vous n'avez pas compris mes yeux ; je vous aime et suis à vous pour toujours ; c'est vous qui étiez dans les désirs de mon âme, c'est vous qui étiez dans les soupirs de mon cœur, et c'est vous que je veux; et vous, Mélanie, n'avez-vous jamais senti le besoin de répandre votre âme dans une antre âme. de doubler votre existence en y associant un être aimé dont toutes les joies et toutes les douleurs ne seraient plus que vos joies et vos douleurs? Ah î parlez, répondez-moi. — Ma destinée est irrévocablement arrêtée; l'amour ne peut plus me rendre heureuse, je le rejette ; l'amitié est ma religion, mon culte, je ne puis sentir et vouloir que des affections paisibles; le mariage sans amour me parait une amère dérision, et la passion sans le mariage m'effraie ! Je l'ai juré, je ne me marierai jamais, non, jamais. Si vous avez quelque pitié de moi, promettez de ne plus me l'aire de pareils aveux; je ne puis les entendre, je ne le veux pas. » Kasimir ressentit une profonde douleur, et pendant quelque temps il ne reparut plus chez madame N... Amélie était au supplice; elles sont si cruelles les premières craintes, les premières angoisses de l'amour ; mais au moins elle, elle confiait ses peines, et Mélanie mourait d'un mal qu'elle renfermait dans son cœur, elle supportait à elle seule le poids de son alilietion ; c mais s'il l'aime, disait-elle, je trouverai le prix de mon sacrifice. > Kasimir revint : il y a toujours une lueur d'espérance au fond de toutes les douleurs humaines; il revint, mais soit fierté, soit timidité, il n'osa parler à Mélanie, el Amélie prit pour une préférence ces soins qu'il adressait à elle, n'osant les adresser à une autre. Le moment de panir pour la campagne arriva. Mélanie, qui n'aspirait qu'au repos, s'en faisait une sorte de joie; là, sa tristesse ne serait pas scrutée, interprétée par la curiosité des indifférents; là, elle pourrait cacher ses larmes..... Pauvre el innocente créature, elle avait entrevu le bonheur; mais lorsque vous prévoyez un événement qui doit combler tous vos vœux, dites : « Ou cet événement n'aura pas lieu, ou je rachèterai à un prix qui me le rendra bien amer.» En effet, lequel parmi les hommes peut se promettre de faire exception à la commune loi? N'avons-nous pas reçu le don des larmes? et fragiles nous-mêmes, ne sommes-nous pas entourés de choses fragiles? Ne nous plaignons pas d'inégalités dans la dispensation des biens Rt des maux, parce que cette plainte accuserait injustement le Ciel. Nous manquons de mesure pour apprécier la somme de bonheur ou de malheur qui est réser- vée à chaque homme. Le rire cache souvent des peines, et le bonheur est quelquefois austère et sérieux. De beaux paysages couvrent un volcan: le Lacryma Christi mûrit sur les flancs du Vésuve. Nous serions bien moins étonnés de souffrir, si nous savions combien la douleur esl plus adaptée à notre nature que la joie. L'homme qui est comblé dans ses désirs oublie de vivre. La douleur seule compte dans la vie, et il n'y a de réel que les larmes. Le pacte de l'amitié était rompu sur la terre, l'idée de quitter la ville désespérait Amélie ; son amie le comprit, et vint au-devant de sa pensée en lui disani : « Celle fois je partirai seule, reste au milieu des liens, reste au milieu de ceux qui t'aiment. — Non, je partirai, je ne veux pas t'abandonner, loi, mon bon ange ; et d'ailleurs que dirait le monde, ne serait-ce pas avouer mon amour pour Kasimir? soutiens-moi dans ma résolution, je partirai. » Et les deux amies revirent ensemble les lieux où elles avaient été si paisiblement heureuses. Tout était de même, et tout était changé; les objets que les yeux avaient admirés font aujourd'hui répandre des larmes... Tout gît dans la disposition de l'âme, et les hommes accusent les choses, et les choses peuvent accuser les hommes : voilà toute l'histoire du bonheur et des malheurs de ce monde. La mère de Mélanie eut peine à reconnaître son enfant; ses traits étaient stigmatisés par la douleur! Si jeune, si belle, elle portait déjà l'empreinte du désespoir. Peu à peu le calme de la nature, l'aspect de ces belles contrées, apportèrent quelque adoucissement dans le chagrin des deux amies... Souvent elles se disaient: « Pourquoi avons-nous connu la ville? pourquoi avons-nous goùié ces amers plaisirs ? » Hélas ! l'une regretlail, et l'autre n'espérait plus. Le jour de la fête d'Amélie arriva ; c'était au mois de juin. Mélanie se leva avec le soleil pour aller cueillir des fleurs pour son amie, puis elle entra doucement dans sa chambre el déposa son bouquet; un gage plus cher fut mis en tremblant au milieu de ces fleurs..... Mélanie s'était appliquée à la peinture ; elle avait un talent remarquable pour la ressemblance, et de mémoire elle avait fait le portrait de Kasimir. On comprend quelle fut la joie d'Amélie à son réveil î Elle élait heureuse, deux fois heureuse, elle devait son bonheur à Mélanie. Tout à coup on entend le claquement d'un fouet, la porte du château s'ouvre avec fracas, une voiture roule dans la cour et Kasimir en descend. Oui, c'était lui, il pensait plaire à Mélanie en venant mêler ses vœux à ceux qu'elle faisait pour Amélie. 11 manque toujours aux hommes co sens exquis qui fait partie de la sensibilité des femmes. Amélie se trouva sous l'empire d'une nouvelle illusion. Kasimir passa quelques jours au château, et son amour s'accrut en voyant Mélanie de plus près ; elle était si touchante dans sa tristesse, si belle dans sa sublime résignation ! il osa lui parler encore de sa tendresse et de ses projets d'avenir; mais Mélanie fut inébranlable, et Kasimir partit désespéré. L'hiver devait ramener les deux amies à Warsovie : Amélie avait le cœur tout plein d'espérance, et Mélanie renfermait ses angoisses pour ne pas affliger son amie ; mais sa résolution élait prise, ces combats incessants étaient au-dessus de ses forces ; elle se réfugia dans le cœur de sa mère, lui avoua son amour, ses douleurs, son sacrilice, elle la supplia d'inventer un prétexte pour la garder près d'elle. Madame P... vint trouver Amélie, ot lui dit : « Je ne peux plus me séparer de ma fille, je suis souffrante ; moi aussi j'ai des chagrins, et celte enfant adorée est ma seule consolation. » La séparation fut douloureuse, le pacte était rompu... Les mots effleurent tout et n'expriment rien, la pensée se fige en l'écrivant. Les femmes qui ont reçu du Ciel le don de l'amitié comprendront ce que les deux amies durent souffrir î Quand Kasimir revit Amélie sans Mélanie, il sentit que tout était fini. En pareil cas, les femmes se désespèrent et les hommes se révoltent. Il accusa Mélanie d'ingratitude, de froideur, d'é-goïsme, puisqu'elle se séparait de son amie pour fuir un homme qui lui était odieux. On n'aime point qu'une fois ! Les poètes, les romanciers ont dit : « II n'y a qu'un amour, un seul amour vrai dans la vie.» C'est faux, on aime, on aime toujours, mais les amours qui suivent sont moins involontaires. Kasimir aima Mélanie, parce qu'il ne pouvait s'empêcher de l'aimer; et il aima Amélie, parce qu'il voulait l'aimer. Amélie était au comble du bonheur; elle écrivait à son amie, et lui disait : « J'ai trouvé dans ce monde le bonheur que les anges ont emporté au ciel ; tous mes rêves se sont réalisés, toutes mes espérances se sont épanouies, je suis heureuse. Kasimir m'aime, il m'a choisie ; dans peu de jours je serai sa compagne, la religion bénira notre amour ! » Quand le jour du mariage fut fixé, Amélie écrivit encore à Mélanie pour la prier d'assister à son bonheur. Mélanie refusa en prétextant la santé de sa mère. Elle ne pouvait plus souffrir, elle ne pouvait plus que se résigner et prier. Jamais Amélie n'aurait su le sublime sacrifice de son amie, si le hasard ne le lui eût découvert. Après quelques années d'un heureux mariage, Amélie vint au château de madame P... pour voir Mélanie. En arrivant, elle courut la chercher dans sa chambre ; elle veut tout voir, tout regarder : tout est empreint de doux souvenirs; c'est là qu'elles avaient juré de s'aimer toujours, c'est là qu'elles avaient promis de ne jamais se séparer, c'est là qu'elles avaient vu Je portrait de Kasimir ! Elle contemple avec ivresse ce sanctuaire de l'amitié...Tout à coup elleaperçoitsur une tabledes papiers épars, elle reconnaît l'écriture de Mélanie, elle lit avidement; c'est un journal rempli de larmes, chaque jour recèle de nouvelles angoisses ; ces lignes sont l'expression d'un désespoir qui n'a que la mort pour espérance l Elle veut tout lire, elle veut voir le dernier repli de ce cœur qui l'aime si bien. A ce moment Mélanie entre dans la chambre, elle se jette dans les bras de son amie, elle veut lui arracher ce journal ; mais il était trop tard, Amélie savait tout... Elle se met à genoux devant Mélanie, et lui demande à mains jointes de lui pardonner ses malheurs... «Ah! mon amie, pardonne-moi, s'écrie-t-elle d'une voix déchirante... Je t'aime de toute mon âme, et je me sens encore indigne de ton héroïque amitié ; toi, tu es un ange exilé sur la terre, ta patrie est aux cieux. » Depuis cetle époque, l'amitié d'Amélie et de Mélanie devint plus chère et plus intime. La douleur est la divine consécration de toutes les affections humaines. Olympe Chodzko. HISTOIRE. SUITE DE LA QUATRIÈME ÉPOQUE (1587-1795). INTERRÈGNE (1648). La mort surprit Wladislas IV au moment où il allait mettre son plan à exécution. Quelques personnes étaient bien dépositaires du secret du leu roi, mais leur nombre minime était plus propre à embrouiller la question qu'à la résoudre; d'ailleurs elles avaient à redouter les passions aristocratiques qui s'étaient développées pendant l'interrègne. Voici le plan de Wladislas : Ayant un lils, il voulut rendre le trône héréditaire dans sa maison. Pour y préparer les esprits, il voulait chercher la popularité dans une guerre à outrance contre les Turks. N'ayant pu engager la diète à prendre à la solde de la république un corps de troupes étrangères, il résolut de gagner les Kosaks, en rétablissant leur ancienne constitution et en leur rendant leurs privilèges. Les Kosaks devaient employer secrètement leur influence auprès des Tatars, pour les engager à attaquer la république; et, lorsque, forcée par leur invasion, la diète aurait accordé au roi de l'argent et des troupes, les Kosaks devaient faire cause commune aveclui, chasser les ennemis, et établir sur des bases solides l'autorité du roi. Le chancelier George Ossolinski et Jérôme Rad-zieïowski étaient seuls dans le secret, et c'est alors qu'on jeta les yeux sur Bogdan Chmielniçki, pensant qu'il pourrait devenir l'instrument des projets du roi el de ses ministres. En effet, Bogdan commença une insurrection générale en 1647, et s'assura la coopération du khan des Tatars. Les seigneurs polonais qui commandaient les troupes polonaises en Ukraine voulaient s'opposer à l'insurrection, mais ils furent battus à Zolte-Wody et à Korsun (avril-mai 1648).Bogdan écrivit au roi une lettre ostensible, le 2 juin, ainsi qu'il en était convenu; dans cette lettre il demandait justice pour les Kosaks, et le réta- tome ii. blissement de leur ancienne organisation; mais deux événements renversèrent la réalisation des projets du roi, le lils mourut le 9 août 1647, et Wladislas le 20 mai 1648. La lettre de Bogdan arriva trop tard ; l'avenir des Polonais et des Kosaks fut laissé à l'incertitude et au hasard. C'est sous de tels auspices que le primat Mathias Lubienski déclara l'interrègne ( 26 mai 1648 ) et fixa au 16 juillet la diète de convocation. Cette diète fut orageuse, et elle indiqua le 6 octobre pour l'ouverture de la dièle d'élection. En attendant, Chmielniçki s'élevait en force et en puissance; il conduit ses Kosaks dans le cœur de la Pologne, fait main basse sur la noblesse, mais épargne les paysans. Tout ce qu'on put réunir de gentilshommes et de troupes mercenaires formait quarante mille combattants; ils joignirent les Kosaks, non loin d'Olesko, dans les champs de Pilawcé ; mais, frappée d'une terreur panique, cette noblesse, si altière et si orgueilleuse, prit lout à coup la fuite, et Bogdan lui porta le coup de grâce (23 septembre). De là il marche à Léopol qui se rachète à prix d'or (24 octobre) et va cerner Zamosç qui se rachète encore (26 novembre), et Bogdan se retira. En attendant, les états assemblés en diète d'élection à Warsovie (6 octobre) avaient à choisir entre trois candidats: llakoczy, prince de Transylvanie; Charles-Ferdinand, évêque de Breslau et de Ploçk, Et Jean-Kasimir, tous deux frères du défunt Wladislas IV. Le parti du premier tomba bien vite; le second déclina sa prétention, et Jean-Kasimir est proclamé roi le 22 novembre. 119 JEAN II, KASIMIR V (1648-1668). Après avoir pris les rênes du gouvernement, le nouveau roi partit pour Krakovie. Le 14 janvier 1649 on enterra solennellement Wladislas IV; le 17 eut lieu le couronnement, et le 19 la diète entra en séance. L'électeur de Brandebourg, en sa qualité de tributaire, prêta serment de lidélité par ambassadeur, s'étant racheté de l'hommage personnel. Les affaires kosakes occupèrent particulièrement cette assemblée. On choisit une commission pour traiter avec Bogdan; les commissaires le trouvèrent à Peréïaslaw (15 février), maison ne put rien conclure, car le tzar de Moskovie intriguait déjà, et Bogdan hésitait. La noblesse sollicitait Jean-Kasimir de se mettre à la tête d'une armée ; ce roi, qui voulait ramener les Kosaks par des négociations, répondit que la douceur était le seul moyen de pacifier la Pologne, et qu'il fallait d'abord rendre justice aux Kosaks. Cette réponse déplut à la noblesse, qui prit les armes et alla se faire battre dans la Basse-Wolhynie. A peine remis de cette défaite, les Polonais s'approchèrent du Boh; et cette fois encore leur déroute fut complète. 11 élait temps que Kasimir s'emparât du commandement des troupes. Après avoir célébré ses noces avec Marie-Louise, veuve de son frère Wladislas IV, il quitta Warsovie (24 juin). Mais avant l'arrivée du roi, Bogdan cerna les Polonais à Zbaraz (au nord de Tarnopol); il les tint assiégés trente-six jours (du 50 juin au 51 juillet); les Kosaks tentèrent vingt assauts; les Polonais font soixante-quinze sorties, lorsque Bogdan, apprenant la marche du roi, va au-devant de lui et le trouve à Zborow (entre Zloczow et Tarnopol); on se battit plusieurs jours (aoîu), la victoire abandonna Bogdan, qui s'humilia devant le roi el signa le traité de Zborow (19 août 1649). D'un aulre côté, Janus Radziwill battit les Kosaks à Loïow sur le Dnieper. La paix de Zborow fit murmurer la noblesse. Le roi, qui n'avait point abandonné son dessein de ramener les Kosaks par la douceur, leur accorda des conditions dictées parla justice. Bogdan crut enfin à la sincérité de ces conditions; mais le clergé et l'aristocratie, qui avaient des terres en Ukraine, s'opposèrent à l'exécution de la convention faite avec Bogdan: elle était contraire, disaient-ils, à leurs intérêts privés, elle cachait des intentions perfides contre la répubii- I que ! Les Kosaks sentirent que le parti des grands et des Jésuites l'emporterait sur celui du roi. Les hostilités recommencèrent. Bogdan, qui portait ses vues sur la souveraineté de la Walaquie, hâta l'ouverture de la campagne; on arrêta à la diète de Warsovie (décembre 1650) la levée de l'arrière-ban. Le roi marcha en avant, les armées belligérantes se rencontrèrent à Be-resteczko, sur le Styr, petite ville du palatinat de Wolhynie (entre Olesko et Luçk); on se battit pendant trois jours (28,29 et 30 juin 1651). Les Tatars, après une perte considérable, prirent la fuite; les Kosaks se retranchèrent dans leur camp, mais ils succombèrent. Le roi Jean-Kasimir ne quitla pas le champ de bataille. Etienne Czarnieçki et Jean Sobieski s'y couvrirent de gloire. Il ne restait plus qu'à poursuivre l'ennemi, mettre fin à cette guerre désastreuse; cependant la noblesse se révolta encore, et le roi céda à Bogdan. Sur ces entrefaites, Janus Radziwill battit l'ennemi en Litvanie, s'empara de Kiiow, et les braves cohortes lituaniennes rencontrèrent les légions de Pologne qui marchaient sous les ordres de Nicolas Poloçki. On serra alors Bogdan à Bialacerkievv, et il signa (28 septembre) une paix, qui promit la liberté au rit désuni; on assura la starostie de Czehryn à l'attaman des Kosaks; on réduisit à 20,000 hommes leurs troupes régulières, et on leur ordonna de se resserrer dans l'Ukraine. Un pacte n'était pas possible entre les oppresseurs qui avaient appris, en frémissant, le secret de leur faiblesse, et les opprimés qui avaient trouvé dans leurs revers même la preuve de leur force. L'hiver se passa dans des discordes intérieures en Ukraine comme en Pologne. Bogdan n'abjura pas sa haine contre l'aristocratie, ni son dessein de s'emparer de la Moldavie. U ourdissait des trames secrètes, excitant ou excité tour à tour par la Suède, la Moskovie et la Turquie. A la diète de Warsovie (janvier 1652) les représentants ne purent s'entendre, etelle futmême rompue par Sicinski, nonce d'Upita, au moyen du fatal liberum veto. Cette anarchie permit à Ti-mothée, fils de Bogdan, de mettre à exécution son projet de mariage avec une princesse de Mol davie; il alla la cherchera la tête d'une armée de Kosaks et de Tatars. Les Polonais voulurent le surprendre; ils l'assaillirent à Batog sur le Boh, dans le palatinat de Braçlaw. On se battit deux jours (1er et 2 juin 1652), mais les Polonais fu- rent pris ou exterminés. Sept grands tertres qui existent encore sont les témoignages de cette malheureuse bataille. La défaite de Batog demandait une réparation. Le roi convoqua une nouvelle diète à Warsovie (23 juillet 1652), on vota des impôts et on entreprit une nouvelle campagne, dans laquelle l'armée s'usa dans des marches perdues et dans des escarmouches inutiles. La diète de Brzesc-Litewski (mars 1653) vota de nouveaux impôts; Rako rzy, prince de Transylvanie, et Radula, hospodar de Moldavie, viennent aux secours des Polonais. On assiège Soczawa, où s'était enfermé Timothée Chmielniçki, et où il fut blessé à mort (9 octobre). Les Tatars ravagèrent les terres russiennes ;'Jean-Kasimir, qui avait prolongé la campagne pendant les neiges et les glaces de l'hiver, finit par signer avec eux une trêve à Zwanieç, sur le Dniester, au-dessous de Kamienieç-Po-dolski (16 décembre 1655). La mission de Bogdan était noble et généreuse quand il combattait pour l'indépendance et la liberté des Kosaks, mais dès qu'il appela à son secours ceux qui étaient ses ennemis comme ceux de la Pologne, il devint criminel. On réussit ou on succombe, mais la mémoire reste pure quand on a défendu une bonne cause. Bogdan s'apercevra de sa faute, mais il sera trop tard. Il sollicite imprudemment le izar de Moskovie, Alexis Mikhailovilsch, de lancer sur la république ses armées (janvier 1654). Au lieu d'amasser en toute hâte des moyens de défense, la noblesse polonaise ne songeait qu'à imputer au trône les malheurs publics. La diète de Warsovie, commencée le 18 février, fut rompue le 28 mars sans résultat.Pour réparer ce mal, une autre diète s'ouvrit et fut plus calme (juin-juillet); en attendant,lesMoskovites envahissaient toute l'Ukraine, des deux côtés du Dnieper. Janus Radziwill fut battu par Troubetzkoï à Szklow (27 août). Smolensk fut pris le 29 septembre, et après, le tzar s'empara de Witebsk, Poloçk, Mohilew, en poussant jusqu'au cœur de la Litvanie. Le roi marcha à Grodno ; mais n'étant pas soutenu par les siens, il revint à Warsovie (octobre-novembre). Etienne Czarnieçki reprenait avec sa bravoure ordinaire Busza sur le Dniester et Braçlaw sur le Boh ( novembre-décembre 1654). De nouvelles victoires illustrèrent les Polonais à Humann et Ochma-to\v (janvier 1655). Au milieu des malheurs de l'invasion moskovite, un nouvel orage se préparait du côté de la mer Baltique. Christine abdiqua (6 juin 1654) en faveur de Charles-Gustave, prince palatin des Deux-Ponts, son cousin germain et l'héritier naturel de la couronne par suite de l'exclusion de la branche de Sigismond. Christine, à l'âge de vingt-sept ans, embrassa le catholicisme et renonça au trône, à la gloire, pour la liberté de la vie privée, les jouissances des arts et le ciel de l'Italie. Charles-Gustave, à la fleur de l'âge, élevé dans les camps, brûlait d'envie d'exécuter les plans que la mort de Gustave-Adolphe avait interrompus; et il voulait étendre son empire sur tous les pays qui bordent la mer Baltique. Celte élévation bannissait du trône le sang des Wasa, et Jean-Kasimir, le chef, bientôt même l'unique rejeton de cette race, se hâta de protester contre l'exclusion qui lui était donnée. Ceci déplut à Gustave. Indécis d'abord entre trois puissances, il dédaigna le Danemark, respecta la Moskovie et choisit la Pologne. L'arrivée à Stockholm de Jérôme Radzieïowski, vice-chancelier de la couronne, acheva de l'y déterminer. Outragé par Jean-Kasimir, qui lui avait enlevé son épouse, et ne pouvant se faire rendre justice, il alla à Vienne pour soulever les Autrichiens contre le roi; ne pouvant réussir, il partit pour la Suède, où il espérait trouver des alliés tout prêts à épouser sa querelle. L'affaire privée devenant politique, Radzieïowski fut déclaré infâme par la diète de Warsovie (juillet-août 1652) et condamné à mort pour complot avec l'ennemi extérieur. Le feld-maréchal Arfwid, comte de Wittem-berg, gouverneur de la Poméranie suédoise, envahit la Grande-Pologne (12 juillet 1655). Radzieïowski employa son influence sur l'esprit de plusieurs des chefs ses compatriotes, qui s'unirent aux Suédois à Usciesur laNetze (25 juillet). Charles-Gustave débarqua à Stettin (29 juillet). La flotte qui l'y avait escorté fut renvoyée pour bloquer la rade de Dantzig. Dans cetle conjoncture, Jean-Kasimir réclama l'assistance et l'aide de Frédéric-Guillaume, en conséquence d'engagements et de devoirs solennels; ce dernier biaisa et se déclara en défaut; mais en revanche, il fit avec les Hollandais une alliance définitive, rechercha l'amitié de Crom-wel, essaya de se lier avec Louis XIV, et flatta la hauteur de l'empereur Ferdinand III, afin de l'engager dans ses intérêts. Dès que Gustave et Wittemberg eurent fait leur jonction à Kolo, Jean-Kasimir envoya Przyiemski pour négocier; mais sans l'entendre, Gustave lui répond: « Je traiterai avec Kasimir à Warsovie. » Kasimir recula à Opoczno, et ensuite les deux armées belligérantes eurent un engagement à Zarnow; mais une pluie abondante arrêta le combat, et Kasimir fut obligé de se retirer par des forêts à Krakovie. Gustave s'empara de Warsovie (50 août), et le 15 septembre il était déjà sous les murs de Krakovie. Jean-Kasimir laissa la défense de Krakovie à Czarnieçki et se retira à Opavva (Oppeln), en Silésie. Après une résistance des plus opiniâtres qui dura trente-deux jours, Czarnieçki capitula (17 octobre), mais il inspira tant d'admiration aux Suédois, qu'il sortit, les armes à la main, les drapeaux déployés et mèches allumées. Les autre chefs, Potoçki et Lançkoronski, se soumirent aussi aux Suédois. Janus Radziwill, accablé d'un côté par les Suédois et de l'autre parles Moskovites, se soumit aux premiers (51 juillet), et le 8 août les Moskovites occupèrent Wilna et plus lard Grodno. Enfin, les états de Litvanie et de Samogitie réunis à Kiéydany sur la Niewiaza, signèrent leur soumission à Charles - Gustave ( 28 septembre 1655). Le roi de Suède était maître d'une grande partie de la Pologne, mais il n'avait pas atteint le but de son expédition, tant qu'il ne possédait pas la Prusse. Alors l'électeur, vassal de la Pologne, prit une position mixte qui rendait son alliance désirable à l'un ou a l'autre parti. Ne sachant pas si Gustave, qui était près de Krakovie, serait victorieux, l'électeur conclut à Malborg, avec les étals de la Prusse polonaise, un traité offensif etdéfensif (10novembre). Jean-Kasimir, ébloui ou aveuglé, et ne devinant pas la perfidie de son vassal, députa de la Silésie un ministre chargé de promettre à l'électeur qu'il renoncerait, en faveur des descendants de Frédéric-Guillaume, des deux sexes, et des descendants mâles des autres branches de la maison de Brandebourg, au lien féodal qui attachait la Prusse à la Pologne. Ravi de cette promesse, il ne doutait pas que Gustave ne la lui confirmât s'il passait de son côté. En effet, Gustave quitte Krakovie, revient sur ses pas, occupe la Prusse, et dès que le roi et l'électeur purent s'entendre, ils conclurent à Kœnigsberg (17 janvier 1656) un traité contre la Pologne ! Quand l'orage fut apaisé, quand le calme se répandit dans le pays, les Polonais pensèrent que Charles-Gustave ne serait pas invincible. Toutes ses promesses enfreintes, des vexations sans nombre, ses levées de contributions, le gibet dressé en permanence, l'enlèvement des objets d'art et des bibliothèques transportées à Stockholm, exaspérèrent les Polonais, et hâtèrent le dénouaient. Le fort de Czenstochowa, assiégé par les Suédois (18 novembre-15 décembre), résista, grâce à l'énergie du supérieur des Paulins, Augustin Kordecki. Jean-Kasimir profita de ces circonstances; il quitta la Silésie et s'avança le long des Karpates. La confédération de Tyszowcé dans le palatinat de Belz, non loin de Zamosç, prît ce parti pour venger la patrie; celte confédération fut organisée le 29 décembre 1655. Etienne Czarnieçki en fut. l'âme ; Czarnieçki, l'un de nos plus célèbres guerriers, élait partout à la fois, rien ne pouvait ni le fatiguer ni l'abatire, et son courage semblait redoubler dans la défaite. Cependant Charles-Gustave ramenait son armée du fond de la Prusse pour renverser l'œuvre de Czarnieçki, et Czarnieçki, aidé de Sobieski, organise une guerre de partisans, et se bal avec Gustave le long du San et de la Wislule, sur une vaste ligne entre Warsovie et Léopol. A Golomb sur la Wistule (8 février 1656), à Przemysl et Sandomir (mars), à Warka sur la Piliça (5 avril), on se bat à outrauce, et Gustave est obligé de revenir en Prusse, pour demander secours à l'électeur; ils échangèrent à Marienbourg (15 juin) un traité d'alliance offensive. En attendant, les Suédois sont chassés de Warsovie, Jean-Kasimir et Czarnieçki y rentrent triomphants. L'électeur, croyant Charles-Gustave plus fort, s'unit à lui. Les Suédois et les Prussiens se donnèrent rendez-vous à Modlin, et arrivèrent dans les plaines de Grochow devant Praga. Après une bataille de trois jours (28, 29, 50 juillet 1656), Praga et Warsovie capitulèrent. Jean-Kasimir se retira à Lublin. Frédérie-Guillaume, qui, il y a quinze ans, était si humble et agenouillé dans la cour du château royal de Warsovie, se promenait aujourd'hui en vainqueur, fier de sa perfidie et de son insolence. A ce prix, il obtint l'entière souveraineté de la Prusse, par le traité de Labiau (10 novembre); la Suède ne se réserva que la succession éventuelle du duché de Prusse. En attendant, le roi Jean-Kasimir quitta Lu- blin el gagna Dantzig; Charles-Gustave le cerna, mais en vain. Pendant cette succession de malheurs, George Kakoczy, duc de Transylvanie, s'entendit avec Gustave qui lui promit une grande partie de la Pologne et de la Litvanie. Ce nouvel ennemi pénétra en Pologne avec 50,000 hommes et ravagea en tous sens le pays. Czarnieçki, posté près de Choynice (Konitz), ne pouvant pas pénétrera Dantzig, pour en l'aire sortir Jean-Kasimir, afin de l'amener dans le midi de la Pologne, l'ait courir le bruit qu'il marche contre Kakoczy. En effet, après avoir fait 48 milles (84 lieues de France) en deux jours et une nuit, à travers les Suédois, les Prussiens et les Polonais partisans de Gustave, il arrive sur les bords de la Wistule en face de Ploçk (janvier 1657). Cerné de tous côtés, l'ennemi se réjouit déjà d'avoir en son pouvoir le héros qui vaut une armée à lui seul. Pendant la nuit, Czarnieçki et ses braves se jettent dans la Wistule* et, à travers les glaçons que charriait le lleuve, ils passent à la nage. 11 n'y eui que quatre hommes de noyés. Quel fut l'é-tonnement des Suédois en voyant, le lendemain, Czarnieçki et son armée au delà du lleuve! Il bat les Brandebourgeois à Chorzele et Dzi:ddow(Sol-dau), franchit de nouveau la Wistule, et, comme un éclair, arrive à Dantzig, prend le roi et remmène par Choynice, Gnèzne, Kalisz, à Czensto-chowa où élait la reine Marie-Louise. À son tour Charles-Gustave s'unit à Brzesç-Lilewski à Kakoczy, où ils devaient consommer le partage de la Pologne (7 mai). Au milieu de ces conjonctures, Jean-Kasimir conclut un traité avec l'empereur Léopold, à Vienne (27 mai). Le roi de Danemark déclara aussi la guerre à la Suède. Gustave marche donc en Poméranie et en Danemark. Rakoczy, poursuivi et battu par Czarnieçki depuis Brzesc jusqu'à Miedzyboz en Wolhynie, y signe un traité honteux (25 juillet),e t se trouve encore heureux de pouvoir gagner la Transylvanie. Delà Wolhynie, Czarnieçki marche sur la Poméranie suédoise, qu'il parcourt en vainqueur. Quand Charles-Gustave fut occupé par la guerre avec le Danemark, l'électeur abandonna son parti et se tourna de nouveau vers la Pologne. Jean-Kasimir eut encore la faiblesse de conclure avec Frédéric-Guillaume un traité de Wolawa (Wehlau sur le Prégel), le 19 septembre 1657, parsuite duquel il fut affranchi pour jamais de l'hommage à l'égard de la république. Ce irai té fut ratifié à LA POLOGNE. 469 Bydgoszcz (Brcmberg) le 6 novembre, el l'électeur gagna encore les slaroslies de Lauenbourg, de Butowet de Drahim. Les Moskovites profitèrent de ces événements et envahirent la Livonie, ITngrie, la Karélie et la Finlande. Charles-Gustave put comprendre alors le tort immense qu'il avait eu de respecter le tzar et d'envahir la Pologne. C'est à cetle époque que Bogdan Chmielniçki disparut de la scène du monde (15 août 1657). Bogdan, dévoré de remords, se repentait de s'être soumis aux Moskovites. La république polonaise, cruellement démembrée, périt plus tard par les suites de cette fatale soumission, et la nation kosaque, la première asservie, dispersée, décimée, tomba sans retour sous le joug des tzars. Le roi de Danemark, ne pouvant pas résister à Charles-Gustave, demanda du secours à la Pologne, à la Prusse et à l'Autriche ; les deux alliés fournirent leurs contingents, mais leur lenteur fut telle, que toute la besogne resta aux Polonais. C'est encore à Czarnieçki que fut confiée cette expédition, qui devait porter si loin la gloire militaire des Polonais. Après les deux diètes qui furent tenues en l'année 1658 (février et juillet), et après le vote des impôts, Czarnieçki arriva à Schleswig (14 novembre). Les Polonais devant s'embarquer pour l'Alsen, et de là pour la Fionie, afin d'y attaquer les Suédois qui assiégeaient Copenhague; l'électeur de Brandebourg ne réussissant pas, et Czarnieçki voyant la nécessité d'appuyer ses opérations, résolut de franchir le golfe; auparavant il dità ses troupes : «Polonais, jusqu'ici nous avons » franchi les rivières et les fleuves, aujourd'hui » nous allons franchir la mer; montrons que le » courage surmonte tous les obstacles. > Les Suédois, qui ne s'attendaient pas à cette audace surhumaine, se rallièrent du côté opposé du golfe, et se mirent à tirer; mais, voyant que malgré leur feu les Polonais sortaient de la mer, ils s'enfuirent.Les prisonniers, tout étourdis de l'attaque et de la défaite, disaient : « Les Polonais > ne sont pas des créatures humaines, ce sont des » diables. Jamais on n'a vu une cavalerie traver-» ser un bras de mer pour aller chercher son en-* nemi. » La terreur que Czarnieçki avait jetée dans l'armée suédoise contribua puissamment au succès de l'expédition, et le roi de Danemark lui écrivit à ce sujet une lettre très-flatteuse (24décembre 1658),et lui fit présent d'une chaîne d'or, d'un travail magnifique, en le priant de lui envoyer son portrait pour souvenir. Pendant que ceci se passait au nord, au midi la mort de Chmielniçki changeait les affaires de l'Ukraine. Wyhowski devint atlaman des Kosaks. Mais le tzar, qui ne l'aimait pas, institua d'autres attamans que Wyhowski combattait comme desusurpateurs. Lasde cette lutte, il chercha la protection de la Pologne, qui lit avec lui une convention avantageuse aux Kosaks, à Iladziacz sur la Psel, au nord de Poltava ( 10 septembre 1658). Le tzar irrité ouvrit une nouvelle campagne et envoya trois armées en Litvanie et en Ukraine (janvier 1659). La dicte de Warsovie (17 mars) s'occupe de cette affaire, vote des impôts. Wyhowski et les Polonais battent les Moskovites à Konotop en Ukraine (17 juillet); mais le général Khavanskoï battit en Liivanie le général Yincent Gosiewski. Alors Czarnieçki fut rappelé du Danemark (juin-juillet). Sur ces entrefaites, Charles-Gustave mourut (12 lévrier 1660). Cette mort hâta la conclusion de la paix entre la Suède et la Pologne, qui fut signée à Oliwa près de Dantzig (5 mai). Le traité de Bromberg fut maintenu, et la souveraineté de l'électeur sur la Prusse fut reconnue. Le roi des Polonais renonça à ses droits sur la Suède, la Livonie, l'Esthonie, et les autres puissances convinrent entre elles de remettre les choses sur le pied où elles avaient été avant la guerre. Jean-Kasimir tourna ses armées contre les Moskovites.Khavanskoï tenait Lachowicze assiégée; il brûlait de se mesurer avec Czarnieçki et Sapiéha qui marchaient contre lui; il les rencontra à Polonka, non loin de Sloniim. Les Polonais n'avaient que 8,000 hommes, les Moskovites 50,000 et une artillerie bien montée. Une bataille terrible et sanglante fut livrée (26 juin 1660). Khavanskoï perdit sa présence d'esprit, tant était puissant sur les Moskovites le prestige de Czarnieçki, et ils furent complètement défait*. Le général ennemi se sauva jusqu'à Smolensk, et le lendemain Czarnieçki dégagea Lachowicze, vaillamment défendue par Michel ludyçki. Quarante bouches à feu, cent quarante-six drapeaux et la caisse tombèrent au pouvoir des Polonais. 15,000 Moskovites furent tués dans la bataille. Tels furent les résultats de la journéedel'olonka. Czarnieçki poursuivait et battait les Moskovites au delà de Mohylow sur le Dnieper, et assiégea Poloçk, qui était encore au pouvoir du tzar. A la môme époque, Stanislas Poloçki et Geor- ges Lubomirski écrasaient les Moskovites et leur allié Georges Chmielniçki, à Lubar (17 septembre), à Slobodyszcze (19 septembre) et a Çudnow (1er octobre), où 57,000 Moskovites et Kosaks furent tués ou dispersés, et le généralissime SehéréméiielT fait prisonnier de guerre. La diète de Warsovie ( mai-juin 1661) s'ouvrit sous d'heureux auspices, des glorieux souvenirs planaient sur elle. Les grands généraux de Pologne et de Litvanie remplirent la capitale de trophées pris à l'ennemi sur tant de champs de bataille, et ils reçurent les récompenses qu'ils avaient si justement méritées.Czarnieçki, palatin de Russie-Bouge, obtint la starostie de Tykoçin. Mais la pénurie d'argent, par suite du mauvais vouloir de l'aristocratie, amena la révolte des troupes, et il n'était pas difficile de deviner l'avenir de la Pologne. Aussi Jean-Kasimir prononça devant les représentants, le A juin 1661, ces paroles mémorables : « Dieu veuille que je sois un » faux prophète; mais je vous dis que si vous ne » remédiez pas au mal, si vous ne réformez pas » vos élections prétendues libres, si vous ne re-» noncez pas à vos privilèges personnels, la ré-» publique deviendra la proie des nations étran-» gères. Les Moskovites s'efforceront à détacher » les terres russiennes et le grand-duché de Lit-» vanie jusqu'au Bug, au Narew et peut-être jus-» qu'à la Wistule. L'expectante maison de Bran-» debourg voudra s'emparer de la Grande-Polo-» gne et de la Prusse polonaise. L'Autriche, » voyant les autres se partager vos dépouilles, » se jettera sur Krakovie et les palatinats voisins. > Chacune de ces puissances préférera envahir b une portion do la république que de la possé-» dor tout entière avec vos libertés d'aujour-i d'hui ! » Ces avis salutaires, loin de calmer les esprits, amenèrent de nouveaux désordres ; l'égoïsme des grands se révolta à l'idée d'un sacrifice. Les confédérations militaires, sous Swiderski et Zyrom-ski, devinrent plus insolentes. Pour empêcher les troupes de piller le pays, Jean-Kasimir entreprit une nouvelle expédition contre les Moskovites qui tenaient encore Grodno, Kowno, Wilna, etc. C'est encore à Czarnieçki qu'est confié le commandement. Il trouve Khavanskoï près de Glembokié (entre Wilna et Poloçk). Il remporte une victoire éclatante (6 novembre 1661). Le Moskovite s'enferme à Poloçk, et Czarnieçki revient sur ses pas et délivre Wilna. Les rapines des confédérati ons militaires allant croissant, la diète de Warsovie (22 février 1662) s'occupa d'elles, et on établit une capitation extraordinaire, dite subsidium charitativum, pour payer les arrérages, évalués à 26,000,000 de florins. On forma une commission qui devait s'assembler à Léopol pour le 17 juillet, et distribuer cetle somme. Ces négociations étaient commencées lorsque le roi et Czarnieçki vinrent à Léopol (17 novembre); là, ils apprirent que Zyromski et Vincent Gosiewski étaient victimes des confédérés de Wilna; mais comme leur siège principal était à Wolborz, non loin de Piotrkow, le primat du royaume et autres dignitaires obtinrent que les confédérés se contenteraient de 10,000,000 de florins, et cette convention fut signée le 24 décembre 1662. Le roi en fut d'abord mécontent et Czarnieçki l'appuya; ils revinrent donc à Warsovie, on reprit les négociations, et au mois de juillet 1663 tout fut terminé. Cet arrangement était d'autant plus nécessaire, que les Moskovites attiraient de nouveau les Kosaks à la révolte, et qu'ils avaient envahi et la Litvanie et l'Ukraine. Jean-Kasimir, entouré de bons généraux, d'une bonne armée dévouée, ouvrit la campagne (15 août). Czarnieçki, Sobieski et autresbravesse distinguent à Podhaycé (entre Halicz et Tarnopol). De là, le roi et Czarnieçki vinrent sur le Dniester et franchirent le Dnieper (15 novembre), et dix-sept villes se soumettent aux Polonais, entre le Dnieper et la Vorskla. LesTatars, qui étaient jusqu'alors avec les Polonais, les abandonnèrent (janvier 1661)) cependant Czarnieçki et Sobieski ne se découragèrent pas et battirent l'attaman Brzuchowiecki, près de Staryn. Tandis que cela se passait au midi; Paç battait, au nord, les Moskovites près de Briansk. La présence du roi à Wilna étant nécessaire, Czarnieçki le ramena par Mohilow jusqu'à Minsk, et de Minsk Czarnieçki revient de nouveau sur le Dnieper, parcourt secrètement et à cheval la Krimée et la Bessarabie, afin de gagner les Tatars et les Kosaks; il bat l'ennemi àCzehryn et assiège (14 juillet 1664) Stawiszcze entre Pialyhory el Boguslaw;là l'ennemi est forcé, et les troupes polonaises prennent leurs quartiers d'hiver. Mais une nouvelle révolte éclate à Stawiszcze (1665); Czarnieçki se présente, tout plie devant lui, les coupables sont punis. Cependant les fatigues de la guerre brisèrent cetle incomparable nature et cette âme sublime; Czarnieçki devint malade, et voulant mourir dans le lieu où il avait reçu la vie, à Czarnça, dans le palatinat de Sandomir, il entreprit ce voyage qu'il n'eut pas la force de continuer; il s'affaiblit et on le déposa dans une chaumière de Sokolowka, près Dubno sur le Styr. C'est là qu'il reçut le bâton de grand-général de la couronne; en le recevant il prononça ces paroles: « N'avais-je pas prédit plus d'une fois qu'on » me donnerait le bâton de grand-général quand » je ne serais plus en étal de le porter î N'im-» porte; si j'en reviens, je m'en servirai pour la » défense de la patrie; si je meurs, on s'en ser-» vira pour orner ma tombe. » Et au bout de quelques jours le célèbre guerrier, le vertueux citoyen, expira à l'âge de soixante-six ans..... Cette perte était immense pour Jean-Kasimir; mais une plus cruelle épreuve lui élait réservée! La guerre civile, fruit de l'orgueil de Marie-Louise, vint mettre le comble à tanide malheurs. L'intrigante Marie,n'ayantpoint d'enfants, voulut, encore du vivant du roi, assurer la couronne de Pologne au duc d'Enghien, fils du grand Condé, époux de sa sœur Anne, fille d'Edouard, prince palatin du Rhin. Georges Lubomirski s'y opposa fortement. Offensée de celte résistance, (a reine jura une haine implacable à Lubomirski qui fut condamné, par contumace, à perdre l'honneur, les biens et la vie, et sa dignité de grand-maréchal fut conférée à Jean Sobieski. Marie-Louise mena Sobieski et Marie-Kasimire d'Arquien dans sa chapelle (5 juillet 1665). Elle fit célébrer sous ses yeux, par le nonce du saint Siège, Odescalchi, cette union qui fut suivie d'événements étranges. Peu après, Marie-Louise, qui l'avait formée, ne vivait plus; le prêtre qui la consacra était pape sous le nom d'Innocent XI ; Sobieski était roi, et Marie d'Arquien ceignait la couronne de sa bienfaitrice..... Pendant que ces événements se passaient, Lubomirski saccageait les terres de Sobieski. Le 7 novembre 1665, les deux armées, royale et insurgée, se trouvèrent en présence, non loin de Thorn ; mais Lubomirski, d'un côté, Sobieski et le roi, de l'autre, s'éloignèrent sans coup férir, La diète de Warsovie (1 mai 1666) futrom-pue;latrèvc avec Lubomirski se brisa,elle lOjuil-let les deux camps se joignirent à Monivvy, non loin d'inowroçlaw en Kuïavie, Le roi dédaigna les conseils de Sobieski, et il fut batlu. 11 se relira sur la Piliça, et un traité fut signé à Lengo-niça (31 juillet). Jean-Kasimir s'engagea à ne se mêler en aucune façon de son successeur. Lubomirski se contenta de la révocation du décret qui l'avait proscrit; il partit pour Breslau, en Silésie, où il mourut le 7 février 1667. Au bruit de ces discordes, les Tatars firent une invasion dans les terres russiennes. .lean Kasimir se hâta de mettre un terme à la guerre prolongée de Moskovie, et une trêve de treize ans fut conclue à Andruszow, au nord de Mscislavv, le 30 janvier 1607, On céda au tzar Smolensk, Sévérie,Czerniéchow, l'Ukraine de la rive gauche du Dnieper et la ville de Kiiow pour deux ans. La Pologne rentra en possession de Mohilew, Mscislaw,Witebsk, Poloçk et de la Livonie polonaise. La punition des Tatars fut réservée à Sobieski, qui se confia dans un coup d'audace, de désespoir, de génie. II se fortifie à Podhaycé, au nord du Dniester, et toute la puissance des assaillants vint se briser contre ce camp. Une bataille de seize jours en fut la suite. Le dix septième (15 octobre 1667), Sobieski sortit des fortifications et remporta une victoire décisive, et le traité de paix fut signé. Jean-Kasimir, victime des désordres de l'aristocratie, malheureux par la perte de sa femme, morte depuis le 16 mai 1667, voulut abdiquer. Le sénat et l'ordre équestre le supplièrent de ne pas le faire, mais il fut inébranlable. Le roi ouvrit la diète de Warsovie le 27 août 1668, et le 16 septembre il prononça un discours touchant, et déposa la couronne et le sceptre, en souhaitant à la noblesse de choisir un roi plus jeune et plus heureux. Jean-Kasimir quitta la Pologne en 1669, se retira en France, où Louis XIV lui donna le revenu de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés et de celle de Saint-Martin en Nivernais. Il mourut à Nevers, le 16 décembre 1672, à l'âge de soixante ans, et après avoir régné vingt ans. Son corps fut transporté à Krakovie, et son cœur fut déposé au fond du mausolée élevé dans l'église de Saint-Germain-des-Prés à Paris. INTERRÈGNE ( 1668-1669). La Pologne n'ayant plus de roi, le primat Nicolas Prazmowski assembla la diète de convocation (5 novembre 1668). La noblesse réunie indiqua la journée du 2 mai 1669 pour la diète d'élection. Elle statua alors que le roi de Pologne ne pourrait plus abdiquer ni nommer son successeur, et qu'un même individu ne pourrait plus, à l'avenir, cumuler deux ministères. Ensuite on procéda au choix des candidats qui étaient : Le prince de Condé, père du duc d'Enghien ; Philippe-Guillaume, prince de Neubourg; Charles, duc de Lorraine ; Michel-Koribut, prince Wisniowiecki, palatin de Uussie-Bouge. Le prince de Condé échoua dans ses prétentions,malgré l'appui du primat et de Sobieski,qui avait quitté l'Ukraine pour venir grossir le parti du grand Condé. Les suffrages se trouvèrent donc partagés entre le prince de Neubourg et le duc de Lorraine. Cependant, au milieu des plaines de Wola, le nom de Wisniowiecki retentit, et cette voix, prompte comme l'éclair, fut presque répétée unanimement ( 19 juin). Wisniowiecki en fut tellement effrayé qu'il se sauva du champ d'élection; on le poursuivit et on voulut le faire roi malgré lui. Le 7 juillet 1669, le nouveau roi jura le maintien des pacta conventa, et prit les rênes du gouvernement. MICHEL ( 16G9-1675). Fils de Jérémie Wisniowiecki et de Grizel de Za-moyska, Michel était d'une extrême modestie: cela formait un contraste frappantavec l'orgueil démesuré des grands. Le père de Wisniowiecki s'était couvert de gloire et avait sacrifié sa fortune lout entière dans les guerres des Kosaks et des Tatars. Michel, héritier d'un nom illustre, n'avait pour toute fortune que six mille florins de rente (3,600 fr.), que lui avait légués la reine Marie-Louise. Mais c'était un titre de plus pour la petite et pauvre noblesse qui voyait son égal sur le Irène, et d'ailleurs le pays était las des rois d'origine étrangère, et Michel, issu de la famille d'Olgerd et de l'un des frères de Jagellon, rappelait une époque de gloire et de grandeur. Le château royal de Warsovie, où devait trôner le nouveau roi, était tellement dégarni par les invasions suédoises et brandebourgeoises, que plusieurs seigneurs se réunirent pour orner le château royal et donner des présents an roi. L'archevêque de Gnèzne lui envoya une tapisserie cramoisie avec un dais richement brodé; le maître des requêtes de la couronne, un attelage de chevaux et un carrosse ; Radziwill, écuyer de la couronne, une épée montée de jaspe et d'émeraudes; le vice-chancelier, cent soixante fantassins hongrois et un attelage de chevaux ; les négociants se cotisèrent chacun pour 1,000 florins : de r Sff3y/?yS//( /fS/r-r s/y/ manière que ce jour-là, le roi eut presqu'un million d'écus en espèces et en joyaux. La cuisine du roi fut abondamment pourvue de comestibles. En attendant, le roi alla dîner chez le maître d'hôtel de la couronne et souper chez l'archevêque. Voilà le début de ce règne, et sa fin ne fut pas plus heureuse. Michel fut couronné à Krakovie le 29 septembre 1669. La diète qui suivit le couronnement fut très-orageuse. Le roi avait donné à Jean Tarlo, palatin de Sandomir, une starostie, et Jean-Alexandre Oiizar, jaloux de n'avoir pas pu l'obtenir, parvint par ses intrigues à faire dissoudre la diète. Peu après cet événement, le roi épousa à CzenstochowMarie-Eléonore d'Autriche, sœur de Lëopold 1er (27 février 1670). La diète ouverte le 5 mars fut encore dissoute; mais le 17 du même mois, le traité d'Andruszow fut confirmé, et la nouvelle diète (9 septembre) se passa dans le calme. Le 19 octobre on couronna la reine. Au milieu de l'anarchie qui allait croissant, la licence de l'aristocratie augmentait. La reine, lassée de ce désordre, ne voulut plus vivre avec Michel, et lorsque Prazmowski résolut de le détrôner, l'empereur Léopold et la reine Eléonore donnèrent les mains à ce projet, à condition que le duc de Lorraine prendrait possession du trône avant l'acte de mariage, et l'épouserait après le divorce. Sobieski, qui était du complot, proposa le prince de Longueville, et les troubles auraient été plus graves, si ce prince n'eût péri au passage du Rhin, lors de la guerre de Louis XIV avec la Hollande. Les deux diètes réunies aux mois de janvier et de mai 1672 furent rompues. Les Kosaks, les Tatars et les Turks en profitèrent, et ils envahirent les terres russiennes (juillet 1672). L'indolent Michel, jaloux de la gloire de Sobieski, ne sut pas parer aux événements, et Sobieski, qui avait rallié autour de lui tous ses partisans, et qui ayait armé ses paysans, n'avait que 6,000 hommes à opposer aux lignes épaisses sous lesquelles tremblaient l'Europe et l'Asie. Déjà les troupes du sultan Mouham-med IV s'étaient emparées de Kamiéniéç-Po-dolski (29 août), et le 27 septembre elles assiégèrent Léopol et Buczaç. Sobieski soutenait sur le tranchant de son sabre le front de la vaste ligne qu'occupaient, dans les palatinats de Lublin, de Belz et de la Russie-Rouge, les bandes tatares et musulmanes. Un jour ( 15 octobre ), Sobieski tome ii. surprend l'ennemi près de Kaluza, entre Stryi et Halicz, le poursuit et lui tue 15,000hommes; il arrive devant un groupe immense de ses concitoyens, pères de famille, jeunes femmes, prêtres, nobles, que les Mahométans emmenaient en esclavage. Ces malheureux étaient 20,000. Leurs chaînes tombent, et ils bénissent leur libérateur. Mais Sobieski lente davantage. Le gros de l'armée turke était sous Léopol, et le sultan campait à Buczaç, au-dessus de Jazlowieç. Sobieski dérobe sa marche, se glisse à travers les rivières, fond à l'improviste sur ce camp enivré de plaisirs et de pillages, y sème la terreur, pénètre jusqu'aux tentes impériales, s'empare du quartier même des femmes. Pendant que Sobieski espère que le roi Michel profitera de cet avantage pour donner le coup de grâce, ce monarque, au lieu de poursuivre l'ennemi, conclut avec lui une paix ignominieuse à Buczaç même (18 octobre 1672). Sobieski, fatigué de ce spectacle honteux, alla dans ses domaines attendre des jours meilleurs. Louis XIV lui avait offert une retraite dans ses Etats, une duché-pairie etle bâton de maréchal de France......, mais il voulait tout obtenir de sa propre patrie...... Pendant cet intervalle, les gentilshommes, indignés de la conduite des grands, firent une confédération à Golomb; une autre confédération fut formée à Lowicz. Les esprits s'irritaient de plus en plus, et Sobieski planait au-dessus de tous par ses succès et par son noble caractère. Cependant on osa l'accuser. Un jour, un pauvre gentilhomme prit la parole dans une tlièic convoquée ad hoc à Warsovie (janvier 1675), et déclara qu'il avait d'importantes révélations à faire, que la patrie avait été vendue aux infidèles, qu'un homme avait livré Kamiéniéç moyennant douze millions, et que cet homme était Sobieski! A ce nom, l'assemblée se lève indignée. Elle demande que le calomniateur soit jugé. Sobieski accourt à Warsovie. La convocation se change en une tliète régulière. Le calomniateur confessa son infamie, et dit qu'une somme de 2,000 florins et la promesse de n'être pas abandonné l'avaient porté à cet attentat. Les seigneurs qui avaient conspiré rampèrent aux pieds de Sobier-ki. La diète fut close le 15 avril. On déclara la rupture du traité de Buczaç, et on se prépara à une nou- velle campagne. Akhmet Kiuperli fut donc de nouveau obligé de porter en avant les troupes qu'il avait rappelées sur le Danube, et le sultan s'avança aussitôt 120 en personne vers ce fleuve. Sept ponts Furent jetés sur le Dniester; le grand-turc ne rêvait que vengeance et conquête. Après maintes difficultés, 50,000 Polonais et Litvaniens se trouvèrent réunis. Michel Paç commandait les Liivaniens, Martin Konlski avait sous ses ordres l'artillerie, et Sobieski commandait en chef toutes les troupes (11 octobre 1075). Au moment de franchir le Dniester, Paç jeta le découragement dans l'armée, car lui aussi il enviait la gloire du héros; mais, effrayé par les menaces de Sapiéha et de Radziwill, il promit de combattre. Sobieski rangeaen bataille ses troupes ébranlées. Les Turks, retranchés derrière Chocim (Khozime), étaient prêts à soutenir l'attaque désespérée des Chrétiens (0 novembre). Le temps était affreux : la neige tombait à flots ce jour-là (10 novembre). A pied et le sabre à la main, Sobieski, couvert de frimas, guidait ses braves, et en peu d'instants l'étendard de la croix, l'aigle blanc de la Pologne et le cavalier armé de Litvanie flottaient sur les hauteurs du camp escaladé. 20,000 Musulmans tombent soit sur la grève, soit dans les flots rapides et à demi glacés du Dniester. Sobieski s'était saisi de l'étendard vert de Hussein, présent du sultan, que le vainqueur envoya comme un hommage filial au chef de l'Eglise, elquiorne aujourd'hui encore les voûtes de Saint-Pierre à Rome. Sobieski, maître de la Walaquie et de la Moldavie, était en pleine marche pour aller planter sur les bords du Danube les enseignes de la Pologne, lorsque arriva tout à coup la nouvelle de la mort du roi Michel. Il mourut à Léopol le 10 novembre 1075, la veille même de la bataille de Chocim. Il était âgé de trente-cinq ans, régna quatre ans et fut enterré à Krakovie. INTERRÈGNE (1675-167*). La mort de Michel Wisniowiecki arrêta la marche de Sobieski. L'interrègne appelait les citoyens à élire un nouveau chef de la république L'évêque Michel-Florien Czartoryski fixa la diète de convocation au 15 janvier 1074; elle fut présidée par François Bielinski. La diète s'occupa avant tout d'assurer la tranquillité intérieure, puis elle songea aux affaires du dehors : ensuite on arrêta que la diète d'élection aurait lieu le 20 avril. La gloire des Polonais, les grands hommes qui présidèrent aux destinées de la Pologne, les grands généraux qui illustrèrent ce pays, éveillèrent l'ambition de tous les princes de l'Europe ; car tous se croyaient capables d'égaler Batory, Wladislas IV et les célèbres Zamoyski, Zolkiewski, Konieçpolski, Chodkiewicz, Czarnieçki et Sobieski. Enfin, le nombre des candidats au trône fut de dix-sept : .lacques-Stuart, duc d'York (depuis Jacques II, roi d'Angleterre) ; Guillaume de Nassau - Orange (depuis Guil-Liume III, roi de la Grande-Bretagne ) ; Georges, prince royal de Danemark ; Alexis Mikhaïlovitsch, tzar de Moskovie; Fédor Alexiéiévitsch, tzarévitsch; Don Juan d'Autriche, bâtard de Philippe IV, roi d'Espagne ; Michel, duc de Transylvanie; Emile, fils de Frédéric-Guillaume, électeur de Brandebourg, duc de Prusse ; Maximilien, duc de Bavière ; François II, duc de Modène ; Thomas, duc de Savoie ; Louis, duc de Vendôme ; Louis, bâtard, de Soissons ; Le prince de Condé ; Charles V, duc de Lorraine ; Jean-Guillaume, duc de Neubourg ; Jean Sobieski, grand-maréchal et grand-général des armées de la couronne de Pologne. On ne s'arrêta pas longtemps aux premiers. Sobieski appuya vivement le prince de Condé, mais les voeux de la noblesse se partagèrent entre les ducs de Lorraine et de Neubourg. Les débats et les intrigues se prolongèrent près d'un mois, lorsque, le 19 mai, Stanislas Iablonowski, palatin de Russie - Rouge, ami et compagnon d'armes deSobieski, prononça un discours pathétique en disant que personne n'était plus digne du trône que Sobieski. Cinq palatinats s'écrièrent après ce discours : « Vive Jean Sobieski ! ou nous » périrons, ou il sera notre roi! • Le palatinat de Russie-Rouge prit chaudement le parti de son compatriote, et le 21 mai 1674 Jean Sobieski fut proclamé roi des Polonais. JEAN III SOBIESKI (icm-iGfXï). Les Turks et les Tatars, profitant de l'absence de Sobieski sur le Dniester, menacèrent de nouveau la Pologne. Aussi, après avoir juré les pacta conventa le 5 juin, on proposa au nouveau roi de recevoir l'onction sacrée ; mais il déclara que les dépenses et les préparatifs d'un couronnement s'accordaient mal avec les dangers d'une invasion. En de telles circonstances, le casque, disait-il au sénat, irait à son front mieux qu'un diadème « Je sais bien, répondait-il aux autres, pourquoi » la nation m'a mis sur le trône. Ce n'est pas pour » représenter, c'est pour combattre. Ma mission • est de faire la guerre aux Turks : c'est ma con-» signe de roi. Je la remplirai d'abord, à plus » tard les fêtes. » Le 22 août 1674-, Sobieski s'ébranla. Dans une marche rapide, qui lui fit donner le nom d'ouragan, il enleva Bar,Braçlaw, Raszkow, etc.,etj:hiverna en Ukraine. Mais les intrigues de Paç contrecarraient lout, et les mesures ultérieures du roi se trouvaient renversées. Dans cette alternative, Sobieski fortifia Léopol et se mit sur la défensive. Au mois d'août 1675 l'armée musulmane fit une nouvelle invasion. La petite armée de Sobieski campait dans les vallées lout près de Léopol, appuyée aux montagnes qui couvraient son artillerie. Le 24 août une tempête de neige et de grêle, venant des Karpates, porta l'ouragan sur le camp desOsmanlis. Cette miraculeuse apparition de la neige dans la canicule produisit un effet merveilleux sur les Polonais et effraya les Turks. Sobieski en profita, culbuta lout sur son passage. Le lever du jour trouva l'ennemi à huit lieues de Léopol. Stanislas lablonowski repoussa iesTalarsà Zloczow. Sobieski, poussant toujours en avant, arrive à temps pour dégage r Trem-bowla, illustrée par l'héroïsme de madame Chrza-nowska (septembre 1675), et reprit Podhaycé.Ia-noblowski poussa l'ennemi jusqu'à Soczawa que bientôt Sobieski livra aux flammes. La Pologne, délivrée encore une fois, envoyait des dépulaiions au libérateur de la république. Jean Ht se trouvait dès le 9 novembre dans ses terres deZoïkiew, et on le pressait de venir enfin recevoir la couronne qu'il avait si souvent méritée. Le 50 janvier 1676, Jean III arriva à Krakovie, fit les obsèques solennelles de Jean II Kasimir et de Wladislas IV, et le 2 février, le primat OIszowski ceignit, dans la cathédrale de Krakovie, le front de Sobieski de la couronne des Piasts et des Jagellons. Sa femme, Marie » Kasimiro d'Arquien, fui également couronnée. Malgré tant de désastres, les Turks revinrent à la charge, croyant Sobieski tout occupé de sa royauté. L'armée musulmane remontait, à marches forcées, les rives du Dniester (août 1676). Le roi des Polonais arrive sur le champ de bataille, et attaque Zurawno, à l'affluent de la Swierza dans le Dniester (19 septembre). Les forces imposantes de l'ennemi assiégèrent une poignée de braves. Le 29 septembre et le 8 octobre eurent lieu des combats sanglants. Le 11 octobre, Michel Paç, après avoir combattu dans le conseil de guerre tous les plans proposés par Sobieski pour assurer le salut de l'armée, se présenta devant lui, à la tète de mutins, et prononça le mot de désertion. « Déserte qui voudra, » répondit le roi ; moi, je reste, ou du moins les » Infidèles n'arriveront au cœur de la république » qu'en passant sur mon cadavre. J'aurais pu i vaincre, je mourrai; du reste, je sais bien qui » souffle aux soldais cet esprit de découragement » et de révolte ; il est naturel que ceux qui arrivent les derniers sous les drapeaux parlent » les premiers de fuir. » Sobieski, ayant prononcé ce dernier mot, monte à cheval, parcourt les fronts des lignes et s'écrie : t Mescamarades, je vous ai tirés de pas » plus mauvais que celui-ci.Quelqu'un croit-il par » hasard que ma tête se soit affaiblie, parce que »vous y avez mis une couronne? » A cette voix si connue, l'armée se ranime, et les Musulmans, troublés et épuisés, fléchissent. Sans attendre une dernière bataille, ils veulent signer la paix à Zurawno (17 octobre 1676). Cette paix effaça sans retour les humiliations du traité de Buczaç du 18 octobre 1672, et les peuples de l'Europe, dans leur reconnaissance, appelèrent pour la centième fois la Pologne le boulevard de la chrétienté. La diète de Warsovie (janvier 1677 ) ratifia ce traité, et Jean Gninski fut. envoyé en ambassade à Constantinople. Au milieu de ces préoccupations politiques, les ennuis intérieurs aigrissaient l'esprit du roi. Maric-Kasimire remplissait le palais et la république de ses complots ou de ses intrigues. Avare, ambitieuse, abandonnée à tous ses caprices, elle secondait merveilleusement les anarchiques dispositions de l'aristocratie. Au travers de ses complications, la conduite équivoque du tzar de Moskovie donnait des inquiétudes, et, pour garantir la Pologne d'une nouvelle invasion, Michel Czartoryski et Kasimir-Jean Sapiéha furent envoyés à Moskou. Les conférences commencèrent le23 mai, et le 47 août 1678, la trêve, qui devait expirer en 1680, fut prolongée pour treize ans, jusqu'au mois de juin 1693. Le tzar restitua à la Pologne quelques places de la Russie-Blanche, et promit de payer deux millions de florins. Sur ces entrefaites, les Suédois envahirent le duché de Prusse, et quoique le roi voulût être neutre dans ces querelles de l'électeur, Paç échar-pait les Suédois. La diète de Grodno, commencée le 11 décembre 1678 et terminée au mois de mars 1679, ratifia la trêve conclue à Moskou, et s'occupa des affaires intérieures. Menant de front et les affaires publiques el les affaires de sa famille, Sobieski chercha à établir ses enfants. U voulut faire épouser à son fils, Louis-Jacques, la princesse Louise-Caroline Radziwill (née le 27 février 1667), fille et héritière de Boguslas, dernier rejeton de la maison de Birze. Mais Louis, fils de l'électeur de Brandebourg Frédéric-Guillaume, l'emporta, et alors les terres de Taurogi et de Serey entrèrent dans la maison de Brandebourg (1680). Le procédé de l'électeur affligea d'autant plus Sobieski, que l'électeur avait promis que cette alliance ne serait jamais contraire aux intérêts du roi; et, à la suite de ces indignes procédés, il amena, par ses intrigues, la dissolution de la diète de Warsovie, ou plutôt il fit agir Przyiemski (1681), et parvint à indisposer beaucoup de nobles contre Jean III. C'est alors aussi que les intrigues de la reine faisaient prendre une roule funeste à la politique polonaise. Si Sobieski eût suivi et agi dans les vues de Louis XIV, il aurait pu réparer les pertes qu'il avait faites du côté de la Turquie, et ébranler la puissance de l'Autriche, si fatale à la Pologne. Mais, au lieu de cela, le roi suivit les conseils de la reine, et causa d'immenses malheurs à sa patrie. La Turquie était tellement effrayée, que lorsqu'un ambassadeur de la Porle-Ottomane vint en Pologne (juin 1681), portant des propositions nouvelles dans une bourse d'or, cet ambassadeur se jeta le visage contre terre, en s'écriant qu'il remerciait le grand Dieu et Mahomet, son prophète, de la grâce qu'il lui avait faite de lui laisser voir la face d'un si grand roi!... Le marquis de Bétbune, ambassadeur de France à Warsovie, excitait, par ordre de sa cour, Tékély el les Hongrois contre l'Autriche, et les Hongrois finirent par former une alliance avec la Turquie (mars 1682). Il réussit même à mettre dans ses intérêts Sobieski. La restitution de la Podolie et de Kamiéniéç devait être le prix de ce service. Mais l'emportement de Marie-Kasimire et la méfiance de l'aristocratie renversèrent ces arrangements, à la suite d'une haine stupide dont Marie et Louis XIV étaient également coupables. Voici le fait. Fière de son élévation, Marie-Kasimire avait formé le projet de visiter la France pour déployer son luxe et sa magnificence royale ; dans cette vue, elle demanda à Louis XIV d'honorer son père d'une duché-pairie, et de la recevoir aveala pompe dont il avait honoré la reine d'Angleterre. Louis XIV refusa l'une et l'autre demande, et lui fit faire une impertinente réponse, d'après les insinuations du ministre de la guerre, marquis de Louvois. Voici la réponse du grand roi : « Je sais la différence qu'on doit faire entre une reine héréditaire et une reine élective. » Piquée jusqu'au vif, elle jura de se venger de cet outrage ; elle remua tant, qu'on licencia les recrues laites pour la guerre prochaine, et elle amena le roi à conclure une alliance étroite avec l'Autriche contre la Turquie, alliance diamétralement opposée à la politique de Louis XIV et de Jean III. A ces intrigues le Vatican ajouta les siennes. Innocent XI (Benoît Odescalchi), fils d'un banquier, soldat à la guerre contre la Turquie, depuis prêtre, ensuite cardinal et nonce en Pologne, enfin pape, était alors assis sur le siège apostolique. Dévoué à l'empereur Léopold, il mettait tout en œuvre pour écraser les Turks et humilier la France. Le légat du pape, Pallavicini, fut envoyé à Warsovie, et le pouvoir spirituel agissait dans toutes les conditions du machiavélisme temporel. Sobieski finit par concevoir de la rancune en voyant le peu de cas que le roi de France faisait de son ressentiment. Pour mieux tromper le cabinet de Warsovie, et pour tirer tout le parti des ressources polonaises et de la terreur qu'inspirait aux Turks le nom de Sobieski, la cour de Rome et la cour de Vienne firent des promesses perfides, et résolurent de faire épouser au prince Louis-Jacques l'archiduchesse Marie-Antoinette (née le 18 janvier 1669), fille de Léopold, héritière de la couronne d'Espagne par le chef de sa mère, à l'effet de rendre héréditaire la couronne de Pologne dans sa famille par les secours de l'Autriche et des Jésuites! André Morsztyn, Jean Wielopolski et plusieurs autres citoyens s'élevèrent contre ces intrigues; mais leur opposition fut étouffée et l'on rejeta les bons conseils de la France. Le marquis de Vitry, ambassadeur de Louis XIV, promettait alors de l'argent et les titres de duc et de pair au père de Marie-Kasimire. 11 n'était plus temps. La reine ne voulut plus rien entendre ; son caractère altier et les vues d'élévation qu'avait conçues le roi des Polonais pour sa famille à Vienne renversèrent l'influence française. C'est sous de tels auspices que, lors de la diète de Warsovie (janvier-avril 1685), fut conclu le 51 mars, entre Jean III et Léopold 1er, le traité suivant: c 1° Une alliance offensive et défensive, jusqu'à » une paix raisonnable avec les Turks; 2° l'ob- > servation des articles de cette alliance sera » jurée de part et d'autre à Rome, par les cardi-» naux protecteurs Pi© et Rarberini, en présence » du saint Père ; 5° toutes les anciennes prétendions seront amorties; 4° aucune des parties » ne pourra conclure une paix à part; 5° les hé- > ritiers des deux parties sont obligés de main- > tenir cette alliance ; 6° le présent traité ne » concerne que la guerre de Turquie, et non une » autre; 7° l'empereur d'Allemagne fournira un t contingent de 60,000 hommes, et le roi de » Pologne celui de 40,000 hommes; 8° l'ennemi » sera attaqué de deux côtés, par l'Autriche en > Hongrie, et par la Pologne en Podolie et en » Ukraine; 9° l'empereur Léopold paiera au roi > Jean 500,000 écus, qu'il se fera escompter » des dîmes des domaines ecclésiastiques avec la » permission du pape ; 10° chaque allié sera » tenu d'engager à l'alliance d'autres puissances > amies, j Par les articles secrets : « l'Autriche » renonçait à ses prétentions aux salines de Bo-» chnia et dcWiéliczka, et s'engageait à restituer » le diplôme qui garantissait l'élection d'un des s archiducs en 1050, lors de la guerre de Suède. » L'indolent Léopold Ier, abandonné des princes de l'Empire, implore le secours de la Pologne. Son ambassadeur, Wilczek, le nonce du pape, Pallavicini, se jettent aux pieds de Sobieski. L'un s'écrie : « Sire, sauvez l'Empire ! — Sire, faites plus encore, ajoute l'autre ; sauvez la chrétienté! j Le prince Charles, duc de Lorraine, ouvrit la campagne (6 mai 1683). Lubomirski, avec 4,000 Polonais, était sous ses ordres. Kara-Moustapha évitait ou dépassait les forteresses, et marchait directement sur Vienne. Léopold perdit tête et courage ; il quitta le 10 juillet, avec toute sa cour, sa capitale, et 60,000 habitants suivirent l'exemple de cette honteuse fuite. Cependant le général Stahremberg y fut laissé avec 14,000 hommes do garnison. Le 14 juillet, une nuée de Musulmans se répandit autour de Vienne en forme de croissant. Les assiégés étaient aux abois. L'empereur écrit de Passau, le 5août, une lettre des plus pressantes à Jean III, et pendant que l'empereur et sa femme Eléonore,grosse desix mois,élevaient des plaintes contre leurs conseillers et contre les Jésuites qui les avaient poussés à la persécution des Hongrois, unis aujourd'hui aux Turks ; pendant que le mar-quisde Vitry,ambassadeurdeFrance en Pologne, notifiait à Louis XIV que l'extrême embonpoint de Sobieski ne lui permettrait pas de se mettre en campagne, Sobieski quilta le 15 août Krakovie, et partit ù la tête de 25,000 Polonais et trente bouches à feu. Le 27 ils atteignent Berno (Brunn). Le 51, les troupes alliées se groupent et se soumettent sous les ordres du roi ; l'Empire était là tout entier, il n'y manquait que l'empereur. Le Danube fut franchi du 5 au 9 septembre à Krems et à Tuln, et l'on se mit en route. Le 11 septembre, Sobieski et ses braves occupèrent les hauteurs de Kalemberg qui dominent Vienne à l'ouest. Le 12 septembre,Sobieski, habillé à la polonaise, couvertd'une colle de mailles en acier poli, parsemée de petites croix d'or, monté sur un cheval alezan, se fît devancer par un écuyer portant un grand bouclier à armoiries, et par un enseigne qui, pour faire reconnaître la place où se trouvait le roi, avait attaché un panache au bout de sa lance. La bataille commence. Le grand-visir doutait encore de l'approche de l'armée polonaise. Mais il fallut bien y croire à la vue de ces lances ornées de banderoles da guerriers polonais «Sobieski est à leur tête,» dit le kan des Tatars. Ces paroles remplissent Kara-Moustapha d'inquiétude et de terreur. Les Polonais, exaltés par la victoire, poussent en avant et arrivent sur les glacis du camp. Déjà l'œil ardent du roi mesure la profondeur des lignes ennemies. Il cherche à en démêler le côté faible, et il s'écrie : « Ils sont perdus. » II ordonne au duc de Lorraine d'attaquer brusquement au centre, tandis que lui-même va renverser ces masses ébranlées. Le bouclier homérique de Sobieski brille à travers les fumées de la poudre à canon et des poussières soulevées, et donne signe que Sobieski est toujours là où le danger est imminent. Les Turks le reconnaissent enfin, ils voient que e était bien Sobieski en personne. Son nom vole de bouche en bouche, glace tous les courages : ils s écrient : « Par Allah ! il est avec les siens !» A six heures du soir, Sobieski arriva le premier au quartier du grand-visir qui avait fui le désespoir dans le cœur. Après être demeuré quatorze heures à cheval, le roi s'endormit au pied d'un arbre. Napoléon s'endormit aussi après la bataille d'Austerlitz (Slawkow). Ainsi fut délivrée la cité impériale, après soixante jours de tranchée ouverte. Le 15, le roi fit son entrée à Vienne, entendit la messe dans l'église de Saint-Etienne. Le 14, lorsque tout danger fut passé, Léopold arriva. Il délibéra longtemps avant de savoir comment il devait saluer le héros qui venait de sauver son empire. Le duc de Lorraine, étouffant son ressentiment pour Sobieski qui l'avait fait débouter du sceptre de Pologne, s'écria : « Sire, saluez » votre sauveur sans cérémonie et les bras ou-» verts. » Fatigué de ces misérables discussions d'étiquette, Jean 111 voulait repartir sans voir l'empereur, lorsqu'il fut décidé que les deux monarques se verraient en plein champ. En effet, le 15 septembre eut lieu cette entrevue à Schewe-chat, à [deux lieues de Vienne, sur la route de Presbourg. Après les salutations, l'empereur balbutia quelques motsde reconnaissance, d'une voix confuse. Le roi répondit : « Mon frère, je suis i bien aise de vous avoir rendu ce petitservice. » Ensuite, prenant son fils Jacques par la main, il le présenta à Léopold, en disant : a Voilà mon » fils que j'ai élevé pour la chrétienté. » L'empereur inclina à peine la tête et ne répondit rien. Outré de la morgue autrichienne, Sobieski tourna la bride de son cheval et dit : « Je vais rejoindre » le gros de l'armée ; j'ai donné ordre aux grands-» généraux de vous le montrer, s'il vous plaît de • le voir, » Le lendemain, Léopold envoyant une épée richement montée au prince Jacques, lui écrivit une lettre d'excuse, où il attribuait son embarras à la stupeur que lui avait causée la vue de son père, sauveur de son empire. Sobieski, pour ne rien devoir à Léopold, envoya, le 19, des cadeaux plus riches que ceux que son fils et les grands-généraux avaient reçus del'empexeur. C'est alors que se vérifièrent les prévisions de ceux qui avaient juré de ne jamais croire au perfide cabinet de Vienne; il n'était plus question du mariage de l'archiduchesse. Les ministres autrichiens refusaient jusqu'aux vivres, logement et solde pour les troupes polonaises! Marie- Kasimire et Jean 111 furent cruellement punis, mais les remords des individus ne peuvent expier les malheurs d'une nation tout entière!...... Pendant cent ans les Viennois célébrèrent l'anniversaire de ces événements, mais particulièrement le 14 septembre, jour de la soi-disant arrivée de Léopold ! Malgré ce mensonge officiel, cet anniversaire parut encore inopportun à l'empereur Joseph qui l'abolit en 1783. Malgré tous les dégoûts qui l'entouraient, Sobieski crut devoir profiter militairement de sa victoire, et il poursuivitlesOtlomans enHongrie. Le 7 octobre, il fut surpris à Parkan et battu; mais le 9, il répara brillamment cet échec àGran. Cependant les Polonais, abandonnés par l'Autriche, prirent la route des Karpates, au milieu des neiges et essuyant des pertes plus sensibles que celles qu'ils avaient essuyées pendant toute cette campagne. Le roi Jean III, en passant par Lubowla dans le Zips, arriva à Krakovie le 23 décembre 1683. Pendant que Sobieski étaitsous Vienne, André Potoçki, castellan de Krakovie, battait les Turks près de Kamiéniéç, forçait les Kosaks à prendre son parti; fit prisonnier Ducas, hospodar de Walaquie, et établità sa place EtienneXIV (août-septembre 1685). L'année 1684 se passa en intrigues; elles ne furent pas apaisées dans la diète de Warsovie (février 1685). Au mois d'août le grand-général Stanislas lablonowski essuya un échec en Bukovinc; pour le venger, et pour être assuré du côté de la Moskovie qui ne cessait pas ses sourdes menées, le roi fut forcé de conclure un nouveau traité avec le tzar. Les conférences étaient déjà ouvertes en 1684, mais de nouveaux ambassadeurs furent envoyés à Moskou, c'étaient: Christophe Grzymullowski, palatin de Pozna-nie ; Marcien Oginski, grand-chancelier de Litvanie ; Alexandre Przyiemski, tribun de la Grande-Pologne; Alexandre-Jean Potoçki, castellan de Kamiéniéç; et Nicolas Oginski, porte-glaive de Liivanie. Ce traité fut signé à Moskou le 6 mai 1686, aux conditions suivantes : « Il y aura » paix perpétuelle et oubli de toutes les dissen-i sions qui ont eu lieu depuis la rupture de la » dernière paix de Polanowka. Ce traité avec » ceux d'Andruszow et de Moskou sont suppri-» mes. La république cède au tzar : Smolensk, » avec ses appartenances situées vers Witebsk, » Poloçk etLucyn, ainsi que Dorogobouje, Kra* » snoï, Biélaïa, avec leurs districts et dépendances; plus, vers Roslavl, les villes de Czer- niechoW, Starodob, Nowogrod - Siewierski, Poczep ; puis toute la Petite-Russie sise sur la rive gauche du Dnieper, avec les villes de Niezyn, Péréiaslawl, Batoryn, Poltava, Péré-voloeza, et en général toute la partie de la Petite-Russie que les tzars possédaient pendant la trêve, depuis le Dnieper jusqu'à la rivière de Putywl. Le ville de Kiiow est également cédée au tzar avec le district situé entre l'Ir-pien et la Stulna, y compris la ville de Wasil-kow. Les Kosaks Zaporogues de la rive gauche du Dnieper passent sous la domination des tzars, et ceux de la rive droite restent toujours sous celle de laPologne. Si les habitants des villes et districts cédés au tzar se révoltaient et demandaient à être reçus sujets de la république, ils ne seront pas protégés dans celte rébellion , les tzars promettent la réciprocité à l'égard des sujets du roi et de la république dans les pays de Poloçk, de Witebsk , dans les districts de Bialacerkiew et Pawolocz, qui appartiennent exclusivement à la Pologne. Les tzars s'engagent à payer 140,000 roubles au roi et à la république de Pologne, comme une marque de leur amitié et de leur amour pour la paix. Les endroits contestés et dévastés sur la rive droite du Dnieper, depuis Stayki jusqu'à la Tiasminia, savoir : R/.yszczevv, Treehlymirow, Kaniow, Moszna, Sokolnia, Czerkassy, Bo-rowiça, Buzyn,Woronkow, Krylow et Czehryn, resteront abandonnés et incultes, jusqu'à ce qu'il aura été décidé auquel des deux Etats ils doivent appartenir. Les villes et pays de Po-loçk,Witebsk, Newel, Siebiez,Wieliz, Rzczyca, Dunaburg, Lucyn, Marienhaus, avec toute la Livonie méridionale et tous les châteaux, palatinats et districts y appartenant, demeureront à perpétuité à la Pologne; et ni les tzars ni leurs successeurs n'y formeront jamais des prétentions. La religion gréco-schismatique dans les États de la république jouira d'une tolérance complète, et en aucune manière on ne forcera ces chrétiens à embrasser le rit et l'union romaine. Les tzars concluent avec le roi de Pologne une alliance contre les Turks elle khan de la Krimée, et le tzar attaquera ces derniers pendant le cours de l'année D386, tandis qu'une armée polonaise agira contre les Turks et les Tatars de Bialogrod (Ackerman). Le tzar s'engage à ménager aux Polonais la restitution de Kamiéniéç et de la Podolie, à » inviter la France et d'autres puissances chré- > tiennes d'accéder à celte même alliance. Afin » de raffermir le bon voisinage et à prévenir » tout sujet de brouillerie entre les deux États, » on promet de ne point faire alliance avec les » ennemis ouverts ou secrets de l'un ou de l'au-» tre souverain, et de ne leur donner aucun se-» cours,soil en argent, soit en troupes. » Ainsi la paix d'Oliwa élevaTélecteur de Brandebourg dont les descendants devaient un jour concourir à démembrer la république ; la paix de Moskou amena le même résultat, et la délivrance de Vienne fut une troisième cause qui dut aboutir en 479o au même résultat: l'anéantissement politique de la Pologne ! Dans ces dernières circonstances, on leurrait encore Sobieski, en lui assurant que ses enfants posséderaient un jour la Moldavie et la Walaquie. De là, ses malheurs en administration; de là, la haine de l'aristocratie, et l'obslinalion de la noblesse à convoquer diète sur diète, et à lui adresser en public des discours virulents. La paix de Moskou laissant la sécurité de ce côté, le roi se mit à la tête d'une armée, et arriva à Yassy (10 août 4680). Mais l'Autriche, après avoir solennellement promis des secours, ne les envoya point; le pape trahit aussi ses promesses, et celte campagne n'eut aucun résultat. C'est en passant par Léopol que le roi ratifia (2 février 4687) le traité de Moskou en versant des larmes sur le sort de sa patrie. Il ne voulut pas porter ce traité devant la diète, mais se contenta de le faire confirmer par le sénat : quant à Grzy-mnltowski, il manqua d'être assassiné par ses compatriotes, pour avoir assisté comme chef de l'ambassade de 4686. A la diète de Grodno (janvier 4688) les clameurs et les personnalités furent poussées à la dernière extrémité; le vieux monarque indigné se lève avec effort et dit : « Celui-là connaissait » bien les peines de l'àme qui a dit que les petites «douleurs aiment à parler, que les grandes sont » muettes. L'univers même restera muet en contemplant nous et nos conseils! Oh! quelle sera » un jour la morne surprise de la postérité, de • voir que du faîte de tant de gloire, quand le • nom polonais remplissait l'univers, nous ayons » laissé notre patrie tomber en ruines, y tomber, • hélas! pour jamais!... Croyez-moi, toute cette • éloquence tribunitienne serait mieux employée • contre ceux-là qui, par leurs désordres, appellent sur notre patrie le cri du prophète, que je » crois, hélas! entendre déjà retentir au dessus de • nostêtes: Encore quarante jours, et Ninive sera » détruite !... Là où l'on peut impunément oser d tout du vivant du prince, élever autel contre au-» tel, chercher les dieux étrangers sous l'œil du • véritable, là grondent déjà les vengeances du • Très-Haut... » Il voulut abdiquer, mais on se jeta à ses pieds, et on le supplia do renoncer ù cette idée. Deux diètes, peu tranquilles, eurentencore lieu en 1689 et 1690. Le roi, malgré le cœur blessé, le corps souffrant, l'esprit frappé de pressentiments sinistres, vit que les masses, étrangères aux calculs des factions, aimaient son pouvoir, et se résigna à régner jusqu'au bout. Il servit encore une fois à la tête de ses troupes (août 1691), franchit le Dniester, et battit les Tuiks. En 1692, il fit élever les remparts de Sainte-Trinité, non loin de Chocim, pour couvrir le pays de ce coté.En attendant, la diète de Grodno (décembre 1692-fé-vrier 1693) fut rompue; celle du 22 décembre'1693, ouverte à Warsovie, ne fut pas plus heureuse. Outre cela, les Tatars firent deux invasions (1695 et 1694); la guerre civile entre Sapiéha el Brzostowski compliqua encore les malheurs publics. Le roi crut que la convocation d'une nouvelle diète à Warsovie (janvier 1695) guérirait tant de plaies; il n'en fut rien, et elle fut rompue. Les Tatars, profitant de l'anarchie, firent une nouvelle invasion et poussèrent jusqu'à Léopol (février 1695). Enfin Jean III s'en allait, la reine continua ses intrigues avec plus de liberté. Ses deux confidentes françaises, le Jésuite Vota, Alberti,résidentde Venise, trafiquaient de tout; un médecin juif Jonas, et un autre juif Bethsal, qu'il avait pourintendant, appartenaient à cet aréopage : l'un s'empara du corps de Sobieski, l'autre de ses finances. En se roidissant contre ses maux, le roi cherchait à couvrir son état de souffrance. Il assistait au sénat, mais rarement il yoyait la fin des conseils. En attendant, la confusion s'introduisait dans les affaires. Les monnaies, déjà altérées par le voisinage de l'électeur de Brandebourg, s'altéraient encore davantage, et ruinaient le peu de commerce qui vivifiait la Pologne. On ordonnait des contributions qui ne se réalisaient pas. Le grand-trésorier criait que le trésor était épuisé. L'armée n'était pas payée. A peine voyait-on 10,000 hommes sous les drapeaux, et c'étaient autant de mécontents qui opprimaient le pauvre paysan. Pendant tout l'hiver de 1695 à 1696, l'Europe et l'Asie retentissaient tous les huit jours du bruit de la mort roi. Le soleil du printemps sembla rallumer en lui quelques étincelles de vie. Il allait dans ses beaux jardins de Wilanow (Villa-nova), au sud de Warsovie, respirer un air pur. Les médecins lui conseillèrent des eaux thermales d'Allemagne : mais des accidents redoublés s'y opposèrent. Le médecin juif lui donna du mercure en trop grande quantité peut-être. Le malade, sentant le ravage du remède, s'écria : « N'y »aura-t-il personne pour venger ma mort? » La reine, inquiète sur le présent et l'avenir, crut qu'il n'y avait plus de temps à perdre pour le déterminer à un testament. Elle donna commission à l'évêque Zaluski d'avertir le roi de l'approche de son dernier jour. L'évêque en parla et Jean répondit : « Vous vous imaginez que les vi-» vants ne sauront pas s'arranger sans le consen-» tement des morts. Pourquoi ce testament? Pou-» vez-vous attendre quelque bien du temps où nous » sommes? Voyez le débordement des vices, la » contagion des folies; et nous croirions à l'exécu-»tion de notre volonté dernière ! Nous ordonnons » vivants, et nous ne sommes pas écoulés; morts, île serions-nous? Qu'on ne m'en parlegplus.» Le jour de la Fête-Dieu, qui, par une étrange rencontre, avait été le jour de sa naissance et celui de son élection, fut aussi celui de sa mort. Ce jour-là, la foule se pressait pour célébrer le double anniversaire dans le château de Wilanow. Il demanda ce qu'on disait à Warsovie : on 1 ui répondit que Warsovie était tout entier dans lés temples, priant pour la conservation de ses jours. Il fut ému, entendit avec recueillement la messe du père Vota, se plaignit de ne pouvoir communier, parce qu'il n'était plus à jeun, et s'entretint doucement tout le jour. Le soir, une attaque d'apoplexie le surprit. Aux cris de la reine et des personnes accourues, il reprit ses sens. Il appela son confesseur, reçut les sacrements; puis, frappé d'une attaque nouvelle, il expira le 17 juin 1696. Jean Sobieski était né à Olesko, dans le palatinat de Russie-Rouge, le 2 juin 1624. Il vécut soixante-douze ans, et régna vingt-deux ans. Son corps fut d'abord déposé dans l'église des Capucins à Warsovie, mais en 1734 il fut transporté dans la cathédrale de Krakovie. Son cercueil repose entre ceux de Joseph Poniatowski et de Thadé Kosciuszko.