$ic i&tirfteviutégafcc ftitbet tagïttÇ bon 9 Uf)ï uormïttagô btë 7 Uhr cibenbë ftatt. (2tn ÎUieiibcn, uni Uiiterljiiltuiiflcn ftimfiitbcit, iiuï M* 4 Ulji tinrtjm.) 9îuv nod) 9tiicïftcttmtfl fttmtfidrjcr SMirfjcr fbnnen aitbew cuisgcfolgt njerben. ïlussug ans 6er Wausotbtmng 6es è>d§tïïer»ercms linfotnc ik'ictjluifea bcr ®enetaHDetfkramIung nom 21. SWijtj 1876). § 4. „3Die betn SSereine gefyiJvigen ©ttrfjeï uiib Tnirt"jd)i'iftnt foiiuen nod) ïlnffteû'nng in bcv SBeifemStnbliotljel gcgcu (gmpfangfibeftfttigung ansgetieljeîi toerben. @$ luerben jebodB ii ur e i h in e fi r b fin b i g c 8 SB e v f, obeï Ij&djftens 5 ro c i ciubiiubuit' fficvfe, 1111b non pmobiîd) erîdjetnenben 2d)riften ebenfottfi iiur \\vci SBftnbe auf cinmal auégefotgt. 5' te ^îiirfftel (ung bel' auSgeliefyetfen Sorte mnfç tâttg= ftenô bi 1111 en 4 SBodjen gefdjeljett. sJcad) biffent 3fit= punîte tamt ber (Siitlcl)iuu- 511m ©rfaçe be$ Stnft^«ff«»g^rcifï€ bcë betreffenben SÛBerfeê ucvljaitcn nierben. ?Uê Caution fût bie (Srfulïung btefet SBetpfudjtung t)'11 iebee SOUtgtieb, toeldjeS bie SBereittSbiBïjptÉtfl 311 bcmtljen nmiiîd)t, ben 33etrag Don brci ©uïbetl gegètt fèmfefang$6éft8s tigwng etlegen, beffen Sîtitïerflattuttg an ben ftberbrtnger btefet ©mpfangSoejïtttiguttg erfolgt, îuenn bet Étleget bot orbeittlidjer 9îiicfgot)e bcê entïcÇtiteti SudjeS etfïSrtobet orflaren ïafêt, bic SBibtiotljeï niriit roeitet foeniujen }U rooffen/' A PAMS HISTORIQUE, LITTÉRAIRE, MONUMENTALE ET , FITTOB.ESQ'JE, ou . PRÉCIS HISTORIQUE, MONUMENTS, MONNAIES, MÉDAILLES, COSTUMES, ARMES ; PORTRAITS, ESQUISSES BIOGRAPHIQUES, ÉPHÉMÉRIDES; SITES PITTORESQUES, CHATEAUX, ÉDIFICES, ÉGLISES, MONASTÈRES CULTES RELIGIEUX, CURIOSITÉS NATURELLES\ PEINTURES DE MOEURS, COUTUMES, CÉRÉMONIES CIVILES, MILITAIRES ET RELIGIEUSES, DANSES CONTES, LÉGENDES, TRADITIONS POPULAIRES, IMPRESSIONS DE VOYAGES ', GEOGRAPHIE, STATISTIQUE, COMMERCE', LITTÉRATURE, POÉSIE, BEAUX-ARTS, THEATRE, MUSIQUE; RÉDIGÉE PAR UNE SOCIÉTÉ DE LITTÉRATEURS POLONAIS. SEUL OUVRAGE PUBLIE SOUS LA DIRECTION ET AU PROFIT DE LA COMMISSION DES SECOURS DE L'EMIGRATION POLONAISE. i TOME TROISIÈME ET DERNIER. »end| des Vereinsmigli 5 Lsonhard von Mais in AU BUREAU CENTRAL, RUE DU BATTOIR SAINT-ANDRÉ, IL 1830-1842. l 130718 ilISlmanieieV «eh «6n«q| TABLE DES MATIÈRES DU TOME TROISIÈME. Histoire. Interrègne après l;i mort de Sobieski (1090-1697). t RègnedeFrédérie-Augusle II (1697--1705). ." . . 10 Suite du même règne.......... 40 P.ègne de Stanislas Leszczynski (1705—1709 ).( . 54 Règne de Frédéric-Auguste H rétabli (1709—1733). 59 j Suite du même règne.......... 97 ! Interrègne (1733)............ 99 Règne de Frédéric-Auguste III (1733—-1763). . . 107 Interrègne (1763—1764)......... 120 ' Suite du même interrègne......... 161 Règne de Stanislas-Auguste IV (1764—1795). . . 183 Suite du même règne.......... 217 Suite du même règne...... .... 211 Suite du même règne.......... 301 Premier démembrement......... 394 Suite du règne de Stanislas-Auguste...... 401 Cinquième époque. Légions polonaises ; grand-duché de Varsovie; Royaume constitutionnel de Pologne............. 425 Souvenirs historiques. Praga, faubourg de Varsovie........ 185 Massacre de Praga........... 189 Pièces officielles pour servir à l'histoire contemporaine de la Pologne.......... 196 L'attentat de Piekarski........... 319 Lettre missive contenant la description du royaume de Pologne. ............ 329 Suite et fin des pièces officielles....... 346 Statistique; Géographie. krakovie; le monument de Kosciuszko szycé.........• • Zolkiew. . ......... Pinczow........... Ryga............ Bolesla- 335 357 409 470 470 471 4 71 472 474 475 '(77 478 478 47< 289 307 m 17 Notice, historique sur le grand-duché' de Litvanie. el le duché de Kourlande........ 27 Littérature ; Législation. Études sociales sur la Pologne; de la noblesse dans ses rapports avec la constitution de l'Etat. . 68 Coup d'œil sur la législation polonaise..... 205 Suite et fin, id........... . 298 Sites pittoresques, châteaux, palais, édifices, églises, monastères, tombeaux. Balicé, village aux environs de Krakovie. . . . 65 Château de Brzczany ct-la villa de Ray en Galicie. 84 Environs de Przemysl ; la villa Zarzéczé . . . . 140 Le monastère de Biélany........ . 149 Environs de Przemysl, Lançut, Przeworsk, Sie- niava.....i. ....... . 158 Le château de Tenczyu......... Le château de Zamck......... L'église de Saint-François-d'Assise, à Krakovie. La tour de Kruszwiça......... Son'owka............. Tombeau de Boleslas-lc-Téméraire..... Tombeau de Ladislas-le-Blanc....... Tombeau de Ladislas Jageilon....... Tombeau de Catherine Jageilon....... Monument de Jean Kochan^wski....... Légendes ; Nouvelles. Roxolanc la Podolieune; nouvelle historique. . . Maria le lancier; événement de 1809..... Cultes religieux. Le clergé catholique ; église cathédrale de Gnèzne. Théâtre. De l'art dramatique en Pologne....... Curiosités Naturelles. Richesses minérales de la Pologne; les salines de Wieliczka ; les mines et les sources minérales en Pologne............ Olkusz............... Wieliczka.............. Rocher aux environs d'Urycz........ Biographies. Le prince Romuald Giedroyc........ 3(4 Mort de. Sowinski........... 343 Pierre Wysoeki............ 3.15 Valérieu Lukasinski........... 35(i Stanislas Zolkiewski........... 359 Suite et lin, id............ 457 Samuel Macieiowski........... 459 Elisabeth Druzbaeka........... 460 Pierre Rielinski.........*. . • 462 Kilinski et Mokronowski........• 463 Joseph Sulkowski........... 464 Jean et André Sniadecki.......... /,i'':> Adam Loga.............. /*,,:' Louis Kiçki............. î(l<; Jean Olrych Szanieeki.......... '<''" 129 133 134 473 GRAVURES DU TOME TROISIÈME ET LEUR PLACEMENT. Varsovie ; vue prise du faubourg de Praga......en regard de la page i Elections des rois de Pologne à Wola............... 8 Auguste 11, roi de Pologne, électeur de Saxe (1097—1733)....... . io K. Sapieha. . ...................... 14 La place de l'Hôtel-de-Ville et le grand Théâtre, à Varsovie........ 26 Adam Szmigiclski, staroste de Gnèzne............... 50 Balicé, village dans les environs de Kracovie............. 65 Le château de Brzezany en Galicie................ 84 Église cathédrale de Gnèzne.................. oo Eglise protestante de Varsovie.........•........ 94 Stanislas Konarski..................... 123 André Zaluski............•.......... 124 Wieliczka ; vue des travaux souterrains dans les mines de sel........ 135 La villa Zarzéczé en Galicie.................. 140 Biélauy ; monastère de Camaldulcs, dans les environs de Krakovie. . . . . . 149 Stanislas Staszie...................... 150 Le château de Lançut, eu Galicie................. 158 Château ducal, à Krasiczyn.................. 159 Ignace KrasiçW...................... 160 Venceslas Bzewuski..................... 242 Gaétan Soltyk, évêque de Krakovie................ 245 Eomuald Giedroyc..................... 314 Mort du général Sowinski à la prise de Varsovie (6 septembre 1831)..... 343 Pierre Wysoçki (29 novembre 1830). ■.............. 345 Lukasinski........................ 356 L'église paroissiale de Zolkiew en Galicie (Russie rouge)......... 358 Kasimir Pulawski..................... 362 Thadée Reyten...................... 398 André Zamoyski..................... . 400 S. Malaehowski...................... 413 Kosciuszko....................... 418 .Jean Kilinski................\,...... 420 .Jacques Jasinski, colonel du génie.............., . 421 " • Ignace Poloçki....................... 424 Hugues Kollontay..................... 425 Jean-Henri Doinbrowski, général des légions polonaises eu Italie (1796—1803). 427 Mort du prince Joseph Poniatowski dans les champs de Leipzig (1813)..... 441 Monument de Samuel Macieiowski................ 459 Elisabeth Druzbaçka..................... 460 Pierre Bielinski....................... 462 Mokronowski (1794). . ,.................. 463 Sulkowski (1798)..........-............ 464 André et Jean Sniadeçki................... 465 L'abbé Loga à la tête des insurgés polonais. . . , ,........ 406 Mort du général Kiçki dans les champs d'Ostrolenka (1831)........ 407 Vue du château de Pinczow avant l'année 1055............ 408 Vue de Ryga....................... 469 Ruines du château de Tenczyn ; environs de Krakovie.......... 470 Zamek, château sur le Niémen, en Samogitie............. 471 L'Eglise de Saint-François d'Assises à Cracovie............ 472 Ville et cbilteau de Kruszwica avant l'année 1055........... 473 Vue du rocher d'Urycz................... 474 . Le jardin de Sotiowka en Ukraine................ 475 Tombeau de Bolcslas III, le Téméraire, à Ossiaque........... 476 Tombeau de Ladislas-le-Biane, à Dijon.............. 477 . Tombeau de Ladislas Jageilon dans l'église eathérale de Krakovie. ..... 478 Tombeau de Catherine Jageilon, à Upsal............ . 479 Monument de Jean Kochanowski................. 480 imprimerie D'à. rené et cio3 rue de seine, 32. POLOGXE. i HISTOIRE. SUITE DE LA QUATRIÈME ÉPOQUE (1587-1795) INTERRÈGNE (1696-1697). "' Sobieski emporte au tombeau la mission chrétienne de la Slavonic. L'époque du dévouement meurl avec lui pour faire place à l'époque de l'usurpation armée. L-Europe, délivrée; des menaces de l'Asie, cherche en elle-même l'exercice de son énergie. Ingrate, comme presque tout héritier, elle ne voit plus dans la Pologne que le trophée importun d'un triomphe oublié, qu'une église séculaire encombrant un terrain exploitable. Épuisée de Irésors et d'intelligence dans sa lutte contre le géant de la royauté, debout sur le trône de l'Occident, elle va ériger des royautés nouvelles dans les contrées du Mord, «fin d'équilibrer son assise. Son sang va refluer de la base au faîte ; son génie, blasé aux vieilles splendeurs de Paris, de Madrid et de Home, va se retremperai! Souffle du pôle. On dirait que la nature goih se réveille après mille ans dans les conquérants de l'empire romain , et que le vieillard revient mourir à son berceau après avoir fait le tour du monde. Aptes avoir vaincu la Turquie et la ligue bour-bonuienne, c'est-à-dire désarmé les deux ambitions méridionnaîes du continent européen, la vigueur humaine , inquiète de n'avoir plus rien à combattre, se jeltc tout entière dans les conquêtes intelligentes. Rassurée contre Ces grandes terreurs d'enrobement universel que la barbarie et le fanatisme, puis l'ambition des rois ou la nature vàgal onde de l'Asie avaient tour à tour répandue-;, l'Europe , encore jeune, dans tout l'orgueil do la possession, songea à espacer son domaine par la fondation de nouvelles puissances sur les rives jusqu'alors désertes de la Baltique. L'apparition soudaine de la Russie et de la Prusse, mv des terris à peine honorées d'un nom, frappa le xvm° siècle d'admiration et d'épouvante. La spontanéité et le merveilleux de celte création TOME III. inouïe éblouirent l'esprit humain et lui firent oublier ce que celte vie artificielle devait avoir de violent, de destructeur, de contraire a la lente harmonie (pic la Providence impose comme première condition perfeetionnelle , à toute transfiguration historique. La philosophie sceptique , que la négation de l'ordre moral portait naturel-lenent à l'adoration des faits accomplis, envi-ronnna de son encens ces monceaux de pierre qui , mus par des régiments d'esclaves, étaient venus s'aligner au roulement du tambour sous le sceptre de deux soldats. Mais les intelligences, que la foi de l'avenir initiait au sublime mécanisme de l'humanité, s'effrayèrent de ce travail, encore inutile et déjà menaçant. Les peuples du Midi et de l'Occident virent avec stupeur que la nature asiatique, refoulée dans la Turquie, avait passé en Russie sous le déguisement de l'uniforme européen, et que, derrière tous ces magnifiques décote de sapin et de granit, tout cet appareil de civilisation précoce dont le Nord amusait l'oisiveté des poêles, l'esprit du despotisme rangeait ses hordes envahissantes : c'était le cheval de Troie ; la brèche, c'était la Pologne ! C'est qu'en effet cette sentinelle, qui pendant huit siècles a gardé les portes du monde civilisé, va s'endormir sur les lauriers de Choeim, de Vienne et de Strygonie (l ). Elle ne soupçonne point, dans sa naïve confiance de chrétienne, qu'il y ait d'autres ennemis du genre humain que le Tlirk, le Ta-tar et le Zaporogue. Elle croit que l'Asie vient d'être enterrée tout entière dans les plaines de Kalcmherg, et, forte de sa gloire, de sa liberté, de son orgueil, elle va déposer les armes à l'instant oïi, tout autour de ses immenses frontières, h» Suède , la Sa\e , le Brandebourg , la Russie et l'Empire se hérisssent de baïonnettes, de canons et de forteresses. Elle va sommeiller ainsi (\) Victoires de Sobieski soixante-dix ans, neutre, au milieu de tontes les révolutions qui feront et déferont les empires, sourde aux clameurs de trente armées , immobile au centre du flux et du reflux de l'épouvantable chaos d'où sortira le colosse qui doit l'engloutir.. Tirée enfin de sa léthargie , elle va monter à cheval, s'armer de son vieux sabre, courir vers le désert pour lui marquer sa limite! Mais, pendant son sommeil , tout a changé. L'Asie , compacte , alignée, serrée comme les fraises d'une redoute, ne fuit plus devant le sabre ; le Brandebourg, élargi de la Wistule au Wescr , coupe les roules de l'Occident ; l'Autriche ferme au sud le triangle fatal ; la Pologne , enlacée dans ce réseau de fer, cherche à faire entendre un dernier cri de détresse à travers les épaisses parois de sa tombe. Elle meurt, mais comme d'Assas, en appelant l'Europe aux armes. Avant qu'il eût pu être question de l'élection d'un successeur à la couronne de Sobieski, cinq puissances s'étaient tacitement partagé son pouvoir. La première expression indécise de la royauté héréditaire était représentée par la veuve du roi , qui , longtemps animée d'une aversion mortelle contre le prince Jacques, avait reversé toute sa tendresse de mère et toute son ambition de reine'sur Alexandre, frère puîné de Jacques. La seconde, représentée par le cardinal Rad-zieiowski, profilant de l'autorité transitoire que les interrègnes accordaient au haut clergé catholique , reconquérait un crédit que le règne guerrier de Jean III et l'orgueil des magnats avaient co nsidéra b 1 eme n t alï;» i b I i. La troisième traduction des tendances fédérales , par lesquelles la Litvanie semblait encore protester contre une incorporation absolue à l'ancienne Pologne, avait pour chef la puissante maison de Sapieha , élevée , par l'amitié et la politique de Sobieski, comme contre-poids à l'ambition des Paç et des Raziwill. La quatrième, composée des débris de celte génération de soldats que le héros de Vienne avait formée à la vie bruyante et paresseuse des camps , commençait à parcourir les provinces dans tous les sens , demandant à boire et à se battre, traitant la république en pays conquis et s'inquiétant peu du roi mort et des rois à venir, Le grand-général de la couronne , Stanislas Iablo-nowski, chef de toute celle turbulente milice, était nécessairement a [mêlé à jouer un rôle éminent dans les troubles d'un interrègne, mais il ne paraît point qu'en ceci son génie ail égalé son ambition. La cinquième , la plus légale que l'on puisse imaginer chez une nation qui avait érigé l'illégalité en principe constituant, s'appuyait sur celle masse de petite noblesse que le roi défunt s'était en vain efforcé de passer au niveau de son sceptre. Ce parti, dominant par son nombre , par ses droits , par ses traditions , par sa valeur , par son désordre môme, résumait en lui l'unique souveraineté possible dans une république qui ne reconnaissait plus celle de la royauté et qui ne reconnaissait pas encore celle du peuple. D'ailleurs les privilèges de cette turbulente aristocratie, tempérés par l'admission d'une forte partie de la nation à leur jouissance, et l'espèce de fraternité chrétienne dont se consolait le reste de la population sous l'autorité patriarcale de l'Ordre équestre, étaient la seule religion d'État, le seul droit public, le seul contrat moral que la Pologne eût alors à opposer aux ennemis du dehors cl aux ambitions du dedans. Cette aristocratie démocratique, qui depuis deux siècles étouffait la liberté de ses folles caresses, était parvenue à un degré d'extension fébrile qu'aucune force humaine n'était en état de maîtriser. L'histoire, au jugement de laquelle il faut un code quelconque, est obligée de l'accepter comme l'expression la plus légitime de la puissance collective des volontés nationales d'alors, et de condamner comme rebelles à cette anarehique souveraineté ceux qui, alarmés des périls de la chose publique , réclamaient l'hérédité de la couronne comme base et prélude des réformes fondamentales que méditaient leur prévoyance, leurs préventions et leur intérêt. Celle dernière faction, naturellement soupçonnée et surveillée par la petite noblesse , fondait toutes ses espérances sur la postérité de Sobieski ; elle avait pour organes tous les oligarques qui devaient leurs emplois cl leur influence au roi défunt. Le cardi nal-primal , le grand-général de la couronne et la famille des Sapieha en Litvanie lui étaient favorables, et, sans les contre-lemps que [nous allons expliquer , le clergé, l'armée et la noblesse de Litvanie eussent peut-être étouffé- l@s clameurs des diétines et obligé la nation à élire pour souverain un des princes royaux. L'hérédité consacrée par l'élection efu passé en coutume léga'e, d'autant plus qu'il était jusqu'alors sans exemple que les diètes électorales eussent négligé suffrages des les enfants d'un roi de Pologne en faveur d'un étranger. Le premier obstacle à la consécration de ce principe était la reine-mère elle-même. Marie-Casimirc, femme pleine de grandes et de petites passions, avait déconsidéré la famille du roi par des intrigues d'antichambre , des querelles de ménage , et de scandaleuses relations avec cette foule d'étrangers sans honneur et sans foi dont les reines d'Occident infestaient de temps à autre les cours des rois de Pologne. La haineuse légèreté qu'elle avait affichée dans son autorité de reine et de mère lui avait aliéné le cœur du prince Jacques , auquel elle finit par déclarer une guerre ouverte. Oubliant sa dignité de mère dans sa vengeance de femme, elle résolut d'employer son crédit et ses trésors à la ruine d'un fils dans lequel elle ne voyait plus qu'un ennemi personnel. En faisant les étrangers et les nationaux confidents de son animosité , eu calomniant le caractère et les inclinations privées du jeune prince, en livrant sa vie à la jalouse défiance de l'opinion, elle n'eut point de peine à le perdre dans l'esprit de la noblesse, déjà mal disposée; à l'égard de tout ce qui tenait à la famille royale. L'extrême jeunesse de ses deux autres fils, Alexandre et Constantin, lui étant d'ailleurs l'espoir de remplacer le prince Jacques par quelqu'un de sa lignée , elle ne tarda pas à se livrer aux len-tatiuns de l'ambition personnelle. Elle forma le projet d'élever sur le trône le grand-général de la couronne, ou quelque autre prince célibataire qui, en l'épousant, partageât avec elle le tronc de Pologne; mais ces impudents desseins; traversés par mille obstacles, achevèrent de la rendre odieuse à tous les partis, sans même lui donner dans l'opinion le mérite d'une vaste et audacieuse prétention. L'impuissance de ses efforts laissa un champ libre aux amis du prince Jacques. Le primat et les magnats travaillaient à relever sou parti , lorsque les troubles survenus simultanément en Pologne, en Litvanie et sur les frontières du Sud, absorbèrent l'attention publique et firent distraction à tous ces efforts. A peine le primat avait-il reçu la nouvelle de la mort du roi qu'il s'était rendu à Warsovie pour présider à l'interrègne et convoquer Les états, selon le privilège que lui donnait à cet égard lu constitution de la république. Il y fit une sorte d'entrée triomphale le 24 juillet 1690, honora le lende- main les restes du roi d'une messe solennelle, et, le 26, il assembla le sénat pour désigner le jour de la convocation de la diète,qui fut fixé au i2'J août. Les débats qui précédèrent l'ouverture de celte assemblée souveraine roulèrent sur la succession mobilière du roi, qui avait amassé de grands trésors dans la forteresse de Zolkiew, et sur les intrigues de la reine-mère, qui, contre les lois fondamentales de la république , s'obstinait à influencer les délibéral ions électorales par sa présence à Warsovie et des largesses corruptrices. Le prince Jacques, invité à quitter Warsovie, se relira à Danlzig, pendant que sa mère, sourde aux remontrances cl aux prières du primat et des grands dignitaires, venait royalement occuper ses appartements au château , distribuant de grandes sommes sur son passage et cherchant à gagner les députés de la Petite-Pologne. Le 29 août, la diète s'assembla en grande pompe, et, après trois jours de dissensions entre les trois provinces de Litvanie, de grande et de Petite-Pologne sur leur prééminence dans le choix du maréchal, Humnieçki, panelier (slolnik) de Podolie, obtint le bâton et procéda à la vérification des mandats. L'intervention des évêques avait à peine concilié les différends qui s'étaient aussitôt élevés entre ce maréchal et le primat, à peine avait-on obtenu réloignement de la reine el mis en question le désordre administratif, politique cl financier de la république, que l'on reçut les nouvelles les plus alarmantes du côté de la Turquie. Toutes ces hordes , longlemps contenues par la teneur du nom de Sobieski, s'étaient réveillées au signal de sa mort. L'Asie, secouée dans les déserts où l'avait refoulée ce terrible guerrier, débordait de nouveau, sans que la république , désarmée par son orgueilleuse apathie et par ses dissensions intestines, pût s'opposer à ces ravages. Kamiénieç , unique boulevard des provinces méridionales contre ces effrayantes incursions , était au pouvoir du Grand-Seigneur, qui y avait établi un centre de domination militaire, alimenté sans cesse par les invasions périodiques des Tatars. Aux premiers bruits du danger, l'armée polonaise, réduite à douze mille cavaliers, s'était portée sur le Dniester; mais la Litvanie, occupée de ses querelles locales entre la famille Sapieha et l'évoque de Wilna soutenu pur les confédérations de la pelilc noblesse, ayant refusé de prendre part aux mouvements de la couronne, la guerre se lit sans aucun succès. Les Tatars firent un immense butin en Podolie, y enlevèrent quantité d'esclaves, et se retirèrent dans leurs steppes, harcelés sans résultais par les troupes de la couronne. — Un autre incident vint compliquer les embarras de celle invasion et compromettre jusqu'à la sûreté intérieure de l'État. jadis avait placé en Italie le fruit de ses exactions et de ses pillages. Le naïf Baranowski trouva un meilleur expédient -, cet insolent suidai prétendait qu'il était beaucoup plus facile qu'on ne le croyait de payer son armée, et cela en lui abandonnant le butin des provinces méridionales , dont les Turks et les Tatars avaient coutume de faire leur proie. Pendant (pie sa soldatesque réalisait celle proposition, un nommé Ilorodenski, nonce de L'espèce d'enfance dans laquelle ont été pion- j Czerniechow, séduit, dit-on, par la reine-mère gées en Pologne les sciences financières ; les odieux monopoles cpie le roi défunt, excellent soldat, mais très-mauvais politique, avait affermés aux Juifs cl aux favoris de la reine*, la inanie de thésauriser pour son propre compte, que ce prince avait contractée dans les dernières aimées de son règne ; tout cela, uni à l'insouciance du grand-trésorier, avait entièrement vidé les caisses de l'État. L'armée , fatiguée, de vivre à discrélion dans les terres de la noblesse, réclamait l'arriéré de sa solde. L'interrègne réveillant à la fois toutes les prétentions , et livrant plus particulièrement aux gens armés l'exercice d'une force abandonnée au hasard , leur audace cl leurs exigences s'accrurent en raison de l'impossibilité où on était de les satisfaire. Ces troupes indisciplinées, que l'invasion des Tatars rendait encore plus nécessaires à la république, se confédérèrenl sous le bâton de Boguslas Baranowski, simple hussard dans la compagnie d'ordonnance du prince Lubomirski. Cette espèce de révolte lé.jale , très-ordinaire dans l'armée et parmi la petite noblesse, n'avait, il est vrai, qu'une importance usée par l'abus ; mais dans la situation où se trouvait alors l'État h l'égard des Turks et de l'intérieur, si elle ne menaçait pas directement la constitution , elle lui Mail au moins sa dernière puissance executive et plongeait la république dans une irrémédiable atonie. On proposa à la diète divers moyens de satisfaire celte armée. Les uns voulaient que l'on employât à cet effet le trésor particulier du roi, que l'on savait être très-considérable , et qui , ayant été puisé dans l'État, devait, à leur avis, revenir à l'État ; mais les amis de la reine s'opposèrent à ce qu'ils appelaient une spoliation sacrilège. Marie ne larda pas à soustraire ces richesses à la légitime convoitise de la diète, soit eu tes prodiguant à ses factieux, soit en les envoyant en France, à l'exemple de la reine Bonn qui rompait la diète en quittant l'assemblée et en protestant contre tout ce qui s'y ferait on son ab sence. Ce malheureux, abusant ainsi du fatal vélo, alla rejoindre l'armée confédérée sur le Dnies-sler pour concerter avec Baranowski le soulèvement de la Litvanie, qui, engagée dans des troubles d'une autre nature , se, débattait de son côté dans la plus affreuse anarchie. Les frères Sapieha, l'un d'eux palatin do Wiln.t et grand-général de Litvanie, l'autre trésorier de ce grand-duché, issus d'une des plus puissantes familles de ce pays, mais arrivés au période suprême des grandeurs sous le règne de Sobieski, gouvernaient despotiquement tous les palatinats de l'Est. Les deux plus importâmes charges de l'État réunissant dans leur niait! armée, trésor et administration; leur immense fortune leur attachant une iiinombrabie clientèle, et les faveurs bâillement déclarées du roi ne laissant à la no-blesse aucune voie légale de contestation, la Lit-vanie supporta longtemps leur joug avec une apparente résigalion. Le trésorier levait l'argent où il voulait et comme il voulait, et en faisait l'emploi que bon lui semblait , sans en rendre compte à qui que ce fût. Le général recrutait , organisait , cantonnait les troupes d'ins tous les biens, mais particulièrement dans ceux du clergé et de la haute noblesse, qu'il espérait ainsi humilier et ruiner. La distribution des starostics, la levée des impôts, l'application de la justice, l'élection des députes, rien ne se faisait sans le consentement de ces deux hommes fastueux, durs et superbes. t Les évoques , plus sensibles aux outragés que la noblesse, prolestèrent les premiers contre celte sorte de visirat. Celui de Wilna, déjà ruiné par les logements militaires et des exactions d# toute espèce, porta plusieurs fois ses plaintes au roi ; mais, quoi que fit celui-ci de son vivant pour fléchir l'orgueil du général, aucun accommodement ne put avoir lieu entre eux, et Pin- tcrrègne venant encore aigrit' leurs haines, l'é-vèque lança une excommunication contre son impitoyable ennemi. Celui-ci, pour se venger de cette insulte, fil ravager toutes les tenus do î'évèché , puis en appela au jugement des étals. Cependant la diète, dont le veto de llorodenski avait rompu la légalité, avait eu recours à l'unique ressource que lui réservât la constitution dans ces sortes de cas; elle se convertit en confédération générale, cl c'est comme telle qu'elle reçut les plaintes des deux pastis litvaniens. Le primat, ami personnel de Sapieha, avait suspendu l'excommunication de l'évèque, et celui-ci, las de celte lutte sans issue, allait renoncer aux dédommagements qu'il avait reclamés du généra! , lorsque l'insidieuse intervention du pape et les ressentiments du chapitre de Wilna contre le pouvoir militaire obligèrent le prélat de continuer la partie. La noblesse lilvanicnne, réveillée par ce concert de clameurs, courut aux armes pour accabler le fier palatin. Les factieux de la reine, qui épiait avec impatience toutes les occasion* de fomenter la discorde, parcoururent les palatinats de Nov.'o-grodek, de Witepsk, de Brzesc, et la Samogitie, en aiguillonnant la vieille haine des évoques et de la noblesse contre le général , qui , pressentant l'o rage], avait quitté la diète de Warsovie pour rallier son armée et ses clients aux environs de Grodno Oginski, proclamé maréchal de cette troisième confédération, commença par faire ravager les immenses domaines de Sapieha, puis marcha à la tète de quatre mille gentilshommes sur Brzesc, où s'était retiré le grand-général avec ses troupes Après un mois de combats sans résultat de par ni d'autre , mais pendant lesquels des lettres interceptées accusèrent les déplorables influences de la reine, Oginski consentit à faire sa soumission au grand-général, à condition que ce démit paierait ses troupes de ses propres deniers, et dé livrerait les terres de la noblesse des cantonnements militaires. Celle sorte de trêve, conclue par les soins d< l'ambassadeur de France, l'abbé de Polignac alors résidant à Warsovie, en dépil des lois cardi nales qui interdisaient aux ambassadeurs étran gers le séjour de cette ville pendant les diètes d convocation, donna à ce prélat une influence qu'i employa au profit du prince de Conti, depuis peu mis sur les rangs par la cour de France comme candidat à la couronne de Pologne. Afin de traverser de bonne heure les desseins neorc Irès-confus de la reine-mère , cet întrt-ant de haute volée, qui avait mis sa gloire à acifier la Litvanie, mit son amour-propre à soudoyer la confédération de Baranowski, bâtiment déclarée contre la famille royale, et particulièrement attachée au ravage des domaines privés de ta couronne. Le grand-général de la ouronne, abandonné avec une poignée de troupes fidèles , guerroya six mois contre ces bandes va- 7 O J gabondes, qui, pour se faire pardonner leur licence , pourchassaient à leur tour les Tatars et es Turks dans la Wolhynie et la Podolie. Prises tinsi entre deux feux, payées par tous les partis, es combattant, les rançonnant, les haranguant tous, elles avaient à la fin perdu jusqu'à la conscience de leurs droits et de leurs devoirs. Elles couraient du Dniester à Warsovie, balayaient tout sur leur passage, ne sachant trop ce qu'elles voulaient, mais faisant après tout plus de bruit que de mal. Lasses enfin de l'autorité de leur maréchal Baranowski, qui, dans ce bouleversement universel , n'avait point négligé sa fortune particulière,, elles demandèrent à imiter la confédération de Litvanie, et firent leur soumission entre les mains du grand-général Iablonowski, le 11 mai 1697, dans la ville de Léopol, comme Oginski avait fait la sienne cinq mois auparavant à Brzesc, entre les mains du grand-général de Litvanie. Ces deux séditions, l'une suscitée par la reine-mère, l'autre par M. de Polignac, se terminèrent toutes les deux par des Te Deum el de bruyants festins, où vainqueurs et vaincus se traitèrent en frères, non sans échanger quelques derniers coups de sabre en signe d'éternelle alliance et de mutuelle estime. Mais ce qui contribua surtout à rétablir une apparence d'ordre et de concorde parmi l'armée et la noblesse, ce fut l'approche de la diète d'élection, convoquée pour le 15 mai. Cette grande représentation de la souveraineté-nationale, tabernacle suprême de la dignité des lois et des volontés de la patrie, avait conservé sou magnifique prestige au milieu des plus sombres, dangers et malgré la plus turbulente anarchie. Mais parmi ceux qui attendaient leur avenir de cet immense tribunal, les plus impatients étaient tous ces princes étrangers qu'à chaque interrègne les lois bizarres de la république rangeaient par nuées sur les gradins de son trône désert. Tous ces prétendants, intimidés d'abord par 1rs droits apparents du prince Jacques, s'étaient ré- G LÀ PO veillés à mesure que l'antipathie de la reine-mère pour ce prince , l'audacieuse influence de l'ambassadeur de France et l'indécision des Polonais eux-mêmes s'étaient déclarées , puis nettement traduites dans le trouble des confédérations. Le mieux représenté de ces candidats était le neveu du grand Coudé, François-Louis de Bourbon, prince de Conli, âgé alors de trente-trois ans. Ses partisans vantaient sa bravoure, sa prudence et sa modestie; ils citaient à l'appui de leur opinion la guerre de Hongrie et le siège de Phi-lipsbourg, où ce prince s'était distingué par de grands talents militaires, éclos d'ailleurs sous les ailes de son oncle. M. de Polignac, que son esprit observateur portait à remarquer combien ce genre de mérite était alors commun en Europe, chercha d'autres titres à son candidat. 11 les trouva dans la recommandation expresse de Louis XIV; dans les liens d'intérêt, de sympathie et d'avenir qui unissaient la France à la Pologne ; dans la nécessité de former une alliance imposante contre l'ambition de l'Autriche ; enfin dans les richesses personnelles du prince, auquel l'étendue et l'indépendance de sa fortune permettaient de satisfaire à toutes les exigences des pacla conventa sans qu'il en coûtât rien à la république. Ces habiles considérations, appuyées des libéralités, de l'éloquence, de l'activité, delà réputation du prélat, auquel quatre ans de séjour à Warsovie avaient révélé les faibles de la république -, l'emportèrent sur les droits contestés par les uns, jalousés par les autres , d'un prince qui, quoique courageux et bon citoyen, ne se recommandait ni par l'éclat qui séduit, ni par l'ambition qui effraie, ni par la persévérance qui conquiert. Lorsque la reine-mère, que deux ans de déceptions avaient humanisée, voulut se réconcilier avec son fils et se rattacher à sa fortune, il n'en était plus temps: de Conti absent avait déjà trois fois plus de partisans que le prince Jacqtns présent. Marie pleura son aveuglement, dépensa le ros'.e de ses trésors j mais larmes ni or n'y purent rien. Les prétentions de son fils avaient déjà fait place à celles de seize autres prétendants. Celaient les princes de Lorraine, de Bade, de INeu bourg, l'élecieur de Bavière , le grand-général de la couronne, le grand-général de Litvanie, le staroste Opalinski , le prince Alexandre Sobieski , le prince Lubomirski, le prince donLivio Odescalchi, neveu du pape; enfin lemoinsbruyanl, mais le plus habile cl le plus voisin des princes étrangers, Frédéric-Auguste, électeur de Saxe. La jalouse méfiance de la noblesse décourageant d'avance les prétentions des candidats nationaux, les princes étrangers pouvaient seuls nourrir de sérieuses espérances, surtout après que le fils du roi eut perdu les siennes, autant par la malveillance de sa mère que par sa qualité de seigneur polonais. Le prince de Lorraine, issu d'une princesse polonaise et recommandable par ses belles qualités, était trop jeune, et d'ailleurs la perte de ses États le privait de l'éclat cl des ressources indispensables alors pour soulenir la concurrence d'un sceptre dont il fallait escompter les douceurs. Le prince de Bade, l'un des plus grands capitaines du siècle, auquel l'Autriche devait la vic-toire de Salcnkemen et la conservation de la Transylvanie, et que l'Allemagne du Pdiin avait proclamé généralissime de la Confédération, offrait beaucoup plus de garanties a, une nation fastueuse et guerrière ; mais ses connivences avec l'électeur de Brandebourg, auquel -il promettait déjà les provinces de la république en échange de ses bons services, indignèrent contre lui la Pologne. Le prince de iNcubourg, beau-père du prince Jacques, à l'âge près, se trouvait dans la catégorie du prince de Lorraine ; on n'en parla qu'un instant. L'élecieur de Bavière , célèbre par ses triomphes en Hongrie et dans les Pays-Bas, gendre d'ailleurs de Sobieski, était trop attaché aux intérêts de l'Autriche, dont il commandait les armées, pour ne point exciter la défiance de la république ; il renonça de bonne heure à ses prétentions, et se borna à recommander un de ses beaux-frères. Beaucoup d'autres noms, aujourd'hui tombés dans l'oubli, s'étaient inscrits sur les rangs à côté de ces grands capitaines, pour briguer un sceptre dont la loi avait voulu faire le prix de l'héroïsme, sans pouvoir empêcher que l'abus en fil l'appât de l'intrigue. Dans les premiers feux de leur ambition, aucun de ces princes ne manquait de se dévouer corps et biens aux volontés des Polonais. Trésors, alliances, armées, apostasies, serments, sacrifices de toute espèce , rien ne leur coûtait : c'était un déluge d'hommages , de flatteries, de promesses, à éblouir toutes les couronnes de la terre. Celui-ci entretenait les troupes, recon- quérail les provinces perdues, couvrait la Baltique de flottes, chassait Turks, Tatars et Mosko-viles en Asie ; le tout à ses propres risques et périls, sans qu'il en coûtât aux Polonais autre chose qu'un peu de gratitude ; celui-là reniait la religion de ses ancêtres, ses liaisons de famille, l'intérêt de ses. États, pour adopter ceux de la république. Le prince de Conti allait plus loin encore : il ne voulait mettre le pied en Pologne qu'après y avoir dépensé sa fortune au profit de son futur royaume, ne recevoir la couronne qu'après avoir reconquis Kamienieç sur les Turks, et s'engageait à perdre l'un et l'autre dans le cas où Dieu ne bénirait point ses armes. Il n'y avait point jusqu'à maestro Odesealehî, l'un des seigneurs les plus riches et les plus ridicules de l'Italie, qui n'engageât à la sérénissimc république ses forteresses, ses maîtresses et ses tableaux , en échange d'une simple candidature à la couronne des Batory et des Sobieski. Voire même que ces prétentions étaient ardemment favorisées par les gentilshommes orthodoxes de Krakovie et de la Petite-Russie ; maison mauvais plaisant les déconcerta en leur annonçant que le neveu du pape avait un scabreux procès à soutenir en Pologne , et que , parmi les prodiges dont il faisait don à la république, se trouvaient les statues de Pasquin et de Marforio. Mais pendant que ces enchères publiques agitaient toute l'Europe, un gentilhomme de la Prusse polonaise portait le sceptre à un candidat dont le nom avait été à peine prononcé dans les ci iél i nés j >r épa ra loi res. Jean Przebendowski, castelîan de Cul m, d'abord attaché au parti du prince Jacques , ensuite à celui de Conti, renonça tout à coup à tous les deux en faveur de l'électeur de Saxe, et partit dans le mois de février 1607 pour Dresde , avec les instructions de l'électeur de Brandebourg , et recommandation du colonel des gardes saxonnes, Fleming, dont ce gentilhomme avait épousé la cou sine germaine. Prz! bendowski, homme rusé et actif, très en crédit d'ailleurs parmi la noblesse de Prusse représenta à Frédéric-Auguslc que le parti de Jacques étant ruiné, que celui de Conti ayant epm-e ses intrigues et son argent, que ceux des magnats étant trop nombreux et trop jalousé pour rien oser, que 1 cloignement et les indécisions des autres princes les tenant à l'écart, il serait facile à l'électeur de les évincer tous par une simple apparition à la tête de son armée. L'électeur était déjà préparé à cette ouverture par les insinuations de l'élecieur de Brande-deboùrg, que la noblesse de la Prusse polonaise paraît avoir accepté en cette occasion pour interprèle de ses sympathies. Ce prince entreprenant , ambitieux , porté par esprit et, par tempérament aux choses extraordinaires, accueillit avec empressement la proposition de Przebendowski. Il se mit aussitôt à la lèle de son armée, une des plus brillantes et des mieux disciplinées de l'Europe, et marcha sur Torgau sous prétexte d'entrer , au nom de l'empereur d'Allemagne , dans les affaires de Meeklembourg , alors compliquées par la concurrence des princes de Gustrow et de Schwerin. Tout en plongeant de ce poste limitrophe dans les dissensions de la république , il amassa des sommes énormes en vendant ses droits sur les duchés de Saxc-Lawcmbourg et la Misnie, en se faisant payer trois années de subsides par l'empereur, et en se faisant avancer par les Juifs plusieurs millions sur les revenus de ses Etats. Après avoir pris ces mesures, il envoya à Rome le baron de Rose, avec la mission de faire part au pape de sa récente conversion à la religion catholique, de sa soumission spirituelle au Saint-Siège cl de sa candidature à la couronne de Pologne. Le pape, d'autant plus charmé de celte conversion que la Saxe avait été le foyer primitif du luthéranisme, envoya à l'élecieur les témoignages de sa plus vive satisfaction, et donna à son légat à Warsovie l'ordre d'appuyer de toute son influence les prétentions de ce prince à la royauté. Armé ainsi de la quadruple puissance de l'épéc, de l'argent, de la foi et du voisinage, Frédéric-Auguste délégua à Warsovie Fleming et Przebendowski pour traiter avec l'ambassadeur de France, seul homme qui pût sérieusement encore traverser ses projets, M. de Polignac, faisant lionne mine contre mauvaise fortune, refusa toute transaction et tint ferme en laveur de Conti, quoique les déboires imprévus de cette longue concurrence eussent déjà refroidi l'ambition de ce prince et découragé la cour de France. Le jour du 15 mai arriva sans que les esprits se fussent décidés entre les deux eompélileurs. La grande diète perdit un mois entier en vagues délibérations et en disputes sur le choix de son maréchal. Le bâton fut enfin décerné à Bie-linski, grand-chambellan tic la c luronne. Dix jours se passèrent encore en discussions étrangères à la question électorale. On batailla avec les envoyés de Home, de Francis et d'Autriche. Les ennemis resplendissante de quinquets et de lumières, » et remplie de spectateurs. » Nous voyons, par celte description, que l'on connaissait déjà à cette époque en Pologne les représentations à grand spectacle, où avaient part les décors, le chant et le ballet, qui ne fut perfectionné en Pologne que sous le règne d'Auguste II. Du temps de Jean-Kasimir, les courtisans s'amusaient à représenter en langue polonaise deux ouvrages de grands maîtres, Corneille et Racine : le Cid et Andromaque. Ces deux pièces furent traduites en vers polonais en 1661, par André Morsztyn, palatin de Mazovie. L'intelligence et le goût des auditeurs devaient être singulièrement élevés pour que de tels chefs-d'œuvre fussent accueillis et appréciés. Cependant alors la puissance de la nation commençait déjà à décroître, et, dans la même année, Jean-Kasimir prédisait la chute de la Pologne et sa mutilation par ses ennemis, ainsi que cela arriva en 1795. L'époque de Michel Korybut et celle de Jean III Sobieski (1668-1696) fut le plus triste pour les sciences et les arts. « Les muses, dit las- zowski, staroste de Lublin (dans la feuille périodique de la Bibliothèque d'Ossolinski, année deuxième, n° 2), effrayées par les calamités des guerres et parles invasions des étrangers, s'enfuirent pour longtemps de la Pologne, et le vainqueur des Tatars et des Turks, Jean Sobieski, bien qu'élevé dans la France civilisée, et instruit profondément, en luttant sans cesse contre un ennemi agressif, n'eut pas même un moment à lui pour se reposer dans la paix, et pouvoir réunir sur son front, comme Louis XIV son contemporain, les lauriers littéraires à ceux de la gloire des armes. » Sous les règnes d'Auguste II et d'Auguste III (1699-1763), on représentait à la cour des opéras italiens etfrançaisdontles principaux étaient : le Héros chinois, il Triomfo di Aelia, il Repastore (de Métastase). Les représentations en langue polonaise n'étaient que pour le peuple et avaient seulement lieu de temps en temps à Warsovie, à l'occasion des fêtes ou des foires. Il n'y avait pas de troupe régulière d'artistes ; chacun jouait comme il pouvait et comme bon lui semblait, et paraissait, sans y être préparé, sur la scène. Pendant que l'on amusait ainsi le peuple dans les faubourgs, où l'on pouvait voir pour un tynf (valeur d'environ trente sous) la lutte de David avec Goliath, Judith tranchant la tête à Holo-pherne, etc., les Jésuites régalaient la noblesse de dialogues qui égayaient toujours les spectateurs, parce qu'ils ne réussissaient jamais, et plus l'embarras des acteurs était grand, plus l'auditoire avait de plaisir. A cette époque, on considérait un acteur comme un homme rejeté de la société, privé de toute religion et de toute morale, et à sa mort on lui refusait, comme en France du temps de Molière, un dernier asile au cimetière. Lesdialoguessemaintinrent longtemps dans les couvents ; on en peut juger par une de ces productions, qui est restée, comme modèle du genre, sous le titre de la Croix du martyre de Jésus-Christ, écrite en 1701. Ce n'est que vers l'année 1746 que le goût des auteurs polonais commença à s'épurer. La Pologne perdit en puissance, mais elle avait gagné en tranquillité. La première moitié du xvme siècle avait pu, après la courte guerre de Charles XII, donner quelque essor à la littérature polonaise; mais les préjugés religieux formaient un obstacle continuel à ses progrès, bien que la société des Jésuites comptât dans son sein des hommes très-remarquables. De ce nombre étaient aussi les prêtres Riiaristes, qui s'occupaient exclusivement de l'éducation de la jeunesse. On vit alors paraître les tragédies en vers : Jonathan, par Stanislas Ja-Worski; Titus le Japonien, par Bielski; Mican-dra, par Ignace Soltyk; Sédécias, en vers latins et polonais, par Michel Kielpsz (1752). Au cou-Vent des Piiaristes à Warsovie, on donnait des pièces traduites du français; mais la modestie monacale recourait à des jeunes garçons travestis pour jouer les rôles de femme. Le Piiariste Konarski, qui accompagna le roi Stanislas Leszczynski dans son exil en France, étant retourné en Pologne, y propagea le bon goût et prépara les esprits à sentir le besoin d'un théâtre national. Sa tragédie à'Jlpaminondas, en vers, appartient aux belles productionsde la littérature; il est à regretter seulement qu'elle soit restée jusqu'ici en manuscrit chez un petit nombre de particuliers. Le Jésuite François Bohomoleç suivit les traces de Konarski et répandait le bon goût dans la société de son couvent. Jusqu'ici la littérature dramatique était entre les mains du clergé; mais depuis 1765, c'est-à-dire depuis l'ouverture du nouveau théâtre à Warsovie (le 19 février), une nouvelle ère eut lieu pour les représentations dramatiques en Pologne. Avant d'en tracer le tableau, nous ferons mention de plusieurs théâtres fondés dans les terres des seigneurs polonais, et qui préparaient des auteurs et artistes pour la scène publique. A Nieswiez (dans le palatinat de Novogrodek en Litvanie), la princesse Ursule Radziwill, épouse du grand-général du grand-duché de Litvanie, fonda un théâtre où on représenta ses propres pièces. Elle écrivit, depuis 1746 jusqu'à 1753, seize pièces remplies de bizarreries et d'absurdités ridicules, et qui ont seulement droit au souvenir de la postérité comme monument littéraire de ces contrées. Dans sa tragédie : ÏOEuvre de la Providence divine, il y a sept actes. Un miroir y parle, et la pièce finit par des charades. L'Or dans le feu (1750) se distingue par une conception plus extravagante encore : l'héroïne de la pièce, Cécile, met au monde une fille dans la première scène du deuxième acte, et un garçon dans la scène cinquième du même acte : une chanson pastorale termine le tout. Sesceuvres, ornées de gravures, ont été publiées à Posen en 1754 à ses frais. Chez un autre seigneur, on représenta en ^755 une pièce : l'Amour est récompensé s'il est ton&tant, accompagnée de feux d'artifices et de salves d'artillerie, spectacle dans le genre du Cirque de Franconi à Paris. L'épouse du général Oginski avait à ses frais un théâtre à Siedlcé. A Gayczyn, qui fut jadis le séjour de l'épouse du général d'artillerie Brùhl, née Poloçka, on représentait souvent en 1772 des comédies suivies de bals. En 1773, lors des fêtes données au staroste Stanislas Potoçki, frère de madame de Brùhl, on y donna plusieurs représentations, et on y dota à cette occasion douze couples de paysans, dont chacun reçut 100 florins de Pologne (somme très-considérable à cette époque pour un paysan), deux bœufs et des habits. La fête fut somptueuse; cependant il est douteux que le mérite des œuvres dramatiques ait égalé l'éclat des magnificences qui y furent déployées, puisque leurs titres ne nous sont pas même parvenus. Il y avait des théâtres à Dukla, chez Georges Wandalin Mniszeck; à Bialystok, chez Braniçki; plus tard à Romanow, chez le sénateur llinski; mais tous ces établissements furent surpassésen éclatet en mérite réel par le théâtre des princes Czartoryski à Pulawy. L'illustre maison des Czartoryski, toujours ouverte aux talents, répandait avec profusion ses richesses pour seconder les succès des arts et des lettres.C'est soussa protection que s'élevèrent presque tous ces auteurs remarquables qui font honneur à la littérature polonaise du siècle dernier. En 1780, Tyzenhauz, grand-trésorier de Litvanie, établit à Grodno, sous la direction de M, Ledoux, qu'il fit venir de Paris, une école de danse pour des jeunes élèves. Le roi Stanislas-Auguste les appela à Warsovie et les entretint à ses frais jusqu'en 1794. Ce corps de ballets s'accrut considérablement par le présent que fit au roi le prince Radziwill, de cent vingt danseurs et danseuses, serfs de ce magnat, aussi vain et bizarre que riche. Le règne de Stanislas-Auguste, si fatal pour la Pologne sous le rapport politique, fut très-favorable pour les beaux-arts. Amateur de la science et des plaisirs, le roi Stanislas consacrait une grande partie de ses revenus aux savants et aux artistes. Les œuvres dramatiques qui ont paru sous le règne de ce monarque ne portent pas à la vérité le caractère du génie, mais c'étaient incontestablement des productions d'auteurs de grand talent; et si la Pologne avait pu jouir d'une paix prolongée, et de cette puissance qu'elle avait sous les Sigismonds, si les invasions continuelles n'avaient pas fixé les re* gards sur les calamités publiques, l'esprit de ces écrivains, affranchi du joug des Jésuites et éclairé par les œuvres des Corneille, des Shakespeare, des Calderon, eût pu, en fouillant dans les annales de la patrie, y trouver une source féconde de grandes actions dramatiques et s'élever à la perfection. Mais la Providence, en conduisant la nation polonaise à travers des voies sanglantes, lui a fait développer ses forces sur un champ de vie et d'action. Le luth devint silencieux entre des mains qui portèrent tour à tour avec éclat les palmes de l'héroïsme et celles du martyre. En considérant cependant le développement de cette deuxième époque dramatique en Pologne, et les efforts qu'elle a faits pour s'approprier des productions étrangères, on se convaincra que, malgré les guerres presque continuelles qui ont eu lieu depuis 1792 jusqu'à 1815, la littérature polonaise, bien qu'elle n'ait pas surpassé le progrès des autres nations, se maintint presque au même niveau. Aujourd'hui môme que l'esprit national est écrasé dans tous ses ressorts, les beaux-arts enfermés en de sévères limites consolent encore la Pologne dans ses malheurs. Après l'ouverture du théâtre public à Warsovie en 1765, plusieurs auteurs dramatiques se firent connaître. C'étaient des magnats, des évoques et des piètres : lizewuski, Czartoryski, Zabloçki, Krasiçki, Wybiçki, Bohomoleç. Ce dernier, appartenant à l'ordre des Jésuites, écrivit des pièces dont les personnages de femme étaient exclus. On commença les représentations par la comédie de Biélawski ( pseudonyme du prince Czartoryski), les Importuns, Cette pièce se ressent encore de la rudesse de la littérature de l'époque, et les saillies lan cées contre les vicissitudes humaines sont trop faibles pour compenser la nullité de l'intrigue. En 1778, on donna le premier opéra avec une musique nationale : la Misère béatifiée. Les chants de cet opéra, rimes à l'instar des strophes de Métastase, sont restés dans la bouche du peuple jusqu'à nos jours ; leur simplicité et leur mélodie flatte l'oreille, qui y trouve un véritable chant national. L'auteur du librelto fut Bobo moleç ; celui de la musique, Kaminski. Ce même compositeur lit plusieurs autres opéras qui restent comme souvenir de la musique dramatique en Pologne. La direction du théâtre royal fut alors confiée au valet de chambre du roi, le staroste Rix. Il dirigeait les chanteurs italiens et les danseurs entretenus pour l'amusement du roi qui aimait les plaisirs, et les compositeurs Cimarosa et Paësiello, chefs de l'orchestre royal dans lequel le célèbre Viotti, surnommé le père des violi-nistes, était second violon. Dans cette période, on vit paraître plusieurs productions de mérite dans le genre comique, telles que : le Sarma-tisme, le Kulig, le Littérateur par misère, le liigos hultayski ( qu'on pourrait traduire un salmigondis de vauriens), le freluquet galant, de Zabloçki, comédies en trois ou cinq actes en vers. Parmi les traductions, on remarqua surtout dans ce temps de calme (1762-1788) : la Mort de César de Voltaire, par Skrzetuski, et sa Mé-rope, dans laquelle l'actrice Truskolawska, célèbre par sa beauté, remplissait le principal rôle avec tant de perfection, que des étrangers de distinction arrivaient exprès à Warsovie pour la voir sur la scène ; Beverley, que le talent remarquable de l'acteur Owsinski fit longtemps répéter ; le Mariage de Figaro et le Barbier de Sévitle de Baumarchais, traduits par Zabloçki. Le meilleur poëte de la cour, Trembeçki, enrichit la littérature polonaise d'une traduction de l'Enfant prodigue de Voltaire ; et le nestor des écrivains contemporains polonais, Niemcéwicz, composa une tragédie en vers : Vladislas III ù Varna. On vit paraître aussi plusieurs opéras, parmi lesquels on dislingue : les Bohémiens, li-bretto de Kniaznin, musique de Lessel, faite pour le théâtre de Pulawy. Tous deux ils vivaient à la cour des seigneurs de ce domaine, où la princesse Elisabeth Czartoryski, née Fleming, fondait l'Eden polonais aux bords de la Vistule. On voit parle titre des œuvres traduites que l'amour des arts commençait à se développer en Pologne, et que les productions originales devaient se placer au môme rang, puisqu'elles parvenaient à soutenir la concurrence. Le talent des artistes avait dû aussi faire de grands progrès, lorsque l'on considère que ces rôles difficiles furent représentés avec succès et aux applaudissements de l'auditoire. Au milieu de ce progrès du drame, il surgit un homme qui par ses rares talents et son patriotisme élevé fonda pour ainsi dire un théâtre national, et immortalisa son nom dans la littérature polonaise. Cet homme fut Albert Bogus-lawski (1). Le roi Stanislas-Auguste le tira de (l) Nous proposant de publier dans un article spécial une 1 institut des élèves militaires, et l'invita à se consacrer à l'art dramatique. Boguslawski, à qui le théâtre polonais doit plus de cinquante pièces originales ou traduites, se risqua le premier à traduire (en 1793) en polonais le lihretto du célèbre opéra italien Axur, roi d'Ormus, de Sa-b'éri, connu en France sous le titre de Tarare. Ce fut une époque importante dans l'histoire de 'a littérature dramatique polonaise. Dans ce temps on jouait seulement des opéras italiens, exécutés par des artistes italiens. Celte concurrence redoutable ne permit guère de lever la tete au modeste opéra polonais qui puisait ses mélodies dans les chants du peuple, et qui par la même ne trouvait ni encouragement ni protection dans une classe peu aisée et peu adonnée aux plaisirs. La cour s'occupait peu de ces bagatelles, et ce n'est que pour habituer les Polonais au chant, et pour l'exercice des chanteurs indigènes, que l'on accordait une existence végétative à l'opéra national. Cet état de choses fut cause de la médiocrité des maestros polonais et des artistes. Les talents transcendants furent toujours adjoints à l'opéra italien et forcés de prendre le genre des bouffes. Boguslawski tenta le premier d'adapter les paroles polonaises à la mu-s,cjue italienne, el opéra une rc'formation de la langue. 11 traduisit plusieurs grands opéras étrangers et concourut par là à donner un essor aux partitions originales, qui néanmoins ne purent encore lutter avec la perfection des productions étrangères. Dans cette tâche que s'imposa Boguslawski, il fut puissamment aidé par Joseph Elsner, compositeur remarquable, auteur d'une quinzaine d'opéras nationaux et d'un ouvrage sur la prosodie de la langue polonaise. La littérature dramatique prenait le môme essor que la musique. Niemcewicz composa une comédie en trois actes en vers : le Retour du nonce à la maison. C'était une pièce de circonstance, mais par l'importance du moment qui lui donna naissance, elle devint mémorable. L'auteur y blâme les anciens abus des privilèges de la noblesse, les vices de la vie intime et la manie de copier les modes frivoles de l'étranger. La nation délibérait alors (1790) sur les moyens de réformer et de fortifier son gouvernement; elle abolissait la servitude, épurait les mœurs : le morcellement du pays interrompit ces efforts. biographie de cet homme célèbre, nous nous bornons ici à Parler de son mérite en termes généraux. Cette pièce, comme tableau de l'esprit du siècle et des idées de réforme, est un monument important de la littérature nationale, auquel les calamités du pays donnèrent leur consécration. Le second partage du pays et les suites de la guerre arrêtèrent l'essor rapide des beaux-arts. Dans l'intervalle de 1795 à 1795, parmi d'autres productions peu importantes, Boguslawski écrivit les paroles de l'opéra : le Miracle suppose, ou les Krakoviens et les montagnards, qui parurent accompagnées de la musique de Jean Stefani (originaire de Bohême), compositeur polonais très-distingué. Cette pièce fut composée pendant le partage de la Pologne, et est empreinte d'une couleur toute nationale. Ce sont des scènes vives et joyeuses, des chants agréables sur des mélodies populaires, une action irès-simple, et le tout est animé par une profonde pensée nationale. Les montagnards veulent dominer les Krakoviens et leur enlever une jeune fille. De là une dispute. Les Krakoviens reçoivent les montagnards avec hospitalité, et ces derniers entraînent dans la nuit la jeune fiancée el emmènent leurs troupeaux. Les Krakoviens saisissent les faux et poursuivent, ayant à leur tête un jeune étudiant de Krakovie, les ravisseurs, qu'ils atteignent le lendemain dans une forêt où la fatigue les avait endormis. Déjà ils vont tomber sur eux, quand l'étudiant, pour prévenir l'effusion du sang polonais, les arrête et, enveloppant les dormeurs d'un fil attaché à une machine électrique, les attaque par ce moyen, et, leur laissant l'idée qu'il est doué d'une force miraculeuse, les amène à restituer la jeune fille et les troupeaux enlevés. Les spectateurs, qui se portaient toujours en foule aux représentations de cet opéra y voyaient les Polonais dans les Krakoviens, les Moskovites dans les montagnards, la Pologne dans la jeune fiancée, et la civilisation de l'Europe dans la personne de l'étudiant. Cependant cet augure ne fut pas, hélas ! réalisé. Les montagnards ont bien commis le rapt le plus odieux, mais le Sauveur n'a point apparu pour paralyser la main sacrilège et empêcher l'effusion d'un sang fraternel. Cette pièce (1), toujours accueillie avec le plus vif enthousiasme, doit figurer au nombre des souvenirs les plus louchants dans les annales polonaises. Avec la chute de l'indépendance nationale (1) Après la révolution de 1830 le théâtre fut ouvert par cet opéra, qui fut reçu avec les plus grandes acclamations et provoqua les émotions les plus vives. 24 LA POL tomba aussi le théâtre. C'est alors que Boguslawski se mit à parcourir, avec une troupe formée des débris du théâtre, les provinces polonaises. Il alla à Wilna, â Krakovie, à Léopol, à Posen. Partout il rencontra l'accueil le plus favorable, car son théâtre représentait le tableau d'un passé tout récent, et l'idiome national, aboli dans les affaires du gouvernement, résonnait dans toute sa pureté sur la scène. La littérature s'enrichit de nombreuses nouveautés. Boguslawski lui-même coopéra à ce progrès. Il traduisit de l'italien la tragédie d'Alfieri : Saùl, appliqua aux mœurs locales la comédie de Shé-ridan : l'Ecole de la médisance (the School for scandai), composa les comédies : Henri VI à la chasse, les Spasmes à la mode, et le drame ;Is-cahar, roi de Xuara. Louis Osinski, célèbre versificateur, reproduisit à cette époque en vers polonais YAlzire de Voltaire, le Cid et les Horaces de Corneille. La dernière de ces pièces fut toujours accueillie avec le plus vif enthousiasme ; les vers : Et ne l'auront point vue obéir qu'à son prince, Ni d'un Etat voisin devenir la province, dits par le vieux Horace, tiraient toujours des larmes de désespoir aux assistants, et le mouvement sublime : Qu'il mourût! provoquait des émotions qui surpassent toute description. Dans l'intervalle qui s'écoula de 1795 à 1807 on composa et l'on traduisit un nombre considérable de pièces étrangères. Les opéras de Mozart et de Chérubini furent reçus avec transports. Les drames dont les sujets étaient tirés du moyen âge intéressaient vivement le public. C'était l'époque des légions polonaises. Les Polonais, dispersés dans tous les pays, oombat-taient en Italie, sur le Rhin, à Saint-Domingue. Le spectacle des guerres pour la foi, des scènes de croisades et des faits héroïques des temps anciens, était contemplé avec enthousiasme sur cette terre qui fournissait sans cesse de nouveaux champions à la grande lutte pour la liberté des peuples. La religion et la liberté émanent du même principe; toutes deux elles exigent des vertus sévères, toutes deux elles croissent et fleurissent sur le sol polonais qui languit et se dessèche sans leur doux parfum. Depuis 1809 jusqu'en 1820 les progrès de la littérature se soutinrent. Wezyk perfectionna la tragédie nationale par plusieurs œuvres originales, savoir: Glinski, Barbe Radziwill, Boleslas le Hardi, Rome délivrée, etc. Felinski fit pa- raître sa tragédie en vers : Barbe, œuvre célèbre à juste titre, et dont le sujet a été traité par lui avec plus de bonheur que ne l'avait fait Wezyk. Kropinski composa Luidgarde, tragédie remarquable dans laquelle brilla madame Ledo-chowska (1). Les poses, les gestes, la diction, le maintien, le goût et la vérité de costumes de celte grande actrice, auraient pu servir de modèle à l'école dramatique. Elle réunissait l'énergie du jeu et le coup d'œil tantôt tendre et passionné, tantôt ironique et terrible de la célèbre mademoiselle Georges, aux grâces et aux séduisantes manières de l'inimitable mademoiselle Mars. Parmi les pièces traduites en vers par Osinski, on remarqua à cette époque Fénelonde Chenier, et la Mort d'Âbel. Chodkiewicz composa son Co-riolan et Virginie; madame Lubienska publia une belle tragédie nationale, Wanda, et Niem-eewiez et Zolkowski, auteur et artiste dramatique, composèrent plusieurs comédies et opéras. Dmuszewski, artiste et plus tard directeur du théâtre de Warsovie, alimentait la scène par des vaudevilles analogues aux circonstances, et traduisit plusieurs pièces en vers, entre autres : l'Entrée dans le monde, de Picard, et la Revanche, qu'il corrigea sensiblement et écrivit en vers. L'opéra national prit alors un essor remarquable. Elsner lui avait donné le premier élan, et Charles Kurpinski acheva de l'asseoir sur de solides bases. Compositeur aussi distingué que fécond, il dirige jusqu'à ce moment l'opéra à Warsovie. A toutes les qualités qui constituent le grand artiste, Kurpinski joint de rares connaissances scientifiques et littéraires, et ses nombreux travaux en musique et en littérature, les grâces de son esprit, la noblesse de «on cœur, lui assurent une place remarquable dans les annales artistiques de la Pologne, Parmi les belles compositions musicales de Charles Kurpinski, on distingue : le Palais de Lucifer (libretto de Zolkowski); Hedvige, reine de Pologne (libr. de Nicmcewicz) ; Zbigniew ( libr. du même) ; Calmora ( libr. de Brodzinski); Jean Kochanowski à Czarnylas (1) Ayant pu apprécier nous-mêmes, pendant longtemps, le sublime talent de Mn,e Ledochowska, et ayant eu dans la suite l'occasion de YOir les tragédiennes célèbres contemporaines Mraes Crelinger Stich) à Berlin, Sophie Mullcr à Vienne, et Mll: Duchénois à Paris, nous pouvons aflirmcr avec orgueil, dégagé de toute prévention nationale, qu'aucune de ces grandes artistes ne s'était élevée à ce degré de perfection où était parvenue notre compatriote. Mme Ledo-chowska a quitté la scène depuis 1832, et avec elle on a fait disparaître de la scène polonaise la tragédie, que le drame est venu remplacer. LA PO: (librello de Niemcewicz); le Charlatan (libretto de Zolkowski); les Nouveaux Krakoviens et les Montagnards (libretto de Kamienski ) ; le Château de Czorsztyn (libretlode J. Krasinski) ; le Garde chasse dans la forêt de Kozieniça (libretto du môme) ; etc. L'opéra doit aussi, entre autres compositions, deux grands œuvres à Elsner : le Roi Lokictek (libretto de Dmuszewski), pièce nationale qui eut un grand succès, et Jageilon à Tenczyn (libretlo de Chod-kiewicz). A celle époque , les théâtres étrangers trouvèrent de nombreux traducteurs en Pologne ; chaque pièce remarquable et intéressante fut reproduite sur la scène polonaise et y obtint un accueil hospitalier. On y vit parmi tant d'autres ta Pucelle d'Orléans, de Schiller, traduite en vers par André Brodzinski ; Hamtet et Macbeth, deShaks-peare, et les opéras : le Porteur d'eau , de Cheru-bini (librello arrangé par Boguslawski) ; la Vestale, de Spontini (libretto arrangé par Dmuszewski); Jo-conde, de Nicolo (libretto arrangé par Kruszynski); Jean de Paris, de Boieldieu (libretto arrangé par Kaminski) ; Tancrède, de Bossini (libretlo arrangé par Brodzinski) -, etc. En 4810, le roi de Saxe, duc de Warsovie, établit à Warsovie une école de chant et de déclamation, alloua au théâtre, en lui accordant le litre de national, une subvention annuelle de 36,000 florins de Pologne, et créa une direction des théâtres, composée de fonctionnaires du gouvernement, tant pour veiller sur le goût et le progrès de l'école dramatique que sur les représentations. Cette mesure contribua puissamment au progrès de la scène nationale. L'école produisit un nombre considérable de bons artistes, la mise en scène gagna beaucoup, la caisse était en étal de monter des représentations plus brillantes ; mais la direction ne fit rien pour le progrès de l'art ; toute son action se borna à des intrigues de coulisses. En 1814, la direction de la scène polonaise fut prise par Louis Osinski. Précédé par une grande réputation littéraire, Osinski , qui avait jusqu'ici occupé une place distinguée dans la magistrature, où ses connaissances en jurisprudence et surtout sa rare éloquence lui donnaient le droit de prétendre aux plus hauts emplois, quitta le barreau pour les arts, et fit tous les efforts pour répandre le bon goût parmi le public; il atteignit son but, malgré les obstacles contre lesquels il eut à lutter dans son entreprise. Le gouvernement porta sa subvention jusqu'à 50,000 florins, et affecta les 36,000 payés précédemment au théâtre, à la fon-TOME m. OGNE. 25 dation d'un Conservatoire de musique et de déclamation, qui fut établi en 1820, sous la direction de M. Elsner et pourvu de professeurs que l'on fit venir de l'étranger. On y enseignait la mimique, le chant, la danse, la composition, la musique inslrumentale , les langues polonaise , française, italienne, el l'histoire. Les principaux instituteurs étaient : le recteur Elsner ; Kudlicz, artiste très-distingué et régisseur du théâtre de Warsovie ; Wolski, habile grammairien, tous Irois connus par leurs talents el leurs capacités, et l'Italien Soliva, pour le chant. Cet institut nouvellement organisé donna dans la suite un grand nombre d'artistes, de chanteurs et de compositeurs. A celle époque (1820), Osinski introduisît de nouveau sur la scène le ballet, qui avait disparu à la chute de la Pologne en 1795. Dans l'intervalle qui nous reste ( de 1820 à 1830), la scène polonaise s'éleva à un degré très-remarquable. Les productions dramatiques originales et reproduites d'autres langues répondaient au talent perfectionné des artistes. Les anciens auteurs, comme Boguslawski, Niemcewicz, Osinski, Zolkowski, Dmuszewski, continuaient à travailler dans celle carrière où déjà ils avaient remporté des couronnes ; ils élaient suivis de jeunes rivaux parmi lesquels se sont distingués surtout Xavier Godebski, Dmochowski, les frères Frédro et d'autres. Mais le genre dramatique fut toujours le moins cultivé par les littérateurs polonais. Parmi tous les nouveaux auteurs se fait remarquer en première ligne Alexandre Frédro. Il s'est placé sans contredit au rang des plus célèbres auteurs comiques, tant par la conception que par le développement des caractères appartenant au type national. Frédro connaît aussi bien que Molière son siècle, son public et le cœur humain. La diction et les traits, le sujet el l'action , tout chez lui est national, énergique, clair, incisif el simple, sans emphase, sans affectation, sans soumission servile aux règles de l'école. Dans Molière on rencontre de temps en temps des reflets et des idées espagnoles; Frédro cherche l'élégance française et l'atteint souvent dans ses œuvres. Ses principales productions sont : Monsieur Celdhab (le riche parvenu), la Manie de l'étranger et la Vengeance. Jusqu'à présent, dix-huit pièces sonl sorties de sa plume. Vers la môme époque ont paru plusieurs opéras originaux, et un grand nombre d'opéras étrangers ont été reproduits sur la scène polonaise, comme VOthello, de Rossini (libretlo arrangé par Joseph Minasowicz) -, 26 LA P01 la Dame Blanche, de Boieldieu (librello arrangé par Boguslawski) ; le Comte Onj, de Rossini (librello arrangé par A. Slowaczynski); la Muette de Portici, d'Auber (librello arrangé par J. Minasowicz) ; et Fra-Diavolo (libretto arrangé par Charles Forster). Le calme d'une paix de quinze années contribua puissamment, de 1815 à 1830, au développement artistique du drame, mais la philosophie ne put faire que de faibles progrès. Le meilleur théâtre, après celui de Warsovie, est celui de Léopol ( Galicie ), pour lequel Frédro travailla lors de ses débuts littéraires. M. J.-N. Kaminski, directeur, auteur et artiste de ce théâtre, appuyé par les habitants de ce chef-lieu, donna à son répertoire une couleur et une tendance plus philosophique, qui s'élève à un degré très-important, comme on le voit dans les Nouveaux Krakoviens, pièce où la physionomie du peuple est tracée avec un rare talent d'observation. M. Kaminski a habitué principalement son public à l'école allemande ; son langage est parfois bizarre, comique pour l'oreille polonaise, habituée à l'élégance française; mais, avec le temps , lorsque l'auteur et le public deviendront plus intimes , ce genre pourra peut-être pénétrer dans le goût national. De nos jours, les œuvres de M. Kaminski sont pour les Warsoviens un sujet de railleries , bien que ses nombreux partisans voient en lui un autre Victor Hugo (moins le génie, à notre avis). A l'exception de Warsovie, de Léopol, de Krakovie et de Wilna, les villes polonaises n'ont point • de théâtres fixes ; i virluosi ambulanti visitent différentes contrées de la Pologne aux époques des foires, des réunions locales ou des diétines, et donnent des représentations à Posen, Kalisz, Ploçk, Zytomierz, Kiiow, Odessa, etc. Warsovie, à celte époque, avait trois théâtres. Le premier, désigné sous le titre de national, est celui dont nous nous sommes occupé jusqu'ici. On y représentait indistinctement tragédies , opéras, mélodrames , comédies , vaudevilles, etc. Le second , celui des Variétés , étail destiné exclusivement aux vaudevilles et petites comédies ( comme le Palais-Royal et le Gymnase dramatique, à Paris ). Ce théâtre, où débutaient les jeunes artistes, élaii, surtout à la fin de 1829 et en 1830, devenu le rendez-vous de celte partie du public qui aimait la gailé. Le choix des pièces traduites de M. Scribe et d'autres auteurs français, et l'excellent jeu des artistes, atli- OGNE. raient tant de spectateurs que la salle devint bientôt trop petite. Le répertoire, composé d'œu-vres originales, imitées ou traduites, était principalement dû à MM. Skarbek , Slowaczynski , Gaszynski, Forster, Jasinski , Ilalpert, Szyma-nowski, etc. Enfin, le théâtre français ( dans le genre de celui qui est à Berlin), où on représentait des opéras-comiques , des comédies et des vaudevilles, et qui fut en 1821 dirigé par l'excellent artiste Gran-ville (du Théâtre-Français), Le gouvernement accordait pour ce spectacle, qui durait seulement sept mois dans l'année, une subvention de 70,000 florins de Pologne. C'est dans cet intervalle que le gouvernement fit bâtir un grand théâtre sur la vaste place de l'Hô-tel-de-Ville, à Warsovie. Ce bâtiment, un des plus beaux que l'on puisse voir dans le genre, construit d'après le plan de Corazzi, avec un fronton orné de dix colonnes, pouvant contenir deux mille cinq cents spectateurs, et huit mille dans les salles de bals, a été destiné à devenir le théâtre national (dont le local devait être occupé par les Variélés), mais il ne fut terminé qu'après 1830. Ce ne fut qu'en 1832, après la rentrée des Russes en Pologne, qu'il fut ouvert ; mais la tragédie fut exclue de la scène par suite du nouveau système, qui soumit le théâtre à une rigoureuse censure. La bibliothèque actuelle du théâtre possède plus de deux cents tragédies, environ trois cents opéras, six cents comédies, deux cents drames et deux cents vaudevilles, dont la vogue fut surtout assurée dans les derniers temps. Dans un pays où la vie politique des citoyens absorbait jadis leur activité et où plus tard des guerres continuelles entravèrent le progrès des sciences el des arts, la scène ne put prendre un grand essor. D'ailleurs, lorsque l'on saura que les auteurs dramatiques en Pologne n'ont aucun bénéfice ni droit d'auteur, et que ce n'est que par amour pour les lettres ou par vocation d'artiste qu'ils s'adonnent à ce travail, le critique le plus sévère ne pourra leur reprocher la lenteur des progrès de l'art dramatique en Pologne. Enfin, la modicité des subventions du gouvernement, et accordées seulement depuisl8l8, prouve que le théâtre peut se maintenir avec un habile entrepreneur par ses propres ressources, et que l'amour des beaux-arts n'est pas chez les peuples du Nord, et surtout en Pologne, développé à un aussi faible degré qu'on a pu le prétendre. Charles Forster. STATISTIQUE, GEOGRAPHIE. NOTICE HISTORIQUE SUR LE GRAND-DUCHÉ DE LITVANIE, ET LE DUCHÉ DE KOURLANDE. § let. — Description générale: paijs , position, étendue, configuration, rivières, canaux, lacs, climats, productions, commerce, industrie. La géographie , la statistique et l'historique de deux des grandes divisions des provinces qui constituent la Pologne de 1772, ont déjà été traitées par nous en trois séries (1) -, il ne nous reste plus maintenant à décrire, pour compléter celte notice du pays à celte époque, que le grand-duché de Litvanie, cette partie intégrante de la Pologne, malgré son administration el ses lois particulières. Le grand-duché de Litvanie a particulièrement deux phases bien distinctes : la première depuis l'origine de la Litvanie jusqu'au xivc siècle, temps où son territoire s'étendait de la Baltique à la mer Noire, du Dniester, du Boug et du Niémen aux sources du Wolga et du Donieç; la seconde en 1772 , lors du premier partage de la Pologne. C'est cette dernière époque que nous abordons aujourd'hui. Lors du premier partage, le grand-duché de Litvanie embrassait le pays situé entre la Dzwina au nord, le Prypcç au sud, la Baltique à l'ouest. Sa position géographique est entre 18° 40' cl 30° de longitude est, entre 51° 30' et 57° 40' de latitude nord. Celte région forme actuellement six gouvernements de l'empire de Russie. Dans la Litvanie nous comprenons la Kour-lande, parce que ce duché fut longtemps tributaire des rois de Pologne, et que d'ailleurs sa position géographique et sa constitution le pla- (1) Les terres russiennes, lorae II, pag. 81-98; la Petite et la Grande-Pologne, môme volume, pages 345-363. Ces provinces constituaient ce qu'on appelait autrefois la Cou bonne, parce qu'elles formaient le royaume de Pologne proprement dit, tandis qu'au contraire la Prusse polonaise, autre série, décrite tome II, pages 254-276, bien que faisant également partie du royaume de Pologne, avait des lois et une administration à part. cent nécessairement dans l'ensemble de noire territoire. Des raisons analogues nous indiquent la suppression de Bialystok, cet arrondissement appartenant à la Podlachie, qui elle-même dépend de la Pelile-Pologne. A la Litvanie nous ajoutons en outre les quatre arrondissements du palatinat d'Augustow (1) dans le royaume actuel de Pologne, arrondissements formant le pays qui d'Augustow jusqu'à Kowno s'interpose entre les frontières actuelles de la Prusse et de la Russie. Dans le palatinat de Podlachie se trouve également une portion du palatinat de Brzesc en Litvanie; ce territoire comprenait les villes de Miendzyrzecz et de Biala, qui sont aujourd'hui enclavées dans deux arrondissements différents; Miendzyrzecz appartient à l'arrondissement de Badzyn, et Biala est chef-lieu de l'arrondissement du même nom. La Litvanie et la Kourlandc ainsi comprises occupaient plus de 0,040 milles carrés. Ce territoire, presque égal aux deux tiers de la France continentale, est un pays plat, légèrement ondulé par des collines et des coteaux d'une beauté remarquable; des rivières qui roulent souvent un sable couleur d'or, et qui sont bordées par des prairies émaillées de fleurs et d'arbrisseaux, varient et accidentent à chaque pas ce charmant paysage. Les bords de la Mereczanka, de la Wilia et du Niémen ont inspiré à nos poêles des rimes qui nous feront sans cesse regretter la fraîcheur de leurs ondes est le parfum des tulipes et des roses. La campagne, également basse au nord, vers la Dzwina, est moins agréable à l'œil; l'ouest est presque couvert de bois; le sud est fermé par les marais de Pinsk, ces solitudes d'un triste aspect. On porte l'élévation générale du pays à 400 toises au-dessus de la mer. (I) L'arrondiscmeut d'Augustow ressortait eu grande partie de la Podlachie. 28 LA PC Des flancs des nombreux monticules de la Litvanie s'échappent une multitude de ruisseaux et de rivières ; deux seulement de ces courants d'eaux méritent le nom de fleuve, quoique cependant près de quinze débouchent dans la mer. L'un de ces fleuves est : le Niémen (le Mémel des Allemands, le Chronus des Latins) ; ce fleuve célèbre des temps antiques, cette rivière chantée par nos poètes modernes, le Niémen ce témoin de tant de combats; le Niémen, dont les bords, couverts de ruines, de sables et de verdure, pourraient à eux seuls donner des matériaux pour un poëme épique !.... le Niémen prend sa source dans le gourvement de Minsk, près la ville de Piaseczna, dans un pays de sable et de marais ; il court à l'ouest , au nord et à l'est. En ligne directe il y a 60 milles de sa source à la mer; mais les détours qu'il fait allongent son trajet jusqu'à 123 milles du pays. Son embouchure est en Prusse, à 6 milles au sud de la ville de Memel (Klaypeda en litvanien), dans le Kurisch-tlalî, baie de la Baltique. Le bassin du Niémen embrasse 2,323 milles carrés, et lui fournit environ quarante affluents dont les plus importants sont: la Mereczanka, la WMa, la Niewiaza, la Jura, par la rive droite, et la Dubissa, la Szczara, la Szcszupa par la rive gauche. Un autre fleuve, plus considérable que le Niémen, coule au nord, sur l'extrême frontière de la Kourlande ; c'est la Dzwina ( la Dùna des Allemands, le Rubanus des Latins, et le Dau-gawa des Lettons). Ce fleuve coule des mêmes hauteurs que le Wolga et le Dnieper. Tous les trois enfants de la même mère, ils roulent leurs eaux l'un à la mer Noire, l'autre à la mer Caspienne et le troisième à la Baltique. La Dzwina court du nord au midi, puisa l'ouest vers le nord, et atteint, au-dessus de Biga, le golfe de la Livonie. Ses bords sont arides, sombres, hérissés de châteaux et entourés de lacs que l'on aperçoit au sud et au nord de son lit. Le bassin de la Dzwina embrasse 3,200 milles carrés, sa longueur est de 145 milles, y compris les déviations principales. Les affluents de cette rivière sont peu importants; citons pourtant: la Witeba, VUta, la Dzisïia, qui viennent de la rive gauche; la Toropa, i'Uswiat, la Polota, la Dryssa, qui débouchent vers la rive droite. Remarquons encore, comme tributaires delà Baltique : L'Aa, qui débouche presque au même endroit que la Dzwina. Le lit de cette rivière est si profond que, selon le dire d'un ancien voyageur, elle pourrait être navigable, si la méchanceté des habitants de Riga n'avait pas comblé son embouchure. L'Aa est formé par un réseau de ruisseaux plus petits, qui, cependant, réunis, forment un courant d'eau considérable. Les plus importants de ces ruisseaux sont le Niemenek et la Musza, qui, confondus à Bausk, forment l'Aa, appelé aussi par les Lettons Leeta Upe, c'est-à-dire le grand ruisseau. Un poêle comparerait l'Aa à un tronc d'arbre dont les branches seraient représentées par les quarante-deux affluents de cette rivière. La Windawa, qui a sa source en Samogitie, district de Telsze. Entrée en Kourlande, celle rivière se dirige au nord-ouest sur un développement de 22 milles, passe à Goldynga, où elle est large de 40 toises; là, un canal tourne les rochers qui en hérissent le lit. Cet endroit est connu par ses cascades. Ce cours d'eau aboutit enfin à la mer Baltique après avoir formé le port de Windawa ; son embouchure est de 80 toises de large. Le Dnieper (le Borysthène des anciens) et le Pnjpeç se trouvent décrits à la page 82 du second volume; nous n'avons rien à y ajouter. En quittant la région du nord, nous n'avons plus à mentionner que les deux tributaires du Dnieper, la fatale Bérézina et le Prypeç, qui est tantôt un lac, tantôt une rivière bourbeuse. La Bérézina découle des mêmes hauteurs que la Wilia, affluent du Niémen; elle parcourt 45 milles ; son lit est étroit et peu profond ; ses bords sont très-marécageux. La direction de cette rivière est du nord-ouest au sud-est ; la Bérézina joint le Dnieper à Horwal(l). Les cinq grandes voies de navigation, la Dzwina, la Windawa, le Niémen, le Prypeç et le Dnieper, sont reliées entre elles par trois canaux, dont il est important de constater ici l'étendue et l'utilité. Le Dnieper est lié à la Dzwina par le canal de Lepel ou de la Bérézina, long de 4 milles, entre les villes de Lepel el de Czasniki, dans le gouvernement de Witebsk. La Bérézina, au sud, et l'Ula, au nord, forment la chaîne principale, et sont aidées par des lacs dont abonde celle contrée. (1) « Cette rivière est large de 40 toises ; elle charriait assez a déglaces; mais ses bords sont couverts de marais de 500 toi-■ ses de long, ce qui la rend un obstacle difficile à franchir. » 29* bulletin de la Grande'Armée en 1812. Le canal d'Oginski, long de neuf milles, unit la Szczara, tributaire du Niémen, avec la Iasiolda , affluent de Prypeç. Ce canal a dix écluses; sa construction fut commencée en 1765, aux frais du citoyen qui lui a donné son nom; mais il ne fut livré à la navigation qu'en 1789. On évalue ce qu'il coûta à environ 12 millions de florins de Pologne (près de 8 millions de fr.). Les eaux qui alimenlent les deux rivières, la Szczara et la Iasiolda, charrient tant de sable et de boue que souvent le libre cours du canal est intercepté, et que la circulation des bateaux marchands est entravée. Le commerce de ces contrées n'est pas encore assez avancé pour couvrir les frais du curage, quoique cependant cette mesure soit devenue indispensable, tant pour la navigation intérieure que pour l'écoulement des eaux bourbeuses dont les miasmes infectent le pays. Un autre canal, appelé de la République, car il fut construit en 1775 aux frais du trésor, ou du Muchawieç, lie le Boug avec le Prypeç , par l'intermédiaire du Muchawieç et de la Pina. Le canal de Windawa aura plus d'importance pour la Litvanie que les canaux précédents, car sa ligne parcourt la province la plus fertile, la Samogitie, et communique avec le Niémen par la Dubissa ; il sera long de 3 milles. On jugera de l'importance du canal de la Windawa par les ramifications qui se rattacheront °u déjà se rattachent à lui, quand on saura que les marchandises chargées à Krakovie ou sur les hauteurs des Karpates n'ont pas besoin de changer de bateaux pour arriver jusqu'à Nilawa, capitale de la Kourlande. Par lui, la Wistule, le Nié-nien et la Windawa ne constitueront dorénavant qu'une seule et môme ligne de navigation. Le canal d'Augustow, qui joint le Niémen à la Wistule, mérite de fixer notre attention, tant par son importance commerciale que par les travaux qu'il a fallu entreprendre pour sa construction. Le projet de ce canal fut tracé sous la république, mais les guerres continuelles retardèrent 1 accomplissement de ce dessein jusqu'à 1821, epoque où les plans définitifs furent arrêtés. Les travaux commencèrent presque au même Cornent où le gouvernement prussien, jaloux e notre commerce, prenait la résolution d'augmenter les droits qui frappaient les produits po-onais à leur entrée à Dantzig. C'était prouver à a Prusse qu'on pouvait se passer de ce port en 2 remplaçant par ceux de la Kourlande ; c'était, ar>s le cas de guerre avec cette puissance, as- surer à la Pologne des communications avec la mer par des ports que la Prusse ne peut pas facilement envahir. Le plan était hardi et d'une exécution difficile, à cause de l'éloignement où sont les ports de Kourlande des provinces polonaises, éloignement qui devait rendre la traversée également longue et pénible. La ligne navigable , formée par le caual d'Augustow , a une étendue de 21 milles. Elle commence à Wizna , dans l'arrondissement de Lomza, en Mazovie, et finit à plus de 3 milles au nord de Grodno , au point de jonction du canal avec le Niémen. Dans celte ligne entrent la Riebrza, qui verse ses eaux dans la Narew, tributaire de la Wistule ; la Netta, affluent de la Biebrza ; le lac Neçko, lié avec six autres lacs, au moyen de canaux ; la Hancza, et enfin un canal qui communique avec le Niémen. Le canal d'Augustow a dix-sept écluses, parmi lesquelles une double et une triple. Le point culminant du canal se trouve à la sixième écluse, Swoboda; elle est à dix-sept pieds plus haut que Dembowo, la première écluse ; à partir de Swoboda, la pente devient rapide, surtout en s'ap-proclnnt du Niémen. La profondeur des eaux du canal d'Augustow est de cinq à six pieds; deux grands navires, qu'on nomme berlinka, passent de front sur le canal. La main d'œuvre et les matériaux, sans compter l'achat du terrain, ont coûté à l'Etat 10 millions de florins de Pologne ; c'est la valeur de 15 à 20 millions de francs, eu égard à la différence du prix de l'argent en France et en Pologne. Tel est le système hydrographique du grand-duché de Litvanie et de la Kourlande; les communications fluviales sont nombreuses, mais pourraient être augmentées beaucoup encore si l'étal précaire du pays et surtout la mauvaise administration , n'empêchaient le libre développement de la canalisation adaptée au besoin des affaires commerciales, à l'irrigation des champs, et au dessèchement des marais de Pinsk. Les nombreux lacs de cette contrée faciliteraient la construction de canaux nécessaires aux communications intérieures. L'assainissement de la Polésie pourrait s'opérer également par le percement de canaux et la construction de digues; on donnerait ainsi un territoire immense à la culture et à l'industrie; mais sans la coopération des gouvernants qui tiennent dans leurs mains toutes les ressources du pays, l'amélioration est lente, difficile, sinon impossible, el malheureusement le gouvernement moskovite, loin de s'inquiéter de ce qui peut augmenter la prospérité du pays, est enclin, au contraire, à annihiler ses ressources, à comprimer l'essor de son industrie ; pour lui, se maintenir en Pologne, c'est tout ; édifier, conserver, améliorer, c'est la moindre chose. Dans celte région, partout on voit des lacs plus ou moins grands ; en Kourlande on rencontre, entre autres, le lac d'Uszmayta , qui a 5 milles de circonférence et douze toises de profondeur, et celui d'Angern, qui est considéré comme une baie du golfe de Riga. Busching mentionne un lac qui se trouve près de Lipawa, el qui porte son nom. Le lac de Sauken, selon le même auteur, se trouve dans la paroisse de Ja-cobstadt ; ce lac , qui a 2 milles de long et plus d'un demi-mille de large, est fort poissonneux ; ses perches sont sourtout renommées dans le pays. Dans le gouvernement de Witebsk , on remarque les lacs de Luban, de Razna, d'Oswiey, de Ruszono, de Lima, de Newel, de Siebiez ; le gouvernement de Mohylew possède des lacs peu considérables -, le Dolhé el le Sienno sont les plus grands. Le Narocz, le Dryswiat, les lacs de Snuda ou de Braslaw méritent d'être cités parmi ceux du gouvernement de Wilna. Dans la partie lilvanienne du palatinat d'Augustow , se trouvent les lacs de Wigry, le Dus, le Metdc, le Neçko, le Seyno, le Serwy, etc. Dans le gouvernement de Minsk , les lacs sont nombreux , mais petits. Aux époques de la fonte des neiges, les affluents du Prypeç et lui-même s'échappent de leur lit bas et marécageux, et forment pendant quelque temps d'immenses lacs qui inondent souvent les villages clair-semôs de ce territoire. Le climat dans cette partie de la Litvanie est peu salubre-, c'est ici que la ptica Polonica a son foyer principal -, elle n'est commune qu'aux habitants des pays marécageux, el consiste dans une sorte de crispation des cheveux, qui alors s'emmêlent et sécrètent une liqueur visqueuse. Cette maladie des cheveux est tellement terrible qu'en les coupant on pourrait causer la mort de l'individu qui en est affecté. Les autres contrées de la Litvanie ne sont pas affligées par des maladies contagieuses, sinon pourtant celles qu'entraîne à sa suite la misère. La température est rigoureuse, surtout en s'a-vançant vers l'est. La température moyenne de Wilna est de 4°,8 au dessus de zéro ; elle est de 20°,3 à Cadix. (Nous citons ici Cadix comme point de comparaison , cette ville étant sous la température moyenne la plus élevée de l'Europe). Les forêts de la Litvanie préservent Wilna, qui gît au centre des pays que nous décrivons, de l'impé-tuosilé des vents du Nord et y eniretiennent le peu de chaleur qu'on y ressent en hiver. Dans le nord de celle région, le déboisement refroidirait sensiblement la température, tandis qu'au sud il serait nécessaire pour assainir les marais de Pinsk. L'ad-minislraiion du pays juge tout autrement; ainsi, pendant qu'on dévaste les bois de la Litvanie, on laisse en repos ceux de Polésie. § 2. — Productions agricoles, minérales et animâtes; industrie, commerce. Le grand-duché de Litvanie, jadis couvert de grandes forêts, de lacs et de marais immenses, changea de face vers le xvic siècle, sous le règne de Sigismond Ier, pendant la longue el heureuse paix qui caractérisa cette époque; vers ce temps, on vit pour la première fois dans ce pays le travail de l'homme s'emparer des terrains jusque-là envahis par les broussailles et les eaux stagnantes ; de granrls villages, de laborieuses colonies, de puissantes villes s'élevèrent là où végétaient de chélifs villages, de misérables cités. L'industrie agricole et le commerce, heureuses innovations de ce temps-là en Litvanie, vinrent féconder les ressources du pays. Voisine de la mer, la Samogitie, riche en terres de culture, brilla au premier rang et répandit partout les denrées étrangères échangées par les marchands de l'Angleterre el de la Hollande contre ses produits, les blés et la graine de lin si recherchée. La Russie-Blanche vint aussi déposer dans les ports de Riga el de Kourlande le froment, le seigle, l'orge, l'avoine, le pois, la graine de chanvre, le tournesol, etc. Le miel, la cire, la potasse, le lin (long de 1,300 millimètres), le bois de construction, les mais, les douves, etc., furent également recherchés par les étrangers. L'impulsion était donnée, il n'y avait plus qu'à suivre la voie du progrès ; mais les guerres successives qui ont pesé sur ce pays comme sur la Pologne entière ont empêché l'agricul-turc, le commerce et l'industrie de donner les résultais qu'on en devait attendre ; car si la nature du sol et de ses produits est restée la mêm« que dans les siècles passés, si les malheurs ont passé sur les hommes n'ont rien arraché à la terre, hors les bras qui la cultivaient, on peu1 dire aussi que tout est resté stationnaire en ift vanie, sinon la condition du cultivateur qui est d«' venue plus misérable qu'elle fut autrefois. Cependant les sillons de la Samogitie verdissent tous les printemps avec la même abondance. L'agriculture est presque partout livrée aux anciennes pratiques de la routine; on y suit le plus ordinairement le système triennal ; l'assolement y est généralement une rareté (1). Une école agricole avait été formée à Wilna et devait fournir d'habiles agronomes au pays ; mais les vieilles habitudes sont restées maîtresses du terrain. te gouvernement de Wilna, avec la Samogitie et le palatinat d'Augustow, forment la région la plus riche en produits agricoles; le sol de la Kourlande, quoique le plus ingrat, est cependant un des mieux cultivés. Dans la Russie-Blanche, la terre est aride et le cultivateur ignorant. Le gouvernement de Grodno offre beaucoup de landes incultivables ; quant au gouvernement de Minsk, ses marais, riches en terres grasses, cultivables, mais couvertes d'eau, en feront certainement une région fertile pour celui qui saura l'exploiter. Les forêts perdent de leur extension; elles occupent maintenant à peine un huitième du territoire; dans cette évaluation nous ne comprenons pas les broussailles, qu'on ne saurait considérer comme bois exploitables. La forêt la plus considérable de la Litvanie, celle de Bialowiez, se trouve dans le gouvernement de Grodno. ( La description de cette forêt se trouve dans le premier tome, pages 52-56. Le pin, le sapin, le bouleau, l'aune, prédominent dans les bois de la Litvanie; on y rencontre ça et là le chêne, le tilleul, l'orme, le frêne, l'érable, le peuplier. Les poiriers, les pommiers, les pruniers, les cerisiers, se trouvent dans les vergers. L'abricotier et le pêcher sont conservés dans les serres chaudes. Des tourbières on relire le minerai de fer qui donne40 pour 100 d'un assez bon fer. On y trouve ai»ssi des pyrites cuivreux cl beaucoup de pétrifications en agate noire ; toutes ressemblent à des Peines de pin. Dans les terrains sablonneux on rencontre des (i) Un auteur du xvi'siècle, Gwagnin, nous donne la notice 'vante sur la culture des terres en Litvanie. « On entoure les m qUelque lemps 011 chamP avec des branches sèches, ronces et la paille; le jour venu on met du feu et on brûle i enclos ; puis on passe avec la herse, on entremêle la terre « la cendre et le charbon, on sème, et la fertilité du sot ueI'asse tout calcul d'abondance, i granits rouges ou gris, en gros et en petits blocs, ainsi que des poudingues ou masses conglomérées de diverses espèces de roches; ces poudingues contiennent des cristaux de quariz blanc , rouges ou d'autres couleurs, tous imitant les pierres gemmes; on trouve aussi beaucoup de débris d'animaux marins, tels que de madrépores, dans ces blocs composés de si diverses substances,' enfin, on y découvre quelquefois de très-gros morceaux d'ambre jaune. Les forêts de cette partie de la Pologne de 1772 sont peuplées d'ours, de loups, de renards, d'élans, de chevreuils et de sangliers. La forêt de Bialowiez recèle la plus grosse espèce. Là, plus d'un roi de Pologne vint, enlevant son lemps aux affaires de l'Etat, donner ses loisirs à la chasse des bêtes fauves. Une chronique rapporte que Ladislas Jageilon, roi de Pologne, et Witold, grand-duc de Litvanie, se proposant de faire la guerre aux chevaliers Teutons de la Prusse, se rendirent un jour dans la forêt de Bialowiez, et y tuèrent une si grande quantité de gibier qu'ils purent approvisionner de viandes leur armée d'environ cent mille hommes. Le bétail est d'une race abâlardie : le bœuf et le cochon sont engraissés à la campagne par les paysans^ on attelle des bœufs à la charrue. Le mouton est d'une importation nouvelle et le nombre en augmenle tous les jours. Le cheval litvanien est pelil, d'une apparence chélive, mais fort au travail et léger à la course. Le cheval litvanien est le frère aîné du cheval polonais, mais mieux que lui il a conservé les qualités de sa race; il mérite encore sa vieille réputation. On s'occupe en Litvanie de l'éducation des abeilles, surtout dans la Samogitie et dans les environs de Kowno , où les bois de tilleuls fournissent aux travailleuses une nourriture abondante el douce. L'hydromel de Kowno (Lipieç Kowienski ) jouit d'une juste renommée dans le pays et à l'étranger. L'industrie rurale, dans celte province polonaise, est limitée aux seuls objets que nous avons nommés ci-dessus. Les distilleries d'eau-de-vie, de maliniak (boisson de framboises), du wisniak (de cerises), se trouvent dans toutes les campagnes. La noblesse a le privilège, seulement dans les limites de ses propriétés respectives , de la préparation et de la vente de liqueurs sans aucune rétribution au trésor. Cette branche est la plus produclive dis revenus territoriaux, quoique cependant elle soit la cause de la ruine du pay- 32 LA P01 san, qui donne, pour obtenir des liqueurs fortes, son dernier pécule au Juif qui l'abreuve. L'industrie manufacturière n'est guère répandue en Litvanie; nous pouvons même dire qu'on ne l'y voit que dans un état chétif. L'industrie en grand ne peut s'enraciner dans un pays gouverné despotiquement, el où la guerre pour l'indépendance nationale se renouvelle presque tous les quinze ans. Les grands capitaux fuient devant la rapacité astucieuse des gouvernants mos-kovites. D'ailleurs les vrais entrepreneurs manquent, et si quelques seigneurs actifs, opulents, veulent se faire industriels , ils ne savent comment s"y prendre pour élever, proléger ou secourir une industrie; ils s'engagent le plus souvent dans les établissements dont le genre, la manutention leur est connue depuis longtemps; mais, mal servis par leurs serfs, peu aptes aux travaux des fabriques; trompés par les indutriels étrangers, qui ne désirent que faire promptement fortune et quitter ce pays, ils perdent presque toujours et se découragent bientôt. Puis, si quelque essai vient se produire, la paresse et l'envie le viennent décrier, en même lemps que l'incurie du gouvernement le vient entraver : c'est ainsi que s'explique cet épouvantable malaise de l'industrie. Pourtant on retrouve encore les traces d'anciennes et généreuses tentatives : le faubourg de Horodniça, à Grodno, est un témoin vivant du patriotisme et de la haute intelligence de Tyzenhauz, trésorier du grand-duché de Litvanie. Dans le dernier siècle, ce noble citoyen avait établi dans cet endroit des vastes métiers pour la filature et le tissage des draps et des ceintures, qui étaient un ornement du costume polonais. Les causes que nous avons citées plus haut ont amené la ruine de ces manufactures et la mort prématurée de leur propriétaire. Les concitoyens du trésorier récompensèrent le vrai mérite, le souvenir des courageux efforts, en adjugeant à Tyzenhauz le surnom du Colben polonais. Peut-on mieux caractériser la générosité nationale, el préciser avec plus de clarté le mérite du citoyen! Faisons aussi en passant cette remarque, que, lorsqu'il s'esl agi d'honorer un grand citoyen, c'est toujours en France qu'on est venu chercher le modèle plutôt que dans toute autre nation. On n'oublie jamais en Pologne les liens de sympathie nationale qui l'unissent à la France. Les manufactures de Slonim étaient célèbres par leurs ceintures tissues de soie, d'or et d'ar- gent. Actuellement on ne peut citer que la fabrication en petit du verre, des cuirs, des toiles, des draps, des papiers, des chandelles, de la poterie, de la faïence, des chapeaux, du tabac, et, enfin, ce qui jouit de la vogue industrielle de notre époque, le sucre de betteraves qui commence à se répandre. Près de Bobruysk , dans le gouvernement de Minsk, on vient de fonder une sucrerie qui devait consommer, dans la saison du travail, environ 200,000 kilogrammes de belle-raves. Le commerce intérieur est relatif à l'élat industriel du pays; il est circonscrit, quant au grand-duché de Liivanie, dans quelques ports de la Baltique qui se trouvent en dehors des limites du grand-duché, tels que Riga, Kiaypeda (Memel), Lipavva et Windawa. On voit arriver dans ces poils environ dix-sept cents bâtiments; ils apportent des vins , des draps fins, des denrées coloniales, des spiritueux, du sel, des harengs, el rechargent en échange de la graine de lin, du lin, du chanvre, des bois de construction, des mâts, des os pour engrais, etc. Le commerce intérieur s'opère par une quantilé innombrable de foires , doni les plus importantes se tiennent à Wilna, Grodno, Mohylew, Witebsk, Pinsk, Brzesc, Hludzko, Bobrowniki, Merecz , Nitawa , Nies-wiez, Swislocz, Zelwa ; ce sont les places les plus commerçantes de ce pays. Les affaires de toutes sortes de négoces sont presque exclusivement dans les mains des Juifs, et c'est une des causes les plus probables de l'abâtardissement du commerce et de l'industrie ; car tout se corrompt, se perd dans leur trafic, le plus illicite qu'on puisse imaginer. § 3. — Topographie ; villes, ports de mer, forteresses, divisions anciennes et nouvelles, nombre d'habitants. L'état des villes et des campagnes est en général misérable. On ne voit dans les villages que de pauvres huttes où vivent, en proie à la plus grande misère, des hommes que le gouvernement russe tient systématiquement dans un abject esclavage afin de les abrutir : il n'y réussit, hélas! que trop. Quelquefois, l'aspect de ces tristes villages est relevé par l'habitation du pro-priéiaire noble, dont l'élégante structure, les jardins el les parcs viennent contraster si péniblement avec les aulres demeures qu'il semble voir une oasis au milieu d'un désert, ou une riche ruche à miel entourée de terriers à marmottes. Ces maisons de l'opulence renferment souvent des galeries de tableaux et des bibliothèques. Tandis que dans ces séjours des maîtres tout abonde, tout s'étale, se meut à l'aise, à dix pas plus loin, la cabane du pauvre est humide, étroite, çt fournit à peine assez d'air pour respirer, assez de place pour prendre une mauvaise nourriture, dont il n'a pas toujours sa suffisance! Nous reparlerons de cet état précaire, de ses causes et de ses résultats. Reprenons notre description to-pographique. Parmi les villes qui méritent d'être mentionnées, citons d'abord Wilna (sa description se trouve tome 2, pages 20-39). Cette ancienne capitale du grand-duché date des temps reculés du paganisme ; on y rencontre des édifices d'architecture moderne, entés sur des monuments de la vieille Litvanie. Troki, les anciennes, bourg situé à 4 milles à l'ouest de Wilna, conserve les ruines d'un château et d'une abbaye qui ont appartenu à desBé-nédictins.Dans \esNouveUes-Troki, distantes d'un demi-mille des anciennes, on remarque aussi les ruines de deux châteaux; l'un bâti sur une émi-nence, l'autre au milieu d'un lac (voy. leur description, t. 1, p. 233). Bâtie en briques, l'église paroissiale de Troki date du xv° siècle, époque de 1 introduction du christianisme dans ces contrées. Le maître-autel est orné d'une image de la sainte Vierge, célèbre par les prodiges qu'elle opéra. D'après une tradition très-accréditée dans le pays, ce tableau viendrait de l'empereur grec Emmanuel qui le donna au néophyte Witold, duc de Litvanie, comme une marque de son estime, et en même temps comme un talisman, qui devaitprotéger les nouveaux disciples de l'Evangile, que ce chef venait de convertir. Celte image de la sainte Vierge est très-vénérée par le peuple litvanien ; souvent même la ferveur de sa foi en elle excita ses antipathies contre le schisme, les coutumes et le contact moscovites. — En Pologne, le patriotisme s'est caché sous toutes les formes, a usé de toutes les influences pour manifester sa haine au despotisme des étrangers. Jadis des processions solennelles avaient lieu, de ^Vïlna à Nouvelles-Troki, pour honorer les bienfaits de Marie. En 1718, le pape envoya à cette lniage une couronne d'or. La ville de Nouvelles-Troki fut, jusqu'en 1835, •c chef-lieu d'un district; mais, dans cette année, ce district fut partagé entre ceux de Wilna et de tome m. Kowno. C'est une petite vengeance du tzar. En 1831, les insurgés de Litvanie avaient fait inscrire dans les archives de la cité de Troki l'acte de déchéance de la famille de Romanow, prononcée par la diète, à la couronne de Pologne. La décision du tzar effacefa-t-elle le souvenir de cet acte en Litvanie par la suppression de la ville chef-lieu de district ?.... Pozayscie, sur le Mons Pacis, à un mille de Kowno, est un cloître élevé par Christophe Paç, chancelier du grand - duché de Litvanie, en mémoire de sainte Marguerite dei Pazzi de Florence. Les murailles de l'intérieur de cet édifice sont de marbre noir et de marbre rouge, transportés à grands frais d'Italie, ainsi que les artistes qui se chargèrent de les mettre en œuvre. Les dépenses pour la bâtisse s'élevèrent à 8 millions de florins de Pologne. Les Camaldules occupaient ce temple et y attiraient aux fêtes "patronales un grand nombre de fidèles. Depuis 1832, l'empereur de Russie chassa les religieux catholiques, et y fit installer des Cénobites du rite grec, — C'est ainsi qu'il entend civiliser le pays : il poursuit de sa vengeance le clergé éclairé et national, et leur substitue ses aveugles et superstitieux prêtres, plutôt valets du tzar qu'apôtres du Rédempteur. La ville de Kowno, sur la rive droite du Niémen, est renommée dans le pays par le tabac et l'hydromel qu'on y fabrique. C'était, dans le xvnc siècle, une cité puissante de la Litvanie, riche en beaux monuments et en divers établissements; entre autres, on y remarquait une institution ayant le môme but que l'Hôtel des Invalides en France: il servait d'asile aux guerriers de la Pologne et de la Litvanie, mutilés sur les champs de bataille, ou vieillis sous les drapeaux de la patrie. En 1812, à la fin de juin, l'armée française, après le passage du Niémen, vint se reposera Kowno; ce fut là aussi que plus tard elle se rallia !.... Cette ville est célèbre de nos jours par ses ruines, qui se prolongent loin au delà de ses barrières actuelles. LTIôtel-de-Ville, l'ancien collège des Jésuites, sept églises catholiques et un temple luthérien sont les seuls monuments qui restent de la splendeur de Kowno. (Voyez l'histoire de cette ville, tome 1, page 3G7.) En remontant le Niémen, à 17 milles à vol d'oiseau, au sud de Kowno, on rencontre Grodno, cité néfaste dans les annales de la Pologne et de la Litvanie. Celte ville, bien bâtie, largement percée, possède des édifices remarquables, des 125 places publiques, quatre ponts, dont deux en briques ; environ neuf cents maisons, dont un neuvième en briques; une fabrique de draps, quatre-vingt-dix-neuf magasins, sept restaurants et deux cent cinquante cabarets; on n'y compte aujourd'hui que quatre mille sept cents habitants. Grodno renferme onze églises, toutes en briques, dont sept catholiques, deux grecques catholiques, une grecque russe et une luthérienne. Parmi les édifices les plus remarquables, on distingue les palais de Radziwill et de Sapieha, et le château royal, construit par Auguste 111, et orné par Stanislas-Auguste Poniatowùki qui y signa, en 179o, son abdication. Ce trop célèbre château, affecté spécialement à la tenue des diètes, vit également consentir par la diète, en 1792, sous l'influence et à l'instigation des ambassadeurs moskoviles et prussiens, le second partage de la Pologne ; ce lut aussi dans cette résidence que l'infâme complot, dit Confédération de Targowiça, eut son siège en 1792, sous les auspices des baïonnettes moskovites ! ! ! Arrêtons-nous et ne réveillons pas tous les tristes souvenirs que ce splendide et triste monument nous rappelle. C'est pour nous l'image d'une belle femme couverte de parures, mais dont l'âme est souillée par toutes les dépravations, toutes les turpitudes..... Nowogrodek, à 18 milles et à l'est de Grodno, est une petite ville que nous voyons riche dans les temps reculés, mais pauvre et boueuse de nos jours. Elle ne compte maintenant que six maisons et cinq églises en briques; le reste des habitations est en bois, et mérite à peine le nom de maisons. L'église paroissiale, le collège des Jésuites et l'église gréco-russe forment, à eux trois, les seuls ornements de celle ville. La population ne dépasse guère deux mille cenl habitants, dont quatre cents Tatars qui y ont une mosquée. A côté de la ville se trouvent les ruines d'un vieux château. (Voyez t. 1, page 2G1.) A 8 milles au sud-est de Nowogrodek on rencontre la ville de Nieswiez, dont la place principale, le marché, est entourée de beaux magasins en briques. L'église paroissiale possède des belles peintures à fresque, et conserve les superbes sarcophages de la famille Radziwill, qui est propriétaire de Nieswiez. Les ruines de l'église et du cloître des Jésuites gisent ù côté de cette église; plus loin, on rencontre l'église des Dominicains, le couvent des Bénédictines, l'église gréco-russe, et deux tempies israélites,dont l'un appartient à la secte des Karaïtes. Le plus bel édifice de Nieswiez est le magnifique château de Radziwill, entouré de fossés remplis d'eau; sa forme est quadrangulaire, ses parvis sont de marbre noir, et son fronton porte cette inscription vai\leu&e:Vanilasvanitaiis,etomniavanitas. A quelque distance de ce château, on aperçoit YÀlùa, beau jardin anglais, qui a 3 milles et demi d'enceinte. Ce jardin est accidenté par des chaussées, des canaux, des maisons agrestes,des kiosques, des moulins, des chaumières, etc. Le palais du jardin est en ruines. Sluçk, distante de 8 milles de Nieswiez, ville autrefois manufacturière et fortifiée, n'est citée aujourd'hui que comme le séjour d'un grand nombre de prolestants, ce qui fait dire qu'ils ont choisi cette ville pour leur capitale en Litvanie. L'église paroissiale de Sluçk est un ancien monument construit en bois de mélèze. La ténacité des poutres de cette église a inspiré au bedeau de l'endroit ces deux vers qui sont devenus proverbiaux parmi les catholiques : Starsza Slucka fara Niz Kahvinska wiara. Ce qui donne mol à mot : L'église paroissiale de Sluçk est plus ancienne Que la foi Calvinienne. Slonim, ville bien bâtie, et qui possède sept églises et quelques maisons en briques, fut jadis le théâtre où le grand-général de Litvanie, Oginski, déploya un si grand luxe. Une des fantaisies vraiment royales de ce noble polonais fut d'entretenir une troupe d'artistes, comédiens, musiciens et danseurs, qu'il avait choisie parmi ses serfs. Plus tard le propriétaire fit cadeau de ces artistes au roi Stanislas-Auguste qui créait alors notre théâtre national. De cette troupe artistique de serfs affranchis sortirent même des talents de premier ordre. Brzesc, au confluent du Muchawieç avec le Boug, et entourée de marais, est une ville fortifiée qui compte environ huit mille habitants. Le commerce y est entretenu par plus de deux cents marchands, dont quinze seulement sont des négociants de première classe. On trouve à Brzesc deux églises et cinquante et une maisons en briques, deux églises et six cent soixante-cinq maisons en bois ; deux fabriques, cent cinquante-sept magasins et cent vingt cabarets. Brzesc déjà fortifiée depuis quelques années, va devenir une place forte de premier ordre. On raconte que l'empereur Alexandre demandant un jour à Kosciuszko, avec lequel il se rencontra à Paris, quelles étaient les villes qu'il faudrait convertir en forteresses contre l'ennemi, le héros de l'indépendance lui ayant indiqué Brzesc, Alexandre étonné répliqua : « Mais contre qui donc fortifier Brzesc? — Contre les Moskovites, sire, s répondit Kosciuszko. Cette réponse coupa court à l'entretien. Le successeur d'Alexandre fortifie Brzesc contre les Polonais. Terespol, petite ville située en face de Brzesc, est de création nouvelle, et bâtie dans le goût moderne. On y compte environ quinze cents habitants. C'est un des entrepôts de la douane du royaume de Pologne. Pinsk, sur la Pina, à 26 milles à l'est de Brzesc, au milieu des marais auxquels elle a donné son nom, est une petite ville qui reste toujours un bourg boueux et malsain. C'est ici qu'on peut se convaincre de l'ordre qui préside à l'administration moskovite : les chemins qui conduisent à Pinsk sont défoncés, ce bourg lui-même n'est pas pavé, bien que cependant on lève de fréquentes taxes pour l'entretien de la cité. Les maisons, pour la plupart construites en bois, sont placées sans régularité; quelques édifices et quelques maisons riches de particuliers ornent seuls la place. Pinsk, dans le xive siècle, était gouverné par un prince indépendant, qui habitait un château dont les ruines n'ont pas môme laissé de vestiges. On n'y remarque plus aujourd'hui que quelques églises, dont la principale, qui appartenait aux Jésuites, est située sur une hauteur. Pinsk est le centre du commerce des ports de la mer Noire et des provinces du grand-duché de Litvanie; c'est l'entrepôt où se déposent et s'échangent les blés, l'eau-de-vie, le bois, le sel, les denrées coloniales et de l'Europe méridionale qui arrivent par Odessa. Le commerce, malgré une apparente activité, est languissant â Pinsk; il ne peut être comparé à celui qu'il faisait dans le xvne siècle, époque où les négociants de Pinsk commerçaient à la fois avec Breslau, Dantzig et Moskou (1). En tournant nos yeux vers le nord, nous découvrons la forteresse de Bobruysk, nulle par ses édifices, mais importante par les travaux de (l;Le duché de Pinsk était au xive siècle gouverné parNa-H'mund, fils de Gcdymin, prince de cette contrée ; il embrassait alors les pays de Mozyr, de Pinsk et de la Polésie wolhynicnne. Narymund laissa le duché a son fils Nary-ttund II mort en 1340. En 1386, Narymund III jura hom-mage et fidélité aux ducs de Litvanie dans le congrès de Luçk-Après la mort de ce dernier le duché de Pinsk fut fondu dans le grand-duché de Litvanie. défense exécutés de 1810 à 1812, et améliores de nos jours. Cette forteresse est située à l'embouchure de la Bobruya dans la Berezyna. Minsk, jadis capitale d'une principauté immédiate, plus tard capitale du palatinat, et actuellement du gouvernement du même nom, est assise sur les bords de la Swislocza, et se divise en deux parties : partie basse et partie haute. La partie haute est remarquable par sa propreté, la beauté de sa position et de ses édifices. En première ligne on doit placer l'hôtel du gouverneur, le gymnase ou collège, la salle de bals, l'Hôtel-de-Ville et les magasins. La ville est pavée et possède un jardin public sur les bords de la Swislocza. La population se monte à quinze mille âmes. On trouve à Minsk dix églises catholiques avec six cloîtres et trois couvents, quatre églises gréco-russes et une synagogue. C'est dans cette ville qu'en 1812, le maréchal Davoust, se trouvant, pendant l'office, dans la cathedralo remplie alors de fidèles, s'écria en polonais xlest Polska, test! Niech zyie wielki i niezwyciezony Napoléon: ( c La Pologne existe, oui, elle existe ; vive le grand, l'invincible Napoléon !») La foule répéta avec enthousiasme ces mots, et les voûtes retentirent de mille acclamations..... En 1818, à la Saint-Joseph, on célébra dans la même église un service funèbre pour Kosciuszko; l'enceinte fut comble, on s'agenouillait jusque sur la place. Le lendemain qui suivit cette cérémonie était un jour férié par la cour, on ne vit dans l'église que le petit nombre de fonctionnaires publics. Le peuple n'avait rien à faire là, il n'y vint pas. Cette absence dn public ne fut pas oubliée, et quand en 1855 l'édifice, on ne sut par quel hasard, fut dévoré par le feu, le gouvernement moskovite décréta qu'on élèverait sur la même place un temple gréco-russe... La tyrannie détruit les monuments nationaux, s'empare de la place qu'ils ont occupée ; mais les souvenirs patriotiques ne s'effacent pas du cœur d'un peuple; au contraire, ils s'y enracinent davantage, y deviennent plus forts, plus chers ; pour nous, les souvenirs, n'est-ce pas l'unique bien qui nous reste de la patrie absente? aussi le garderons-nous toujours religieusement. Mohylew sur le Dnieper, à 25 milles à l'est de Minsk, n'était dans le dernier siècle qu'une petite ville dans le palatinat de Msçnlaw, nom d'une autre ville qui n'est à son tour qu'un chef-lieu de district dans le gouvernement de Mohy-\e\v. La succession des lemps a fait que mainte- uant Mohylew mérite plus d'être capitale d'une division territoriale que Mscislaw. Outre son importance commerciale et sa population qui s'élève à vingt et un mille âmes, tandis que la cité déchue ne compte que cinq mille âmes, Mohylew est mieux bâtie, possède un plus grand nombre d'édifices remarquables. On y remarque une place octangulaire ornée de belles maisons, vingt églises, pour la plupart du culte catholique romain et grec-catholique, un temple luthérien, deux synagogues, plusieurs établissements de bienfaisance et d'instruction publique. Un ancien château gît sur la montagne, et protège la cité qui sert de résidence aux évoques grec et latin qui y ont de beaux palais ; l'état-major de l'armée russe y avait aussi ses quartiers. Mohylew commerce avec Riga, Kcenigsberg, Dantzig et Odessa. Sous la domination polonaise, cette ville possédait une fabrique de fusils. Mohylew est mémorable, en 4662, par la défaite des Moskovites que les habitants chassèrent de la ville à l'approche des Polonais ; en 1708, par le passage de Charles XII; et enfin en 1812, par l'entrée des Français, après la victoire de Bychow; ce fut aussi en celte ville, el à la même époque, que fut décidé le fameux renvoi du roi de Westphalie. Witebsk sur la Dzwina et la Witeba, chef-lieu de l'ancien palatinat et actuellement chef-lieu du gouvernement, possède vingt églises et quatre-vingt-quinze maisons en briques, deux mille neuf cent trente maisons et deux églises en bois. De cette ville, ceinte encore de ses anciens murs, onaperçoitle vieux château, quiautrefois lui servait de principal point de défense.Witebsk compte environ quinze mille habitants ; les propriétés et le commerce sont entre les mains des étrangers, Juifs ou Moskovites pour la plupart.On y trouve des fabriques de draps et de cuirs; les foires, le commerce, et surtout la navigation sur la Dzwina, enrichissent cette population de marchands. En 1G23, la population gréco-russe de cette ville,dans un accès de fanatisme, massacra l'archevêque du rite grec-uni, Josaphat Kuncewicz, propagateur de l'union de l'église grecque et de l'église latine.Ce fut à celte époque et à cette occasion que Witebsk perdit ses privilèges, qui lui furent rendus un peu plus tard par le roi Wladislas IV, en récompense de la fidélité dont elle donna des preuves pendant la guerre avec lesMoskovites. Poloçk, située à l'embouchure de laPolotadans la Dzwina, était avant les partages chef-lieu du palatinat de Poloçk;de nos jours c'est un chef-lieu d'un district du gouvernement de Witebsk; l'archevêque du rite grec-uni y réside.Celte ville, qui est entourée de murs, qui est défendue par deux châteaux construits par le roi Etienne Batory, possède une belle place avec des maisons en briques, plusieurs églises ; elle compte neuf mille habitants. — L'ancien collège des Jésuites lient le premier rang parmi les édifices. Dunaborg, capitale de la Livonie polonaise, est aujourd'hui un chef-lieu de district dans le gouvernement de Witebsk. On considère cette ville comme une place forte de grande importance; excepté les établissements militaires, toutes les maisons sont en bois. Dunaborg possède deux églises catholiques,une grecque et une synagogue. On y compte environ quatre mille habitanis. Nitawa (Mittau), capitale de la Kourlande, est assise sur les bords de la rivière l'Aa kour-landaise, dans une plaine sablonneuse. Ses maisons sont en briques et en bois; la partie la mieux bâtie est la place du marché. On cite parmi les édifices: la salle des spectacles, la maison de Casino, dit Club, la maison de provisions, l'hôpital, la maison de détention, l'hospice des aliénés, les églises luthérienne, grecque, calviniste, catholique et une synagogue. Le gymnase académique possède un observatoire et une bibliothèque composée de vingt-cinq mille volumes. Plusieurs habilantssont propriétaires de galeries de tableaux; il existe à Nitawa deux sociétés savantes : une s'occupe des arts et de la littérature; l'autre, appelée Musée et Athénée, est spécialement consacrée à la recherche et à la conservation des antiquités kourlandaises. Les habitants, mélangés d'Allemands, de Juifs, de Moskovites, de Polonais et de Lettons, sont au nombre de douze mille. — Le château ducal de Nitawa conserve dans ses caveaux les dépouilles mortelles des souverains de celte province ; c'est dans cette ville que Louis XVIII passa quelque temps de son exil. Baldona, à 8 milles et à l'est de Nitawa, est composé de jolies maisonnettes, qui reçoivent de nombreux visiteurs pendant la saison des bains. Piltyn, misérable bourg situé sur les bords de la Windawa, n'est célèbre dans les siècles passés que comme propriété des évoques de celte contrée, et par les interminables contestations qui s'élevèrent entre les divers maîtres qui le vendirent ou l'achetèrent. Windawa ou Wùidau, port de mer, ville ancienne et commerçante, ne compte maintenant que deux mille habitants. Le port est bon et peut contenir et servir, non-seulement à appareiller des navires marchands, mais même des vaisseaux de guerre. Jadis celte ville possédait un beau chantier de construction de marine. —Windawa est défendu par un château construit par les chevaliers teutons. Goldynga, en lettonie.n Kuldiga, est la seule ville qui puisse, en Kourlande, disputer d'ancienneté avec Windawa ; nous lisons dans une chronique que son privilège de cité date de 1355. Son château, de nos jours en ruines, fut longtemps la principale résidence d'un commandeur de l'ordre des Teutons. Busching cite cette ville comme une des plus commerçantes et des plus importantes de la Kourlande ; dans le moyen âge, les ducs, prctend-il, y séjournèrent quelquefois. C'est aujourd'hui le chef-lieu du district; elle possède deux églises, une catholique el une luthérienne, et compte quinze cents habitants. Lipawa (Libau), ville maritime, possède un port qui, quoique moins spacieux que celui de Windawa, est cependant assez commode ; cependant les petits navires peuvent seuls y charger. Les privilèges de cité de Lipawa datent de 1625. Cette ville, qui est bien bâtie, renferme deux églises luthériennes, un temple des Calvinistes et une église catholique ; un gymnase, Une maison de travail, une salle de spectacle et cinq mille habitants. Le chélif bourg de Ileiligcn-Aa, sur la rivière bles et de marais, est un bourg comptant à peine quelques centaines de Juifs; une ligne de douanes fronlières très-importante et la roule de Prusse y aboutissent. Après ce rapide aperçu des principaux points du pays que nous décrivons, il nous reste à dire quelques mots sur certaines villes de moins d'importance. Les souvenirs historiques qui se rattachent à leur établissement, ou les événements graves qui s'y sont passés, nous font un devoir de les mentionner ici. En quittant Polonga, nous rencontrons d'abord Miednih ou Wornie, fondée par Witold en 1415; ville où Jageilon, uprès avoir introduit le christianisme en Samogitie, inaugura le premier évôché. Le chapitre y réside encore de nos jours. Les descendants de la famille de Giédroyç y sont depuis des siècles en possession de la dignité d'évêque. La ville à'Eyragola, également en Samogitie, connue dès l'époque païenne, est célèbre par la naissance de Wilenès, fondateur de la famille de Jageilon. Ses excellentes distilleries d'eau-de-vie sont très-estimées. Iurborg, sur le Niémen, dans les traditions antiques est toujours le théâtre obligé des combats des chevaliers teutons contre les Liivaniens. En passant le Niémen, dans les arrondissements du palatinat d'Augustow, nous trouvons plusieurs villes bien bâties, et des campagnes d'un plus pittoresque aspect que celles situées au delà du fleuve. Nous citerons seulement les villes de Wladyslawow, Maryampoi, Kalwarya, du même nom, se trouvait jadis situé au point i Scyny ,Augustow etSttwa^xLacampagnedcI/os de partage entre la Kourlande et la Samogitie. Ileiligen-Aa eut jusqu'au commencement du xviuc siècle un port commode et praticable ; à cette époque de l'invasion des Suédois, Charles XIÏ, leur roi, ordonna de combler la rade, et ruina ainsi ce bourg. Polonga, ville de Samogitie, subit le même désastre. Ces deux villes sont aujourd'hui comprises dans le gouvernement de Kourlande, ce qui est une preuve de la défiance du cabinet moskovite à l'égard de la population de la Samogitie. En éloignant celle-ci de la mer, on a pensé sans doute lui couper ses moyens de défense et d insurrection ; mais en vain : on a vu dans la dernière guerre combien sur ce point la frontière était fictive. Les bâtiments qui s'approcheront de Polonga auront toujours la population samogi-ticnne pour eux, s'ils viennent dans l'intérêt de la Pologne. Polonga, aujourd'hui entouré de sa- puda est renommée pur son beau parc, son magnifique palais, oit ions les produits des arts et les commodités delà vie se trouvent réunis. Wi-gry, couvent situé au milieu d'un lac, fait goûter les charmes de la solitude et de la méditation. Punie, sur la rive droite du Niémen, est célèbre par une tradition qui a beaucoup de ressemblance avec celle de Numance. En 1556, les chevaliers teutons ayant assiégé celte place, et la population païenne, après une longue et courageuse résistance, se voyant à toute extrémité, connaissant les excès et les vengeances de cet ordre implacable, se résolut à périr on engloutissant avec elle ses richesses, ses provisions et jusqu'à ses archives. En effet, la flamme détruisit ce «pie le fer avait laissé de cadavresetde décombres; tout fut massacré dans celle malheureuse ville ; vieillards, femmes et enfants périrent de la main même de leurs pères, de leurs maris et de leurs fils. Lorsque les chevaliers teutons entrèrent en triomphateurs dans cette ville fumante, le dernier soldat de Punie exhalait son dernier soupir !.. (Voy. Koialowicz, p. 500.) Un événement aussilugubre, mais plus atroce, se retrace à nos yeux en entrant dans la petite ville iV Oszmiana, non loin de Wilna. C'est là que les hordes barbares de l'Asie assouvirent leur rage en massacrant, en 1851, les habitants sans armes qui tombèrent en leur pouvoir; ni la sainteté de l'église où ces malheureux citoyens s'étaient retirés, ni la voix du prêtre, ui la vue des choses sacrées, rien n'arrêta leur bras homicide. Tout périt parle glaive, la ville fut pillée, el les Circassiens portèrent le lendemain sur les marchés de Wilna les oreilles coupées des femmes avec des boucles d'or ; des Juifs seuls pouvaient acheter, tout fut vendu!... Quelques particuliers conservent encore ces reliques. La force nous manque pour nommer toutes les villes et tous les villages que le fer du tzar a décimés, toutes les contrées qu'd a dévastées. Fuyons ces tristes souvenirs et retournons, pour nous en distraire, à noire description géographique. Les anciens duchés de Litvanie et de Kourlande constituent de nos jours, comme nous l'avons déjà dit plus haut, sept gouvernements dans l'empire de Russie, et la plus grande partie dupalatinatd'Augustow dansle royaume actuelde Pologne. Voici la dénomination de ces sept gouvernements, avec leur étendue en milles carrés, le nombre absolu des habitants et la population relative à un mille carré. Llendue en Gouvernement. milles carie'j Kourlande. . . . 475 Witebsk..... 778 Mohylew..... 824 Minsk...... 1-983 Topuialion absolue. relative. Grodno. i70 Wilna....... Augustow(l). . . 251 503,010 702,206 802,108 955,7 14 761,880 1,315,781 577,556 1,058 825 978 811 1,556 1.152 1,505 6,045 5,418,515 7,897 D'après le dernier chiffre, nous voyons que la population de la Litvanie est clair-semée, qu'elle est loin d'atteindre celle qu'on trouve dans le royaume de Pologne, et que cependant elle est bien plus intense que celle de l'empire de Russie (1) Nous n'y comprenons que les arrondissements qui appartenaient à la Litvanie ; ce sont ceux de Seyny, de Kal-warja et de Maryampol. en général, où on ne trouve (en Europe) que 587 individus par mille carré. Ces chiffres prouvent jusqu'à l'évidence que la Litvanie se ressent un peu de l'ancienne prospérité de sa mère-patrie, mais aussi qu'elle reste accablée sous la verge de fer de sa maîtresse actuelle. Avant d'opérer le démembrement des gouvernements actuels pour en reconstituer la Litvanie d'autrefois, posons ici les villes de district, qui nous démontreront les divisions administratives. En Kourlande : Nitawa, Bausk, Fricderich-stadt, llukszta, Grobin, Hasenpot, Goldynga, Windawa, Talcen, ïukum. Dans le gouvernement de Witebsk : Witebsk, Suraz, Grodek, Newel, Siebez, Lucyn, Rzezy-ca, Dunabourg, Dryssa, Poloçk, Lepel. Dans le gouvernement de Mohylew: Mohylew, Kopys, Oisza, Sienno, Babinowicze, Mscislaw, Czauszy, Klimowicze, Czerykow, Stary By-chow, Rohaczew, Bieliça. Dans le gouvernement de Minsk : Minsk, Dzisna, Wileyka , Borysow, Ihumen, Bobruysk, Mozyr, Rzeczyca, Sluçk, Pinsk, Dans le gouvernement de Grodno : Grodno, Lida, Nowogrodek, Slonim, Wolkowysk, Pru-zany, Kobryn, Bszesç. Dans le gouvernement de Wilna : Wilna, Kowno, Poniewiez, Wilkomierz, Widze, Swien-ciany, Oszmiana, Rosienie, Telsze, Szawle. Dans le palatinat d'Augustow : Suwalki, Szczu-cin, Seyny, Kalwarya, Maryampol. La Kourlande ancienne embrassait l'étendue actuelle, moins pourtant la ville ci le district de Polonga, qui appartenaient à la Samogitie. Seulement cette province se divisait en duché de Kourlande et en duché de Semgallen ou Semigallie; la première comprenait la partie d'ouest, les capitaineries de Goldynga, deTukum; la Semigallie renfermait les capitaineries de Nitawa, de Scelbourg. Les capitaineries se divisaient en paroisses. Le district de Pillyn fut gouverné à part, sous le nom devêché ou chapitre de Kourlande. Hasenpot, Neuhausen, Sackenhausen, Ambolen, Piltyn, Angermunden, Erwahlen, Dandughen avec le promontoire Domesnas, faisaient partie de ce district. Le duché de Samogitie embrassait 25 districts : Wilkis, Wielona, Eyragola, Jaswony, ïendziagol, Rosienie, Wi-dnkle, Krozki, Korszew, Birzniany, Maly-Dir-wian, Wieszwian, Pogour, Twes, Wielki-Dir-wian, Szawdowo, Telsze, Uzwidy, Retow, Gon-din, Berzan, Zorany, Polongow, Plotele. La ville de Rosienie était considérée comme la capitale de la Samogitie. La rivière de Niewiaza, sur les bords de laquelle on voit la ville de Po-niewiez, séparait la Samogitie de la Litvanie. La Litvanie proprement dite se composait des deux palalinals, savoir: Du palatinat de Wilna, qui comptait cinq dis-tricis : de Wilna, de Lida, d'Oszmiana, de Bra-slaw, de Wîlkomierz; Et du palatinat de Troki, divisé en quatre districts: de Troki, de Grodno, de Kowno, de Ku-piszki. C'est plus de la totalité des trois arrondissements qui entrent dans la composition du palatinat actuel d'Augustow. La Russie noire comprenait les palalinals de Nowogrodek et de Brzesc en Litvanie. Le premier se partageait en trois districts: de Nowogrodek, de Slonim, de Wolkowysk. Le duché de Sluçk, s'étendant sur 900 milles carrés, appartenait à la maison de Radziwill. Le palatinat de Brzesc comprenait les districts de Brzesc et de Pinsk, qui composaient la Polésie. La Russie blanche présentait, les palalinals de Minsk, de Mscislaw, de Smolensk, de Witebsk et de Poloçk. Le palatinat de Minsk était composé des districts de Minsk, de Mozyr et de Rzeczyça. Le palatinat de Smolensk comprenait les districts de Smolensk et de Starodub. Dans le palatinat de Witebsk on trouvait les districts de Witebsk el d'Orsza, Les palatinats de Mscislaw et de Poloçk n'avaient point de districts. La Livonie polonaise ou le palatinat de Livonie est représenté actuellement par les districts de Dunabourg, de Lucyn et de Rzezyça. Ces trois villes étaient également dans le dernier siècle chefs-lieux de districts, mais on y voyait un quatrième district, celui de Plousin, dont le chef-lieu a disparu des cartes géographiques. Le palatinat de Livonie appartenait simultanément au grand-duché de Litvanie et à la couronne (royaume) de Pologne. Après avoir indiqué les principales divisions territoriales, les villes, bourgs et cités de la Litvanie et de ses dépendances, nous allons essayer d'esquisser les diverses physionomies, les différents caractères de ses habitants, interrogeant leur nationalité, leur langue, leur religion, leurs mœurs, leur état social et leur histoire. Resserrés par l'espace qui nous est accordé, nous suppléerons plus tard, par des descriptions particulières, à ce qui manquera dans ce tableau général. § IV.—Population, nationalité, cultes, civilisation, état civil. Les Polonais forment, en Litvanie, la classe la plus puissante, et les Allemands tiennent le même rang en Kourlande ; les uns et les autres sont nobles, et propriétaires exclusifs des biens territoriaux. La race polonaise est décrite à chaque page de cet ouvrage ; nous n'avons donc pas besoin de revenir sur sa nationalité et son caractère. Cependant, quelques traits particuliers aux Polonais de la Litvanie peuvent nous fournir des détails intéressants et surtout instructifs. Nous leur donnerons place immédiatement. Les habitants de la Litvanie qui portent actuellement le nom de Polonais dans cette province, n'ont adopté ce titre que bien longtemps après leur conversion au christianisme. En effet, pendant les deux siècles qui suivirent cette époque mémorable, on vit encore les nobles li(-vaniens garder, malgré l'adoption successive de la langue et des mœurs polonaises, quelques nuances de leur caractère primitif ; c'est ainsi que leur ardent désir de domination absolue sur leurs serfs et sur la petite noblesse excitait souvent des contestations, des querelles, entre les deux nations, et faillit quelquefois même séparer en deux familles deux peuples qui, plus tard, se fondirent tellement par les mœurs, la langue et les lois, qu'il sembla que tous deux avaient eu le même berceau. L'amour de la patrie et de l'indépendance vint embraser le Litvanien comme le Polonais, et soudain ces deux vertus des nations soudèrent les liens qui unissaient le peuple apôtre au peuple néophyte. A peine la Mos-kovie menaça-t-elle les provinces litvaniennes, que les chefs des deux nations, oubliant leurs querelles, leurs intérêts propres, se réunirent pour repousser l'ennemi commun. Le sang qui se mêla alors sur les champs de bataille fit disparaître les nuances qui séparaient le caractère des uns et des autres, ù tel point que ni triomphes ni désastres ne purent diviser les intérêts de la Litvanie et de la Pologne. Sans doute la Litvanie, sans la mère-patrie, n'était ni assez puissante ni assez riche pour résister seule à la domination moskovite ; mais elle pouvait devenir une province de ce vaste empire, ses habitants pouvaient, après avoir porté le nom de Polonais, porter le nom de Pusses. La Litvanie fut plus grande : elle préféra, dans sa reconnaissance pour la Pologne qui lavait jadis civilisée et l'avait associée à ses triomphes, à sa prospérité, accepter avec elle toutes les conséquences de l'insurrection, les persécutions, l'exil et même l'esclavage. Les Allemands nobles de la Kourlande descendent pour la plupart de ces aventureux chevaliers Porte-Glaives qui, repoussés de la Terre-Sainte, se jetèrent surles côtes orientales de la Baltique pour y prêcher la foi chrétienne. Ces petits-enfants de la vieille Allemagne ont conservé parmi eux la langue et les mœurs de leur patrie. Ils ont transplanté dans cette contrée leurs habitudes et leur civilisation. On retrouve encore chez presque tous cette fierté, cette lenteur et cette volonté tenace qui ne cède jamais, qui forment la base du caractère de la noblesse allemande. Autantle noble polonais est aimable, vif et pétulant, autant le chevalier de Kourlande est roide, compassé et calme. En Kourlande et en Litvanie, on voit aussi des bourgeois, des industriels allemands; ils y sont estimés, comme partout ailleurs, pour leur industrieuse activité, leur amour de l'ordre et leur proverbiale probité. La race véritablement lilvanienne, toute composée de paysans, ne dépasse pas les limites des gouvernements de Wilna et de Grodno,elle n'est même prépondérante que dans le premier de ces deux gouvernements.La racelitvanienne se divise encore en deux familles, dont l'une, les Samogi-tiens, forme la souche primitive de toute la nation. Les Litvaniens proprement dits habitent les trois arrondissements du palatinat d'Augustow et le pays qui s'étend entre le Niémen et la Wilia. Les Litvaniens sont encore répandus dans la Prusse orientale, et particulièrement dans la régence de Gumbin. Les Lettons, qui sont de la même race que les Litvaniens, mais qui ont un dialecte à part, habitent les trois districts du gouvernement de Witebsk, qui forment la Livonie polonaise et la Kourlande. Ce sont eux qui forment le peuple du pays. Les Litvaniens et les Lettons sont d'une race primitive, dont l'origine n'est pas encore bien constatée. Leurs traditions, leurs mœurs et leur idiome n'ont rien de commun avec ceux de la race slave ; mais ils approchent des Prussiens primitifs que nous avons décrits dans notre article sur la Prusse (Voir t. H, pages 258 à 263 ). La race lilvanienne n'est estimée qu'à un million sept cent mille âmes, dont un million cinq cent mille en Litvanie. La population slave qui habite les campagnes, des sources de la Wilia et du Niémen aux sources du Dnieper et de la Dzwina, et sur toute la vallée septentrionale du Prypeç, porte le nom •incohérent de Russiens blancs au nord, et de Russiens noirs au sud du pays. Leur idiome particulier se rapproche du polonais beaucoup plus que l'idiome du peuple qui habite la Wol-hynie, la Podolie et l'Ukraine. Ils comprennent sans peine le polonais pur, et les sermons de l'église se font pour eux dans cette langue. Dans les temps primitifs, ces deux familles portaient le nom de Dregowiczanie. Après l'invasion des Varègues, on leur appliqua la dénomination générale de Russiens, puis, pour les distinguer, nous ne savons pour quelle raison, on les a nommés Russiens blancs et Russiens noirs. Ces noms, vagues et contraires à l'histoire, se conservent cependant, le premier surtout, encore de nos jours, même dans les actes du gouvernement. Les Tatars de la race mongole, ainsi que les Moskovites, se trouvent en petit nombre comme colons. Les Tatars, depuis le xve siècle, habitent quelques villes et villages, notamment ceux près de Wilna, sur les bords de la rivière de Waka, et dans le district de Brzesc; ils s'occupent particulièrement de la mégisserie. Les Tatars ont pris les habitudes polonaises, et parlent notre lan-•gue; ils sont bons patriotes, et libres de leur condition. Les Moskovites, qui étaient venus chercher en Litvanie un refuge contre les persécutions religieuses de leur clergé orthodoxe, et que l'on nomme Bourlaks, ont conservé leur idiome, mélange du tatare et du slave, leurs mœurs et leur religion, qui diffère en quelques points du culte officiel gréco-russe. Les Juifs forment ici, comme dans les autres parties de la Pologne, plus d'un dixième de la population. Leur caractère, leurs mœurs, sont partout les mêmes. Les habitants de la Litvanie sont partagés en divers cultes. Le catholicisme prédomine dans la masse de la population. Les Polonais, les Litvaniens et les Lettons de la Livonie polonaise appartiennent au culte catholique romain ; les Russiens sont du rite grec-catholique ou grec-uni avec l'Eglise catholique. La noblesse, les bourgeois et les Lettons de la Kourlande professent la religion protestante; ils suivent principale- ment les préceptes de Luther. On trouve encore des protestants dans quelques villes de Litvanie, occupées plus particulièrement de l'industrie et du commerce ; à Sluçk, ils possèdent un gymnase: c'est la capitale des protestants réformés en ■Litvanie. Les Moskovites professent le culte gréco-russe, dont le chef suprême est le tzar; mais une grande partie de cette famille,qui habite les campagnes et compose ce que nous avons appelé les colons, professe un rite qui diffère du rite gréco-russe actuel, et abhorre leurs anciens coreligionnaires, depuis l'introduction de quelques changements dans la profession de foi en faveur du tzar. Les Russes de la nouvelle création les appellent anciens croyants,hérétiques, etc. Après le catholicisme, c'est le judaïsme qui compte le plus de sectateurs. La religion, mahométane est professée parles Tatars. L'instruction en Litvanie n'est répandue que parmi la noblesse, et quelque peu dans la bourgeoisie. Le peuple, les paysans, ne reçoivent aucune éducation, les préceptes de leurs diverses religions leur servant seuls de guides. Toute la lit-.lérature cjc ceLle province est essentiellementpo-huiaise et cultivant cette langue. La langue allemande prédomine en Kourlande. La langue moskovite est employée comme officielle dans les cours judiciaires et administrativement, surtout depuis 1831. Les actes publics sont écrits en polonais et en russe, afin qu'on ne puisse arguer d'ignorance. Aucun établissement scientifique pour l'instruction générale ne se fait plus remarquer en Litvanie. L'Université de Wilna, qui rendit des services m éminents aux sciences et à la civilisation de ce pays, fut supprimée parla haine aveugle de l'empereur Nicolas après la guerre de. i851. 11 n'existe plus à Wilna qu'une Académie des sciences médicales et une Académie de théologie catholique. Les nombreuses et riches collections, les bibliothèqnesdont cette ville était si pourvue, ont été supprimées ettranspor-tées à Kiiow, Kharkow et Saint-Pétersbourg. L'Université de Wilna, qui existait depuis deux cesil soixante ans (elle date de 1579), est céîèbre Par les hommes illustres qu'elle fournit à la Pologne; sa dernière époque est surtout remarquable, tant par les savants qui y professaient h\s sciences que par les étudiants qui la fréquentaient cl qui s'inspiraient à cette source sacrée de l'amour de la patrie et des lumières. L'instruction secondaire en Litvanie semble plutôt élevée dans le but d'abrutir les hommes, TOME III. d'éteindre leur intelligence, de les dénationaliser, que d'en faire les citoyens d'un Etat civilisé. Tous les établissements d'éducation, dont le gouvernement moskovite limita le nombre, ont pour règle d'inculquer à leurs élèves les usages, les lois, la religion russe, mais surtout le culte, le dévouement au tzar et à sa famille. Un ukase défend même aux propriétaires litvaniens d'instituer à leurs frais des écoles mutuelles pour les paysans; l'ukase ajoute qu'aucune éducation ne doit être accordée aux serfs : « cela dépasserait leur condition, pourrait sus-» citer des idées incompatibles avec leur état. » Le catéchisme qu'on a fait rédiger à Moscou pour les provinces polonaises en 1852, nous démontre cette tendance. L'ancien duché de Litvanie, dans ses limites actuelles, forme un arrondissement universitaire qui porte le nom d'arrondissement de Russie-Blanche, nouvelle dérision de la nationalité de ce pays. On y trouve en tout treize gymnases ou collèges, trente collèges inférieurs, quarante-neul pensionnats privés et cent quarante-deux écoles paroissiales ou primaires dans les petites villes, en tout deux cent trente-quatre écoles, étonne mille cinq cent trente élèves; c'est une école par vingt-quatre milles carrés, et un écolier par trois cent quatre-vingt-quinze habitants! Sur soixante-dix-neuf enfants,un à peine reçoit quelque instruction. Un journal officiel quotidien est publié en russe et en polonais à Wilna; un autre s'imprime à Saint-Pétersbourg ; ce dernier, qui paraîtdeux fois par semaine, est rédigé en polonais; il prend le litre de Gazette officielle du royaume de Pologne, quoiqu'il semble cependant plusparticulière-ment destiné à la Litvanie ; il est dirigé par deur. hommes de lettres de cette province. Quelques brochures littéraires en polonais se produisent de temps à autre; deux ou trois libraires suffisent, à Wilna, au commerce des livres; les rares ouvrages qu'impriment les presses polonaises de Wilna et de Saint-Pétersbourg ne sont pour la plupart que des nouvelles et des romans qui, par le temps qui court, ont encore quelque mérite; puis, dans la littérature vulgaire, quelques idylles, des chansons, qui n'ont leur charme que pour cette province. Elles sont fraîches et sombres comme le sol de ce pays; la plainte y prédomine. La Kourlande possède soixante-douze écoles et environ dix-huit cents élèves, ce qui donne plus d'une école par 6 milles carrés et un élève par deux cent quatre-vingts habitants. L'éducation est plus 126 répandue et mieux distribuée en Kourlande qu'en Litvanie; là aussi cependant l'instruction publique se ressent de l'influence moskovite. Il y a un gymnase supérieur à Nitawa; jadis c'était un collège académique. L'Université de Dorpat régente la Kourlande sous les rapports des sciences et de la littérature, qui y est allemande. A Nitawa, on trouve deux sociétés savantes; plusieurs journaux en langues allemande et lettone paraissent sur divers points; ils s'occupent de littérature, d'antiquités et d'industrie. La politique est proscrite par la censure. L'état social de la Litvanie répond sous tous les rapports à celui de l'empire russe; ce qui y est resté des franchises et des immunités de l'ancienne constitution polonaise est impitoyablement supprimé. Les habitants sont divisés en nobles, en bourgeois et en paysans libres et serfs. La noblesse comprend toute la haute noblesse, les propriétaires territoriaux et toute cette petite noblesse polonaise qui, pauvre et souvent sans asile,fut jadisl égale des plus puissants sénateurs, et balança avec eux les destins du pays. La haute noblesse est exempte de la capitation et de tout autre impôt, du service militaire et des peines corporelles; elle n'a d'autres charges que de remplir les fonctions de juges, de maréchaux de noblesse dans les districts des divers gouvernements, et de pressurer les paysans qu'elle possède, au profit du trésor, fournir le nombre de recrues que l'ordre impérial appelle sous les drapeaux moskovites. La noblesse kourlandaise jouit des mêmes privilégesque la noblesse litvanienne; mais tandis que la seconde s'isole de l'administration et évite le service militaire russe, la noblesse kourlandaise, au contraire, postule les hauts rangs de l'armée et les hauts emplois des services publics. Nous ne voulons pas nous porter juges entre deux manières de voir et d'agir si opposées; toutefois, nous devons remarquer que cet empressement d'obtenir des grades et des fonctions auprès de l'empereur prouve chez les nobles kourlandais peu d'indépendance. Les Juifs constituent la petite bourgeoisie en Pologne et en Litvanie; expulsés du fond de la Moskovie, on les tolère dans les provinces polonaises. Leur cupidité, accompagnée de mauvaise foi et de lâcheté, les rend des instruments ser-viles de la domination étrangère. Cependant, malgré les services rendus, ils sont en haine aux Russes, qui les oppriment, les dépouillent et les poursuivent comme des bêtes fauves, dès qu'ils n'en ont plus besoin. On les force de faire le service militaire, on les impose à toute occasion; les fonctionnaires moskovites se permettent à leur égard toutes sortes d'exactions, et sans qu'ils osent jamais réclamer, pas même se plaindre aux hauts fonctionnaires russes : ils savent que ce serait s'attirer pis encore. Autant les Moskovites sont prévenants auprès de la haute noblesse polonaise, autant ils sont durs, insolents avecles Juifs polonais; mais qu'importe à ceux-ci, s'ils obtiennent ce qu'ils cherchent, de l'argent, ce qui est tout pour eux? Les Juifs sont ordinairement marchands trafiquants de la deuxième et troisième classe ; rarement ils s'occupent des métiers. Tout travail mécanique leur répugne. Ils paient la capitation, fournissent des recrues à l'armée et supportent toutes les charges du métier qu'ils embrassent. La haute bourgeoisie est composée des marchands de la première classe, Allemands pour la plupart, qui déclarent un capital de 10,000 à 50,000 roubles, et paient un impôt relatif, ainsi que des bourgeois exerçant des professions libérales, tels que littérateurs, avocats. Cette classe porte épée, est exempte du service militaire, et ne peut subir de punitions corporelles. Toute fonction publique ou grade militaire donne quelques privilèges ou exemptions qui se rapportent toujours aux trois faits principaux : la capitation, le service militaire et la punition corporelle. Les paysans sont considérés comme de vrais serfs en Russie; ils supportent toutes les charges et n'ont aucun droit. Les provinces polonaises ayant été déclarées réintégrées à l'empire de Russie, ses paysans ont dû subir le même sort que les paysans russes. Sans doute les paysans, en Pologne et en Litvanie, ne jouissaient, sous la république, d'aucun droit politique ; sans doute ils étaient obligés à des corvées injustes, onéreuses, puisque ces corvées n'étaient autre chose que la rente exorbitante du prix arbitrairement fixé pour l'exploitation du terrain cédé à leurs propres besoins ; sans doute des exactions de toutes sortes pesaient sur cette classe malheureuse ; mais ces abus n'étaient pas exclusifs à la Pologne ; on les rencontrait encore dans beaucoup d'autres pays, en Allemagne, en Hongrie, en Autriche, en Bohême; il en restait encore des traces en France, en Italie. Cependant, la constitution du 5 mai 1791 vint garantir au peuple des campagnes la protection de la loi, c'est-à-dire que ce pacte national posa en principe que désormais le paysan ne serait plus considéré comme un esclave, comme un jouet soumis au caprice, à la volonté du possesseur du sol, mais bien comme un citoyen avec des franchises restreintes, pouvant traiter avec le seigneur foncier des conditions pour l'exploitation de son terrain. Par le fameux manifeste daté du camp de Polanieç, du 7 mai 1794, Kosciuszko institua des comités pour veiller à la sûreté et an bien-être des paysans, diminua de plus de moitié les jours de corvée, etc., etc. Ce fut ce grand patriote qui porta le premier coup au privilège en signant l'acte qui commença l'émancipation du peuple des campagnes. En un mot, il affranchit le paysan. Plusieurs citoyens suivirent le philanthropique exemple donné par le chef de la nation, et élargirent encore ces dispositions. Quarante ans avant ce changement dans la constitution de l'Etat, Paul Xavier Brzostowski, dans ses biens en Litvanie, à 4 milles au sud de Wilna, sur la Mereczanka, tenta d'émanciper les paysans, les déclara tous libres, leur concéda des terrains et forma la commune libre de Pawlow, qui dura jusqu'en 1795. Cet essai eut un heureux résultat. Les paysans émancipés se montrèrent dignes du bienfait en montrant toutes les qualités nécessaires aux bons citoyens ; travail, patience, dévouement, rien ne leur manqua. Mais l'inique morcellement de la Pologne vint porter un coup mortel à la commune libre de Pawlow, et après vingt-huit ans de durée, la terre de Paul-Xavier Brzostowski fut confisquée, les paysans faits esclaves et donnés en propriété aux chevaliers de Malte par Paul Ier, empereur schismatique, grand-maître de l'Ordre. A la même époque, le même empereur fit faire le recensement de tous les habitants des provinces envahies, et éiabliti'impot par tête de paysan mâle, au lieu de l'impôt qui jadis pesait sur le sol; décréta l'enrôlement forcé des paysans dans l'armée, impôt le plus dur, impôt de sang au profit de l'oppresseur, inconnu aux cultivateurs sous la république, temps où ils n'étaient nullement obligés au service militaire, et ne faisaient aucun service à la guerre ; tandis que la noblesse, à qui fut confiée de tout temps la défense du pays, fut déclarée exempte du service militaire. Ces mesures sont venues détruire tous les germes de civilisation, de prospérité, chez le paysan déclaré serf, sujet, et privé de cette liberté nécessaire au développement de son intelligence, arriérée par tant de siècles d'esclavage, de cette liberté qu'il avait eu tant de peine à obtenir. Partout le cultivateur fut déclaré, par cet ukase impérial, attaché à la terre qu'il cultive, considéré comme une propriété dépendante de cette dernière, et que le possesseur pouvait vendre, qu'il pouvait aliéner, louer, etc. Et en effet, la Banque de Saint-Pétersbourg, sur cette valeur, prête des sommes relatives, non à la force, au bien-être des paysans, mais à la classe de territoire auquel les paysans sont attachés comme un accessoire. Le maître du cultivateur litvanien est obligé de lever la recrue selon la demande du gouvernement, soit de deux, quatre ou huit individus par cinq cents âmes, ce qui veut dire, dans le vocabulaire moskovite, paysans-serfs. Le paysan litvanien paie la capitation selevant, avec les autres redevances, à environ 8 francs par âme; il fait la corvée au propriétaire du territoire, répare les chemins et les ponts, et peut être engagé à la Banque de Saint-Pétersbourg pour une valeur de 250 à 500 f. La femme n'est considérée, dans les actes de vente et de prêt, que comme la moitié de l'âme, et n'est estimée à la Banque que de 125 à 250 fr. Tout ceci n'est point de l'exagération ; c'est la vérité sans commentaires, sans emphase ; et tant d'horreurs sont commises et légalisées tous les jours avec le plus honteux abus î Toutes les tentatives, toutes les supplications de la noblesse polonaise en faveur de l'émancipation, des paysans furent inutiles. Ceux mêmes qui s'étaient mis le plus en avant dans cette noble entreprise eurent à essuyer mille vexations. Au commencement de la guerre de 1831, le premier acte de la révolution fut de déclarer les paysans libres de leur personne; la diète dut même statuer sur leur dotation.On sait la cause qui empêcha l'accomplissement de ces desseins. On se souvient aussi sans doute qu'en 1836 une trentaine de propriétaires territoriaux polonais, proscrits, formèrent à Paris une confédération ayant pour but de faire prendre, par tous les propriétaires de l'ancienne Pologne, l'engagement moral de libérer et de doter les paysans aussitôt que l'occasion se présentera, afin d'unir toutes les forces de la nation pour chasser les communs oppresseurs. Les exigences diplomatiques forcèrent ces citoyens de quitter la France, et de se réfugier en Angleterre. Après cette esquisse de la position dans l'État des paysans en Pologne et en Litvanie; après le récit des efforts réitérés faits pour leur émanci- pation par la noblesse polonaise, nous avons droit d'espérer qu'on n'attribuera plus aux Polonais l'état désastreux et précaire de la classe agricole dans notre pays. Les paysans en Kourlande, depuis 1820, ont les mêmes droits qu'avaient ceux du royaume de Pologne, c'est-à-dire qu'ils sont libres de leurs personnes, mais non propriétaires. Il y a des paysans libres, même dans le duché de Litvanie, mais ils y sont souvent plus malheureux que les serfs; car tandis que le serf.a son maître pour défenseur contre les vexations des employés civils et militaires russes, le paysan libre est obligé de leur payer une rançon, et rarement arrive-t-il qu'on lui rende la justice. Puis, en cas de disette, le serf s'approvisionne de blé dans le grenier de son maître, et de bétail dans ses élables. L'intérêt du maître est de le bien pourvoir, s'il veut que son revenu à lui n'en souffre pas. Le paysan serf n'a rien qui soit à lui, il est vrai, sans le bon vouloir de son propriétaire ; mais le maître, en dotant son esclave, ne fait qu'augmenter son avoir, tandis que le paysan libre est obligé, dans tous les cas de malheur, de subvenir à ses besoins ; personne ne s'intéresse à lui ; personne n'a besoin de lui conserver la vie ou la santé ; il fournit sa recrue à l'armée, et paie le double de capitation. Ce double de capitation est le prix de sa liberté. II ne faut donc pas s'étonner si cet homme sans protection, sans secours, sans connaissances, chargé de plusd'impôts, livré à tous les puissants, lui si faible, exposé à toutes les exigences des fonctionnaires, aux fourberies des Juifs, désire quelquefois comme un bienfait de devenir serf, sollicite d'être esclave pour être protégé et secouru. Telle est cependant l'organisation politique de l'empire de Russie, et par conséquent de la Litvanie, pour le moment une de ses provinces, que la liberté individuelle y devient un fardeau pour le paysan. La bourgeoisie se compose presque en entier des Juifs. Peu d'industrie, beaucoup de trafic, mais non de commerce, voilà l'état des villes et bourgades de la Litvanie. Les bourgeois ne constituent une classe caractéristique que sur les états officiels, car les habitants des villes sont en petit nombre, ce sont les industriels étrangers, quelques petits artisans, enfin, les fonctionnaires d'administrations publiques. La petite noblesse pourrait seule être considérée comme la bourgeoisie, mais non encore dans la rigueur de l'acception du mot. Cette petite noblesse, moitié dans les campagnes, moitié dans les villes, vit ordinairement dans le service, ou afferme les terres de la haute noblesse, espèce de patriciens qui dirigent et emploient ce peuple citoyen. Les gentilshommes pauvres sont, depuis quelques années, en butte aux persécutions moskovites; la dernière guerre a décelé que c'était surtout en elle que repose la nationalité polonaise; que c'est elle qui la vivifie et qui la relève de temps en temps. On appelle aujourd'hui ces nobles odnodworcy, mot russe qui signifie : homme à une habitation. Depuis 1852, le tzar a décelé que les odnodworcy fourniraient la recrue comme les paysans. On saisit facilement le luit de cet ukase; mais c'est en vain; les persécutions et là violence n'ont jamais que mal concouru à l'établissement d'un envahisseur. La haute noblesse, les propriétaires, se distinguent encore par leur patriotisme ; ils constituent la classe la plus puissante et la plus éclairée du pays. Les nobles évitent le service russe, et se retranchent dans les fonctions électives ; mais depuis 4852, le tzar a proclamé qu'aucun noble, dans les provinces polonaises, ne serait apte à une fonction quelconque, s'il n'avait servi pendant un certain temps dans l'intérieur de la Russie comme employé civil, ou dans l'année. C'est un nouveau sacrifie*; imposé à la noblesse, et nous aimons à croire qu'elle raffermira davantage encore l'esprit qui l'anima toujours pour la Pologne et qui constitue son salut. Les nobles polonais sont trop fiers de leur supériorité intellectuelle, de leurs malheurs même, pour vouloir se confondre avec leurs barbares oppresseurs, la valetaille du tzar. § IV. — Esquisse historique de la Litvanie. Il nous est fort difficile de préciser l'époque qui doit servir de point de départ au commencement de l'histoire géographique et politique de la Litvanie. Les diverses branches de la race qui habitait les bords de la mer Baltique, du golfe livonien, à l'embouchure de la Wistule, ne nous fournissent, avant l'apparition dans ces contrées des chevaliers Porte-Glaives, presque pas de matériaux propres à l'histoire. Ce peuple, heu^ reux sans doute avant l'arrivée de ses conquérants, passait son temps dans le repos comme les peuples primitifs, content de son sort, de son obscure félicité, aussi peu soucieux des richesse^ de ses voisins que d'écrire son histoire. Dans les temps qui précédèrent le débarque- ment des chevaliers allemands sur la côte orientale de la Baltique, nous voyons confusément neuf peuples posséder ces rives heureuses jusqu'à cette époque. L'ouest., vers la Wistule, est occupé par les Prussiens, puis les Sudaves eL les ladzvingues. Le Niémen sépare ces trois familles, des Samo-Qitiens, les plus forts de la race, ceux qui occupent les pays entre la mer et la rivière Nie-wiaza. Les Litvaniens, à l'est de la Niewiaza, s'étendent vers les sources de la Wilia, et ont Pour voisins les peuples slaves : les Dregotcitza-n*e vers le Prypeç, les Radymicxance et les krywiczanie vers l'est, et les Polocxanie à l'est-"Ord. Le nord est habité par les Kourons et les Setngalles, de la même race que les Litvaniens. En s'approchant delaD-ZMnna, eten la dépassant bien loin au nord, vers l'Estonie, onrenconire le&Let-lons, qui semblent"être les porte-noms de toute la souche est-baltique. C'est ainsi que la nomment quelques savants nationaux et étrangers. Là se bornent nos vagues notions sur la race l'tvanicnne ou lettone. D'où ce peuple vient-il, comment s'est-il établi dans ces contrées, quelle est son origine, ses liens de parenté, son organisation intérieure, ses mœurs, ses dieux, voilà ee que nous ne saurions dire avec précision. Nous préférons convenir de notre ignorance sur cette matière que de recourir au vague commode de traditions qui se détruisent, se réfutent l'une 1 autre. Partir des exilés de Rome, de Pompilius, de Palémon, serait beau et aventureux, sans doute, cela prêterait infiniment au pittoresque, à l'héroïque; mais comme tout cela n'est pas clairement démontré par les actes patents qui existent encore de nos jours dans les archives de Kœnigsberg, nous n'adopterons pas ces versions plus que douteuses, et laisserons intact ce passé obscur aux dieux du paganisme et à l'imagination des poètes. Pour nous, l'histoire plus claire et plus vraie de ces peuples commence vers le milieu du xne siècle, lors de l'apparition dans ces contrées du missionnaire Meinhardus, prêtre zélé de Brème, qui plus tard, en 1170, fut sacré évêque de la Livonie. Son successeur, Albert de Buxhoff, chanoine de Brème,ayant imploré du saint Siège la formation d'un corps de milice chrétienne pour guerroyer contre les païens et les forcer à recevoir le baptême, et Rome ayant accédé à cette demande, l'on vit tout à coup l'ordre des chevaliers Porte-Glaives surgir sur les rives de la Baltique. Aussitôt les nouveaux chevaliers, couverts d'un manteau blanc sur lequel brillaient deux glaives rouges en croix, se répandirent dans ces contrées jus-que-ià si paisibles, et c'est par cet emblème, autant que par leurs rapines et leurs cruautés, que l'avènement du christianisme fut annoncé aux populations letiones. Les Litvaniens se firent connaître au monde déjà dans le xie siècle, par la prise, en 1058, de la ville de Braslaw. Kiernus était leur prince, ou Eniaz en dialecte slave, et Kunigas dans leur propre idiome. 11 résidait à Kiernovv, sur la Wilia. Cette ville date de 1040. La chronique des Saxons, dite de Quedlinbourg, mentionne pour la première fois, à l'année 4009, le nom de Lithua. On prétend que dès le xi* siècle, les Litvaniens furent soumis aux princes qui gouvernaient les peuplades slaves à l'est de leur pays. L'époque de la prise de Braslaw, le premier acte de leur émancipation politique, nous les monire commençant à se gouverner eux-mêmes, envahissant à leur tour les domaines de leurs anciens maîtres, combattant bravement contre les cheva-liersPorte-Glaives, l'ordre teuton de Prusse et les duchés russo-slaves, à l'estèt au sud de leurs possessions,et faisantdéjà des excursions en Pologne. On ne trouve, de 1080 à 1200, aucun indice dans les chroniques, des entreprises, des mouvements des Litvaniens. Le nom des princes qui les gouvernèrent en ce temps n'est pas même venu jusqu'à nous. Dans tout un espace de cent vingt ans, nous ne voyons que quatre noms de leurs princes , et encore les noms de Zywibund, de Monlwill, d'Erdzwill et de Wikint sont-ils même incertains. Lors de l'apparition des chevaliers de Livonie, les Litvaniens et les Iadz-vingues s'élancèrent de Riernow dans la Russie de Haliez, pour chercher un refuge, un sol plus riche et plus à l'abri du glaive des chevaliers. Mais bientôt, repoussés par Daniel, duc de Haliez, ils sont forcés de subir la loi du vainqueur, et de le servir dans ses incursions contre la Pologne. La défaite de ce prince à Zawichost, en 1206, rend la liberté aux Litvaniens, qui se ruent peu après de nouveau sur les Russiens aux environs de Slonim, et sont mis encore une fois en déroute. Les discordes intérieures des princes russes les sauvent. Puis l'invasion des Tatars dans les principautés vient aider la Litvanie à élever sa puissance; cependant nous la voyons,en 1211, attaquer infructueusement les duchés de Smolensk et de Nowgorod. En 1217, ils renouvellent leurs entreprises contre les pays russiens du sud ; on les voit aussi, unissant leurs forces dispersées, se choisir un chef et occuper les pays délaissés par les Tatars dévastateurs. Entrés à Nowogrodek réduite en cendres, ils y bâtissent un château ; puis alors se dirigent vers la Podlachie, le pays de ladzvingues, et occupent successivement Grodno, Brzesc, Drohiczyn. Le pays entre la Wilia et le Prypeç, jusqu'à Mozyr, tombe sous leur domination ; les peuples qui s'y trouvent les accueillent comme des libérateurs, des protecteurs qui les défendront contre les invasions des Tatars. Ces vœux sont accomplis. De ce moment la Litvanie est divisée en Litvanie proprement dite, ou cis-witienne, et en Russie noire ou Litvanie trans-wilienne. Les Talars veulent imposer les Litvaniens comme ils ont pressuré les princes russiens; leurs prétentions sont repoussées, et les victoires des Litvaniens en 1 220,1227 et 1230 reculent les fronlièresde leurs domaines bien au-delà du Dnieper, dans le pays de Czerniéchow et dans la Sévérie, et les barbares de l'Asie sont repoussés par les seuls païens de l'Europe. A l'est, les princes de Litvanie font des conquêtes encore plus importantes : en 1220, Min-gaylo Erdwilowicz s'empare de Poloçk sur la Dzwina. Pinsk, Turow sur le Prypeç, et Nowogrodek tombent au pouvoir des Litvaniens. Le prince de Poloçk, en épousant la princesse de Twer, embrasse la religion chrétienne du rite grec, et devient le premier prince de la race lilvanienne qui s'humilie devant la croix. Ainsi les domaines litvaniens s'étendent de la Dzwina au Prypeç, mais ils sont divisés en plusieurs principautés. Ryngold, premier grand-duc de Litvanie, réunit sous son sceptre ces divers apanages, se déclare souverain, et combat à outrance les princes russiens qui lui disputent ce titre, el meurt enfin en 1238. Mendog, son successeur, soutient bientôt celle souveraineté nouvelle par le fer et le poison; il envoie ses trois fils à la conquête des duchés de Druçk, de Witebsk et de Poloçk. Ceux-ci se convertissent au christianisme ; alors Mendog leur déclare la guerre ; mais, pressé de deux côtés, à l'est par ses propres fils, et au nord par les chevaliers de Livonie, il est forcé de céder; Daniel, roi de Halicz, reprend Nowogrodek ; les chevaliers tentent de déposséder la Litvanie du pays de ladzvingues, de la Samogitie et de la Kourlande, et contraignent les Litvaniens à embrasser le christianisme. En 1250, le pape intervient, et après avoir reçu la promesse de sa conversion, il déclare Mendog roi de Litvanie-En 4254, ce roi reçoit le baptême à Nowogrodek, puis, en 1255, il renonce au christianisme à la suite des intrigues et des dilapidations que se permirent dans ses Etats les chevaliers teutons. La religion catholique est proscrite en Litvanie. En 1261, Mendog, comme roi de Litvanie et de Prusse, à la tête des forces de ces deux nations, dévaste la Livonie, soumise à l'Ordre, laMasovie, les terres de Smolensk, de Czernichow et de Nowgorod-la-Grande ; mais bientôt, en 1262, il tombe sous les coups d'un prince dont il avait violé la femme. Le désordre succéda à sa mort, les princes de sa famille s'arrachent le pouvoir, les assassinats se succèdent, l'anarchie est à son comble. Enfin, en 1290, Wilénès, né à Ey-ragola, de la famille italienne des Césarinsde Colonne, prend les rênes de l'Etat et fait la guerre aux chevaliers teutons de la Prusse et aux Polonais jusqu'en 1515 (1). Avec la mort de Witénès commence une nouvelle ère pour la Litvanie : Ghédymine saisit le sceptre et gouverne le pays, vers 1315 à 1328, en prince grand el vaillant. En 1519, il arrache aux croisés teutons la Samogitie, qu'ils avaient envahie pendant les désordres pour joindre leurs provinces de Prusse et de Livonie. En 1320, ce valeureux prince s'empare de Wlodzimierz, de Luçk, d'Owrucz, de Zytomiorz; il pousse ses excursions vers le midi, et après la défaite des Russiens sur la Piérna, il entre à Kiiow, où le peuple de celte ville le reconnaît pour son prince et souverain. La frontière litvanienne est ainsi reculée jusqu'à Putywl, sur le Sem, à 40 milles à l'est de Kiiow.En 1521,Ghédymine fonde Troki et Wilna; en cette même année finit la trêve avec les Teutons : ils dévastent la Samogitie ; et, par représailles, les Litvaniens tombent sur leurs domaines en Prusse et en Livonie. En 1524, le pape Jean XXU envoie à Ghédymine un évoque in partibus infdelium, pour introduire le christianisme dans le pays sous la domination de ce grand prince. Ghédymine, irritée des iniquités des chevaliers teutons, et se souvenant de la conversion inutile de Mendog, rejette les propositions du saint Siège. En 1325, il entre en liaison intime avec les princes de Masovie et le roi de Pologne; le fils de ce dernier, Kasimir, épouse sa fille Aldona, et Yenceslas, duc de Masovie, (1) Pour compléter ces notions générales sur l'histoirt géographique de la Litvanie, nous renvoyons le lecteur à l'histoire générale de la Pologne à celte époque, traitée dans le premier Yolame, pagei 815-8», 381, etc. contracte mariage avec une autre fille de Ghédymine, nommée Danmila. Les deux fiancées avaient embrassé la foi catholique. On voit par cette double union que Ghédymine n'était pas contraire au christianisme, mais que seulement la rapacité et les intrigues de l'ordre teuton lui semblaient un obstacle à la conversion de son peuple. Pendant tout son règne, il poursuivit le même système : il protégea les chrétiens dans ses Etats, et combattit l'ordre des Teutons. Les catholiques mêmes, reconnaissant ses bonnes intentions, demandèrent souvent la protection de Ghédymine contre la perfidie des Teutons, qui les poursuivaient et les massacraient dans leurs missions évangéliques : l'évêque de Riga se déclara vassal du grand-duc de Litvanie, païen, pour éviter l'oppression de l'ordre. Ghédymine sut profiter habilement de ces mécontentements pour accorder sa protection et faire des alliances contre les maîtres de la Prusse. En 1328, il assista le roi de Pologne dans la guerre en Prusse et dans le Brandebourg. En 1529 et 1550, les guerriers d'Allemagne firent une croisade en Litvanie, brûlèrent Wilna et s'emparèrent de Riga. La lutte se soutint pendant tout le règne de Ghédymine, qui périt enfin en 1538, près du château de Wié-ïona, et pendant celui de ses successeurs Olgherd et Jageilon. Les bords du Niémen furent témoins de ces combats sanglants, où le triomphe de la î°i fut bien plutôt le prétexte que le but de l'ordre des Teutons : la possession de la Samogitie, qui se trouvait entre leurs provinces du nord, et celles de l'ouest, entre la Livonie et la Prusse, fut le véritable appât qui leur fit prendre les armes; car la possession de ce pays les eût rendus maîtres du littoral de la Baltique depuis Dantzig jusqu'à Riga ; ie grand commerce tombait entre leurs mains, et alors peut-être leurs désirs effrénés eussent été satisfaits. Mais les Litvaniens sentirent bien que les trois bouches du Niémen et de la Dzwina devaient leur appartenir, et ils n'épar-Bnerent rien pour repousser les envahissements de l'ordre. Kieystut, fils de Ghédymine, et frère Olgherd, prince régnant, était à leur tète. » un autre côté, vers le midi, la Litvanie eut à Combattre les princes russiens et les Tatars, qui ,nquiétaient leurs possessions sur le Dniéper.Ce-Pendant Olgherd s'empare de Pskow en 1346, et lorce Nowgorod-la-Grande, en 1349, à le reconnaître pour maître. En 1363, il soumet les Ta-ars de Pérékop, protège le prince russien de |Jler; cest à cette occasion, en 1368, 1570 et 13'3, que les Litvaniens visitèrent Moskou en vainqueurs, et établirent la limite de leur frontière à Mozaysk. C'est vers cette époque que la Litvanie arriva à l'apogée de sa puissance ; sa domination s'étendait du pays de Nowgorod à la mer Noire, du Niémen à l'Ugra. Smolensk, Bransk,Starodub, Nowogrod-Siewierski, Kiiow, la Polésie, la Podolie et une partie de la Wolhy-nie, les bouches du Dniester et du Dnieper se trouvaient dans ces limites. ( Voir la carte des possessions polono-litvaniennes, à la page 60 du deuxième volume.) Plus tard, des difficultés s'élevèrent entre les Polonais et les Litvaniens sur la possession de laWolhynie et de la Podolie. Les premiers réclamaient ces provinces comme faisant partie de l'héritagedesducsdeHalicz; les seconds voulaient les conserver à titre de conquête ; Kasimir le Grand, roi de Pologne, fit cesser ce conflit en cédant volontairement la possession momentanée des provinces contestées, en faisant toutefois réserve de ses droits. Ce prince, aussi sage qu'éclairé, dota même quelques princes litvaniens de terres et de châteaux dans la partie de la Wol-hynie qui était restée en sa possession, et prépara par cette disposition habile l'alliance qui devait unir plus tard les deux peuples. En 1586, Jageilon, fils d'OIgherd, unit la Pologne avec la Litvanie, et peu après, la bataille de Griïnwald et Tannenberg, gagnée par les Polonais et les Litvaniens sur l'ordre teuton, vint cimenter l'union des deux nations.Vers ce temps, les Polonais introduisirent dans la Litvanie la religion et la culture occidentale, y établirent la foi et la civilisation européennes ; ce grand acte fut accompli sous les emblèmes de la paix et de la concorde, par le mariage de la belle et noble Hedwige avec le brave et généreux Jageilon. C'est alors que la Litvanie perdit son existence particulière; ses destinées se fondirent avec celles de la Pologne, et il nous est impossible dorénavant de préciser à qui attribuer la perte ou l'acquisition des provinces dans les limites respectives des deux nations unies. Le règne de Jageilon fut vraiment grand, et les limites de ses domaines répondaient à cette grandeur. Le duc de Poméranie, à l'embouchure de l'Oder, et l'hospodar de la Valachie et de la Moldavie se reconnaissaient ses vassaux. Witold, prince de Litvanie, sous l'investiture de Jagel-18n, avec les secours des Polonais, gardait les ter-resconquises de cette nation, imposait des khans à la Crimée, et commandait aux princes des pays russiens au-delà du Dnieper. Pskow et Nowgo- rod étaient aussi sous la protection de la Litvanie. Sous le règne de ce prince, les blés polonais parient des ports des Croisés yers la Baltique et vers la mer Noire, par les navires des ports polonais. Les rois Scandinaves, les khans de Péré-kop, la république de Venise, la Turquie, la Grèce, les rois de Chypre recherchent notre amitié et notre alliance. Ce glorieux état de choses dura tant que vécut Jageilon; les intrigues de l'empereur d'Allemagne et des Croisés ne purent dissoudre l'union contractée en ire les Polonais et les Litvaniens, et la dièle de florodlo, en 1415, proclama de nouveau celle heureuse alliance. (Voir tome II, page 58 et suivantes.) Il y eut bien, il est vrai, quelques contestations pour la possession, en Wolhynie, de Brzesc, de Luçk, de Wlodzimierz, de Braçlaw; mais la diète de Lublin, tenue en 1569, en déclarant, au nom des deux nations, l'union définitive de la Pologne et de la Litvanie, décréta que désormais la Wolhynie, la Podolie et la Kiiovie ( l'Ukraine ) appartiendraient de droit à la Pologne, et que les pays qui s'étendent fin Prypeç à la Dzwina, el du Niémen jusqu'au delà ifii Dnieper septentrional, formeraient le granil-(biché de Litvanie. On a déjà perdu, de ce côté, en 1460, la ville de Pskow; en 1479, Nowogrod-la-Grande; en 1494, Bransk, Slarodub; et Smolensk, en 1514-Toutes ces places furent prises par les Moskovites. Du côté du midi, les Turcs s'emparèrent, en 1484, de Bialygrod (Akerman), à l'embouchure du Dniester, et à celle du Danube, de Kilia, qui appartenait à laWalachic, tributaire de la Pologne. Al'est-midi, les Moskovites surprirenlla Sévcrie, au delà du Dnieper. En revanche de ces pertes cependant nous voyons les frontières polonaises et Iraniennes s'étendre au loin dans le nord du grand-duché ; le grand-maître de l'ordre de Livonie, attaqué par les Moskovites, livre et soumet son pays à l'autorité de la Pologne et de la Litvanie à la fois. Le duché laïque et vassal de Kourlande fut créé pour ce prince. Ce changement remarquable de frontières fut le précurseur des calamités qui fondirent et s'amoncelèrent peu à peu sur les deux pays. Les grands-ducs de Moskovie arment aussitôt contre nous et font tous leurs efforts pour reculer vers l'ouest les limites de leur territoire. Les guerres qui se suivent en 1582, 1600, 1609, 1620, 1633, 1634, 1654, 1660 ont pour objet la reprise ou la défense des frontières du nord et de l'est de la Litvanie. La Livonie, Poloçk, Witebsk, Smolensk, Czernie- chow sont exposées aux assauts des Suédois, des Moskovites et des Polonais. En 1610, Moskou est occupée par les Polonais et les Litvaniens; en 1611, Smolensk est reprise sur les Moskovites; et tous ces faits d'armes, toutes ces victoires se ternissent dans les mainsdébilesde Sigismond III. La fortune commence à retirer ses faveurs; les Polonais sont forcés, en 1612, de quitter Moskou (voir tome II, page 409), mais ils combattent encore avec gloire, et défendent bravement les frontières de la Litvanie. En 1621 les Suédois s'emparent de Riga, et se constituent, en 1629, maîtres de la Livonie, par une trêve de six ans, confirmée par les traités de Stumdorf et d'Oliva en 1635 et 1660. La frontière du nord est reculée sur la Dzwina; une partie de la Livonie reste au pouvoir des Polonais. Wladislas IV, successeur de Sigismond, combat |es Moskovites en 1635, et les force, en 1635, à signer la paix de Wiazma, par laquelle ils reconnaissaient la domination des Polonais à Smolensk, à Siewierz etCzerniéchow. Après la mort de Wladislas, l'insurrection des Kosaks donna occasion aux tzars de se mêler aux affaires de la Pologne et d'envahir la Litvanie ; en 1654, Smolensk lut prise parleurs troupes, et Wilna et Grodno sont tombés dans leur pouvoir. La Samogitie s'est soumise aux Suédois. La paix d'Oliwa avec Charles-Gustave permit de chasser les Moskovites de la Litvanie, mais ils gardèrent toujours Smolensk, et la trêve d'Andruszow, en 1667, leur en adjugea la possession, avec Siewierz el Czernichow conquises par les Polonais, sous les règnes précédents. Mohylew, sur le Dnieper, Mseislaw, Witebsk, Poloçk et la Livonie polonaise furent restituées au grand-duché de Litvanie. Le trailé de Moskou, en 1684, confirma les Moskovites dans leurs prétentions, et la ville de Kiiow leur fut livrée... (Ce trailé se trouve en extrait, dans le second volume de cet ouvrage, page 479 ; nous n'avons donc pas à revenirsur cet acte fatal.) Ici finit notre tâche d'historien ; les événements qui suivent seront traités à leur place; nous ne devons donc ni prévenir ni arrêter leurs développements. L'histoire plus récente et contemporaine de la Litvanie se lie intimement avec celle delà Pologne; il est impossible d'en distraire une seule ligne; leurs destinées sont unies à jamais, el la civilisation chrétienne, qui souffre en gémissant sur les bords de la Wistule, trouve un écho profond et retentissant sur les rives du Niémen, de la Wilia, de la Dzwina et du Dnieper. André Slowaczynski. HISTOIRE. SUITE DE LA QUATRIÈME ÉPOQUE (1587-1105). SUITE DU RÈGNE D'AUGUSTE II. (1097-1705.) Tandis qu'Auguste, instruit par ses disgrâces, semblait enfin chercher dans le naïf enthousiasme des Polonais un salut que n'avaient pu lui assurer ni ses alliances avec le tzar et les princes allemands, ni le nombre et la discipline de son armée saxonne, de nouvelles alarmes étaient venues traverser les généreuses intentions de la république. Dès l'incursion des Turks et des Tatars pendant l'interrègne, Paley, hetman (chef militaire) des Kosaks, autrefois si fidèle à la république, était entré en Ukraine, pillant, brûlant, égorgeant tout sur son passage. Sa nombreuse armée, deux fois battue par le grand général de la couronne Iablonowski, s'était dispersée, en attendant, selon son habitude, que les dissensions intestines de la noblesse, l'oppression exercée contre le culte grec dans ces contrées, et l'insidieuse politique de la Russie, lui fournissent un nouveau prétexte d'invasion. C'était la continuation de ce drame épouvantable qui, provoqué par l'orgueil et l'intolérance des seigneurs russiens sous le règne de Wladislas IV, avait ébranlé les trônes de Kasimir et de Michel Ko-ribut, et devait se dénouer un jour par le massacre de Human sous l'influence de l'impudique Catherine.Certain alors de l'approbation du tzar, sourdement encouragé même par Auguste qui désirait abattre l'indépendance de la noblesse par la terreur, Paley entre en Ukraine, prend d'assaut Biala-Ce.rkiew el Korsun, appelle sous ses drapeaux les paysans schismatiques, et répand l'épouvante et le massacre jusqu'au Dniester. Ce torrent dévastateur, partagé en trois hordes de trente mille sauvages chacune, sous les ordres de Paley, de Siemiaszko et d'Abazyn, TOME III. inonde la Podolie tout entière en brûlant les églises catholiques au nom de la foi grecque, et en exterminant les populations désarmées. Les troupes de la république, commandées alors par le grand général Lubomirski, qui venait de succéder à Iablonowski, se détachent au nombre de douze mille hommes à la rencontre des rebelles, en luent quinze mille à Berdyczow, et dispersent le reste à Niemirow. Abazyn, pris vif, fut supplicié, et plus de soixante mille paysans jetèrent les armes. La noblesse, humanisée par soixante ans d'expérience, n'exerça point de rigueurs contre ces malheureux ; mais elle ne comprit pas, aveugle encore qu'elle était, que l'unique moyen d'arracher à la Russie cet éternel levier de troubles dont se prévalait sans cesse une perfide politique, c'était de s'assimiler les populations schismastiques par leur émancipation religieuse et sociale. Ce sinistre épisode, tombé comme un avertisr sèment d'en haut au milieu des bruyants triomphes du roi de Suède, de la dangereuse amitié du tzar, du bouleversement universel où les inconséquences d'Auguste avaient plongé la république, acheva de désorienter toute logique d'État. Le danger arrivait de tant de parts à la fois, qu'aucun courage ni aucun génie humain n'y pouvaient suffire. L'inertie même, cette dernière ressource des peuples épuisés, mais encore espérant dans l'avenir, s'était déjà compromise dans la confédération de Sandomir, et la nation venait de rompre sa neutralité sans pouvoir déclarer la guerre. L'impuissance au désespoir reniait sa pudeur. Charles en fut pourtant alarmé. Le souvenir de son aïeul Charles-Gustave, si vite chassé par Czarneoki, l'avait accompagné dans ses conquêtes, I et, malgré sa jeunesse et les enchantements d'une 127 fortune trop rapide, à la vérité, pour être durable, il sentait que la possession de quelques places fortes et l'humiliation d'un roi ne lui donnaient ni droit ni prise sur un peuple abattu, mais insaisissable, qui faisait consister son indépendance dans son insouciance. Pour parer donc les effets de la confédération deSandomir, il chercha à s'allier ce qu'il ne pouvait conquérir. Il se rendit à Warsovie pour s'y faire degré ou de force des partisans, etobliger la nationù traiteravec lui. Le comte Piper, premier conseiller de Charles, s'aboucha avec le primat,vrai roi sans titre au milieu de tant de rois sans pouvoir. Mais cet habile prélat, à la fois audacieux et rusé, qui depuis cinq ans se faisait un jeu de tous les sceptres, et dont la politique consistait à ne s'engager sérieusement envers personue afin de se faire rechercher de tous, trouva dans la hauteur du comte Piper un facile prétexte de refus. Ce qui ne put se conclure avec un seul homme se lit bien moins encore avec des assemblées, impuissantes par cela même qu'elles avaient lieu sous les sabres étrangers, et encore plus illégales qu'impuissantes. Ni les simulacres de diètes convoquées dans la capitale et dans les provinces occupées par les Suédois, ni les réunions particulières des seigneurs attachés à leur fortune, ne parvinrent à surmonter les répugnances de la noblesse et du clergé pour un traité quelconque avec le conquérant. L'année 1705 se passa tout entière en vains efforts d'arrangements. Le roi de Suède, fatigué à la lin de ces interminables conciliabules, pendant lesquels Auguste répandait l'esprit de la confédération de Sandomir par toute la Pologne, retourna avec ardeur à son métier de général. Après ayoir défait le maréchal Steinhau à Pultusk, il descendit la Wistule, s'empara successivement de Thorn, de Marien-boutg et d'Elbing, et se répandit de nouveau dans la Grande-Pologne avec les corps d'armée qui sans cesse lui arrivaient par la Baltique. Les Saxons, pourchassés dans tous les sens, se débandaient par toute la Pologne, ravageant les biens des seigneurs attachés ou soupçonnés d'attachement au parti suédois. Malgré cette lâche ingratitude, les Polonais se ralliaient peu à peu autour du roi. A peine les graves alarmes causées par l'invasion des Kosaks se furent-elles calmées, que le sang de la république, reflué du sud au nord, rejaillit sur le diadème de Charles. La noblesse dissipée, mais non vaincue, tomba de toutes parts sur les quartiers suédois, et en six mois de courses obligea les conquérants à se réfugier dans les cinq ou six places dont le roi venait de s'emparer dans la Prusse royale et dans la Posnanie. Vers la fin de 1705, toute la Pologne se trouva inondée de partisans auxquels la confédération de Sandomir servait d'autorité et de drapeau. Parmi cette foule d'hommes hardis, frondeurs infatigables, plus nobles et plus terribles peut-être dans leur obscure carrière que tous les classiques généraux de l'électorat, se lit bientôt remarquer Szmigielski, staroste de Gnèzne. C'était une de ces âmes simples, mais héroïques, auxquelles un sentiment sévère de justice tient lieu de science et de pénétration.Un instinct naturel, puisé dans les traditions républicaines de son pays plutôt que dans l'étude de son siècle, lui inspirait un mépris profond pour toute espèce de royauté ; sa colère batailleuse tombait aussi bien sur le Saxon que sur le Suédois; mais les arrogants triomphes du roi de Suède ne tardèrent pas à offrir un objet de préférence à sa haine jusqu'alors indécise. Sa bravoure et son talent militaire ayant rallié autour de lui trois ou quatre mille de ces gentilshommes inquiets et désespérés qui fuyaient les ruines de leurschaumières, il se mit à parcourir les cantonnements des ennemis, les défit en plus de quinze combats, et porta deux fois la terreur jusque dans les faubourgs de la ville de Posen, centre ordinaire de la puissance militaire, politique et administrative du roi de Suède en Pologne. A la faveur de ces vigoureuses diversions, Auguste, quoique successivement chassé de Warsovie, de Thorn et de Marienbourg, parcourait les autres provinces de la république, et fortifiait tous les jours son autorité sur laSando-mirie, la Krakovie et les terres russic-nnes. Le roi de Suède, voyant toutes ses victoires matérielles neutralisées par la prépondérance morale que l'infortune même donnait à son rival sur un peuple plus facile à émouvoir qu'à éblouir, imagina enfin de combattre Auguste avec ses propres armes. Il remit pour quelque temps sa sanglante épée au fourreau, et s'adressa à l'amour-propre de la noblesse de la Grande-Pologne, comme Auguste s'était adressé à celui de la noblesse de Sandomir. Il fut cette fois-ci servi dans sa politique par l'ambition du palatin de Posen, Leszczynski, comme il l'avait été en 1702 par la vengeance des Sapieha. Leszczynski, chef de la noblesse de la Grande-Pologne, eut bientôt organisé une confédération qui débuta sous les POLO G-NE LÀ POLOGNE, auspices sacrés du salut public et finit par tomber sous la dépendance du conquérant. Cette confédération nouée d'abord à Sroda, petite ville de la Grande-Pologne, ayant répandu au loin son influence à la faveur des armes suédoises, transporta son siège à Warsovie. La nation, qui dans ses plus grands désastres avait jusqu'alors gardé une sortede dignité résignée, mais imposante par son silence môme, allait enfin se flétrir par une guerre civile. La Grande et la Petite-Pologne, sous les enseignes fratricides de Sroda et de Sandomir, allaient se déclarer la guerre pour une cause aussi étrangère à l'une qu'à l'autre, lorsque, pour leur honneur commun, le départ précipité d'Auguste pour la Saxe(2 janvier 1704), désarmant l'une d'elles, donna à l'autre une supériorité qui lui permit de revêtir, sans lutte, tous les caractères d'une majorité triomphante. Cette désertion du roi dans un instant de crise suprême pouvant passer pour une renonciation tacite à la couronne, le primat, toujours ami empressé des pouvoirs absents, se hâta d'accéder a la confédération de Sroda et convoqua une grande assemblée à Warsovie pour le 30 janvier 1704. Le cardinal et les seigneurs du parti suédois y vinrent avec le projet déjà arrêté d'y proclamer l'interrègne, véritable péripétie des ambitions oligarchiques; mais, afin de ne pas effaroucher les naïfs dévouements de la petite noblesse, on déclara, dans les universaux, ne devoir s'y occuper que des besoins administratifs de l'Etat. Dès la premièreséancc cependant,la discussion tomba sur de scandaleuses personnalités. L'influence suédoise se trahit dans tous les discours. Le roi qui, par son départ intempestif, avait délié en un jour tous les efforts si laborieusement réunis en sa faveur, s'y trouva naturellement livré à tous les commentaires de la haine et de la défiance. Le roi de Suède produisit tout à coup les correspondances dans lesquelles Auguste avait lâchement trafiqué avec lui du peuple qui lui avait confie ses destinées. Les aversions déjà légitimées par cette mortelle révélation, furent encore aigries par l'insolente intervention du tzar, qui, par l'organe de son ambassadeur, menaçait la Pologne de sa colère, dans le cas où la république ne se hâterait pas de réparer les outrages laits par elle à l'allié de Sa Majesté moscovite. Les insultes politiques ont cela de favorable îl« patriotisme, qu'elles rallient et ennoblissent les factions. Lu confédération commencée sous le triste drapeau de la domination suédoise, se po- ol pularisa par les ennemis mêmes qu'elle s'était créés. La nation, la voyant l'objet de la haine moscovite, l'appuya de ses transports, et, dans le délire de sa sainte indignation, la Pologne sembla se soulever tout entière contre le prince léger qui n'avait su ni respecter sa volonté dans les jours de paix, ni se fier à son amour dans les jours de malheurs. Considérant son départ pour la Saxe comme un retour à ses manies d'alliance j avec les princes d'Allemagne contre les intérêts de la république, elle déclara, le 15 février, par l'organe de la confédération, que le sërènissime Auguste II, duc de Saxe, n'ayant point gardé les lois et droits à la conservation desquels il s'était engagé par les pacta conventa, la république se trouvait déliée de toute obéissance à son égard, et reprenait en main la justice distributive et vindicative qu'elle lui avait confiée. L'interrègne tant désiré par les seigneurs de la Grande-Pologne fut enfin proclamé, à la grande satisfaction du roi de Suède, qui, en souverain absolu, ne comprenait pas combien l'asservissement de la confédération ôtait d'importance à ses décrets. Ce monarque, essentiellement destructeur, n'avait d'ailleurs encore aucun successeur à donner à son rival détrôné. De vagues conjectures lui attribuaient le dessein de rendre le sceptre à la postérité de Sobieski ; d'autres citaient, mais tout bas, le fameux prince Sapieha, qui avait ouvert aux Suédois les portes de la Litvanie. Le vieux prince Lubomirski, grand général de la couronne, fortement appuyé par le primat (sans doute parce que sa vieillesse promettait un règne bénin et surtout un prompt interrègne), rivalisait seul de prétentions avec Sapieha. Auguste n'eut pas plutôt vent de ce qui se tramait contre lui à Warsovie, que, selon l'erreur des souverains absolus, toujours enclins à attribuer aux personnes ce qui n'est que l'inévitable conséquence des événements, il s'en prit aux princes Sobieski, Jacques et Constantin, voyageant alors paisiblement en Saxe pour leur agrément particulier. Trente cavaliers, envoyés par ordre du roi, les arrêtèrent nan loin de Breslaw, elles conduisirent, comme prisonniers d'Etat, dans la forteresse de Kccnigstein. Cet acte, aussi impolitique qu'arbitraire, acheva de dépopulariser Auguste, et,quoiqu'il fût aussitôt accouru à Krakovie pour relever la confédération de Sandomir et annuler la déclaration d'interrègne, il ne trouva plus que des amis timides et des ennemis furieux. Charles, impatient de tirer parti de sa politique, offrit toutde suite la couronne de Pologne au prinee Alexandre, à la condition qu'il épouserait la princesse Ulrique, sœur du roi de Suède ; mais le jeune Sobieski refusa noblement un honneur préjudiciable à ses frères aînés, et d'ailleurs peu en rapport avec sa vie modeste et rêveuse. Dans l'entrefaite, la confédération délégua au roi de Suède Stanislas Leszczynski, fils du palatin de Posen, avec la mission d'obtenir de l'influence terrifiante de ce monarque l'élargissement des prisonniers de Kcenigstein. Cette délégation, qui cachait sans doute des prétentions d'une plus grave importance, donna un nouveau roi à la république. Charles XII, homme aussi bizarrement sympathique que haineux, n'eut pas plutôt vu le jeune Leszczynski, qu'il s'en éprit d'une de ces folles amitiés qui, en dépit des alliances établies, des exigences de la politique, des antécédents historiques, renversent les prévisions les mieux fondées et déroutent tous les calculs. Sans plus d'égards pour les intérêts de la Pologne que pour ceux de son invasion, le roi de Suède oublia, dans un instant de caprice, et la jeunesse et l'inexpérience de son protégé, jura qu'il serait roi à la place d'Auguste, et, sansautres préliminaires, ordonna que la confédération, qui avait détrôné l'électeur, couronnât le fils du palatin de Posen. La noblesse, tout étourdie, demanda un délai, se plaignit, menaça, représenta hautement l'étrangeté d'une pareille élévation, mais tout en vain. Le primat, qui ne voyait jamais sans douleur ni dépit arriver le terme d'un interrègne, essaya de refroidir l'enthousiasme du roi de Suède à l'égard du jeune candidat, en jetant quelques ombres sur sa réputation et ses capacités. 11 tenta de lui substituer d'autres concurrents, entre autres les princes Sapieha et Lubo-mirski ; mais il mit dans ses recommandations lant d'hésitation et de réserve, qu'elles ne servirent qu'à faire ressortir le mérite du jeune Leszczynski. Le simulacre d'élection fut fixé au 12 juillet 1704. Ce jour-là, en effet, une diète, composée presque entièrement de délégués de la Grande-Pologne, donna à l'Europe le premier scandale d'une élection accomplie sous les armes étrangères. Le général Horn, chargé de la police de l'élection, entoura l'assemblée de dragons, et menaça les députés opposants des violences les plus outrageantes. Malgré cet avilissement de toutes les saintetés de la république, et la corruption des seigneurs attachés à la faction suédoise, presque tous les députés, s'élevanl avec courage et dignité contre tout ce qui se ferait en présence de l'armée suédoise, refusèrent leur vote au candidat proposé par Charles. Le primat et le grand général, moitié ambition déçue, moitié indignation patriotique, quittèrent Warsovie en protestant contre la violation des lois et de la liberté. Le général Horn, furieux et consterné, jura qu'il ne se coucherait pas que Stanislas ne fût proclamé roi de Pologne; il le fut en effet, mais par les domestiques du palatin de Posen, par le roi de Suède lui-même déguisé en député, et le fracas de la mousque-terie dont le général fit couvrir les cris réprobateurs des courageux députés de la Podlachie. L'évêque de Posen, Swienciçki, remplaça le primat dans la consécration de ce sacrilège d'État. La cérémonie du couronnement fut remise à des temps meilleurs. Stanislas, placé entre l'impérieuse amitié d'un conquérant et l'indignation de sa patrie, se conduisit en tout ceci avec une noblesse résignée qu'il était malheureusement impossible d'apprécier sous le voile détesté de l'oppression étrangère. Ce jeune homme de vingt-sept ans, sobre, instruit, courageux, clément, affable, sincère, possédait certes beaucoup plus de mérite qu'on n'en exigeait communément des rois de ce temps-là ; il ne lui manquait qu'un bonheur, mais c'était l'indispensable dans une république : celui d'avoir été élevé au pouvoir suprême par le vœu de ses concitoyens. La tache originelle posée sur son fragile diadème par l'arbitraire du conquérant, dut effacer pour jamais l'éclat de ses vertus aux yeux d'un peuple qui, de toutes ses grandeurs passées, n'avait conservé que la prétention à la liberté de ses suffrages. C'est ce péché originel qui assombrit son règne et empoisonna sa vie. Cependant Auguste n'eut pas plutôt appris l'élection de Stanislas, qu'il remplit l'Europe de protestations et de vaines plaintes ; mais ayant bientôt senti que la fortune de Charles ne fléchirait que devant la force, il chercha de nouveau à resserrer son alliance avec le tzar, le seul homme que le regard du Suédois n'eût encore ni fasciné ni terrassé. A cet effet, il ramassa tout ce qu'il put de troupes dans la Krakovie, et lit un mouvement vers le Bug pour se rapprocher de l'armée moskovite alors répandue par toute la Litvanie. Charles se fut à peine dégagé des embarras de l'élection, qu'il se mit à sa poursuite avec près de cinquante mille hommes.Ces deux monarques se croisèrent au passage de la Wistule, de façon que tandis que Charles s'avançait sur Léopol, Auguste courait vers le nord, se joignait sur le Bug à huit mille Moskovites conduits par Galiczyn, et menaçait Warsovie, où Stanislas, défendu par le douteux dévouement du grand général, cherchait à se populariser par la douceur et la grâce de ses manières. En effet, Auguste, profitant de l'éloignement du roi de Suède, se présenta tout à coup, le 28 août, devant cette capitale à la tête de vingt mille Saxons, Polonais et Moskovites. Stanislas, ne pouvant compter sur le grand général ni sur les quatre mille soldats polonais que celui-ci commandait, évacua la ville avec sa famille et ses partisans, et alla rejoindre son protecteur dans les provinces du sud. Le cardinal, depuis peu réconcilié avec Stanislas, s'enfuit à Danlzig. Le général Horn, alors gouverneur de la ville, ne se laissa point ébranler par cette défection générale, et défendit bravement avec deux mille Suédois le faubourg de Praga et le château. L'énorme supériorité d'Auguste en eut cependant bientôt raison, et, le 5 septembre, Warsovie ouvrit ses portes au roi et à son armée. Le jour même qu'Auguste s'emparait de Warsovie, Charles prenait d'assaut Léopol, et répandait jusqu'aux con fins méridionaux de la république la terreur de ses armes. Une suite imprévue d'incidents assez bizarres avait ainsi renversé le théâtre de la guerre. Charles avait abandonné ses bases ordinaires dans la Prusse et la Posnanie pour s'établir entre laWis tule et les Karpates, tandis qu'Auguste, jusque-là maître de ces provinces méridionales, coupait maintenant aux Suédois les communications de la Baltique, envoyait les troupes de sa confédération et le général Schulembourg assiéger Posen, et donnait la main au tzar à travers la Litvanie. Le roi de Suède se sentant renfermé entre l'Autriche, la Wistule et la Russie, dans un pays , de tout temps dévoué aux intérêts d'Auguste prit aussitôt la résolution de se frayer de nou veau un passage vers le nord. Il se mit à la tête (le douze mille chevaux, et ayant fait plus de ^0 lieues en huit jours, il tomba sur le corps du gênerai Schulembourg, revenant alors du siège de Posen à travers la Posnanie. Après avoir défait ce général à Punitz, il courut après Auguste, qui, déjà à la tête de trente mille hommes, la plupart nioskoviteis, s'établissait d'une manière LA POLOGNE. 53 formidable sur le Bug et la Narew. Mais le roi de Pologne, qu'une série non interrompue de disgrâces avait rendu extrêmement circonspect, évita avec soin un engagement décisif. D'ailleurs, 'embarras de deux couronnes traversant sans cesse l'ordre de sa résistance, et, à rapproche de chaque hiver, les alarmes de la Saxe l'arrachant à l'alliance moskovite, chaque campagne lui apportait les mêmes dangers et tout un règne à refaire. S'étant trouvé vers la fin de 1704, ainsi que toutes les années précédentes, obligé de quitter la Pologne pour aller donner quelques soins au gouvernement de l'électorat, Charles détruisit en quelques mois tout ce qu'une politique habile et patiente lui avait déjà rendu de popularité et de ressources matérielles dans la république. Nous avons vu comment Charles avait profité l'année précédente de l'absence de son rival pour précipiter la déclaration de l'interrègne et obtenir l'élection de Stanislas; nous allons voir comment il profita de l'absence de cette année-ci pour préparer le couronnement de sa créature et poser un sceau vénéré sur l'ouvrage de son caprice. Auguste, ayant réglé à la hâte les affaires de l'électorat, retourna à Krakovie dansles premiers jours prinlaniers de 1705; mais le subtil échafaudage de sa puissance n'avait pu résister à quelques instants de relâche, et tout se trouvait déjà en déroute. Au reste, l'origine hétérogène d'un pouvoir moitié frondeur, moitié diplomatique, basé à la fois sur l'enthousiasme indigène et sur la perfide intervention du tzar, perçait à travers tout le faste de ce règne vagabond. D'autre part, un monarque qui traînait dans ses rapides retraites toute une cour de femmes sans pudeur, de généraux sans armée et de ministres sans emploi, faisait nécessairement plus de bruit que d'ouvrage et moins de conquêtes que de chemin ; aussi l'histoire s'explique facilement comment ce preux chevalier, le plus robuste, le plus vaillant, le plus spirituel de son siècle, fut sans cesse harcelé, battu et joué ; comment ce rude coureur, que chaque année poursuivait du Niémen à l'Oder et de la Narew aux Karpates, se laissait atteindre par tant de désastres à la fois, et ne remporta jamais une victoire qui mérite l'honneur d'être citée. Arrivé à Krakovie, il fut obligé de tout recommencer. Les Moskovites s'étaient retirés en Lit- vanie. Les confédérés de Sandomir étaient rentrés chez; eux; le grand général et sa parodie d'armée, ralliés à son sceptre vers la fin de l'année dernière, avaient repris leur attitude insou-cieusement duplexe. Le cardinal, feignant d'être irrité des ravages exercés dans ses riches domaines par les Saxons, s'était hautement déclaré en faveur de Stanislas, c'est-à-dire en faveur de celui des deux rois qui portait le moins d'ombrage à sa souveraineté. Alliance, sympathies, espace, soldats, manquèrent à la fois à Auguste, tandis que Charles faisait tout préparer pour le couronnement de son rival. STAMSLAS LESZCZYNSKI. (1705- 1709.) Le 4 octobre 1705, pendant qu'Auguste, refoulé en Litvanie avec une poignée de Saxons et de confédérés, implorait pour la cinquième fois l'assistance du tzar, Stanislas revêtait la pourpre royale et recevait la couronne des mains de l'archevêque de Léopol. Les religieux observateurs du cérémonial pardonnèrent moins encore à Leszczynski de s'être fait sacrer par un prélat incompétent, que d'avoir été élu par des dragons et des domestiques ; mais la puissance toujours croissante du roi de Suède étouffa pour quelque temps toutes les clameurs et ceignit d'une trompeuse auréole le diadème du protégé. Dix jours après le couronnement de Stanislas, expira, à Danlzig, le primat du royaume, prince, cardinal, Michel Radzieiowski, énigme de vices et de splendeur pour laquelle les codes de l'histoire n'ont pas encore trouvé de sentence, mais dont la vie tout entière semble avoir eu pour sens moral cet axiome dérisoire, tant de fois répété depuis, que la Pologne ne pouvait exister que par l'anarchie el l'absence de pouvoir. L'année 1706 s'annonça par les plus éclatants triomphes du roi de Suède et par les dernières humiliations d'Auguste. Celui-ci, qui, selon son habitude, était allé passer l'automne en Saxe, était déjà raccouru en Pologne, au bruit du couronnement de Stanislas, pour rallier ses fidèles à Tykocin, décorer leurs poitrines de l'ordre de l'Aigle-Blanche, qu'il avait institué au mépris des lois de la république, mais surtout pour consolider son alliance avec le tzar. 11 avait eu une nouvelle entrevue avec ce monarque à Grodno vers la fin de décembre 1705. Les deux alliés s'y étaient renouvelé les assurances d'aide et de fraternité qu'ils s'étaient déjà prodiguées en tant de circonstances, mais que l'infortune ou la légèreté du roi de Pologne avaient jusque-là rendues presque illusoires. Pierre, qui ayait employé cinq années à recruter et à discipliner ses armées, ouvrit aussitôt la campagne avec deux grands corps, inertes et lourds, mais imposants par leurs masses. Le premier, formé de Moskovites, arriva sous Grodno, au nombre de vingt-cinq mille hommes d'infanterie et de quelques milliers de chevaux ; l'autre, conduit par l'heiman des Kosaks Mazeppa et composé de toutes ces hordes méridionales qui vivaient plutôt sous la protection que sous l'empire de la Russie, envahissait la Wolhynie au nombre de vingt mille fantassins, de dix mille cavaliers et de deux cents pièces de canon. Auguste, suppléant à l'appareil de la force par celui de l'autorité, assembla un bruyant conseil de seigneurs sans vassaux et de généraux sans troupes, et leur distribua les charges dont les créatures de Stanislas avaient la jouissance réelle. Tout ce fracas était à peine parvenu aux oreilles du roi de Suède, que déjà son lieutenant Renschild battait Schulembourg à Wschowa (Fraustadt), lui tuait huit mille hommes et lui enlevait huit mille prisonniers et trente-deux pièces de canon. En môme temps Charles, ne laissant que quinze mille hommes dans la Grande-Pologne, se précipitait avec le reste de son armée en Litvanie. Le conquérant arrive sous Grodno dans les premiers jours du mois de mars, disperse les Moskovites, soumet les Litvaniens au sceptre de Stanislas, et ne s'arrôte qu'aux infranchissables marais de Pinsk, sur la Prypeç. De là, ayant repris haleine, il pénètre en Wolhynie sans éprouver aucune résistance delà partdeMazeppa, qui, déjà peut-être conspirant contre le tzar, s'est avancé avec ses Kosaks sous Léopol, abandonnant ainsi les provinces du sud au pouvoir de Stanislas, et ouvrant la route de Moskou aux Suédois. Cependant Charles, comme effrayé de sa propre fortune, s'arrête et réfléchit. Rapprend qu'Auguste, profitant de son téméraire écart, soulève la Grande et la Petite-Pologne sur les revers des Suédois, rallie ses troupes saxonnes et récolle les débris de ses deux empires. Aussitôt le jeune guerrier prend l'étrange résolution de retourner sur ses pas et d'aller frapper son ennemi au cœur de sa puissance; de l'atteindre au fond même de la Saxe et de secouer la couronne de l'électeur pour faire tomber celle du roi. Aussi prompt dans l'exécution que dans la conception de ce gigantesque projet, Charles quitte la Wolhynie, traverse toute la Pologne comme une comète de sinistre présage, et entre en Saxe vers les premiers jours de septembre. Aussitôt qu'Auguste eut pénétré le dessein de son ennemi, une profonde alarme s'empara de son âme. Il renouvela ses instances auprès du tzar, implora l'intervention de l'empereur et communiqua son épouvante à toute l'Allemagne; mais Charles, dont prières ni menaces n'arrêtèrent jamais la vengeance, était déjà à Leipsick et y recevait les servîtes adorations de l'électorat. La Saxe consternée tomba à ses pieds, sans tirer l'épée, sans soupirer un murmure. Cette riche mine de soldats et de trésors, que quatre années d'une guerre toujours désastreuse n'avaient pu épuiser, trouva encore de quoi se racheter du pillage, mais non pas de quoi repousser l'agresseur. Ces milliers d'Allemands, qui mouraient avec tant de résignation et de constance pour conquérir à leur électeur une couronne étrangère, fie brûlèrent pas une cartouche pour l'honneur de son sceptre héréditaire, et Auguste, accablé sans ressource, demanda à traiter. Il résulta des rapports exigés des Etats par le roi de Suède, que la Saxe avait dépensé depuis 'c commencement de la guerre 9,000,000 de bvreset près de quarante mille hommes tous morts -ou faits prisonniers. L'ultimatum de Charles était toujours le môme: la renonciation d'Auguste à la couronne de Pologne et à l'alliance du tzar. Auguste, qui venait tout récemment de recevoir des renforts de la Moskovic et des promesses de l'empire, hésitait à signer sa honte; Charles, pour le réduire, mettait à contribution les villes opulentes de la Saxe et pressurait ce duché d'une manière impitoyable. Dans l'entrefaite, le roi de Pologne, surveillé par les Moskovites et animé par Szmigielski, toujours irréconciliable ennemi des Suédois, était arrivé sous Kalisz, en face du général Mayerfeld qui, à la tete de huit mille Suédois'et des troupes polonaises levées pour le compte de Stanislas, entretenait les communica l'ons de Charles avec la Grande-Pologne. Ce jour-là même, le 29 octobre, arrivèrent les conditions de paix proposées par le roi de Suède 01 ratifiées par les commissaires d'Auguste au camp d'Alt-Ranstadt; mais Szmigielski, que toute lransaction avec le conquérant indignait, intercepta le courrier et piqua si fort l'amour-propre du roi,-que celui-ci livra bataille aux Suédois. LA POLOGNE. 55 Mayerfeld attaqua avec ses Suédois l'aile gauche d'Auguste, toute composée de Moskovites, et la mit en pleine déroute ; mais les Polonais au service du roi étant arrivés sur la fin de la journée, enveloppèrent à leur tour les vainqueurs et en tirent un rude carnage, tandis que ceux que les Suédois avaient enrôlés pour le compte de Stanislas, ne voulant pas combattre leurs compatriotes, se reliraient en masse au delà de Kalisz. Cette victoire éclatante, mais due tout entière au capricieux dévouement des Polonais, ne faisait que compliquer les embarras d'Auguste.Charles, irrité, n'en devint que plus exigeant, sans qu'une augmentation réelle de puissance donnât au roi de Pologne un moyen quelconque de résister plus longtemps au bonheur insolent de son ennemi. Après avoir en vain couru de Kalisz à Warsovie et de Warsovie à Krakovie pour y rallier ses partisans et redemander aux sympathies blasées de la Pologne ce que ne pouvait plus lui fournir son électorat, livré corps et âme aux Suédois, il se résigna à partir pour la Saxe pour y souscrire à toutes les conditions qu'il plairait à Charles de lui imposer. La première entrevue des deux monarques eut lieu à Guntersdorf, le 17 décembre 1706. Entre cette époque et le 1er janvier 1707, la paix fut définitivement conclue et signée au camp d'Alt-Ranstadt, où, depuis trois mois, le conquérant déployait à dessein, aux yeux de l'Allemagne terrifiée, tout le luxe de sa puissance militaire. Les articles du traité contenaient en substance : 1° qu'il y aurait paix entre le roi de Suède et Stanislas Ier, roi de Pologne, d'une part, et l'électeur de Saxe, de l'autre ; 2° que l'électeur renonçait à toute autorité et prétention sur le royaume de Pologne, et reconnaissait pour unique souverain de ce pays Stanislas Leszczynski; 5° que l'électeur renonçait à toute alliance contraire aux intérêts du roi de Suède, mais notamment à celle de Pierre Ier, tzar de Moskovic ; 4° que les princes Jacques et Constantin Sobieski, ainsi que tous les autres Polonais emprisonnés et privés de leurs biens pour avoir servi la cause du roi Stanislas, seraient immédiatement mis en liberté et réintégrés dans la jouissance de leurs droits et de leurs honneurs; 5° que tous les traîtres et transfuges suédois réfugiés en Saxe, et nommément Jean-Rein-hold Patkul, seraient livrés à la justice du roi de Suède ; 6° que toutes les places militaires de Pologne seraient immédiatement délivrées dô 56 LA POI garnisons saxonnes et remises aux troupes du roi Stanislas; 7° que, pour garantie de l'exécution du présent traité, l'armée suédoise prendrait ses quartiers d'hiver dans l'Electorat et n'évacuerait la Pologne qu'après que les troupes saxonnes en seraient entièrement sorties. Quelque dures et humiliantes que fussent ces conditions, Auguste les préféra à une guerre d'extermination qu'en dépit de toutes les prévisions de la politique, l'Europe avait contemplée avec un singulier ébahissement, la Pologne avec »ne véritable insouciance, la Russie avec une colère impuissante. L'alliance persévérante de cette dernière, seule, aurait pu causer quelques remords au prince vaincu ; mais l'étoile de Charles semblait dominer l'avenir de si hautt qu'aucun scrupule de loyauté n'osait entrer en balance avec son impérieux éclat. 11 ne restait donc à Charles qu'un seul ennemi : cet insaisissable roi du désert qui, après avoir perdu en cinq jours l'ouvrage de cinq années, sans cesse fécondait le sable et la neige de son souille créateur; ce revenant invulnérable qui avec les pierres de son tombeau bâtissait des capitales, et semblait, à l'ouverture de chaque campagne, remettre en ligne les morts de la campagne précédente. Celui-là, aussi, il fallait l'atteindre au foyer de sa puissance ; il fallait remonter au réservoir de l'Asie comme on était remonté à celui de la Saxe; mais quelle différence !... Le jeune conquérant ignorait encore que la Russie ne peut être vaincue que hors de la Russie, différente en cela, comme en toute chose, du reste de l'uni-yers. Il est vrai que la Russie l'ignorait encore elle-même, et que sa première défaite comme sa première victoire devait lui servir d'initiation à la nature exceptionnelle de son avenir. D'autre part, le tzar, qui, en voyageur intrépide mais aveugle, avait jusque-là payé chaque expérience par un désastre, semblait enfin deviner que laMoskovie ne pouvait devenir un empire européen sans avoir un pied en Pologne. Son génie, absorbé jusqu'alors par l'érection d'une puissance maritime sur la Rallique, fixait déjà ses regards de convoitise sur ces indolentes provinces de la Litvanie et de la Petite-Russie, qui ne fournissaient à la république que des citoyens, des chevaux et du blé, et qui pouvaient lui fournir, à lui, de quoi asservir les siens et de quoi conquérir l'Europe. Charles, avant tout, homme passionné, voulait la Pologne pour son ami. Pierre, homme de calcul, la voulait pourl'agran- OGNE. dissement de sa puissance. La Pologne, tout adonnée à sa liberté, ne se donnait à personne, mais se laissait envahir par tous. Quand même donc il n'y eût pas eu cinq années de haines et d'outrages réciproques entre deux hommes si extraordinaires, il aurait été impossible de laisser les choses où elles en étaient. Pierre n'aurait pu voir Stanislas tranquille sur son trône éphémère, et Charles aurait été obligé de dépenser en stérile surveillance beaucoup plus de vigueur qu'il ne lui en fallait pour vaincre le tzar dans une bataille. Quant à la Pologne en elle-même, elle ne pouvait se prononcer pour l'un ou pour l'autre sans s'enchaîner pour jamais au char de son protecteur. Tout son passé l'éloignait des Suédois, tout son avenir l'éloignait des Moskovites; l'unique politique qu'elle pût avoir à cette époque de transition et d'abattement, c'était précisément cette sorte de neutralité muette et négative que la nature même des événements lui imposait depuis huit ans, et quelque déshonorante que pût alors paraître cette inertie, c'est elle seule qui retarda d'un demi-siècle le démembrement de la république. Si jamais Stanislas régna, ce fut durant l'année 1707, année de repos réfléchi pendant laquelle chacun, absorbé par la méditation de l'avenir, toisait la Pologne du regard avant de la toiser avec l'épée. Charles, assis au faîte de ses trophées, savourait en Saxe l'admiration de l'Europe; Auguste, couché à ses pieds, lui faisait les honneurs de son duché conquis. Pierre, inquiet au milieu de ce sinistre silence, envahissait les provinces méridionales de la république et cherchait à s'y établir. Stanislas, de retour à Warsovie, n'y trouva que les débris de deux cours; deux primats, deux grands généraux, deux confédérations; le tout réuni, il n'y avait pas de quoi faire un royaume. A la mort de Radzieiowski et de Lubomirski, Auguste avait donné la primatie à Szembek, évêque de Krakovie, le bâton de connétable à Sieniawski ; Stanislas, de son côté, avait décerné la première à l'archevêque de Léopol, et décerna plus lard le second à Potoçki, palatin de Kiiow. Ce conflit de pouvoir, n'allant pas mal du reste à la vanité d'une oligarchie qui, tombée dans une sorte d'enfance politique, jouait avec l'ombre d'une majesté dont l'étranger exploitait les abus, troubla jusqu'au règne passager du bon Stanislas. Le tzar, présent avec son ar mée dans les provinces méridionales, éveilla l'ambition de Sieniawski qui, à la tête de quinze mille hommes, et aidé par Denhoff, maréchal de ki confédération de Sandomir, osa rêver la couronne. Le primat, voulant sans doute parodier son terrible prédécesseur, donna la main à cette conjuration, et après avoir convoqué les États à Léopol, proclama un nouvel interrègne le 3 mai. Cette confédération, formée par les fidèles d Auguste, prit les couleurs et le programme de celle de Sandomir, et par celte assimilation à une assemblée fameuse par la pureté de ses intentions et la persévérance de ses travaux, elle gaza quelque temps ce que la protection du tzar lui imprimait de servile et d'odieux. Dans l'enlrefaite, Stanislas avait été reconnu roi de Pologne par les cours de Berlin, de Vienne, de Londres, de Versailles, de Hanovre, et par la plupart des princes allemands. L'aménité de son caractère désarmait tous les jours quelques préventions, et il commençait à rallier tous les partis à sa personne, lorsque le tzar, favorisé par la confédération de Léopol, envahit toute la Pologne, en répandant la vengeance et la destruction jusque sous Warsovie. Stanislas, privé de troupes, fut obligé de fuir à l'approche de ce redoutable adversaire. Pierre entra triomphant dans la capitale de la Pologne, et comme si cette première visite des tzars au foyer de la république dût annoncer cent ans de deuil et d'agonie, on raconte qu'au tintement sauvage de ses fourgons, la grande croix de la cathédrale se détacha du dôme et roula en débris. L'Europe épouvantée vit pour la première fois ces hordes d'au delà du Dnieper dont la stu-pide cruauté, mieux encore que les figures à la fois atroces et bizarres, rappelaient les invasions d'Attila et de Gengis-Khan. Tandis que les Kosaks ravageaient les provinces méridionales, les Kalmouks s'ébattaient sur les ruines de la Petite-Pologne, et le tzar lui-même dépouillait Warsovie de toutes les splendeurs qui pendant deux siècles avaient fait de cette ville la capitale du nord. Au milieu de cette confusion générale, quelques troupes de confédérés parcouraient la Pologne d'un bouta l'autre,suffisantsouvent pour faire trembler à la fois Suédois, Moskovites et Saxons. L'invincible Szmigielski, délivré desgarnisons de Charles dans la Grande-Pologne, se tait rabattu sur les Moskovites et les exterminait partout où des masses trop épaisses ne venaient Point émousser son sabre. Dans une de ces heu-TOME m. reuses excursions il enleva tout le butin fait par le tzar à Warsovie, et que déjà les Russes conduisaient à Moskou. Du reste, l'étranger vacillant sur ses fragiles conquêtes cherchait en vain un appui dans un immense pays qui, détestant les places fortes et ayant placé toutes ses richesses dans la nature, n'offrait aucune assise solide à une armée régulière, et qui, d'autre part, portant tous ses droits dans le cœur de ses citoyens, ne donnait qu'une prise illusoire aux manœuvres de la politique. C'était comme une pente lisse et rapide où le torrent roule et sèche enun jour. Cependant Charles ayant extrait de la Saxe tout ce qu'il était possible d'en extraire en recrues, en contributions et en ouvriers habiles, s'avançait déjà en Pologne, précédé et annoncé par Stanislas qui rentra à Warsovie vers la lin du mois de juillet 1707. La terreur de son nom balayait tout sur son passage. Les Moskovites, à peine prévenus de son retour, avaient fui vers Léopol, laissant à la Pologne pour premier gage d'alliance des monceaux de cendres et de décombres. Beaucoup de seigneurs, dégoûtés de la confédération de Léopol, accoururent à Warsovie augmenter le cortège de Stanislas; mais le grand général Sieniawski, n'ayant rien à espérer de la clémence de Charles, se retira avec toute l'armée de la couronne, forte déjà de vingt mille hommes, au fond de la Russie-Noire. L'autorité de Leszczynski, appuyée tout entière sur l'orgueilleuse amitié des Suédois, n'avait encore gagné que quelques vains honneurs déjà flétris par la réprobation nationale. La fin de l'année 1707 rencontra Auguste à Dresde, Stanislas à Warsovie, le tzar en Russie et Charles en marche vers la Litvanie. Chacun semblait reprendre son rôle comme s'il eût craint que le dernier arrêt de la destinée ne le trouvât pas à son poste. Ce fut un instant suprême : chacun, tapi chez soi, laissait aux deux grands champions le soin de vider la querelle. Le roi de Suède profita de l'hiver pour exécuter ses transports sur les glaces de la Wistule et delà Narew, et se trouva, le G février 1708, sous Grodno. 11 choisit cette route de préférence à celle du sud, à cause de l'espace que venait de lui ouvrir de ce côté l'armée de Litvanie, commandée par le prince Sapieha, tandis que les provinces méridionales, occupées par l'armée de la couronne, conduite par le grand général Sieniawski, étaient tout à conquérir. Arrivée dans les impénétrables forêts de Grodno, l'avant- garde suédoise eut l'imprudence d'irriter les paysans chasseurs de ces contrées, nommés kur-pié, et faillit périr tout entière sous leurs balles. Le roi fut obligé de changer sa ligne d'opération, et commença dès lors à biaiser vers le sud. Le 10, les Suédois s'avancèrent sur Minsk, ne rencontrant nulle part de résistance, car l'armée de Litvanie, qui les devançait sans-cesse de quelques marches, avait déjà partout battu les Moskovites et les avait chassés jusqu'aux marais de la Prypeç. Ici cependant l'étoile de Charles commença à pâlir: nulle part d'ennemis, mais partout le froid, la misère et la faim. Il fallut s'arrêter pendant tout le printemps au passage des lacs et des fondrières, qui déjà, deux ans auparavant, avaient suspendu la course triomphante du roi dans ces contrées. L'armée suédoise, saisie entre les débordements de la Bérézyna et les marais de la Prypeç, se sentait harcelée de tous côtés sans que la supériorité de ses armes, de son génie et de son courage eût à s'exercer contre un fantôme insaisissable qui, sans cesse abattu et toujours debout, creusait un cimetière en fuyant. On était déjà en plein été ; le gros des Russes se tenait sur le Dnieper, Mazeppa couvrait leur armée avec ses Kosaks. Un corps détaché à la rencontre de Charles, et conduit par le tzar lui-même, fut heureusement atteint et défait à Holowczyn, non loin de la petite ville de Szklowo. Cette trouée livra passage au torrent dans les provinces du sud. L'armée russe recula au delà du Dnieper ; Charles, maître de la Wolhynie, trouva enfin ce qu'il cherchait depuis si longtemps : l'alliance de ce Mazeppa que son origine polonaise et ses traditions d'enfance éloignaient depuis longtemps de la domination moskovite, et qui, trompé par son propre enthousiasme, avait promis au roi de Suède des ressources dont il ne disposait pas. Comme cependant le triomphe farde tout, l'exi-guité des secours offerts par l'hetman disparut sous l'éclat de sa défection, et on ne pensa d'abord qu'à chasser le tzar de toute l'Ukraine. La prise de Wepnik et de Hadziacz et le passage du Dnieper couronnèrent cette pénible campagne. Soixante-dix mille Suédois, Polonais et Kosaks franchirent les frontières de la Pologne, et entrèrent dans le pays des Kosaks trans-dniépé-riens au milieu des plus âpres rigueurs de l'hiver. Les vivres, les abris et les routes manquèrent à la fois pour celle énorme multitude. Le izar, suivant les conseils du général Goltz, avait toujours évité une bataille décisive, et s'était borné à ravager tout derrière lui et à envelopper l'armée conquérante dans un immense réseau de coureurs : vieille guerre de Scythes, aussi facile à prévoir que difficile à conjurer. Toutes les ressources matérielles de l'armée moskovite se trouvaient renfermées dans Pultava. Charles résolut d'assiéger cette place, malgré la saison et les désastres de son armée qui, déjà réduite à moins de trente mille hommes par le froid et par la famine, n'avait plus de salut que dans une rencontre désespérée. Le printemps arriva et passa. Le siège était fort avancé, et le roi avait déjà tout commandé pour un assaut, lorsqu'on lui annonça la présence de l'armée moskovite qui, au nombre de quatre-vingt mille hommes, accourait délivrer la place. Ici se donna, le 8 juillet 1709, cette fameuse bataille qui, ensevelissant la puissance et l'ambition d'un jeune téméraire sous trente mille cadavres, à la fois fonda l'empire de Russie, relégua le roi de Suède à Render, détrôna Stanislas et rendit la couronne de Pologne à Auguste. Pendant toute cette campagne, Stanislas, qui était parvenu à lever une armée moitié suédoise, moitié nationale, avait eu à lutter contre l'armée du grand général établie dans la Russie-Rouge et appuyée par les confédérés de Sandomir et de Léopol. Le général Rybinski, détaché de cette masse de mécontents, ayant plusieurs fois battu les troupes royales, avait envahi et mis à contribution la Grande-Pologne, où quelques garnisons suédoises, échappées à l'épée de Szmigielski, cherchaient à se rallier et à se renforcer. Le roi ramassa tous ces détachements, en forma une division de huit mille hommes, et y ayant joint douze mille Polonais, commandés par le palatin de Kiiow Potoçki, il laissa Rybinski dans la Prusse-Royale et alla chercher et réduire Sienawski dans la Russie-Rouge ; mais soit que ce général redoutât l'approche du roi, soit qu'il vonlût faire une diversion sur le liane des Suédois, en faveur du tzar, les royalistes ne le trouvèrent plus sous Léopol, et apprirent, en occupant celle ville, que l'armée mécontente était déjà en Podolie et y inquiétait la marche de Charles. La cupidité du général suédois Krassau, qui, malgré les instances de Potoçki, s'arrêtait à chaque pas pour mettre les villes à contribu* tion, ne contribua pas peu à ce désappointement. Le roi espérait au moins que l'armée de Litvanie, qui d'avant-garde s'était faite arrière-garde et couvrait les communications de Charles sur la Prypeç, prendrait en flanc les troupes du grand général ; mais dans F entrefaite survint la catastrophe de Pultava,et l'ordre de bataille se trouva aussitôt renversé. Sieniawski, de poursuivi devenant poursuivant, ouvrit l'espace aux armées triomphantes du tzar, et bientôt, soutenu par dix mille Moskovites, il repoussa les troupes de Stanislas jusqu'à la Piliça. L'armée de Litvanie, également menacée par le gros de l'armée russe, fut obligé de se retirer vers le Niémen. Sur les traces de Sieniawski se reforma aussitôt, plus nombreuse, plus imposante que jamais, cette confédération de Sandomir qui, à travers les plus grands désastres de la république, avait gardé une fidélité courageuse, sinon raisonnable, à Auguste, considéré par elle comme le seul mal tolérable parmi tant de maux intolérables. Ce réveil de dévouement fut traduit à ïarnow par une assemblée générale des confédérés de Sandomir et de Léopol et de tous les seigneurs et prélats qui ne s'étaient point laissé séduire par le triomphe éphémère de Stanislas. On délégua aussitôt à l'électeur le maréchal de la confédération, Denhoff, etSzaniawski, évoque de Krakovie, en invitant Sa Majesté « à venir réoccuper le trône, dont l'avait exclu un conquérant en faveur d'un usurpateur. » Cette invitation vint on ne peut plus à propos distraire les embarras de l'électeur, car le traité d'Alt-Ranstadt, conclu au mépris de toutes les relations antérieures de ce prince avec la Russie, avait tellement irrité le tzar contre lui, qu'il n'avait plus rien à espérer de son ancienne alliance. Pierre ne dissimulait même pas son indignation contre ce qu'il appelait un parjure, et rentrait déjà en Pologne avec son fils Alexis, auquel il espérait donner la couronne abandonnée par Auguste et arrachée à Stanislas. Tandis que Leszczynski, accompagné de quelques milliers de Suédois et protégé par la petite armée du palatin de Kiiow et de Szmigielski, se retirait en Poméranie, lui, le tzar, arrivé sur le Styr à la tête de soixante mille hommes, engageait Sieniawski à lui soumettre l'armée de la couronne, et prétendait, à l'aide de cet appui, englober la Pologne sons la domination de sa famille. Sieniawski et la confédération de Tar-now s'étaient pris dans leurs propres pièges. Us n'avaient point prévu les nouvelles prétentions de leur protecteur, et il fallut que la fortune intervînt dans leurs inconséquences pour les sauver de deux vengeances à la fois. Auguste, cette fois-ci plus audacieux que le tzar, profita tout de suite de l'invitation des délégués de Tarnow, et après avoir publié un long manifeste dans lequel il protestait contre le traité d'Alt-Ranstadt, arraché à son infortune, mais non à son libre consentement, il quitta la Saxe dans le mois d'août et fit son entrée à Warsovie au milieu d'un immense concours de sénateurs et de confédérés. AUGUSTE II RÉTABLI. (1709-1733.) Auguste II rentrait en Pologne escorté de peu de Saxons, d'abord parce qu'il n'en avait plus guère d'enrégimentés, ensuite parce qu'il savait que c'était l'unique moyen de regagner la confiance et l'amour de ses anciens sujets. Son abandon plut, sa munificence séduisit, ses promesses, toujours intarissables et toujours fallacieuses, aveuglèrent comme par le passé. Vers la fin du mois d'août, on eût dit qu'il n'y avait eu aucune lacune dans son règne. Le tzar, arrivé dans le mois de septembre sur les bords de la Wistule avec les armées réunies de Russie et de Pologne, trouva Auguste distribuant paisiblement ses faveurs royales, et aussi bien établi sur son trône que s'il n'y avait jamais eu d'invasion suédoise, de paix d'Alt-Ranstadt et de bataille de Pultava. Cette magnifique comédie en imposa au monarque russe, qui ne sut jamais se défendre d'une sorte de respect pour tout ce qui était plus européen que lui. Auguste surtout l'avait toujours fasciné par l'éclat de sa majesté, et le tzar ne l'eut pas plutôt revu dans la splendeur de sa restauration, qu'il oublia tous ses griefs et toutes ses prétentions publiques, pour reconquérir les faveurs de son amitié personnelle. Les deux monarques se revirent à Thorn, comme à Rawa, comme à Rirze, comme à Grodno, avec l'enthousiasme et l'admiration mutuels de la puissance qui s'échange avec le savoir-faire. Auguste y reçut la soumission des deux grands généraux de Pologne et de Litvanie; Pierre, l'expression inquiète de terreur et de défiance qu'inspirait son appareil militaire. Auguste, habile jusque dans ses amitiés, trouva le secret de rejeter tout l'odieux de son absolutisme sur le tzar, en abandonnant à celui-ci le soin de venger ses offenses, et en gardant pour lui le privilège des faveurs. Bientôt la Pologne entière accusa les Russes d'intentions perfides, quoiqu'ils ne méritassent peut-être encore que le nom de sauvages. Tant pour faire la police d'Au-| longtemps fait trembler les Suédois; mais ne guste que pour tenir en respect les Suédois de J pouvant se résoudre à un stérile exil, et trou-la Poméranie, plus de cent mille Moskovites se répandirent dans toutes les provinces de la république et y séjournèrent deux années, en rasant le sol et enlevant des troupes de jeunes gens et de jeunes filles pour peupler leurs colonies et leurs déserts. La république trahie par ses chefs, abandonnée de ses alliés, réduite à la dernière misère par dix ans de dévastations, tomba dans cette langueur mortelle qui précède l'anéantissement. Auguste, indifférent à tout ce qui ne touchait pas immédiatement sa cour et ses intérêts monarchiques, employait l'engourdissement de son royaume au triomphe de son autorité. L'ingrat insensé ne voyait dans la dégradation de son empire qu'une satisfaction de rancune et d'amour-propre. L'année 1710 s'ouvrit par une grande assemblée convoquée à Warsovie; maisle cérémonial et les mandats provinciaux de la confédération de Sandomir y étouffèrent entièrement le caractère de généralité nationale qu'y aurait apporté une diète compétente. Le roi, maître de tous les suffrages, ne s'y occupa qu'à niveler tout ce qui pouvait porter encore quelque ombrage à sa puissance. L'armée nationale, élevée déjà à un ef-fectil' de quarante mille hommes, fut réduite de moitié, encore y fit-on entrer d'abord dix mille, ensuite quinze mille Saxons. L'armée de Litvanie, ainsi que tous les régiments qui avaient montré du dévouement aux Suédois, furent nécessairement licenciés, et après quelque temps, les charges militaires et administratives se trouvèrent entre les mains des Saxons ou entre celles de leurs créatures. Les premiers murmures furent étouffés par la présence des troupes moskovites, et lorsque la guerre de Turquie eut rappelé celles-ci vers le Pruth, des corps allemands prirent leur place, et la république désarmée, raillée, stupéfaite, se vit un beau jour fief moitié saxon, moitié russe. Stanislas, relégué à Stettin en Poméranie, y séjourna jusqu'à ce qu'une nouvelle ligue formée entre le roi de Danemark, le roi de Prusse (roi depuis 1700) et le roi de Pologne, ligue appelée des trois Frédérics, contre Charles XIÏ, en eût chassé tous les partisans de la Suède. Le seul homme influent qui ait eu le courage ou la générosité de suivre Stanislas dans ses disgrâces, fut ce vaillant Szmigielski qui avait si vant dans les usurpations continuelles d'Auguste un nouvel alimenta sa fureur, il rallia en Poméranie ses anciens compagnons d'armes, et se mit à pourchasser les Saxons par toute la Prusse royale. Le palatin de Kiiow, qui avait accompagné Stanislas jusqu'à la frontière, s'était fait jour à travers la Silésie et la Hongrie et était allé offrir ses services au roi de Suède. Dans l'entrefaite, le tzar, enveloppé le 11 juillet 1711 sur les bords du Pruth par quatre cent mille Turcs et Tatars, manqua subir le sort qu'avait deux ans auparavant subi Charles à Pul-tawa, et ne dut son salut qu'à la vénalité du grand visir. Depuis cette rude leçon, ce monarque devint plus circonspect.Le traité conclu sous l'impression de ce fameux désastre, l'obligeant d'ailleurs expressément de respecter les frontières de la république, il délivra les provinces polonaises de ses hordes, et se borna à les traverser de temps en temps pour soutenir la guerre qu'il faisait à la Suède en Poméranie et sur la Dzwina. Ces promenades militaires durèrent encore jusqu'en 1719, époque à laquelle la mort de CharlesXII prépara le Nord à une paix générale. L'humiliation du tzar produisit deux autres résultats également favorables à la Pologne : d'abord, la cession de l'Ukraine cis-dniépérienne, qui ne pouvant plus être suffisamment occupée par les troupes moskovites, rentra d'elle-même sous la domination de la république; ensuite, un rapprochement instinctif vers la Turquie qui, encore assez menaçante pour aider la république, mais non plus assez pour lui nuire, était alors la seule alliée convenable aux intérêts d'un peuple qui avait autant à redouter de ses amis que de ses ennemis. Ces tendances amicales du divan, que d'ailleurs Charles excitait sans cesse contre la Russie, se manifestèrent par plusieurs ambassades ; mais les premières propositions que firent les envoyés du grand seigneur, étrangers aux plus simples éléments du droit international, furent si orgueilleusement absurdes, que l'on désespéra de pouvoir jamais rien conclure de solide avec ces barbares. Cependant, l'indignation qu'excitait depuis trois ans la politique asservissante d'Auguste prenait un caractère de plus en plus alarmant. Le roi, préoccupé de la guerre nouvellement déclarée aux Suédois de la Poméranie, avait abandonné l'exercice de son pouvoir au maré- chai Fleming qui, en deux ans d'une administration vicieuse et arbitraire, était parvenu à réduire à une nullité dernière l'autorité des diètes, du primat et des grands généraux. L'assemblée de 1712, d'abord énergiquement protestant contre la dangereuse alliance du tzar, contre la Prépondérance des Saxons, contre l'abusive sur-avance de la confédération de Sandomir et la réduction des armées nationales, obligée enfin de fléchir devant les promesses et les menaces, avait fini par confirmer toutes les volontés du roi. Peu s en était même fallu que les calculs combinés du lzar et du roi n'aient entraîné la république dans une guerre monstrueuse contre cette Porte o^omane, dont l'existence était alors l'unique et dernière garantie de l'indépendance polonaise. En 1713, l'expulsion de Charles de la Turquie et de Stanislas delà Poméranie, les progrès du tzar dans la Finlande, la soumission de l'Ukraine, la paix de Brissac conclue entre la France et l'Autriche et par suite de laquelle les troupes saxonnes employées au service de l'em-Pire retournaient sur l'Oder, tout ce concours de prospérités et de bonnes fortuues dues toutes a des hasards inespérés ou aux pures faveurs de la Providence, enivrèrent le roi de témérité et d'orgueil. Précipité au fond de l'abîme par un coup de dé, élevé au faîte du triomphe par un autre, il n'avait emporté de sa double expérience qu'un mépris sceptique pour la justice humaine. Le travail de la possession lui parut aussi inutile que celui de la défense et de la conquête. S'identifier avec le génie polonais; plier l'humeur turbulente et capricieuse de la noblesse par un pénible système d'étude et de patience ; régénérer l'État avec les éléments dérangés, mais sûrs et solides que lui léguait l'histoire; se faire organisateur au lieu de s'imposer comme despote; toute cette tâche de sacrifices, de méditation et de persévérance l'effraya moins peut-être par sa grandeur que par sa lenteur. II trouva plus commode de plâtrer avec la violence que de bâtir avec la sagesse. Il voulut singer ses voisins, ignorant qu'il était de l'incommensurable distance qu'il y a entre un peuple qui marche à la perte de ses vertus politiques, et ceux qui n'en ont pas encore!... Comme aux premiers jours de son règne, quand Kamienieç était encore à conquérir, et que la tradition fraîche encore de la campagne de Vienne rendait les hostilités contre la Turquie si populaires, Auguste donna pour prétexte à l'introduction de ses troupes allemandes, on ne sait quelles démonstrations des Ottomans sur les frontières du sud. Les préparatifs de guerre que faisaient les Turcs chaque année contre le tzar servirent tant bien que mal à accréditer celte imposture. Aussitôt, le roi fit entrer seize mille Saxons et Anspachois qui, joints aux quinze mille déjà maîtres du peu de places et de lignes militaires que possédait la république, firent successivement peser le joug de leur brutale licence sur toutes les provinces. Afin d'étouffer lesclameursde la petite noblesse sur laquelle pesait tout l'impôt de ces exactions militaires, Auguste chercha à gagner l'oligarchie par des titres honorifiques, et à soumettre à l'éclat de sa cour tout ce que la Pologne avait encore dans son sein de citoyens puissants par leur crédit, par leurs richesses ou par leurs emplois. Les charges jusqu'alors si indépendantes, de primat, de généraux et de ministres de la république, passèrent au niveau de l'insolent visirat de Fleming, ou bien furent confondues dans le fastueux cortège de la royauté. Une politique amnistie engloba les partisans de Stanislas. Le palatin de Kiiow Potoçki, avec Szmigielski, devenu son gendre par une longue suite d'aventures romanesques, Tarlo, maréchal de la couronne, le grand général de Litvanie Sapieha, le prince Wisniowieçki, le greffier de la couronne Potoçki, tout ce qui avait survécu aux orages des confédérations, de la guerre et de l'anarchie, vint plier le genou devant l'heureux monarque, déposer sur les gradins de son trône prétentions, souvenirs et colère. Le grand général de la couronne remit le commandement des troupes au maréchal saxon, ne conservant qu'un titre inutile en temps de guerre et dangereux en temps de paix. Le primat Szembckse fit maître des cérémonies. Tout céda à la corruption, aux caresses et aux menaces. La Pologne devint une véritable monarchie, mais une monarchie conquise. Auguste parla hautement d'établir l'hérédité dans sa famille. Alors une rumeur étrange parcourut toute les provinces. L'irrésistible instinct d'indépendance qui avait survécu à toutes les humiliations se réveilla tout à coup dans celte niasse toujours inquiète, toujours vigilante, toujours agitée, qui, sous le nom de petite noblesse, forma jusqu'aux partages l'unique patriotisme appréciable de la république. Des désastres d'une autre nature vinrent aigrir ces dispositions générales des Palatinats au soulèvement. Un été pluvieux, chose rare et d'autant plus insupportable dans un pays exclusivement agricole, détruisit les récoltes et abattit les troupeaux, à l'instant môme où Fleming imposait de nouvelles taxes et de ruineuses réquisitions en faveur de ses troupes. Des violences révoltantes môme dans un pays conquis, furent exercées dans les villes comme dans les campagnes. Déjà des paysans attroupés et armés de faux venaient de toutes parts demander à leurs seigneurs la liberté d'exterminer les mangeurs de lard el de pommes de terre; mais la noblesse, qui visait à une révolution générale, ne voulut point compromettre son salut dans des échauffourées partielles et fit encore patienter les mécontents. On avait profité de l'absence du roi pour entraîner le primat et le grand général dans la conjuration. Szembek, doux et paisible vieillard, plaignit en pleurant la misère et l'asservissement des populations, loua leurs efforts pour secouer le joug des étrangers, mais n'osa leur donner une approbation publique ; Sieniawski, homme frondeur et ambitieux, mais privé des vertus républicaines qui constituent un chef de parti, promit d'abord, puis retira sa promesse, puis la rendit encore, mais sans rien entreprendre de décisif. Les palatinats, poussés à bout par l'arrogance toujours croissante de la soldatesque saxonne , eurent recours à leur éternelle ressource ; à la confédération. Les palatinats du sud, où languissaient les débris'de l'armée nationale, montèrent à cheval les premiers, en automne. Le palatinat de la Rus-sie-Rouge, sous la bannière de Fredo, castellan de Léopold, le palatinat de Wolhynie, sous celle de Leduchowski, sous-caméraîre ( Podkomorzy ) de Krzemienieç, la Krakovie, conduite par le prince Wisniowieçki, la Sandomirie par Czer-minski, castellan de Kiiow, se soulevèrent tous à la fois. Tous ces rassemblements, composés d'abord de quelques bannières, comptaient sur le peu de troupes nationales dont le grand général s'était réservé le commandement, et que dans une dernière convention avec les confédérés, ce magnat s'était engagé à mettre à leur disposition ; mais leurs espérances furent déçues. Le grand général Sieniawski, d'abord brouillé, puis réconcilié avec le roi, trahit les mécontents. L'ancien maréchal de la confédération de Sam-domir, Deuhoff, maintenant porte-glaive et ancien courtisan du roi, accourut à Sandomir , où était l'avant-garde des confédérés, pour leur persuader que huit mille Saxons les cernaient de toutes parts, et qu'à la moindre démonstration de résistance tous seraient massacrés, sans avoir môme la consolation de mourir avec gloire, La noblesse, à peine ralliée, et dans toute l'inexpérience d'un premier essai, obtint du porte-glaive quelques futiles promesses et se dispersa. Cependant Auguste, effrayé de ces indices d'une révolution plus menaçante, consentit à renvoyer en Saxe deux de ses régiments les plus turbulents; mais, mêlant aussitôt l'artifice à la peur, il fit recruter par toute la Pologne vingt mille jeunes gens qui, incorporés dans ses troupes, puis échangés bientôt contre des divisions allemandes, allèrent servir dans les armés impériales et vénitiennes contre les Turks et aux Pays-Ras. Cet inique escamotage, contraire à toutes les lois de la république, réveilla les insurrections à peine assoupies. L'année 1715 se leva grosse d'indignation et de haine contre la cour et la soldatesque allemande , La Litvanie remua jusque dans ses fondements ; les provinces du sud lui répondirent par quelques nouveaux attroupements qui, pour foyer de centralisation, choisirent un des faubourgs de Krakovie. Les bannières de la couronne élurent aussitôt pour maréchal leur lieutenant Gorzynski et se confédérèrent, malgré les efforts du grand général. Une guerre d'extermination commença aussitôt sur tous les points de la Sandomirie, de la Krakovie et de la Russie-Iïouge. les Saxons, surpris dans leurs cantonnements par les soldats polonais auxquels se ralliaient sans cesse des bandes tumultueuses de paysans et la noblesse confédérée de l'année dernière, en plusieurs endroits mirent bas les armes, en d'autres se défendirent courageusement ; mais partout taillés en pièces ou dispersés avant d'avoir pu se former en corps, ils furent en moins de deux mois chassés de tous les palatinats du sud. Fleming , refusant de traiter avec ce qu'il appelait des rebelles, courut ramasser ses forces principales dans la Grande-Poiogne, mais d trouva déjà cette province toute en feu et ses troupes en déroute , malgré leur nombre, leur discipline et l'aide d'un corps moskovite commandé par le général ScheremetiefJfel que le tzar tenait en Pologne pour la défense d'Auguste. Le maréchal saxon ayant avec peine rallié les débris des divisions de Baudytsch, d'Fkstet et d'à ut re s, se ret irapré ci p i t a m m en t m us Wa rso vie. il essaya de grossir ce noyau par les garnisons semées en Litvanie et dans la Prusse royale, et par les renforts qui sans cesse lui arrivaient de la Saxe ; mais de toutes ces troupes, enveloppées dans leurs cantonnements, ou attaquées en marche, il n'échappa que quelques milliers de traîneurs, qui d'ailleurs bien traités par les Polonais aussitôt que vaincus, ne voulurent plus quitter le foyer des paysans où ils trouvaient asile et bonne chère. Il y a toujours eu en Pologne une prescience galvanique, une sympathie inexplicable d'action, qui déjouant tous les obstacles, a su remuer simultanément et à d'énormes distances toute la masse nationale, sans que cet accord de mouvements ait eu besoin d'être convenu dans de longues conspirations. Cette noblesse, toujours armée et toujours à cheval, semblait s'entendre, se voir et se sentir du Dniester au Niémen, et de l'Oder au Boristhène. Comme elle avait en masse tiré le sabre du fourreau, puis frappé en masse, elle trouva ses députés réunis en masse dans les plaines de Tarnogrod le 26 novembre 1715. Après quelques discussions inévitables en Pologne, même dans les actes les plus fraternels et les plus sacrés, Leduchowski, sous-caméraire {Podkomorzy) de Krzemienicç, fut proclamé d'une voix unanime maréchal de la confédération, en dépit de quelques sénateurs présents à cette fameuse assemblée. Leduchowski, homme d'une sagesse,d'une énergie et d'une indépendance également renommées, envoya aussitôt des délégués à toutes les provinces avec l'acte de la confédération et le tableau de ce que le patriotisme des palatinats avait déjà obtenu, et de ce qu'il lui restait encore à obtenir de la justice royale. Les exigences des confédérés, aussi modérés dans leur triomphe qu'ardents dans leur vengeance, s'arrêtaient à l'expulsion des troupes saxonnes, à la suppression des impôts inutiles et à la réintégration de l'armée nationale. On envoya prier le sénat assemblé en corps à Léopol de porter ces conditions au roi et de servir de médiateur entre les palatinats et Sa Majesté. Tous les députés réunis dans l'église de Tarnogrod jurèrent de ne déposer les armes que quand il serait fait satisfaction à leur demande. Mais Auguste, trompé par Fleming qui, venant de réunir treize mille hommes, brûlait de dépit €t de vengeance, répondit par d'insolentes rail- leries à toute proposition d'accommodement, et la guerre recommença plus sanglante et surtout plus indécise que jamais. Les sénateurs et surtout le grand général, piqués de la défiance que venait de témoigner à leur égard l'ordre équestre dans l'assemblée de Tarnogrod, encouragèrent la cour à ces hostilités impies, et lui offrirent les moyens de les continuer. Rybinski, palatin de Chelm et lieutenant du grand général, joignit ses forces aux treize mille Saxons et Hongrois que le maréchal était parvenu à rallier sous Warsovie, et tous les deux marchèrent contre les confédérés à la tête de près de vingt mille hommes de troupes reposées et fières de leur discipline. On était en hiver; les confédérés, qui croyaient tout fini, venaient précisément de quitter la campagne pour passer dans leurs foyers les fêtes de Noël, selon la patriarcale coutume de la noblesse polonaise. Leduchowski, entouré de deux mille confédérés, et Gorzynski, commandant quinze cents vieux soldats au confluent du San et de la Wistule, furent les seules forces que Fleming rencontra sur son passage; mais cette poignée de désespérés suffit pour l'arrêter trois fois et l'obliger de se réfugier dans la forteresse de Zamosç dont il venait de s'emparer par surprise. Enfin, las d'une guerre sans issue, et voyant que la Litvanie, longtemps jouée par son grand général Pociéy, envoyait des secours aux mécontents de la couronne, le maréchal saxon demanda à traiter. Les délégués des deux partis se rendirent à Bawa, dans la Russie-Rouge, vers les premiers jours de janvier 1716; mais on n'y conclut rien, à cause de la mauvaise foi des Saxons qui ne cherchaient dans cette trêve qu'un prétexte pour se refaire et se rendre plus menaçants. Les confédérés reprirent les armes de tous côtés avec le printemps. La Litvanie signa l'acte de la confédération le 23 mars à Wilna, sous le bâton de Sulistrowski, porte-enseigne d'Oszmia-na; la Grande - Pologne le 27 avril à Sroda, sous le maréchalatde Skorzewski, ancien général de cavalerie du roi Stanislas. LeducUowski rallia ceux de la Petite-Pologne et s'établit dans le palatinat de Lublin. Les troupes des trois grandes provinces de la république, mises simultanément en branle, cernèrent partout les Saxons et se réunirent vers la fin du mois de mai dans les grandes plaines de Luboml où Leduchowski avait fixé le rendez-vous général de la confédération. Plus de ch> quante mille gentilshommes s'y trouvèrent sous les armes. Ce fui un de ces spectacles majestueux, irrésistibles, par lesquels, dans ses jours de grandeur, la republique avail répondu aux menaces des pouvoirs étrangers. Auguste épouvanté, et voyant ses dernières réserves en déroute, s'enfuit à Posen, puis de là à Danlzig, où se trouvait alors le tzar. Le roi de Pologne implora pour la septième fois l'appui de ce monarque ; mais soit que Pierre fût entièrement absorbé par la surveillance de Charles XII, qui, revenu de Bender, menaçait de bouleverser le Nord pour la seconde fois, soit qu'il redoutât la puissance des confédérés combinée avec celle de la Porte, Auguste cette fois-ci n'en obtint que des compliments et des assurances d'éternelle estime. Il fallut plier et traiter avec des rebelles qu'on n'avait plus aucune espérance de soumettre. Le tzar offrit sa médiation, envoya pour se faire représenter le kniaz Grégoire Dolgoiouki, et partit pour la France. Les plénipotentiaires des deux partis se donnèrent rendez-vous à Lublin, où s'ouvrit le 12 juin un congrès général qui traîna six mois, toujours à cause du manque de sincérité de la part du roi et de ses courtisans. Malgré la suspension d'armes convenue de part et d'autre jusqu'au dénoûment des négociations, les garnisons saxonnes réfugiées dans Krakovie, Posen et Widawa, firent de fréquentes sorties dans les palatinats environnants, et y massacrèrent des députés légalement assemblés aux diétines préparatoires, tandis qu'un nouveau corps d'Allemands, conduit par le général Eckstet, entrait dans la Grande-Pologne. Il fallut que l'intrépide Gniazodwski, envoyé de ce côté à la tète de cinq mille confédérés, défit ce dernier renfort saxon, prît Posen d'assaut, fermât solidement celte frontière occidentale aux déloyales irruptions de l'ennemi, et chassât ses débris, sans cesse ralliés, jusqu'en Poméranie. Alors encore, la malveillance des commissaires royaux trouva mille prétextes spécieux ou absurdes pour éluder une conclusion définitive. Les négociations se transportèrent de Lublin à Janowieç, puis de là à Warsovie, toujours sans succès. Enfin l'infatigable persévérance, la sévère équité et l'enthou ■ siaste éloquence de Leduchowski, soutenues par l'impitoyable attitude de soixante mille confédérés, surmontèrent toutes les répugnances, aplanirent tous les obstacles, et en rendant le roi à la Confiance de la nation, obtinrent le plus noble et le plus solennel triomphe que puisse ambitionner un grand citoyen. La confédération, soudainement transformée en diète générale, le 1er février 1717, approuva, par un silence unanime et inouï dans l'histoire de ces sortes d'assemblées, toutes les clauses du trailé conclu entre ses maréchaux d'une part, et les commissaires du roi de l'autre. L'ignorance du médiateur russe lui cacha la véritable portée de celte réconciliation. Les principaux articles de cette convention portaient : 1« que toutes les troupes saxonnes évacueraient immédiatement le territoire de la république, à l'exception de douze cents gardes du corps entretenus aux frais et dépens personnels de Sa Majesté; 2° que dans aucune circonstance ni sous aucun prétexte cet effectif ne serait augmenté ; 3° que jamais Sa Majesté ne recruterait en Pologne pour un service étranger à la république ; 4° que jamais le roi ne déclarerait la guerre sans le consentement des Etats ; 5° que Sa Majesté ne passerait jamais plus de trois mois, chaque année, hors de la république ; 6° que les ministres saxons ne se mêleraient en rien aux affaires de Pologne, et que Sa Majesté ne garderait pour le service de sa chancellerie que six conseillers, privés de tout caractère officiel ; 7° que le sénat ne déciderait rien sans le concours de la diète ; 8° que les faveurs royales ne seraient réparties que d'après les principes de la constitution et n'atteindraient jamais un étranger, sous peine de nullité. A la suite de ces clauses, toutes de circonstance et comme résumant année par année la censure chronologique des abus du règne d'Auguste, venaient les réformes constitutives, toutes décelant une consciencieuse élude de l'époque, mais par cela même empreintes de tous lespréjugés de ces temps-là. Ainsi l'on y garantissait d'une manière minutieuse et jalouse tous les privilèges de la noblesse; on y sacrifiait l'énergie du pouvoir exécutif à la paresseuse licence des assemblées, la force et la discipline de l'armée à la défiance qu'inspirait l'autorité des grands généraux, la répartition des impôts et l'entretien des lignes militaires aux avares commodités des palatinats, les droits et la sympathie des protestants à des rancunes éphémères. L'avenir s'y trouvait subordonné à quelques fausses et hâtives jouissances, comme si la malheureuse république, pressentant déjà sa mort, n'eût plus qu'à se dépêcher dans la dépense de sa licencieuse liberté. BÀLIGÉ. Wsi spokoyna, wsi wesoîal Kioryi glos twey uhwalc zdoia? Cïtowiek W twey piëczy uczciwie, Bei wszclakiey licliwy iywie. J. KOCHANOWSKI. Village paisible et riant, quelle est la voix qui puisse dignement te célébrer? L'homme vit a ton abri, libre de tout trafic honteux ! Le village de Balicé se trouve enfermé dans les limites du territoire de la ville, dite libre, de Krakovie, à une lieue et demie à l'ouest de cette capitale de l'antique Pologne. Une rivière, la Rudawa, arrose ses prairies émaillées de fleurs; des saules pleureurs, penchés sur ses bords, saluent avec un doux murmure les eaux fraîches et limpides qui se pressent d'arriver à la majestueuse Vistule. Du côté du nord, on aperçoit des rocs, des monticules, des vallons, des pelouses et des bois. Au fond de ce tableau, dans le lointain, se dressent comme des fantômes les rocs escarpés d'Oyçow. Plus près de Balicé apparaissent les jolis villages de Prondnik Rouge et Blanc, et le fameux château de Lobzow, qui, dans le xive siècle, jouait le rôle de Versailles parmi les résidences royales de Pologne. Dans le voisinage se rencontre également le village de Wola-Justowa, célèbre dans le xvie siècle comme propriété de Justin-Louis Décius, secrétaire et trésorier du roi Sigismond-Auguste. En tournant les regards du côté du midi, on est émerveillé par l'aspect imposant des Karpates, dont les cimes se perdent dans les nues et dont les pieds se baignent dans la Vistule. Un tertre, élevé dans les temps antéchrétiens, apparaît avec fierté en avant de ces montagnes, et rappelle à la génération actuelle la reconnaissance que la nation primitive voulut témoigner à son brave et glorieux chef Krakus. Dans la perspective, l'œil seplaîtàparcourirdenombreuxédiliceséparpillés sur la côte des Karpates. Le vieux château-cloître TOME III. de Tynieç el le château de Landskorona dominent ce paysage varié, par une route qui se déroule comme un large ruban soulevé par les flots de l'air au milieu des verdures. A l'ouest, le couvent de Biélany et le tertre de Kosciuszko attirent notre attention. Tandis que l'œil s'arrête sur le pieux monument qui se dégage gravement des bois qui couvrent la montagne où il est situé, l'âme tressaillit de fierté au souvenir d'un citoyen grand jusqu'au dernier moment, et glorilié après sa mort par une nation grande même dans ses malheurs. Vers l'est, nous apercevons la ville sainte de Pologne, avec ses églises, sa montagne deWawel, sa chapelle de Sigismond et son vieux château royal, veuf de ses maîtres, et abritant en leur absence des vieillards sans asile et des enfants sans mères. Telle est la vue générale qui s'étend de Balicé. Situé sur une hauteur, ce village domine les environs et se pose avec majesté au milieu de cette nature merveilleuse et en lace de cette cité qui semble vouloir se prosterner à ses pieds, si le château de Wawel, lier même dans son adversité, ne l'arrêtait pas. L'intérieur de Balicé est aussi agréable que son extérieur; le confortable et l'utile s'y trouvent réunis : les maisons se présentent avec décence à travers les jardins et les vergers dont elles sont entourées; le palais répond dignement à sa destination. Voici du reste la statistique des établissements agricoles et industriels de Balicé. La lerre la- 129 bourée produit le seigle en abondance ; les prairies, le long de la Piudawa, fournissent du foin et du trèfle pour nourrir plus de deux mille moutons, deux cents bœufs et vaches et cinquante chevaux de labour. H y a un haras pour la propagation de la noble race chevaline, oit les étalons arabes se rencontrent avec les cavales anda-louses. Le bois du voisinage a environ trois cents morgs (hectares) carrés d'étendue. Le jardinage occupe presque exclusivement Tes habitants de Balicé; aussi y réussissent-ils parfaitement; les fruits de leurs vergers sont bien venus sur le marché de Krakovie et dans les villes et bourgades à dix lieues à la ronde ; et les noix de Balicé mettent ce village en relation avec l'étranger!... On en fait des demandes pour la Silésie, pour la Moravie, et, à en croire la yanité du lieu, on les voit même naviguer sur la Vistule pour Warsovie !.....Les viviers recèlent des poissons d'un goût exquis; les carrières fournissent de la pierre à bâtir et de la chaux. Quant à l'industrie, en voit des poteries, des tuileries, des forges, des métiers à tisser la toile, une fabrique des britska de Krakovie (espèce de chariot à quatre roues dont la boîte est en osier natté, en cuir ou en toile). Le menuisier de l'endroit envoie ses ouvrages à Krakovie. On y trouve également une fabrique d'huile à brûler, deux grands moulins et deux scieries sur la Ru-dawa; une distillerie d'eau-de-vie de grains et une brasserie. Le nombre des habitants ne dépasse guère cinq cents ; ils sont tous bons Polonais et catholiques ; pas un Juif ni à Balicé, ni dans les quatre villages adjacents, et le village ne fait que prospérer par leur absence. On n'y trouve qu'une seule famille allemande, composée de cinq personnes, et dont le chef est préposé à la bergerie. Les paysans sont propriétaires des maisons et des jardins, et font encore la corvée pour la terre qu'ils cultivent. En leur qualité de gens libres, ils savent lire et écrire, el leur instruction est due aux maîtres de Balicé, qui en supportent les frais depuis 1794. Dans celle époque, Kosciuszko proclama les devoirs et les droits de la classe agricole en Pologne ; parmi les plus empressés à remplir les devoirs de maître, se trouva madame Ursule Darowska, dont la mémoire est en adoration à Balicé. Elle s'empressa de faire savoir aux paysans que dorénavant les maisons qu'ils habitent, les jardins qu'ils possèdent leur appartiennent en propre; mais qu'en revanche, pour répondre dignement à leur vocation d'hommes h bres, ils doivent apprendre à lire et à écrire. Elle fonda dans ce but une école et obligea ses héritiers à en faire les frais. Dans les premiers moments d'un état nouveau, sa proclamation seule ne suffit pas ; car il faut pour toute réforme un aiguillon plus actuel que futur, afin que nos peines nous apportent quelques fruits, quelques récompenses. Cela fut admirablement compris par un émigré français, l'abbé Chabel, qui dans son exil fut curé de Balicé, et y mourut. Cet homme respectable à bien des titres, fonda des prix pour les plus méritants dans l'école, et on les distribue encore de nos temps. Ces prix consistent en livres de piété et en ustensiles de travail, tels que ciseaux, scies, haches, etc. Ainsi l'intelligence de ce bienfaiteur excita nos bons paysans à s'instruire, à travaiher et à croire en Dieu, tout ce qu'il faut pour être honnête homme. Les mœurs et les habitudes des agriculteurs de Balicé sont communes à toute la contrée ; ils sont libres, gais, instruits et grands travailleurs. Quant à leur bravoure, nous n'avons pas besoin de l'attester: qui ne connaît pas les lanciers polonais, les Krakus? et sans doute les habitants de Balicé n'étaient pas les derniers à fournir leur contingent à ces troupes vaillantes. Les jours ordinaires, ils travaillent dans les champs et dans les ateliers; le dimanche et les jours de fêtes, c'est autre chose : la danse et la chanson égaient leurs doux loisirs ; car, comme l'a dit un de nos poètes nationaux : Niemaiac w sercu inota, na sumieniu dlugu, Skac/emgdy gra muzyka, spie-vamy przy plugu. (Nos consciences sans remords et nos propriétés sans dettes, nous permettent de danser aux sons de la musique et de chanter en labourant. ) Us sont d'ailleurs aussi industrieux qu'honnê-tes et beaux parleurs. Le village de Balicé n'est pas un lieu roturier, comme on pourrait le croire par nos détails statistiques ; il a son importance officielle, décrétée par le congrès de Vienne ; il a plus de dix quartiers de noblesse. Tout d'abord c'est le chef-lieu d'un canton ou commune dans la république libre et strictement neutre de la ville de Krakovie, et de son territoire de vingt milles carrés !... Le maire y réside dans un hôtel bâti somptueusement aux frais de l'Etat. La commune envoie un député à la diète de Krakovie. Mous ne savons pas si Balicé fut marqué dans le voisinage de Krakovie par Ptolomée ; nos chroniques ne mentionnent ce village qu'à la lin du xve siècle. Ce n'est pas un fier-à-bras qui en fut le fondateur, comme nous le croyons ; car les fastes de ce lieu ne commencent qu'avec l'arrivée de la famille de Boner de Weissenbourg, qui se réfugia en Pologne pour éviter les persécutions religieuses en Allemagne. Voilà son premier parchemin, et je le crois le plus noble, car est-il un mérite plus grand que celui de servir d'asile aux persécutés ?.... Bientôt Balicé acquit de la célébrité. Les Boner, de simples bourgeois devinrent nobles et amis des rois Sigismond Ier et Sigismond-Auguste, et contractèrent des alliances matrimoniales avec les premières maisons de la noblesse polonaise. Une demoiselle de Boner refusa ou hésita d'accepter la main de Stanislas Kmita, homme de grande naissance, et qui, désespérant de la posséder, sauta du roc voisin dans la Rudawa et y- trouva la mort (1). On aperçoit encore de nos jours une inscription à moitié effacée que traça ce désespéré, et la tradition locale conserve encore avec soin la mémoire de ce fatal événement. Les amants malheureux de l'endroit menacent ordinairement leurs parents obstinés, du sort de Kmita, et presque toujours ils réussissent à vaincre leur obstination. Les amantes ne cherchent parfois que ce motif pour se rendre, avec espoir d'être justifiées ou au moins excusées. Balicé, dès son apparition dans le monde, a reçu une grande renommée de beauté et d'agrément. Erasme de Rotterdam, ce bien-aimé du pape, cet hôte recherché des rois d'Europe, visita le village, y habita quelque temps, et en parla dans ses lettres avec éloge. Voilà ce qui s'appelle débuter en maître. Quand Henri de Valois fut élu roi de Pologne (1574), avant d'entrer dans la capitale, il s'arrêta à Balicé, et y reçut les hommages des dignitaires et de la noblesse du royaume. Alors ce village appartenait à Jean Firley de Dombrovviça, grand maréchal, héritier de la famille éteinte des Boner. Plus tard, en 1587, Balicé fut témoin de la défaite de l'archiduc Maximilien, qui prétendait (1) Voir ta légende : Olympe Boner, qui se trouve dans le premier volume de cet ouvrage. LA POLOGNE. 67 s'imposer pour roi aux Polonais, et nui fut fait leur prisonnier. En 1592, Sigismond III, de la famille des Wasa, à la tête d'un cortège resplendissant d'armures en or et en argent, recevait à Balicé la duchesse Anne, archiduchesse d'Autriche, qui venait partager avec lui le trône. En 1595, le palais du village, c vaste et bel édifice construit en bois, et possédant un jardin magnifique, » reçut le cardinal Gaëtano, légat du pape, et lui servit de résidence. Gaëtano laissa une description flatteuse du palais et du village dans ses Mémoires. Au commencement du xvme siècle, Balicé appartenait à la famille des Szembek, premiers dignitaires de l'Etat sous les rois de la maison de Saxe. C'est aux Szembek qu'on attribue la construction du château en pierre; mais bientôt il tomba en ruines, et enfin fut reconstruit en style italien par la dernière propriétaire, la feue dame Darowska, bienfaitrice des paysans. Sa structure est simple et grave à la fois; les campagnes qu'on découvre de ses appartements présentent des sites ravissants. L'histoire récente de Balicé est bien triste; elle se résume en deux faits : invasion des troupes étrangères en 1855, et exil forcé de l'évêque Skorkowski. Les soldats de la Bussie, de la Prusse et de l'Autriche, conduits par un espion juif, vinrent y chercher des réfugiés polonais, pour les expulser du territoire polonais; et leur expédition eut un plein succès. On y trouva trois de ces braves travaillant sur le sol natal. L'ordre des puissances protectrices fut impitoyable,et l'on emmena les pauvres soldats, sans armes, au milieu d'un fort détachement de cavalerie et de fantassins, les fusils chargés et les sabres dégainés. Pour perpétuer la mémoire de ce haut fait d'armes des soldats de trois puissances, assistées d'un Juif, contre les trois réfugiés, on fit élever sur les lieux où cet acte fut accompli une croix de mission ! Comme Balicé appartient actuellement à la famille de Skorkowski, évêque de Krakovie, qui osa protester le premier, en fait des mariages mixtes, contre l'empereur de Russie, ce prélat trouva, avec la protection de l'Autriche, un refuge dans ce village. Un bref du pape (qui, dans la même matière, soutint les archevêques de Cologne et de Posen contre le roi de Prusse) conseilla à Skorkowski de s'éloigner du pays de Krakovie pour ne pas irriter le tzar trop puissant, et ne pas appesantir son bras sur le clergé catho- lique dans son empire, de se retirer dans les Etats de Sa Majesté apostolique, empereurd'Au-triche. Skorkowski obéit à ce conseil, et choisit la ville d'Olomunieç (Olmutz) en Moravie pour résidence. A son départ, le peuple du village et des environs accourut en foule et reçut sa bénédiction. Le lieu où se passa cette cérémonie est sacré pour nos paysans, et ils y plantèrent un bocage. André Slowaczynski. ÉTUDES SOCIALES SUR LA POLOGNE. DE LA NOBLESSE DANS SES RAPPORTS AVEC LA CONSTITUTION DE L'ÉTAT. C'est en plongeant un regard dans les fastes primitifs des peuples qui se sont établis sur les ruines de l'Empire romain, qu'on découvre les bases de toutes les institutions de la civilisation moderne. Le christianisme et les barbares, c'est-à-dire l'esprit et la matière, le verbe et la chair, furent deux éléments trop puissants pour qu'en se mêlant même au droit du monde vaincu, ils n'eussent donné le jour à une sociabilité toute différente de celle dans laquelle avaient vécu les peuples de l'antiquité. Aussi, ou nous nous trompons fort, ou c'est dans le contact du paganisme avec la doctrine pressentie à peine par les philosophes anciens, et formulée dans un dogme tout à fait opposé aux théories religieuses et sociales d'Athènes et de Rome, qu'il faut chercher la cause intime des troubles, des déchirements et des étreintes sanglantes dans lesquels se débattirent toutes les parties de l'Europe occidentale, jusqu'à ce que le principe spirituel parvînt à étouffer les derniers reflets de la civilisation ancienne, en brisant le joug de l'esclavage et du servage féodal. Cette révolution, opérée sous le souffle du génie de Grégoire VII, ne tarda pas de porter des fruits salutaires dans toutes les ramifications de la vie sociale. Les hauts dignitaires, tant ecclésiastiques que séculiers, plongés jusqu'alors dans Iesjouissances matérielles, rouvrirent leurs âmes à des inspirations et à des croyances, qui se sont manifestées par des actions pleines de sacrifice et de dévouement. Pendant qu'une milice monastique recrutée dans la roture purifiait par sa vie retirée, sobre et austère, les mœurs du clergé et les tendances du monde spirituel, la noblesse convertie en milice chevaleresque préparait la réorganisation du monde temporel, en échangeant ses biens et ses richesses contre les fatigues, les dangers et la mort qu'elle trouvait dans les déserts de la Palestine. La voix de quel-quesmoines et de quelques pèlerins parlant au nom du Sauveur ébranla les populations entières. L'affranchissement des communes suivit de près les croisades; et ces deux événements, initiant les masses aux mystères de l'unité spirituelle et aux préceptes évangéliques révélateurs de la liberté, de l'égalité et de la fraternité entre les hommes, n'ont pu qu'assurer une prépondérance réelle à l'Église, pouvoir qui représentait alors à lui seul tous ces principes. Si nous appuyons ici sur ce dernier fait, ce n'est pas parce qu'il dominait dans une immense partie de l'Europe vers la fin du xe siècle, mais parce qu'il nous paraît avoir exercé une haute influence sur les destinées primitives de notre patrie. En effet, la Pologne ne se fit remarquer sur la scène politique qu'à partir du moment où elle devint chrétienne et catholique, c'est-à-dire au *e siècle. Fille légitime de l'Eglise, elle entra dans la vaste famille des peuples croyants, et par cela même se trouva dès son origine associée à la civilisation générale de l'Europe. En empruntant à celle-ci des idées universelles, et en les réalisant, c'est-à-dire en les appliquant aux choses et aux personnes, elle eut plus tard conscience d'elle-même, développa l'élément qui la fît naître, se constitua nation. Or, la pensée dominatrice d'une nation intelligente ne peut être autre que la volonté de réaliser un but d'activité commune. Ce but, pour la Pologne, consistait, en effet, à purifier par les lumières de l'Évangile les mœurs domestiques, civiles et politiques de populations barbares appartenant à la même race, et disséminées jusque-là, sans aucun lien puissant, sur l'immense étendue d'un terrain fertile malgré les rigueurs du climat, et attrayant malgré l'aspect sombre de sa nature. Remplacer la chasse par l'agriculture, ranimer celle-ci par le travail en commun, soumettre les volontés individuelles aux règles immuables de justice et de morale, perfectionner l'existence physique et intellectuelle des masses, réaliser enfin dans son propre sein le dogme chrétien, telle fut la mission dont la Pologne se trouva investie dès son origine. Ce quenous venons de dire démontre que le principe immatériel ayant prévalu dans la formation de la nationalité polonaise, il a été dans la nature de cette dernière d'être soumise aux lois géné raies de l'esprit, c'est-à-dire de marcher dans la voie du développement, du progrès et de la per fectibilité. Cette condition, si difficile à obtenir dans tout Etat qui s'établit par l'emploi exclusif de la force, a toujours si bien dominé la consli tution sociale de la Pologne, que ce peuple i n'est déchu de sa grandeur politique, qu'à partir du moment où il a abdiqué sa mission morale et intellectuelle. Nous tâcherons de prouver cette assertion par l'examen de l'his toire des ordres de l'État ou des classes sociale qui ont existé en Pologne. C'est par la noblesse que nous allons commencer cette revue. L'Idée fait naître l'activité, comme celle-ci fait naître les moyens. Savoir prévoir, arriver à la découverte de la vérité qui doit gouverner la société, pour la faire passer ensuite dans les esprits, la leur faire adopter volontairement et librement (1) : voilà, en peu de mots, la mission du social. L'essence de cette activité ne consistera donc exclusivement ni dans la persuasion, ni dans l'enseignement, ni dans la coaction, mais dans un système formé de tous ces moyens, et adapté aux circonstances par l'influence progressive de l'idée constitutive, de l'idée-mère. Érigée en institutrice des peuples encore plongés dans la barbarie, dont elle-même sortait à peine, la Pologne embrasse ce système et l'applique tant dans son organisation intérieure que dans ses rapports extérieurs. Elle comprend que la force est dans l'unité : elle adopte donc l'unité morale représentée par un archevêché de Gnèzne, auquel aboutissent les rayons spirituels de tous les évê-chés et abbayes qui se trouvent dans le pays ; elle adopte l'unité politique représentée par une royauté dont le siège est à Krakovie, et qui forme le pivot du gouvernement et de l'administration; elle adopte enfin l'unité territoriale représentée parla formation d'un seul État subdivisé en districts, terres, palatinats et provinces, conformément à des résultats des délibérations publiques et suivant les exigences de la défense militaire.—Les intérêts nationaux et politiques prédominant sur ceux de l'individu, de la famille, elle ne reconnaît qu'une vaste association d'hommes, et une grande propriété teritoriale qui est défendue par les uns, exploitée par les autres, moins au profit de chacun qu'à celui de la communauté entière. C'était certes un devoir pénible et important à la fois que celui de quitter sa maison, ses parents, sa famille, pour vivre dans un camp, sous des tentes, au milieu des fatigues et des peines inséparables des travaux de la guerre. Mais, consacré par le but auquel il poussait les hommes, ce devoir les élevait en même temps à leurs propres yeux, et aux yeux du reste de la population. En soumettant le corps à des exercices et à des privations, en purifiant l'âme par le sacrifice et le dévoûment, il anoblissait l'homme et formait une des bases les plus légitimes et les plus solides d'une institution qui surgissait sous le nom de l'Ordre militaire (Ordo militarx's). Ap- (1) Guizot. pelés dans son sein non pas par le droit de naissance, comme c'était chez les Francs, mais par le devoir dont nous venons de parler, et par la possession des moyens suffisants pour l'accomplir, ce qui se bornait à l'achat d'un cheval et d'une armure, les chevaliers (milites), dits autrement nobles (nobiles), se confondaient dans une égalité qui n'admettait entre eux d'autres distinctions que celles d'un mérite personnel et d'une charge temporaire. C'est à la tête de cette brave milice, qui pendant la paix partageait son temps entre les travaux politiques, administratifs et judiciaires, que Boleslas Ier, Boles-las II et Boleslas III, princes remarquables pour le temps où ils ont vécu , initièrent successivement aux lumières de la religion chrétienne de nombreuses populations, et firent de la Pologne une puissance prépondérante dans le nord et respectée dans l'Europe entière. En examinant de plus près la constitution po moins à la noblesse entière, qui, tout en modérant le pouvoir temporel par sa volonté, soumettait solennellement sa propre puissance au pouvoir spirituel, placé en même temps au-dessus des affaires humaines, et par conséquent bien posé pour les voir, comprendre et juger avec impartialité. Pendant que l'ordre militaire travaillait à réaliser les idées de l'unité religieuse et politique, survint le partage de la Pologne entre les quatre fils de Boleslas III. Ce partage, si contraire aux destinées de cet Etat, sapa jusque dans ses bases sa constitution sociale. Ebranlée dans le point d'appui moral et politique qu'elle s'était formé à peine, l'unité nationale vit d'abord le soi conquis au prix de tant d'efforts s'échapper sous ses pieds et se fendre en plusieurs principautés et duchés qui rentraient pourtant dans deux grandes divisions appelées l'une Grande-Pologne, et l'autre Petite-Pologne. Une collision fu! litique de la Pologne pendant cette époque, nous | inévitable entre tant de parcelles soumises aux y trouvons deux principes empruntés à l'Eglise, savoir : l'élection de l'inférieur par le supérieur, c'est-à-dire le droit de nomination appartenant à un seul, et l'élection du supérieur par l'inférieur, c'est-à-dire, suivant les cas, le droit de ratification, ou d'élection proprement dite. Le roi appelé tantôt supérieur (senior), tantôt duc (woiewoda), et tantôt prêtre (ksiondz), exerçait sur chaque chevalier de l'ordre dont il était le chef, un pouvoir qui, moralement parlant, était aussi grand que l'est encore celui du chef de l'Eglise sur chaque membre du clergé. Un noble polonais avait alors une fonction non moins importante et sacrée à remplir qu'un prêtre. Une peine emportant la perte de cette fonction rejetait le coupable du sein de la société politique, comme la peine qui annule l'ordination exclue encore aujourd'hui un ecclésiastique de la société religieuse. L'autorité royale était immense, mais point absolue, car elle répondait elle-même de ses actes devant l'esprit national, dont elle était la plus haute manifestation. Cet esprit se traduisait tantôt par le consentement à l'exercice de la souveraineté, accordé par les assemblées publiques à chaque nouveau roi à son avènement au trône, tantôt par l'élection formelle du souverain, tantôt enfin par les conseils, les admonitions et les remontrances adressés aux gouvernants par les gouvernés. Plutôt moyens de contrôle que d'exercice direct du pouvoir, ils n'en appartenaient pas nconvénients de l'inégalité de l'étendue territoriale, comme à ceux résultant d'une différence de coutumes locales qu'aucun lien général ne resserrait plus. L'intérêt et la politique allumèrent les guerres intestines, et au milieu d'une confusion générale,.la nation, qui commençait à être grande et compacte, perdit sa puissance. Ses mœurs s'altérèrent, sa vie s'affaiblit, son sang ne se répandit plus que dans les luttes nées de la nécessité de repousser les incursions des Tatars, des Iadzvvings et des Litvaniens. La Poméranie et la Silésie devinrent des Etats indépendants : et cette séparation fut d'autant plus préjudiciable, que ces deux provinces, en se mettant en contact immédiat avec les idées et les institutions féodales de la Germanie, ne firent qu'augmenter la corruption, qui rongeait le cœur de la nationalité polonaise. En effet, c'est au milieu de cette déplorable situation des esprits que furent jetés les premiers germes du mal, qui, cachant sous le nom de liberté la pensée étroite de l'individualisme et du fédéralisme, consomma en définitive la ruine de la nation. C'est alors que la possession des biens-fonds, source intarissable de crimes et de violences, au milieu de cette lutte des passions et des lois, devint la condition exclusive de l'exercice des fonctions politiques et sociales ; c'est alors qu'au sein de l'ordre militaire surgit une aristocratie, vaine, orgueilleuse et corrompue; c'e^t alors que le droit oublie de l'ancienne LA POL Pologne, droit consacrant l'égalité civile et politique (jus militare), s'ébranla sous les eoups des privilèges et des diplômes ; c'est alors enfin que les terres et les biens s'immobilisant clans une famille par le droit de grâce princière (jure hœ-redilario, vel ducali), et des familles entières s'établissant et se perpétuant dans une province sous le nom de propriétaires et de seigneurs et maîtres, la nationalité de la Pologne se trouva attaquée sur tous les points et sous tous les rapports. La division de l'ordre militaire en seigneurs et en nobles fut d'autant plus pernicieuse, qu'il n'y eut d'autres barrières à franchir pour passer de l'une de ces deux catégories à l'autre, que les barrières posées par la faveur, l'ambition ou le hasard. Dès que la morale, ce guide infaillible des actions humaines,'fut perdue de vue, les passions déchaînées ne purent produire aucune idée, présenter aucun but capable d'enflammer l'âme et d'élever l'intelligence. Le but national proposé à l'activité commune, par le devoir commun, se brisa contre les intérêts privés, dès que ce devoir fut étouffé lui-même sous les droits particuliers et les privilèges. Les prétentions égoïstes s'accrurent à mesure que les petits princes se créèrent chacun à part une cour, des fonctionnaires et des juges. Ces charges pouvaient d'abord être conférées par le roi indistinctement aux nobles et aux seigneurs; mais ces derniers parvinrent par la suite à effacer toute idée d'égalité à cet égard, en séparant la noblesse du pays, de la noblesse de cour. A la première de ces divisions appartenaient : 1° le palatin (woie-iDoda), c'est-à-dire chef de l'armée et gouverneur d'une province ; 2° le castellan, c'est-à-dire commandant d'un fort et chef militaire et civil d'un district; o° le staroste, c'est-à-dire magistrat et fonctionnaire de police, aidé dans ses fonctions par le préfet ou juge du bourg fortifié (judex castri). Outre ces dignités, celles de chan-cellier, de trésorier, de sous-trésorier, etc., etc., distinguaient la noblesse supérieure , les seigneurs territoriaux (pany ziem ), de la noblesse inférieure qui embrassait la foule des employés fixés auprès du roi ou dans ses domaines, et dé-S|gnés par les chroniqueurs sous le nom générique de prystaldi, officiales curiales, et autres nobles chevaliers (milites). Mais comme le roi Pouvait faire passer ses serviteurs dans les rangs de la noblesse du pays, cette dernière, grandissant en nombre, comprit la nécessité de limiter )GNE. 71 la souveraineté royale, et parvint à acquérir une certaine influence législative. Bientôt cette influence se trouva tellement opposée à toute idée de bon gouvernement, que Boleslas V, engagé dans de nombreuses guerres, fut obligé, pour subvenir aux dépenses qu'elles nécessitaient, de donner en gage aux Allemands plusieurs de ses provinces. Cependant, malgré la prépondérance qu'avait conquise, durant cet état de transition, le principe matériel sur le principe spirituel, prépondérance manifestée par l'abolition de l'unité dans le pouvoir, de l'égalité civile entre les hommes et de l'uniformité dans les juridictions, la féodalité ne put complètement prendre racine en Pologne. Les seigneurs que le diplôme de 1228 nomme barones et que celui de 128G distingue des autres nobles milites, nobiles, ne l'emportaient sur ces derniers que par leurs richesses et l'étendue de leurs propriétés.Leurs biens-fonds plus ou moins considérables, acquis par le moyen de différentes transactions civiles, et par le droit du premier occupant (primioccupantis)v appliqué aux successions vacantes, différaient entièrement des bénéfices (bona fisci) et des fiefs. Ils ne représentaient, ni comme les premiers un don, un bienfait du roi, ni comme les seconds un droit du propriétaire à la foi et hommage des gens libres détenteurs temporaires d'une partie ou de la totalité de ses domaines. La dépendance de la condition des personnes de celle des terres n'existant pas, l'hérédité procurait sans doute bien des avantages aux seigneurs polonais, mais elle ne leur avait point donné de vassaux. Ne pouvant étendre leur pouvoir que sur leurs terres, n'étant point assujettis au retrait lignager, aux successions contractuelles, au droit d'aînesse, et à tous les moyens d'envahissement consacrés dans la constitution de la famille féodale, ils formaient un corps d'aristocrates isolés les uns des autres, vivant à la charge d'une nombreuse valetaille, et d'une masse de serfs attachés à la glèbe. Les abus delà domination, joints aux privilèges qui les affranchissaient de toutes charges et corvées, n'en rendaient pas I moins cette aristocratie odieuse au peuple, et 'n'en propageaient pas moins la corruption dans toutes les branches de l'organisation sociale. Son souffle impur gagnait l'ordre militaire, en ! se prévalant auprès de lui de l'ancienne formule \fratres et commilitoncs ; il pénétrait dans l'admi-ii nistration civile, militaire et judiciaire, partagée entre les palatins, castellans, starostes : il dé-pr vait en un mot tous les éléments de la vie sociale et politique. Pendant que la dissolution marchait avec une rapidité effrayante, le clergé et l'ordre militaire luttaient contre le fléau, et préparaient l'œuvre de la régénération delà Pologne. Aidé parles efforts nationaux de ces deux corps, Wladislas Lo-kietek réunit toutes les provinces que possédaient autrefois ses ancêtres, et entreprit de reconstituer l'Etat sur des bases plus larges et plus solides. Mais les ducs et les grands prirent ombrage des intentions du réformateur dès qu'ils le virent travailler à relever et à consolider la royauté. Wladislas, convaincu de l'utilité et de l'urgence de cette mesure, n'eut pour arriver à l'accomplir ni les idées de Louis XI, ni l'appui indirect des communes. Ce grand levier, le roi le trouvait dans l'Ordre; mais, au lieu d'en diriger le dévouement, Wladislas eut la faiblesse d'acheter ses services au prix des privilèges et des immunités, qu'il se proposait de combattre sur un autre terrain. Agir ainsi, ce fut manquer le but légitime de la réforme, car ce fut violer le droit commun. Cependant, malgré tous les écarts et toutes les faiblesses des hommes, lesqualre siècles que nous venons d'examiner suffirent pour établir la nationalité polonaise. Cette période, divisée ordinairement en deux époques distinctes, savoir : en époque de la Pologne conquérante et en époque de la Pologne en partages, fut éminemment unitaire dans son essence. Deux faits la dominèrent, il est vrai, c'est-à-dire une lutte plus ou moins vigoureuse contre le paganisme, et une transformation plus ou moins intelligente des éléments conquis ; mais ces deux faits ne furent eux-mêmes qu'un résultat simultané d'une seule et même pensée, de la pensée catholique. Religieuse, socialement parlant, toute cette période ne fut que préparatoire à la période politique dans laquelle nous allons entrer. le règne de Jageilon une large part dans le pouvoir législatif et exécutif du pays. Réunie en 14D4 à Korczyn, elle vote une somme d'argent pour racheter la terre de Dobrzyn mise en gage d'une créance entre les mains des chevaliers Teutons ; en 1413 à Horodlo, elle fait approuver, par l'acte de l'union avec la Litvanie, ses anciens droits, privilèges et immunités ; en 1422 à Czerwinsk, elle couvre par une loi expresse sa liberté individuelle (neminem captivabimus nisijurevictum) ; en 1454, à Jedlno, elle obtient le privilège de frapper monnaie et s'arroge le droit de délibérer dans les diétines sur les affaires du pays; en 1468, elle envoie ses représentants à la diète générale; en 1469 elle entre dans l'exercice exclusif de tous les emplois et charges publiques; en 1505 elle étend sa souveraineté aux plus importantes questions de l'État, en statuant que rien ne sera changé dans le droit commun sans le consentement de ses nonces, qui par la loi de 1510 furent revêtus d'un caractère sacré et inviolable. Ce développement si rapide de la puissance nobiliaire étouffa à la fois presque entièrement le pouvoir exécutif. L'idée dune autorité centrale forte, énergique, devint de plus en plus étrangère à la noblesse, enivrée de sa vie parlementaire. Le trône continuait d'être héréditaire en vertu du consentement que renouvelait la nation au profit du successeur légitime du roi défunt. Casimir le Grand convoquait dans les cas graves et urgents un conseil qu'il appelait militia. (Stat. vi, p. 81.) Louis de Hongrie, à qui les habitudes, les mœurs et les lois polonaises étaient étrangères, avait auprès de lui un conseil quasi-permanent chargé de la haute administration du royaume. Wladislas Jageilon, étranger comme son prédécesseur, conserva ce corps, dont l'autorité s'est accrue pendant le règne de la princesse Hedwige qu'il avait épousée. Il se contenta d'exiger que ses membres fussent élus parmi les I dignitaires catholiques romains (Volumina legum, En effet, à partir de l'an 1553 la sociabilité en Vol. 1, p. 69.) Pendant la minorité de Wladislas Pologne prend un nouvel essor. Le principe de la liberté entre en lutte avec celui de l'autorité séculière. La milice nationale, convertie en un corps politique, tout en narguant les grands, fait aveceux cause commune pourabaisserla royauté. Favorisée dans le statut de Casimir le Grand, à la publication duquel elle concourt avec les prélats et les barons, choyée par le successeur de ce roi, Louis de Hongrie, la noblesse conquiert sous le Yarnénien, le pays fut gouverné par des grands appelés provisores, dont le pouvoir sous Jean Albert alla jusqu'à soumettre (pavere adquiescere) la volonté royale aux décisions du conseil, quand il s'agissait de l'exécution des lois votées par les ordres réunis. La couronne jouissait encore à la même époque du droit de conférer les charges et les dignités, mais à condition de ne les conférer qu'à des personnes qui étaient nées et pos- 8édaient héréditairement des biens dans le lieu où les fonctions étaient vacantes. (Stat. de 1496.) Quelque temps après (loi de 1504), la .noblesse limita ce droit en prescrivant au roi Alexandre Jageilon, de ne créer les hauts dignitaires, que de l'avis des sénateurs et en pleine diète. Ce fut en vain que Sigismond 1er tenta de déroger à celte loi ; ce fut en vain qu'il voulut se réserver la faculté d'agir à cet égard selon ses propres vues (nostro tamen arbitrio) : la noblesse s'opposa à ses efforts, et la clause royale fut remplacée par cette autre : Selon la volonté de la république (prout reipublîcœ videb itur ). En réunissant dans ses mains le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, ces deux principaux rouages de toute machine gouvernementale, la noblesse ne chercha ni à approfondir leur nature, ni à préciser leurs rapports, et, par conséquent, elle se jeta sur la mer orageuse de la vie politique, sans autre boussole que celle de ses sentiments religieux et patriotiques. Mais ces sentiments, source inépuisable de spontanéité, d'enthousiasme de bonne foi, et de toutes les vertus qui appartiennent au domaine du cœur et de l'imagination, furent plus propres à guider les affaires de famille que celles de l'État. N'eurent-ils pas d'ailleurs dans leur nature quelque chose qui rappelait la nécessité importante qu'on ne comprit pas, de relier les différents éléments sociaux en un faisceau fort et compacte? En effet, la mission de l'enseignement et de la conversion des païens put être suspendue après l'union que la Pologne fit avec la Litvanie d'une manière pacifique. L'État étendit ses frontières depuis la mer Baltique jusqu'à la mer Noire, et depuis la Warta et les monts Karpates jusqu'au grand-duché de Moscovie. Les peuples répandus sur ce vaste terrain se sentirent entraînés les uns vers les autres, non-seulement par les mêmes habitudes de race, mais aussi par le même esprit national formé sous l'influence des idées religieuses et politiques. Ramener ces idées à l'unité du pouvoir social, étendre ses garanties et ses bienfaits sur les intérêts d'une grande famille dite le peuple, mettre à couvert la tranquillité et le bien-être de chaque individu, envelopper le pays entier dans un réseau administratif dont les fds convergeraient au même centre, tel deva t-tre le but à atteindre dans l'époque dont nous nous occupons ici. La propagande religieuse cédait la place au développement politique du dogme chrétien. Au lieu d'agrandir la circonfé tome m. rence, il fallait se replier vers le centre. La Pologne, en se mettant sur la défensive au dehors, ne pouvait que devenir organisatrice au dedans. Après avoir prêché la fraternité, la liberté et l'égalité parmi les païens, elle dut chercher à réaliser ses principes dans son propre sein. Si l'intelligence et l'habileté, deux conditions essentielles pour fonder, gouverner et conserver, avaient pu être remplacées par le courage et la bravoure qui caractérisaient ha noblesse polonaise dans ses faits militaires, la famille des Jagellons, dans laquelle on comptait des princes dignes émules de François Ier et de Charles-Quint, aurait présidé aux progrès de l'État le plus libéral et le plus puissant de l'Europe. En effet, la gloire militaire de la Pologne fut, pendant toute cette période, aussi pure que légitime. S'agit-il de faire respecter son nom et ses possessions par les chevaliers Teutons, dont les excès flétrissent la dignité de l'Ordre et révoltent la morale? cent mille Polonais commandés par Wladislas II s'acquittent en héros de cette tâche dans les champs de Grunwald. Demande-t-on un appui pour le trône des Paléologues croulant sous les assauts des Osmanlis? douze mille Polonais et autant de Hongrois répondent seuls à la voix de la chrétienté, et, combattant sons les ordres de Wladislas III et de Hunyade, se couvrent d'une gloire immortelle à la bataille de Varna. Cette héroïque croisade reste sans succès. Le croissant abat la croix sur les ruines de l'antique Byzance et menace l'Europe. La Pologne, la première à la brèche, sacrifie jusqu'à quatre-vingt mille combattants (en 1497) à l'indolence de son roi Jean Albert et à la mauvaise foi de ses alliés, et finit par repousser l'ennemi après des efforts et des pertes inouïs. Plus tard, tout en ayant l'œil ouvert sur la Turquie et en la combattant souvent contre ses propres intérêts, mais toujours en conformité avec ceux de l'Europe, elle s'oppose à la marche envahissante de la Russie. Une victoire est remportée dans les plaines d'Orsza, sur les hordes innombrables deVassili, par une armée de cinquante mille combattants: une seconde victoire non moins brillante arrête près de Mohatsch en Hongrie la marche de Soliman. Mais le règne des Jagellons va finir, saturé de gloire, et avec lui finissent la prépondérance de la nationalité polonaise et l'influence de ses idées providentielles sur d'autres nationalités qui grandissent sous l'empire du dogme de la fatalité. La splendeur de ces exploits guerriers revient 130 sans contredit, à la noblesse semé; mais elle n'excuse pas, du moins à nos yeux, les grands vices qui rongeaient la constitution intérieure du pays. 11 est vrai, et tout lecteur impartial l'avouera avec nous, que si pendant le règne de la famille des Jagellons, la Pologne avait déployé une haute influence sur les affaires extérieures et une vigueur remarquable au dedans, ce fut encore à la noblesse qu'elle fut redevable de ces bienfaits ; mais il est vrai aussi que ces bienfaits, émanation spontanée des sentiments religieux et patriotiques, eussent été plus précieux et plus solides, s'ils avaient eu pour appui l'unité des principes constitutifs et l'harmonie de l'activité sociale. Or, à partir de la grande assemblée nobiliaire de Chenciny jusqu'à la fin du règne de Si-gismond-Auguste (1531-1572), l'histoire de la sociabilité en Pologne, que nousprésente-t-elle à travers les plus beaux et les plus grands événements qui l'entourent? Rien, qu'un triomphe lent mais progressif des éléments dissolvants sur les éléments conservateurs. La noblesse, toute brave, courageuse, vaillante qu'elle était, avait conquis trop de privilèges pour conserver intact l'antique esprit qui animait cette institution. Le droit militaire, relevé un instant par Casimir le Grand, s'affaiblissait et se détériorait. Le nombre de soldats, les subsides de guerre ne furent plus, ainsi que l'a voulu le statut de Wisliça, proportionnés à l'étendue des biens-fonds possédés par chaque propriétaire. Il y eut même des biens dont les détenteurs nesupportaient aucune charge publique. Les nobles ne payaient plus qu'un léger impôt et quelques redevances casuelles; mais, en revanche, ils avaient le droit de posséder à vie les dignités, les starosties et les biens royaux. Aussi, celte lutte tenace, soutenue pendant près de trois siècles par la noblesse contre la royauté, ne sauva-t-elle le pays du despolisme d'un roi, que pour le plonger en définitive dans l'anarchie nobiliaire. Bientôt, en effet, cette même noblesse, épouvantée de voir se concentrer quelque part la force publique, prit le parti de s'en passer pour livrer à la fin la Pologne entre les mains de ses envahisseurs. Mais, sans anticiper sur les événements, disons seulement ici que le cercle des idées politiques dans lequel se débattait alors la noblesse fut tellementvicieux, qu'il l'empêcha, malgré toutes les prérogatives qu'elle possédait, de s'ériger en un corps pareil aux aristocraties des autres pays. Elle se contenta donc d'être au- dessus des autres classes delà société, sans avoir la conscience de leur valeur intrinsèque; de rapporter tout à elle-même sans savoir maîtriser ses passions et tenir ses volontés dans une voie conforme aux circonstances et aux besoins généraux; de former le centre et le pivot de l'État, sans satisfaire aux règles élémentaires de la vie sociale. Toutefois ces dispositions privant la constitution politique de la Pologne des avantages inhérents aux constitutions aristocratiques, ne lui en laissèrent pas moins leurs deux défauts principaux, savoir: l'affaiblissement de l'unité gouvernementale et la négation de l'égalité politique. Dans un tel état de choses, la liberté elle-même, cet objet de tous les efforts et cette idole de toutes lespenséesde lanoblesse, ne put, avant de dégénérer en anarchie, que protéger les intérêts de l'individu, et tout au plus ceux de la famille. Aussi la législation civile et criminelle fut-elle d'une rare précision sur ce double point. C'est là que les législateurs polonais prouvèrent qu'ils surent, tout en favorisantune partie de lallation, allier la liberté à l'ordre et au pouvoir. Le mariage, conclu selon le rite catholique, trouvait dans le code des lois toute garantie, tant pour les intérêts des deux parties contractantes que pour ceux de leurs enfants. L'époux, administrateur légitime des biens de sa femme, n'en pouvait, sans son consentement, ni vendre ni aliéner la moindre partie. La dot de l'épouse, hypothéquée sur une partie équivalente des biens de l'époux, formait un capital (oprawa) inaliénable et à l'abri de toute sorte de créances. Une veuve tantôt avait un usufruit viager de tous les biens du mari décédé, et tantôt recouvrait seulement en toute propriété sa dot et les objets à son usage journalier (loi de 1425), en laissant aux enfants le restant de l'avoir patrimonial, et même une partie du sien dans le cas où elle voulut convoler en secondes noces (loi de 1474). Les filles héritaient par portions égales avec les fils, qui pouvaient toutefois racheter les lots de leurs sœurs et conserver ainsi la totalité du bien patrimonial aux descendants mâles. Ce droit restait aussi aux cousins germains, lorsque, à défaut de mâles, les filles seules se trouvaient les héritières légitimes. Mais, dans ce cas même, elles ne partageaient entre elles que les biens de leur mère, ceux de leur père revenant en totalité à l'aînée, sous la condition expresse d'indemniser ses sœurs par des sommes d'argent. A ces sages dispositions il s'en joignit bien d'au- très. L'égalité morale des membres de la même famille n'empêchait pas celle-ci d'être basée sur l'unité du pouvoir représentée par l'homme, époux ou père. Son autorité absorbait l'individualité de sa femme et de ses enfants. Bien que cependant ils eussent voix consultative,c'est l'esprit et la volonté du chef qui déterminaient le caractère moral de la petite communauté. Lui seul était une personne, c'est-à-dire qu'il étendait la protection de son nom, de ses titres et de ses dignités sur tout ce qui lui appartenait de droit et de fait. Ses fds, majeurs à quinze ans révolus, vivaient auprès de lui et obéissaient à ses volontés. Ils se mariaient et amenaient dans la maison de leur père leurs femmes, l'entouraient de leurs enfants, de leurs petits-enfants, et le grand-père se réjouissait comme d'une bénédiction céleste, qu'il voyait plusieurs générations s'incliner devant son âge et ses ordres patriar-cals. Toute grande qu'elle était celle autorité, elle s'abaissait devant celle de la loi, dès que celle-là devenait l'instrument d'abus ou de vices préjudiciables aux vrais intérêts de la famille. Le père ne pouvait ni dissiper les biens de celle-ci, ni même les détourner, en cas de veuvage, en faveur des nouveaux liens qu'il voulait former. Dans le premier de ces deux cas les enfants rentrant dans la possession de tous les biens, et dans le second reprenant la totalité du bien de leur mère, et la moitié de celui de leur père, se trouvaient à l'abri de l'injustice et de l'infortune. Aussi, l'esprit de famille soutenu non-seulement par les habitudes, mais aussi par les lois, faisait-il à cette époque une des bases les plus solides de l'édifice social en Pologne. En entourant la famille de tant de garanties, la noblesse polonaise en attribua de non moins importantes à chaque individu noble. La faculté d'emprisonnement préventif conférée aux juges pour de certains cas, par le statut de Casimir le Grand, fut annulée par la loi de 1450 qui accorda atout propriétaire foncier(terrigena possessiona-tus) la liberté entière jusqu'à ce que l'arrêt fût rendu par les tribunaux compétents. La même loi permit à tout malfaiteur pris en flagrant délit d'éviter l'emprisonnement par l'agrément d'une caution. La noblesse confisqua en 1454 cette loi à son profit exclusif en faisant remplacer dans le texte les mots propriétaire foncier par ceux de propriétaire noble (nobiiis possessio-natus). La prééminence sociale jetant des racines profondes dans le sol sous la protection du droit civil, s'arma encore, de par le droit criminel, du glaive de la loi redoutable surtout aux gens d'une basse extraction. Un plébéien, à qui toute attaque contre la naissance ou la dignité d'un noble fut interdite dès 1425, encourait la peine de mort pour toute accusation grave portée contre un individu de race nobiliaire, s'il ne la justifiait pas par la production des preuves suffisantes devant les tribunaux, où, il faut le remarquer, on n'admettait d'autres témoins que des nobles. Des voies de fait survenues entre deux parties d'une origine différente, faisaient condamner l'homme de roture à la perte d'une main. Les nobles devenus coupables entre eux de paroles ou d'actions défendues, avaient le plus souvent recours au duel, parce qu'en se remettant à la décision des tribunaux ils risquaient de se voir noter d'infamie. Cette peine était la seule dont pouvait être frappé l'accusé reconnu coupable. Cependant le meurtre môme était puni plus souvent par l'amende proportionnée à la dignité de la victime, qnc par l'infamie ou la mort, bien que cespeinespussent encore, en vertu des §§72et73 du statut de Casimir le Grand, atteindre non-seulement les nobles, mais les ducs et les barons. La noblesse ne manqua pas d'adoucir ces dispositions, et, vers l'an 1510, la peine de l'amende semble avoir entièrement remplacé la peine de mort pour les crimes et délits privés. Les attentats à la sûreté de l'Etat continuèrent d'être punis par la peine de l'infamie et le bannissement du coupable. Supérieure, sous le rapport de la législation civile et criminelle, à presque lous les Etats contemporains à cette époque, la Pologne aurait trouvé sans doute dans les résultats avantageux de cette supériorité un contrepoids salutaire contre l'incertitude et la confusion, qui embarrassaient souvent le pouvoir politique, si la noblesse, qui l'avait déjà absorbée en elle-même, ne se fût pas encore chargée exclusivement d'administrer la justice. En réalisant les idées erronées qu'elle s'était créées sur sa souveraineté et sur le mode de son exercice, la noblesse confia à des juges amovibles choisis par elle-même et dans son propre sein, le soin d'appliquer les lois votées par ses mandataires, si elle les approuvait, et, dans le cas contraire, d'en expliquer le sens de la manière la plus conforme à ses intérêts. L'ambition et l'intrigue frayant le chemin à la magistrature, il ne fut pas rare de voir que celle-ci se permît à son tour de faire taire les lois, ou de les faire parler selon les circonstances et les passions du moment. Tout cela ne put que donner lieu à des abus, qui, joints aux privilèges concédés légalement à la noblesse dans l'ordre judiciaire, sapèrent de plus en plus la liberté et l'égalité, deux principes qui avaient fait naître la nationalité polonaise. Malgré ce mélange de la force et de la faiblesse, de l'activité et de l'inertie, des grandeurs et des vices, la nationalité polonaise à lépoque que nous poursuivons, sembla devoir assurer sa puissance, tant par l'abondance de ses éléments constitutifs que par l'énergie de sa vitalité. Mais par cela môme que le développement social de la Pologne s'effectua trop rapidement, sa constitution ne put qu'en être affaiblie. L'aurore de salut déploya plus d'une fois son éclat radieux sur le trône de Sigismond Ier. La Pologne, appuyée sur le bras victorieux de ce monarque, semblait chercher à triompher du mal qui la rongeait. Son avenir paraissait plus beau et plus satisfaisant que jamais, lorsque atteinte de la crise violente qui sous le nom de réforme travaillait au xvie siècle l'Europe presque entière, elle pencha définitivement vers l'abîme. Dissolvant par sa nature, l'élément nobiliaire crut avoir trouvé dans la doctrine qui prêchait l'indépendance du moi humain la théorie et l'absolution de tous ses abus passés et à venir. Vingt années de règne de Sigismond-Auguste suffirent pour consommer la fatale transition de l'apogée de l'Etat à sa décadence. Tenant d'une main la Bible catholique, etde l'autre la Confession d'Augsbourg, ce roi chercha en vain d'en imposer à la noblesse, qui en était venue, tout en parlant de démocratie, jusqu'à vouloir s'emparer du sceptre qu'il tenait trop faiblement. L'idée de l'unité du pouvoir accomplie par la royauté s'éteignit dans l'esprit de la noblesse, avant même qu'elle eût trouvé dans la mort du dernier rejeton de la famille des Jagellons, contre laquelle elle avait combattu pendant près de trois siècles, l'occasion de proclamer hautement sa propre souveraineté. Cette révolution, qui, dans tout autre temps et accomplie sagement, aurait pu devenir salutaire, eut des résultats d'autant plus fâcheux pour l'Etat, qu'elle fut consommée elle-même sous l'influence des idées désorganisatrices dominées jusqu'alors par la morale et la religion. La Litvanie tint ses conciliabules à part. La Grande et la Petite-Pologne ne firent que des diétines particulières. La confusion et le désordre remplaçant partout la réflexion calme et posée, les questions fondamentales de l'Etat passèrent inaperçues aux yeux de la multitude. La diète de convocation ouverte (6 janvier 1573) six mois après la mort du roi, au lieu de répondre à ce besoin,ne s'occupa elle-même que de l'interrègne, de la rédaction des Pacta Contenta, et de la pacification religieuse entre les dissidents et les catholiques. Ense prononçant pour le gouvernement monarchique électif, elle n'en arrêta pas les bases, et n'en accommoda pas la nature avec le génie, les mœurs, les usages de la nation, ni plus encore avec les exigences de la politique générale. Les rênes du gouvernement flottaient entre les mains du primat, du sénat et des nonces, lorsque la noblesse entière, réunie à cheval près de la capitale, mit sur le trône Henri de Valois, en laissant aux deux diètes qui suivirent celte solennité, savoir à la diète d'élection et à celle de couronnement, le mandat de régler les affaires publiques au nom du roi et de la république. Erigée en un souverain à deux cent mille têtes, jetée en masse dans les affaires les plus ardues de l'Etat, revêtue de tous les pouvoirs, et tenant entre ses mains toutes les ressources du pays, la noblesse polonaise embrassa, à partir de l'an 1573, des devoirsd'autant plus grands et difficiles à accomplir, que des révolutions remarquables et entièrement opposées à celle que venait de subir la Pologne allaient changer la face de l'Europe entière. Bientôt, en effet, le traité de Westphalie, en cassant l'influence du pouvoir spirituel sur les peuples, reconstitua le droit international sur le système de l'équilibre politique. L'ancien droit public, secoué par le protestantisme, expira, après trente ans d'efforts populaires, entre les mains de Louis XIV en France, de Charles II en Angleterre, et de Joseph Ier en Allemagne. La liberté individuelle, tant prêchée par Luther, se blottit sous l'absolutisme, là où elle put échapper à la marche envahissante des privilèges d'aristocratie. En un mot, l'Occident entier ne fit bientôt qu'autant de camps et d'ar-r mées qu'il y avait de pays différents, et au nord la Russie devint de plus en plus menaçante. Pendant que toute l'Europe, vaincue par l'élément matériel, prenait la voie de la force pour échapper à la dissolution, la Pologne, ébranlée dans ses bases constitutives, crut poursuivre la voie de l'esprit et de l'intelligence, en Rengageant dans un labyrinthe tracé par l'individua- lisme, En effet, c'est du point de vue de ce principe que fut conçu et combiné un des plus vastes il est vrai, mais aussi un des plus défectueux systèmes représentatifs qu'ait présentés jusqu'ici l'histoire moderne. Entre les deux points extrêmes de ce système, c'est-à-dire entre la nécessité de posséder pour obtenir le litre de citoyen, et celle d'arriver indispensablement à l'unanimité des suffrages pour rendre valable toute importante décision, il fut jeté plusieurs modes ou degrés de délibération, seulement pour représenter et satisfaire les intérêts locaux, et cela encore en présence d'un nombre plus ou moins considérable de volontés et d'exigences individuelles. L'intérêt général, l'intérêt de la République devant être présent partout, n'existait nulle part, et pendant qu'on croyait le formuler et le réaliser en traitant séparément les affaires de chaque district, de chaque terre, de chaque palatinat, l'Etat, privé d'armée, de crédit et d'argent, restait en proie aux agitations intestines, comme aux attaques extérieures. Constituée par ce système en un corps agissant au nom de toute la nation, la noblesse commettait ainsi, sans s'en douter elle-même, deux fautes immenses. D'un côté, en soumettant la condition de l'homme à la possession foncière dans un endroit déterminé, elle poussait l'esprit de localité dans une direction contraire à l'unité territoriale du pays, et de l'autre côté, en prescrivant à toutes les assemblées l'unanimité absolue des votes, elle brisait l'unité de l'esprit national et public contre l'anarchie, d'autant plus terrible, qu'elle ne fut jamais que légale. Discuter beaucoup, décider peu, et exécuter encore moins : telle fut la loi selon laquelle fonctionnait alors la machine gouvernementale en Pologne. Si ce mal devint plus tard réellement grave et désastreux, c'est aux lois de 1563 et de 1573 qu'il faut s'en prendre, qui, au lieu de le prévenir, le provoquèrent. L'établissement des diètes particulières dans lesquelles les articles convenus dans les diétines furent examinés, redressés, décidés de manière à former sur l'ensemble des besoins et des vœux d'un certain nombre de districts une opinion provinciale, ne put évidemment que donner à l'esprit de localité plus de force et plus d'étendue, sans rien changer à sa nature. Le fédéralisme ne tarda point de se produire au grand jour. Chacun chez soi, chacun pour soi devint la loi réglementaire pour toutes les assemblées partielles. Les rivalités palatinales dominaient les diétines et les diètes particulières, et elles n'arrivaient à la diète générale convoquée dans le but de satisfaire encore la Pologne et. la Li-thuanie, tantôt à Warsovie et tantôt à Grodno, que pour soutenir leurs prétentions respectives. Ne se souciant nullement de ces défauts, la noblesse les porta en 1609 au comble, en permettant à .chaque nonce de réclamer en pleine diète librement ses droits et ses prérogatives dans leur intégrité. Cette loi, après avoir produit plusieurs diètes orageuses, donna, à partir de 1652, plus d'un exemple scandaleux de diètes rompues par un seul vote. Et de même que chaque nonce, en agissant ainsi, pouvait alléguer pour son excuse le mandat impératif dont il était porteur, de même chaque noble pouvait, évoquant l'intérêt de son district, troubler, par son opposition, une diétine, avant qu'on eût nommé les magistrats et réglé la police intérieure du palatinat. C'est en vain qu'en 1673 on chercha à restreindre ces abus; c'est en vain qu'après la mort de Michel on demanda l'abolition complète du veto limité (veto circa legem). L'individualisme brisa, au contraire, en 1683, toutes les entraves, et fît des progrès tellement rapides vers l'anarchie, qu'en 1718 la Russie elle-même reconnut, avec les ordres réunis, le liberum veto pour le palladium de la liberté de la république, et lui donna plus tard, par les lois de 1767 et 1768, la force non-seulement de suspendre les délibérations de la diète sur les matières d'Etat, mais de la priver de toute son activité. Le fédéralisme et l'individualisme, érigés en principes fondamentaux de l'État, se montrèrent plus redoutables à mesure qu'en développant les germes du désordre et du mal qu'ils portaient dans leur sein, ils apprirent à tapir les plus pernicieux écarts sous le nom de bien public. C'est ainsi que, pendant chaque interrègne, l'incertitude du fond el de la forme de l'élection du roi, l'influence des cours étrangères, la présence même de leurs troupes, étaient regardées comme autant de garanties pour l'indépendance de la république; c'est ainsi qu'à la fin de chaque règne, l'absence d'unité dans la législation et dans l'administration du pays paraissait le meilleur moyen pour échapper au despotisme; c'est ainsi, enfin, qu'à l'heure de la défaillance épileptique de l'État, son partage, opération antinationale, antihumanitaire, était accepté et approuvé comme la dernière planche de salut. Nous ne craignons point d'offenser les mânes de nos pères, en attribuant les désastres de notre patrie aux abus que la noblesse a faits de son omnipotence. La couronne, placée, pendant cette époque, plus d'une fois sur la tête d'un citoyen, conférait, il est vrai, à la royauté, outre les honneurs de la première magistrature, le droit de distribuer les grâces et les places vacantes; mais la diète et le sénat sanctionnaient par leur consentement chacun de ces actes. Un conseil permanent, composé d'abord de sénateurs, et augmenté en 1590 d'un député par chaque palatinat, non-seulement délibérait conjointement avec le roi sur les traités à faire, sur les alliances à conclure, sur la réception et l'envoi des ambassadeurs, mais il réglait et dirigeait toute l'administration du pays. Les conseillers rendaient compte de leurs actions à la diète (loi de 4598). Nommés par elle, c'est aussi à elle qu'ils répondaient de tout ce que leurs décrets (sénatus-consulles) pouvaient avoir de contraire aux lois de la république (loi de 1645). Ce conseil reçut en 1775 le nom de permanent (rada nieusta iaca), fut divisé en 1795 en quatre départements spéciaux, et acquit plus d'autorité par les bornes imposées au pouvoir ministériel, qui jusqu'alors avait été illimité et indépendant. La noblesse polonaise l'emportait, certes, d'après ce que nous venons de dire, par ses droits politiques, sur toutes les noblesses de l'Europe. Pendant qu'en France, en Allemagne, en Angleterre et dans d'autres pays de l'Occident, seigneurs, comtes, princes et barons courbaient leurs têtes sous le joug de la royauté absolue ou sous celui de l'incommensurable hiérarchie féodale, la Pologne seule laissait à ses gentilshommes, libres et égaux entre eux, une large et complète jouissance de la souveraineté. Mais que lui revenait-il, à elle, de celte souveraineté au nom de laquelle chaque membre du corps souverain était libre de ne chercher que son propre intérêt? Que pouvait devenir l'Etat dans lequel la partie gouvernante était elle-même le jouet des passions violentes et coupables? A quoi pouvaient servir les plus brillantes démonstrations en faveur des grands principes sociaux, lorsque les croyances, la foi, le dévoûment, ne se trouvaient plus dans les foyers domestiques et dans les mœurs privées? A Dieu ne plaise que nous rejetassions ces torts sur la noblesse tout entière! Le nombre de ceux qui avaient pris une part active à ce festin de Balthasar qui se continua en Pologne pen- dant les derniers siècles, était moins considérable qu'on ne le pense. La responsabilité de la ruine ne retombe donc réellement que sur quelques potentats riches et puissants qui s'en étaient approprié alors tous les avantages. Ceux-là ne visaient, en effet, qu'à élever leur propre puissance ; et pour arriver à ce but, ils ne voyaient d'autres moyens que le désordre, entretenu à dessein par les voies souvent les plus impures et les plus insidieuses. Ne pouvant se former en un corps homogène et compacte, à cause de l'individualisme, qui, protégé par d'anciennes coutumes égalitaires, tenait en éveil la petite noblesse, ils ne cherchaient qu'à étendre chacun leur domination personnelle aussi loin que possible. Détenteurs des plus hautes charges d'Etat, patrons d'une foule de satellites recrutés par les dons et les faveurs parmi la noblesse pauvre et inconstante; maîtres et propriétaires de milliers de paysans attachés à la glèbe ; seigneurs du sol, divisé en plusieurs districts et terres, et ne constituant qu'un seul domaine, ils décidaient en définitive toutes les affaires du pays. Car, outre les moyens dont nous venons de parler, ils avaient encore un appui pour leurs volontés dans les troupes régulières commandées par eux-mêmes et entretenues à leurs propres frais et dépens. Bois héréditaires dans leurs provinces respectives, sous la royauté nationale élective, et chefs des partis plus ou moins puissants pendant l'interrègne, s'ils n'ont pas produit dans leur sein des Sylla et des César, ils n'en ont pas moins livré leur patrie à une anarchie plus terrible que celle dont les plans, découverts à temps, motivèrent à Rome la condamnation de Catilina. Transformée en oligarchie, la haute noblesse ne manqua point d'appuyer le fait sur le droit qu'elle reconstitua à son propre usage sur les derniers débris du droit militaire. Rejetant l'obligation personnelle du service militaire, elle conserva néanmoins les garanties qui en résultaient pour la possession des biens-fonds. A la place du mérite constaté par le sacrifice et le dévoûment, elle mit la naissance. Le sabre, symbole de la foi et de la puissance, devint un acolyte de toute sorte d'insignes formant un blason. Les fonctions chrétiennes et patriotiques dont étaient revêtus les anciens chevaliers s'étant éteintes, le mot de miles (soldat, combattant) fut remplacé par celui d'eques (cavalier, homme public), désignant, comme en Silésie, tous les citoyens de l'ordre séculier. Une autre dénomj. nation, puisée aussi clans l'esprit du devoir militaire, et servant à indiquer que chaque chevalier était en même temps possesseur de terre ou agriculteur (ziemianin), céda la place à celle de gentilhomme (szlachcic), à laquelle on ajoutait celle de bien né, de puissant, d'illustre, etc., etc. L'ancienne formule de fraternité (fratres etcom-miliiones), maintenue parmi les membres de l'Ordre tant qu'il y eut à remplir un devoir commun, expira sous le joug éblouissant du joyau nobiliaire, qui n'était que l'honneur personnel servant de mot d'ordre aux intérêts d'une famille ou d'un parti. Il est vrai qu'à la diète de 1638 on chercha à rétablir l'égalité réelle parmi la noblesse, qu'en 1677, 1690 et 1699, on combat-lit, comme contraire à toutes les lois, la distinction entre la haute et la petite noblesse, et que plus tard on réclama pour tous les actes publics une formule générale comprenant la noblesse entière (universa nobiliias); mais les potentats parvinrent à calmer toutes ces velléités libérales que manifestait par intervalles une foule assez aveugle déjà pour ne suivre que l'impulsion du hasard et celle des mauvaises passions. Pourpeu qu'on examine l'histoire de ces lemps pleins des catastrophes les plus extraordinaires et des situations les plus intéressantes, on verra qu'elle ne présente au fond qu'une lutte, non plus de la noblesse avec la royauté, mais de l'oligarchie avec la démocratie nobiliaire. Les forces furent à peu près égales des deux côtés : car, si la haute noblesse avait des richesses, des dignités et une certaine force matérielle, la petite noblesse formait une immense partie de la nation, et exerçait sur le peuple une grande influence d'intimité. Attaquée d'une manière franche et énergique, celle-ci aurait infailliblement vaincu son adversaire. Harcelée, divisée, tourmentée, elle se laissa enfin prendre par la ruse, et servit plus d'une fois les intérêts de son antagoniste, croyant ne servir que ceux de la République. Aussi, pendant que l'anarchie politique, lancée a travers les bivouacs parlementaires, démolissait l'édifice de la grandeur nationale, l'anarchie morale, propagée par la haute noblesse, minait 1 esprit antique de famille, détériorait la législation civile et criminelle, et fondait le règne du Privilège sur les ruines de la justice et de l'égalé. Vers la moitié du xvue siècle, les mariages, en devenant licites et légitimes dans les degrés défendus par les canons, brisèrent la dernière barrière morale que l'Eglise avait si sagement opposée à l'intérêt et à l'égoïsme. L'autorité patriarcale du père céda-la place à un pouvoir illimité de l'homme sur sa femme et ses enfants. Ce pouvoir, n'expirant qu'au moment où les dispositions testamentaires entraient en exécution, faisait naître, durant la vie du père, les passions les plus haineuses sous le voile de l'obéissance et de la vénération. Dans les successions, l'égalité entre les frères et les sœurs fut abolie : ces dernières n'héritaient plus que d'un quart des biens, et cette part, si faible qu'elle fût, leur échappait encore dès qu'elles se mariaient à des roturiers. Aussi, pour maintenir la force de la loi et prévenir le scandale, les orphelines de haute noblesse ne pouvaient elles-mêmes, après avoir atteint leur majorité, se marier sans le consentement exprès de leurs cousins-germains (St. Lith., v, 12), Une veuve, soumise également à cette loi, perdait, en cas de contravention, non-seulement sa dot, mais aussi les biens dont elle avait hérité de son premier mari. En anéantissant la liberté de la femme et l'égalité entre les enfants, la haute noblesse fit plus qu'il ne fallait pour remplacer l'antique esprit de famille fondé sur l'unité morale et l'élévation des sentiments, par un certaiu code de convention réglant toutes les relations de la consanguinité. La splendeur de la naissance, l'étendue des connexions, la pureté des colligations, et plusieurs autres formules affichées sur d'immenses arbres généalogiques, furent inventées pour désigner autant de faveurs par lesquelles la haute noblesse récompensait quelquefois, et leurrait presque toujours, ses frères mineurs. La question de l'anoblissement se mit au premier rang des questions les plus importantes de l'Etat. A partir de l'année 1578, aucun plébéien ne put être fait noble que du consentement de son maître et par approbation des ordres de la République. Les nouveaux nobles (scartabelli) n'en restaient pas moins au-dessous des nobles anciens (nati); et suivant les pacta conventa de Michel et de Jean III, ils ne pouvaient être investis d'aucune charge publique jusqu'à la troisième génération, à moins d'avoir rendu d'éclatants services au pays. L'on était plus difficile encore envers les étrangers, dont l'anoblissement, appelé indigénat, dépendait également de la diète. La loi de 1601 n'accordait cette faveur qu'à ceux qui étaient présentés par les djétines. La loi de 1641 près- crivait aux candidats de présenter des lettres de noblesse de leur pays ; celle de 1662 ajoutait la nécessité de posséder une propriété foncière en Pologne, et l'obligation de prêter serment de fidélité entre les mains du roi et en pleine diète. En 1673, on décida de n'admettre à l'anoblissement que les catholiques, et en 1756 on écarta les étrangers nouvellement anoblis, jusqu'à la troisième génération, de toutes les charges publiques. Ces lois produisirent les résultats conformes à l'esprit qui les avait dictées. Les grands blasons devinrent orgueilleux et jaîoux de leur pureté. Le désir de couvrir son origine d'une couronne seigneuriale, d'en étendre sur ses enfants l'éclat radieux, s'empara des pauvres gentilshommes. Pour arriver à cette faveur, la voie de la servilité étant la seule ouverte, les hauts seigneurs y trouvèrent un nouveau moyen de réaliser leurs vues personnelles; et tout cela au nom de la souveraineté nationale, qni n'a jamais cessé d'appartenir de droit à la noblesse entière. Toutes ces lois et autres semblables, qui sont venues successivement défendre, disait-on, la liberté individuelle, la dignité nobiliaire, la sûreté de la propriété, n'ont fait qu'autoriser, en quelque sorte, la licence, l'inertie et le relâchement de tous les liens sociaux. N'était-ce pas, en effet, frapper à mort l'industrie, qui, en enrichissant la petite noblesse, l'aurait rendue plus fière et plus indépendante, que de défendre aux nobles d'accepter une charge municipale ou d'exercer les arts et les métiers propres aux habitants des villes (loi de 1653), sous peine de la confiscation du titre et des biens? N'était-ce pas protéger le brigandage que d'absoudre ( loi de 1559) le meurtre commis sur un roturier s'ar-rogeant droit de noblesse, ou de condamnera la peine de mort ( loi de 1653) ceux qui s'avisaient de contester la vraie noblesse sans preuves suffisantes? N'était-ce pas, enfin, autoriser la licence, que de couvrir la maison de chaque noble d'un caractère sacré et inviolable (loi de 1588), de libérer ses propriétés de toutes les charges publiques (loi de 1624), de conférer à la noblesse seule le droit de posséder les biens-fonds, en portant contre les acheteurs non nobles des peines sévères (loi de 1611) ; d'admettre, enfin, dans ce cas et dans beaucoup d'autres, ces invasions judiciaires exécutées à main armée sous le nom de zajazd (missio in possessionem bonorum) (loi de 1589)? A ces prérogatives, toutes en faveur des intérêts de la haute noblesse, on joignit, à uifféren-tes époques, d'autres dispositions également contraires au bien public et à la tranquillité privée. Les malfaiteurs, les voleurs, les meurtriers nobles de naissance, soumis par les lois anciennes au cautionnement ou à la prison, échappaient à l'une et à l'autre de ces mesures en vertu de la loi promulguée en 1726, quand on n'avait pas réussi à les saisir dans les vingt-quatre heures de la perpétration du crime. Plus tard, les nobles pris en flagrant délit dans une ville obtinrent le droit de n'être pas jugés par le conseil municipal, mais par les tribunaux criminels (grody), avec faculté d'appel au roi. Sous Sigismond IIF, les prisons publiques n'existèrent presque plus, tant d était difficile de s'emparer du coupable. Il y eut même un temps où le meurtre restait impuni dès qu'on prouvait que la victime avait été prévenue par le meurtrier de l'intention où il était de commettre le crime. Par suite de cette incroyable aberration de l'esprit, les nobles eux-mêmes ne pouvaient se garantir les uns des autres qu'en prenant la fuite, ou en achetant la protection des autorités, conférée par des lettres royales appelées gkyty, qu'on vendait dans les juridictions locales Pendant que ces abus bravaient impunément le pouvoir judiciaire, dont les représentants demeuraient toujours créés par l'élection de ceux qui tenaient entre leurs mains le pouvoir législatif et exécutif, l'anarchie se développa, grandit, et envahit les autres branches de l'administration publique. La noblesse, délivrée de toute sorte d'impôt indirect, rejeta bientôt le poids de l'impôt foncier (poradlne) et de l'impôt par maison (podymne), sur les paysans, dont le travail, les biens et la vie lui appartenaient en toute propriété. Elle ne se réserva que de concourir quelque peu à payer un impôt de charité (subsî-dium charûativum) fixé par la diète, selon que les cas étaient graves et pressants. Aussi, le trésor de la République, séparé sous le règne de Sigismond-Auguste de la cassette royale, ne contint-il depuis lors jamais plus de trente millions, dont le septième, versé par la noblesse, représentait soixante-cinqmillions de florins,montant du revenu net qu'elle retirait seulement de ses biens fonciers. Vers la fin du xvne siècle, les choses arrivèrent à ce point, que le gouvernement payait avec de l'argent de l'Etat le transport du sel à lusage des nobles, et qu'il suppor- lait plusieurs autres corvées toutes d'intérêt privé. Le désordre financier déborda lorsque la noblesse eut acquis le privilège de frapper monnaie.La monnaie polonaise se détériora au point qu'on l'appelait la vulgaire (yulgaris), pour la distinguer de la bonne (bona), qui était la monnaie des villes prussiennes de la Pologne, telles que Dantzig, Elbing et Thorn. Pour arrêter le mal, on ferma en 1608 tons les hôtels des monnaies. Réouverts un instant sous le règne de Jean III, ils furent fermés bientôt, et cette question vitale, soulevée depuis dans les diSVé-rents siècles, ne fut résolue qu'au moment oh il fallait payer les funérailles de la Pologne et solder les services de ses assassins. Sous le règne des rois de Saxe, la désorganisation intérieure étant arrivée à son comble, la Pologne n'eut, pour échapper à une chute inévitable, qu'à se refondre dans une démocratie solidement constituée, ou à se jeter entre les bras d'une dictature militaire. Mais ces deux voies forent également repoussées par la noblesse comme diamétralement opposées à ses droits politiques et à ses intérêts matériels. Elle jugea le peuple trop ignorant et trop avili pour l'élever d'un seul coup à la hauteur de sa position sociale, et elle craignit d'en limiter l'étendue en créant une armée forte, permanente et bien disciplinée.Danscette perplexité, elle prit le parti !e plus propre pour se précipiter dans la ruine qu'elle semblait vouloir éviter, celui d'ériger ses privilèges en loi fondamentale de la République, et d'en confier la défense à quelques troupes recrutées parmi les Allemands, les Tatars et les Kosaks. Et pendant que ces troupes inaccessibles a tout sentiment, patriotique désolaient le pays en prélevant de vive force leur solde arriérée sur les biens de la couronne et du clergé, pendant que la Russie,l'Autriche et la Prusse devenaient de plus en plus hostiles et redoutables, l'ancien esprit des confédérations et des arrière-bans, qui jadis avaient été autant de moyens infaillibles pour châtier les ennemis et redresser les écarts du pouvoir national, se détériorait cl. tombait en décadence. Danscette situation des esprits, le mauvais état des forteresses, des arsenaux, desfabriques d'armes et des munitions, se ht d'au tant plus sentir qu'il y eut des formalités longues et souvent slérilesà remplir avant que d'obtenir de la diète la permission et les moyens de faire la guerre ou de conclureJu paix. Les TOME II!. pacta contenta d'Auguste III, en soumettant à cet égard la volonté royaleaux ordres delà République, ne firent, il est vrai, qu'approuver les dispositions antérieures, mais ils hâtèrent, vu les circonstances, le triste dénouement du drame dont le dernier acte fut une lutte, non plus de la noblesse avec la royauté, non plus de l'oligarchie avec la démocratie nobiliaire, mais de l'anarchie avec le despotisme étranger. Quelque affligeant que soif le tableau que nous venons de tracer., nous croyons pouvoir non-seulement en déduire d'utiles avertissements pour l'avenir, mais aussi y trouver de quoi redresser quelques erreurs historiques touchant le passé de notre pays. On préfend généralement, que la noblesse polonaise tranchait de la féodalité et de l'aristocratie, et. qu'elle resemblait par ces deux points à la noblesse des autres pays de l'Europe. Or, rien ne nous paraît moins fondé que ce jugement. Et d'abord, quant à la féodalité, nous avons démontré plus haut, crue cet état, imposé aux peuples de la race celtp-ro-maneet germanique connue laseulc transaction possible alors entre la conquête et la barbarie, entre les idées romaines ellesidécs catholiques, est resté complètement étranger aux peuples slaves primitifs, et partant à la Pologne, où l'esprit patriarcal et égalitaire lit dès le commencement tout ce qu'il fallait pour implanter et soutenir la civilisation chrétienne. Delà une différence profonde entre la sociabilité en Occident et celle du Nord. La première sort de l'absolu tisine pour arriver à la liberté ; la seconde, libre au berceau,finit sa longue etbelle carrière par tomber dans l'esclavage. D'une part le cercle des droits polliqucs et civils s'étend, s'élargit et embrasse à la fin une grande majorité do peuple-, de l'autre part on voil au contraire le môme cercle se rétrécir et se fermer de manière à mettre de plus en plus le peuple proprement dit hors la loi commune. Le tiers-état ou la bourgeoisie ne se prodoit, historiquement parlant, dans aucun Etat slave.La noblesse féodale commence par envahir et finit par être déponillée ; la noblesse de Pologne résistek l'envahissement *el succombe, plus riche, sinon plus poissante qu'à son origine. La première combat pour posséder, la seconde ne possède qu'autant qu'elle doit combattre. L'une passe du fédéralisme h l'unité monarchique, avant que de disparaître dans la masse du peuple-, l'autre joue au pouvoir 010 narch iq ue, éparpille F esprit u n i ta i r c d a ns les 13 i abus de l'individualisme, mais survit à sa ruine. Les seigneurs féodaux grandissent en usurpant les droits de la couronne ; les gentilshommes polonais ne placent cette dernière sur une tète élue que pour contrebalancer rcxorbitanee de leur propre souveraineté. Tandis qu'en France, en Allemagne,en Angletcrre,la royauté emploie toute sa force et toute son adresse pour ressaisir son autorité et sa puissance, en Pologne elle flotte au gré du flux et du reflux de la puissance nobiliaire, dont elle est plutôt un reflet qu'une boussole. L'invention des aides et de la taille, l'établissement des armées permanentes, la splendeur et la majesté de la cour convertissent la noblesse féodale, après l'avoir dépouillée de son caractère hiérarchique et chevaleresque, en une caste orgueilleuse, ser-vile et oisive; mais elles sauvent l'unité et l'indépendance nationales. La Pologne perd l'une et l'autre au milieu d'une noblesse courageuse, remuante, enivrée par l'abus de la liberté et de l'égalité ; mais sa constitution passée, toute défectueuse qu'elle fut, la rend, à l'heure où nous sommes encore, plus apte à subir une régénération radicale qu'aucun autre peuple de l'Europe. Sur quoi se base-t-on quand on dit et qu'on répète que la Pologne était gouvernée par l'aristocratie, et que c'est h cette dernière qu'elle doit attribuer tous ses revers ? Est-ce parce qu'il y avait quatre majora ts et trente à quarante familles riches et puissantes? Est-ce parce que ces mômes familles ue s'unissaient les unes aux autres par aucun lien commun, par aucun esprit de corps ? Est-ce enfin parce que l'autorité gouvernementale, qui sa nscontrodit était restée longtemps entre leurs mains, se heurtait à chaque instant contre une foule de volontés individuelles toutes libres et indépendantes? La véritable aristocratie n'cxclutpoiiitla forcecen-l.ralc, et, soit qu'elle la place comme un fanal au-dessus d'elle-même, soit qu'elle en conserve le feu sacré dans ses propres entrailles, elle lui soumet toutes ses pensées et toutes ses actions. Froide, implacable, inquisitoriale à Venise-, brave, guerroyante, chevaleresque en France; riche, hautaine, imbue de traditions du pouvoir en Angleterre, elle est la même dans tous ces pays, c'est-à-dire qu'elle unit son existence à celle de l'Etat par des liens plus ou moins forts, mais tellement intimes qu'il ne fallait rien moins pour les briser que de faire refondre la consti- tution entière du pays. En Pologne c'était tout le contraire : les riches potentats, tout en exerçant une haute influence sur les affaires publiques, vivaient pour la plupart en dehors de l'État. Divisés entre eux, ils ne voyaient dans la République qu'un vain nom qu'ils exploitaient chacun à sa façon. Hostiles par ambition à la royauté et par intérêt au peuple, ils n'avaient jamais exercé sur la masse de la noblesse qu'un pouvoir personnel et passager. Autant celle-ci penchait vers la démocratie, autant les hauts seigneurs s'éloignaient de la véritable aristocratie, trouvant que ces deux formes gouvernementales étaient également incompatibles avec le pouvoir oligarchique dont ils se servaient, moins dans le but de pourvoir à la grandeur et au bonheur de l'Etat que dans celui d'accomplir leurs propres vues d'ambition ou de fortune. Cette dissonnance entre les mœurs politiques de la haute noblesse et celles du reste de la population a été plus frappante encore dans la vie domestique et privée. Vers la moitié du règne d'Auguste III, les modes étrangères donnèrent au faste mi-oriental qui avait régné jusqu'alors en Pologne un lustre et un vernis dont se distinguaient à cette, époque l'Italie, l'Angleterre et surtout la France. L'an tique manoir du seigneur polonais joignit, à l'étendue et à la somptuosité, qui lui étaient propres, l'aisance et les charmes d'une délicieuse villa. Dominant plusieurs villages disséminés au milieu de sites aussi variés quepittoresques, ilsecomposaitlui-même d'une multitude de maisonnettes affectées aux voyageurs, aux domestiques, aux ouvriers,aux musiciens et autres gens du seigneur. Le château, divisé en deux étages, flanqué parfois de tourelles, et portant sur le fronton les armoiries et les chiffres du maître, se trouvait adossé contre un vaste jardin, et formait avec ses deux ailes un hémicycle, qui aboutissait de chaque côté, au moyen d'un fossé ou d'une grille, à une magnifique ported'entrée. Au.milieu de la eourily avait un bassin d'eau ou un cadran ; et quelque peu à l'écart on voyait un grand poteau chargé de trois anneaux, dont l'un en fer, l'autre en étain, et le troisième en argent. Ces anneaux servaient à attacher les chevaux des messagers, selon la dignité respective de ceux qui les envoyaient. Les historiographes racontent que l'intérieur d'un tel château était éblouissant de richesses de toute espèce. L'or, l'argent, l'ivoire et l'aea- jou,convertisen meubles élégants et solides,s'y mêlaient à des tapis turcs et persans étendus sur le parquet. Les étoffes en velours et en soie en couvraient les parois : les glaces vénitiennes et les arabesques complétaient l'ameublement des pièces principales. Les peintures al fresco ne parurent dans les salons de haute volée que lorsque l'imitation des plus riches tapisseries pénétra dans les demeures de la petite noblesse. Cependant la seconde période de l'histoire de la sociabilité en Pologne, la période analytique, s'écoula sans que les vices inséparables de tant de désordre moral et politique dépassassent amais de beaucoup les limites du cercle où se tenait la haute noblesse. La corruption épargna le peuple, et n'effleura la petite noblesse que dans ses couches supérieures; cette dernière conserva intacts jusqu'à la fin tous les traits principaux du caractère national. La maison d'un simple gentilhomme, bâtie en bois ou en brique, n'était ni vaste ni richement décorée, mais il y avait de l'ordre, de la propreté et de l'aisance-, l'hospitalité, sans s'y manifester aussi bruyamment que dans les châteaux, n'en était ni moins sincère ni moins enivrante. Libre de l'entourage forcé des domestiques et des satellites, un gentilhomme était plus à lui-même, à sa famille et à ses amis. Egal à tous les potentats dans sa modeste retraite, il ne se distinguait d'eux dans le public que par la simplicité et la gravité de son costume-, ce costume, qui souvent engloutissait les débris de fortunes colossales, se composait d'une espèce de redingote longue en drap, nommée kontusz, portée par-dessus un justaucorps en étoffe de soie, nommé zupan, d'une ceinture brochée d'or ou d'argent à laquelle pendait un sabre, d'un bonnet carré en drap, de bottes en maroquin rouge, jaune ou noir. C'était pour les jours de fête; car les jours ordinaires, le kontusz et le zupan cédaient la place à une redingote polonaise, chamarrée et garnie de brandebourgs, appelée czamara. Bien que ce fût ainsi que s'habillassent les genlilhommes polonais, il y en avait cependant parmi eux un grand nombre qui, par leurs vêtements, leurs usages et leurs mœurs, se confondaient presque avec les paysans. Cette partie de la noblesse s'appelaiU\:;/acA/«2a#roefow« : elle se composait de gens qui, légalement parlant, étaient égaux aux seigneurs, mais qui de fait ne servaient que de jouet à ces derniers. C'est dans cette classe que ceux-ci recrutaient leurs valets, leurs domestiques et leurs gardes du corps. Le nombre de ceux-ci était très-considérable; ils se divisaient en trois classes. Ceux qui appartenaient aux deux premières portaient une livrée, et s'appelaient les uns garçons et les autres valets de chambre. Leurs services étaient de trois ans; au bout de ce terme ils passaient dans la troisième classe, qui était celle des courtisans ; ceux-ci ne portaient plus de livrée et jouissaient de faveurs considérables, qui les faisaient souvent parvenir à la fortune et aux dignités. Libres de toutes les charges imposées aux paysans, ils n'en habitaient pas moins des villages, en cultivant eux-mêmes les terres qu'ils possédaient à titre de bail ou de propriété. Ils fraternisaient avec les paysans , mais ils ne perdaient jamais de vue les droits et les privilèges qui les rangeaient dans la noblesse : c'était un corps intermédiaire, une espèce de tiers-état placé entre le peuple et les gentilshommes, et ne formant avec ces derniers qu'une masse homogène que les potentats appelaient, dans leur insolent langage, la petite noblesse. En acceptant cette dénomination, la petite noblesse opposa longtemps aux injures sa valeur et son mérite , et finit par écraser la haute noblesse de tout le poids de ses vertus privées et publiques. Dans cette lutte, la petite noblesse fil un mauvais usage de ses forces; elle consacra au travail purement analytique et critique plus cle temps et de moyens qu'il n'en fallait pour accomplir une bonne œuvre d'organisation et de synthèse; mais aussi, en remuant jusque dans les entrailles une sociabilité avariée par mille et mille causes, et en l'empêchant de se pétrifier sous une forme frêle, vicieuse, incomplète,, elle montra la nationalité polonaise sous une nouvelle face, lui assigna un nouveau but, et pré-parade nouvelles destinées. Jalousede la liberté, plus que capable de la comprendre et d'en jouir, la petite noblesse n'en lit pas moins la base unique de toute cette période, divisée ordinairement en deux époques distinctes, savoir : en époque delà Pologne florissante, et en époque de la Pologne en décadence. Ces deux dénominations désignent assez fidèlement les deux diverses catégories de faits matériels ; mais c'est la même pensée qui les domine, la pensée de la liberté individuelle, pensée purement politique. Et à qui doit-on la propagation de cette pensée? C'est évidemment à la petite noblesse: grâce à elle, la Pologne n'a jamais cessé d'exister; des esprits siiperfii'ielsrontcru voir mourir, il y a un demi-siècle. Erreur! elle ne fit alors que toucher à la dernière expression, au dernier résultat de sa vie passée, pour en secouer la poussière et entrer ensuite pure, sainte et confiante, dans une carrière plus vaste et plus belle encore, la carrière philosophique et sociale. Cette transition à la fois providentielle et inévitable dans la marche progressive de l'esprit humain, s'opéranl en même temps en Pologne et en France, jeta entre ces deux peuples une nouvelle solidarité de principes et de tendancesquinepourra que leur assurcrdans l'avenir l'honneur d'avoir posé, au moins en Europe, les grands problèmes de l'humanité. Le travail de leur réalisation appartient, selon nous, à la génération dont nous faisons partie, c'est-à direà la troisième périodede la sociabilité en Pologne ; cette période ne sera ni exclusivement religieuse comme la première, ni exclusivement politique comme la seconde ; mais, en embrassant l'élément religieux et l'élément politique, elle les fondra dans une unité sociale consacréepar la plushaute manifestation de l'esprit, par la philosophie. Le sentiment, la spontanéité, le côté subjectif de la nationalité polonaise (période lre)etla raison, l'analyse, le côté objectif de cette même nationalité (période 2°) la revêtiront un jour, en se confondant ensemble, d'un caractère qui,socialementetpoliliquementpar-lant, sera aussi homogène et completqu'il paraît déjà l'être dans les dernières productions du génie littéraire de la Pologne. Or, l'initiative de ce vaste et beau mouvement a commencéà la lin du dernier siècle, et, poursuivi avec zèle el persévérance jusqu'à nos jours, n'appartient qu'à la petite noblesse! Pendant l'agonie de la Pologne, les hauts seigneurs chassaient, s'amusaient ou conspiraient avec les ennemis : la petite noblesse combattait ceux-ci, démasquait ceux-là, et veillait seule au salut de la patrie. Faisant sonner l'heure de sa délivrance à Bar, combattant à mort pour la défense de la constitution du 3 mai en 179 l àMaeieiowicé, déployant avec ses drapeaux la grandeur de sa cause dans les champs de Marengo, d'Austerlitz et de Waterloo, conspirant en même temps à Warsovie, àWilna, à Posen, à Kiiow et à Léopol contre ses oppresseurs, cette brave noblesse prouva, pendant la glorieuse révolution de 1831, qu'elle ne manquait ni de courage, ni de dévouement, ni de patriotisme. C'est sur cette même noblesse (pie compte encore la Pologne, car elle constitue la partie la plus intelligente et la plus riche de la nation; mais il faut qu'elle sache que l'œuvre de la régénéra lion politique et sociale d'un peuple opprimé depuis tant de siècles ne pourra s'accomplir qu'autant que la nation entière y prendra part, et qu'elle réussira à proscrire sans détour les deux vices qui l'avaient tuée, savoir : la licence et l'oppression. .1. Wysloucii. VARIETES. ......an» ,--- LE CHATEAU DE BRZEZANY, ET LA VILLA DE RAY, EN GALICIE ( RUSSIE - ROUGE ). L'illustre hetman (connétable) Adam Sieniawski, dernier rejeton de cette puissante niai-son, venait de se marier avec Eve Granowska, qui, elleaussi, était la dernièreidè sa race. Après avoir uni leurs cœurs, leur illustration et leur immense fortune, les jeunes époux vinrent s'établir dans le château bâti par les ancêtres du hetman ,'et situé dans la Russie-Rouge (Galicie), non loin de la pelite ville de Brzezany. On touchait alors à la fin du xvit6 siècle, et l'électeur de Saxe, Auguste 11, devenu roi de Pologne, cherchait à acclimater danssesEtatsle luxe et le goût raffiné qui régnaient à la cour de Louis XIV.Lesseigneurspolonais,s'eflbrcant de mettre leurs demeures en harmonie avec les fêtes brillantes au milieu desquelles ils passaient leur vie, meublèrent leurs châteaux à neuf et firent bâtir des villa où le luxe italien et l'élégance française s'unissaient au grandiose qui caractérisait encore les peuples du Nord. LA POLOGNE. 8 a Sieniawski et sa jeune épouse, empressés de donner l'exemple du bon goût, firent magnili-quement décorer leur antique manoir de Brzeza-ny. Mais en dépit des meubles, des tentures, des tableaux, des sculptures dont ils l'avaient embelli, il conserva un air gothique et guerrier qui leur ûtéprouverle besoin d'unséjour moins sévère ctplus enharmonieavecl'espritde l'époque, et ils conçurent le projet de fairebatir une villa. Préoccupés de ce dessein, ils firent un jour une promenade dans les environs du château. Après avoir traversé de longues prairies sillonnées de filets d'eau et entrecoupées de ton fies d'arbres, ils arrivèrent sur une colline d'où leurs regards dominaient toute la contrée. La beauté de cette vue frappa la jeune femme. « C'est ici, sur cette colline, s'écria-t-elle, qu'il faut faire bâtir notre villa; » et ils se promirent de s'occuper dès le lendemain de l'exécution de leur projet. Une seule difficulté leur restait à résoudre : quel nom donneront-ils à leur villa? Le hetman confia galamment la solution de ce problème à la sagacité de sa femme, qui la fit de la manière suivante. «Je m'appelle Eve, dit-elle, et loi, cher mari, tu t'appelles Adam! L'habitation de notre choix peut-elle être autre chose qu'un paradis? — C'est juste, répondit Sieniawski en souriant ; notre villase nommera Paradis (Ray), et j'aurai soin de veiller au serpent... » L'année suivante, Sieniawski et sa femme inaugurèrent leur paradis par des fêles charmantes, auxquelles ils invitèrent toute la noblesse des environs. Ces fêtes se succédèrent jusqu'au moment où le hetman fut forcé de se rendre à l'armée d'Auguste; ear il avait pris parti pour ce roi, «pie Charles XII venait de détrôner et de remplacer par Stanislas Leszczinski. Auguste, qui n'avait d'abord recherché l'alliance de Pi erre-le-Grand que pour arracher à la Suède quelques provinces limitrophes de la Pologne, se vit bientôt forcé de se placer sous la protection de son puissant allié, et fonda ainsi le patronage que depuis la Russie n'a cessé d'exercer sur la Pologne, et qui un jour devait lui devenir si funeste. Jaloux de rendre à Auguste la couronne que Charles XII venait de lui arracher, le tzar lit occuper par son armée tous les points de la Pologne, et lui-même vint avec trente-six mille hommes camper à Brzezany. Dès ce moment, le château de Sieniawski devint le rendez-vous des généraux russes et des nobles polonais qui, croyant voir dans le monarque moscovite le défenseur de leur roi, se firent un devoir de combattre sous ses ordres. Pierre-le-Grand lui-même se rendit fort souvent au château du hetman, et, pour donner à ce seigneur un témoignage éclatant de son estime, il lui promit d'assister à une fête brillante qu'il se préparait à donner dans son paradis. La jeune dame ne négligea rien pour rendre cette fête digne d'un hôte aussi puissant. Son mari, de son côté, prit toutes les précautions exigées par la situation du pays, violemment agité par les partisans des Suédois et du roi Stanislas, que commandait le célèbre Swiderski. Pour rendre toute surprise impossible, le hetman fit échelonner des patrouilles russes depuis la ville de Brzenany jusqu'au paradis, dont il doubla les sentinelles et les gardes. Le monarque et sa suite arrivèrent à cette maison de plaisance, située à l'entrée du parc, par une avenue composée de quatre rangs de tilleuls. La charmante Eve Sieniawska était venue attendre le tzar dans la cour d'honneur. Les officiers subalternes, les valets et les équipages entrèrent dans les bâtiments destinés aux hôtes ordinaires, et où se trouvaient aussi les cuisines, les remises et les écuries. Pierre-le-Grand et ses généraux s'avancèrent, vers la villa, qui fait face à ces corps de logis. La noblesse du principal édifice, l'élégance des quatre pavillons dont il est llanqué, le choix heureux et délicat des ornements, l'harmonie de l'ensemble firent deviner au tzar (pie l'architecte s'était inspiré des plans de Mansard et qu'il avait su les comprendre. Cet empereur, qui s'était fait charpentier et matelot, afin de pouvoir faire construire des navires dans ses Etals et y créer une marine, avait étudié l'architecture avant de bâtir sa ville de Saint-Pétersbourg, comme il étudia toujours depuis chaque art, chaque métier dont il voulait imposer la pratique à ses sujets. L'éclat et la beauté de l'intérieur de la villa lui causèrent une vive surprise: le hetman avait-fait venir de Paris tous les objets nécessaires pour décorer les appartements dans le goût de ceux de Versailles ; et, à cette époque, Pierre-le-Grand n'avait pas encore été en France. La belle Eve Sieniawska lui fit traverser plusieurs pièces dont les murs étaient couverts des plus riches étoiles de Lyon et des merveilleuses fa pfsscries des Gobelins. Toutes les cheminées étaient garnies de magnifiques porcelaines de la Chine, du Japon et de France. Chaque petit meuble était un chef-d'œuvre de sculpture; pas une chaise, pas un tabouret qui ne fut incrusté d'or et d'écaillés. Après s'être reposéun instant dans un de ces magnifiques salons, le tzar passa dans une vaste salle déjà préparée pour le bal qui devait terminer la fête. Le plafond de cette salle était couvert de toiles peintes par Lebrun, et dont l'ensemble représentait une chasse de Diane. Dans un de ces tableaux, un pinceau indigène avait tracé l'image d'une hirondelle blanche,espèce de phénomènequi,quelquesannées plus tôt, avait été aperçue dans les environs du paradis. Entre les six lustres destinés à éclairer les danseurs, on avait suspendu des œufs d'autruche à des cordons rouges enlacés de lils d'or, seul ornement qui s'écartât du bon goût et du luxe élégant qui avaient présidé à l'embellissement de cette demeure princière. Avertie par un signal que le dîner était servi, lajeune dame invita le tzar à passer dans la salle à manger, située aurez-de-chaussée. Là finit l'imitation un peu servile du beau, tel qu'on le comprenait à la cour de Versailles. A la table où Pierre-le-Grand devait s'asseoir, il aurait fallu se conformer aux usages du Nord, lors mêmeqiie ces usages eussent perdu une partie de leur influence; mais personne encore n'avait songé à nette réforme. Pour s'en convaincre, il suffisait de jeter un regard sur le plafond et les murailles de la salle à manger de cette magnifique villa. A » lieu d'étoffes riches et brillantes, de tableaux suaves ou sévères, on n'y voyait que des sculptures représentant Bacchus, Silène, les Bacchantes et autres groupes et figures tout aussi peu enharmonie avec des idées de tempérance etde sobriété. La table pliant sous le poids de plats énormes, les coupes immenses placéesdevant Je couvert de chaque convive, les buffets surchargés devaisscllesd'oret d'argentaux dimensions gigantesques, achevèrent de reporter l'imagination vers les festins des anciens héros slaves. Le son martial des trompettes annonça le tzar. Une copieuse libation ouvrit le repas, et l'empêcha de commencer par ce silence guindé qui rend les premiers moments denosgrands dîners d'aujourd'hui si froids et si gênants. Lagaîté des illustres convives fut franche et sincère. Mais tout à coup une vive fusillade se fit entendre. la plupart des convives se levèrent effrayés; des officiers russes et polonais se précipitèrent dans le salon en criant : Swiderski, Swiderski est. là! et, au milieu d'une confusion générale, le hetman prit le tzar par la main et disparut avec lui dans une pièce voisine. C'était réellement Swiderski; averti par ses amis de la réunion qui devait avoir lieu aupara-dis de Brzezany, il s'était mis en route avec ses plus vaillants guerriers, dans le dessein d'enlever le tzar. En traversant les bois, les montagnes et les marais, la petite troupe avait heureusement évitélarcncontre des patrouilles russes, et était arrivée pendant la nuit sous les murs clu parc dans lequel l'audacieux chef avait trouvé moyen de l'introduire. Ce parc, qui a deux lieues de longueur sur une demi-lieue de largeur, est traversé par une rivière dont les eaux forment des cascades, des étangs, des jets d'eau et des ruisseaux qui sillon nent en tous sens ce vaste terrain, que Le Nôtre lui-même n'eût pas accidenté avec plus d'art et de bonheur. Ici des îles enchantées où les fleurs et les fruits de tous les climats étalent le luxe de leurs riches couleurs et de leurs suaves parfums; là, des collines couvertes de bois impénétrables ; plus loin, des vallées agrestes, des rochers et des grottes sauvages. Swiderski avait profité de toutes ces retraites mystérieuses pour cacher les siens jusqu'au moment fixé pour l'exécution de son téméraire dessein. A un signal convenu, chacun sortit brusquement de sa retraite, et la petite troupe se précipita vers la villa. Les premières sentinelles qui l'aperçurent firent feu ; les patrouillcset lesgar-des accoururent. Les attaquer, les renverser et se frayer un passage jusqu'à la salle du festin, tout cela ne fut pour les intrépides partisans de Stanislas que l'affaire d'un instant. Mais déjà le hetman, auquel les premiers coups de feu avaient fait deviner une partie de la vérité, était parvenu à sauver le tzar, en l'entraînant par une porte secrète dans un passage souterrain qui conduisait de la villa au château. Swiderski ne trouva que la belle Eve Sieniawska, ses amis et quelques généraux russes. Après avoir très-gracieusement demandé pardon aux dames de la frayeur qu'il leur avait causée, il s'einparadel'étenclarddesgardesrusses, qu'on avait arboré dans la salle, fit désarmer les généraux, ordonna de débarrasser la table et les buffels de la vaisselle d'or et d'argent, et se retira avec ses prisonniers et son butin. La garnison du château et une partie de la cavalerie du camp accoururent pour châtier les auteurs de la tentative dont le tzar et le hetman avaient failli être les victimes; mais Swiderski et les siens opérèrent leur retraite avec tant d'adresse et de promptitude qu'il fut impossi-sible de découvrir la route qu'ils avaient prise. Le tzar leva le camp de Brzezany sans avoir honoré la villa d'une seconde visite ; il soutenait que ce lieu charmant méritait trop bien le nom de paradis pour que l'esprit du mal n'y fût pas sans cesse occupé à tendre des pièges aux enfants chéris de Dieu. Quelquesannées après cette aventure, Charles XlljPierre le-Grand,Auguste II,etlaplupart des compagnons d'armes de ces princes avaient cessé de vivre.La faction russe et prussienne,qui déjà méditait le partage de la Pologne, venait de faire élire le roi que ces deux puissances avaient choisi pour seconder leurs desseins; et, pour l'instant du moins, le calme et la tranquillité régnaient dans ce malheureux pays. La Russie-Bouge aussi étaitrenducà l'agriculture et à l'industrie. Au milieu de cette paisible et fertile contrée, le château de Brzezany se dessinait grand et lier comme un écho du passé qui parie au présent pour l'inviter à détourner les dangers que l'avenir lui prépare. Il fut à cette épo que témoin du mariage d'Eve Sieniawska, fdle du hetman, avec Auguste Czartoryski, palatin de la Russie-Rouge. Nous allons tracer le tableau de cette demeure princière. La rivière Zlota-Lipa, après avoir arrosé une vaste étendue de champs et de prairies, vient entourer et baigner le pied de ses fortifications extérieures, construites en terre, d'après le système moderne, en forme de bastions et de courtines. La même rivière remplit de son eau limpide les fossés qui entourent les remparts, bâtis en pierres de taille, avec des casemates, des meurtrières et des créneaux dans le style du moyen âge. Un majestueux pont-levis conduit à la porte d'entrée, au-dessus de laquelle un artiste habile a sculpté les armoiries de la famille Sieniawski et celles de Pologne et de Litvanie. Les quatre côtés de la cour sont formés par divers bâtiments et par une tour octogone surmontée d'un belvédère. Le rez-de-chaussée de cette tour servait d'arsenal, et. depuis l'inven-lion delà poudre, lescavesqui se trouvent sous cedéi)ôtd'armesontétéeonvertiesenpoudrière par les illustres guerriers qui ont soutenu tant de sièges dans cet antique château construit par leurs pères. Au milieu de la cour s'élève une belle église dans le style de la renaissance, avec deux chapelles couronnées par des coupoles a vitraux peints; des colonnes désordre corinthien soutiennent la façade principale. A droite de la grande porte d'entrée est un magnifique édifice, également dans le style de la renaissance, orné de sculptures et de galeries extérieures appuyées sur d'élégantes et gracieuses colonnades. C'est là qu'habitaient les seigneurs du château ; les deux pavillons qui forment l'aile droite et l'aile gauche cle l'édifice étaient réservés à la garnison, aux moines qui desservaient l'église, aux pages, aux héycluques et à fous les domestiques. Le reste des bâtiments se composait de cuisines, d'écuries et de remises. L'église du château est remarquable par la peinture de la voûte, due à un maître italien, et par un tableau représentant l'assomption de la Vierge, suspendu au-dessus du maître-autel, qui est tout entier en bois d'ébènc. A gauche, est une chapelle où les membres catholiques delà famille reposent dans des tombeaux ornés de bas-reliefs et de statues en marbre, en bronze, en albâtre. Un caveau creusé' sous le maître autel et scellé de barres de fer renferme les restes des Sieniawski qui avaient appartenu à la secte d'Arius. De la cour du château on monte par un grand escalier àrarnpessculptées aux appartements de Vienne, dénomination qu'ils doivent à deux tableaux, dont l'un représente la délivrance de Vienne par Jean Sobieski, et l'autre la bataille où le vaillant lietmaiï Sieniawski décida la victoire par une brillante charge de cavalerie. Tous ces appartements, ornés de riches tapisseries et de meubles en noyer sculpté en bas-reliefs, sont pavés en marbres de différentes couleurs ou parquetés en mosaïques de bois. De magnifiques ciselures dorées, exécutées par les plus grands maîtres, décorent les murailles et les portes ; les cheminées sont chargées de riches porcelaines. Delasalle de réception on passe dans la salie à manger. Là, d'énormes tables de bois de chêne sculpté et magnifiquement servies régnaient le long des murs décorés de peintures de la nature morte. C'était sans doute pour exciter l'appétit des convives qu'on mettaitainsisous leurs yeux du gibier, des volailles, des poissons, des fruits, peints avec la vérité frappante et l'art patient qui caractérise les écoles allemande,flamande et hollandaise. Au milieu de cette salle setrouvaitune table ronde en bois d'ébène, destinée aux souverains et à leur famille, quand ils visitaient le château de Brzezany. Sigisniond-Augnste, Etienne Batory, Sigismond 111, Wladislas IV Jean-Casimir, Michel et Jean Sobieski, Auguste II et Pierre-le-Grand étaient venus sueeessiveinent occuper cette table. En passant par une pièce ornée de tapisseries vertes, et remarquable par lesbellespeintures du plafond, qui représentent le combat de Parkany, on entre dans la salle de danse. L'orchestre est suspendu, par une svelte colonnade, entre le miroir poli d'un pavé de marbre etles magnifiques peintures du plafond, oii le pinceau de Paul Véronèse a représenté le jugement de Paris. Douze lustres en cristal de roche répandaient des flots de lumière sur les danseurs et sur les spectateurs, assis sur les riches banquettes placées autour de la salle. Les murs, couverts de tableaux de l'école italienne, et dont les sujets sont tirés de la mythologie,invitaientaux tendres émotions. Dans les pièces voisines étaient, placées des tables de jeu incrustées d'or et d'écaillés, avec des damiers et des échiquiers en cristal, en ambre, en ivoire et en bois d'ébène. Des glaces métalliques tapissaient ces appartements. Après avoir monté un escalier en bois de cbène sculpté, et traversé une longucgalerie extérieure pavée de marbre noir et blanc taillé en forme octogone, on entre dans le vestibule qui sert d'antichambre aux appartemcntsdu second étage. Les deuxbattantsd'une inagnifiqueporle dorée s'ouvrent devant unsalonà vitraux peints et brillamment éclairé le soir par un lustre à vingt quatre branches. La toile du plafond représente la création du monde; la terre, l'eau, le feu et l'air figurent aux quatre coins de cette toile, œuvre du Tintorct et présent du doge de Venise au hetman Sieniawski. Sur le cadre richement sculpté de ce plafond on a exécuté des têtes d'hommes et de femmes avec les coiffures de leur nation et de leur époque. Les fauteuils, les tabourets, les banquettes de ce salon étaient couverts en étoile rouge brochée d'or, et pareille à la tapisserie des murailles. On passe d'ici dans un autre salon tapissé de soie verte brochée d'argent. Des têtes d'ani- maux , habilement sculptées, séparent cette tapisserie du plafond, sur lequel on voit Adam et Eve dans le Paradis terrestre. Ce travail, du reste très-bien exécuté, est d'une composition bizarre jusqu'au ridicule. Adam a la tête et le menton rasés, et des moustaches à la polonaise ornent ses lèvres. Les bras et les doigts d'Eve sont chargés de bracelets et de bagues; elle a des boucles d'oreilles, et des perles entourent son cou. Ces ornements sont d'autant plus choquants que le peintre ne lésa accompagnés d'aucun autre vêtement. Des divans couverts d'étoffe de Perse régnaient autour de eesalon,éclairé par un grand lustre en bois ciselé et par quatre autre petits en argent doré. Sur les vitraux coloriés des fenêtres , on voit les armes des Sieniawski entourées de fleurs d'or sur un fond d'azur. De magiques tapisseries des Gobelins, entourées de lambris dorés, couvraient les murailles de la chambre voisine; des amours ciselés et des arabesques en relief formcntl'encadrement du plafond, où le pinceau d'un grand maître italien a représenté les amours de Mars et de Vénus. Deux magnifiques fauteuilssculptés et dorés étaient placés de chaque côté d'une porte entourée de ciselures, et qui conduit à unega-lerie intérieure, communiquant au cabinet de toilette de la femme, aux archives particulières, à la bibliothèque, au cabinet de travail du maître de la maison, et aux chambres des officiers et domestiques spécialement attachés à sa personne. Plus loin, deux tabourets non moins riches et une toilette en mosaïque sur-montéed'unmiroir. Presque en face de ce meuble mondain, deux prie-Dieu avec leurs crucifix en ivoire et des livres de prières reliés en velours rouge, ornés d'images saintes et de lettres initiales peintes sur parchemin. Au dessus de ces objets de dévotion est suspendue une vierge de Czenstochowa, un reliquaire et un bénitier en or. Et pour achever de donner à ce lieu quelque chose de solennel et de mystérieux, une lampe d'argent avec des chaînes du même métal y répandait une clarté douée et veloutée comme un rayon de la lune. Dans une alcôve dorée et parsemée de fleurs bleues se trouvait un lit d'argent massif avec un ciel étoile et des rideaux cramoisis ornés de franges et de galons d'or. Une couverture de dentelles de Brabant doublée de damas complétait le luxe asiatique de cette couche nuptiale. Plus d'un siècle s'est écoulé depuisle mariage delà fille dulietman, dernier rejeton de la puissante maison de Seniawski, avec Auguste Czartoryski, chef d'une autre, non moins puissante, elle château etle Paradis de Brzezany sont toujours tels que nous venons de les décrire; maisla petite ville du même nom a marché avec les années et les événements. Elle est maintenant le chef-lieu du cercle de Brzezany, dans la Gallicie autrichienne. Neuf mille habitants, tant Polonais que Russiens, Arméniens, Allemands et Juifs, composent sa population. On y fabrique des draps, des toiles, du maroquin, des cuirs et du papier. Elle a trois églises appartenant à la communion catholique romaine, une pour le culte arménien, une autre pour le culte grec, et une synagogue pour les Juifs. De ses deux couvents, l'un appartient à des Franciscains et l'autre à des Sœurs de Charité. L'église paroissiale, très-endommagée par un incendie qui éclata en 1811, est unbeau monument gothique. Le tombeau du célèbre chevalier Jacques de Strzemie (Jacques de l'Etrier) mérite d'être remarqué. Dans un combat livré aux Tatares, près de Brzezany, ce chef vaillant fut mortellement blessé par une flèche, en chargeant h la tête de ses escadrons. Malgré la gravité de sa blessure, comme Epaminondas à Leuctres, il ne voulut quitter le champ de bataille qu'après s'être assuré de la victoire. Transporté à Brze- zany, il entendit les médecins déclarer qu'il mourrait aussitôt qu'on aurait retiré laflècle de la blessure. Cet arrêt ne le troubla point, et il dit plaisamment aux amis qui l'entouraient : « Puisque Dieu veut m'appeler à lui, que sa vo-» lonté soit faite; avant de mourir, je veux » m'occuper de mon épitaphe. » Après avoir réfléchi un instant, il prononça les deux vers qui sont gravés sur son monument, placé derrière le maître-hôtel de l'église paroissiale. Voici le sens de ces vers : « Ci-gît Jacques, qui portait dans son écus-» son un étrier ; la courroie se rompit, et il fit » la culbute. » Cette allusion h Vétrier qui se trouve dans les armes des Strezmie, et dont presque tout le piquant se perd par la traduction, n'est certes pas un chef-d'œuvre d'esprit, mais elle donne une haute idée du courage et de la fermeté de l'homme qui, en face d'une mort inévitable et prochaine, pouvait ainsi jouer sur les mots. F. DlENHEIM CllOTOMSKI. ETUDES SOCIALES SUR LA POLOGNE. ----------1 rt^ - -i, r------ LE CLERGÉ CATHOLIQUE, ÉGLISE CATHÉDRALE DE GNÈZNE. A quatorze lieues au nord de la capitale du grand-duché de Posen se trouve une petite ville appelée Gnèzne. Pauvre, inconnue et presque imperceptible sur la carte géographique, elle n'en est pas moins un des points les plus importants pour l'histoire de la civilisation en Pologne ; car, après avoir servi de berceau à la religion catholique dans ce pays, elle en fut longtemps une espèce dé centre moral et politique. En effet, c'est danscette ville que siégèrent les TOME m. archevêques-primatsdela Pologne, etc'estdans la cathédrale dont nous reproduisons ici l'image que s'accomplit le baptême religieux et politique de ce pays. C'est ici qu'un peuple nouveau, brisant le joug du paganisme, adressa dans une langue nouvelle son premier hymne de louange au Dieu des chrétiens. C'estlà quece mêmepeu pie, appelé six siècles plus tard à sauver la chrétienté, vit ses premiers princes, naguère confondusdans une foule à demi barbare, frater- niser avec les empereurs, entrer au sein de l'Eglise, et se placer parmi les premiers rois de l'Europe. Aussi la cathédrale de Gnèzne, riche de tous ces souvenirs, a-t elle surmonté tous les orages auxquels la Pologne a été en proie pendant sa longue et brillante existence. Détachée d'abord de la république en 1793 et du grand-duché de Warsovie en 1815, avec le pays qu'on nomme maintenant le grand-duché de Posen, dépouillée depuis cette dernière époque de sa dignité métrapolitaine,privée en 1820, par l'incendie, de plusieurs souvenirs de son ancienne grandeur, reconstruite depuis, mais non point délivrée de la domination étrangère, elle s'élève encore debout, fière, resplendissante, au milieu d'une commune lidèlc plus que jamais à ses anciennes croyances. Les fondements de ce monument appartiennent au ixe siècle. Jetés parMieczyslasP:r sur une montagne appelée montagne duLech, ils restèrent intacts au milieu des nombreuses reconstructions qu'asubiesla cathédrale elle-même, et ils la supportent telle qu'elle est aujourd'hui. Livrée aux flammes en 1018, la cathédrale primitive vit disparaître suivant les chroniqueurs, avec des trésors considérables dont venait de la doter Boleslas-le-Grand, les précieuses traces de l'architecture de ces temps. Une immense porte en fonte, que ce roi fit placer à son retour de Kiiow, fut l'unique objet qui échappa à l'incendie. Cette porte, qu'on ne pourrait trop admirer encore, sortit également intacte d'un second incendie auquel la cathédrale, relevée à peine des cendres, fut livrée, en 1038, par les Bohèmes. La cupidité des incendiaires alla, disent les chroniqueurs, jusqu'à leur faire emporter les cloches de la basilique dépouillée , avant qu'ils y missent le feu, de ses trésors, de ses statues et de ses croix d'or. La place resta jonchée de débris jusqu'en 1097, époque à laquelle la cathédrale fut reconstruite par Martin et Zabavva, dixième archevêque de Gnèzne. Consacrée par le même prélat devant le roi Wladislas Herman et son épouse Sophie, elle arrivait, grâce à lalibéralité de l'archevêque Koz-lorog et de ses successeurs, à un rare degré de beauté et de splendeur, lorsqu'en 1613 un nouvel incendie, plus terrible que les deux précédents, vint la détruire de fond en comble pour la troisième fois. C'est en vain que les archevêques Baranowski, Gembicki et Wenzyk, travaillèrent à faire disparaître les traces de ce désastre : ils ne purent que relever la cathédrale des ruines. Les embellissements furent achevés par l'archevêque Mathieu Lubienski. Mais, en 1760, agrandie de plusieurs chapelles et flanquée de deux tours, elle devint de nouveau la proie des flammes. Rebâtie alors par l'archevêque Wladislas Lubienski, la cathédrale n'a depuis, jusqu'à nos jours, subi aucun changement notable. L'extérieur dece monument annonce un style d'architecture tout à fait moderne. A l'ouest, il y a une grande porte d'entrée flanquée de deux portes latérales pratiquées dans les deux tours, de 145aunes dehauleurchaque .Cesdeux tours, simples, solides, ornées de quelques ciselures légères, se trouvent surmontées de deux con-poles parfaitement semblables, qui, au lieu de fuir.en flèches comme celles de la plupart des églises du moyen âge, ou des'arrêter à une plateforme, à la façon des monuments de la renaissance, présentent descontonrsarrondisformant sur chaque tour une espèce de cloche couronnée d'une petite croix. Le fronton de la façade, qui n'est ni ciselé ni crénelé, a pour tout ornement un immense blason doré et entouré des lettres M. L. D. G. G. A.(Mathias Lubienski, Dei gratia Gnesnensis archiepiscopus).L& même blason, quoique moins riche et n'ayant que les lettres W. L. (Wladislaus Lubienski), se trouve au milieu du toit inférieur. Le toit supérieur, tout en cuivre, porte le blason del'arc'ievêque lui-même, qui se composait de trois lis renversés, comme dans les armes de France. L'intérieur de la basilique, sans être aussi imposant que son extérieur, est plus varié et plus riche en curiosités d'architecture et de sculpture. L'histoire de la civilisation de Pologne est là tout entière, tant les traces qu'elle y a laissées dans les différentes époques de son développe-mentsontencoresolides eî profondes. Le moyen âge, qui vit naître ce pays au moment où lui-même, approchant de sa maturité, rangeait sous ses ordres l'Europe entière et la nourrissait de ses inspirations, retrouverait, s'il pouvait revivre, dans la cathédrale de Gnèzne, ces rosa- ces, ces frises, ces colonnes sveltes et élancées qu'il y avait placées de sa propre main. La renaissance, époque non moins brillante et féconde en grands résultats pour les beaux-arts en général, y reverrait, elle aussi, tout ce qu'elle donnait de grand, de riche et d'élégant à l'architecture, quand elle élevait ces chapelles en marbre qui se trouvent adossées, avec autant de grâce que de symétrie, contre les vieux murs de cette église. L'architecture moderne, venant de s'en emparer à son tour, n'a heureusement touché qu'à la voûte et aux ogives; triste tentative, ma foi! et qui ne fit que remplacer lesbellesformespyramidales par de grossiers contours en courbes arrondies, et tranchant d'une manière aussi brusque que désagréable avec l'ensemble de l'édifice. L'autel principal, auquel on arrive en montant les huit gradins en marbre, s'appuie sur les six gracieuses colonnes, parmi lesquelles sont placées les statues des saints. D'autres autels se trouvent dans des chapelles ; l'une d'elles contient depuis quelque temps les cendres de l'archevêque Ignace Krasicki, prince des poètes polonais du siècle dernier. Au milieu de la cathédrale s'élève le tombeau de saint Adalbert, massacré au xe siècle par les Prussiens, auxquels il voulut enseigner la religion chrétienne. Un orgue placé dans le chœur, et le capitulaire qui se trouve dessous ce dernier, méritent l'attention. L'archive et la bibliothèque du chapitre, établies dans la partie septentrionale de l'église, possèdent, entre autres curiosités, une Bible écrite sur parchemin avec beaucoup de soin et d'élégauce : ce manuscrit fut légué à la cathédrale par le testament de Kasimir-le-Grand. Il esta souhaiter que la ville de Gnèzne trouve un historiographe aussi habile et consciencieux que nous a paru l'être celui de Posen (l). L'importance commerciale de cette dernière ville mériterait-elle d'être appréciée plus scrupuleusement que l'importance historique, religieuse et politique de l'autre? Il suffit, à l'heure qu'il est, de voir cette pauvre bourgade le jour de la fête de saint Georges, anniversaire de la consécration et de la fondation de la cathédrale que nous venons de décrire ; il suffit d'examiner ce jour-là le saint enthousiasme avec lequel toute une population, mêlant ses chants au son des cloches, afflue sous le vaste portique decette vieille basilique-, il suffit enfin d'être alors à Gnèzne pour se demander pourquoi le catholicisme a encore tant de prestige en Pologne. Est-ce une traditionparlantaucœur età l'imagination des masses, ou bien un des éléments d'une réorganisation politique et d'une réforme (1) A Lukaszewicz. Desci-ipHon de ta ville de Posen ; 2 vol. sociale à laquelle aspire ce pays? Qu'y a-t-il jamais fait d'assez grand et d'assez élevé pour y être l'objet de la pratique et de la foi aussi générales? C'est à esquisser ces grandes questions que nous consacrons cet article. Le catholicisme touchai ta l'époque de sa puissance et de sa splendeur lorsqu'il s'est établi en Pologne. Rome luttait encore, il est vrai, contre le pouvoir temporel appuyé surlaféodalité ; les évêchês étaient encore autant de liefs, et les évêquesautantde vassaux des empereurs et des rois ; la corruption et les abus que l'on commettait pour arriver à ces dignités continuaient à troubler la tranquillité des villes, des provinces, des Etats ; mais, à travers ce dernier reflet de la prépondérance de l'élément matériel sur l'élément spirituel, on entrevoyait déjà la nécessité et l'imminence d'une réforme capable d'assurer à l'Eglise un poste digne, élevé et indépendant. Lesprédécesseursde Grégoire VII travaillaient à cette œuvre, lorsque Mieczyslas Ier deman da à Rome à*être couronné roi de Pologne. Cet honneur lui fut refusé; son successeur, Boleslas-le-Grand, se couronna lui même, suivant quelques chroniqueurs, ou le fut, suivant les autres, par un nonce dupape GrégoireV. Quoi qu'il en soit, c'est à partir de cette époqueque l'influence des papes sur la royauté en Pologne devint incontestable. La protection accordée par le pape Be-noîtlXaux habitants de ce pays contre Brétys-las,ducde Bohême, la permission donnée parle même BenoîtàKasimir Ier de revenir en Pologne, l'analhème lancé par Grégoire VII contre Boleslas II, les instances faites par les ambassadeurs de Wladislas Herman auprès du même pontife pour le déterminer à restituer à ce prince le titre de roi età ses Etats la libre jouissance du culte, et enfin le couronnement solennel de Premyslas (1296), comme s'il s'agissait du rétablissement de la monarchie après ses trois siècles d'existence, prouvent suffisamment la nature des rapports qui avaient existé jusqu'au temps de Kasimir-le-Grand entre les rois de Pologne et les successeurs de saint Pierre. Cependant, lessentimentsd'indépendance et de liberté, sentiments innés dans la race slave, balancentvivementenPolognelasuprématiede la cour de Rome reconnue en Allemagne, en Italie et en France, etfinissent par donnerau pouvoir tant spirituel que temporel de ce pays un caractèrefranchementnational.Unefois couronnés etinslallés sur leur trône, les premiers rois de Pologne se montrent chefs de l'Etat avant tout. Dévoués à la propagande chrétienne, ils accomplissent cette tâche avec des moyens que leur fournissent les besoins des peuples et leur propre génie, sans chercher à Rome ni inspiration, ni appui, ni récompense. Toutes les conquêtes dont se sont illustrés les trois Boleslas son t entreprises et exécutées du point de vue à la fois national et catholique. La croix et le glaive marchent côte à côte et se soutiennent l'un l'autre. Si la religion faitreculer les limitesde l'Etat, l'Etat à son tour protège eteonsolide la religion. Mais le but de cette alliance n'est rien moins que l'illustration directe ou indirecte de la papauté : c'est au contraire et uniquement l'illustration du nom polonais, la fondation de la nationalité polonaise et la création de l'Etat de la Pologne. Les rois et les prêtres marchent à la tête d'une armée de nobles, de chevaliers; et pendant que celle-ci chasse de Kiiow les usurpateurs du troue de Swiatopolk,qu'elle épargne les bourgeois rebelles de Glogau ou qu'elle triomphe delabarbare et parjure Poméranie, eux, ils délient l'intelligence des païens, brisent lesstatuesdeleursdieux,et les soumettent à une administration civilisatrice et éclairée en même temps qu'unitaire et homogène. Les exploits d'Adalbert, d'Otton de Bamberg, de Meinhard et d'Albert de Biga,évoques,apôtres et missionnaires, sont au moins aussi importants que ceux qu'avaient accomplis durant cette période les plus vaillants rois de Pologne. Ils respirentsur-tout l'une des plus belles el alorsdesplusinti-mes qualités du haut clergé de Pologne, savoir, l'abnégation de soi-même et le dévouement sans borne au triomphe des préceptes évangéliques. Toutefoislapropagande chrétienne, pour être la plus importante, ne fut pointla seule mission que le clergé eûtalors à remplir en Pologne. Ai-dantlesprinces à constituer l'Etat, il en devint le soutienaussisolide que légitime. Illustrant la nationalité polonaise au dehors, il voulut au dedans la surveiller, la protéger et la conserver dans toutesapureté. L'administration publique ne put donclui rester ni indifférente ni étrangère. Conseillers intimes de Boleslas Ier, les évoques non-seulement prirent ensuite la première place dans lessynodes, inaisils y exercèrent une influence d'autant plus puissante qu'elle avait été soutenue par lasainteté de leur caractère et par la supériorité incontestable de leur intelligence. Leur voix s'inspira rarement dans une autre source que celle du devoir de protéger la nation contre les empiétements des étrangers, et de défendre les droits du peuple contre l'injustice et l'oppressiondesseigneurs. Placésàce point de vue, ils n'abaissent leurs têtes ni devant la tiare ni devant la couronne. Stanislas, évê-quedeKrakovie,tombe sous le glaive de Boleslas II plutôt que de couvrir de son manteauépis-copal les tendances absolutistes de ce roi. Jacques, archevêque de Gnèzne,se porte au-devant deWladislasII,qui,lesarmesàla main,menaçait ses frères et sa patrie, etseul, sansdéfense, sans cortège, il jette à la face de ce prince violent et endurci les paroles de la vérité, en brave la colère et le frappe de son anathème. Wladislas, vaincu sous les nmrsde Posen etrefouléhorsdes frontières de Pologne , remue en sa faveur et l'empereurFrédéricBarberousseetlepape Eugène III. Les troupes allemandes avancent précédées d'une bulle frappant d'un interdit toute la Pologne. Le clergé et le peuple polonais résistent aux menaces, repoussent lesintrigues, brisent les folles prétentions du Saint Siège et de l'Empire,etassurentparleurpersévérance une position libre et indépendante à Boleslas-le-Frisé, souverain légitime delà Pologne. Il est vrai que cet acte, en maintenant la division de l'Etat, accomplie par Boleslas Bouche-de-lra-vers, recula le rétablissement de l'unité monarchique et favorisa l'élévation de l'aristocratie ; mais il n'en prouva pas moins un grand courage etun grand fonds de sentiments patriotiques de la part de ceuxqui l'avaient exécuté.Ce son t ces mêmessentiments qui plus tard dictèrent à Gé-déon,évêque de Krakovie, sa noble protestation contre les abus du gouvernement de Mieczyslas-le-Vieux( 1174),qui soutinrent l'archevêque de Gnèzne et plusieurs évoques dans la voie de la vérité et de la justice au synode de Laneziça (1180), qui motivèrent une conduite digne, quoiquesévère,deFulcon,archevêque de Gnèzne, àl'égard de Boleslas-le-Chauve(1289); qui, enl 300, inspirèrent à André, évèque de Posen, des reproches aussi éloquents que mérités par Wladislas-le-Bref, et qui, dans maintes autres circonstances, élevèrentle clergé supérieur de Pologne au rang de protecteur et de gardien des intérêts populaires et nationaux. Cet esprit d'impartialité et d'indépendance, dont nous venons de citer quelques exemples, est, à part la barbarie des siècles qui l'ont vu naître, d'autant plus digne d'attention que la constitution sociale «lu clergéfntàcetteépoque, en Pologne, réglée presque exclusivement par le pouvoir temporel. A partir de Boleslas Ier, qui fonda en Pologne deux archevêchés, savoir, celui de Gnèzne et celui de Krakovie, et trois évêchés (l), toutes les faveurs, donations, immunités et privilèges qu'avait successivement obtenus le clergé, lui arrivèrent des mains des rois. Sous Kasimir 1er le Restaurateur, l'archevêché de Krakovie devenant un simple évêehé, celui de Gnèzne conserva une suprématie spirituelle sans partage. L'archevêque de Gnèzne fut de droit chanoine de Ploçk. Jusqu'en 4253, il confirmait etsaerait les évèques. A partir de cette époque, ce droit, contesté plusieurs fois aux archevêques de Gnèzne, tomba en désuétude. Ils conservèrent et exercèrent toujours celui de convoquer les synodes, de les présider, d'en confirmer les décrets, de surveiller l'administration des églises et des diocèses. La haute juridiction leur fut disputée souvent par les nonces des papes, qui cependant n'eurent pas encore de résidence fixe en Pologne. Quant aux évêques, c'étaient les rois qui les nommaient et qui les installaient dans leurs diocèses. Wladislas Herman fut le premier qui conféra ce droit au chapitre composé de vingt-quatre chanoines. En 1218, ce mode d'élection épiscopalefut confirmé parle pape Innocent III. Chaque évêque ne put posséder qu'un seul évêehé à la fois. Au nombre de trois évêchés érigés par Boleslas-le-Grand, Conrad, due deMazovie, ajoutaceluide Warmie ; celuideCulm fulfondé en 1215, et celui de Luck fondé par Boleslns-le-Chaste et confirmé par le pape Urbain IV. Quelque considérables que fussent les privilèges dont jouissait en Pologne le clergé depuis son origine, sa position, à partir de l'an 1139, devint plus brillante encore. La générosité des rois, des princes et des seigneurs laïques envers les serviteurs de l'Eglise fut alors au plus haut de sa ferveurdansl'Europe entière; mais, à coup sûr, elle ne produisit nulle part de résultatsaussi salutairesqu'en Pologne. Partoutailleursellene profita qu'au clergé lui-même, et ne servit qu'à l'enrichir et le corrompre; en Pologne, tout en amollissant peut-être les mœurs du peuple, elle avait réagi sur son intelligence et en avait amélioré le sort. Car soyonsjustes envers les faits, et reconnaissons franchement qu'en même (1) C'étaient les évêchés de Posen, de Ploçk et de Kitiavie. tempsque Leszek-le-Blanc ( 1222), queBoleslas-le-Chaste(1228)et d'autres rois soustrayaient les archevêques et les évêques aux juridictions laïques, ils déchargeaient leurs colons et leurs serviteurs (subditos et adscriptitios) de corvées, impôts et redevances qui pesaient alors sur la classe agricole. En s'interposant ainsi auprès des grands en faveur des masses, en répandant sur de puissants barons aussi bien que sur de simples cultivateurs les lumièresdè l'Evangile, en cimentant enfin tous les liens de l'Etat par la religion, le clergé maintint pendant près de trois siècles, et presque à lui seul, ce caractère noble, aimant, liant, qui distingue la sociabilité en Pologne. Aussi disons encore que c'était une période éminemment religieuse. A partir du règne de Kasimir-lc-Orand jusqu'au milieu de celui de Stanislas Poniatowski, c'est-à-dire pendant toute la période politique ou analytique de la sociabilité polonaise, le clergé polonais suit la pente naturelle des événements, s'éloigne de plus en plus de sa mission spirituelle, et se plonge dans le tourbillon de ta vie mondaine et temporelle. Une partie de celte période, qui s'étend depuis 1333 jusqu'à 1573, nous présente l'Eglise catholique de Pologne se constituant comme État dans l'État, tandis que, pendant l'autre partie de la même période, nous voyons cette Église aux prises avec le protestantisme d'un côté, et de l'autre avec tous les débordements du pouvoir séculier. L'étendard de la scission entre le clergé et la royauté fut levé en 1336 par Bodzanta, évêque de Krakovie. Il s'agissait de régler la dîme, d'assurer le mode de sa perception et de la garantir contre les atteintes téméraires des laïques. Ce différend fut terminé par l'intervention de l'archevêque de Gnèzne. L'évêque en sortit victorieux, car non-scuicment il obtint le droit de prélever la dîme sur tous les champs et potagers arables, et d'excommunier ceux qui tenteraient de porter la main sur cet impôt, mais aussi le droit déjuger, suivant le droit canon et parde-vant son tribunal, tout homme accusé d'avoir tué, blessé ou insulté un prêtre, un curé ou un ecclésiastique quelconque. Wladislas Jageilon confirma ce privilège, et, prescrivit en outre (14 58) la peine de prisonetcelledeconfiscation des biens contre tout individu qui serait resté sous le poids de Panathème pendant une année, sans cherchera se disculperdevant un évêque. Lajuridiction ecclésiastique devint depuis tel- lement orgueilleuse et exigeante qu'en 1496 le roi Jean-Albert, et en 1505 son frère Alexandre, se virent obligés de la restreindre à des eauses touchant la foi, les hérésies, les schismes, les apostasies, les dîmes, les sacrilèges et autres questions purement religieuses. Cette disposition fut confirmée en 1513 par Sigismond Ier. Le concile, assemblé une année avant à Piotrkow dans le but d'assurer la liberté de l'Église de Pologne, de réformer le clergé et d'arrêter le débordement de nouvelles hérésies, ne répondit que faiblement à sa mission.Les luthériens, les calvinistes et les Frères-Bohêmes envahirent la Pologne. Leurs doctrines détachèrent de l'Église orthodoxe plusieurs seigneurs et évêques. Le roi lui-même, le faible Sigismond-Au-guste, favorisa la réforme tout en pliant sous les décrets du concile de Trente. Une confédération générale de la noblesse, suivie le 6 janvier 1573 de la diète de convocation, proclama la liberté d'opinion en matières de foi. Une alliance entre les catholiques et les protestants, conclue dans la même année, fut garantie successivement par tous les rois et toutes les confédérations qui se sont suivis jusqu'au règne de Wladislas IV. A cette époque les réformés, autrement appelés dissidents, parvinrent à s'assurer une pleine indépendance en fait de religion et une haute influence dans les affaires de l'État. Vers la moitié du xvii" siècle, le clergé catholique ressaisit un instant sa supériorité. La confrérie de Jésus jeta danscette lutte de grands orateurs, de grands poètes, de grands hommes d'État. Mais les vis et les ressorts de la hiérarchie catholique étaient déjà trop usés pour pouvoir résister aux orages et aux secousses politiques au milieu desquelles se trouva la Pologne ii partir du règne d'Auguste II de Saxe. Si le clergé n'est pas le seul coupable de la ruine de ce pays, il assume certes sur sa mémoire une responsabilité d'autant plus grande qu'il est durant toute cette période plus que personne au timon de l'Etat. Les archevêques de Gnèzne, décorés en 1360 par Kasimir-le-Granci du titre de premiers princes, et en 1417 de celui de primats, deviennent en 1515 légats-nés du pape (legati nati). Par cette triple qualité, ils réunissent entre leurs mains la plus haute autorité spirituelle du pays après celledupape, et le plus large pouvoir temporel après celui du roi. Chefs de l'Église et juges suprêmes de toutes les aflàires ecclésiastiques, ils ont, après le roi, la première place el la première voix au sénat. Ce sont eux qui couronnent les rois, et qui, jusqu'à la mort de Sigismond-Auguste,ensont les conseillers intimes. A partir de cette époque, leur influence danslesaflàirespubliquesdevientplus considérable encore. Ils annoncent la mort de chaque roi, convoquent les ordres de l'État, ouvrent et dirigent les diètes de convocation, d'élection et de couronnement, reçoivent et envoient les ambassadeurs, en un mot, régnent et gouvernent pendant l'interrègne. Une loi, rendue aprèsla mortdeSigismondlU, le 16 juillet 1632, à Warsovie, ne laisse, il est vrai, à l'archevêque Jean Wenzyk, assisté d'un conseil sénatorial, que la faculté de régler les affaires les plus urgentes, mais les successeurs de ce primat ne tardent pas à revenir k leur ancienne omnipotence. Une loi, le 16 juillet 1648, autorise le primat Mathias Lubienski de pourvoir à la défense du pays; celle du 5 novembre 1668 accorde au primat Nicolas Prazmowski la faculté de conférer avec les envoyés des cours étrangères; celle du 15 juin 1674 charge le primat Olszowski de faire des ouvertures de paix à la Russie. Grâce à ces dispositions, quelques derniers interrègnes suffisent pour confisquer les vices de la royauté élective au profit des archevêques de Gnèzne. Le primat Michel Radzieiowski est la dernière et la plus ironique parodie d'un prêtre-potentat dans un pays exténué par l'anarchie des mœurs et des idées. En s'immisçant dans les affaires publiques, le pouvoir spirituel fut en Pologne exposé à d'autant plus d'écueils qu'il n'eut pour se diriger aucune boussole ni dans la constitution sociale de cet État, ni dans celle de l'Église d'alors. Rome, à partir du xve siècle, perdit non-seulement toute autorité sur les peuples, mais toute conscience d'elle-même. La noblesse, qui depuis la même époque gouverna seule la Pologne, ne se donna jamais la peine de comprendre la vraie liberté. Placé entre ces deux influences, le haut clergé de Pologne s'est soumis à la plus forte d'entre elles; il s'associa à la noblesse, éehan-gea les doctrines et les devoirs dictés par Ie Ciel contre les opinions et les dignités de ce bas monde, et au lieu d'être, comme dans la première période, le régulateur et le conservateur du progrès, il devint tout aussi oligarchique et plus anarchique que la haute noblesse. On comprendra que ceschosesn'ontpuguère se passer autrement, si l'on considère que le* évêques étaient, après les archevêques de Gnèzne et de Léopol (archevêché créé en 1361), les premiers et les plus importants membres du sénat. Dans la salle de délibération leurs places précédaient celles des autres sénateurs ; plusieurs d'entre eux furent à différentes époques in vestisdesplusconsidérablesemploisde l'Etat. Une loi de Tan 1633 permit aux évêqnesde posséder les bénéfices et les abbayes indépendants de leurs diocèses. Déjà sous le règne de Jean Albert, les hautes charges ecclésiastiques ne purent êtreconférées qu'aux nobles.Cetledécision fut confirmée en lôOôpar Alexandre, eten 1510 par Sigismond Ier. Le pape Léon X la modifia par sa bulle de 1515, en ce sens qu'il admit jusqu'à la dignité épiscopale dans chaque diocèse deux docteurs en droit, et autant en théologie, plébéiens par la naissance. Le nombre des évêchés se trouva porté en 1635 à quinze par la créa-tiou de Pévêché de Livonie, celui de Ghelm étant créé en 1370, celui de Przemysl en 1378, celui de Wilna en 1387, celui de Kiiow on 1414, celui de Kamienieç en 1375, celui de Samogitie en 1417, et celui de Smolensk en 1613. L'influence de la cour de Rome sur le clergé polonais, et partant sur les destinées de la Pologne , allait croissant pendant cette période. Du temps deKasimirlV les évêques étaient nommés non plus par le roi, mais parle pape, à peu d'exceptions près. Lesannates, c'est à-dire les revenus des évêchés vacants, continuèrent à rentrer au trésor du Saint-Siège jusqu'au règne de Sigismond Ier, qui, en 1525, obtint du pape Léon X la liberté de les retenir au profit de la république, dans le cas seulement que les évêques jouissant deces revenus mourussent dans un des six mois désignés dans le concordat. Par une autre convention signée en 1738, Rome se réserva le droit de confirmer ou de rejeter les abbés élus par leurs couvents respectifs, à l'exception de treize qui, comme par le passé, restèrent àlanominationduroi. D'autres bénéfices continuèrent, il est vrai, à être distribués parle roi, mais nul n'était libre de les accepter sans y être autorisé par le pape. Aussi le Saint-Siège n'hésitait-il pour la plupart de se constituer juge suprême dans ces sortes de questions : souvent aussi les seigneurs polonais n'avaient qu'à aller à Rome pour rentrer dans leur pays avec quelque bonne investiture, voire même avec un diplôme de docteur en théologie. Les scandales causés par de pareilles nominations soulevè- rent, sous le règne d'Alexandre, l'opinion publique à un tel point que ce roi fut obligé de repousser franchement les prétentions de tous ces dignitaires et docteurs créés par la grâce pontificale (doctores bullati Corlesani), et de déclarer toutes les dispositions prises ou à prendre par le Saint-Siège à cet égard comme nulles et de nul eflèt. Mais la papauté resta sourde aux injonctions royales. En travaillantàconsolider sa prépondérance au moyen de faveurs et de dignités tant ecclésiastiques que laïques qu'elle faisait déverser sur le clergé romano-polonais, elle remua les esprits et alluma au milieu d'un peuple essentiellement tolérant, et par ses mœurs et par son caractère, un brandon de discorde et de persécutions. Le xvir3 siècle meurt en laissant la Pologne en proieà des intrigues poli tiques nourries de toutes parts pardes commotions religieuses. Les protestants tournent leurs regards vers la Prusse-, les grecs non-unis se rapprochent de la Russie; les uns et les autres, investis en 1638 de droits égaux àccux qu'avait possédés jusqu'à cette époque le clergé catholique , réclament en 1713 tout ce qui leur paraît manquer pour que cette égalité soit complète et positive. Le xvme siècle trouve la Pologne sans armes, sans trésor, sans forteresses et sous le poidsd'un dilemme d'autant plus inextricable qu'étant politique et religieux à la fois il embrasse une foule d'intérêts les plus incohérents. Satisfaire aux réclamations des dissidents, c'était livrer celte pauvre Pologne àla domination étrangère, qui déjà lui devenait de plus en plus sensible j repousserces mêmes réclamations, c'était commettre une injustice, utile peut-être, mais jamais excusable, à moins d'être rachetée par degrands sacrilicesde la partde ceux qui l'eussent commise. Le clergé catholique prit ce dernier parti. A l'influence politique du Saint-Siège, représenté alors par les Jésuites, il opposa l'influence patriotique desPiiaristes, des Dominicains et d'autres congrégations déduites de son propre sein et animées de l'amour de la vraie religion; aux dissidents poussés par la Prusse et la Russie, il répondit, de concert avec le sénat et la diète, par la loi de 1736, loi qui les excluait des places de nonces, des offices dans les tribunaux et de tous les emplois, en leur conservant la sûreté de leurs biens et l'égalité des personnes. Après quoi il se replia sur lui même, et, dans un conci I e ten u à ce t effe t à Wa rsovieenl765,il con sentit à abolir déGnivement l'usage d'envoyer à Romelesannates, à recevoir en argent le produit des dîmes, à renoncer aux fermes et aux administrations de tous les biens royaux et héréditaires, k défendre aux réguliers de se mêler des affaires temporelles, et k fixer la compétence des juridictions devant lesquelles chaque cas litigieux serait discuté et jugé. Par ces mesures la Pologne arracha le masque à ses ennemis extérieurs et intérieurs. Les manifestes des dissidents confédérés en Litvanie etenPrusse furent appuyés parles mémoires et les baïonnettes de la Prusse et de la Russie, dételle façon qu'une diète extraordinaire, convoquée le 5 septembre 1767 k Warsovie, se vit forcée d'accepter le traité conclu l'année suivante entre l'indolent Stanislas Poniatowski et les cours de Russie, de Prusse, de Suède et d'Angleterre, par lequel traité les dissidents obtinrent le droitde posséder tous lesemploisettouteslesdignitésdu pays. L'opposition provoquée par ces manœuvres parmi les catholiques fut vive et courageuse. Deux évêques et deux grands dignitaires laïques, nonces à la diète extraordinaire ouverte en 1767 k Warsovie, furent, par l'ordredu Kniaz Repnin, arrêtés en pleine séance et envoyés dans l'intérieur de la Russie. Le cabinet de Saint-Pétersbourg, en agissant ainsi, prouva que le terrain sur lequel la Pologne essayait de se redresser n'a pas été purement religieux; et, d'ailleurs , cela eût il été ainsi qu'il n'y aurait qu'à féliciter le catholicisme de ce qu'en sa qua • lité de religion dominante il se sentitle premier porté k défendre la nationalité polonaise, en repoussant ses ennemis avec autant de loyauté et de franchise qu'il en avait employé jadis pour les ramener k l'unité du culte et de la foi. Car l'Église grecque-unie, et c'est ici le lieu de le dire, a constamment été en Pologne l'objet d'une protection égale k celle qui veillait sur l'Église romaine. Formulé dans l'acte d'union signé le 6 juillet 1469 k Florence par le pape Eugène IV et l'empereur de Byzance Jean Pa-léologue,le culte grec-uni se répandit rapidement et sans obstacles dans les provinces de la Pologne : la Russie-Rouge, la Volhynie, la Podolie et la Litvanie. Sous le règne de Wladislas III le Varnénien, le clergé grec-uni fut doté des mêmes prérogative que le clergé polonais du rit latin. Il y eut k cette époque dix évêchés ou éparchies, savoir : celles de Wlodimir de Luçk, de Poloçk, de Léopol, de Przemysl, de Chelm, de Pinsk, de Kiiow, deMohiow et de Smolensk, soumis k la métropole de Kiiow, et gouvernés par autant d'évêques (wladikas), que la noblesse du rit grec-uni se choisissait elle-même. Kasimir et Alexandre Jageilon se montrèrent propagateurs tellement zélés de ce culte que vers l'an 1476 la Litvanie presque entière lui demeura acquise. Mais ce n'est qu'à partir de l'an 1597 que Yunion se consolida ; proclamée générale en 1722 au synode de Zamosç, elle introduisit sur le terrain religieux l'égalité entière entre le clergé catholique polonais du rit latin et le clergé du rit grec-uni. Néanmoins les wladikas continuèrent de se tenir en dehors des affaires politiques jusqu'en 1768, époque k laquelle la Russie demanda et obtint cette haute préro gative pour les grecs disunits, c'est-k-dire russes par leurs idées, par leurs mœurs et par leurs croyances. A dater de cejour, la chute de la Pologne devint, matériellement parlant, chose arrêtée et inévitable. L'activité analytique de l'esprit nobiliaire et politique toucha k ses derniers résultats; mais l'esprit national etsocial delaPoIogne, dont le bas-clergé, la petite noblesse et le peuple avaient été jusqu'alors autant de gardiens fidèles quoique passifs, demande k se produire au grand jour. La confédération de Bar lève la première l'étendard de liberté et d'indépendance. La Pologne tout entière se remue k ce signal, et si elle se laisse déchirer comme terre, comme matière, elle dépose dans la constitution du3 mai 1791 des promesses solennelles qu'elle va être plus que jamais unie, homogène et compacte comme nation, comme intelligence. Un demi-siècle de lutte et d'efforts non seulement réalise ces promesses, mais il les consolide et les étend en attachant la cause de la Pologne k celle des peuples les plus avancéset les plus puissants de l'Europe. Dieu seul sait quand cette troisième période de la sociabilité de la Pologne, période , selon nous, éminemment organique, sera accomplie; mais a coup sûr elle est déjà franchement et largement entamée. La philosophie et la science la poussent et la développent, mais c'est la religion qui en est la base; et quand la religion est représentée par un clergé comme celui qui, au lieu de fléchir devant un tzar grec ou un roi protestant, souffre, proteste et combat , oh! alors sa mission est sainte et grande, car l'amour et la confiance des masses lui sont acquis. J. Wyslouch. HISTOIRE. SUITE DE LA QUATRIÈME ÉPOQUE (1587-1*795). - waoo— - SUITE DU RÈGNE D'AUGUSTE IL (1709-1755.) S'il est vrai que [tout événement ne doit être jugé que dans ses propres conditions, ce n'est pas sous le point de vue réformateur qu'il faut envisager la fameuse confédération de Tarnogrod. A part les vices de ses conclusions constitutives, œuvre de l'époque, œuvre d'impérieuses passions, mais surtout œuvre du roi qui avait déprécié toute réforme salutaire en en faisant un épouvantail d'invasion et de tyrannie, à part tout ce qui n'était point de sa compétence, la confédération de Tarnogrod est un des grands héroïsmes de la république, comme un dernier soupir de l'histoire épique de l'Ordre équestre en Pologne. A l'ouverture de la session, qui durait ordinairement six semaines et qui celte fois-ci ne dura que six heures, le maréchal Leduchowski, rompant son bâton en signe d'abdication de pouvoir, adressa au roi le fameux discours dont voici la substance : c Sire, nous paraissons devant votre Majesté sans baisser les yeux, parce que nous n'avons rien à nous reprocher. Puissiez-vous vivre de longues années, et régner désormais sur nous avec plus de bonté. » Le lendemain, ce grand citoyen, armé pendant deux ans d'une puissance dictatoriale à laquelle il avait immolé son repos et sa fortune, s'en retourna dans son obscure retraite achever sa paisible existence de gentilhomme cultivateur. Malgré cette terrible leçon, le roi s'acquitta de mauvaise grâce de tous ses engagements. Ses Saxons prolongèrent le plus qu'ils purent leur séjour en Pologne. Les étrangers gratifiés des emplois de la république nJy renoncèrent qu'à force de menaces. Fleming, qui avait soulevé et attisé cette malheureuse guerre, ne se démit de ses charges de généralissime et de trésorier qu'en 1722. L'armée, qui devait se composer de nationaux, et qu'à celte condition la confédération avait réduite à dix-sept mille tome m. hommes, fut remplie de vagabonds de tous les pays, et commandée par des aventuriers allemands et français. La cour, toujours fastueuse et toute-puissante au milieu du découragement général, se jouait des barrières imposées à l'autorité royale, et trouvait dans ses richesses le moyen d'éluder la surveillance de la loi et la jalousie de la petite noblesse. Six ans s'écoulèrent ainsi dans une sorte de somnambulisme auquel la paix et l'absence des troupes étrangères donnaient toutes les apparences d'un bien-être absolu, mais dont un inexplicable pressentiment ordonnait de se défier. La langueur des diètes, d'ailleurs régulièrement assemblées tous les deux ans, trahissait l'épuisement de toutes les facultés publiques. Il fallut, pour troubler la monotonie de ce dangereux marasme, un accident plus fâcheux dans ses conséquences que dans son événement. Depuis longtemps, les protestants, excités par les perfides insinuations des puissances nouvelles qui surgissaient comme de dessous terre autour de la république, se prétendaient maltraités par les autorités locales, quoique dans aucun pays catholique de l'Europe ils ne jouissaient d'une aussi large liberté de culte et de conscience. La Pologne, de temps immémorial, fameuse par son admirable accord de foi et de tolérance, et qui pendant les plus acres débats religieux de l'Allemagne, de la France et de l'Angleterre, se glorifiait de n'avoir jamais répandu le sang de ses citoyens pour des motifs de croyance, dut s'étonner des plaintes des dissidents, à une époque aussi avancée de son histoire. Il ne fut pas difficile de démêler l'influence des princes allemands dans ces vagues réclamations, et cette seule découverte suffit pour exciter l'indignation des Polonais contre une religion qui invoquait l'intervention étrangère et ouvrait le sanctuaire de la patrie à toutes les profanations de ses ennemis. L'intolérance qui n'existait pas et n'avait jamais existé dans les lois, se déclara dans tous les cœurs, non comme haine religieuse, mais 133 5)8 LÀ POI comme colère nationale. Dès 1748, la diète de Grodno refusa d'admettre dans son sein Pio-trowski, nonce de Wielun, parce qu'il était protestant. On confondait volontiers les noms d'Allemand et de Luthérien, et l'odieux du premier retombait sur le second. La licence sacrilège des troupes saxonnes et suédoises, encouragée souvent par l'approbation des réformés des villes de la Prusse royale, excita une aversion, inconnue dans les âges précédents, contre l'hétérodoxie, sans qu'il fût cependant rien changé d'essentiel aux anciens privilèges de ses adeptes. C'est dans cette irritation réciproque des esprits, que le 16 juillet 1724, à Thorn, un écolier catholique ayant insulté des enfants protestants qui refusaient de se découvrir au passage d'une procession, il se donna un combat sanglant entre des étudiants des deux professions. Les protestants ayant eu le dessous, passèrent leur fureur sur le couvent et le collège des jésuites, qu'ils dévastèrent de fond en comble, après avoir maltraité plusieurs Pères et traîné l'image de la Vierge dans les ruisseaux de la ville. La diète, alors assemblée à Warsovie, vit à la fois dans cette émeute une révolte et un sacrilège; elle nomma aussitôt cinquante commissaires pour recevoir les plaintes des jésuites, et ordonna au grand-général de se tenir prêt à soutenir les décisions de ce tribunal sans appel. La sentence fut sanglante et partiale : t Le pré- > sident et le vice-président de la municipalité, » ne s'étant pas opposés au tumulte, comme j> l'obligation de leur charge le demandait, sont > condamnés à avoir la tête tranchée, ainsi que » seize autres bourgeois spéciiiés ci-bas et con-» vaincus d'avoir été les premiers agresseurs au » collège des jésuites. Les nommés Kerwitz et i Schultz, et plusieurs autres, convaincus d'avoir » maltraité et brûlé les sacrées images de Notre-» Dame, auront les poings coupés, puis leurs » corps seront écartelés et brûlés, etc. » Ce décret exécuté avec quelque modification, l'année d'après, souleva les hypocrites réclamations des puissances étrangères et servit d'éternel prétexte à leurs spoliations ultérieures; et comme si toutes les misères fussent réservées à la vieillesse de la république, c'est à l'instant où l'Europe tout entière se reposait de ses guerres religieuses, que la Pologne, préservée jusqu'alors de ce fléau, allait en subir les ravages. Le 8 janvier 1725, mourut le tzar Pierre 1er, laissant son immense empire à sa femme Cathe- OGNE. nne I1''. La diète de 1720 entama cette fameuse question courlandaise, dont s'autorisa depuis la Russie pour étendre insensiblement en Pologne ses armées et son pouvoir. La diète décida qu'à la mort du vieux duc de Kourlande, qui était sans héritiers, son duché serait partagé en palatinats et soumis à l'administration de la République. Ce décret était fondé sur de très-anciens traités, en suite desquels la Kourlande délivrée du joug moskovite parles Polonais, était devenue fief de la république, sous la condition d'en devenir une province intégrante, aussitôt que la maison ducale s'éteindrait. Le duché se trouvait à la veille de l'événement prévu par cette convention et la diète usait d'un droit acquis; mais les Kourlandais, qui sous la domination de leurs princes allemands s'étaient de plus en plus éloignés des mœurs, de la religion et des lois de la République, considérèrent comme une servitude ce que leurs ancêtres avaient considéré comme un bienfait et refusèrent de se soumettre au décret qui les assimilait aux autres provinces polonaises. D'autre part, l'immense autorité du tzar et de son successeur la tzarine s'étant étendue en deçà et au delà de la Dzwina, le prince Menstchikoff avait envahi le duché avec un corps moskovite et en convoitait déjà la couronne pour lui-même. Les Kourlandais, placés entre deux puissances, l'une odieuse, l'autre trop faible pour faire valoir ses droits, se donnèrentau comte Maurice de Saxe, fils naturel du roi de Pologne. Ce jeune prince partit aussitôt pour Mittau et s'y créa une petite armée ; mais, bientôt chassé par les Russes, maîtres véritables du duché, il se réfugia en France, sans renoncer au titre d'héritier présomptif qu'il devait à la libre élection des Kourlandais. Le droit, la conquête et l'élection élevèrent donc à la fois leurs prétentions sur ce petit coin de terre, qui, trop faible pour résister et trop opiniâtre pour céder, devint un nouvel objet de contestation entre deux nations déjà si violemment irritées l'une contre l'autre. Cette affaire de Kourlande, les réclamations des puissances en faveur des protestants et le dépit d'avoir été vaincu par la nation dans ses projets d'absolutisme et d'hérédité, assombrissent les dernières années du règne d'Auguste et en forment toute l'histoire. Ces trois sujets, conséquence logique des immenses torts de ce règne fameux, constituent l'initiation de la république aux fatalités futures de sa destinée, et expliquent la transition/le ïépogue indécise à IV- poque d'engourdissement, qui elle-même se perdra dans l'époque des partages. Deux diètes vont encore soutenir en vain les prétentions de la république sur la Kourlande, toujours envahie par Menstchikoff, combattre l'intervention de l'Angleterre, de la Prusse et de la Russie dans le ménage intérieur du pays, conjurer la corruption calculée de la cour, et protester contre les espérances dynastiques du roi ; puis, comme si toute lutte humaine contre les irrésistibles arrêts de la fatalité fût tout à coup avouée superflue, les dernières représentations vont ensevelir leur résignation et leur défaite dans un mutisme pudique. Trois diètes assemblées à Grodno sont rompues successivement par les nonces de Litvanie, sous prétexte d'irrégularité dans les formes de convocation ; mais dans le but réel de refuser toute sanction publique aux intentions du roi, qui, maître des suffrages du sénat et de la plupart des nonces de la couronne, désire ardemment assurer de son vivant la couronne à son fils. Et, cette jalouse fureur de liberté sacrifiant à ses craintes jusqu'à l'exercice de sa majesté représentative, préférant plonger l'état dans un oubli absolu de lui-même plutôt que de fournir une ombre d'encouragement aux passions monarchiques du prince, laisse sombrer puissance, espoir et avenir dans une nuit éternelle !... C'est au milieu de ce doute sinistre que meurt Auguste, àWarsovie,le 1er février 1753, à la veille même d'ouvrir une diète qui semblait mieux promettre que les précédentes, et léguant pour empire, à son héritier inconnu, une énigme sans clef. Ce prince avait vécu soixante-trois ans, et en avait régné vingt-sept sur la Pologne. LOUIS MlEROSLAWSKl. INTERRÈGNE (1735). Auguste III, fils d'Auguste II, héritait à la fois d'une puissance consolidée en Saxe par un règne plein d'éclat, et de tous les moyens de poursuivre celle que son père avait en vain, de son vivant, tenté de lui assurer en Pologne. Les oppositions étrangères, que la fortune de cet héritier avait eu à rencontrer dans l'envie portée aux dangereuses vertus d'Auguste II, étaient mortes avec ce monarque; car personne ne redoutait, dans le fils, l'ambition effrénée et l'amour des grandes choses qui avaient alternativement brouillé le père avec toutes les cours de l'Europe, avec ses conseillers et ses sujets, ses alliés et ses ennemis, ses protecteurs et ses protégés. Il est dans la nature des legs historiques, traduits dans des efforts personnels, de faire travailler l'inquiétude du génie au triomphe des médiocrités- Auguste II, le plus extraordinaire, sinon le plus grand des princes saxons, venait de quitter une vie chargée d'orages et de vicissitudes, oublié de ses amis, détesté de ses adversaires, haï en Pologne et indifférent à ses sujets héréditaires. Auguste III, le plus nul, sinon le plus vil de sa dynastie, arrivait à un pouvoir tout fait, soutenu et par les amis et par les ennemis de son père ; désiré par ceux qui espéraient le gouverner et par ceux qu'il était appelé à gouverner lui-même, aimé précisément à cause de son impuissance et estimé à la fois en raison du bien et en raison du mal dont on le présumait incapable. D'une part, la crainte, toujours manifestée par Charles VI, devoir la dynastie saxonne prétendre à l'héritage du saint empire, privé de successeur mâle, s'était éteinte avec les protestations négatives d'Auguste 111 ; et, tant pour salarier cette abdication présente que pour assurer une pâture aux probabilités d'une ambition tardive, l'empereur se trouvait intéressé à distraire le nouvel électeur par le sceptre de Pologne. D'une autre part, les funestes aberrations du règne précédent, prétendant tout changer pour tout soumettre, n'étaient parvenues qu'à détruire le passé de la république, sans rien créer pour son avenir; et la Pologne, desenchantée de ses inutiles vertus, attaquée dans les fondements de sa foi nationale, ne croyait plus en elle-même et attendait tout de l'étranger : non avec la résignation qui console, mais avec l'insouciance qui abrutit.Ces deux chances, l'une puisée dans les prétentions mêmes du candidat, l'autre dans l'absence d'une résistance appréciable à ces prétentions, suffisaient pour porter Auguste III au trône de Pologne ; mais la fortune qui ne favorise jamais à demi les nullités, s'était encore amusée à faire concourir les circonstances les plus contradictoires à l'élévation de ce prince. La succession de Kourlande, qui avait donné tant de soucis aux dernières années d'Auguste II, les empiétements des tzars qui avaient flétri et trompé son unique alliance, jusqu'aux ressentiments les moins logiques contre ce monarque, tout devenait instrument de succès entre les mains de son indigne héritier. Les révolutions arrivées à Saint-Pétersbourg, et qui, en renversant les conséquences de la politique de Pierre 1er, semblaient devoir soustraire la Pologne à l'influence de cet empire, se démentaient au profit du nouvel électeur. Pierre 1er avait légué le sceptre de Russie à sa femme Catherine, qui le passa à Pierre II, petit-fils de Pierre Ier, âgé de treize ans, et mort trois ans après son avènement au trône. Sous ce court et faible règne, l'ancienne famille des Dolgo-rouki avait succédé à l'espèce de visirat que Menstchikoff, ancien amant de la tzarine, s'était arrogé sur l'empire, en même temps que de ses prétentions sur la Kourlande. A la mort de Pierre II, les Dolgorouki, voulant rendre quelque dignité au tzarat, déjà tombé dans la dépendance des favoris et des aventuriers, fabriquèrent une sorte de constitution oligarchique. Ils appelèrent au trône de Russie une des nièces de Pierre Ier, veuve d'un duc de jKourlande, oubliée à Mittau, dans les bras d'un parvenu méprisé de la noblesse kourlandaise pour sa basse extraction et de tout le monde pour ses habitudes infâmes et cruelles. La nouvelle tzarine, Anne, et le nouveau favori Biren arrivèrent à Moskou inconnus de ceux-là même qui les conviaient à l'empire. Anne s'empressa de signer tous les engagements que lui imposaient les Dolgorouki et le parti oligarchique; mais le peuple qui haïssait les Dolgorouki, ou plutôt les esclaves qui s'étaient fait un besoin du despotime, obligèrent la tzarine de déchirer ce pacte restrictif et de reprendre en main la verge sanglante des Ivan, des Basile et des Pierre Ier. Anne, abandonnée au milieu de cet effrayant pouvoir à toute la dissolution de ses mœurs, à toutes les faiblesses de son indolence, à toute l'ignorance d'une femme perdue et vieillie dans l'obscurité d'une province étrangère, se déchargea de son despotisme sur Biren. Biren fit honneur à son nom. Les Dolgorouki y passèrent comme les autres. La Bussic qui ne connaissait pas encore son étendue, en fut instruite par le nombre des gibets dont le nouveau visir jalonna toutes ses provinces. Ce monstre, qui avait servi comme domestique le mari de sa maîtresse, se vantait dans sa vieillesse d'avoir fait périr dans des supplices de son invention onze mille gentilshommes russes. Cet échafaud vivant fit, en Russie, avec ses cruautés inintelligentes, ce que, en tout autre pays, le génie le plus vigoureux eût eu de la peine à accomplir. Il continua l'ouvrage de Pierre 1% en contenant et dirigeant, par la terreur, les éléments et les hommes étrangers que le tzar avait attirés dans son empire de tous les coins de l'Europe. Tous ces aventuriers, engagés par une solidarité commune et compromis dans les forfaits du favori, comprirent la nécessité de justifier leur tyrannie par la domination de leur talent sur la nature abrutie de la nation qu'ils gouvernaient. Riren, tzar sans titre en Russie, soupirait après le simple duché de Kourlande ; car il lui tardait de se faire couronner dans la petite ville qui l'avait dégradé, et de laver dans le sang de la noblesse kourlandaise les souillures qu'elle avait jetées au laquais Riren. Les prétentions que la république de Pologne avait élevées sur ce duché et que, malgré son impuissance, elle avait constamment soutenues contre Menstchikoff et les autres favoris russes, étaient [le plus grave obstacle que Riren eût à écarter pour parvenir à ses fins ; mais Auguste III, saisissant avec un lâche empressement l'occasion de s'assurer les faveurs d'Anne et de son ministre, promit de distraire les scrupules de la république et de céder la Kourlande à Biren en échange des soins que celui-ci donnerait à son élection. Ce trafic anticipé des provinces d'un royaume qu'il ne possédait pas encore, tout en fortifiant d'un nouveau complice les prétentions de l'électeur, donnait à la Bussie une mesure exacte du caractère du futur roi de Pologne et lui rendait toute l'influence que ses révolutions lui avaient fait perdre dans le ménage intérieur de la république. Aussitôt ce pacte inouï conclu entre Auguste et Biren, celui-ci réunit sur les frontières de Pologne une armée de soixante mille hommes, aux ordres du général Lascy, avec injonction de soutenir ce qu'il appelait maintenant les droits de l'électeur sur la couronne de son père. Afin de motiver cette violation flagrante du traité de Pruth, à l'observation duquel la Turquie, tombée alors au dernier degré d'avilissement, ne pouvait plus veiller, ou plutôt afin de trouver de suite une formule commode et générale pour toutes les violations prévues et imprévues, la Russie exhuma le traité de 1717, conclu entre Auguste II et les confédérés de Tarnogrod, sous la médiation de Pierre 1er. Ce traité, qui, comme nous l'avons vu, n'était qu'un règlement intérieur contre les abus du roi de Pologne, et que le plénipotentiaire du tzar n'avait jamais pu comprendre, à cause de son esprit exclusivement administratif, se transformait maintenant, dans les absurdes et perfides interprétations de la Russie, en droit d'intervention et de contrôle sur les libertés de LÀ POLOGNE. 401 'a république. Une sanglante ironie se mêlait ainsi déjà aux plus criantes injustices de l'étranger pour punir la Pologne de ses vices constitutifs, de son funeste empressement à invoquer l'arbitrage de ses ennemis, mais surtout des criminels engagements d'Auguste II contre les intérêts à venir de la république. Par une effrayante mais logique déduction de fatalités, la Pologne retrouvait ainsi, après trente ans de désastres, la conclusion de tous les torts auxquels ce monarque avait asservi le développement de son histoire. Démoralisation de l'esprit national par les invasions étrangères, par la domination des courtisans saxons, par la profanation des formes démocratiques du pays, par l'introduction des habitudes corruptrices de la monarchie au milieu'des mœurs sévères et ombrageuses d'une vieille république ; renversement de toute politique raisonnée par de frivoles faveurs envers les plus dangereux ennemis de la nation; immolation des dernières alliances d'un peuple mourant aux appétits brutaux d'une dynastie; destruction de tous les éléments de vie et de force administratives, réduction des armées, ruine du trésor, avilissement des diètes, perfide isolement des intérêts communs afin d'ôter au pays ses armes de résistance contre la cour : toute cette masse de forfaits, semée par l'audacieuse légèreté d'un étranger, venait maintenant réclamer sa part de jouissance et de pouvoir entre l'anarchie et la servitude. Voilà à quoi avaient abouti les essais réformateurs d'un étourdi qui, se trompant de modèle, avait pris les Polonais pour des Russes, et qui, s'obstinant à mouler une nation entière dans la forme de son casque de soldat, avait brisé à la lois forme et nation. Ce qu'il y a de plus fatal dans ces violations historiques, c'est moins ces violations mêmes que les engagements inextricables dans lesquels elles compromettent un pays. Les habitudes dénaturées qu'un peuple contracte dans l'infortune lui donnent des besoins menteurs, que, plus tard, d ne se trouve en mesure ni d'éviter ni de satisfaire. Auguste II avait communiqué à la Pologne toutes les infirmités, toutes les dépendances d'une grande monarchie et d'un état absolu, sans avoir réussi à la munir des ressorts artificiels qui soutiennent ces sortes de machines. La Pologne, une l'ois engrenée dans le pénible équilibre du système européen, était maintenant obligée d'y rouler malgré elle, mais dans une série inférieure qui la jetait à la merci de toutes les secousses, sans lui garantir aucune place de sûreté parmi cette confrérie de spoliateurs. Le peu de vertus antiques, même, qu'elle avait sauvées de tant d'épreuves, lui pesaient maintenant comme un fardeau ridicule, au milieu d'un monde égoïste et impitoyable, né d'hier, sans souvenirs et sans histoire, partant sans mesure comparative pour ces sortes de mérite. Rien pourtant n'annonçait en elle la conscience de sa faiblesse, comme si, pour adoucir sa mort, la Providence eût voulu lui en épargner les approches et étourdir son agonie dans un beau rêve. Elle s'était en effet persuadée, avec la bonne foi d'une conscience nette, que, si son existence avait été, jusqu'à Sobieski, indispensable au salut de l'Europe, elle l'était maintenant à son équilibre, et que les nations qu'elle avait jadis préservées du joug turk et tatar, veillaient maintenant à sa conservation autant par jalousie réciproque que par reconnaissance commune. Ce paradoxe, d'autant plus déplorable qu'il fournissait un prétexte permanent à la lâcheté publique et consacrait l'insouciance en l'érigeant en axiome politique, était resté pour unique évangile à ce nouvel interrègne. Si l'on annonçait d'une part le rassemblement d'une armée russe sur les frontières de la Litvanie, les préjugés de l'équilibre répondaient que la Turquie, garante et plus intéressée que la Pologne même dans le traité de Pruth, en rassemblait deux sur les frontières russes. Si l'on parlait des menaces de l'empereur et de la protection armée qu'il prétendait accorder à l'électeur, le même écho répliquait que la France enverrait armée contre armée et protégé contre protégé. Cette dernière opinion était accréditée par le puissant parti que Stanislas Leszczynski, maintenant beau-père du roi de France, avait dans la république. C'était même l'unique concurrent que l'électeur eût à redouter; car la splendide couronne que trente ans auparavant tous les princes de l'Europe s'étaient crus obligés de briguer, les avait tous effrayés depuis par sa pesanteur. La triste succession d'Auguste II ne pouvait pas d'ailleurs entrer en balance avec le magnifique héritage de Sobieski. Durant l'anarchie qui avait désolé la Pologne, des empires d'une espèce inconnue jusqu'alors s'étaient élevés autour d'elle, et la valeur de son sceptre était dépréciée moins encore en raison de sa déchéance qu'en raison des soucis et des périls attachés à sa possession. Tout candidat à la royauté de Pologne avait deux pactes à signer avant d'entrer en jouissance du pouvoir : l'un avec l'opposition ou plutôt l'inertie nationale, l'autre avec l'une des deux grandes coalitions qui partageaient l'Europe. Or, il y avait alors peu de princes disposés à se compromettre dans de pareils embarras. L'électeur lui-môme, protégé par les deux plus puissantes cours de l'Europe, tenant trente-trois mille Saxons sur les frontières de la république et forcément engagé dans son avenir par les antécédents de sa dynastie, n'envisageait la poursuite de cette couronne que comme une pénible et fatale obligation. Sa paresseuse ambition avait besoin d'être sans cesse irritée par celle de sa femme, fille de l'empereur Joseph Ier, par les encouragements intéressés de Biren, et par les vues particulières de Charles VI, pour ne pas renoncer à un royaume où il n'avait ni affections ni perspective de repos. II n'avait même point tenté de s'y créer un parti, et n'avait encore personne parmi les grands et la petite noblesse qui représentât ses prétentions et ses intérêts. Toutes les sympathies au contraire s'étaient concentrées sur Leszczynski qui, affranchi par la mort de son protecteur de toute dépendance étrangère, pouvait maintenant recueillir le prix de vertus que l'odieuse intervention d'un conquérant avait longtemps rendues suspectes ou dangereuses. Le peu de saine politique que le sentiment national pouvait encore dégager au milieu des étourdissements et des inconséquences de cette époque, s'accordait parfaitement avec ces instincts populaires. Le règne d'un Piast, protégé par la France, trop éloignée pour jamais s'imposer d'une manière ombrageuse à la république, mais assez puissante pour tenir en respect l'empereur et les autres princes allemands; le règne d'un Piast, formé à l'école des plus étranges vicissitudes et initié par naissance aux faiblesses comme aux forces de son pays, concluait précisément tout ce que les prétentions de son rival remettait en question. Il écartait franchement et tout d'abord l'intervention de l'Autriche et de la Russie, et par cela même obligeait la nation à puiser en elle-même les ressources d'une guerre d'extermination contre ces deux puissances. Il ôtait ainsi à la politique son funeste caractère de transaction, et donnait à la Pologne, dans les prévisions de l'avenir, une place positive, incon- testable, périlleuse, mais avouée, mais salutaire en ce qu'elle rattachait à sa défense et à sa dignité tous les problèmes vitaux de la république. II ouvrait à toutes les réformes réclamées par le temps et les hommes une origine noble et claire, en les évoquant du sein d'une résistance populaire et en leur imposant pour motif les conditions de l'existence même. Malheureusement Leszczynski, trop tôt satisfait de la position personnelle que lui avaient donnée ses relations de famille avec le roi de France, n'avait rien prévu pour une pareille circonstance. L'influence française, généralement dépréciée en Pologne par les légèretés de sa cour, n'inspirait ni crainte à ses ennemis ni confiance à ses amis. On se rappelait avec quelle inconstance, avec quelle duplicité même avait été conduite la candidature du prince de Conti, et personne n'osait s'abandonner aux inconséquences d'un appui qui, se faisant un jeu de ses protégés, finissait toujours par renier tous ceux qu'il avait compromis dans ses intérêts transitoires. Le marquis de Monti, ambassadeur de Louis XV à Warsovie, et appelé à jouer dans cet interrègne le rôle qu'avait autrefois rempli l'abbé de Polignac dans l'élection du prince de Conti, n'avait ni les talents ni les ressources de son prédécesseur. Ce drame électif qui, par un étrange concours d'événements, renaissait exactement dans les mêmes conditions et sous les mômes influences que celui qui avait, trente ans auparavant, opposé comme aujourd'hui un prince français à un électeur de Saxe, n'inspirait plus cependant le même intérêt. L'importance de cette lutte nouvelle diminuait dans les proportions de tout ce qui l'environnait; car les éléments qui allaient y prendre part n'avaient plus, comme autrefois, à tirer leur éclat et leur mérite des contrastes et de la complication même de leur travail. Les grands qui allaient soutenir l'élection de Leszczynski se trouvaient en général dans un milieu inférieur à celui qui avait fait de l'interrègne de 1697 l'un des plus singuliers spectacles de l'histoire moderne; mais ce parti n'en comptait pas moins sur des agents remarquables, parce que les longs désastres, qui ternissent la vertu des peuples, n'attaquent pas les individus et produisent toujours une foule d'hommes extraordinaires. Telle était encore la génération élevée dans les orages des confédérations, des intrigues et des guerres du règne précédent. Tout le parti suédois, longtemps attaché à la fortune de Sta- nislas, et de mauvaise grâce soumis à celle d'Auguste, se réveilla maintenant avec d'autant plus de hardiesse que l'évanouissement de son appui étranger ne permettait plus de suspecter le patriotisme de ses intentions. Stanislas Poniatowski, le plus intime des officiers de Charles XII et depuis nommé Régimentaire de la couronne par Auguste II, la famille Czartoryski alliée à ce général, Tarlo, Staroste de Jaslo, et la famille des Potoçki dont l'aîné était primat du royaume, formèrent la tête de ce parti. Le primat se trouvait maintenant dans une situation exactement semblable à celle que le fameux Radzieiowski s'était choisie dans l'interrègne de 1697. A part la différence des temps dans lesquels chacun d'eux vint présider aux interrègnes, ces deux prélats se sont fait une égale réputation de talent et d'habileté. Il y avait eu nécessairement dans la conduite de Radzieiowski infiniment plus de dignité républicaine, mais aussi beaucoup plus de vanité,d'ambition et d'ignorance qu'il ne pouvait y en avoir dans celle d'un magnat déjà rompu au joug de la domination étrangère, témoin de profondes secousses et humilié par des apostasies contradictoires. L'interrègne quiavait été pour Radzieiowski une occasion de profiter des ravages d'une tempête, n'offrait plus dans les circonstances actuelles au primat qu'une vaine et courte lueur d'ostentation. Potoçki, porté d'ailleurs par son caractère réfléchi aux conclusions positives, avait hâte de terminer celui-ci, pour donner la couronne à Leszczynski. 11 s'empressa de déterminer nettement le programme de son parti. Après avoir publié l'interrègne dans les formes usitées et convoqué la diète préparatoire pour le 27 avril, « déclara dans ses universaux à tous les palatinats et districts que le bien de la patrie exigeait que leurs votes se portassent sur un citoyen polonais, catholique, né dans le pays, et ne possédant pas de domaines hors de la république. C'était désigner clairement Leszczynski aux suffrages des électeurs, et cette prérogative inu-Sltee d'initiative que semblait s'arroger le primat, souleva aussitôt les réclamations des ambassadeurs étrangers. Le comte de Lovenwolde, envoyé de Russie, et le comte de Vilczek, envoyé de l'Empire, déclarèrent insolemment que leurs maîtres ne souffriraient point Stanislas sur le trône de Pologne. Le Russe s'autorisait, dans son opposition, du prétendu droit d'intervention acquis à la Russie par le traité de 1717, et l'Au- trichien, des engagements contractés entre l'empereur et le dernier roi de Pologne. Ni l'une ni l'autre de ces puissances n'avait encore prononcé le nom d'Auguste III ; mais la nature même des raisons qu'elles faisaient prévaloir dans leurs absurdes et tyranniques réclamations, trahissait suffisamment leur pensée à cet égard. f C'est-à-dire, répondit le primat aux ambassadeurs, que les puissances auxquelles vous appartenez nous donnent d'une main ce qu'elles nous reprennent de l'autre. Elles nous laissent toute la liberté, que nous avons naturellement, d'élire notre roi, et cependant elles exigent que nous renoncions à celui qu'elles trouvent bon d'excepter. Où seront donc nos franchises, si les puissances étrangères se chargent de les interpréter? La nation polonaise ne s'est jamais mêlée des affaires des autres. L'a-t-on jamais vue intervenir dans l'élection du roi des Romains et dans la succession au trône de Russie ? Tout en estimant donc à sa juste valeur l'alliance qui nous unit à vos souverains, nous ne pouvons leur accorder le droit de participer à nos élections, et ne croyons devoir consulter dans cette circonstance que notre volonté et nos prérogatives. » Les deux ambassadeurs ayant à l'instant même donné avis à leur cour de la résistance qui se préparait à Warsovie contre leurs prétentions, les deux armées rassemblées par la Russie et l'Autriche, l'une sur les frontières de la Litvanie, l'autre sur celles de la Grande-Pologne, reçurent l'ordre de s'ébranler. La Pologne était par elle-même dans l'impossibilité de faire tête à une pareille invasion. Son armée, réduite à la fois par Auguste II qui avait craint de laisser ce terrible instrument entre les mains des confédérations, et par les mécontents qui à leur tour avaient craint qu'il ne passât dans les mains d'Auguste, ne comptait pas plus de dix mille hommes dans ses rangs. Le corps de la noblesse, qui avait fait autrefois la véritable force militaire du pays, avait été comme écrasé dans ces longs et sanglants débats. Il avait d'ailleurs perdu toutes ses vertus publiques avec sa vigueur militaire et n'était pas plus capable de manifester sa volonté que de la défendre. Les dernières espérances de la république reposaient donc sur la France, et les forfanteries du marquis de Monti ne faisaient que nourrir cette funeste confiance dans un soutien impuissant et trompeur. Le primat; aveuglé par l'assu> 104 LA I rance de cet ambassadeur, démentait tous les bruits d'alarme répandus par l'approche des armées coalisées et s'occupait avec une inconcevable sécurité de la prochaine élection. La diète de convocation, assemblée le 27 avril 1733, s'engagea par serment, et à l'unanimité, de ne porter ses suffrages que sur un citoyen polonais. Le ministre de Saxe, qui s'était éclipsé jusqu'alors sous les avances des ambassadeurs d'Autriche et de Russie, fit répandre un libelle injurieux, contre le primat qu'il savait être le moteur principal de l'exclusion prononcée contre son maître. Cette guerre préparatoire prenait chaque jour un caractère plus sinistre. Louis XV, offensé à son tour de l'exclusion prononcée par les puissances coalisées contre son beau-père, fit déclarer à toutes les cours de l'Europe qu'il saurait soutenir les droits de Stanislas et la libre élection du peuple polonais; mais les préparatifs qu'il faisait pour donner de l'autorité à ce langage ne répondaient ni à la prépondérance politique de la France, ni à l'imminence des dangers qui menaçaient la Pologne et la candidature de Leszczynski. Tandis que les armées russe et autrichienne resserraient de plus en plus les frontières de la république, le cabinet de Versailles négociait une coalition avec l'Espagne et la Sardaigne contre la maison d'Autriche, et Leszczynski partait secrètement pour Warsovie, déguisé en marchand et accompagné seulement du chevalier d'Andelot. En même temps un gentilhomme qui lui ressemblait parfaitement s'embarquait avec fracas, sous son nom, au petit port de Lanvoux, et donnait le change aux navires russes qui croisaient à l'entrée de la Baltique avec l'intention de surprendre et d'enlever Stanislas dans sa traversée. Cependant la diète élective s'était assemblée le 25 août, sous la double impression des menaces toujours croissantes d'une invasion russo-autrichienne et des engagements pris par la diète de convocation en faveur de Leszczynski. La timide insouciance d'Auguste III l'ayant empêché de trouvrer des meneurs adroits parmi les maguats influents, le danger brutal auquel la violence des coalisés exposait la république ne pouvait à lui seul changer la résolution d'une foule généreuse qui ne pliait jamais devant les injustices flagrantes. Jamais volonté plus unanime et plus solennelle n'avait animé l'assemblée nationale. Les ambitieux même qui, comme les princes Lubomirski et Wiszniowieçki, rêvaient la couronne pour eux- mêmes, s'étaient avec ardeur associés au programme de la diète de convocation, dans l'espoir puéril que l'obligation générale d'élire un citoyen polonais pouvait aussi bien s'adresser à leurs prétentions qu'à celles de Leszczynski. Lorsque cependant les premières démarches de l'assemblée, constamment dirigées par le primat, eurent révélé les sympathies exclusives de la noblesse en faveur de Stanislas, ces hommes vains, déçus dans leur présomption,jetèrentle masque dont ils l'avaient couverte et déclarèrent qu invasion pour invasion, ils préféraient celle des Russes à celle des Français. On vit alors ces soixante mille gentilhommes souverains, paisiblement réunis depuis trois jours dans les plaines de Wola, reprendre la physionomie sombre, inquiète et mutine qui avait caractérisé tous les interrègnes précédents. La nouvelle de l'entrée des Russes en Litvanie, tombant comme un éclair sinistre au milieu de leurs bannières, les empourpra de sang et de fureur, et, comme il arrive lorsque l'indolence humaine se trouve surprise par la rapidité des événements, tous les cœurs passèrent de la sécurité la plus aveugle à la défiance la plus absolue. Le prince Wiszniowieçki, vieillard têtu et ambitieux, et que sa charge de grand général de Litvanie rendait plus particulièrement responsable des insultes faites aux frontières de l'Est, devint l'objet de tous les soupçons et de toutes les haines; car dans son ignorance des trafics engagés entre Auguste III et les cours étrangères, la noblesse rapportait tout aux proportions de ses habitudes intérieures et aux torts personnels de ses magistrats. Personne d'ailleurs n'avait ignoré les relations criminelles de Wiszniowieçki avec la Russie; mais il avait fallu une extrémité aussi imminente et l'accomplissement presque irréparable du forfait, pour réveiller à cet égard la vigilance publique. Wiszniowieçki» interpellé de toute part, insulté dans sa tente, et menacé de mort, rompit son bâton de général» plia ses bannières et se tetira à Praga, entouré de ses gardes. Il fut bientôt suivi du prince Lubomirski, de l'évêque de Posen, de huit palatins et de cinq castellans, pour la plupart Lit' vaniens. Cette désertion, tout en tranchant les partis et les rendant irraprochables, apportait à la majorité triomphante les avantages de l'évidence et élaguait de son sein toute opposition malveillante. Un manifeste foudroyant lancé contre la faction encore très-faible de Wiszniuwieçki lui était le caractère d'une protestation légale, en la proclamant ennemie de la patrie et déchue de ses droits de souverain, L'élection n'ayant pas encore été discutée, elle n'avait pas pu user de la prérogative du veto contre une proposition qui n'avait pas eu lieu, et sa retraite du champ électoral avant tout acte formel, avant la nomination môme du maréchal de la diète, devait être en effet considérée comme une abdication volontaire de pouvoir. L'assemblée, délivrée ainsi de toute résistance, procéda, le 2 septembre, à la nomination de son maréchal, dans la personne de Radzewski, sous-caméraire (podkomorzy) de Posen, Deux jours plus tard il fut donné lecture publique des invitations du roi de France à élire Stanislas, et le 10 septembre le camp électoral apprit, avec un enthousiasme mêlé de la plus grande surprise, que l'ancien roi de Pologne se trouvait déjà à Warsovie. Le primat monta aussitôt à cheval et parconrut les palatinats pour recueillir leurs suffrages. Un cri immense et unanime retentit longtemps dans la plaine en faveur de Stanislas, pendant que cet homme juste et bon, mais joué depuis trente ans par les plus étranges déceptions et en vain parvenu à la plus haute expérience des choses terrestres, entendait la messe dans l'église de Sainte-Croix, les yeux pleins de larmes et l'âme suspendue entre le doute le l'espérance. Le primat, instruit par l'exemple de la dièie de 1697, aurait dù profiler de l'unanime emportement des palatinats pour proclamer le jour même le nouveau roi de Pologne; mais cette haute tactique élective dont l'application ne se renouvelait que de génération en génération, se trouvait d'ailleurs toujours distraite par des circonstances particulières, indépendantes des vérités perpétuelles. L'habileté des primats, ministres ordinaires de ces grands exercices de sôu veraineté nationale, était sans cesse obligée de se mouler sur des événements exceptionnels, parce que la théorie de ces exercices, soumise elle-même à tous les caprices des partis et des temps, ne pouvait jamais se répéter dans les niêmes conditions. Il en résultait que chaque élection devenait une épreuve isolée, sans liaison avec le passé et sans fruit pour l'avenir. Les amis sincères de leur pays crurent main tenant que la proclamation précipitée du nouveau roi aliénerait sans retour un parti qu'il était en tome m. core possible de ramener. On présumait que le dépit de Wiszniowieçki, privé encore de tendance bien déterminée, céderait facilementà la réflexion et n'attendait peut-être qu'une avance fraternelle pour s'immoler avec honneur aux intérêts d'une ncontestable majorité.Avant donc de procédera la consécration des suffrages, on délégua aux op-aosants l'évêque deChelm, le castellan de Ploçk et trois représentants de l'ordre équestre avec des paroles de paix et de conciliation. La journée du 11 septembre se passa dans la plus grande itation. Les principaux adversaires de Wiszniowieçki et de Lubomirski, furieux de cet acte de condescendance envers une faction déjà déclarée par manifeste ennemie de la patrie, coururent à travers les palatinats en excitant leurs susceptibilités populaires et en réveillant leur indignation contre des hommes qui, à leur avis, avaient invoqué l'intervention moscovite dans des vues d'ambition personnelle. Les lenteurs de la négociation entamée entre le primat et les opposants aigrit encore ces dispositions hostiles, dans une multitude habituée à traiter ses affaires par acclamation et en pleine assemblée et portée par impatience collective à suspecter tout ce que les menées individuelles semblaient vouloir soustraire à son contrôle souverain. La délégation trouva Wiszniowieçki et son parti à Praga, de l'autre côté de la Vistule, assez enclin à rentrer dans le sein de l'assemblée nationale. La négociation se poursuivait dans ces conditions de rapprochement mutuel, lorsque les ambassadeurs de Russie, de Saxe et d'Autriche, qui, malgré les invitations réitérées du primat, et au mépris de tous les antécédents historiques, étaient restés à Warsovie pendant l'élection, avertirent perfidement les opposants des heines soulevées contre eux au camp de Wola. C'est ici le lieu de remarquer combien cette lâche et facile politique, qui abusait de tous les caractères pour perpétuer une discorde dont elle seule pouvait profiter, devait influer sur les destinées de la république. Les violences de la majorité, exagérées et travesties par l'inique interprétation des ambassadeurs dont Wiszniowieçki se croyait protégé, jetèrent une distance irréconciliable entre les deux partis. Les instances d'une seconde délégation se perdaient en vains efforts, pendant que le camp de Wola, attaqué dans sa fierté par des délais et une résistance dont il ignorait les ressorts, s'irritait de plus en plus contre les opposants. La journée du 12 était vers son déclin, et les délégués n'étaient pas encore de retour. Des cris de lassitude et de colère retentissaient depuis vingt-quatre heures dans toutes les parties du camp, et déjà la plaine de Wola, couverte à perte de vue de tentes et d'escadrons, jetait ses terribles et incessantes rumeurs par-dessus la ville et la Vistule, pour porter un défi de mort à la l'action rebelle. Les chefs de parti, saisissant avec toute l'intelligence de la passion cet instant suprême, entourent le primat et lui crient de proclamer Stanislas sur la foi d'un suffrage aussi unanime et aussi évident. Les inclinations de l'archevêque, d'accord avec cette manifestation populaire, lui sacrifient la perspective d'un accommodement de plus en plus douteux et donnent à la voix des palatinats lu sanction de leur majesté. Stanislas est proclamé roi de Pologne à quatre heures du soir, entre soixante mille vivats et le solennel tonnerre des canons. Wiszniowieçki fléchissait de nouveau, dit-on, et allait s'associer à l'unanimité du camp électoral, lorsque le bruit de l'artillerie, qui, en proclamant Stanislas, lançait un irrévocable ana-thème aux opposants, vint troubler l'orgueil du vieillard et lui faire de la rébellion une nécessité. Leszczynski, initié à tous les secrets du caractère polonais, résolut de tenter de nouveaux essais d'accommodement avec le régimentaire de Litvanie, auquel la nature même de sa résistance allait indubitablement rallier tous les mécontents personnels et politiques que chaque élection portait dans ses flancs. Mais le primat, son frère, Tarlo, Poniatowski, les Czartoryski et tous ceux qui avaient déjà attaché leur honneur, leur fortune et leur pouvoir au nouveau roi, ne voyaient plus de transaction possible après un pareil éclat. Ils décidèrent que Wiszniowieçki serait poursuivi comme traître à la patrie, et Poniatowski reçut l'ordre de traverser la Vistule avec les troupes de la couronne, pour soumettre ce qu'ils appelaient alors les rebelles. Cette malheureuse armée, réduite à huit mille hommes par la séparation des troupes de Litvanie nécessairement asservies aux vues de leur général, entrait dès cet instant en campagne contre les puissances, qui, saisissant avec avidité l'occasion de légitimer leurs forfaits, avaient déjà pris Wiszniowieçki et sa faction sous leur sauvegarde. Wiszniowieçki, entouré d'une foule de mécon- résistance sérieuse à l'armée de la couronne, détruisit le pont de Praga et se retira dans les forêts de l'est. Le malheureux se rapprochait ainsi, par une sorte de conséquence moins volontaire que fatale, de l'armée russe, qui, au nombre de vingt mille hommes, s'avançait à marche forcée dans la Podlachie. Poniatowski ayant réparé le pont sur la Vistule, atteignit les mécontents le 16, comme ils levaient leur camp pour continuer leur mouvement vers le Liwieç.Le combat futlong et acharné. Wiszniowieçki, qui était ^parvenu à rallier en marche sa petite armée de Litvanie, ne se laissa pas entamer par les troupes de la couronne, mais tents, mais encore incapable de présenter une [ de Wiszniowieçki; en donnant à Pociey la charge craignant de se voir débordé dans la nuit et coupé de l'armée russe arrivée déjà sur le Liwieç, il commanda la retraite et rejoignit le lendemain le maréchal Lascy sous Wengrow, à douze milles seulement de Warsovie. Les bruits d'invasion étrangère, contestés jusqu'alors avec une incroyable présomption, et plutôt employés comme un argument de faction que comme une terreur sérieuse, tombèrent en travers du sacre de Stanislas avec toutes les menaces de l'événement qui les avait en quelque sorte devancés. Toute cette noblesse, que l'exercice de ses droits avait tenue assemblée sous Warsovie, fatiguée par un mois entier de délibération et de tourmente en plein air, s'était dispersée le lendemain de l'élection et s'en était retournée dans les provinces avec la quiétude imprévoyante que lui donnait la conscience fanatique de sa souveraineté. Elle ne s'imaginait pas qu'il y eût au monde une puissance capable de révoquer ses décrets, car elle supposait encore chez les étrangers la pudeur légale et la bonne foi qu'elle puisait elle-même dans son orgueil civique. Stanislas, abandonné dans le château de Warsovie avec quelques centaines de magnats et huit mille soldats indisciplinés, comprit que sa couronne n'était pas à l'épreuve d'un combat. L'ambassadeur de France soutint pendant quelque temps ses espérances par l'appât des secours que la France s'était engagée à lui fournir; mais la Piussie, plus rapide dans ses mouvements que ne l'était la France dans ses promesses, avait déjà porté son avant-garde à Minsk et menaçait Praga. Stanislas n'eut que le temps de récompenser les services de Potoçki en reprenant le bâton de général à Poniatowski pour le donner au frère de ce prélat, et celui de punir la félonie de régimentaire de Litvanie. Ces soins de vaine suzeraineté accomplis, le nouveau roi de Pologne, rompu aux plus cruels caprices de la fortune, quitta aussi tranquillement sa capitale qu'il l'avait fait vingt-six ans auparavant en fuyant devant Auguste II, et il partit pour Dantzig, où l'on attendait chaque jour l'apparition d'une flotte et d'une armée françaises. Le roi Stanislas, accompagné seulement du marquis de Monti et de Poniatowski, sortit de Warsovie le 22 septembre et arriva le 2 octobre à Dantzig. Il laissait au nouveau grand-général et à sa petite armée le soin de défendre la ville et de retarder la marche des Russes jusqu'à l'expiration du terme légal de la diète d'élection. Telle était l'étrange confiance des Polonais dans la majesté de leurs institutions, que tout leur semblait sauvé pourvu que l'ennemi ne violât pas le sanctuaire de la souveraineté nationale dans les six semaines exigées par les règlements constitutifs pour la validité de leurs assemblées! Cependant Wiszniowieçki, sous les bannières duquel s'était ramassé un mélange bizarre d'ambitieux, d'indécis, de mécontents et de salariés, était tombé sous la dépendance absolue de la Russie. Peu d'entre eux avaient des intentions précises et un plan logique de conduite. Ils s'étaient, pour la plupart, trouvés emportés dans cet obscur tourbillon par l'inquiétude ou l'inconséquence de leur caractère, sans songer à l'avenir, sans affection pour Auguste III, et sans sympathie pour l'étranger dont ils avaient plutôt souffert qu'appelé l'intervention. Obligés maintenant d'accepter le maître que leur imposaient la Russie et l'Autriche, ils ne pouvaient le faire qu'avec l'insouciante et froide résignation d'un parti trompé dans ses prévisions et soumis aux inexorables nécessités d'un marché onéreux. Le terme prescrit pour la durée légale de la diète d'élection allait expirer, et la vénération de tous les partis envers ces sortes de formalités engageait autant les amis d'Auguste III que ceux de Leszczynski. L'ennemi lui-même se sentait saisi d'un secret et inexplicable respect pour ces vieilles lois, qui, bravant l'instille des temps et des hommes, attendaient muettes et superbes, sur cinq siècles de tradition, que la violence vînt les arracher de leur sanctuaire pour les enterrer vivantes avec leur pourpre et leur orgueil. Lascy avait fait de vains efforts pour traverser la Vistule et s'emparer à temps de cette fameuse plaine de Wola à laquelle semblaient attachées les franchises et les destinées de la république. La petite armée de Potoçki avait deux fois traversé la Vistule, détruit l'avant-garde ennemie, et fait reculer trente mille hommes à cinq lieues de Praga. Lascy tenta un troisième et dernier effort deux jours avant le terme fatal auquel pendaient deux couronnes, l'honneur et l'espoir des deux partis; mais les Polonais, quoique réduits à six mille hommes, et privés même des illusions que donne la possibilité du succès, refoulèrent une fois encore l'ennemi sur les forêts de l'est, et ne quittèrent le champ de bataille qu'après quarante-huit heures de combat. La dernière heure des six semaines prescrites pour la durée des diètes sonnait, dit-on, lorsque les débris de cette héroïque phalange traversèrent le pont de Praga pour rentrer dans Warsovie. La veille de ce jour mémorable, la faction de Wiszniowieçki, pressée par les outrages de Lascy, s'était assemblée à contre-cœur au milieu des bois, dans un village célèbre par l'élection de Henri de Valois. On vit amener au milieu de cette diète, entourée de baïonnettes étrangères, des gentilshommes enchaînés, que les généraux russes présentèrent comme délégués par les palatinats pour donner leurs suffrages à Auguste III. Un Poninski, dont le nom fatal renaîtra dans plusieurs époques honteuses et sacrilèges de l'avenir, fut nommé maréchal de ce congrès de prisonniers, qui, n'ayant pas lui-même assez de place pour planter ses bannières, recevait l'ordre de donner un des plus vastes royaumes de l'Europe à un prince inconnu. AUGUSTE HT. (1753-1765.) Le jour même de l'expiration du terme assigné à la durée de la diète (Goctobre 1753), Auguste 111 fut proclamé roi de Pologne, au bruit lointain et railleur de la canonnade qui repoussait l'armée de la couronne sur Warsovie. L'unanimité de la servitude protestant contre soi-même, chargea un prélat incompétent de traduire l'illégalité par le sacrilège. L'évoque de Posen, Stanislas Hozius, s'empara de celle triste mission, et prononça l'acte de proclamation au milieu d'un morne silence. Potoçki, satisfait d'avoir rempli son devoir, vit avec indifférence s'approcher l'armée ennemie, et ne lui résista plus que par pur honneur militaire. Les Russes, embarrassés de ces vains succès, hésitaient à s'emparer de Warsovie et cherchaient à expliquer leurs violences, avec la gauche et misérable astuce de sauvages qui s'étonnent de ne pas trouver dans leur brutale conquête de quoi satisfaire à la fois leur avidité et leur conscience. Lascy, craignant d'avoir outrepassé les instructions de sa cour, désirait la retraite volontaire de Potoçki, sans avoir à l'y contraindre par un nouveau combat. Après beaucoup de manœuvres et de contre-manœuvres masquées par autant de manifestes et de protestations amicales, plusieurs détachements russes traversèrent la Vistule au sud de Warsovie, et se répandirent dans les palatinats de l'ouest, en ravageant les campagnes. Potoçki, menacé d'un enveloppement général dans une grande ville sans défenses, se retira à Piaseczna, et Lascy entra le 12 septembre dans la capitale de Pologne, suivi de ses honteux protégés et de l'ombre d'Auguste III. Cependant la noblesse, à peine dispersée dans les silencieuses et lointaines provinces de la république, regrettait déjà d'avoir sitôt abandonné Warsovie. L'élection d'Auguste et l'entrée des Russes à Warsovie, qu'elle avait longtemps jugées contraires à toutes les conjectures admissibles, ranima en elle l'ancien esprit des confédérations; mais la tradition de ces grands rassemblements, dans lesquels, à tonte heure et en tout lieu, ses ancêtres avaient eu coutume de traduire leur volonté souveraine, ne vivait plus que dans la pensée des vieillards et était déjà dépréciée dans les mœurs de la génération nouvelle. La confédération deTarnogrodavaitservidedernière expérience à ces sortes de révoltes légales. Depuis 1717, la noblesse des provinces, humiliée et ruinée par des habitudes de luxe étrangères à sa nature guerrière, avait perdu ses instincts militaires avec son indépendance. Les grands, auxquels elle s'était jadis ralliée avec confiance, parce que le sévère éclat de leur existence les plaçait au-dessus des influences de la cour, s'étaient éclipsés dans les plis du dernier règne, et tout ce que les partisans de Leszczynski essayaient en sa faveur se ressentait déjà de l'esprit mesquin et étroit d'une monarchie corrompue. Les seigneurs attachés à la fortune de Stanislas formulèrent un acte de confédération pour sa défense, et le signèrent plus tard à Dzikow, sous le bâton de Tarlo, staroste de laslo. Quelques milliers de gentilshommes montèrent à cheval, mais cet engagement tenta en vain de franchir ses dépendances immédiates, parce que la royauté, en cessant d'être une magistrature civique, avait cessé d'être une chose populaire. Leszczynski était aimé sans que sa dignité le fût, et les soixante mille gentilshommes qui s'étaient encore crusen droit de le porter au trône, ne se croyaient plus en devoir de l'y soutenir. La faction opposée répondit aussitôt à cette impuissance par une parodie. Poninski, maréchal de la diète élective de Kamien, transforma cette diète en confédération; mais cette triste imitation des fameuses scissions des règnes anciens trouva moins de retentissement encore, et pendant que les hontes du présent cherchaient en vain une consécration dans des formes perdues, Lascy, revenu de sa surprise, se disposait à marcher sur Dantzig, et l'électeur quittait Dresde pour occuper le trône que la Russie et l'Autriche venaient de lui conquérir. Le 1er novembre, les délégués saxons vinrent signer à Warsovie, au nom de leur maître, les Pacta conventa. Auguste III s'engageait avec d'autant plus de libéralité envers la république, que la protection étrangère lui assurait la faculté de ne remplir aucune de ses promesses. Il s'obligea donc, par ses plénipotentiaires, sans contestation ni examen, à exclure les étrangers des emplois nationaux, à obtenir le cardinalat pour les primats du royaume, à verser 5,000,000 de florins de ses propres deniers dans le trésor, et à alimenter ce capital par un intérêt annuel de 100,000 florins, assigné spécialement aux relations extérieures; à réparer les arsenaux, à fonder une école militaire, à relever les fortifications de Kamienieç, à ouvrir l'Hôtel des Monnaies fermé en 1685, et à rétablir l'exploitation des mines précieuses d'OIkusz. Les quinze sénateurs et les six cents gentilshommes que la Russie avait employés à l'élection d'Auguste, et qui maintenant formatant toute la confédération imaginée pour le soutenir, reçurent les serments des délégués saxons dans l'église de Saint-Jean et envoyèrent aussitôt l'évoque de Krakovie, Lipski, à la rencontre du nouveau roi. Le 6 janvier 1731, Auguste confirma, par serment personnel, les engagements de ses plénipotentiaires, sur la frontière de la république, et le 7 il fit son entrée à Krakovie, où il fut sacré et couronné avec sa femme, par l'évêque que la faction russe lui avait délégué. La diète du couronnement, indispensable pour légaliser l'é- lection et le sacre du roi, fut remise à des temps meilleurs. Cette nécessité prouvait à elle seule toute la faiblesse et toute l'impopularité du parti qui s'était imposé la déplorable obligation de l'élever au trône. Le jour môme où Auguste entrait à Krakovie, Lascy s'emparait de Thorn. En attendant les secours de la France, qui, engagée dans une guerre sérieuse contre Charles VI, ne donnait qu'une attention distraite au salut de son protégé, Leszczynski avait, à l'aide d'un faible, mais fidèle corps de Polonais, mis Danlzig en état de défense, et jeté quelques milliers de partisans sur les flancs de l'ennemi. Les manifestes du parti national avaient attiré un assez grand nombre de gentilshommes sous les drapeaux du palatin de Kiiow, chargé par Stanislas de disputer l'entrée de la Grande-Pologne aux troupes saxonnes. Le nouveau régimentaire de Litvanie, Pociey, cherchait également, mais avec moins de succès, à se recruter une seconde armée dans ces provinces reculées qui, par leur étendue et leur situation en arrière de l'invasion Moskovite, inquiétaient considérablement ses communications et asser-vissaientà leurs caprices tous les mouvements de 1 ennemi sur la Vistule. Lascy, autant tourmenté par la crainte de ces soulèvements lointains et imprévus qui dérangent tous les calculs de la guerre, que par celle de compromettre les intentions toujours duplexes de sa cour, avait hésité pendant trois mois à quitter Warsovie ; mais, lorsque d'une part l'entrée d'un nouveau corps moskovite en Litvanie aux ordres du maréchal Munich, et de l'autre celle de l'armée saxonne dans la Grande-Pologne, eurent à la fois assuré ses communications et dégagé ses flancs, il n'eut plus qu'à descendre rapidement la Vistule jusqu'à son embouchure pour serrer et réduire la place où s'était réfugié Stanislas. Cette seconde et double invasion avait précédé l'arrivée d'Auguste à Krakovie. Le palatin de Kiiow, accablé par l'armée saxonne, lui avait livré tous les palatinats de l'ouest, et Pociéy n'avait Pu rallier aucune résistance sérieuse devant Mu-n»eh. Plus de cinquante mille hommes, des meilleures troupes de l'Europe, et commandés par des généraux renommés, occupaient déjà toul le n°rd de la Pologne et cernaient Stanislas dans une ville de commerce et sans garnison suffisante. ^ est avec peme que Poniatowski et Czartoryski, soutenus par le dévouement du corps municipal, y avaient assemblé trois mille Polonais, deux mille Dantziquois et mille Suédois armés à la hâte. Le 20 février, les Busses occupèrent les hauteurs de Langfohr et sommèrent la ville de reconnaître l'autorité d'Auguste; sur le refus, prévu, de la place, les assiégeants avancèrent jusqu'à Saint-Albrecht et coupèrent les eaux de la Ra-daun qui mettaient en mouvement les moulins de la ville, puis celles du Tempelbourg qui alimentaient ses fontaines. Les Russes, renommés aujourd'hui encore pour leur ignorance dans l'art de l'attaque des places, en restèrent là, en attendant l'arrivée de Munich, leur meilleur homme de guerre. Le marquis de Monti, tirant un habile parti de cette halte, persuada aux habitants que le siège se réduirait à une vaine démonstration, la Russie hésitant évidemment à s'engager dans une guerre décisive; et, pendant que d'une autre part cet ambassadeur renouvelait ses éternelles promesses de secours, au nom du roi de France, les confédérés, répandus dans les palatinats prussiens, inquiétaient de plus en plus les lignes assiégeantes. Le corps de Munich iparut enlin dans les premiers jours de mars sur la basse Vistule, et le 10, ce général prit en personne le commandement du siège. Une nouvelle sommation, accompagnée des plus outrageants blasphèmes et repoussée avec indignation, fut suivie d'une violente canonnade, dirigée des hauteurs de Zanken-Schantz, sur le Hakelsberg. Ce feu d'artillerie de campagne n'ayant produit aucun effet, Munich ordonna l'enlèvement du village d'Ohra, qui par sa proximité pouvait donner aux assiégeants une issue immédiate sur les ouvrages extérieurs; mais cette attaque, tentée avec cinq mille hommes, fut repoussée avec des pertes énormes par huit cents Polonais et Dantziquois. Une autre colonne, portée simultanément sur l'ancien fort de Haupt, situé à l'autre extrémité du rayon stratégique de la ville, fut plus heureuse, et, en s'em-parant de ce poste important et mal gardé, elle coupa les uniques communications de la place avec la terre. Cette facile conquête n'assurait encore aux assiégeants qu'un avantage conditionnel, car tant que l'artillerie de siège,ou plutôt les instruments d'incendie que Munich attendait de Dresde, n'étaient pas arrivés, la ville vaste, bien approvisionnée et ouverte aux secours espérés par mer, n'avait à redouter aucune tentative décisive de la part des assiégeants. Les confédérés, profitant de ces langueurs, s'étaient réunis au nombre de six mille chevaux sur les revers de l'ennemi, sous les ordres de Tarlo, et cherchaient ou à pénétrer dans la ville, ou à tourner les lignes assiégeantes pour proléger le débarquement des Français, attendus tous les jours aux embouchures de la Vistule. En atteignant la gauche des lignes russes, ils rencontrèrent une division aux ordres du général Sagreskoï, qui leur opposa peu de résistance; mais le général Lascy étant accouru à son secours avec de puissants renforts, les confédérés, après avoir essuyé des pertes sanglantes, furent obligés de se retirer vers la Poméranie. Munich, ayant enfin reçu son convoi destructeur, fit éclater, le 50 avril, un feu terrible de bombes et de boulets sur la ville. Les premiers effets de ce déluge ardent jetèrent une profonde épouvante parmi les habitants; mais la grande étendue des faubourgs qui se prolongent vers la mer ne permettant pas au bombardement de les sillonner dans leur largeur, tout ce qui n'était pas armé trouva un abri de ce côté, et les assiégés reconnurent bientôt que cette vieille et barbare méthode de siège faisait moins de mal que de fracas. Munich, ignorant l'art des tranchées, et surpris de voir les remparts de la ville et sa garnison debouts et intacts au milieu de cet immense incendie, commença à douter du succès. 11 apprit en même temps que l'armée saxonne, aux ordres du prince Adolphe de Weissenfels, arrivait à son secours. La crainte d'avoir à partager sa gloire avec ces étrangers le décida alors à tenter un effort désespéré, et il commanda pour le 9 mai un assaut général. Le feu des mortiers redoubla pendant cette journée. Vers neuf heures du soir, une masse de dix mille hommes, soutenue par une réserve de huit mille autres, descendit silencieusement et en deux colonnes des hauteurs de Zanken-Schantz et se porta rapidement sur le Hakelsberg. Le général Steinflicht, qui commandait ce point culminant dont la prise eût laissé plonger les assiégeants dans toute la place, y concentra, avec une habileté et une précision remarquables, toutes les résistances latérales, et renversa les deux têtes d'attaque par un feu croisé de mousqueterie et de canon. Munich, qui ne comptait jamais ses pertes, fit avancer pêle-mêle la première et la deuxième ligne et arriva jusqu'à portée de pistolet des remparts ; mais toute cette foule, écrasée d'une part par son propre poids et de l'autre par un déluge de balles, de grenades et de bou- lets, recula une seconde fois en entraînant dans sa déroute Munich lui-même et ses plus intrépides officiers. Une troisième attaque, portée sur les flancs de la montagne, fut arrêtée à demi-chemin ; et une quatrième et dernière essayée au point du jour, sous la protection de toute l'artillerie assiégeante descendue dans la plaine pour prendre à revers le Hakelsberg, vint mourir dans les fossés mêmes du fort. L'aube du 10 mai éclaira un deuil géant au pied de l'impassible montagne. Huit mille Russes, couchés en rangs épais depuis Kessel jusqu'au Zankcn-Berg, traçaient l'esquisse des tranchées qui auraient dû les couvrir, et que l'ignorance des généraux avait préféré remplacer par un cimetière. L'artillerie russe avait épuisé ses munitions dans une rage stérile. La moitié des officiers avaient péri. Tout était bouleversé et jeté dans un abattement mortel. Munich s'enferma pendant trois jours, faisant fusiller quiconque venait troubler son sombre désespoir. Une sortie vigoureuse, le lendemain même de cette catastrophe, aurait probablement achevé les assiégeants, mais le commandant de la place, Fittinghoff, brave jusqu'à ta témérité derrière ses remparts, n'entendait rien à la guerre de circonstance, et Stanislas, gêné et plein de scrupules dans cette ville moitié étrangère, au milieu d'une garnison de volontaires, n'osait rien compromettre hors d'une résistance passive. On attendait d'ailleurs à chaque instant l'escadre française et on rattachait à son apparition toutes les chances de salut. Et, en effet, au moment où l'ennemi pourvu d'un nouveau convoi de bombes et de canons, recommençait sa tactique sauvage, deux mille cinq cents Français, aux ordres du comte de Plélo et portés sur les vaisseaux du brigadier Lamotte,débarquèrent enfin à Weichsel-Munde. Ce faible secours résolut aussitôt de forcer les lignes assiégeantes ; mais l'ennemi, qui avait réparé une partie de ses pertes et disposait toujours d'une énorme artillerie, reçut cette tardive sortie comme il avait été reçu lui-même devant le Hakelsberg. L'intrépide Plélo périt à la tête de ses plus braves compagnons, et le reste n'eut que le temps de se réfugier dans le fort de Weichsel-Munde. Dix jours plus tard, arriva sous la place l'armée saxonne, au nombre de douze mille hommes, pendant que le vice-amiral russe Gordon, qui depuis plusieurs mois croisait dans la Baltique, venait barrer l'embouchure de la Vistule avec vingt-sept vaisseaux. L'année saxonne attaqua et réduisit les Français dans Weichsel-Munde. Dantzig, privé alors de ses communications par terre et par mer, croulant sous le fardeau de ses ruines, entièrement épuisé de munitions de bouche et de guerre, demanda à capituler après quatre mois de siège.Une suspension d'armes de trois jours, conclue comme préliminaire de la capitulation, fut employée par les amis du roi à faciliter son évasion. Malgré l'exact investissement de la place, Stanislas, déguisé en paysan, parvint à franchir les fossés et à tromper la vigilance des sentinelles et des lignes ennemies, ïl se cacha pendant six jours dans la campagne, arriva le 5 juillet à Marienverder, accompagné du général suédois Steinflicht, et de là partit pour Kcenigsberg, où les autorités municipales l'accueillirent avec l'empressement que méritaient ses infortunes et son courage. Munich, furieux d'avoir manqué sa proie, laissa tomber sur les malheureux Dantziquois tout le poids de son dépit et de sa rage. Il rompit les négociations, et, jurant d'enterrer la ville sous ses décombres, il fit de nouveau tomber sur elle une pluie de feu. Honteux enfin de son inutile colère, il fit accepter aux Dantziquois la domina-lion d'Auguste, mais en leur imposant les conditions les plus dures, et en se faisant livrer l'ambassadeur de France et le primat Potoçki, qu'il se donna la satisfaction de traîner pendant plusieurs mois de forteresse en forteresse. Le roi, à peine arrivé à Kcenigsberg, s'y vit de nouveau entouré de tous ses partisans. Les palatins de Belz et de Minsk, le trésorier et le sous-trésorier de Litvanie, les évoques de Wilna et de Smolensk, les starostes de Bialacerkiew et de Merecz; toute cette bizarre et capricieuse Litvanie qui par la bouche de son général Wiszniowieçki avait fulminé au camp de Wola contre l'élévation du roi triomphant, venait maintenant, par la bouche de ses oligarques, consoler et défendre le roi proscrit. A Chambord, roi sans royaume; à Warsovie, souverain sans sujets; à Hantzig, général sans armée ; d'un jour à l'autre ambassadeur, voyageur, conquérant, fugitif, seigneur français, gentilhomme polonais, assiégé, Paysan, puis de nouveau roi au milieu d'une cour magnifique, dans une ville désarmée, Stanislas ne semblait destiné qu'à résumer dans sa vie aventureuse tous les contrastes et toutes les douloureuses ironies de la fortune humaine. L'Europe était en feu pour lui, pendant que lui-même, porté tour à tour des plus obscurs périls aux pompes les plus éclatantes, remettait et quittait sans cesse sa double couronne pour échapper à un Kozak ou à un maraudeur saxon. La France prenait en son nom Kehl,Philipsbourg, Trarbach, et conquérait l'Italie, pendant qu'il cherchait en vain, dans son propre royaume, un village, un bois où abriter sa personne. Elu par une nation entière, actif, brave, pieux, clément, armé de toutes les lumières de l'expérience et de toutes les splendeurs du savoir, il demandait l'hospitalité à des bourgeois allemands, pendant que son épais et égoïste rival, haï de la Pologne et méprisé de ses protecteurs,entrait triomphalement dans les capitales de la république, qu'il trouvait ouvertes devant son carrosse par une providence invisible. Trois corps polonais s'étaient formés en Pologne, en Litvanie et dans les provinces du sud pour la cause de Stanislas ; mais tous les trois, inférieurs en nombre à chacune des divisions ennemies, composés des éléments les plus disparates et privés de poudre et de canon, étaient réduits à parodier des assauts tatars contre des masses de fer qui se riaient de leur impuissante bravoure. Pociey ayant rallié sur les pas de Munich près de quatre mille Litvaniens, marchait de nouveau sur Brzesc pour donner la main aux confédérés de la couronne , lorsqu'un troisième corps russe, aux ordres du général Izmaïloff, se jeta en travers et l'obligea de disperser sa petite armée dans les forêts d'Augustow. Au sud, le palatin de Kiiow, après avoir vainement tenté de reprendre Krakovie sur les Saxons, s'enfonça avec cinq mille chevaux dans la Russie-Bouge, afin de soulever contre la Russie vingt mille Tatars qui campaient sur les limites de la Bessarabie. Un quatrième corps russe, commandé par le prince de Hesse-Hombourg, lui barra le passage. Le staroste Tarlo enfin, le plus actif et le plus dévoué parmi les partisans de Stanislas, repoussé des environs de Dantzig, courait à travers la Grande et la Petite-Pologne à la tête de ses fidèles confédérés, en coupant toute communication entre les divisions coalisées mais sans pouvoir en entameraucune.il avait espéré s'emparer de la personne d'Auguste III, dans son lent trajet de Krakovie à Warsovie ; mais ce monarque, gardé et protégé'partout par des forces imposantes, trompa l'adresse du staroste et fit son entrée dans la seconde capitale de Pologne, le 21 novembre 1754. En même temps, tous les corps ennemis, rapprochés par un mouvement général, tombèrent en masse sur la haute Vistule, pour isoler le palatin de Kiiow du staroste de Iaslo et de l'armée de Litvanie, et à la fois tenir en respect la noblesse de Sandomir, de Lublin et de Lem-berg, qui déjà montait à cheval sous les auspices de la confédération de Dzikow. Un nouveau soulèvement, excité parmi les populations forestières du nord par les seigneurs litvaniens assemblés autour de Stanislas à Kœ-nisberg, et soutenu par quelques troupes suédoises, jeta encore l'alarme dans les armées russe et saxonne ; mais plusieurs divisions dirigées sur ce point ayant, après des pertes considérables, éteint ce dernier foyer de résistance, toutes les provinces de la république se trouvèrent asservies à l'autorité d'Auguste. Le primat son frère, le grand général, Poniatowski, les Czartoryski et plusieurs autres seigneurs attachés jusqu'alors à Stanislas, voyant que la fatalité se jouait de leur fidélité et de leur persévérance, lirent leur soumission au nouveau roi. Celui-ci, sans rancune dans son ignorant orgueil comme sans reconnaissance dans son égoïste majesté, pardonna facilement à une opposition qu'il ne connaissait que par ses propres aveux, et dont il ne s'était pas plus inquiété que de ses défenseurs et de ses courtisans. Il lui laissa même les honneurs de la transaction en recevant avec un flegme tout allemand ses plaintes et ses reproches. L'année 1735 mit son sceau sur la couronne de l'électeur, en donnant à Stanislas des états à quatre cents lieues de ceux qu'il était venu conquérir. La paix de Versailles, conclue le 9 octobre, et ratifiée trois ans plus tard sous les auspices de l'Angleterre et de la Hollande, termina la carrière romanesque de Leszczynski, en l'appelant à régner sur la Loraine, principauté exclusivement inventée pour consoler ses vieux jours, et empêcher les rois de mettre en doute l'intervention de l'équité divine dans leurs querelles. Dans le mois de janvier 1730, Stanislas renonça solennellement à la couronne de Pologne; trois mois plus tard il quitta Kcenigsberg accompagné de quelques fidèles amis, etpartitpour la France. La république, écrasée par soixante mille Russes et Allemands, semblait se résigner avec une morne insouciance ; mais, pour manifester ses réserves contre cette inique oppression, elle ntei dit à ses députés toute assemblée légale avant d'avoir obtenu la sortie des troupes étrangères. Le grand conseil, c'est-à-dire la confédération de Kamien, chercha en vain à tromper ces exigences passives, en se constituant à elle seule diète de pacification. Les députés, inflexibles dans leur résolution, refusèrent même de nommer un maréchal, et l'assemblée fut dissoute. Auguste, menacé d'être sans cesse troublé dans la paresseuse jouissance de ses habitudes prin-cières par des complications de pouvoir inconnues hors de la république, s'engagea à renvoyer ses Saxons et à employer toute son influence de protégé pour soustraire les provinces à la domination militaire de ses protecteurs. Cette seconde obligation n'aurait probablement pas été remplie, sans les nécessités extérieures qui appelaient les Russes sur d'autres champs de bataille. D'abord, la guerre de l'ouest entre la France et l'Autriche, puis un nouveau système de conquêtes résolu contre la Turquie par les étrangers qui gouvernaient la tzarine, vinrent successivement distraire les armées moskovites des affaires de Pologne. Lascy ramassa tout à coup ses troupes et les conduisit au secours de Charles VI; mais il n'était pas encore parvenu au centre de l'Allemagne, que déjà l'empereur, épouvanté des rapides progrès de laFrance en Italie, avait demandé à traiter. Les Russes traversèrent donc de nouveau la Pologne pour courir sur le Rorysthène. Les Saxons, se tenant en garde contre les événements de l'ouest, commençaient à évacuer de leur côté la Grande-Pologne, paraissant ainsi se rendre aux plaintes de la république, et comme si les complications les moins explicables se fussent par avance soumises aux intérêts de l'électeur, cette délivrance du territoire polonais, tout à fait indépendante des calculs et de l'autorité d'Auguste, lui fut attribuée à litre de sagesse raisonnée et de mérite personnel. La république voulant lui en témoigner sa gratitude, traduisit son concours national dans une diète de pacification, ouverte, le 15 juin 1756, sous le Mton de Wenceslas Rzewuski, et conduite avec un accord sans exemple depuis la fameuse diète de 1717. Le roi commença par donner une amnistie générale et sans exception au passé, confirma les nominations de Stanislas aux grandes charges de l'état, et promit l'interdiction du territoire à toute armée étrangère. L'assemblée accorda une pension à la reine sur les revenus des mines de Wieliczka, et une garde de douze cents Saxons au roi ; mais poursuspen dre en même temps un remords perpétuel sur l'illégalité de son pouvoir, elle frappa d'anathème les instruments de son élévation, en décidant qu'à l'avenir toute élection qui ne serait point faite sur le champ de Wola et par le ministère du primat, n'obligerait point la nation. L'inquiétude secrète du pays à l'égard des interventions étrangères retomba sur les dissidents des villes prussiennes qui, dans le dernier mouvement de Lascy, de Munich et du PrinceWeissenfels vers Dantzig, avaient partout ouvert leurs portes aux armées ennemies et les avaient traitées en libérateurs. L'instinct brutal de la colère faisant taire les considérations d'une saine et prévoyante politique, la diète de pacification sanctionna tous les décrets portés antérieurement contre les franchises des cités protestantes et les priva de toute participation à l'exercice de la souveraineté nationale.C'était rendre irrémédiable une scission encore dans l'embrion, et retrancher de l'unité générale les plus opulentes villes de Pologne pour les livrer sans retour à des tentations criminelles. On ne pouvait pas éluder non plus cette embarrassante question de Kourlande qui avait, sous le règne dernier, fourni un premier argument aux empiétements des Russes sur le territoire de la république, comme l'inlluence de Pierre lerdans l'assemblée de 1717 leur en avait fourni un autre pour intervenir dans le ménage des diètes.On n'ignorait pas le misérable marché conclu entre Auguste et Biren, au sujet de la Kourlande ; mais l'impossibilité de le traverser obligeait à le tolérer comme une exception. La diète accorda au roi la libre disposition de celte couronne, mais pour cette fois seulement et en se réservant ses prétentions fondamentales sur le duché à la mon du nouveau duc. La diète pensait ainsi satisfaire à la fois le droit et la violation de ce droit, assoupir l'avidité de la Russie, et regagner à l'aide du temps ce que la violence la forçait de céder. Imprudente, qui sur les bords du tombeau s'arrangeait comme pour une existence éternelle ! Douze mois après la séparation de cette fameuse assemblée, arriva précisément la mort du dernier duc, Ferdinand, de la maison de Kettler, ygé de quatre-vingt-un ans. Les Kourlandais, semblant ignorer et les prétentions de la république et les obligations d'Auguste envers Biren, s assemblèrent à Mittau pour procéder à la libre élection d'un nouveau souverain; mais Biren,qui, guettant depuis longtemps sa proie, tenait toujours un corps russe à Riga prêt à marcher surMit- TO MF. m. LA POLOGNE. 115 tau, ordonna ausitôt au général Bismark d'envahir cette ville et de conquérir en sa faveur les suffrages de la Kourlande, comme Lascy avait conquis ceux de la diète de Kamien en faveur d'Auguste. Force fut aux volontés du favori d'Anne, et Biren, ancien valet, fut proclamé duc de Kourlande par toute la noblesse réunie dans l'église cathédrale de Mittau, le 12 juillet 1737. Le roi de Pologne, accomplissant sa promesse, lui envoya le diplôme d'investiture, et une commission nommée dans le sénat de la république régla les conditions de cette nouvelle souveraineté. Parle plus étrange renversement de toules les relations consacrées soit par la prescription, soit par la logique féodale, soit par les décrets récents des diètes, le visir d'un empire parvenu se faisait ainsi feudataire nominal d'une république dont il avait lui-même profané les franchises, et à laquelle il venait d'imposer un roi. La vanité vindicative de l'ancien valet avait au reste plus de part à cette monstruosilé que l'ambition du ministre actuel; car Biren, retenu à la cour d'Anne par sa périlleuse tâche de favori, ne songeait pas à venir trôner à Mittau.L'épuisement de la tzarine et la guerre deTurquie, conduite par son rival Munich, l'occupaient exclusivement. Après une campagne inutile dans la Crimée, où les traditions du génie de Pierre Ier avaient d'abord cherché à asseoir une vaste puissance maritime, Munich résolut d'attaquer la Turquie par l'ouest, en plongeant au milieu des populations slaves, du rite grec, qui peuplent tout le nord de cet empire. Cette invasion allait neutraliser tous les succès obtenus à cette époque par les Turks sur les Autrichiens, lorsque l'armée russe fut arrêtée dans son mouvement par les bruits d'une guerre nouvelle contre les Suédois. Mais la Turquie, menacée en même temps par Thamas Kou-li-khan, revenu de la conquête de l'Inde, demanda la paix. Elle fut signée à Belgrade sous la médiation de la France, qui, oubliant tous les principes qui avaient dirigé jusqu'alors sa politique, autorisa l'annulation du traité de Pruth. Cette erreur irréparable laissa la Pologne sans défense, anéantit l'influence vigilante et conservatrice du divan parmi les puissances de l'est, et donna à la Russie une prépondérance qui au moins avait manqué jusqu'alors de garantie historique et avouée. Impatiente d'essayer les licencieuses prérogatives de cette espèce d'affranchissement, l'armée russe, qui déjà pour pénétrer en Turquie avait traversé une fois l'Ukraine polonaise, prit le 13F> môme chemin pour retenir sur ses pas, malgré les réclamations de la république. Le grand général de la couronne. Potoçki, porta ses plaintes à Saint-Pétersbourg, mais il n'obtint qu'une réponse ironique et évasive. Alors la noblesse de ces provinces méridionales résolut de se faire justice elle-même, et envoya déclarer au roi que s'il n'était pas assez puissant pour défendre l'intégrité de son royaume, elle allait le suppléer et monter à cheval avec ses heïduques et ses Kozaks. Ces menaces, ordinaires à des gentilhommes qui se croyaient toujours au temps de Zebrzydowski et qui tout en ayant perdu l'art des grands rassemblements et de la guerre en avaient conservé les passions, tira pour un instant Auguste de sa lourde indolence. La crainte de se voir surpris sans armée étrangère, sans appui immédiat, par un de ces soulèvements spontanés qui avaient tant de fois secoué le trône de son père, lui tint lieu de dignité el d'énergie. 11 s'adressa directement à la tzarine, au risque de s'aliéner pour jamais son sanglant favori,ei obtint toute satisfaction pour les provinces maltraitées. Cette condescendance inattendue avait au reste son principe dans des circonstances supérieures à l'impitoyable politique de la Russie. C'était en 1740. Une ère nouvelle et grosse de bouleversements prévus commençait pour toutes les puissances du nord et de l'est de l'Europe. Anne de Russie et Charles VI d'Autriche, tous les deux mourants, laissaient deux empires à la merci des hypothèses contradictoires que déjà les infirmités de leurs propres règnes avaient mis en présence. La première, soumise jusqu'à son dernier souille aux fatalités de sa misérable passion, avait déjà écarté de sa succession sa nièce, Anne de Mecklembourg, pour laisser la couronne de Russie au fils de cette princesse, enfant au berceau, sous la tutelle de Riren. Charles VI, qui avait employé tout son règne à assurer l'Empire à sa fille Marie-Thérèse, voyait, en expirant, s'élever contre elle des contestations rivales dans les familles de Saxe et de Bavière, alliées toutes les deux par les femmes à la maison de Habsbourg, et appuyées dans leurs prétentions par les intérêts et la politique de la France. Entre ces deux grandsdésordres, po'gnait une troisième puissance qui, après s'être insensiblement affranchie de la suprématie polonaise, se cherchait à tout prix des frontières et une assise dans l'équilibre du nord. Frédéric-Guillaume 1er, expi-tant en même temps que Charles VI et la tzarine, était remplacé sur le trône de Prusse par son fils Frédéric II ; mais au lieu des embarras et des doutes que les deux empires portaient dans leur héritage, le roi de Prusse léguait à son successeur un trésor de cent millions et une armée de soixante-dix mille hommes, avec la jeune et implacable ambition que donne la nécessité de se faire jour à travers un vieil encombrement. La Pologne, placée au milieu de ces trois incendies, sans alliance, sans volonté, sans liaison aucune avec les combinaisons et les intérêts du monde européen, devenait par sa faiblesse intérieure une espèce de terrain vide, accessible à tous et protégé par nul. Par suite de cette égoïste solidarité du système féodal qui avait dépecé les races au profit de quelques dynasties, tous les Etats se trouvaient engagés dans des querelles étrangères à leur nature et à leur avenir, el la Pologne,qui seule s'était soustraite à celte honteuse complicité, allait être à la fois condamnée par les despotes pour n'avoir pas élé leur esclave, et parles esclaves pour n'avoir pas été leur despote. Auguste, qui, comme roi de Pologne, n'avait aucun intérêt, dans les affaires de l'Europe, s'y trouvait, comme électeur, gravement compromis. 11 avait eu beau être indemnisé parla couronne de Pologne de ses prétentions sur celle de l'Allemagne, car dans le nouveau système que la politique avait été obligée d'adopter comme conséquence de ses anciens vices, il n'y avait point de neutralité possible pour un monarque né et grandi dans le péché originel de sa dynastie. D'ailleurs, l'ambition personnelle de 1 electrice, fille du prédécesseur de Charles VI, lui fournis sait toutes les inquiétudes qui manquaient à la paresse de son caractère, et le plus nul, le plus paisible des princes se trouva emporté malgré lui dans une coalition périlleuse et sans issue. Engagé d'abord par voisinage cl communauté apparente d'intérêt dans l'alliance de Frédéric II, il en fut abandonné, aussitôt que ce prince eut conquis la Silésie, et livré seul au ressentiment de Marie-Thérèse. Cette première imprudence le jeta nécessairement dans une autre d'autant plus humiliante qu'elle l'obligeait à renoncer à toutes ses premières prétentions, sans le délivrer des servitudes d'une guerre défensive et perpétuelle. II s'allia à Marie-Thérèse pour se venger de son perfide allié, et se fil deux ennemis au lieu d'un. Dans l'entr'efaite, deux nouvelles révolutions avaient, en Russie, précipité du trône le jeune tzar Ivan avec le favori Biren et tous les étrangers qui depuis Pierre Ier gouvernaient l'empire. La mère d'Ivan et Munich, ennemi implacable de Biren, avaient à peine exilé cet odieux visir, qu'eux-mêmes'avaient été renversés avec le jeune tzar et toute leur cour d'aventuriers, par quelques vieux grenadiers de la garde, portant au trône Elisabeth, fille de Pierre 1er, et demandant à cette princesse, pour unique salaire, le massacre de tous les étrangers et le rétablissement du bon vieux despotisme des tzars de Moscou. Sous tout autre règne, cette révolution, qui annulait les antécédents de la politique russe à 1 égard des puissances voisines, qui comprimait cet empire dans ses déserts et rompait toutes ses influences envahissantes; cette révolution, qui condamnait les plus dangereux ennemis de l'indépendance polonaise et laissait Auguste sans appui sur son trône fragile, aurait été une ère de régénération pour la république. Les vues de conquête illimitée et de mouvement perpétuel, adoptées par Pierre Ier comme condition absolue d'existence et continuées par les ministres de Catherine et d'Anne avec toute la vigueur et toute la persévérance d'un axiome incontestable, faisaient place au dédain morne el solitaire qu'avaient toujours témoigné les vrais Moscovites pour les innovations européennes. Elisabeth, amie de la paix, ou plutôt, comme le ditllulhière, ennemie de tout ce qui pouvait lui rappeler l'idée de la mort, s'aida des inclinations de son peuple pour arrêter les progrès militaires de la Russie, et cet empire d'esclaves, que des passions étrangères avaient fait sortir de ses forêts et de ses neiges éternelles, pour épouvanter la vieille civilisation de l'Occident, sembla y rentrer pour jamais. Mais les appétits que le génie des réformateurs impose à ces sortes de créations ne s'effacent pas de leur histoire avec les hommes qui les leur ont donnés, La Russie n'avait plus en elle la conscience de sa domination, qu'encore l'almo-mosphère d'envahissement et de terreur qu'elle avait répandue autour de soi, continuait, à son insu, l'ouvrage de Pierre Ier, et développait hors de l'empire ce qui n'était plus dans l'empire. Auguste III avait pour ministre le comte Bruhl, homme bas et perfide, qui, en flattant les habitudes paresseuses do son maître, s'était emparé de toutes ses affaires, et compromettait sa politique dans une dépendance dégradante. Pans les états héréditaires de l'électeur, ce n'était que la vieille et commune histoire des ministres-rois; mais en Pologne, où ces sortes d'influences n'avaient de base ni dans les mœurs, ni dans les lois, ni dans l'histoire du pays, celle-ci devait amener des désastres d'autant plus irréparables, qu'il n'y avait aucun motif plausible de s'en défier. L'interdiction de toute charge publique aux étrangers semblait à la république une garantie suffisante contre les empiétements de la cour saxonne, et elle s'endormait dans cette orgueilleuse confiance, pendant que Bruhl, après avoir éludé les susceptibilités nationales par un faux acte de noblesse polonaise,vendait les alliances et le salut du pays aux puissances voisines. Dans son inquiétude d'Allemand et dans sa haine contre un peuple qui lui rendait en mépris ce qu'il en recevait en spoliation, Bruhl ne connaissait ;\ Auguste d'autres ennemis que les Polonais. Il se vengeait des outrages que lui jetait la noblesse en désarmant le pays et en le livrant sans défense à la Russie, qui, après même avoir renoncé à ses conquêtes, conservait ainsi tout son ascendant sur les affaires de la république. Elisabeth laissait régner à Warsovie, par oubli plutôt que par calcul, une créature de Riren, espèce d'ancien pédagogue de Kœnisgsberg, qui, après avoir servi les amours d'Anne, avait reçu de son amant la mission de protéger Auguste contre la nation polonaise et de perpétuer l'intervention russe dans les conseils de la république. Rruhl, s'associant à cet étrange ambassadeur, nommé Keyserling, avait transporté dans les bureaux de la légation russe tout le ministère de Pologne, Auguste, incapable de rien ôter et de rien ajouter à l'espèce de plâtrage monarchique que lui avait légué son père, laissait continuer par Rruhl le visirat administratif de Fleming. Or, il y avait entre Bruhl et Fleming la même distance qu'entre le roi actuel et son père. Fleming, esprit altier et téméraire, avait travaillé au profit d'un système; Bruhl, esprit bas et méchant, ne travaillait qu'au profit de la servitude. Fleming, soldat heureux, disposant d'une brave et nombreuse armée, avait lutté à la face du soleil contre ce que ses principes lui commandaient d'appeler l'anarchique licence de la noblesse polonaise. Les méthodes de fiscalité, de corruption, de désarmement et d'intimidation qu'il avait employées sans cesse pour dompter le pays et le soumettre aux instincts absolus de son maître,tenaient moins aux mauvais penchants de son caractère personnel qu'aux besoins destructeurs du principe qu'il représentait. Les fausses idées de réforme et de centralisation executive qu'Auguste II avait importées toutes faites au milieu de la Pologne, s'étaient traduites d'une manière sanglante mais loyale dans toute la conduite de son ministre. Bruhl n'avait rien de pareil pour justifier ses forfaits. Sa soumission envers la Russie, inintelligente, absolue, puisée dans les misérables proportions de ses rancunes de parvenu contre quelques oligarques, dont le plus grand crime à ses yeux était d'entrer tout bottés dans les appartements de son maître, n'avait ni les excuses d'un système ni le mérite d'un sacrifice. Son administration, en tant qu'il y avait possibilité d'administrer une république sans armée, sans finances et sans employés, consistait à ruiner la Saxe pour étaler à Warsovie un luxe effréné et humilier, avec des équipages et des palais de mauvais goût, les cortèges et les châteaux des magnats polonais. Tout ce qui constituait l'organisation historique, législative, politique et sociale de la république, échappait au pouvoir et à l'intelligence d'un étranger auquel le dédain public cachait le peu de lumières que l'inquiétude de la conservation et l'expérience du dernier règne auraient pu lui fournir. Warsovie, où aucune diète, depuis 1756, n'était venue à bout de se réunir; Warsovie, dont les profanations saxonnes,suédoises et russes avaient effacé le blason; Warsovie, avec sa cour allemande et ses splendeurs délabrées, se sentait, au milieu des vastes et silencieuses provinces de la république, comme une colonie échouée sur la grève d'un monde inconnu. La royauté avait sur le royaume tout juste ce qu'il lui fallait d'autorité pour le vendre à son insu. L'ordre, ou plutôt le calme des provinces se soutenait par une espèce de Yertu négative, qui consistait à laisser faire la bonne et fraternelle nature du caractère slave. Ce n'était ni le lâche énervement d'une puissance corrompue à force de civilisation, ni la sourde tourmente d'une race qui.se prépare à une rénovation, ni le recueillement méditatif d'une société vieillie dans l'expérience des orages politiques, ni la soumission dissimulée de l'esclave dompté par la terreur ; c'était un empire de patriarches qui avaient survécu à leur postérité sans pouvoir transiger avec le temps, parce qu'en perdant leurs rejetons, ils avaient perdu la mesure comparative de leur âge et se croyaient immortels. Cette république de \ingt millions d'hommes vivait au milieu de ses avides voisins comme à l'époque héroïque de l'espèce humaine, sans impôts, sans gouvernement, sans armées, sans forteresses, sans police, sans hiérarchie administrative, sans soupçonner même la nécessité de ces charges. La servitude de la glèbe, imposée non par une race conquérantesur une race conquise, mais par les inévitables infirmités d'une société uniquement composée de soldats et de cultivateurs ; ce péché originel que les nobles remords de la génération nouvelle avouent si hideux, si destructeur, et que la Pologne entière rachète depuis un demi-siècle sur sa croix, ce péché n'avait pas alors le sentiment de ses torts. Les maîtres le continuaient avec la dureté naïve d'un droit héréditaire, les esclaves, avec l'insouciance d'une habitude traditionnelle; les premiers sans orgueil, les seconds * sans bassesse, parce qu'aucun souvenir de triomphe, aucune idée de race dominante, aucune démarcation historique ne se mêlait à cet abus. Ce n'était pas l'esclavage russe, où les races Scandinaves et tatares avaient asservi la race slave et l'avaient réduite à l'état d'ilotes; c'était moins encore la glèbe d'occident, où la hiérarchie féodale des vainqueurs s'était assise sur le vieux monde romain. La Pologne, n'ayant jamais subi d'invasion conquérante, avait vieilli dans l'homogénéité absolue de son origine et n'avait puisé sa gradation sociale que dans les douloureuses nécessités de sa propre existence. La noblesse et les serfs ne constituaient pas de familles différentes, mais seulement des emplois différents, dans la départition desquels les périls avec le pouvoir étaient tombés aux uns, le travail avec la soumission aux autres. L'équité voulait maintenant que les nobles, c'est-à-dire les soldats, n'étant plus en état de défendre l'état, renonçassent aussiau pouvoir que leur mission leur avaitdonné et appelassent les travailleurs à leur succéder dans l'ordre civique et militaire ; mais les prétentions qui survivent toujours à la puissance empêchaient la noblesse d'abdiquer, comme l'habitude qui survit toujours à la logique empêchait les serfs de réclamer. L'abus continuait donc sans les motifs qui l'avaient créé, et le présent héritait de tous les vices du régime passé sans profiter de ses obligations. En répétant son vieil adage t qu'il faut bien que ceux qui sont défendus nourrissent ceux qui Iesdéfendent, i l'ordre équestre oubliait qu'il était démonté par les principes modernes, et que, ne défendant plus personne, H était temps qu'il se nourrît lui-même et laissât aux cultivateurs le soin de se défendre eux-mêmes. Tout pacte qui veut se perpétuer dans des conditions changeantes devient un paradoxe ; or, les paradoxes politiques qui ne font que blesser la raison, tuent les empires. La république du xvme siècle ne pouvait plus vivre avec la constitution que lui avait imposée la république chevaleresque du xvie ; malheureusement les peuples n'arrivent à l'intelligence de leurs nécessités qu'à travers les choses accomplies, et ne se comprennent qu'à leurs propres dépens, parce que leur ruine est déjà décidée dans l'ordre des événements, qu'encore les illusions de leur mémoire viennent demander place dans l'orgueil national. A voir celte Pologne si paisible sans administration, si riche sans trésor, si unie sans égalité, si indépendante de la cour sans lutte parlementaire, encore debout dans son intégrité territoriale, sans armée, sans ambassadeurs à l'étranger, sans alliance comme sans guerre ayee ses voisins; à la vois avec ses vieilles franchises au milieu de toutes les ambitions modernes, les théories politiques et civilisatrices des novateurs, paraissaient devant elle comme une défaite de la pensée humaine devant l'immuable et vénérable pensée de l'histoire. Elle se confirmait ainsi dans ses erreurs par ces erreurs mêmes, et s'endettait envers l'avenir de tout ce qu'elle refusait au présent, ignorant dans l'infirmité de sa logique négative que jamais les arguments bons pour justifier ce qui a été, ne répondent à l'impitoyable éloquence de ce qui doit être. Ce que l'orgueilleux aveuglement de la république concevait le moins, malgré les avertissements qui ne manquent jamais à la vieillesse des peuples, c'était l'influence d'une cour sans armée, sans consistance et sans autorité visible, sur les destinées d'un état qui d'une part lui refusait toute espèce de concours dans ses transactions avec l'étranger, et de l'autre poursuivait son existence intérieure sans y initier personne. On traitait d'alarmistes les hommes qui, vivant au milieudes intrigues de Warsovie, dénonçaient les conspirations de Bruhl et de Reyserling. Les vieux confédérés de Tarnogrod qui, d'un coup de sabre étaient venus à bout de la puissance bien autrement menaçante d'Auguste II, dédaignaient, au fond de leurs provinces, un danger qui ne se trahissait par aucun fait éclatant, et la génération Nouvelle, confiante dans leur expérience, s'étourdissait sur l'avenir en buvant force vin de Hon- grie, el en inventant des syllogismes latins pour absoudre sa paresse polonaise. Elle répétait dans le langage moitié dogmatique, moitié barbare de ce temps-là, t que la république vivrait aussi longtemps que la jalousie mutuelle des ennemis qui l'entouraient ; que la république n'avait pas besoin de soudoyer une armée, attendu qu'elle en avait trois qui ne lui coûtaient rien : une en Autriche contre les Russes et les Turcs, une autre en Russie contre les Autrichiens et les Turcs, et une troisième en Turquie contre les Russes et les Autrichiens que la meilleure alliance était celle de n'en avoir nulle part ; que la meilleure administration était celle de chaque gentilhomme dans son village ; que la meilleure opposition était celle du silence, etc.» Or, quand une nation commence à raisonner son avilissement et cherche dans les sophismes une excuse à son impuissance, elle est à la veille de périr. Cependant au milieu de cet affaissement universel , l'ancien parti de Stanislas s'était constitué en état d'opposition sourde, mais permanente vis-à-vis de la cour, de Bruhl et de l'alliance russe. Ces hommes, formés dans les dures expériences de la dernière lutte élective, en avaient emporté une haine profonde et logique contre les puissances qui avaient renversé leur ouvrage, avec l'implacable résolution de continuer la guerre sur tous les terrains que leur offrirait la suite des événements. Le primat, chef de ce parti, attaché par sympathie et système à l'alliance française, venait de mourir. L'évêque Szembek, nommé à sa place, était incapable de poursuivre une pareille carrière, et l'honneur en retomba tout entier sur le grand général, frère du prélat défunt, Potoçki, indifférent à Auguste, détesté de Bruhl et redouté de Keyserling, n'avait pour les combattre que l'indépendance et l'éclat de sa charge, la popularité de son parti et la perspective d'un changement imprévu dans la politique des puissances alliées ; car l'armée nationale dont il était censé disposer était réduite à un effectif illusoire, et la funeste résolution, adoptée par les palatinats, de rompre toutes les diètes, afin de priver la cour de tout moyen de gouvernement, avait désarmé du même coup et les meurtriers et les sauveurs de la pairie. Potoçki, obligé de chercher dans les complications extérieures ce que lui refusait l'intelligence intérieure, saisit d'abord l'occasion d'une guerre nouvelle entre la Suède et la Russie, pour ré- veiller la politique nationale, La part que pouvait prendre la république à cette lutte, se déterminait avec beaucoup de clarté par l'implication de ses intérêts dans les affaires de la Kourlande. A la nouvelle de l'exil de Biren, les Kourlandais venaient d'élire pour duc, le duc Louis, Brunswick de Lunebourg, frère du mari de la régente Anne, malgré les protestations du comte Maurice de Saxe et contre les intentions évidentes de la république. Les prétentions de celle-ci entrant en concert avec la Suède jetèrent une véritable alarme à Saint-Pétersbourg, précisément à l'instant où Elisabeth y préparait une nouvelle révolution. Le grand général fomente aussitôt une confédération sous le bâton du maréchal Romanowski. Il fait inviter les palatinats à voter l'augmentation de l'armée nationale et la conclusion d'une alliance offensive avec la Suède. Les quelque milliers d'hommes dont il dispose se mettent en marche vers la Kourlande, et dans plusieurs provinces la noblesse monte à cheval avec un ensemble et un élan dont les puissances étrangères ne la jugeaient plus capable. Le roi était à Dresde où l'avaient appelé les premiers indices d'une guerre générale en Allemagne. Bruhl se trouvait distrait par les embarras dans lesquels allait s'engager l'électorat à l'égard de l'Autriche et de la Prusse. Les envoyés russes, étourdis de la chute de leur protecteur Biren, et abandonnés sans instructions à Warsovie, au milieu d'une agitation d'autant plus menaçante que leur présomptueuse politique n'en avait point pressenti la possibilité, voyaient ruiner en un jour six années de lentes et ténébreuses perfidies. Il n'eût fallu alors, pour soustraire la république à l'influence russe et allemande, et lui rendre sa vigueur nationale, qu'une de ces larges et audacieuses démonstrations de souveraineté qui, en tenant en respect la fortune même, avaient tant de fois déjà dérouté toutes les mesquines habiletés des cabinets spoliateurs. Malheureusement les vertus démocratiques qui avaient autrefois servi d'absolution à tous les vices et à toutes les sottises de la noblesse, n'étaient plus comprises que dans les menteuses proportions d'une anarchie sans dignité et sans véritable passion. Tout ce qui constitue la terrible et solennelle religion de la colère populaire était tombé dans le ridicule d'un désordre impotent, et les manifestes de cette confédération, assemblée dans les conditions de la plus vaste perspective qui se fût depuis vingt-cinq ans offerte aux désirs de la république, se dissipèrent en vagues déclamations. Le roi, Bruhl et Keyserling, revenus de leur premier étonnement, s'aperçurent que la confédération n'avait pas de plan arrêté el qu'elle n'avait ni la force ni l'intelligence de s'approprier celui de Potoçki. On lui délégua le cardinal Lipski, créature de la cour, qui parvint facilement à la détacher des vues du grand général, que les inquiétudes toujours soupçonneuses de la foule accusaient déjà d'ambition personnelle. 11 commençait d'ailleurs à s'élever dans le sein de la république un puissant et dangereux parti dont nous aurons à nous occuper largement dans la suite,et qui dans son orgueil dédaigneux et solitaire prétendait régénérer le pays à l'aide même des plus redoutables ennemis de la Pologne. Le superbe mépris de cette faction pour toutes les expériences acquises l'avait jetée dans l'alliance russe, et déjà la rendait, quoique par une voie différente, complice des lâchetés et des erreurs de la cour. Elle résolut d'ouvrir sa déplorable carrière en traversant les projets de Potoçki contre la Russie. Le grand général trahi ou mal servi par la confédération, vaincu avant d'avoir pu obtenir de la diète une armée, apprit en même temps qu'une nouvelle révolution, en élevant la pacifique Elisabeth sur le trône de Russie, venait de conjurer la guerre voisine dans laquelle il avait mis ses espérances. Il se résigna, découragé, abattu, et remit le sabre au fourreau. La confédération et la diète se dispersèrent après avoir voté quelques règlements insignifiants, et la république rentra dans la pesante léthargie d'où avait en vain essayé de la tirer une généreuse et dernière prévoyance. Cette décevante et vaine convulsion ne servit qu'à intéresser davantage les puissances voisines dans les affaires intérieures de la Pologne. La Prusse et l'Autriche, aspirant chacune de son côté à entraîner la république dans leur cause particulière, envoyèrent des agents dans les provinces pour acheter les meneurs des diétines, et donnèrent à leurs ambassadeurs, à Warsovie, l'ordre de recueillir dans une seule résultante l'application de toutes ces sourdes et misérables intrigues. Frédéric II, dans son mépris cynique à l'égard de toute morale publique, employa ce lâche et facile moyen d'influence avec un succès constant. La corruption d'un seul député suffisant pour rompre les diètes, toutes celles que l'intérêt national chercha à rallier contre ce redoutable ambitieux se séparèrent souvent sans avoir même pu élire un maréchal. La cause de Marie-Thérèse, généralement plus estimée, et jugée moins dangereuse à la république, prévalait ordinairement dans les assemblées préparatoires, mais toute sympathie et toute majorité tombaient dans les grandes diètes, devant l'im-Pitoyable et absurde tyrannie d'un veto. Les diètes de 1742 et de 1744, convoquées à Grodno s°us l'empire de ces rivalités étrangères, n'ap-portèrenten résultat que de scandaleuses révélations. La première, agitée en l'absence et contre le gré d'Auguste, fut dissoute par la malveillance de la cour. Dans la seconde, un député, jetant au milieu de l'assemblée un sac de ducats scellé aux armes de Prusse et les lettres ejue lui avait adressées l'ambassadeur de celte puissance pour l'engager à rompre la diète, s'écria, en portant le défiance el la honte clans toutes les âmes : c Voyez, messieurs, à quel prix les » tyrans étrangers mettent l'honneur et la con-» science de vos représentants!... Tiraillée ainsi dans tous les sens par chaque contre-coup des secousses voisines, la république gardait sa neutralité; mais cette neutralité, toute d'impuissance, n'avait plus ni le mérite d'une réflexion, ni l'imposante majesté de la justice. Aussi la Russie, reprenant tout à coup sa place à Warsovie entre les deux puissances allemandes, fit sentir qu'elle n'avait point abdiqué sa suprématie ; que les changements survenus à Saint-Pétersbourg ne s'étaient point faits au bénéfice de l'indépendance polonaise et n'avaient altère' en rien l'amitié de ce cabinet paur le roi de Pologne. Addtev de cette époque,laRussie emploie, pour exprimer son odieuse domination, un langage naïvement perfide qui lui servira de formule applicable à toutes les misères ultérieures du pays. « Apprenant avec douleur, dit le manifeste de 1744, que les ennemis de la république cherchent à attaquer ses franchises et prérogatives intérieures, et qu'à cet effet plusieurs confédérations ont été tentées en dehors de la volonté nationale pour former des alliances illicites avec les puissances étrangères (avec la Turquie en 1738, avec la Suède en 1740, avec l'Autriche en 1742), l'impératrice, protectrice et garante des constitutions de la république, en manifeste son mécontentement au roi et aux états, en déclarant qu'elle ne souffrira plus de Pareils abus à l'avenir... > Quand même les bas- sesses antérieures d'Auguste no lui eussent pas ôté le droit de se plaindre de cette nouvelle insulte, trois batailles perdues contre l'armée de FrédéricII auraient apportéune distractionsuffi-sante à son déshonneur. Ce malheureux prince, battu dans une cause entièrement étrangère à ses intérêts, vint demander asile et vengeance au peuple qu'il avait sacrifié; mais il s'aperçut alors avec terreur qu'il avait laissé ôter à ce*peuple de quoi sauver et son roi et soi-même. Les deux partis qui partageaient la république s'empressèrent cependant chacun de lui offrir une armée, mais en lui imposant chacun des conditions contraires. Le premier, auquel l'autorité de son chef, Potoçki, grand-général de la couronne, l'appui de la France, de la Suède et de la Turquie, le vaste concours des provinces et des passions plus généreuses, donnaient un caractère éminemment patriotique, exigeait, pour gage de réconciliation, que le roi rompît avec la Russie, bannît de son conseil les étrangers et s'abandonnât sans arrière-pensée au dévouement national; à ce prix les palatinats juraient de monter à cheval et de précipiter cent mille cavaliers sur la Prusse. De son côté le parti contraire, livré à l'ambition à la fois astucieuse et téméraire des Czartoryski qu'un singulier concert de hasards et d'habileté venait d'élever au degré suprême de l'échelle oligarchique, offrait au prince chassé de ses états une autre armée de clients, un autre empire de sacrifices, mais à condition qu'il ne remplacerait point l'alliance russe par l'alliance française, contre laquelle cette faction nourrissait depuis quelque temps une aversion implacable. Les Czartoryski, visant à de profondes réformes dans l'état et immolant à celte nécessité touie politique extérieure,avaient déjà pris pour principe de ne pas irriter la soupçonneuse brutalité de la Russie. Ils espéraient que l'attention de cet empire artificiel, portée tout entière sur les formes matérielles de sa suprématie,n'auraientpoint l'intelligence de pénétrer dans les abstractions fondamentales que méditait leur génie réformateur. C'est au moins là le plan hardi et compliqué que l'histoire prête à ces hommes extraordinaires ; et, quelque incompatibles que paraissent ces liaisons impopulaires avec les sévères exigences d'une révolutionsociale,quelqueétrange que doive nous sembler un système qui consistait à mettre les tyrans dans la confidence des complots tramés contre eux, quelque difficile que soit à accorder la renommée de pénétration que s'était faite le parti de Czartoryski avec son aveuglement à l'égard d'un danger prévu et connu de toute la nation, le développement de ce long drame légitimera assez bien le programme que plusieurs écrivains ingénieux lui ont assigné. Il faut croire, et il suffit pour cela d'avoir un peu étudié les coquetteries de l'ambition humaine, qu'en méditant le renversement des formes républicaines et électives en faveur d'une monarchie héréditaire, l'abolition du liberum veto, la restriction des privilèges nobiliaires, l'admission de la bourgeoisie protestante au concours de la souveraineté nationale, la centralisation du pouvoirexécutif dans les mains du roi et beaucoup d'autres réformes urgentes et salutaires ; il faut croire que la famille des Czartoryski songeait beaucoup moins à ces réformes mêmes qu'au parti qu'elle pourrait en tirer pour son élévation au trône de Pologne. Ce n'était, après tout, que la réalisation des rêves d'Auguste II, avec la majesté royale de moins,et la connaissance du caractère national de plus. Ce que ce prince remarquable avait essayé à l'aide de ses Saxons, les Czartoryski voulurent le tenter à l'aide de la Russie et de leur immense clientèle. Un mariage heureux avait fait passer dans leur famille la fortune colossale des Sieniawski. L'extinction graduelle de plusieurs autres lignées oligarchiques leur avait livré la disposition de tous les emplois importants dans la république,et leur ascendant sur l'esprit étroit et négligent de Bruhl leur avait peu à peu soumis l'administration des revenus publics de l'armée et des provinces. Le grand général Potoçki, à lui seul, faisait encore tête à cet effrayant patronage, mais son extrême vieillesse et l'abandon de ses anciennes alliances, ne laissait à sa noble résistance aucune chance de durée. Depuis l'année 1742, l'histoire d'Auguste III n'est, à vrai dire, que celle de la famille des Czartoryski. Les événements se moulent, année par année, sur le progrès de leur pouvoir, qui finira par prendre la couronne de Pologne sur le tombeau d'Auguste pour en ceindre le front de leur neveu. Bruhl, d'abord subjugué par la supériorité de celte famille, et lui devant d'ailleurs ce faux acte de nationalité qui lui donnait accès dans les conseils de la république, ne larda pas néanmoins à s'abandonner à la pente naturelle de sa basse et soupçonneuse envie. N'osant déclarer une guerre ouverte à une pareille puissance, il adopta vis-à-vis d'elle cette facile politique de biais et d'em- pêchements qui se console de ne rien pouvoir elle-même en ne laissant rien accomplir aux autres. Il commença par refuser l'appui que les deux partis rivaux se disputaient l'honneur d'offrir au roi, à son retour de la Saxe, parce qu'il préférait voir son maître dépouillé de ses éiats héréditaires, que d'avoir à comparaître avec sa perruque d'Allemand par devant cent mille gentilshommes à cheval. Les Czartoryski, qui avaient la certitude de faire accepter à la nation assem* blée toutes les réformes qu'ils méditaient, attendaient une occasion pareille à celle que Potoçki avait saisie en 1742, pour surprendre à l'enthousiasme collectif de cent mille hommes ce que les préventions ou la vigilance de quelques individualités refusaient d'admettre el de comprendre. En 1748 ils cherchèrent, à tirer parti de la guerre déclarée par la Russie à Frédéric II et du passage des armées d'Elisabeth à travers les provinces septentrionales de la république ; en 1750, de la convocation d'une diète extraordinaire, sous le maréchalat du sage et vénérable palatin de Podolie Rzewuski; en 1751, de la mort du grand-général Potoçki et du veuvage auquel celte perle déplorable livrait le parti français; en 1752 enfin, des combinaisons imprévues qu'une nouvelle coalition entre l'Angleterre, l'Autriche et la Russie contre la France, allait faire surgir de l'harmonie européenne. Leur habileté et leur crédit avaient échoué dans les trois premières circonstances. Dans la première, Rruhl les écarta de toute participation à la politique extérieure; dans la seconde, le parti de Potoçki parvint à rompre l'assemblée dont ilsespéraient s'emparer; dans la troisième, Clément Braniçki, palatin de Krakovie , nommé au grand-généralat de la couronne à la place de Potoçki, refusa avec fierté de s'associera leurs dangereusesintentions.Quoique ce jeillard, à la fois vaillant et naïf, ne se fût encore déclaré en faveur d'aucune des deux opinions qui se partageaient le présent et l'avenir de la république, les souvenirs de sa jeunesse, l'indépendance de sa charge et la générosité de son caractère le destinaient déjà à hériter des haines et des affections du parti français. Les Czartoryski croyaient se l'êire attaché en lui donnant en mariage une de leurs nièces, fille de Poniatowski, femme charmante et adroite qui avait la prétention de le gouverner; mais ce magnat, qui d'un côté se livrait dans sa fameuse résidence de Bialystok aux plaisirs les plus énervants, répondait de l'autre aux insinuations de LA POl ses séducteurs et aux menaces de la Russie, que, le jour où une armée étrangère entrerait en Pologne avec des intentions hostiles, il mettrait de sa propre main le feu à ses châteaux pour en éviter et l'honneur et la peine aux ennemis de son pays. La diète de 1752, assemblée à Grodno, trancha d'une manière nette et irrévocable ses penchants et son rôle. L'ambassadeur anglais, Williams, luttait alors avec le comte de Rroglie, ambassadeur de France, pour attirer la Pologne dans la coalition anglo-austro-russe qui s'ourdissait contre la France. Les Czartoryski, dominés à la fois par leur déplorable sympathie en faveur de la cour de Saint-Pétersbourg et par leur fausse passion de réforme intérieure, s'étaient saisis avec avidité de celte quatrième occasion pour arracher à la représentation nationale son consentement à une confédération générale, qui, sous la garantie des trois puissances coalisées, procéderait immédiatement à l'établissement d'une constitution nouvelle. Le comte de Broglie, récemment arrivé à Warsovie et sans relations préparées dans le pays, eut cependant le bonheur de trouver dans les traditions du parti auquel avait pendant neuf ans présidé la famille Potoçki, de quoi réveiller en un instant toutes les vieilles sympathies de la république à l'égard de la France. Tout ce qu'il y avait de plus éclairé et de plus généreux parmi la génération moderne de la noblesse se trouvait emportédansl'attraction de laFrance,soit,pai ^"habitude alors presque générale d'allercherches a Paris et à Lunéville une éducation plusphilosophique et plus libérale, soit par les continuels rapports de politique et d'intérêt qui depuis l'élévation de Leszczynski liait les deux pays, soit enfin par celte inexplicable fraternité de passions et d'instincts qui semble, de temps immémorial, les avoir fondus tous les deux dans le même moule et dans la même histoire. La diète qui devait soumettre à jamais les relations extérieures de la république à l'influencé russe, et son avenir intérieur à lambition des Czartoryski, fut dissoute par les partisans de l'alliance française, et Bra-niçki,qui ayait accordé la sanction de son autorité à cette rupture, se déclara par cela même adversaire public des Czartoryski. Jusque-là ce parti, qui, en rejetant avec indignation la protection, c'est-à-dire la domination moskovite, se vouait en même temps à la défense des vieux abus de la constitution républicaine, avait pour tome m. OGNE. 121 lui la légitimité de la conservation, les prérogatives et la popularité de ce que l'on appelait alors le patriotisme. Les réformes proposées par les Czartoryski étaient d'autant moins comprises de la nation, qu'elles se traduisaient sous les formes qui lui étaient les plus odieuses, et, quoique tous les esprits supérieurs sentissent la monstruosité des anciennes institutions laissées intactes au milieu des besoins de l'époque moderne, on ne pouvait pardonner aux réformateurs d'en livrer l'application et d'en attribuer le mérite aux plus sanglants et aux plus stupides ennemis de la patrie. Cette profonde erreur des Czartoryski, qui croyaient pouvoir bâtira l'aide de la destruction, employer la barbarie au triom-phe'du progrès, puiser le salut et la gloire de la patrie à une source impure, élever avec les bras de la Russie une forteresse contre la Russie; celte orgueilleuse prétention de faire de la logique avec de la contradiction, dépassait de trop l'honnête et franche intelligence de leur époque. Elle avait à la fois les apparences d'une ambition corrompue, et le tort immense de discréditer à jamais les perfections et les changements les plus urgents, en les associant dans l'opinion avec l'intervention extérieure, c'est-à-dire avec ce qu'il y avait alors de plus évidemment meurtrier. Cet égarement, inconcevable chez des hommes aussi supérieurs, donna au parti opposé une vigueur et surtout une popularité qu'il eût été incapable de trouver en lui-même. En quatre ans le comte de Broglie parvint à rallier, contre les Czartoryski, une énorme majorité nationale à côté de la coalition formidable qu'il formait de tous les ennemis de la Russie, y compris même la cour de Saxe, qu'il réussit à détacher pour un moment de ses plus fidèles protecteurs. "Vers le commencement de 1756, la Suède, la Turquie, les Tatars et les Kosaks, travaillés par l'influence de cet homme extraordinaire, allaient fondre tous à la fois sur l'empire moskovite, pendant que le soulèvement des Hongrois tiendrait l'Autriche en respect, et qu'une confédération générale, pourvue d'armes et d'argent par la France, éclaterait dans toutes les provinces de la Pologne, pour redresser les vices de sa constitution, sans cependant altérer les principes républicains sur lesquels reposaient la force et la majesté traditionnelle de l'état. Un de ces caprices, si fréquents dans les cours absolues, et qui en renversant dans un jour le travail des siècles désorientent toute logique providentielle, rendit inutile ce vaste et habile écha- faudage. Le cabinet de Versailles, tombant sous l'influence de nouveaux favoris, et prenant pour prétexte l'envahissement de la Saxe par Frédéric II et son alliance imprévue avec Angleterre, désavoua la conduite de son ambassadeur à Warsovie et passa subitement dans le camp des Autrichiens et des Russes. Les républicains et la coalition formée par le comte de Rroglie contre ces deux puissances se trouvèrent abandonnés à l'instant d'entrer en campagne, comme l'avaient déjà été toutes les confédérations livrées à la frivole et inconstante politique qui avait voulu donner des rois à la Pologne sans savoir les y soutenir. Auguste 111, chassé de ses états héréditaires, que Bruhl avait ruinés et désarmés pour lutter dignement de faste et de prodigalité avec la noblesse warsovienne, revint, comme en 1745, implorer le secours de la république contre son impitoyable vainqueur. Maintenant, comme alors, les deux partis, des républicains et des réformateurs, offrirent au roi l'appui de leur force, mais chacun avec des conditions exclusives à l'égard de ses adversaires.Maintenant, comme alors, Bruhl, redoutant toujours moins la ruine et le détrônement de son maître qu'une confédération polonaise, écarta ce double dévouement et s'adressa à la tzarine pour obtenir d'elle, contre le roi de Prusse, l'armée qu'elle avait destinée contre la France. Les subsides que celle-ci devait accorder à la confédération de Braniçki remplacèrent ceux que l'Angleterre s'était engagée à fournir, et cent mille Moskovites, aux ordres du général Apraxine, traversèrent une seconde fois les provinces septentrionales de la république pour aller châtier le caustique Prussien d'une mauvaise plaisanterie sur les appas de leur souveraine. Celte guerre fameuse, qui allait bouleverser toute l'Europe et sacrifier un demi-million d'hommes pour la rédemption d'un calembour, était l'ouvrage commun du célèbre Kaunitz et de Bruhl. Et quoique la participation de celui-ci se fût bornée à rapporter à Saint-Pétersbourg les railleries vraies ou supposées de Frédéric, celte participation lui fit aussitôt une réputation d'habileté et de pénétration qu'il ne manqua pas d'exploiter dans ses vues d'asservissement sur la république. Profitant de l'ascendant que ce premier succès lui donnait à Saint-Pétersbourg, il déclara une guerre ouverte aux princes Czartoryski, qui, se voyant ayee dépit négliges d'Elisabeth, cherchèrent dès lors à s'établir dans les faveurs de son successeur, et surtout dans celles de la princesse qui, par son génie et son audace, était appelée ou à gouverner ou à détrôner ce successeur. Ils eurent aussitôt l'adresse ou plutôt le bonheur de donner à leurs profonds desseins une tournure dont ni la défiance méchante de Bruhl, ni les scrupules de la tzarine, ni l'instinct de ses conseillers ne devi-nèrentla portée. Us choisirent pour agent de cette mission leur propre neveu, l'un des fils de ce fameux Poniatowski, qui, après avoir alternativement et avec le même éclat servi Charles XII, Auguste II et Leszczynski, avait enfin trouvé dans son alliance avec la sœur des Czartoryski l'auréole vaniteuse qui manquait à l'origine de sa famille. Stanislas-Auguste Poniatowski, introduit à la cour de Saint-Pétersbourg par ce célèbre Williams que les Czartoryski avaient pour jamais gagné à leur politique, saisit avec le discernement d'un jeune homme spirituel et corrompu toutes les faiblesses de cet étrange réceptacle de débauche, de barbarie et de despotisme. La vieillesse d'Elisabeth, tourmentée par les responsabilités de la guerre de Sept-Ans, léguait l'empire à son neveu, Pierre de IIolstcin-Gottorp,prince bizarre et repoussant, auquel cependant un certain sentiment de franchise ou plutôt de vanité militaire inspirait une admiration généreuse pour tout ce qui lui était supérieur. Il était malheureusement impossible d'apprécier cette bonne nature sous les formes ridicules et brutales qui les couvraient, surtout dans une cour d'aventuriers et de femmes perdues, qu'aucun frein de morale ni de justice ne rattachait aux nécessités du lendemain. Sa femme, princesse d'Anhalt-Zerbst, depuis si célèbre sous le nom de Catherine II, profitait déjà de l'aversion que ce prince inspirait à la cour, pour se livrer à la fois à la licence effrénée de son tempérament et aux vastes espérances de son ambition. Elle se faisait à la fois plaindre comme un martyr, désirer comme une courtisane et craindre comme un conspirateur. Abandonnée de son mari, négligée de l'impératrice, étrangère et désarmée au milieu de ce sérail moitié asiatique moitié européen, elle s'était créé une puissance mystérieuse et isolée que les distraites inquiétudes du successeur et des favoris ignoraient, mais que tous les esprits pénétrants considéraient déjà comme le véritable pivot de l'avenir. Le jeune Poniatowski introduit par l'ambassadeur anglais dans cet intime foyer s'empara du cœur de la princesse et donna un immense triomphe aux Czartoryski. La première larme d'amour que Catherine posa sur son front, y resta POLOGNE comme un oint ineffaçable pour briller un jour dans les diamants de sa couronne, comme si la puissance parricide qui devait perdre la Pologne ne put sortir que d'un baiser adultère. Les Czartoryski, assurés de gouverner l'avenir, bravaient avec dédain la haine de Bruhl et l'espèce de visirat qu'il s'arrogeait dans le présent à la faveur des égarements de la vieille impératrice. Trop âgés pour ambitionner sérieusement une élévation personnelle, ils se plaisaient à reverser déjà sur leurs heureux neveux la passion et les espérances de leur école politique, quoique personne au monde ne fût moins capable qu'eux de la réaliser. Leur persévérance, aveuglée par la présomption de l'infaillibité que les caractères puissants aiment attribuer à leurs efforts, travaillait, au milieu du chaos où sommeillait la république, comme pour un héritage assuré. Pendant que le parti républicain, représenté en Pologne par Braniçki et les jeunes Potoçki, et en Litvanie par le prince Charles Radziwill, s'ensevelissait dans le dépit de sa défaite sans rien créer pour l'avenir ; eux, les preneurs de l'intervention du vandalisme moskovite, régénéraient la littérature, les mœurs et le goût national, luttaient corps à corps avec l'apathie des masses, et semblaient vouloir les élever malgré elles jusqu'à la hauteur des audacieuses réformes qu'ils avaient inscrites sur leur bannière. D'une autre part, des hommes d'un génie actif et d'une trempe exceptionnelle, mus par l'esprit critique qui agitait l'Occident, coopéraient depuis plusieurs années à cette refonte radicale de la société polonaise, sans avoir, comme les Czartoryski, à se reprocher de ne voir dans les révolutions intellectuelles qu'un instrument de réaction étrangère contre les franchises de l'état. Jusqu'en 4740, l'éducation publique avait été presque exclusivement abandonnée aux jésuites. Les velléités d'intolérance qui se manifestaient depuis un demi-siècle contre les protestants, la paresse et l'abrutissement de la noblesse, la ruine graduelle des vertus civiques qui avaient jadis soutenu l'état contre toutes les vicissitudes de la fortune, l'aversion des populations du rite grec, celle de la Kourlande et des villes prussiennes pour la domination polonaise, et, en un mot, tous les malheurs résultés des préjugés de la masse souveraine, étaient l'ouvrage direct ou indirect de cet ordre dangereux. D'immenses richesses, la faiblesse des rois, un système suivi et habile d'obscurantisme, l'engouement de plu- sieurs générations lui avaient donné une telle prépondérance dans l'état, qu'il n'y avait guère qu'une révolution générale dans l'esprit européen qui pût renverser sa domination en Pologne. Un homme courageux et profondément pénétré de sa mission entreprit cependant de devancer l'influence de cette révolution et d'arracher l'éducation publique à cette puissance, et cela dans un état dont l'éducation constituait toute la force et toute la moralité politique. Cet homme était un simple prêtre de l'ordre des Piiarisles, nommé Konarski. Wladislas IV, prévoyant l'envahissante suprématie que les jésuites de son temps cherchaient à étendre sur la Pologne, leuravait opposé cet odre rival, presque indépendant de la cour romaine, de la discipline de l'église, et exclusivement consacré à l'éducation de la jeunesse; mais les jésuites, écrasant cette modeste confrérie de tout le poids de leur haine et de leur crédit, conservèrent pendant plus d'un siècle leur empire, et Auguste III les trouva en pleine possession du génie public en Pologne. Konarski, avant d'attaquer les jésuitcs,commença par réformer son propre ordre, en 1740, puis, armé des richesses de savoir qu'il avait puisées dans ses voyages à l'étranger et de la persévérance infatigable que lui inspirait son zèle pour le bien de l'état, il s'éleva avec indignation contre tous les abus de l'éducation et de la politique nationales, il démontra les déplorables effets de l'ignorance sur l'exercice de la souveraineté collective, en lui attribuant la rupture des diètes,les absurdités du liberum veto, et la facilité d'influence que les puissances étrangères trouvaient dans les assemblées législatives et électives de la République.Comprenant quela langue d'une nation qui se gouverne par elle-même est le premier instrument de sa conscience politique et de son autorité, il s'attacha par-dessus tout à rendre à l'organe de son pays la pureté et la vigueur qu'il avait perdues sous la domination barbare des jésuites. Les frères Zaluski, Joseph et André, l'un évêque de Kiiow, l'autre de Krakovie, Joseph Iablonowski, palatin de Nowogrodek, et les Czario-ryski eux-mêmes participèrent à l'envi à cette œuvre décisive, en fondant de célèbres bibliothèques et en réhabilitant par tous les moyens qui étaient en leur pouvoir la littérature et les sciences polonaises. Tout ce travail d'intelligence, inaccessible à l'épaisse méchanceté des cours voisines, échappait également à la soupçonneuse jalousie des 124 LÀ POI. courtisans saxons. Bruhl, croyant ses rivaux vaincus, parce que leur politique s'était d'une part recueillie dans les intimités nationales, et de l'autre dans les sombres mystères des intrigues de Saint-Pétersbourg, continuait à jouir nonchalamment des faveurs d'Elisabeth et du silence des deux partis rivaux, pendant qu'ici tout se préparait à une révolution générale, et que là - bas un jeune ambitieux détrônait la dynastie saxonne. Elisabeth, inépuisable dans son insolente bienveillance pour cette famille, donnait au fds le duché de Kourlande après avoir vengé le père des invasions prussiennes. Pendant que Frédéric, battant et battu, ravageait les provinces de l'ouest de la Pologne, enlevait des recrues jusque dansWarsovie et infestait la république de fausse monnaie; pendant que les armées russe et autrichienne la traversaient dans tous les sens et y prenaient chaque année leurs quartiers d'hiver ; pendant que les diètes, régulièrement rompues, laissaient le roi et son ministre sans moyen ni de nuire ni d'être utiles à l'état, l'un et l'autre, faisant abstraction volontaire d'une royauté dont ils n'exploitaient que le titre, cherchaient à s'abriter de plus en plus sous la protection de la tzarine. Ils avaient imaginé d'envoyer auprès d'Elisabeth le plus séduisant des iils du roi, et d'obtenir pour ce jeune prince la couronne de Kourlande, faisant ainsi, sans s'en douter, la contre-partie de l'intrigue des Czartoryski auprès de la princesse d'Anhalt-Zerbst. En effet, le jeune Charles plut tellement à la tzarine qu'elle le nomma duc de Kourlande, à l'exclusion absolue des droits de Biren qui vivait toujours dans son triste exil. La diète assemblée pour confirmer cette investiture fut rompue comme toutes les précédentes, mais le roi la remplaça par une commission de sénateurs qui, malgré la vive et habile opposition de Michel Czartoryski, autorisa Auguste à disposer à son gré de ce trône vacant. Le prince Charles, en même temps désigné par Elisabeth, élu par les Kourlandais, confirmé par le sénat et nommé par son père, reçoit ses titres à Millau , dans les premiers jours de 1759. La cour commençait à triompher de toutes parts, après cinq ans des plus sanglantes épreuves. Frédéric, d'abord maître de la Saxe, allait être accablé par le nombre et l'implacable persévérance de ses ennemis. Bruhl, ruiné dans les états héréditaires de son maître, acquérait en Pologne des biens immenses et s'y formait une domination familière OGNE. que lui avaient jusqu'alors refusée et les lois et les mœurs du pays. Il s'affermissait d'ailleurs tous les jours en distribuant les charges secondaires à des protestants et même à des étrangers, auxquels il imposait pour première condition de ses faveurs une haine éternelle contre la noblesse et les institutions de la république. Le roi chassé d'abord de son électorat et seulement toléré comme un fugitif dans son royaume électif reconquérait en même temps Dresde et Mittau, et pensait déjà, ou plutôt laissait son ministre penser à l'établissement de l'hérédité de la couronne polonaise dans la dynastie saxonne. Enfin, les deux puissantes oppositions qui avaient pendant plus de vingt ans agité son règne semblaient toutes les deux désarmées, et la turbulente république paraissait abdiquer aux pieds de sa majesté sans qu'il lui en eût coûté une bataille ou un coup d'état. C'est au plus haut période de celte fallacieuse prospérité, que la mort d'Elisabeth, survenue le 5 janvier 1762, renversa du même coup les rêves ambitieux de Bruhl, le nouveau duc de Kourlande et les espérances héréditaires d'Auguste. Pierre III, en montant sur le trône de Russie, fait la paix avec Frédéric aux abois et rappelle Biren de l'exil pour luirendre la couronne de Kourlande. Catherine, tout en détrônant et en faisant mourir son mari, continue sa politique à l'égard du roi de Prusse et de l'électeur, en donnant au premier son alliance, au second son mépris. La cour de Warsovie, après avoir cherché en vain à fléchir la nouvelle tzarine par de misérables bassesses, n'eut d'autre ressource que de se jeter dans les bras de ce parti républicain qui, longtemps oublié dans ses châteaux solitaires, abandonné de la France et découragé par une longue série de mécomptes, s'était tout à coup réveillé dausses ressentiments contre les Czartoryski, à la nouvelle de la mort d'Elisabeth et du parti que cette puissante maison ne pouvait manquer d'en tirer. Quoique l'intimité de Catherine et de Poniatowski se fût sensiblement refroidie depuis quatre ans, et que même le fils d'Auguste Czartoryski eût déjà supplanté son cousin dans la candidature éventuelle de la couronne polonaise, l'autorité des deux vieillards qui gouvernaient cette faction avait su combiner ces intérêts divers et leur imposer une espèce de drapeau commun. Le jeune Czartoryski paraissait d'ailleurs volontairement disposé à céder ses prétentions aux droits plus anciens de Po» niatowski. Son oncle, le prince Michel, patriarche de la famille, ne favorisant l'ambition de ses neveux que pour accomplir sous leur nom ses éternels projets de réforme, s'empressa de donner son assentiment à ce sacrifice, parce que le caractère frivole et malléable de Poniatowski lui promettait un ascendant sans contrôle dans l'état. Auguste III, miné par le chagrin de sa disgrâce et surtout par les outrages dont son fils Charles était l'objet en Kourlande, que Biren envahissait avec une armée russe, dépérissait de jour e» jour ; mais les Czartoryski, impatients de réaliser leurs vastes desseins, avaient résolu de ne point attendre sa mort et de le détrôner 'année même, dans la crainte que, dans l'intervalle, la politique toujours variable du cabinet russe ne changeât de dispositions à leur égard. Aussitôt que Catherine eut envoyé Keyserling à Warsovie, avec l'ordre d'élever au trône de Pologne l'un de ses deux jeunes favoris, les vieux princes réunirent leur nombreuse clientèle et armèrent toutes leurs troupes en Litvanie dont Mi-chelétait chancelier, dansla Petite-Russie dontson frère Auguste était palatin, et à Warsovie môme où ce dernier commandait le régiment des gardes. Us envoyèrent en môme temps demander à Saint-Pétersbourg que l'armée, rassemblée sur la frontière de Kourlande, entrât dans la république pour soutenir leur audacieuse révolte. Ce dernier attentat, qui n'était après tout que le dénoûment nécessaire et prévu de leur longue conjuration, mais dont l'indolence de la nation n'avait jamais voulu les croire capables, retentit comme un cri d'alarme dans toutes les provinces. Le parti républicain, encouragé par les sympathies et le concours de tout ce qui conservait encore quelque instinct d'indépendance et d'honneur patriotique monta à cheval, et les deux camps passant à leurs députés la procuration de leur frénésie, se rencontrèrent face à face et le sabre nu dans la diète, ouverte le 4 octobre à Grodno sous le bâton du vénérable Ma-fachowski. Le vieux général Braniçki avait déposé le sort du parti républicain sur l'intrépide Mokranowski et sur le prince Radziwill, jeune magnat qui, Par l'incroyable étendue de ses richesses et de sa Puissance, gouvernait presque toute la noblesse btvanienne, et par la sauvage énergie de son ca-racière faisait également trembler ses amis et ses ennemis. Il résolut de sabrer en pleine diète la 'action des Czartoryski, qui, décidée de son côté à en finir avec ses adversaires, dès le second jour des délibérations entra dans la salle des séances munie d'armes à feu. Les Czartoryski, qui d'ailleurs redoutaient le jugement de la nation et ne pouvaient ;ie dissimuler leur crime, ne cherchaient qu'à rompre la diète avant toute discussion sérieuse. Us saisirent le prétexte de l'introduction d'un des fils de Bruhl dans le sein de l'assemblée pour la déclarer illégale. Le jeune Poniatowski, meneur visible de la faction, s'empara le premier de la parole, pour s'écrier que la diète ne pouvait avoir force de loi tant qu'un étranger siégerait sur ses bancs, et il fit un geste auquel ses partisans et ses ennemis répondirent à la fois en tirant leurs sabres. Mais la terreur d'un combat sans exemple dans les fastes des assemblées représentatives brilla dans tous les regards avec la lame des fers sortis du fourreau. Le maréchal Malaehowski, aidé des moins furieux, se précipite à travers cette herse de pointes, les suspend toutes, et les fait baisser au nom de la majesté du lieu qu'elles ont osé profaner de leur éclat fratricide; la séance est de nouveau suspendue, et à l'ouverture de la troisième assemblée le veto de rupture proféré par un obscur gentilhomme disperse la diète. La lutte, éludée un instant dans le sein de la représentation, se transporta avec une double fureur dans les provinces, où chacun des deux partis se mit à soulever ses dépendances et à recruter une armée. Le roi épouvanté s'enfuit à Dresde dans le mois d'avril 1763, où il ne tarda pas à être suivi du duc de Kourlande, qui, après une année de courageuse mais vaine résistance à Mittau, fut obligé de céder sa couronne à Biren. Les deux partis, délivrés de toute contrainte par ce départ, s'abandonnèrent à toute la violence de leur haine. Les républicains apprirent en frémissant que l'armée russe, appelée par la faction des Czartoryski, était déjà au centre de la Litvanie, et que la tzarine avait fait accompagner celte invasion d'un manifeste qui ne laissait aucun refuge à l'indépendance nationale, aucun espoir à la conciliation, aucune retraite aux vaincus. Les Czartoryski, comme effrayés de leur puissance, cherchèrent à jeter une couleur d'anarchie provinciale sur ce funeste drame. Ils agitèrent les diétines pour former une confédération, et en prirent le prétexte dans la réélection du tribunal de la couronne, que leur omnipotence s'était soumis pêle-mêle avec les autres pouvoirs de l'état. Plusieurs milliers de gentilshommes, assemblés en automne pour nommer les membres du tribunal de Piotr- kow, montaient déjt ù cheval en menaçant de mort les Radziwiliens et tous ceux qui s'opposeraient aux Czartoryski, lorsque la nouvelle de la mort d'Auguste III, arrivée le 12 octobre à Warsovie, suspendit pour un instant cette grande querelle, en accordant à chacun des deux partis une part égale d'illusions et toute une histoire à refaire. Louis Mikroslawski. INTERRÈGNE. (17(55- 1764-) La mort du roi, autrefois jubilé de souveraineté nationale, simple question d'héritage ou de concurrence personnelle, s'annonçait maintenant comme une véritable révolution d'état. Ce n'était plus un homme remettant son pouvoir entre les mains des cent mille cavaliers desquels il l'avait reçu, mais toute la vieille Pologne chevaleresque et batailleuse, abdiquant aux pieds de nouvelles et implacables nécessités. Les deux règnes saxons n'avaient été qu'un ajournement de cette inévitable refonte de la société polonaise, et, comme tous les ajournements historiques émis sous une influence étrangère, ils avaientaugmenté la dette du pays envers l'avenir de tout ce qu'ils avaient refusé aux exigences de leur propre époque. La Pologne avait donc à rattraper en quelques mois soixante ans d'existence, et cela sous peine de mort, carie temps est un rude créancier et ne compose jamais avec ses débiteurs. Chacun des deux partis qui, sous les noms également hypocrites de républicains et de réformateurs, partageaient la Pologne, entendaient parfaitement cet avertissement lugubre ; mais chacun d'eux voulait y répondre dans sa langue, qui n'était point celle de la question. Le temps ne condamnait pas la démocratie polonaise, mais la race déchue et usée qui s'obstinait à en garder le monopole sans en avoir conservé les vertus. Le temps ne condamnait pas [la centralisation executive des Czartoryski, mais les odieux instruments par lesquels ils prétendaient l'introduire. Le temps réclamait à la fois la démocratie législative et la centralisation executive; mais celle-ci sortie de celle-là et non confiée à l'invasion et à la monarchie installée par elle ; mais celle-là appuyée sur celle-ci et non perdue dans les désordres d'une noblesse ruinée d'Ame et de fortune, épuisée comme doit l'être tout ce qui a fait son service dans des conditions finies. La liberté est immortelle : ce n'est donc pas à elle que peut s'attaquer la chronologie, mais aux agents exécutoires qu'elle emploie. Il s'agissait de lui élever une assise nouvelle, et de l'arracher aux froides étreintes d'un vieillard pour lui donner un empire vierge et vigoureux. Il fallait l'étendre à toute la société polonaise pour qu'elle pût mettre en mouvement les forces immenses et inconnues qui n'avaient pas encore travaillé pour elle. Les deux partis à la fois eussent trouvé dans une pareille révolution la traduction de leurs désirs, et le seul cas possible d'harmonie entre la conservation du principe qui est absolu et le changement des formes qui sont relatives. Ce qui fait que les partis tuent les républiques n'est pas du tout leur divergence, mais leur hypocrisie. C'est parce qu'ils s'attaquent par leurs côtés négatifs, et cachent leurs instincts utiles pour ne s'opposer que leurs instincts vicieux. Cela lient un peu à la nature de la vanité humaine, qui cherche moins les avantages que les honneurs de la raison, mais plus encore à la nature des circonstances extérieures, sous l'empire desquelles toutes dissensions intestines sont obligées de se développer. Quand une république, comme la Pologne, voit grandir autour d'elle des puissances d'un caractère antipathique, elle ne s'appartient pas plus dans l'expression de sa volonté intérieure que dans ses alliances étrangères. Elle perd la responsabilité de ses torts avec sa dignité nationale, cl on chercherait en vain les secrets de son histoire dans l'élude exclusive de ses factions. Cette considération nous oblige, avant tout, de jeter un coup d'œil sur les influences fatales qui l'environnaient. Par une fatalité que l'on a souvent remarquée aulourdes empires mourants, toutes les rivalités voisines qui, pendant les deux règnes de la dynastie saxonne, avaient seules suspendu le démembrement de la république, se trouvaient éteintes dans une soif générale de repos. Dix-huit années de guerre n'avaient servi qu'à improviser un royaume artificiel et à ajouter un nom extraordinaire à l'histoire du xviiic, siècle. Frédéric II, roi de Prusse, objet de cette rare faveur, l'avait achetée trop cher pour en compromettre la jouissance ; quoiqu'il professât un mépris spirituel pour la nouvelle czarine de Russie, ses intérêts politiques le rapprochaient d'autant plus de la cour de Saint-Pétersbourg, qu'il se sentait à la veille d'une rupture avec l'Angleterre, la seule alliée constante et nécessaire qu'il eût eue depuis 1755. Marie-Thérèse, également irritée contre Frédéric et contre la czarine, était sans doute le moins dangereux parmi les trois protecteurs dont la république pût alors invoquer l'arbitrage; mais outre qu'il n'y a pas d'arbitrage qui ne soit en môme temps une servitude, celui de l'impératrice ne promettait qu'un vain et passager échange de bons offices, sans poids véritable dans l'avenir de la Pologne; l'Autriche n'étant nullement disposée à recommencer une guerre de sept ans pour les intérêts d'un peuple dont elle avait oublié les bienfaits, et dont elle ne prévoyait que l'impuissance. En acceptant d'ailleurs l'intervention de Marie-Thérèse, il aurait fallu se soumettre à l'inamovibilité de la dynastie saxonne sur le trône de Pologne; misère dont soixante ans d'opprobres et de désastres avaient suffisamment dégoûté la république. Après ces trois interventions nuisibles et omnipotentes, venaient les trois interventions favorables mais impuissantes de la Suède, de la Turquie et de la France. La fameuse coalition de ces étals, ourdie autrefois par le comte de Broglie contre l'ambition moskovite, avait été dissoute, comme nous l'avons vu plus haut, par la frivolité des ministres et des maîtresses de Louis XV. Il n'en restait plus qu'un vague souvenir presque entièrement effacé par les distractions de la guerre de Sept-Ans, par les soucis et les désenchantements intérieurs de la France. Le gouvernement français avait perdu toute espèce de crédit à Warsovie, et n'y avait plus d'ambassadeur que par pure convenance diplomatique. La Suède, épuisée par les extravagances de Charles XII, était tombée du premier au deuxième rang des puissances européennes, qu'elle ne pouvait encore conserver qu'à force de réserve vis-à-vis de la Russie. La Turquie, que sa classification exceptionnelle en dehors de l'équilibre civilisé aurait pu rendre moins attentive aux conventions de la politique européenne, se trouvait paralysée par la barbarie de son gouvernement. Le sultan, homme énergique, mais scrupuleux et ignorant, se laissa persuader par les vieillards efféminés du divan qui n'envisageaient que les dangers de la guerre, que la succession au trône de Pologne était entièrement étrangère ailx traités antérieurs, et ne fournissait à la Porte aucun prétexte loyal d'intervention. Le Khan "es Tatars seul, prince éclairé sur ses intérêts et prévoyant l'avenir, résolut de rassembler cent mille cavaliers sur les frontières de la Russie, malgré l'abandon auquel le livrait l'insouciance de la Porte, et le peu d'espoir qu'il avait d'obtenir de la France les subsides nécessaires à une pareille expédition. Mais avant qu'il eût ramassé ses hordes éparses dans les pâturages au delà du Dnieper, la czarine avait le temps d'introduire ses armées en Pologne, et d'imposer à la république un monarque de son choix. On était donc arrivé au terme S i longtemps jugé irréalisable, où toutes les puissances voisines de la Pologne suspendraient leurs jalousies et leurs haines mutuelles pour la livrer sans pitié et réflexion au féroce appétit de la Russie. De quelque part que se tournât maintenant la république, partout elle rencontrait des ennemis, des indifférents ou des ingrats. Elle avait perdu jusqu'aux chances de pouvoir mourjr avec honneur et les armes à la main; le peu de forces actives que lui avaient laissées Auguste IIl et Bruhl, se trouvant à la merci de cette puissante et ambitieuse faction qui osait considérer l'alliance russe comme unique point d'appui, auquel pût encore se rattacher l'existence de l'état. L'influence des Czartoryski, privée de cet éclat insolent que les oligarchies passagères aiment à étaler dans les républiques déchues, n'en avait que mieux enlacé l'avenir de la Pologne dans ses prévisions et dans ses nécessités. Bruhl ayant, presque immédiatement suivi son maître au tombeau, toutes les traditions gouvernementales et tous les genres d'autorité se trouvèrent concentrés dans les mains des deux vieillards, principalement dans celles du prince Michel qui, tranquille et dédaigneux au milieu de l'orage épouvantable amassé sur la république, achevait avec célérité et mystère cette fameuse constitution dont il avait fait toute l'ambition et toute la gloire de sa vie. Son orgueilleuse sécurité reposait sur dos certitudes trop laborieusement établies, pour que l'opposition décousue du parti républicain pût le distraire d'un travail dont le succès devait seul excuser les dangers. La vanité et l'ambition de la czarine lui garantissaient tout le côté matériel de son triomphe. L'armée russe occupait déjà la Kourlande et une grande partie de la Litvanie. Elle avait même un corps de troupes dans la Prusse polonaise, placée depuis longtemps en observation aux environs de Graudentz, sous le prétexte de garder les magasins militaires établis dans celte ville. Le vieux ambassadeur de Russie, Keyserling, associé à la politique insinuante et tenace des Czartoryski, répétait avec une apparence de bonhomie bienveillante, qu'il était temps que la Pologne se débarrassât de ses dynasties étrangères et cherchât un roi parmi sa propre noblesse, excluant ainsi les prétentions du fils d'Auguste III en faveur de Poniatowski, qui, n'envisageant danscette sanglante comédie qu'une satisfaction de souvenirs galants et d'amour-propre, affectait assez gauchement les allures d'un prétendant persécuté. Son élévation devenait, au reste, de plus en plus problématique. Après avoir écarté la concurrence du jeune Adam Czartoryski, fils du vieux prince Auguste, il avait encore à lutter contre le jeune électeur de Saxe, soutenu par l'Autriche et la France, contre le grand général Brnniçki, soutenu par le parti républicain; mais ce qui pis était, contre ses héritiers présomptifs d'amour, soutenus par les insatiables passions de la czarine. Les scandales de sa jeunesse avaient en quelque sorte formé une école nouvelle de concurrence, qui, comme toutes les inventions honteuses, semblait devoir commencer par attaquer la fortune de son propre inventeur. La couronne polonaise, que l'on avait d'abord accordée à la gloire militaire, ensuite à la popularité, ensuite à l'influence politique, flottait maintenant au gré d'un caprice de femme. Comme autrefois tout gentilhomme armé d'un sabre, maintenant tout beau garçon intrigant se croyait des droits au sceptre de Batory et de Sobieski. Poniatowskiavait enseigné à tous le chemin de Saint-Pétersbourg ; et depuis sa disgrâce, bien d'ignominieuses ambitions en avaient profité. Le dernier et le plus dangereux de ses rivaux fut le jeune Michel Oginski, célèbre par les grâces de sa figure, par sa fabuleuse opulence et par la similitude de rattachement que lui portail l'ambassadeur danois Osten, avec celui que Poniatowski avait autrefois inspiré à l'ambassadeur d'Angleterre Williams. Ce jeune homme, d'ailleurs instruit et d'un caractère doux et loyal, était entré à la fois dans la famille et dans la politique des Czartoryski en épousant la fille du prince Michel, et en faisant son éducation sous les yeux de cet homme extraordinaire. La czarine, profitant largement de l'indulgence de son favori Orloff, avait d'abord admis Oginski dans son intimité; mais les habitudes calmes et uniformément tendres de ce nouvel amant fatiguèrent bientôt les fureurs inquiètes d'une femme orgueilleuse et sans pudeur. En attendant cependant que la publicité eût ajouté ce nouveau scandale aux hontes de l'interrègne de Pologne, les Czartoryski montraient déjà avec orgueil trois jeunes candidats au trône dans leur famille, sans compter le vieux prince Auguste lui-même, qui n'avait pas encore franchement renoncé à concourir avec son propre fils et ses deux neveux. Il était impossible qu'une pareille complication de rivalités et d'intérêts dans la môme famille, ne dérangeât pas un peu l'harmonie qui, durant le règne d'Auguste III, avait présidé à ses vastes et profonds desseins. Le prince Auguste, surtout, à peu près étranger aux instincts réformateurs de son frère, voyait Poniatowski avec dépit et dédain. Poniatowski, de son côté, rendant justice aux lâchetés de son caractère, et se sachant au fond de son âme incapable d'inspirer une estime véritable à dos vieillards aussi pénétrants, n'avait pour ses oncles que tout juste les égards nécessaires à sa propre élévation. Il se méfiait de son oncle Auguste et de ses deux cousins, avec la jalousie soupçonneuse d'une âme mesquine vis-à-vis de rivaux supérieurs; et s'il montrait tant de déférence au prince Michel, c'est qu'il lui connaissait un grand désintéressement personnel, et le savait exclusivement occupé de projets législatifs. À ces embarras, inévitables dans toute intrigue d'ambition, se joignaient non-sen!ement l'opposition nationale, mais encore celle que Poniatowski avait provoquée contre lui à Saint-Pétersbourg. Le comte Panine, premier ministre de la czarine, lui était favorable, parce qu'il ne voyait dans son élévation que l'occasion d'humilier le parti républicain contraire à la Russie, en l'écrasant sous le trône d'un des amants entérites de sa souveraine. Mais Orloff, qui ne pouvait s'empêcher de le considérer comme son aîné en faveurs, et l'ancien ministre Bestoujcff, vendu à la cour de Saxe, combattaient en lui, l'un son rival de boudoir, l'autre son adversaire d'intrigue. Catherine, revenue de ses illusions de femme, et ne cherchant plus dans le roi de Pologne qu'un esclave politique, paraissait indifférente sur son choix, pourvu qu'il fût de l'école des Czartoryski et servît aveuglément ses desseins. Dans toutes ses correspondances avec Keyserling et les vieux prin;es, elle affectait de traiter son ancien amant avec dédain. RICHESSES MINÉRALES DE LA POLOGNE LES SALINES DE WIELICZKA, LES MINES ET LES SOURCES MINÉRALES EN POLOGNE. Parmi toutes les richesses dont la Providence s'est plu à doter la Pologne, celles des mines ne sont pas les moins importantes. Presque partout le sol extérieur rend avec une grosse usure et la semence et les soins qu'on lui prodigue, et presque partout la terre fouillée dans ses entrailles fournit abondamment les minéraux devenus nécessaires, soit à l'agriculture, soit au luxe, soit à la guerre. Le fer et le sel sont les deux produits surabondants du terrain polonais, comme si la nature assignait d'avance à notre pays une vocation toute particulière, une vie toute rustique et guerrière à la fois; et, à vrai dire, dix siècles de notre existence passée se sont écoulés dans l'accomplissement de cette double vocation. Les côtes de la Baltique et les rives du Noteç et du Niémen recèlent de l'ambre jaune, si recherché et estimé des Romains. Près des bords de la Haute-Vistule, on rencontre des sources sulfureuses et du soufre en quantité considérable. On en ramasse sur la surface des lacs. Les sources salines sont partout, au nord aussi bien qu'au midi, dans les flancs des Karpates et dans les sables de la Masovie et de la Litvanie. Les énormes carrières de sel gemme à Bochnia età Wieliczka sont au nombre des mines les plus célèbres en Europe, et jouissent d'une grande célébrité dans le monde. La tourbe se trouve presque partout ; la plus estimée est celle des environs du lac de Goplo, des bords du Noteç et des environs de Kalisz. Le TOME ur. lignite se voit presque à la surface dans les différents endroits, près des bords de la Vistule, en Masovie, dans les pays de Sandomir et de Kalisz. La houille se montre en couches épaisses dans le coin ouest-sud de la Pologne, vers la frontière silésienne, dans le pays de Krakovie et en Galicie, où l'on a fait récemment des découvertes importantes de ce minéral. Le bitume et l'asphalte étaient presque perdus parmi les richesses minérales de la Galicie actuelle, et ne sont exploités que depuis quelques années. On se propose déjà d'en couvrir toutes les villes tant soit peu importantes. La pierre à bâtir, le gypse, le silex, le salpêtre, se trouvent répandus en très-grande quantité dans la partie sud de la Pologne, soit en longeant les Karpates, soit en visitant les collines qui bordent le Wieprz et le Bug, soit en parcourant le plateau de la Podolie et les monticules de l'Ukraine. Dans ce dernier pays, à dix-huit milles au sud de Kiiow, on a découvert en 1853 une carrière de la pierre de Labrador. En Podolie, on trouve des mines de verre dit moskovite. L'albâtre est disséminé çà et là en de rares morceaux. Mais en revanche le pays se trouve pourvu abondamment en marbres de toutes les couleurs et des plus belles variétés. Il y a à Warsovie une colonne en marbre, haute de vingt-neuf pieds, tirée d'un seul bloc des mines de Chenciny.On en a extrait une autre qui avait quarante-deux pieds de hauteur ; mais elle s'est cassée dans le transport. Les plus beaux monuments de nos églises, et particulièrement ceux qui se trouvent dans la 137 cathédrale de Krakovie, proviennent des carrières de Cheneiny et de Dembnik, dans le pays de Krakovie. La pierre lithographique est rare; cependant on la trouve entre Krakovie et Czens-tochowa,dans ce foyer principal de nos richesses minérales. Parmi lesmélaux, le cuivre paraît être le plus abondant; mais on suppose qu'il commence à s'épuiser, et les frais qu'occasionnait son exploitation n'étaient pas toujours couverts parle produit. Dans les derniers lemps, on frappait dans le royaume actuel de Pologne la petite monnaie avec cette fière inscription : Du cuivre du pays, pour ne pas dire national; ce qui aurait pu paraître un excès de patriotisme aux yeux du gouvernement étranger. 11 en était de même de la monnaie d'argent. Du reste, les mines de ce dernier métal sont totalement abandonnées. L'or est une rareté et ne fut jamais sérieusement recherché. Pourtant il y en a des traces dans les montagnes Karpates ; il y a deux ou trois ruisseaux qui en roulent de minces parcelles; peut-être, en cherchant bien, on pourrait trouver des filons tant soit peu considérables. Le peuple qui habite les sommets des Karpates (voir la description de ces montagnes, T. 1er, p. 417) croit traditionnellement et avec une héroïque obstination, que de grands trésors sont enfouis dans ces lieux incultes; mais les hommes de science n'y voient qu'une superstition. Quant à nous, qui sommes un peu crédules, nous penchons pour le pressentiment du peuple, et nous voudrions que la science démontrât jusqu'à l'évidence que c'est une erreur, une superstition. Cherchez et vous trouverez.... mais peut-être faudrait-il autant de siècles pour arriver à la découverte de ce précieux métal -que le peuple a déjà mis à l'attendre, et il y a déjà dix siècles qu'il se berce de ces rêves d'or... La Pologne est peu dotée de pierres précieuses; on y trouve pourtant, par hasard, le grenat dans les blocs granitiques; le pîrot, ou grenat de Bohême; le chrysolite, ou péridot; la cornaline, la hématite. Le cristal de roche se rencontre dans le quartz ; le malachite et l'azuriie, dans les mines de cuivre près de Kieîcé ; la pierre de touche, dans le pays de Sandomir; le granit en blocs erratiques existe partout dans la partie septentrionale ; mais au sud il est peu répandu. Nous n'insisterons pas davantage sur la nomenclature générale des produits du règne minéral sur l'ancien territoire polonais, oui s'étend du bassin du Dnieper à celui de l'Oder, et de la mer Noire à la mer Baltique. Cet espace énorme, comprenant plus de quinze cents milles carrés, fut exploré et décrit scientifiquement par les savants de premier ordre, comme M. Gueltard, dans le dernier siècle, et M. Pusch, de nos jours. Leurs ouvrages sont trop connus, pour que nous ayons besoin d'en reproduire le texte. Notre but dans cet article, est, après un coup d'œil rapide et général, d'indiquer spécialement quelques lieux plus ou moins connus à nos lecteurs, et dont les localités et les richesses pourraient présenter à la fois un intérêt descriptif et une exposition fidèle de l'état actuel des choses. Dans ce dessein et avec les documents qui sont entre nos mains, nous essayerons de décrire succinctement quelques bains et mines célèbres au delà de l'Oder, et qui pourraient, certes, entrer en lutte de prééminence avec les fameux bains de l'Allemagne méridionale et de la Bohême, si le mauvais vouloir administratif des cabinets qui nous régissent ne nous coupait toute communication trop intime avec le monde extérieur, et ne nous forçait à mener une vie tout à fait isolée. Ce n'est pas la richesse matérielle qui manque à la Pologne pour jouer un rôle en Europe, c'est la liberté, c'est l'indépendance nationale. Commençons notre revue par le nord. En Kourlande, nous rencontrons la ville de Baldona, peu importante par sa population, mais construite avec élégance. Pendant la belle saison, on y voit affluer le grand monde kourlandais et litvanien, pour y prendre les eaux, et plus encore pour voir et se faire voir,et surtout pour jouer,comme à Baden-Baden. Widze, en Litvanie, à dix-huit milles et demi au nord-est de Wilna, possède une source d'eau sulfureuse, qui lui amène une grande quantité de riches visiteurs, dans la saison des eaux. Dans la direction opposée, à cinq milles de Grodno, dans le village Druzkiewik, dans des plaines de sable, se trouvent deux sources salines, examinées déjà en 1790 par ordre du roi Stanislas-Auguste, et dont on ne s'occupa sérieusement que dans les derniers temps, en 1838. Le gouvernement a ordonné récemment de construire des bâtiments pour le service des eaux. Slonsk et Ciechocinek, deux villages près de la Vistule, en Kuiavie (palatinat de Mazovie), donnent également leur nom à une saline très-considérable, et qui n'est exploitée que depuis dix ou quinze ans. On y procède par des moyens mécaniques. La compagnie doit fournir par an 150,000 quintaux de sel à raison de 5 florins (5 fr. 12 cent.) par quintal. Le gouvernement a le monopole de l'achat et de la vente, et tout ce qu'il achètera en sus de la quantité précitée, il ne le paiera que 4 florins (2 fr. 50 cent. ) par quintal. La source de Ciechocinek donne 7,(355 livres de sel sur 100,000 livres d'eau. La ville de Warsovie possédait aussi et possède encore, je crois, deux minces filets d'eau ferrugineuse, mais qui s'épuisaient à chaque instant : Une renommée égale à celle des eaux de Busk s'attache à l'eau sulfureuse de Swoszowicè, village situé à deux lieues au sud de Krakovie, en Galicie, et oit se trouve également une mine de soufre. Deux grands étangs fournissent de l'eau pour les bains que l'on prend dans des bâtiments disposés à cet effet. La foule y est grande ; les étrangers visitent Swoszowicé, par la recommandation de M. Malfatti. Mais les eaux sulfureuses le plus anciennement connues en Pologne, sont celles de Szklo, en Galicie, à huit lieues à l'ouest de Léopol. Un fa- il fallait attendre leur arrivée. Leur découverte . meux médecin polonais, Erasme Sixte,de Léopol, date de 1792; leur température à l'air était de 8°R. Le village Siekierki, dans les environs de Warsovie, a des sources semblables. Gozdzikow, à seize milles de Warsovie, dans le palatinat de Sandomir, et Nalenczow, dans le palatinat de Lublin, étaient célèbres par leurs sources d'eaux ferrugineuses. Le beau monde du royaume actuel de Pologne, et même des autres provinces polonaises, aimait à fréquenter ces endroits qui se recommandaient autant par l'efficacité de leurs eaux que par l'agrément du lieu et de la société qu'on y trouvait. On dit qu'actuellement les bains de Nalenczow sorit tout à fait abandonnés, le palais vide, le jardin désert, et les sources taries____ Mysliwczow, dans le palatinat de Kalisz, était aussi connu par ses bains ferrugineux et la perfection du service. Busk est une ancienne ville dans le palatinat de Krakovie; son cloître, fondé en 1194, fut fameux dans les temps des invasions latares. De nos jours, c'est une villa, fréquentée dans la belle saison par les premières familles du pays et même par les étrangers. Ses eaux sulfureuses, connues depuis 1785, sont en grand renom ; on dit qu'il n'y en a pas. de pareilles dans le monde. Le docteur Malfatti, de Vienne, recommandait souvent l'usage de ces bains. A côté des hôtels, pour les riches, il y a un établissement pour les pauvres régnicoles. La ville de Soleç a aussi une source d'eaux ferrugineuses; mais elles ne sont pas en grand usage. Szczerhakow est un village près de Wisliça ( palatinat de Krakovie), célèbre et fréquenté à cause de ses sources salines. On voulut y découvrir du sel ; on creusa la terre jusqu'à la profondeur de 162! toises, et on n'a rien trouvé. les avait décrits au commencement du xvue siècle, et leur attribuait des effets miraculeux. Actuellement on voit à Szklo une maison habitable pour les malades, des bains pour les militaires et pour les bourgeois, et d'autres bâtiments pour certaines maladies spéciales; il y a en outre un jardin spacieux et des chemins bordés d'arbres qui conduisent à la grande route. L'eau ferrugineuse jaillit dans un jardin ravissant, aux environs de Léopol, et qui porte le nom de cette eau. Ce jardin sert ordinairement, pendant la belle saison, le matin, de lieu de promenade pour les Léopoliens, et le soir on y donne parfois des représentations dramatiques. Krzeszowicë est un village dans les environs de Krakovie, à cinq lieues de cette ville, on y voit une jolie église, un palais élégant, des eaux ferrugineuses, et actuellement peu ou pour ainsi dire point de visiteurs. On y venait en foule lors de l'existence du grand duché de Warsovie (1809-1815), dans les temps où le prince Joseph Poniatowski faisait les honneurs et les frais de l'établissement; plus tard, on fréquentait Krzes-zowicé par habitude, par souvenir; mais de nos jours ces bains restent déserts : le grand monde les a presque oubliés, les gens aisés y trouvent plus de somptuosité que de commodités. Ainsi leur nombre diminue, ils s'envolent à l'étranger, en Allemagne, en France... On y est mieux servi, on y trouve des distractions recherchées par tous les Polonais. Krzeszowicé, d'un foyer de la fus-hion, est devenu, malgré ses bâtiments aristocratiques un séjour de fabricants : tels que drapiers, potiers, papetiers... Les mines de houille y sont exploitées en grand. Krynica, en Galicie, dans le cercle de San-decz, aune autre source d'eau ferrugineuse. Jl n'y a point d'édifice pour les bains, c'est ce qui explique l'absence des visiteurs. Auprès des mines de Zakopanë, en Galicie, à cinq lieues de Nowytarg, il y a des sources d'eau ferrugineuse. Sczawniça doit son nom et sa célébrité à ses eaux acidulées, qui se trouvent également à Kros-cien/co, à Rawa, à Tylicz, à Krosno, etc. Nous nous arrêtons à cette nomenclature aride des eaux minérales en Pologne ; nous nous bornerons à déclarer à nos lecteurs qu'il nous resterait encore plus de soixante sources à indiquer, tant en Galicie qu'en Podolie (1), si nous voulions entrer dans ces détails. Toutes ces sources, tant salines qu'acidulées, sulfureuses et ferrugineuses, n'attendent qu'une exploitation intelligente. L'exiguité de notre cadre nous oblige de glisser également sur les minières et les mines moins considérables, et de ne nous occuper que des lieux remarquables par l'importance des travaux qu'on y exécute, et notamment des mines argentifères d'Olkusz et des carrières de sel de Wieliczka. Mais auparavant arrêtons notre attention sur les mines de second ordre. Siecymine, à onze lieues à l'ouest de Kielcé, fut jadis connu par ses mines d'argent et par ses marbres. À Kiclcë, à trente-trois lieues au nord de Krakovie, on trouve des mines de fer, de cuivre, d'argent, de plomb, de calamine, de houille, de marbre. Dans le xvie siècle, l'exploitation du cuivre fut si grande aux environs de Kielcé, que les négociants étrangers venaient le chercher sur le lieu. On se souvient qu'en 1511 les Hollandais en ont chargé soixante-dix navires. De nos jours, cette ville sert de point central, de capitale aux mines du royaume actuel de Pologne ; c'est là que résident les autorités des mines du royaume et qu'on voit une école pour les mineurs (2). A deux lieues de Kielcé, on trouve le village Miedzianagora (ce qui veut dire montagne de cuivre) ; de 1816 à 1827, on y a exploité une mine de cuivre, dont le produit s'élevait à mille quintaux par an. C'est à Bialogon, à une lieue de Kielcé, que l'on façonnait le métal par les procé- (1) Les sources minérales les plus connues en Podolie sont : à Czarnokozincc, à Muksza, à Sokol, à Chodorody (eau sulfureuse); à Wistùowczyk et a Siekierzynki (eau ferrugineuse.) (?.) Les mines du royaume de Pologne employaient, avant 1 ilor. de Pologne, de valeur brute. dés les plus nouveaux. Mais depuis 1827 on s'est aperçu que le minerai devenait plus rare, que les frais d'exploitation dépassaient de beaucoup la valeur du produit; on a abandonné la mine, et on a utilisé les bâtiments en les transformant en une fabrique de machines à vapeur. Jaworznia, voisine de Kielcé, possède des mines de plomb, qui produisent par an environ deux mille quintaux de ce métal. On le fond dans les fourneaux à réverbères. A Chlewiska, à neuf milles au sud-ouest de Radom, se trouvent des mines de fer et des fabriques qui en utilisent les produits. Les mines de fer du royaume actuel de Pologne sont situées principalement dans les palatinats de Sandomir, de Krakovie, de Kalisz, de Mazovie et d'Augustow. Les forges les mieux organisées du palatinat de Sandomir, où la concentration est la plus grande, se trouvent à Su-chedniow, Parszow, Mostki, Starochowicë, Bzin, Mroczki, Samsonoui, Krolewice, avec un nombre convenable de hauts-fourneaux et vingt-six feux d'affinerie. L'usine de Starochowicé possède un laminoir. À Panko-w, dans le palatinat de Kalisz, ily a un haut-fourneau et cinq feux d'affinerie. Tous ces établissements, appartenant au trésor, montés en machines à cylindres, mues par lava-peur, fournissent annuellement cent mille quintaux de fonte. En 1857, le gouvernement a fait affermer pour vingt-cinq ans les mines de fer à un capitaliste, qui s'est engagé à extraire par an quatre cent quatre-vingt mille quintaux de minerai, et de payer chaque quintal 5 fl. 6 gr. de Pologne (en tout, 1,556,000fl. de Pologne, ou 960,000 fr.), et trois gros et demi par quintal pour l'entretien de l'école des mines (en tout, 56,00011. de Pologne, ou 28,750 fr.) Plus de quarante forges dans les propriétés privées et aux frais des particuliers, possèdent vingt-six hauts-fourneaux et cent huit feux d'affinerie. Le nombre des forges augmente presque tous les jours, et l'on suppose qu'il est possible d'obtenir, dans le seul royaume actuel de Pologne, environ huit cent mille quintaux de fer par an. Les autres provinces de la Pologne possèdent également des forges considérables ; on tire le minerai des mines et des prairies. En Galicie, les forges de Zakopanë ont une grande répuiation ; mais le montant de leur produit nous est inconnu. Le petit pays de Krakovie possède aussi des mines; ce n'est plus le fer, mais la houille, le zinc, le marbre, qui font son orgueil. Les mines nationales de Iaworzno ont fourni en 1830 environ cinq cent mille quintaux de charbon de terre, dix-huit cents d'alun et huit mille huit cent de zinc. A Mienkinia, Krzeszowicd, Czerna, Dembnik, dans le même pays, et à Skala, Kielcé, Kunow, et dans beaucoup d'autres endroits du royaume actuel de Pologne, on trouve du marbre en abondance; les paysans des environs en construisent leurs cabanes, et ne se doutent même pas de la splendeur de leurs habitations recouvertes de chaume ; la terre glaise est le ciment principal et le poli de ces palais en marbre de couleur, noire, rouge, bigarrée. A Poremba et Dembnik, on a découvert récemment des gisements considérables de la houille, et on s'est empressé de les exploiter. En sortant du pays de Krakovie, on entre de nouveau dans le royaume de Pologne. A l'ouest, vers la frontière silésienne, on rencontre les houillères de Bendzin, de Reden, de Xavier, qui fournissent annuellement environ six cent mille quintaux de charbon; les gisements ont de quatre à six toises d'épaisseur. Trois machines à vapeur servent à l'extraction du minerai ; des chemins de fer, établis en 1823 et 1828, le portent aux mines de zinc, dans les environs. La mine Félix, près de Slawkow, a des gisements de deux à quatre toises d'épaisseur, et fournit, à l'aide de machines à vapeur, environ cent trente mille quintaux de charbon. La mine Thadé, d'une épaisseur de trois à quatre pouces, au moyen d'une galerie souterraine de six cent soixante-quatorze toises de profondeur, donne annuellement de vingt-quatre à trente-trois mille quintaux de minerai. On exploite avec un égal avantage les mines de houille à MUewicé, Sielcé, Bobrek, Dankowka, Ostrogorka, Niwki, etc. Les mines de charbon, dans les propriétés des particuliers, fournissent par an environ deux cent cinquante mille quintaux de charbon. C'est dans ce coin de terre, entre Siewierz, Czeladz, Slawkow et Olkusz, que se rencontrent les plus énormes masses de galènes. Les mines les plus considérables se trouvent à Joseph, près d'Oikusz-le-Vieux ; à Georges, près de Starzynow; à Ulisses, près de Bukow ; à Anna, dans le Petit-Slrzemierzycé ; à Barbara et à Hercule, près de Ozeladz; à Boleslaw et Sikorka, près de Sie-Vvierz ; à Gzichow et Rogozniki, près de Bendzin. Les quatre grandes mines de Konstantinow se composaient de cinq cents mufiles, cinquante et un fourneaux, six fourneaux à grillage et une machine à vapeur. lien sortait quarante mille quintaux de zinc. Les deux mines de Xavier, près de Bendzin, avaient cinq cents muffles, quarante fourneaux, quatre fourneaux à grillage. Parmi les autres mines, on remarquait celle de Niemcy, avec deux cents muffles, vingt fourneaux et six fourneaux de grillage ; celles de Milowicë, à cent vingt muffles; de Bobrek, à cent vingt muffles; de Dankow, à cent quarante-quatre muffles ; et de Sielcé, à cent muffles. La grande fabrique de tôle de zinc, fondée, en 1825, à Slawkow, fournit annuellement quinze cents quintaux de tôle. On en exporte la plus grande quantité en Chine. Ce débouché ouvert, on pousse actuellement les travaux avec la plus grande vigueur, et on se propose de tirer de toutes les mines nationales du royaume actuel de Pologne plus de deux cent cinquante milles quintaux de zinc. Toute l'activité s'est tournée vers les mines de plomb argentifère d'Olkusz. Ce sont les plus anciennes mines de Pologne; leur importance passée et actuelle nous engage à prêter plus d'attention à leurs trésors, ensevelis depuis deux siècles par les ravageurs de la Pologne sous les terrains de remblais et sous les eaux, comme nous le verrons plus bas ; déplorable état dans lequel la mauvaise administration des compagnies qui devaient rétablir ces mines, les a toujours laissées. Dieu veuille que l'entrepreneur actuel soit plus fidèle à ses engagements envers le pays ! OLKUSZ. La ville d'Olkusz est assise au pied d'une petite montagne qui s'élève en pente douce, au milieu d'une vallée de sable, à neuf lieues nord-ouest de Krakovie, et à vingt-cinq lieues sud-ouest de Kielcé, chef-lieu du palatinat de Krakovie, duquel dépend Olkusz. C'est une bourgade pleine de juifs trafiquants; jadis, lors de l'exploitation des mines, c'était une cité commerciale, bâtie en briques et très-étendue. Les travaux que l'on entreprend peuvent lui rendre la vie et augmenter sa population. Les environs d'Olkusz sont d'un aspect pittoresque, à cause des rochers qui simulent, à tromper l'œil, des châteaux en ruines; leur hauteur est de douze à quatorze cents pieds au-dessus du niveau de la mer. < Les anciennes mines s'étendent au-dessous de la ville; l'espace du terrain que l'on a fouillé dans les temps passés est d'environ six mille toises de longueur sur autant de largeur. Il y avait autrefois plusieurs puits très-riches dans l'enceinte même de la ville; les anciens ont construit deux grands puits, nommés Ponikowski, Pileçki ; ils allaient jusqu'à vingt-quatre toises de profondeur, et les branches ou galeries s'étendaient jusqu'à deux mille toises. Les canaux par lesquels s'écoulait l'eau de ces puits ont six toises de profondeur et dix de largeur, et ils s'étendent en longueur jusqu'à trois cents toises dans le sable. Soit que les anciens n'aient pas osé hasarder de mener ces canaux au-dessous du sable (dit M. Guettard, dont nous extrayons ces détails), soit qu'ils aient voulu ménager le bois, on ne peut pas douter, quand on examine des travaux aussi beaux et aussi coûteux, et dont il n'y a pas d'exemple dans l'Europe, qu'on n'ait tiré des trésors de ces mines. « Le minerai qu'on trouve partout dans les mines d'Olkusz est la galène couleur de plomb ; elle est sans mélange de cailloux ni de sable, ni d'aucune autre substance ; il est répandu dans une terre jaunâtre, mêlée d'une pierre semblable à la calamine et à de la pierre à chaux dans quelques endroits; cette terre contient aussi des fragments d'une pierre ferrugineuse, qui a été très-utile à la fonte du minerai. « Les comptes et les registres des mines attestent que dans les anciens temps on tirait d'un seul puits (et il y en avait six), dont la dépense montait à environ 20,000 florins de Pologne (12,500 fr.) par an, jusqu'à quatre cent cinquante ruits ou dix mille huit cents nieçka ou muldes de minerai : le nieçka produisait près d'un quintal de plomb, et dans ce temps-là le produit paraissait encore peu considérable, j D'après les auteurs nationaux, les mines d'Olkusz rapportaient, dans le xvie siècle, six mille marcs d'argent et cinquante mille quintaux de plomb. On y employait mille chevaux. En 1728, on n'obtenait plus que trois mille quintaux de plomb et quatre cents marcs d'argent. Dans les temps de prospérité, le trésor retirait des mines d'Olkusz l,907,000flor. de Pol. (1,006,875 fr.) ; actuellement, l'entrepreneur qui a le privilège de toutes les mines de zinc dans le royaume de Pologne, ne donne au trésor que 600,000 flor., ou 575,000 fr.!... La découverte de ces mines est rapportée au règne de Kasimir le Grand (en 1574); on permettait aux habitants d'exploiter le terrain et de chercher de l'argent, avec l'obligation de payer au trésor le onzième marc ; la même proportion fut gardée pour le plomb... « Les mines d'Olkusz, dit M. Guettard, sont très-anciennes et méritent une place parmi les plus renommées de l'Europe; elles étaient déjà en réputation au commencement du xv° siècle, c'est-à-dire dans le temps où les mines de Hongrie furent découvertes; ainsi les auteurs étrangers en ont-ils fait mention, et particulièrement Albinus, dans sa Chronique des mines de Misnie, page 454. » Quant à leur ruine, elle date du commencement du xvue siècle, du temps des invasions des Suédois. L'ennemi, non content d'avoir submergé par les eaux les travaux intérieurs (1), s'est emparé des ouvriers et les a obligés de miner le fort de Czenstochowa, qui se défendait avec désespoir. L'insouciance de l'administration et les ra- vages continuels que faisaient en Pologne les troupes ennemies, ont empêché jusqu'à nos jours d'entreprendre la restauration définitive et complète des mines d'Olkusz... Ou la tente aujourd'hui; mais qui nous garantira leur avenir?... Parmi toutes les mines en Pologne, les plus importantes sont celles de sel. Outre les nombreux lacs safins répandus dans la Galicie actuelle, ce pays possède les deux célèbres mines de Bochnia et de Wieliczka. Les carrières de Bochnia sont bien moindres que celles de Wieliczka, et cependant elles ont une étendue de mille toises de longueur sur soixante-cinq de largeur et cent vingt de profondeur. Environ trois cents ouvriers y travaillent continuellement, et le produit des mines de Bochnia s'élève à deux cent cinquante mille quintaux de sel par an. La découverte date de la même époque que celle de Wieliczka, dont nous allons parler avec détail. WIELICZKA (pron. YIÉLITCI1KA)(2). Située à trois lieues environ au sud-est de (t) On voit encore de nos jours des ruisseaux qui s'abîment sous la terre et se perdent inconnus dans les souterrains. Jadis leurs cours prenaient une autre direction. « (2) A deux lieues de Cracovie,sont les mines de sel deVe-« lika, autant recommandâmes que les pyramides d'tfgyptc. « C'est icy un illustre monument du travail des Polonais ; « et là un témoignage de ta tyrannie et de la vanité des « Egyptiens. Ceux-ci sont les vrais enfants de la terre, les « autres du vent et de l'air, qui n'ont jamais pu atteindre « en hauteur, cequeles autres ont creusé en profondeur, « comme s'ils eussent voulu retrouver tes entrailles « de cette mère de l'univers. » Le Laboureur. pologne 206 Krakovie, la ville de Wieliczka ne se distingue par rien de remarquable des autres bourgades de la Pologne, Les maisons sont assises dans une cavité entourée de hauteurs. Kasimir le Grand fit ceindre Wieliczka d'un mur qui la défendait contre les attaques de l'extérieur; il ne reste aucune trace de cette enceinte. Les principales constructions sont un hôtel-de-ville d'ancienne architecture , quelques églises et la maison des eaux minérales. Le total des habitants atteint à peine le chiffre de quatre mille. L'industrie de la ville est presque nulle; son commerce, jadis très-actif et qui donnait de l'importance à Wieliczka, se borne actuellement à la fourniture des instruments de travail et des aliments aux ouvriers des carrières. L'extraction du sel et le séjour des malades qui prennent les eaux reconnues comme fort salutaires pour diverses sortes d'affections donnent bien un peu d'activité, alimentent bien un peu l'industrie et le commerce dans la partie supérieure du sol; mais l'industrie et l'activité se concentrent plus particulièrement dans les fonds souterrains, dans les carrières de sel. Ces carrières immenses s'étendent de l'ouest à l'est dans une longueur de sept mille pieds, et dont la largeur, du nord au sud, ne dépasse guère trois mille pieds; la profondeur est évaluée à mille pieds (1). On peut juger par ces chiffres de l'immensité de ces excavations ; et comme les mesures que nous donnons datent d'environ vingt ou trente ans, et que depuis l'exploitation ne s'est point ralentie, l'étendue réelle de ces mines n'est point reconnue. Primitivement les travaux ont été dirigés vers l'est, du côté de Bochnia; mais, arrivé à une lieue et demie, on a cessé de rencontrer du minerai. On s'est alors tourné vers le midi, et jusqu'à présent rien n'indique le terme de l'exploitation.Quelques géologues prétendent que les couches du sel s'étendent dans toute la largeur des Karpates, des bords de la Wistule aux bords du Danube; et les nombreuses mines de sel gemme qu'on rencontre en Hongrie et en Walachie semblent confirmer cette assertion, sur laquelle cependant nous ne voulons pas trop in- (1) M. Boudant, dans son Voyage aux mines en Hongrie, soutient que Wieliczka (la ville) est située a deux cent cinquante-cinq mètres au-dessus du niveau de la Baltique. D'après les rapports officiels, les travaux ont été poussés à la profondeur de trois cent douze mètres ; donc les mineurs se trouvent déjà à cinquante-sept mètres au-dessous du niveau de la mer. sister. Qu'il nous suffise de constater que la direction actuelle est de haut en bas, et que plus on s'enfonce, plus ce minerai est cristallisé. On entre dans les carrières de Wieliczka par onze ouvertures : l'escalier par lequel on y descend a quatre cent soixante-dix marches.On peut encore s'enfoncer dans ces profondeurs en se laissant descendre à l'aide d'une corde. L'escalier qui a été construit en 1744 vient d'être restauré tout récemment. Les ouvertures ont été pratiquées à diverses époques. On n'entre dans les mines que muni d'un permis de l'administration, qui n'en refuse que bien rarement aux voyageurs. Arrivé à l'ouverture Danielowicé, il faut s'inscrire et se vêtir tout d'abord d'une chemise blanche en toile, afin de préserver les habits du contact du sel en poussière et des infiltrations inaperçues de l'eau. La descente à l'aide de la corde est facile, commode et sûre : depuis des siècles on se sert de ce moyen, sans y avoir rien changé et sans qu'il y ait besoin d'amélioration depuis son établissement. Trois garçons avec des torches et un mineur qui tient la corde dans une direction perpendiculaire et qui ne lui permet pas de dévier ; voilà toute l'escorte. Pendant cinq ou six minutes, vous vous enfoncez à environ soixante mètres de profondeur, et vous vous trouvez bientôt au premier étage des mines; il yen a trois. A cette station du voyage, la descente ultérieure se fait par les escaliers pratiqués dans le minerai. Oh ! c'est alors qu'il faut vous garder d'avancer dans ce labyrinthe sans un guide habile; car vous vous perdriez à toujours dans ce dédale. Notre gravure ne donne qu'une faible représentation de ces immenses et innombrables compartiments de rues, de salles, de chapelles, de magasins. On visite ordinairement les carrières à la lueur des lampes, et six heures suffisent à peine pour parcourir, en jetant un simple coup-d'ceil, sans s'arrêter, sur les principales parties. Pour tout voir, tout visiter, il faudrait, au dire de M. Lebzeltern, passer dans ces abîmes au moins quatre semaines en marchant huit heures par jour. La longueur de tous les passages est évaluée à soixante-deux milles de Pologne, ou cent huit lieues de France. C'est à peu près le trajet de Paris à Lyon. L'aspect de ces cavernes est magnifique et leur construction gigantesqne : des colonnes de sel soutiennent des voûtes resplendissantes de hi-, mières d'un effet magique à la clarté des lampes et des torches ; un lac souterrain (1), formé des petits fdets d'eau qui percent les flancs du terrain, y donne de la fraîcheur et de l'agrément. Arrivés au milieu du lac au moyen des barques,les visiteurs jouissent alors de points de vue et d'effets inconnus sur la terre. Ces profondes ténèbres, qui fuient devant la clarté vacillante des torches, le glissement de la barque sur les eaux, ce silence profond, parfois interrompu par les coups de pioches redoublés des travailleurs, par les explosions effroyables des pétards qui font sauter les blocs de sel, imprime à la fois à l'âme le sentiment d'une terreur sombre et auguste. c A toi, voyageur, qui arrives inopinément sur le bord du lac au moment du débarquement, à toi le spectacle le plus solennel. Vois s'approcher lentement et sans bruit, sur ces eaux noires, cette barque noire, pleine de fantômes vêtus de blanc. Parlons bas et n'interrogeons qu'avec crainte ce nautonnier qui ne répond qu'avec indifférence, comme un homme qui sait ce qu'on va lui demander, qui sait immuablement ce qu'il a à répondre ; et dis-moi si cet homme est vieux; si tout à coup ces sombres voûtes étincellent de clartés rouges, bleues, jaunes, en te laissant voir ses innombrables ciels; si ce silence de nuit vient à être brisé parle bruit terrible d'une montagne qui se détache de ces antres effroyables ; si des clameurs soudaines s'élèvent et déchirent les oreilles; oh! dis-moi aussi, ce fleuve, n'est-ce pas le noir Achéron? ce vieillard, l'impitoyable Caron, ces passagers vêtus de blanc, tristes, silencieux, mornes, ne sont-ce pas des âmes qui viennent d'acquitter leur dernière dette, qui viennent donner l'obole du terrible passage ? Ces clartés étranges qui se mêlent à des sombres profondeurs; ce silence à entendre s'agiter le ciron, tout à coup remplacé par d'horribles bruits, de frénétiques acclamations, ne font-ils pas croire à l'enfer? ne pense-t-on pas voir se dérouler à l'état des faits les créations du Dante? » Ce sombre et imposant spectacle se change parfois en des merveilles d'un autre genre. S'il arrive, ce qui est rare, qu'une personne royale ou un membre de la famille impériale visite ces sombres demeures, alors toutes les salles, les voûtes énormes resplendissent de feux et d'ornements. La caverne de Kloska, haute de cent cinquante mètres, s'illumine surtout de (1) Le lac se trouve à quatre-vingt-six toises de profondeur; ses eaux en ont sept. splendides lumières,et le luxe vient étaler ses broderies et scintiller aux flammes des feux d'artifice. La musique aussi vient éveiller des échos inconnus et jeter des flots d'harmonie.... Alors on rêve que des miracles s'accomplissent (1). Le soleil n'a jamais jeté sa chaleur dans ces carrières, et pourtant la température y est douce et saine ; un air frais y ruisselé dans tous les parois et les parcourt sans cesse de haut en bas. La santé des hommes n'y est nullement altérée par le travail, et quelques-uns d'un âge très-avancé y ont passé toute leur vie. Les ouvriers remontent tous les jours pour coucher dans la ville ; les chevaux qu'on emploie dans les carrières y restent continuellement jusqu'au moment où ils ne sont plus capables de travailler ; alors on les hisse dehors de ces abîmes, et la clarté du jour, dont ces animaux ont été privés pendant un temps considérable, les aveugle; c'est alors qu'on les tue.... Parmi les curiosités de ces mines, nous devons citer en premier lieu la chapelle de Saint-Antoine, creusée dans le sel. L'autel, les statues de saintes personnes, les colonnes, la chaire, et divers ornements, tout est sel. On y voit aussi la statue du roi Auguste II, de la maison de Saxe. La salle de réception des voyageurs de distinction est ornée de colonnes, et une galerie, pour servir d'orchestre aux musiciens, y a été pratiquée. Le nombre des ouvriers qui travaillent dans les mines s'élevait, en 1811, à mille deux cent quatre-vingt-treize, dont quatre cents seulement étaient mineurs, travaillant avec des barres de fer ; des paysans qui font divers métiers et aident les mineurs, forment le reste de cette sorte de colonie. Les ouvriers passent huit heures par jour dans les carrières; quatre heures de travail sont comptées pour une demi-journée. Il y a des surveillants parmi les travailleurs ; chaque ouvrier, en remontant sur le sol, est soigneusement visité, afin qu'il n'emporte un seul petit grain de sel. Le gouvernement actuel est si économe !... Nous épargnons à nos lecteurs les détails, du reste fastidieux, sur le hallage et l'exportation fl) La plus mémorable des fêtes qui se passa dans les mines de Wieliczka fut donnée à l'occasion du couronnement de la reine Sophie, troisième femme de Wladislas Jageilon, en 1424. On y voyait parader, outre le roi de Pologne et sa cour, divers princes amis de ce monarque, et entre autres Sigismond, empereur d'Allemagne, et Eric roi de Danemark; du sel; nous préférons aborder la description des qualités de ce minerai et l'historique de nos mines. Nous sommes forcés d'être précis. Les mines se divisent, comme nous l'avons déjà dit et comme le représente notre gravure, en trois étages, divisés en autant de compartiments que l'exploitation l'exige. Nous croyons que, vu la direction donnée aux travaux, on va former un quatrième étage pour retirer le minerai le plus pur. Dans les deux premiers étages (comptés de haut en bas), le sel se trouve par grosses masses informes, où l'on pourrait tailler des blocs de trois, quatre et cinq cents pieds cubes. Les terres en roches sont de trois sortes. D'abord , une marne grisâtre, humide au toucher, quelquefois entremêlée de gypse. Dans cette marne, on trouve le sel zielona ou sel vert, Parmi ses variétés, on distingue la spisa (grisâtre), le sel commun, la lodowaia (sel glacé), qui est combiné avec la craie, et la ïarka, qui est pour ainsi dire le sable salin. La seconde sorte de terre est une marne savonneuse qui renferme beaucoup de coquillages. Enfin la troisième qualité offre un mélange de sel impur avec du gypse et des pyrites : c'est dans ce mélange, appelé zuber,qu'on trouve le sel gemme ou les cristaux de sel, qui sont ou des cubes ou des prismes rectangulaires. Après ces couches de sel, souvent fort irrégulières, on trouve une couche de marne et de chaux pour arriver à la szybikowa, où la couche régulière de sel fossile est infiniment plus belle que la zielona. Les couches alternent avec de l'argile, de l'ardoise et du gypse; elles se dirigent, avec un fort abaissement, de l'occident à l'orient, et s'inclinent principalement vers le midi, et pat-conséquent vers les monts Karpates. Les couches de sel sont en général fortement ondulées par en haut, tandis que leur base présente un niveau régulier. Souvent les couches, soit de sel, soit de terre, se trouvent interrompues par ce que les mineurs appellent coins. La troisième et dernière couche est appelée oczkowata (perlé). Cette dernière couche présente le minerai plus compacte et plus pur que dans les zones précédentes; le minerai est là de forme sexangulaire. Jadis on en faisait un commerce considérable avec la Hollande et l'Angleterre, qui s'en servaient dans leurs manufactures; actuellement on en fait des bijoux en forme de montres, de canons, de croix, etc., qu'on vend, en cachette, aux visiteurs des mines. tome ni. Le lac salin qui se trouve dans les carrières possède des eaux tellement imprégnées de sel, que, montées à la surface,elles n'en peuvent plus dissoudre. Sur cent livres d'eau, on obtient vingt-cinq livres de sel. C'est le maximum de la dissolution. Parmi les curiosités, nous ne devons pas oublier les filons cristallisés de sel qui se forment par les infiltrations de l'eau le long des parois des blocs. Ces filons ou flocons, qui contractent toutes sortes de formes, les plus belles comme les plus bizarres, produisent à la lumière des effets admirables. On vient aussi de découvrir récemment une sorte de sel qui craque, et qui, jeté dans l'eau, fait entendre un fort bruissement. On rencontre parfois en creusant le terrain, et même dans les blocs de sel, des morceaux de bois noir qui ressemblent assez à des branches d'arbre. Ce bois, amolli par le contact du sel, est fort tendre. On en nourrit le bétail. M. Born rapporte qu'on a trouvé un fragment de défense d'éléphant dans ces mines, et il ajoute qu'on y remarque également des dents molaires et d'au très ossements de ce mammifère. M. Beudant soutient que le sel de Wieliczka n'est autre chose qu'un dépôt des eaux de la mer, qui jadis, dans les siècles qui se perdent dans la nuit des temps, baignaient le pied des Karpates ; cette opinion trouve une sorte de confirmation par la présence de coquillages semés eu et là entre les diverses couches de sel.Cariosiestde l'avis de M.Beudant, et nous ne pouvons que nous ranger à l'opinion de ces savants illustres (1). On ne trouve rien de précis dans nos chroniqueurs sur la découverte des mines de Wieliczka et de Bochnia ; il est seulement de notoriété publique que ces riches carrières étaient connues vers le commencement du xuc siècle, et que leur produit servait déjà à l'entretien de pieuses fondations. En 1105, le roi Boleslas 111 dit Bouche de Travers assura aux Bénédictins de Tyniéç un revenu considérable ad magnum sal quatuor tar-gowe, et quatuor tabernœ. Malgré ce document authentique, le peuple, qui a aussi son histoire à lui, n'admet pas que ces mines soient connues avant l'arrivée dans notre pays de Cunégonde, (I) Cette opinion de la présence de la nier dans les environs de Krakovie peut encore s'appuyer sur les remarques faites au village de Korytniça, prés de Sobkow, où le terrain est en tout point identique à celui de Grignon, près de Versailles, et conserve encore comme lui des coquillages fossiles fille du roi de Hongrie et femme du roi de Pologne, Boleslas le Pudique. La foule, comme toutes les puissances, a trouvé un poëte qui a rimé sa croyance. Ce poëte, c'est Adam Szretter; il a publié à Krakovie un opuscule sous le titre de Salinarum Wileccnsium, où, en latin sérieux, il nous donne la tradition suivante Boleslas le « Pudique ayant obtenu par ses nonces la main c de la princesse Cunégonde de Hongrie, la t fiancée ne voulut prendre de son père aucune * dot ni en or ni en argent, mais le pria seuïe-t de lui accorder une chose qui pût être utile à « la fois au riche et au pauvre. Le père y con- < sentit, et Cunégonde, en partant, passa par les « mines de sel de Hongrie et y jeta son anneau t nuptial. Une fois arrivée en Pologne, elle s'ar-e rêta à Krakovie et puis se fit conduire à Wie-c liczka et ordonna de creuser la terre en sa f présence. On obéit à son ordre, et dans le pre- < mier bloc de sel qu'on lira de la mine, on re-t trouva la bague nuptiale. > Quel que soit notre respect, et pour la reine Cunégonde, et pour la tradition populaire, nous croyons que les mines de Wieliczka étaient connues avant cette époque. Nous présumons, d'après les auteurs dignes de foi, que les invasions des Tatars et les désordres qui s'ensuivirent en ont fait négliger pour quelque temps l'exploitation, ou bien que cette exploitation se faisait avec moins de succès que du temps de la reine Cunégonde. Il se peut bien aussi que le royal beau-père ait permis à ses mineurs de Hongrie de passer en Pologne et d'organiser les travaux des mines, et les profits considérables qu'on en retira à cette époque ont bien pu faire donner à cette réexploitation le nom de découverte. Quant à l'histoire de la bague, nous nous permettrons de supposer que la princesse, dans une pieuse distraction (1), sans doute, aura perdu quelque joyau, peut-être l'anneau nuptial, en se rendant de Hongrie en Pologne. Vifs regrets d'une aussi grande perle, désir ardent de le retrouver, et enfin attention délicate du roi, son (1) La ruine Cuncgrtnde, de vénérable mémoire, a obligé son mari à garder la chasteté; Boleslas a consenti, bon gré mal gré, et mourut sans postérité, laissant le royaume on proie à la discorde civile. La postérité lui a donné, à ce titre, le surnom dérisoire de Pudique. Il est accusé, par l'histoire, de méchanceté, de faiblesse et d'avarice. Sa femme Cunégonde, devenue veuve, se fit nonne, et fonda le couvent de filles à Wouveau-Soncz (Sandecz). Le saint-siége la fit déclarer sainte, pour récompenser sa vie pieuse *?t chaste. mari, qui aura fait faire un joyau pareil avec les profits retirés de l'exploitation des mines de Wieliczka. La ville de Wieliczka prospérait du temps de notre roi Kasimir le Grand, et servit de siège à une cour royale, qui jugeait d'après les lois de Magdebourg. Ce même roi Kasimir fit des règlements pour l'administration des salines, et défendit à la noblesse de les visiter. Cette défense avait sa raison: les nobles de ce temps-là pouvaient tout, et leur visite était une vraie calamité ; ainsi, bien qu'ordinairement ils se fissent faire des cadeaux, nonobstant ils emportaient encore tout ce qui était à leur convenance. Le roi Kasimir ne trouvant pas son compte à ces visites, les interdit sous son règne. Wieliczka appartint toujours aux domaines royaux ; ses mines inépuisables fournissaient la plus grande partie des revenus de la couronne : sur elles s'hypothéquaient les dotations, particulièrement celles des couvents; les reines de Pologne y assuraient ordinairement leur douaire. Nous citerons entre autres la reine Constance,femme de Sigismond III, qui se réserva deux mille ducats en or de rente viagère sur les revenus de Wieliczka, comme donum nuptiale. La noblesse ne se fit faute à son tour d'y puiser à pleines mains, et elle n'oubliait pas de stipuler aux élections du roi que le sel serait fourni gratuitement ià chaque noble, tant pour sa propre consommation que pour celle de sa maison, sauf à payer les frais d'exploitation, qu'on réduisait à volonté. Les anciens registres démontrent que l'on ne tirait de Wieliczka que six cent mille quintaux de sel. En 1807, le gouvernement autrichien poussa si activement les travaux, qu'il en obtint douze cent mille quintaux; et, en 1809, dans des circonstances difficiles à la monarchie, des gratifications furent données, qui s'élevèrent jusqu'à 50,000 fr., et animèrent tellement les ouvriers, qu'ils fournirent dix-sept cent mille quintaux. Nous ne croyons pas que les travaux se soient ralentis depuis. Le gouvernement actuel tire de grands bénéfices des mines et salines qui se trouvent en Galicie : on peut calculer, sans exagération, que cette exploitation fournit par an au moins deux millions cinq cent mille quintaux. La main d'œu-vre ne coûte jamais plus de lfr. 50 cent, le quintal, et on le vend ordinairement aux prix de 5, 6 et même 12 francs. En adoptant le prix modéré jusqu'à l'excès de 1 fr. par quintal, les frais dé- duita, on obtiendra, d'après le chiffre ci-dessus, dix millions de francs des bénéfices nets pour la caisse particulière de l'empereur d'Autriche, roi de Galicie. C'est un beau revenu pour une si mince couronne !... Les anciens rois de Pologne qui n'avaient qu'un seul royaume sur les bras, ne recevaient de Wieliczka que 1,870,000 florins polonais, ou 1,202,500 francs. Les empereurs d'Autriche savent mieux profiter de leurs domaines que les anciens rois de Pologne !... Parmi les faits remarquables qui se sont passés à Wieliczka, nous devons mentionner deux incendies, l'un en 15Î0, l'autre en 1614. La première fois, le feu fut mis par la méchanceté d'un ouvrier ; les hommes et les chevaux qui s'y trouvaient furent étouffés par la fumée, quoique cependant l'incendie fut promptement comprimé par ledévouementde deuxhommes courageux.Le l'eu était dans la mine ; aucun des gens de service n'y voulait descendre ; c'est alors qu'un nommé Koscieleçki, chef des travaux, s'y précipita; mais bientôt suffoqué, il tomba sans connaissance, et aurait péri, si son vieil ami, Severin Betman, directeur des mines, âgé de soixante-dix ans, ne se fût à son tour précipité dans la fournaise et ne l'eût rappelé à la vie. Les efforts réunis de ces deux hommes courageux arrêtèrent les progrès des flammes. La seconde fois, le feu prit par accident, par imprudence; tous ceux qui se trouvaient dans les carrières périrent misérablement, et il ne se trouva personne pour imiter Koscieleçki et Betman. L'incendie dura douze mois : le manque de sel se fit sentir partout, et le trésor royal fut épuisé. Depuis lors, on a pris des mesures de précaution sévères, et il n'y eut plus d'accidents pareils. Mais des désastres d'une autre nature vinrent s'appesantir sur la Pologne et frappèrent sur sa source principale de revenus. En 1656, lors de l'insurrection des Kozaks et des invasions des Suédois, des Moskovites et des Transylvaniens, le roi de Pologne eut recours à l'assistance des empereurs d'Autriche. Léo-pold 1er consentit à envoyer ses troupes au secours du roi, à condition qu'on lui paierait comme prime 500,000 florins du Rhin (1,250,000 fr.), et qu'on s'obligerait à solder les troupes autrichiennes à raison de 500,000 florins (750,000 fr.) paran.Befuser était impossible: onconsentitdonc à cette condition ruineuse et à bien d'autres plus onéreuses encore. Le trésor déjà obéré se vida tout à fait, et l'empereur profita de l'occasion pour s'emparer des mines de Wieliczka à titre de garantie. L'empereur d'Autriche retint les mines de Wieliczka et de Bochnia jusqu'au moment du siège de A7ienne, en 1685, où Sobieski, invité à secourir la capitale de l'empire, en demanda la restitution. L'Autriche céda. Mais le danger passé, elle oublia les promesses qu'elle avait faites à celui qui rétablit l'intégrité de son territoire, etquatre-vingt-neuf ansaprès la délivrance de Vienne, en 1772 enfin, elle s'empara de nouveau des mines de Wieliczka ; et cette fois-ci, ce n'était pas comme alliée de la Pologne, mais comme la maîtresse du territoire qu'elle venait d'envahir. Depuis, l'Autriche fut forcée, parle traité de Schœnbrun, de se désister pendant quelque temps (de 1809 à 1815) de la moitié des revenus des mines de Wieliczka, qui furent partagées entre elle et le grand duché de Warsovie. Le congrès de Vienne rendit encore une fois cette puissance maîtresse de ces trésors ; elle les garde encore de nos jours. Leur possession est cependant indispensable à une Pologne indépendante ; ceci est même constaté par un homme dont l'opinion était loin d'être complètement favorable à la Pologne, et qui ne sa vait pourtant pas résister à l'attrait de la vérité : nous voulons parler de Malte-Brun. Voici ses paroles : « Tant par ses productions que par t sa position militaire, la Haute-Pologne offre un t intérêt majeur dans le cas d'un rétablissement < quelconque de la Pologne. Car le souverain de t la Pologne ne saurait jamais croire son trône f affermi tant qu'un autre resterait maître de « tous les passages des monts Karpates; d'un t autre côté, les salines de Wieliczka sont le « magasin naturel de toute la Pologne. a André Slowaczynski.» W— 440 LA POLOGNE VARIETES. LETTRES SUR QUELQUES CONTRÉES DE LA GALICIE. ENVIRONS DE PRZEMYSL ; LA VILLA-ZARZÉCZÊ. iTiiÇii I m Et dulces moriens reminiscitur Argoa. Virgile. Vous connaissez déjà quelques-uns de ces vieux nids d'aigles accrochés au versant septentrional des Karpates : Czorsztyn, berceau des Zawisza, les plus fiers d'entre les aigles de ces montagnes, construit, dit-on, par le dieuPeroww, ce que personne ne sait, et que la foudre a achevé de démolir, ce qui est connu de tout le monde; Sucha, qui fut la retraite momentanée des Dumouriez, Pulawski, Vioménil et autres confédérés de Bar, la demeure patriotique des anciens marquis Wielopolski; et plus loin, dans la plaine Halicz, poste avancé des Slaves contre les torrents mal famés des Goths, des Huns, des Normans-Varègues, des Tatars et des Turks; résidence princière et puis royale des ducs et des rois de Galicie, Koloman et Daniel. Il me tarde de vous montrer, fatigué que vous êtes de vous suspendre aux bords des précipices, la partie la plus fraîche, la plus coquette, la plus verdoyante, la plus harmonieuse, la plus vraiment polonaise de toute la Petite-Pologne : je veux parler de l'ancien duché de Przemysl, assis mollement sur les deux rives du San ; et sur ces rives du San, le plus joli jardin qui se mire dans ses ondes, la villa Zarzéczé. Mais avant de descendre des hauteurs de Wengierka, dernière pointe des Karpates vers Przemysl, jetons un coup d'œil en arrière sur ces montagnes slaves que nous avons parcourues; arrêtons-nous un instant pour les considérer dans leur ensemble et leur majestueuse unité. Ces hêtres magnifiques contre lesquels vous vous appuyez, seul reste des antiques forêts Hercyniennes, servent, comme les cèdres du Liban, Przemysl, 1839. de point d'orientation à trente lieues à la ronde. Depuis Bzeszow, sur le chemin de Krakovie, ils suivent continuellement l'œil du voyageur, et semblent se jouer des efforts qu'il fait pour les atteindre. Il n'en reste plus, comme vous voyez, qu'une vingtaine au plus : les blancs en auraient abattu un plus grand nombre, si la maîtresse de ces lieux n'était venue, à son corps défendant, arrêter la dévastation, et détourner de ces troncs sacrés leur hache sacrilège. Et maintenant, du plus loin que vos regards peuvent s'étendre, admirez librement et sans crainte de vertige le magique panorama qui se déroule devant nous, et qui exerce sur nos sens une force mystérieuse de fascination. La grande ligne de faîte européenne qui divise ou plutôt qui réunit d'une chaîne indissoluble la Pologne et la Hongrie, la ligne du partage des eaux entre la Baltique et la mer Noire, ne ressemble en rien aux chaînes granitiques des pays francs ou romains. Elle ne présentait point à nos yeux éblouis de ces accidents de terrain qui attestent les premiers enfantements du monde : de ces crêtes formidables, habitées par des orages éternels, qui font croire à une puissance dans la nature ennemie de l'homme, en lutte incessante avec son créateur, et qui ont introduit le principe du mal dans toutes les mytho-logies. Point de grottes basaltiques, de glaciers immortels,de ravines,de bourgs-pourris attestant les brigandages féodaux. Mais en revanche, des maisons blanches et coquettes, éparses sur les collines, nous promettaient un asile assuré, avec l'hospitalité religieuse des montagnards slaves. LA POI Parfois un cratère tout fleuri sur les bords et rempli par les eaux du déluge, comme Czarny-Staw ou Morskie-Oko, se présentait inopinément devant nous, couronné de rochers et de produits plutoniques, pour attester que ces monts, d'une si calme et si féconde apparence, furent jadis des volcans : aujourd'hui leur croupe accessible en tous lieux, couverte depuis la naissance jusqu'au faîte d'une belle et robuste végétation, semble inviter l'habitant de la plaine à venir s'enivrer à leur sommet de parfums, de soleil et de liberté. Des fleuves larges et réguliers, descendus comme une chevelure argentée des deux versants de ces montagnes, vont presque parallèlement se jeter d'une part dans la Vistule, de l'autre dans le Danube, et chargés partout de nacelles fugitives, de bateaux aux mille pavillons, d'immenses convois de chênes flottants destinés à la navigation, ils s'avancent majestueusement vers les deux mers. On voit par intervalle des forêts diluviennes qui ont gardé le murmure de l'Océan retiré, ou des plaines à perte de vue qui portent dans l'âme un vague sentiment de l'infini. Les habitants d'un tel pays devaient être essentiellement agricoles : leurs mœurs devaient présenter ce double caractère de force et de mansuétude qui se révèle dans toute la physionomie de leur pays natal. Heureux des bienfaits d'un ciel clément et d'un terrain qui donne dix pour un, ils ne portaient point envie aux trésors de leurs voisins, eux qui n'estimaient d'autre richesse que le travail, d'autre or que celui de leurs moissons. Aimant par-dessus tout le sol qu'ils habitent et qui semble leur avoir donné la vie, pauvres et laborieux, ils n'ont jamais rêvé conquêtes et spoliations : aussi toutes les incursions de barbares, comme celle des Goths (en 215), celle des Huns (en 567), ont passé sur leurs têtes, sans altérer leur caractère primitif. Les Slaves seuls, parmi tous les peuples de l'Orient, non point participé aux dépouilles du monde romain. Ils devaient avoir aussi une idée plus parfaite de la Divinité ; leur mythologie n'était point sauvage et sanguinaire comme celle des Scandinaves, sensuelle et bouffonne comme le polythéisme grec; leur démon même, le « Bies, » espèce de gnome habitant les Karpates et gardien des trésors enfouis, était un diable honnête homme et grand railleur; serviable et fidèle à la foi jurée, comme le lutin d'Argail, quelquefois triste et compatissant comme Aba-donna, il joue un grand rôle dans les contes )GNF. 141 populaires de Twardowski, le Faust polonais, de Tukaï, etc. Le Bikskid, sommet des génies, semblait être sa demeure et son asile favori. Leurs anges ressemblaient assez aux anges du christianisme; témoin les deux génies voyageurs qui vinrent apporter dans la maison de Piast la couronne et la prospérité. La touchante fiction de Philémon etBaucis se retrouve confusément dans cette légende slave d'un roi-paysan, de sa femme Rzepicha et des deux hôtes divins. Les dieux étrangers et celui de l'Hospitalité', Rad-o-gast ( bienvenue-aux-voyageurs), avaient leurs autels aussi bien sur les Karpates qu'à Rhe-tra et Arkona, les deux métropoles triangulaires des Slaves, auprès des autels même de Péroun, le Dieu de la foudre ; le même temple réunissait le culte de la Force et celui de la Bienveillance, et le feu sacré qui brûlait devant leurs idoles s'est perpétué d'âge en âge dans les cœurs des Slaves modernes. Les constructions slaves, souvent de forme triangulaire, ne semblent-elles pas attester que ces peuples, qui, avant de posséder la révélation du christianisme, en exerçaient déjà toutes les vertus, avaient déjà l'intuition confuse du plus formidable de ses mystères?... Si vous êtes peintre, ouvrez votre album, taillez vos crayons,et dessinez ; nous aurons chemin faisant plus d'un croquis à ramasser, plus d'une émotion artistique à recueillir : si vous ne l'êtes pas, regardez, et dessinez encore; car ici votre vocation ne tardera pas à se révéler. Nous laisserons là, si vous voulez, la géologie, la zoologie et la dendrologie. Que votre savant ami A. S***nous dise combien découches marneuses, argileuses ou schisteuses composent la terre de Przemysl, quelles sont les variétés de ses plantes et de ses mammifères; au risque de vous paraître superficiel, je m'arrêterai à la première enveloppe de verdure, pour vous dépeindre ce beau pays tel qu'il est là sous nos yeux, vivant et fleuri, tout parsemé de jolis villages et de châteaux, tel qu'il vivra éternellement dans nos souvenirs. Là-bas, voyez-vous, à droite, une vallée immense, un golfe de verdure légèrement ondulé par la brise naissante, qui s'enfuit le long de Rawa et de Tomaszow jusqu'au Bug, frontière delà Wolhynie. A gauche, règne encore une nature âpre et tourmentée, portant toute la sauvage physionomie des Bieskides, d'où nous sommes descendus. Puis des collines escarpées avec une chevelure de pins et de hêtres, qui s'allongent, s'étendent et s'abaissent insensiblement vers la plaine. Ces deux parties bien distinctes peuvent se comparer pour la variété de leurs sites, l'une au canton d'Argovie, l'autre au canton de Saint-Gall. Au milieu, le San, fleuve originaire des succulents sandaches, se déroule au soleil dans toute la fougueuse irrégularité de ses allures. D'abord ce n'est qu'un torrent impétueux qui se précipite avec colère du haut des rochers ; puis c'est un beau fleuve calme et sinueux, qui semble à contre-cœur déserter ces montagnes qui l'ont vu naître ; et, comme un pèlerin, se détourne mille l'ois vers le toit chéri qu'il abandonne, mille fois il semble vouloir remonter vers le Biesktd, son berceau. Souvent grossi par les averses de l'au* tomne, il déborde de son lit, inonde au loin la campagne, étend ses bras nerveux autour des collines habitées, et laisse bientôt en se retirant une bave riche et limoneuse comme celle du Nil, et qui dispense à ces contrées bénies du ciel la meilleure de toutes les cultures. Tous les troncs d'arbres couverts de mousse jusqu'à la naissance des rameaux, portent l'empreinte de ces inondations périodiques, auxquelles ce pays doit l'extrême beauté de ses froments et la saveur délicieuse de ses fruits. En suivant le cours de ses ondes, vous découvrez au loin la ville de Przemysl, avec le château des anciens ducs et rois de Russie-Rouge (ne pas confondre avec la famille pseudo-moskovile des Romanofî). Le dernier de ces princes lut, comme on sait, Léo Danilowicz, fondateur de Léopol, et dont la fille Marie, fiancée à Troyden, porta le sceptre cl l'héritage d'abord dans la maison des ducs de MazoVie (en 1501), puis, après l'extinction de ces derniers, dans la famille des Piasts, rois de Pologne (en 1540). Un grand nombre de familles mazoviennes vinrent s'établir dans ce pays dépeuplé par des guerres interminables; et la Chrobatie-Rouge ou la Galicie, disputée ipendant près de trois siècles par les descendants varègues de Vlodimir, ravagée par les Tatars, et plus récemment par les Yalaques et les Suédois, redevint tout à fait polonaise. La possession du royaume grec-uni de Russie dut établir des rapports plus suivis entre les Polonais et les Hongrois devenus leurs voisins ; les deux nations se lièrent étroitement par un pacte d'amitié signé à Zalathvack (en 1403), et couvert < Sigillorum utriusque gentis ; » c'est de cette époque que date aussi la fraternité proverbiale de ces deux nations d'origine toute différente, mais si conformes de caractères et de destinées. Tout en ces lieux atteste déjà une plus forte et plus luxuriante végétation que sur la rive gauche de la Vistule. Ce climat n'est point encore le midi, mais il est le passage des deux zones qui se touchent et se confondent sur la crête des Karpates. Les vents du sud-ouest, après avoir passé sur les vignobles de la Hongrie et les bosquets de tilleuls fleuris, s'échappent souvent à travers les gorges des montagnes et nous apportent sur leurs ailes embaumées un vague souvenir de leur patrie. Des nuées de plantes inconnues viennent alors s'abattre sur nos champs, et les ensemencent partout de parfums et de fleurs. Puisque la Petite-Pologne produit des fleurs aussi bien que des moissons, nous choisirons les plus belles pour en faire hommage à vos charmantes compatriotes, et ces fleurs, nous irons les cueillir à Zarzéczé. A trois lieues de Jaroslaw, à huit de Przemysl, à neuf de Iançut, on découvre au milieu d'une touffe de chênes une clairière bien verte et bien décolletée, et le plus joli village de la Galicie. Dès l'entrée, tout vous offre l'aspect d'une belle ferme hollandaise : des rangées de peupliers soigneusement alignés, des ponts légers mais solides, chose rare ; des routes bien sablées, des poternes tournantes d'un modèle admirable, des haies vives d'églantier et de genévrier, que votre regard s'efforee en vain de pénétrer, en vous rappelant ces deux beaux vers du Tasse : Clic non lien pago di bellezza esterha Nclli occulti secreti anco s'interna. C'est comme une préface artistement combinée qui vous donne une idée avantageuse des beautés secrètes et vous invite à presser vos pas pour pénétrer dans l'enceinte. C'est en vain que vous me demandez l'histoire de Zarzéczé : jeune tille des champs, n'ayant point d'aïeux et de souvenirs à raconter, mais parée de ses plus beaux atours, mais belle de sa simplicité même et de ses vingt-cinq printemps, Zarzéczé n'a point d'histoire. Au défaut d'une réelle, je pourrais vous en forger une effrayante à ravir. Je vous dirais que Zarzéczé fut autrefois une étape des Opryszki, de ces bandits descendus des montagnes, qui poussaient leurs excursions jusqu'à Maryampol et Sambor et venaient même parfois inquiéter les paisibles négociants de Léopol ; je pourrais rattacher cette histoire au temps où les rois de Hongrie eurent des querelles sanglantes avec les ducs de Halicz, où le château de Teresko reçut deux royales victimes, Roloman et la belle Salomée, fille de Leszek-le-Bîanc ; où les farouches descendants de Roman Mscislawicz se mirent à la solde des hordes latares en portant jusqu'au cœur de la Galicie la flamme, la peste et le carnage, pour venger la mort de leur père et la honte de leurs armes; je pourrais sans peine orner mon récit de cette pléiade de noms historiques qui brillent encore sur l'azur des Karpates à travers la nuit des temps et de l'oppression : ce serait une fiction magnifique, et je vous l'abandonne pour votre premier roman. Je préfère adonques vous dire tout d'abord que Zarzéczé n'a jamais rien eu à démêler avec les Tatars, les fds de Roman, les Opryszki, la peste et autre engeance pareille. Il y a une quarantaine d'années, ce n'était qu'une forêt de chênes avec une maison en bois de chêne, noble demeure des Morski, les derniers du nom. Cependant il faut mentionner que cette maison vraiment polonaise a toujours joui de la réputation «l'hospitalité, qui en a fait depuis l'Eldorado de la jeunesse galicienne. Depuis longtemps on avait pris l'habitude, à vingt lieues à la ronde, de passer à Zarzéczé la journée du dimanche, consacrée tout entière aux douces causeries sous les chênes d'alentour, à la prière dans la chapelle ruinée du village, aux jeux et aux danses sur la pelouse ou dans le salon décoré de fleurs ; coutume noble et touchante qui réunissait toutes les familles du Ras-Przemysl en une seule société, qui fondait toutes les sociétés en une seule famille. Mais par un hiver rigoureux, l'ouragan des Karpates vint ébranler les parois du modeste édifice et du temple délabré : il fallut songer à rendre un asile à la prière, une demeure aux maîtres, plus en rapport avec leur immense fortune. M. Eigner, architecte polonais, dont le goût s'était épuré par un long séjour en Italie, et auquel on doit beaucoup d'importantes créations, soit dans les terres du ci-devant duché de Warsovie, soit dans les domaines particuliers, se chargea de dresser les plans. On vit s'élever d'abord une rotonde élégante dans ce style pittoresque (V. la gravure), imité du temple de la Sibylle ù Tivoli; puis un pavillon est venu s'accoller à la rotonde, puis un autre, puis une orangerie est venue compléter l'harmonie' générale de l'édifice qui Se développait à mesure que le personnel de Zarzéczé se recrutait de nouveaux arrivants. Au lieu de la cellule dévastée, pénible à voir, qui contenait à peine la moitié de la population catholique du village, bientôt on vit grandir une chapelle blanche et rayonnante, avec un rang de six composites volutes au fronton, et son clocher d'un style aérien et hardi. Autour de ces deux constructions principales, une pépinière de maisonnettes peintes et vernies, venait se grouper ; brillant au soleil comme des joyaux de corail et de jaspe, percées de fenêtres, soit en œil-de-bœuf comme aux Tuileries, soit dans le style oriental de l'Alhambra ou du GénéralifJfe. La plupart de ces chaumières appartiennent à cette architecture de balustrades, de treillages, de balcons, de colonnettes et de pourtours qui donnent tant de charme aux campagnes hollandaises ayoisinant Berg-op-Zoom et Breda. Encouragés par l'intérêt qu'on leur témoignait, et devenus artisans par un instinct qui chez eux remplace toute autre culture morale, les habitants du village s'associèrent à l'envi à ces projets de régénération qui devaient assurer leur bonheur et celui de leurs enfants. Tout atteste ici la main bienfaisante d'une fée qui aurait consacré sa vie entière à créer autour d'elle autant de bonheur, de bien-être, qu'il est permis aux mortels d'en donner à leurs semblables r une main sous laquelle bien des larmes ont tari, bien des blessures profondes se sont refermées pour jamais. Zarzéczé ayant reçu des trésors de l'art et de l'amour une nouvelle robe virginale, est parfait comme toute inspiration qui vient du cœur : ce n'est ni l'Angleterre, ni l'Italie, ni la Pologne, mais c'est tout cela à la fois, et il faut convenir que c'est charmant. Les nombreux voyages de la fée lui avaient permis de prendre sur les lieux mêmes les empreintes de ces chaumières dont elle devait entourer son palais favori : cependant c'est le genre hollandais, comme le plus approprié à la nature du sol polonais, qui a prévalu dans son estime et dans ses affections. Le poème des Jardins, où le Virgile français célébrait avec faste quelques-unes des villa polonaises, et rendait à ses hôtes d'autrefois l'ingénieuse hospitalité qu'il en avait reçue durant son exil, venait de paraître à l'époque où la fée de Zarzéczé conçut ses projets de réforme : l'impression qu'il produisit en Pologne fut profonde et générale; on s'arrachait le livre, comme autrefois on s'était disputé la possession de l'auteur. Les préceptes de Dclille ne lurent pas perdus pour madame Morska, et [plus d'une fois vous verrez à quel point ils s'accordent avec les idées qui ont dirigé ses travaux. « Ce n'est point, disait-elle, par la profusion des ornements qu'on peut rendre une maison de campagne agréable aux yeux et au cœur, mais par une combinaison qui rend tout ornement inutile. C'est là le principe d'économie dans les arts, principe admirable qui consiste à produire le maximum d'effet avec les éléments les plus simples. » Le regard est bien vite fatigué de ces jardins fastueux encombrés de marbres et de bronzes, qui ressemblent à de vastes ateliers de décors ; de ces arbres soigneusement taillés, dont l'immobilité verse dans l'àme un poétique ennui. En amoncelant merveilles sur merveilles, et Pélion sur Ossa, vous ne parviendrez jamais à produire une œuvre de goût : les ombrages, les eaux et les fleurs ne lasseront jamais. Utilisez donc les matériaux qui se trouvent sur les lieux mêmes : tâchez de tirer le meilleur parti possible des beautés naturelles et sauvages, pour donner aux choses les plus communes l'apparence de la grâce et de l'élégance. » Mais quelles que soient les ressources fournies par la nature elle-même, il faut soigneusement éviter que l'on ne puisse voir les traces de l'artifice qui vient à son aide : car dans l'exécution des ouvrages qui tendent à l'imiter, le dernier terme de la perfection est de pouvoir déguiser les procédés qui ont servi à leur accomplissement. » J'ai toujours plaint ces efforts stériles pour transporter un coin de la Suisse, de la Grèce ou de l'Italie sur vingt ou trente arpents de bonne terre polonaise : un sentiment pénible s'empare de moi à l'aspect de ces ruines artificielles, de ces ondes artificielles, de cette nature artificielle, des obstacles qu'il a fallu surmonter pour produire si peu d'effet. Ces visions enchanteresses sorties de dessous terre comme sous un coup de baguette d'Armide, ces palais de cristal et ces jardins suspendus, n'ont qu'un seul inconvénient, c'est que la race d'Armide n'existe plus, et que le seul mot cabalistique qui ait conservé sa magie dans les langues modernes, l'or qui seul enfante des prodiges, l'or qui veut tout remplacer, même l'honneur, pourrait être bien mieux employé à soulager la misère du peuple... L'homme no saurait longtemps lutter de grandeur avec la nature immortelle qui l'environne : il la corrige, il la modifie, il réunit et sépare, mais il ne crée pas. » Ainsi, unité de conception, grande et simple, sobriété et perfection des détails, exclusion de tout ce qui porte un caractère vulgaire, harmo-nie'générale et gradation des effets, telles sont les qualités de toute œuvre parfaite : faire aimer aux hommes le sol qu'ils habitent, n'est-ce pas développer dans leur sein le germe de toutes les vertus ? » Tels étaient les aphorismes qui présidèrent à l'embellissement de Zarzéczé, et je me garderai bien de les réfuter. Ce n'est plus un jardin fantastique comme ceux d'Arcadie et de Nicborow, où l'on s'est évertué à transporter des sites de montagnes dans un pays plat mais fertile, à creuser des rivières, et à jeter par-dessus ces rivières des ponts pour ne pas intercepter le passage. Aussi nous laisserons là les montagnes, les groiteset les cascades ; nous allons parcourir, l'équerre et la truelle à la main, ce village vraiment polonais, essayer par nous-mêmes les procédés nouveaux mis en œuvre par ses artisans indigènes. La plupart des bâtiments sont en briques de terre bien rougie au feu, de six pouces de longueur sur trois pouces de largeur et un pouce et demi d'épaisseur. Les assises régulières de maçonnerie sont marquées par des lignes blanches entaillées dans le mur et légèrement bombées au moyen d'un patron en bois que l'on passe entre les briques, avant que le mortier n'ait pris de la consistance. Les socles et les parapets des fenêtres sont généralement en pierre de taille. Quand le mur est bien sec, on procède au peinturage ; les briques sont enduites d'une couleur à l'huile,éclatante et solide, comme le vert, le jaune, le violet ou l'écarlale : cette dernière nuance domine surtout. Les embrasures imitent le grès ou le bois de peuplier. Les terre-pleins sont généralement parquetés de pierre artificielle, composée de quantités égales de sable fin et de brique pilée, avec le double de chaux vive bien épurée. Ces parquets acquièrent en peu de temps la solidité du silex : à l'épreuve du feu, de la pluie, de la hache et des rats, ils sont pour ainsi dire invulnérables. Des plafonds de terre glaise et de paille, revêtus de mortier, complètent l'ensemble de ces maisonnettes qui n'assujettissent pas le propriétaire, dans nos régions neigeuses, aux soins d'un éter- nel replâtrage. En Hollande, comme en Angleterre, on élève des maisons de plusieurs étages dont les murailles, arrêtées par des ancres en fer, n'ont que cinq pouces d'épaisseur y compris le mortier, c'est-à-dire la largeur d'une seule brique pareille à celles dont on s'est servi à Zarzéczé : là cependant, à cause de la plus grande rigueur du climat, on a été forcé de construire des murs ordinaires avec le revêtement que je viens de vous décrire. Les moins parfaits de ces édifices sont en pisé, c'est-à-dire en terre un peu grasse et non sablonneuse, moulée en forme de briques ayant le double de l'épaisseur ordinaire. La chaux tient beaucoup mieux sur ces murs faciles à construire, que sur la terre glaise qui prend toujours de l'humidité. Enfin on a tâché, autant que faire se peut, d'éviter la régularité des contours dans les bâtiments surtout dont la destination demandait un plus grand développement, comme les greniers, les buanderies, les battoirs, etc., et celte diversité de formes, tantôt rectilignes, tantôt circulaires, interrompt la monotonie des pans de muraille privés de tout ornement, et leur donne je ne sais quoi de peu commun et de pittoresque. Vous savez le goût des Galiciens pour les fleurs, ces élèves dociles qui rendent toujours par des joies paisibles et délicates les soins quelquefois épineux dont ils sont l'objet. Stanislas Wodziçki, ancien président du sénat de Krakovie, grand fleuriste et auteur d'un ouvrage estimé sur les jardins, compte plus de cinq cents jardins anglais en Pologne (il s'agit, bien entendu, de l'ancienne république ), la plupart enrichis de collections exotiques et de plantes recherchées. Les principaux sont Niedzwiedz, aux environs de Krakovie, lablonow dans le cercle de Czortkow, Medyka et une quantité d'autres dans le cercle de Przemysl, comme Krysowicé, Krasiczyn, Kra-kowieç, Lançut, Przeworsk, Buratyn, etc., etc. Mais après Medyka, dont l'établissement horticole, sous la direction de M. Blaszek, forme trente jardiniers par an, et dont les serres contiennent près de cinq mille espèces rares, Zarzéczé occupe le premier rang. J'ignore s'il se trouve dans le Gulistan même un jardin qui puisse étaler autant de roses différentes par leur nuance et leur parfum, mais semblables par leur éclat : la belle blanche d'Au-nay, comtesse Langeron, duchesse de Guiche, boule d'Hortense, cuisse de Nymphe, Ninon, feu tome iii. LA POLOGNE. 145 d'amour, grande merveilleuse, bizarre triomphante, Léonidas, général Foy, Miaulis, Olello, Poniatowski, etc., etc., en tout cent variétés, et presque autant de dahlias, de pelargonium et de chrysanthèmes. Cependant un art admirable a présidé au classement de ces jolies plantes : on a consulté leurs amitiés et leurs aversions instinctives, les plus suaves et les plus Irêles, connaissant au moins la jalousie, sinon le tourment de la haine ; on a observé la hauteur des tiges, la diversité du langage, c'est-à-dire l'ordre et la . gradation des teintes, et le mode de respiration, c'est-à-dire leurs parfums délicats et variés. Car les plantes respirent aussi bien que tous les êtres organisés : la partie intérieure des fleurs, et la partieblanche etvelue des feuilles,semblent l'organe distinct de cette fonction. Cueillez une feuille de platane ou de hêtre un peu après le lever du soleil, vous la verrez couverte de bulles transparentes et nacrées, cherchant à se faire jour à travers le vernis de rosée qui l'enveloppe ; mais en aspirant l'air matinal, les plantes n'en absorbent que la partie infecte; elles le rendent, à l'inverse des êtres animés, pur et parfumé. Le même principe délétère qui suspend les fonctions vitales de ces derniers suffit pour développer leur végétation. Admirable économie de la nature! Et c'est ainsi que l'atmosphère où les habitants du globe sont plongés se trouve, par une incessante production, toujours assainie et renouvelée. Cette respiration abondante et précipitée pendant le jour, se ralentit pendant la nuit : le trop-plein de carbone, absorbé sous l'action de la lumière, s'épanche alors imprégné des plus suaves odeurs; les fruits en mûrissant dégagent aussi le principe acide qu'ils renferment et l'oxygène, le carbone, la lumière, sont les trois agents principaux qui donnent tour à tour la vie au charmant royaume des plantes. Quand vient l'automne sèche et torride, elles expriment les sucs les plus délicats de la terre et la rosée des cieux ; en jaillissant par les rameaux et parfumée au passage, l'eau du ciel se transforme et s'arrondit en sorbets délicieux couverts d'une pulpe moelleuse et dorés aux rayons générateurs du soleil.Mais ce sont surtout lesclombes périodiques, ingénieuse invention de Delille, qui font rechercher ce jardin par les amateurs : on a réuni sur un même pourtour toutes les plantes qui fleurissent à la même époque, depuis le commencement de mai jusqu'à la 139 lin d'octobre : et ces clombes ainsi disposés déploient de grandes masses de végétation enrichies des couleurs les plus vives. Les fleurs largement panachées contribuent le plus à orner ces clombes à l'époque de leur floraison. Toute une génération est destinée à éclore au môme jour, à croître, à briller ensemble, à répandre sou éclat au soleil et ses parfums aux zéphyrs, puis à s'éteindre au même jour, à la môme heure, comme si elles dédaignaient de survivre à leurs compagnes et de fleurir sur des tombeaux. Combien d'amitiés sur la terre sont-elles moins durables que cette touchante association de beauté, d'amour et de trépas ! Les clombes de Zarzéczé ont des saisons d'un éclat presque surnaturel, et font briller sur ses parterres un printemps éternel. On pourrait, en développant ce système, créer, sur un espace de peu d'étendue, un gnomon aux couleurs de l'arc-en-ciel : l'apparition de telle ou telle fleur indiquerait telle saison, tel mois, telle semaine de l'année (1). Pour vous à qui iç ciel prodigua leur richesse, Ménagez avec art leur pompe enchanteresse; Partagez aux saisons leurs brillantes faveurs : Que chacune apportant ses parfums, ses couleurs, Reparaisse à son tour : et qu'au front de. l'année La guirlande de fleurs ne soit jamais fanée. Ainsi votre jardin varie avec le temps : Tout mois a son bosquet, tout bosquet son printemps, Printemps bientôt fleuri ! 'toutefois votre adresse peut consoler encor de sa courte richesse : Que par des soins prudents tous ces arbres plantés, Quand ils seront sans Heurs, ne soient pas sans beautés. Ce conseil de Delille reçut à Zarzéczé toute son application. ïl est probable que l'immortel jardinier d'Eden a le premier disposé ses clombes de cette manière, et l'abbé Delille n'aura fait que lui dérober un de ses plus divins secrets. De cette manière un attrait de plus fut ajouté aux réunions périodiques qui se faisaient dans ce nouvel Eden. Puisque la qualité d'étranger, et (t) Voici quelques-unes des fleurs qui réussissent le mieux à Zarzéczé pour ebaque mois de la belle saison : Du 1er au 15 mai, c'est le cerisier pleureur, l'amandier sauvage, le narcisse simple, la violette, la saxifrage, la marguerite double, la primevère. — Bit 15 an 30, c'est le syringa vulgaire, le cytise pourpré, la renoncule sauvage, etc. t':r au 15 juin, c'est le syringa de Perse, la rose des Pyrénées, ainsi que toutes les roses simples; l'iris de .Sibérie, le dictante blanc, le lilas.— Du 15 au 30, c'est la rose des Alpes, la rose de bourgogne, la rose aux cent feuilles, le ro3icr nain, la clématite droite, le pavot oriental, la véronique, etc Du Ier nu 15 juillet, c'est la clématite rampante, le cytise noir, le gémît, la digitale pourprée, le lis martagon, le trèfle, la campanule, ta valériane rouge, le lichen. — Du surtout de Français, est line recommandation puissante pour y être convié, il faut que vous soyez né sous une étoile bien néfaste, si le dimanche matin vous ne voyez pas une trentaine de beaux équipages amenant par tous les chemins les jolies personnes de trente lieues à la ronde; c'est comme une moisson de fleurs apportée par le zéphyr. Une messe à la chapelle du village, suivie d'un splendide déjeuner, inaugurent la journée en nourrissant à la fois l'âme et le corps. C'est alors, quand on a pu faire le dénombrement des danseurs, arrêter le programme de la soirée, que la jeunesse se disperse librement sous les chênes et les acacias. Plus d'une conversation, interrompue à la moitié d'une phrase le dimanche précédent, est reprise à l'autre moitié comme si elle n'avait jamais discontinue : ici des amants devisent avec les fleurs, en les prenant pour témoins et pour symboles de leurs feux, qui n'osent s'expliquer eux-mêmes; d'autres, se livrent à la merci des flots; ou bien, emportés par des coursiers fougueux, ils s'élancent jusqu'aux éminences de Wengierka. Les haras de Zarzéczé eurent jadis une célébrité européenne: les étalons de race primitive turque ou persane, croisés avec des cavales indigènes, produisaient des individus magnifiques : la perfection de la forme et la douceur des caractères, signes distinctils de la race antique polonaise, s'alliaient à la fougue ardente des descendants d'Ahmet ou d'Alborak : leurs généalogies arabes étaient précieusement conservées comme des titres de noblesse chevaline, et ceux-là, il faut le dire, ne mentaient jamais à leur illustre naissance. Aujourd'hui encore on trouve épars sur les prairies de Zarzéczé des exemplaires dontonpourrait dire avec assurance : H est du sang des rois, mais il en est le reste ! Après le dîner, qui, selon l'usage antique et 15 au 30, c'est le sureau, la rose du Canada, le lis blanc, ta saponnaire, l'aconit pyramidal, etc. Du 1" au. 15 août, c'est le sorbier sauvage, la rose, de Damas, la rhue rouge, les dahlias pleins, la rose rremière, les mauves, les lichens, la scabieuse de Tartarie, le tournesol. — Du 15 (tu 30, c'est l'aconit blanc, les sylphium, la splrœa aux feuilles de saule, le phloxj le chèvrefeuille, etc. Du 1er au 15 septembre, ce sont les aster de toutes couleurs, T'hellcnium de l'automne, l'eupatorium pourpre, le-coreopsis triple, le buphthalmum dracocéphale de Sibérie, l'aconit turc, etc. Du l'1 au 15 octobre, c'est le lathyrus, l'hibiscus des marais, l'aster de Carthage et de Tripoli, la véronique haute, la colchique de l'automne, le phlox de senteur, le chrysanthème tardif, le physalis d'Algekeng, etc. Nous voyons que l'époque de floraison de ces plantes est, quoi qu'on dise, à peu près la même pour la Pologne comme pour la France. solennel, est servi sur le coup de trois heures, tous les jeunes gens se sentent déjà possédés par le gentil lutin de la danse ; les jeunes filles soulèvent enfin leurs longues paupières noires. Mais ce désir impétueux du mouvement circulaire qu'ailleurs on n'éprouve que jusqu'à vingt-cinq ans, arrive à son maximum d'intensité aux Voix confuses des instruments qu'on entend se réveiller, gémir, gromeler, se narguer, se contrarier dans le salon voisin, puis se prendre d'amitié et tomber d'accord sur une seule note au plus pour un quart d'heure au moins. Car d'après un règlement adopté,chacun des employés et domestiques du château doit être passé maître dans un art ou du moins un métier quelconque : tel individu sera menuisier, fleuriste, ou maçon toute la semaine, qui va se transformer en musicien, peintre ou basse-taille le dimanche ; c'est une colonie d'artistes bénévoles où l'on rencontre de l'oreille et du goût quelquefois, du zèle immanquablement. À ce bruit, on ne résiste plus : tous les pieds trépignent, tous les yeux s'animent ; la porte s'ouvre, l'orchestre est déjà à son poste, et l'on s'élance dans la salle de bal, toute étince-lante et toute fleurie. Alors commence la fête de nuit. Et ce n'est pas le nombre des quartiers et l'ancienneté du blason qui font rechercher les jeunes bayadèresde Zarzéczé: un blason quelque vieux qu'il sott ne dispense pas d'être jolie,et plus encore affable et gracieuse.Comme les couronnés de fleurs sont ici les seules estimées, la plus belle sera toujours Reine d'amour et de beauté. On n'entend point sonner aux deux battants de la porte les titres de baron, de marquis ou de prince, qui nous font souvenir quelquefois en Pologne d'une incursion des barbares. Point de courtisanerie : l'âge et les qualités personnelles, le patriotisme surtout, sont ici la seule distinction. Mais l'orchestre a préludé : les conversations s'interrompent, les groupes sont à leur place; on attend le signal. Les danses nationales ont le pas sur toutes les autres; mais les danses étrangères sont admises et traduites avec une perfection rare, la maîtresse s'attachant toujours à mettre chacun à son aise, à le laisser faire à sa guise et selon sa fantaisie. Il faut que la gentille et chatoyante Fanny Elssler ait vu danser la cracovienne à Zarzéczé, pour l'avoir si bien naturalisée française. Quelquefois aux jours saturnalesques du carnaval, des troupes de paysans et de jeunes filles des environs accourent dans leurs plus beaux costumes prendre leur part de la fête, et viennent exécuter ces rondes nationales si vives et si lutines, décrites et notées par votre confrère Sowinski.tToyes t. II, p. 245.) Le costume de ces villageois parlant le polonais le plus pur et dansant con amore, ressemble assez, pour les femmes au moins, à celui des environs de Kra- kovie et de Podgorzé. La coiffure des femmes,qui fait le mieux discerner les différentes mises populaires, est la même : c'est aussi un diadème de cheveux ramassés circulairement autour de la tête et coquettement ornés d'une infinité dé fleurs rouges, formant une espèce de corbeille. Un large médaillon d'or falsifié par les bijoutiers juifs de Rzeszow, à l'effigie de la Vierge ou de leur sainte patronne, suspendu quelquefois à dix ou douze rangs de coraux, distingue surtout les paysannes de Przemysl et de Iaroslaw. Aux jours de fête, la toile de Radymno, forte et bien tissée, fait les frais de presque toute leur toilette; un corset de satin ou de mérinos moiré emprisonne leur taille accomplie ; les épaulières et les manchettes sont brodées de fil rouge ou de filo-selle ; leurs chaussures d'hiver, que je voudrais euphoniquement pouvoir appeler bottines, sont aux réunions de Zarzéczé remplacées par des souliers de prunelle, donnés par la châtelaine du lieu. Cette toilette, bien entendu, est celle du dimanche ; car les jours ardents de l'été les voient travailler aux campagnes dans le simple appareil____Alors leur tête est quelquefois enveloppée d'un voile très-blanc de lin ou de perkale, d'un effet très-pittoresque. C'est un concert d'union et de gaieté qui n'est interrompu que par une collation somptueuse, et qui se prolonge quelquefois jusqu'au réveillon. C'est alors, avec les premiers feux de l'aurore, que tout bruit cesse, toute lueur s'éteint, et que le génie aux ailes de rose, protecteur des amants, après avoir flotté dans les vapeurs argentines du matin, déserte la coupole du château pour venir s'y poser encore le dimanche suivant. L'hospitalité de Zarzéczé, quoique très-exemplaire, n'est cependant point exclusive. Au milieu de ces fêtes charmantes, on arrange les réunions qui doivent avoir lieu dans le courant de la semaine, et chaque propriétaire, selon l'étendue de sa fortune et de sa demeure, ouvre un asile nouveau et de nouvelles fêtes aux joyeux pèlerins qui s'y sont donné rendez-vous. Chaque paysage porte un joli château, chaque château renferme d'aimables hôtes, de belles fleurs, de beaux jap- f48 LA PO] dins, or. surtout un essaim de jeunes filles tout aussi fraîches, tout aussi jolies, qui ne demandent pas mieux que d être désennuyées. C'est ainsi que se prolonge de jour en jour et d'année en année cetie série non interrompue de danses et de festins, qui enveloppe maintenant la Galicie entière dans un intérêt unique : le plaisir. C'est un monde à part qu'il faut avoir vu de près, jouissant,gambadant,chantant,lorsque tout porte autour de lui l'empreinte de la tristesse dans les yeux, le doute dans le cœur : c'est une oasis de fêtes et de sourires échappée au déluge universel. Grâce à ce penchant délicat pour les jardins et les plaisirs innocents, les copieuses libations, les germaniques saturnales, ont pour jamais abandonné la Galicie. L'ivresse à l'œil louche, venue à la suite des Augustes, le poison à la main, et qui versait jadis aux Polonais l'oubli de leur passé en leur étant la conscience de leur avenir, semble s'être retirée avec eux : des habitudes plus distinguées ont remplacé, même dans le peuple, les goûts désordonnés et les sanglantes querelles dont les rois saxons avaient momentanément infecté la Pologne. L'excessif bon marché des vins fameux de Tokay et de Menish ne les empêche pas de vieillir dans les caves de nos voisins et frères, les Hongrois. Ne vous hâtez donc pas de prononcer sur les Galiciens un trop sévère jugement : ce n'est point une philosophique insouciance qui les porte à se gaudir comme aux plus beaux jours des Wladislas ou des Kasimir. Us sont avant tout Polonais, et certes aussi bons Polonais que personne : avec la même ardeur dont ils s'élancent au plaisir, ils se dévoueraient sans réserve à la plus sainte des causes, et l'insurrection de 1830 est là pour répondre à tous ceux qui pourraient y voir autre chose que l'envie de déguiser aux yeux de nos oppresseurs les blessures dont ils ont déchiré le sein de notre patrie. Oh non ! ils n'ont point renié la foi de leurs pères ! ils n'ont point étouffé sous les fumées de l'orgie le feu sacré de Vesta, qui brûle dans leurs seins, dépositaires fidèles de la nationalité polonaise ! Si l'on est moins sérieux et moins froid, si le sourire est plus épanoui, la gaieté plus expansive que dans la Grande-Pologne, outre-Vistule, c'est que depuis Jean Kasimir ce pays fortuné n'a pas été visité par messieurs les Moskovites, les Tatars, les Suédois et les Prussiens : et à part les petites persécutions des sauterelles autrichiennes habillées de blanc et de jaune, on peut encore y respirer assez librement. L'aversion même qu'ils témoignent pour les emplois subalternes d'une administration toute allemande, est un gage assuré que leur amour du plaisir n'a d'égal au monde que leur haine invétérée pour le caporal autrichien. Oh non ! ils ne foulent point des pieds le tombeau fraîchement remué de leur patrie ! Ils dansent ! ils chassent ! ils voyagent! ils s'étourdissent ! Eh pardieu, laisse/des faire ! Mais vienne le jour du réveil et de la vengeance, et vous verrez si le pli d'une rose l'ait mal à leurs membres efféminés, et vous verrez si leur chevelure parfumée craint de se mêler à la poussière des chemins : et vous verrez, en les retrouvant chacun à son poste, s'ils sont encore Chrobates et montagnards ! Mais si en attendant ils courrent sus et tête baissée au plaisir qui leur sourit, eh! qu'est-ce que cela vous fait? ne doivent-ils pas avoir aussi leur fièvre de jeunesse et de folie ?........ Voilà, mon cher correspondant, tout ce que je vous offre aujourd'hui sur ce Dolce soavc sino del mondo, qui ne trouve de rival ni en Pologne ni dans les pays étrangers qui lui servirent de prototype. Je suis loin d'avoir épuisé mon sujet, mais je crains d'avoir épuisé votre patience. Agréez, etc. J. Christien Ostrowski. LE MONASTÈRE DE BIÉLANY. - ■!! W IIH II - Dans cette antique forêt où le rayon du soleil ne pénètre jamais, où le sombre hibou perche à côté du joyeux rossignol, l'écho lui-même pourrait te dire quels sont les souvenirs de ces lieux. Jncienne Chronique. Les siècles les plus reculés offrent l'exemple de fêtes instituées dans certains endroits de la terre choisis par une pieuse pensée ; mais tandis que dans tous les temps et par tous les pays, la plupart des fondations et cérémonies religieuses nées de la foi ont fini par devenir une arène où la vanité se déployait, la Pologne seule a su imprimer aux lieux consacrés par un vœu à la méditation de l'âme ces souvenirs impérissables de l'histoire qui, au milieu même du goût prononcé des Polonais pour le luxe et les plaisirs, se sont maintenus pleins de vie et ont conservé la teinte rêveuse de leur solennité primitive. En Egypte, les processions religieuses qui empruntaient leur caractère aux mythes symboliques d'Osirîs et d'Isis, se faisaient pendant la semaine sacrée et duraient plusieurs jours. Tous les habitantsd'Alexandrie, richement parés, se rendaient vers un temple élevé à la déesse Isis, et situé à quelques pas de la ville. Les assistants y sacrifiaient aux mânes d'Isis et chantaient des hymnes en se frappant de verges. Plus tard ces processions devinrent des promenades profanes d'où la foi disparut, et où la vanité vint élever son trône. A Athènes et dans toute la Grèce, les processions des Éleusines étaient célébrées le 15 avril. — Le cinquième jour de ces solennités, un nombreux cortège de personnes des deux sexes, vêtues avec luxe et recherche, se prome- nait dans les principales rues d'Athènes, sortait de la ville par la porte sacrée, prenait le chemin d'Eleusis appelé la Voie sacrée, et se dirigeait vers le temple de Cérès. Cette voie sacrée était pavée de carreaux de toutes couleurs de mosaïques brillantes, et était bordée par de vieux arbres qui levaient avec fierté leur chevelure vénérable. C'était la plus belle promenade d'Athènes. — Mais les processions éleusines furent aussi envahies par les dérèglements de tout genre, et devinrent bientôt le rendez-vous des fashionables d'Athènes. L'ancienne métropole du monde, Rome, avait aussi ses mystères et ses processions. La première, dit un écrivain français, appelée Hilaria, se célébrait le 25 février, deux mois environ après les Saturnales. Chacun se parait pour se rendre en pèlerinage à un petit temple situé à quelques lieues de la ville. La seconde, appelée Vestalia, avait lieu le 9 juin. Les dames romaines, ornées de tout l'éclat de leurs plus riches parures et montées sur des chars magnifiques, se rendaient en procession jusqu'au Capitole. Enfin, la troisième, Sextilis (du mois d'août).— Les riches habitants des principales villes d'Italie se rendaient à Rome au milieu du mois d'Auguste pour aller processionnellement au bois d'Arcie près d'Albe, où se trouvait un temple élevé à Diane. Vers la fin du règne des empereurs, ces processions devinrent comme celles des Egyptiens et des Grecs, des promenades purement profanes. —Les dieux s'en allaient avec les institutions des Romains. Le christianisme marqua également une grande place dans les cérémonies aux processions. — Isabelle, sœur de Saint-Louis, fonda en France un couvent à l'extrémité du bois de Rouvert ( appelé depuis bois de Boulogne ), sur le bord d'une longue plaine (longum campum), d'où lui resta le nom de Longchamp. Le tombeau de la fondatrice, qui mourut dans ce couvent en 1269, ayant la réputation de faire des miracles, fut désormais le but du pèlerinage des fidèles. L'austérité ne disparut de ces lieux consacrés à la piété que vers le milieu du xvie siècle. Une jeune et belle religieuse du couvent des Sœurs de Longchamp, Catherine de Verdun, fut l'objet des amours de Henri IV. Bientôt le luxe et les plaisirs remplacèrent la dévotion, et toute la cour et la ville allaient, le mercredi, le jeudi et le vendredi de la semaine sainte, assister aux concerts spirituels de Longchamp. Quand 89 vint souiller sur la France, l'abbaye aristocratique fut démolie et ses propriétés vendues.—Les pèlerinages cessèrent alors. Reprises sous le consulat, ces promenades n'eurent plus de caractère religieux ; elles devinrent le théâtre où la mode parisienne vient dicter ses lois suprêmes pour la saison. En Pologne, il existe deux endroits auxquels la piété a donné un caractère religieux, et qui, malgré les modilications qu'a subies la pensée fondatrice, conservèrent leur antique et grave destinée : ce sont les deux sites nommés Bie-lany. Par une coïncidence singulière, tous les deux sont placés près de deux capitales, Krakovie et Warsovie, tous deux tournent leur front mélancolique aux rives de la Vistule, et lient pour ainsi dire, malgré la distance de soixante-dix lieues qui les séparent, le passé au présent. A une heure de distance de Krakovie, sur une montagne hérissée d'arbres aux panaches ondoyants et de buissons aux rameaux verts et fleuris, s'élève le couvent des Camaldules. Cette montagne porte le nom de Mons Argentinus; non pas que ce métal sillonne ses entrailles, mais en souvenir du prix de son acquisition. L'église a été bâtie par le maréchal de la couronne, Nicolas Wolski de Podhaieç, qui, sous le règne de Sigismond III Wasa, fut envoyé en mission à Rome auprès du pape Clément VIII. Pans son voyage, Wolski visita le couvent des Camaldules (1), à Montis Coronœ, dans les environs de la Pérugie. La règle de ce monastère lui plut, et il demanda au prieur de lui envoyer en Pologne quelques frères de l'ordre, en promettant de leur faire bâtir dans ses domaines un couvent, et de le doter. Sa demande fut satisfaite, et lorsqu'il fut de retour en Pologne, l'évoque de Krakovie, Bernard Maciéiowski, choisit lui-même l'emplacement de cette fondation. C'est par un naïf subterfuge qu'au milieu des fumées d'un banquet où le vin illuminait les pensées des joyeux convives, la montagne fut acquise du castellan de Woyniça Sébastien Lubomirski, pour un précieux service en argent; mais ce n'était pas encore assez. La montagne avait une nature sauvage ; des pics et des masses informes de rochers hérissés de broussailles en rendaient l'abord impossible, et des incavations qu'une légère mousse couvrait comme d'un tapis, présentaient à chaque pas un danger imminent. La pieuse volonté du fondateur remédia à tout, et l'on voit sur cette montagne, qui forme aujourd'hui une des plus belles promenades dans les environs de Krakovie, s'élever un bâtiment couvert de cuivre et orné d'un fronton en marbre. Huit chapelles dans l'intérieur reçoivent les prières des fidèles. Les Camaldules se sont établis à Biélany en 1608. Jadis on ne laissait entrer à l'église les femmes qu'un seul jour dans l'année, le 19 juin, et la règle de l'ordre prescrivait de laver le parquet le lendemain, et de rafraîchir d'air tout le bâtiment comme après une peste ; mais le bon sens renversa cet usage, et de nos jours femmes et hommes ont accès à cette demeure du Seigneur. Le jour de la Pentecôte est l'époque où les Krakoviens se rendent en pèlerinage solennel à cette retraite consacrée à la méditation de lame. De ce belvédère, le regard s'étend dans un vaste horizon. Il se perd dans ces teintes vapo- (I) S. Romuald, fils de Sergius, notable delà ville de Ravenne, en Italie, né en 951, prononça ses vœux au couvent de Saint-Benoit, sur le Monte Çassino. La sévère piété de Romuald lui donna l'idée de se transporter dans une retraite plus profonde avec quelques compagnons, et de s'adonner à la plus rigoureuse abstinence et au marlyre. 11 se fixa dans les Apennins. Le terrain sur lequel ou érigea le cloître,conservant le nom de son ancien propriétaire qui en fit don aux religieux, s'appelait Campus Malduli. Les religieux reconnaissants prirent le nom du terrain. reuses qui flottent comme une gaze azurée sur les cimes lointaines des monts. D'ici, l'œil du spectateur découvre des paysages ravissants. Les montagnes de la Silésie s'unissent à la grande chaîne des Karpathes; les eaux de la Wistule fendent majestueusement un sol fertile, cultivé ; de vieux arbres, derniers gardiens des nombreuses ruines de bourgs et de manoirs, lèvent avec orgueil leurs vertes cimes, et, par un jour pur, ce tableau imposant a pour limites les pics des glaciers que l'on aperçoit à plus de trente lieues à l'entour. Mais ce ne sont pas ces Biélany qui doivent être l'objet principal de notre récit. Nous en avons parlé, parce qu'ils ont inspiré la pensée et le nom des Biélany de Warsovie. A une lieue des portes de Warsovie, du côté du nord, s'étend sur les bords montagneux et escarpés de la Wistule une belle forêt qui remonte à l'âge des temps du paganisme. Trois routes conduisent à cette forêt; celle qui a été faite en chaussée sur la partie du terrain élevé est ornée de petites guérites des gardiens; celle du milieu, la plus ancienne, passe à travers des sables, des marais, des champs et des buissons ; la plus belle est celle qui est bâtie en chaussée sur les bords mêmes de la Wistule, et qui mène à travers des sites riants et fleuris. En se rendant de Warsovie à Biélany, on longeait une allée bordée d'arbres, et qui menait aux casernes dites de la Garde. En face de ces casernes s'étendaient des maisonnnettes de campagne nommées Fawory , comme à Auteuil, près de Paris. Là l'œil du promeneur s'arrêtait avec plaisir sur un joli jardin, et suivait les mouvements gracieux des deux cygnes qui se balançaient sur un vaste bassin. Un moulin à vent gigantesque, bâti en forme antique, était là tout près comme le cyclope Polyphèmc, qui voyait,en grondant les tendres amours d'Acis et dcGalalhée. Les vieux chênes, les beaux édifices et jardins, le bassin et le moulin, tout ce qui animait ces lieux a disparu, et à leur place s'élève maintenant une citadelle à hautes murailles, hérissée de canons, qui répand à l'entour la terreur et le silence de la tombe. En suivant d'abord la chaussée haute, on aperçoit le moulin célèbre dans les annales du dernier siècle, qui fut témoin de l'enlèvement du roi Stanislas-Auguste Poniatowski par les confédérés de Bar, et de sa délivrance, événement sur lequel nous reviendrons plus bas. A l'orient, on voit les tours du palais de Mariemont. Cette route est d'un côté bordée par de vastes champs cultivés, de l'autre par un petit bois dont la verdure fraîche et variée caresse le regard qui s'y arrête. La route du milieu, presque délaissée aujourd'hui, conduit d'abord à une belle villa, nommée Mariemont ( mont de Marie ). C'est un château bâti sur une hauteur par Marie Casimire d'Ar-quier, épouse de Jean 111 Sobieski, libérateur de Vienne et de la chrétienté. Le roi Auguste III se plaisait beaucoup dans cette retraite et y apporta plusieurs améliorations. Stanislas-Auguste venait y faire ses promenades à pied dans la forêt dechène. Un air pur, un ciel serein,l'aspect des forêts vertes et fraîches, le murmure des eaux, le roulement des moulins, le beuglement des vaches qui y paissent, les chants des paysans, au milieu de la vaste étendue qui domine ce mouvement par la majesté de sa nature, font l'unique, mais aussi le grand charme de ce site. A travers les champs, on arrive enfin au bois de Biélany, qui avant 18ôl n'avait pas vu pénétrer le rayon du soleil dans son sein. Cette forêt, couverte à l'ouest par la montagne età l'est par les marais, a été presque détruite et changée, après que la citadelle de Warsovie fut élevée en camp moskovite. La troisième route, celle de la Wistule, descend des portes de Warsovie sur les bords mêmes du fleuve, et se trouve, lors de la crue des eaux, souvent, inondée et défoncée. En entrant sur cette chaussée basse, on aperçoit vers le midi les ruines d'un château fort situé sur la rive même et où se trouvent quelques cavernes. Là réside maintenant un poste des douaniers. A un quart de lieue de la ville, on trouve sur cette route une auberge dite Potok, qui invite le voyageur au repos. Puis viennent une vingtaine de maisonnettes ayant chacune son petit jardin. De belles prairies émaillées de verts bosquets animés par les joyeux chantres des bois, varient le coup d'œil tour à tour. Enfin on arrive à l'endroit où s'arrête de rigueur chaque visiteur : c'est une source d'eau pure et fraîche. Cette source est au pied d'une montagne sur laquelle on aperçoit les murs du cloître. L'eau jaillit du centre d'une énorme pierre qu'on y a placée, et qui représente un rocher. Plusieurs arbres couvrent de leurs rameaux comme d'un dais cette retraite où le voyageur vient s'arrêter et rafraîchir ses lèvres d'un verre de celte eau de cristal. L'observateur peut maintes fois rencontrer ici de ces pâles figures de poètes qui aiment à se croire malheureux et à se plaindre de la destinée. Ces parias imaginaires viennent s'inspirer ici au murmure de la source, calmer leurs souffrances par la fraîcheur de son eau, et se plonger dans leurs rêveries à l'aspect des ondes fugitives de la Wistule. On entre dans la forêt de Biélany, qui fut jadis le parc au gibier des monarques polonais, par un chemin large mais escarpé. Les versants de la montagne sont couverts de pins et d'érables. Arrivé au sommet on voit à droite une large allée taillée dans la forêt: à gauche est le cloître. L'allée principale à laquelle viennent aboutir tous les sentiers qui conduisent au centre de la forêt est placée en terrasse sur le côté de la montagne qui domine la Wistule. Si l'œil aime à se promener au large du haut de la célèbre terrasse de Saint-Germain près de Paris, nous pouvons assurer que la vue qui offre la rive opposée aux promeneurs de Biélany, la surpasse de beaucoup en charme et en variété. Quand le regard a franchi cette masse de verts bosquets et de beaux arbres qui hérissent le versant de la montagne, qu'il a glissé sur les flots rapides du fleuve , dont le lit se déroule ici dans toute sa magnificence, il erre avec plaisir sur la côte opposée à travers les belles plaines et les chaumières des villages de Tarchomin et Wlochy. Il est difficile de décrire des sites comme celui-ci, car aucune plume ne peut suffisamment rendre le prisme enchanteur de la nature; mais il est certain que la position élevée de cette terrasse qui domine le fleuve rapide, la majesté des vieux chênes dont la forêt est garnie, et qui semblent baisser leur front devant les tours antiques du simple cloître, préparent l'âme à cette méditation à laquelle le son mélancolique et grave des cloches vient parfois l'appeler. Ce cloître solitaire au milieu de celte forêt si riche en souvenirs, semble offrir un refuge à l'âme souffrante. Chaque année, à partir depuis le règne d'Auguste II, le second jour de la Pentecôte Biélany prend l'aspect d'une forêt ville où mille tableaux variés et bruyants se succèdent. En ce jour les habitants de Warsovie célèbrent le rameau Vert. Plusieurs milliers de voitures et de chars nommés bryczka ornés de verdure se dirigent alors à Biélany; plusieurs milliers de bateaux, de barques et de yachts sillonnent les flots de la Wistule. Sur la plupart de ces bateaux la musique joue des airs joyeux accompagnés des chants du peuple que l'écho des deux rives répète. Le nombre des voyageurs à pied est encore beaucoup plus grand. En un mot dans ce jour tout le pays dans l'étendue de ces deux lieues est couvert au moins de trente mille personnes des deux sexes. L'absolution au cloître est le but solennel de celte réunion; mais en même temps le grand monde arrive ici pour se montrer, le bourgeois pour voir, l'ouvrier et le paysan pour boire et danser. Ces trois classes occupent aussi trois parties distinctes de la forêt. La société fashionable arrive en calèches brillantes tirées par des chevaux richement harnachés, conduits par des cochers ou des jokeys bien chamarrés. Elle descend au milieu de la poussière qu'élève tout ce train splendide, et se promène sur la terrasse, qui est la plus belle partie de la forêt. Deux grandes tentes bien fournies des rafraîchissements les plus exquis suffisent aux petites bouches de la fashion. Après quelques tours sur la terrasse, on les rencontre en voiture pour revenir en ville. Le dandy et la coquette arrivent après six heures et disparaissent à sept au plus lard ; bien entendu sans honorer le cloître de leur visite. Quand l'empereur Alexandre visitait Biélany il avait l'habitude d'entrer à l'église: alors la cour et le bon ton suivaient le monarque, mais sans ce motif la terrasse réclame exclusivement ces visiteurs. Les petits bourgeois font une plus longue apparition. Venus en chars ou en bateaux ils se placent d'abord avec leur nombreuse famille au haut du chemin escarpé pour voir avec curiosité et mainte fois avec envie, l'arrivée brillante du grand monde. Puis ils vont se mettre dans l'épaisse forêt et consomment sur l'herbe leur dîner qui se compose de mets froids et de vin qu'ils ont apportés dans le bryczka de la ville ; c'est là que l'on s'amuse, que l'on est gai, que l'on respire le bonheur au milieu des siens. Le peuple fatigué par le long trajet parcouru à pied, et brûlé par les rayons du soleil, commence d'abord par se reposer sur l'herbe, et s'amuse à rire aux dépens des riches qui font parade de leur luxe. Après cela il commence à se monter la tête par mainte rasade qu'il va pren-der dans de petites barraques élevées sur la partie de la forêt éloignée de la terrasse. Puis il admire les tours des jongleurs et des saltimbanques, et se met enfin à danser au son d'un violon et d'une basse qu'écorchcnt sans pitié des artistes ambulants appartenant à la loi de Moïse. Le paysan gambade et tournoie sur la pelouse, et sa gaieté est si vive, que le fer de ses bottes se promène souvent sur le pied de sa danseuse, sans que celle-ci, blessée jusqu'au sang, rende un autre cri que celui de la joie. L'ivresse du plaisir a tourné toutes les têtes. Là se borne la fête. Le monde élégant revient en ville le soir même, le bourgeois vers minuit, et le peuple le lendemain. Le voile de la nuit couvre les mystères que les ténèbres confient à la forêt. Ce bourdonnement confus et indécis qui la remplit se prolonge jusqu'à l'aurore. Alors le son de la cloche du cloître appelle les fidèles au temple du Seigneur. Après le plaisir, la pénitence! L'aurore a rendu à la forêt son caractère grave et solennel ; les bosquets seuls respirent les souvenirs et l'espérance. Le calme de la solitude a repris son empire pour une année. Le cloître de Biélany est un institut filial du cloître des Camaldules de Krakovie. C'est une fondation du xvne siècle. Wladislas IV, roi de Pologne, allant guerroyer contre la Moskovie, fit un vœu de bâtir un cloître s'il revenait vainqueur. Lorsque la guerre fut terminée, il remplit ce vœu, et choisit la foret située près de Warsovie pour emplacement du cloître. On nomma cet endroit Mons Régis (Mont-Royal) ; mais le nom de la chartreuse de Krakovie se transporta ici avec les moines Camaldules, et le peuple, malgré les prétentions des philologues, nomme le Mont-Royal, Mont-d'Argent ou Biélany. Ces lieux seraient indifférents pour les esprits pensants s'ils n'avaient d'autre mérite que celui d'un anniversaire consacré au plaisir et à la vanité ; mais, aux yeux des Polonais, la fondation de ce cloître, surtout au moment de l'oppression russe, est toujours chère. Dans ces murs antiques et courbés sous la main du temps on voit l'empreinte des trophées de triomphes remportés sur l'ennemi le plus acharné de la nationalité polonaise. A ces réminiscences sacrées se lient trois autres souvenirs non moins intéressants et plus féconds en action et en influence morale. Nous en donnerons une courte esquisse au lecteur. Stanislas-Auguste Poniatowski fut élu roi de Pologne en 1764, sous les auspices et la garantie des baionettes moskovites. La chronique secrète rapporte qu'il fut pendant assez longtemps maître du cœur et de la personne de Catherine, et, TOME m. lorsque celle-ci fut fatiguée de cette liaison, elle résolut de faire de l'amant congédié un roi de Pologne, mais un roi faible et entièrement soumis à ses volontés. Cette élection, qui irrita tous les esprits doués d'élévation et de patriotisme, poussa le pays daus le tourbillon des guerres, des conspirations, des réformes et des malheurs qui ont encore leur retentissement sur les événements du jour. Le clergé polonais fut le premier qui en 1767, ayant l'évêque de Krakovie, Gaétan Soltyk. en tête, s'opposa aux exigences de la Moskovie. L'ambassadeur de Catherine fit enlever de force, dans la nuit du 12 octobre, Soltyk, André Za-luski, évêque de Ploçk; le palatin de Krakovie, Venceslas Rzewuski et son fils pour les transporter en Sibérie. Cet acte inouï éveilla dans la nation un désir de vengeance, et donna naissance, en 1768, à la célèbre confédération de Bar. Dupée par les cabinets de Paris et de Vienne, décimée par les forces supérieures de la Russie, cette confédération fut, malgré la plus héroïque résistance des Polonais et des braves officiers français qui combattaient dans ses rangs, réduite à recourir à un moyen désespéré. Le roi, qui regardait d'un œil calme la chute de l'indépendance et de l'honneur national, était la source du mal et son plus puissant support. Pour s'en défaire, la confédération imagina le moyen suivant. Le trône fut déclaré vacant, et le roi cité à paraître devant la confédération. Un des conjurés, Strawinski, homme d'une imagination ardente et d'un caractère impétueux, se chargea d'amener le roi à Czenstochowa. Le chef de la confédération, Pulawski, donna son assentiment à ce projet, mais sous la clause expresse qu'Une serait porté aucune atteinte à l'existence du prisonnier. L'enlèvement du roi fut donc fixé au 5 novembre 1771. Strawinski saisit le moment où le roi sortait de chez son oncle le grand chancelier Michel Czartoryski pour se rendre à son palais, à neuf heures et demie du soir. La voiture royale était précédée de deux hommes à cheval et de quelques autres personnes; deux héyduks et deux valets de pied la suivaient. Strawinski attaque ce faible cortège; deux héyduks sont tués; mais dans la bagarre les conjurés prennent l'aide de camp du roi, qui s'était caché sous la voiture, pour ce dernier qui parvient à gagner la porte du palais de son oncle. Un violent coup de marteau qu'il frappe le trahit. Les conjurés accourent, il est saisi et entraîné. Au sortir de Warsovie le cheval du roi se casse la jambe ; le délai que cet accident entraîne sépare le détachement; les conjurés, que les ténèbres servent mal, s'égarent et se dispersent. La forêt de Biélany, où le rendez-vous général était donné, était malheureusement parcourue par des patrouilles de Kosaks. Tandis que Strawinski et Lukaski sont obligés de leur tenir tête, Poniatowski, resté en arrière, n'a bientôt à côté de lui qu'un seul des conjurés, Kuzma Kosinski, Celui-ci, le plus audacieux jusqu'alors, et qui s'était spécialement chargé de veiller sur la personne du roi, tombe à ses genoux en implorant son pardon. Ils atteignent tous deux le moulin de Mariemont, où, après quelques heures d'incertitude, les gardes du roi, avertis par son ordre, viennent le délivrer do cette position dangereuse. Le roi rentré à Warsovie, on déclara que cette tentatative d'enlèvement cachait des projets de régicide, et Poniatowski ne négligea rien pour accréditer cette opinion, quoiqu'il sût mieux qu'un autre que les conjurés avaient eu le temps et les moyens de l'assassiner, qu'il ne devait sa liberté qu'à leur décision de n'en rien faire, et qu'enfin leur but réel était de l'entraîner à Czenstochowa. La mauvaise foi alla si loin, que, pendant que cette affaire fut traitée en justice, on refusa d'entendre aucun plaidoyer tendant à prouver qu'il n'avait point existé de conspiration contre la vie du roi, Lukaski et un autre conjuré furent décapités. Les contumaces, y compris Lukawski, furent condamnés à la même peine. Tel est le résumé de l'enlèvement de Stanislas-Auguste et de sa délivrance. Le moulin près de Mariemont, dont nous avons parlé plus haut, fnt la scène principale où se passa ce drame. Un demi-siècle avait passé sur ces lieux, en emportant sur les ailes du temps maint souvenir-do cette époque funeste, quand le jour du 5 mai 1821 rendit la forêt de Biélany dépositaire d'un secret plus grave. C'est en ce jour qu'y fut consommé un acte national auquel les rapports d'enquête des gouvernements russe et prussien donnèrent du retentissement en Europe en 1829, rapports qui eurent pour objet la conspiration des républicains russes de concert avec les patriotes polonais. Cette alliance est à la vérité nouvelle, mais elle dérive également de l'oppression de la Pologne par la Russie, exercée principalement depuis l'avènement au trône de Poniatowski, et qui, en continuant jusqu'à nos jours, provoque sans cesse de nouvelles commotions. Un tel événement demande à l'égal du précédent une explication pour être compris. Nous parcourrons donc rapidement les événements qui ont préparé l'assemblée nationale dans la forêt de Biélany, sous les yeux mêmes de la police russe et dans la journée solennelle de l'anniversaire de la constitution du 5 mai 1791. Les acteurs de cette scène se trouvent actuellement dispersés dans tous les pays par suite du serment prêté à Biélany. C'est à partir de l'année 1819 qu'on voit s'étendre en Pologne les ramifications des associations nationales secrètes. Depuis ce moment, elles cheminent pendant onze ans jusqu'au 29 novembre 1830, parallèlement avec l'histoire politique du royaume. Et comment une pensée empreinte à la fois de patriotisme et d'une mystérieuse poésie ne devait-elle pas exercer une influence profonde sur le caractère des Polonais? « Le Polonais, comme le dit bien un écrivain judicieux, a une disposition aventureuse, un profond attachement au sol natal, un esprit formé pour l'indépendance, une rapidité de résolution, une excessive facilité à s'accommoder à toutes les positions et à en tirer parti. Opiniâtre par esprit et vif par tempérament, le Polonais est enthousiaste dans tout ce qu'il entreprend, et poursuit avec un courage infatigable sa lutte pour les libertés de sa patrie (1). » La franc-maçonnerie était répandue dans la Pologne fondée par le congrès de Vienne, et les chefs du parti patriote l'enployèrent comme moyen pour soustraire la nation au joug des puissances étrangères. Lukasinski, major au 4e d'infanterie de ligne, était le fondateur de la loge nationale. Ce martyr de la liberté polonaise savait adapter adroitement les symboles de la franc-maçonnerie à la nationalité de son pays, et borner son action aux limites de la Pologne. La franc-maçonnerie | a pour symbole principal l'édification du temple de Salomon, ou la correction de toute la nature morale dépravée. Ce caractère réformateur et chrétien fut heureusement appliqué par Lukasinski à la Pologne, qui, de même que l'humanité dans l'idée de Jésus-Christ, avait besoin de rénovation et M. Falkenstein, Th. Kosciuszko, dans sa vie politique et intime, trad. de l'allemand; 1839. de reconstruction. Par une heureuse coïncidence d'autres symboles notables de la franc-maçonnerie purent être facilement adaptés à [la Pologne. La mort du probe et innocent Hirame représentait le partage ; les trois assassins étaient les trois cours spoliatrices, et le devoir des enfants d'iiirame était de le chercher partout et de combattre les ennemis qui s'étaient emparés de son trône. Enfin, la foi dans la résurrection d'iiirame au milieu des plus grandes impossibilités était la figure de la résurrection de la Pologne. Les Polonais affiliés à cette société étaient frères; les cérémonies représentaient la patrie; les grands noms des Boleslas, des Batory, des Czarnicçki servaient de consigne et de mot d'ordre ; le cathéchisine de la loge respirait le plus pur patriotisme, et le serment renfermait des mots d'une vaste étendue. La franc-maçonnerie avait quatre classes. Dans la première, il était seulement question de secours à porter aux anciens militaires victimes des dernières guerres; dans la deuxième et troisième, la philanthropie de laioge prescrivaitd'éclairer les compatriotes ignorants et de propager la nationalité ; dans la quatrième seulement on discutait sur l'indépendance du pays, but définitif des travaux des trois premiers grades. Des officiers et des fonctionnaires furent dans le royaume de Pologne les premiers fondateurs de celte loge ; l'ancien aide de camp du célèbre général Dombrowski, Louis Szcza-nieçki, fonda une pareille association dans le duché de Posen. Bientôt dans cette partie de la Pologne, la franc-maçonnerie fut, par le caractère vif de ses habitants, changée en simple conspiration sous le nom de faucheurs (Kossy-nièry), en souvenir des vaillants paysans polonais qui, sous Kosciuszko, avaient battu les Busses. Des communes remplacèrent les loges. Le général Mielzynski se mit à la tête de ce mouvement. Dans le royaume un changement s'opéra de même. Avec la clôture des loges franc-maçonniques fut aussi fermée par ordre du gouvernement la loge nationale. Lukasinski forma donc, avec quelques patriotes éprouvés, l'association carbonari (Wenglarze) : en 1821, le général Uminski entra dans la société des faucheurs. Vil et plein d'un zèle patriotique, il décida les faucheurs à agir promptement. On l'envoya donc comme représentant à Warsovie, au mois d'avril de la même année, pour s'entendre avec les carbonari. Une réunion solennelle fut convenue pour le 3 mai à Biélany, Dans ce jour les conjurés se rendirent d'abord à Potok ; mais, pour éviter l'œil vigilant de la police, ils s'acheminèrent séparément à la forêt de Biélany jusqu'au ravin qui là sépare du village de Mlociny. Après quelques moments, Uminski arriva sur un cheval blanc, et revêtu du bonnet carré national ; entouré par les carbonari, il leur adressa ces paroles : « Compatriotes ! les Polonais, soumis au joug de divers gouvernements, n'ont pas de patrie, mais ils doivent mettre tout en œuvre pour la faire revivre entière, et assurer à jamais son indépendance; c'est à ce but que nous conduiront les associations, les alliances patriotiques que nous voulons propager dans toutes les parties de l'ancienne Pologne. Pour nous affermir davantage dans cette résolution, prêtons ici le serment adopté par la société de Posen. » L'assemblée accéda d'une voix unanime à celte proposition, et le colonel Prondzynski tirant son épée, enfonça la pointe dans la terre, et posa une médaille de Kosciuszko sur le fourreau. Tous les conjurés se découvirent la tête et élevèrent à l'exemple d'Uminski leur main droite vers le ciel comme pour le prendre à témoin du serment qu'on allait prêter. Théodore Morawski lut les paroles suivantes : « Je jure en présence de Dieu et de la patrie, » et sur mon honneur, de faire usage de toutes ». mes forces pour relever ma mère chérie et » infortunée; de consacrer pour le recouvre-» ment de sa liberté et de son indépendance, » non-seulement ma fortune, mais aussi ma vie ; » de ne communiquer ni découvrir à personne » les secrets qui me seront confiés ; de conlri-» huer de tous mes moyens au progrès de l'us-» sociation. Je promets la plus stricte obéissance » aux lois de la société, à celles qui existent au-> jourd'hui et à celles qui seront établies. Sans i égard pour les circonstances, je verserai le » sang non-seulement d'un traître, mais de qui-» conque serait un obstacle au bonheur do ma » patrie. Si j'étais trahi ou découvert, je per-» drais plutôt la vie que de livrer le secret ou » nommer les membres de l'association. Je pro-» mets aussi de n'avoir sur moi aucun papier » relatif à la Société ou contenant la liste des s associés, excepté le cas où cela me serait en-» joint par un chef. Si je devais me rendre cou-» pable en manquant à ce devoir sacré contracté » en présence de Dieu, que la mort la plus » cruelle me punisse comme un criminel, que » mon nom voué à l'infamie passe de bouche » en bouche à la postérité la plus reculée, » et que mon corps soit jeté comme pâture » aux bêtes |sauvagss. Qu'une telle récompense » m'advienne pour mon honteux délit, afin » que je serve d'exemple et d'avertissement à » ceux qui voudraient] suivre mes traces. Je » prends Dieu à témoin ! et vous, mânes révérés » de Zolkiewski, de Czarniéçki, de Poniatowski, > de Kosciuszko, que votre âme me guide et me » soutienne, pour que je puisse persévérer avec » force dans ce but sacré. » Après ce serment et le cri devive la patrie ! les conjurés se retirèrent séparément dans la ville, et le soir il y eut à Warsovie une séance secrète à laquelle assistèrent plusieurs députés fonctionnaires et officiers de la garnison de la capitale. Telle est pour Biélany la deuxième journée solennelle dans les annales du pays. Bien que ces lieux n'eurent plus de rôle dans cette association, nous ajouterons seulement que les conjurés républicains russes entrèrent en relations avec les associés de Biélany. La révolution de Saint-Pétersbourg de 1825 compromit les patriotes polonais et leur ouvrit les portes des prisons. Le sort du principal moteur, Lukasinski, qui gémit longtemps dans les fers russes est inconnu. On prétend que le grand duc Constantin, fuyant de Warsovie en 1850, le fit attacher à un canon et l'emmena en Russie. Malgré les revers et les persécutions, le serment de Biélany entretient sur l'autel de la patrie le feu sacré qu'une main ennemie s'efforce en vain d'éteindre. Le troisième jour ou souvenir historique de Biélany, est le convoi funèbre et le tombeau de Stanislas Stasziç. Qui fut Stasziç, et pourquoi sa tombe se môle aux souvenirs nationaux ? On l'apprendra parles lignes suivantes : Stanislas Stasziç naquit en 1755 dans la petite ville de Pila. Ses parents furent peu aisés. Comme à cette époque les privilèges étaient presque exclusivement l'apanage des riches, le jeune Stasziç embrassa, conformément aux désirs de ses parents, l'état ecclésiastique. Bientôt, pour terminer son éducation, il alla à Leipzig et à Goetingue et de là à Paris, où il se lia intimement avec Buffon, d'Alembert et Raynal, et s'adonna principalement à l'étude des sciences naturelles. Il traduisit les Epoques de la nature de Bulfon. Son voyage dans les Alpes et dans les Apennins lui donna surtout le goût des recherches géologiques. Un pèlerinage dans les Karpates lui fournit les matériaux d'un précieux ouvrage. A son retour àWarsovie, le savant voyageur fut reçu avec un froid dédain. La morgue des grands levait une barrière insurmontable devant le talent dépourvu d'armoiries. On lui refusa un emploi, et Stasziç dut s'éloigner d'un monde qui le repoussait. Us s'occupait de ses éludes dans la retraite quand le grand chancelier de la couronne Zamoyski lui confia l'éducation de ses deux fils. Le changement survenu dans les esprits, l'appela dès lors dans la vie publique, et le roi de Saxe, devenu après la paix de Tilsitduc de Warsovie, l'appela au conseil d'état comme maître des requêtes. Stasziç s'éleva bientôt par ses talents et fut nommé dans le royaume de Pologne de 1815, conseiller d'état, directeur général de l'instruction publique. Infatigable dans ses travaux scientifiques, il leur consacrait ses nuits, ses jours étant voués à la plus active surveillance de l'éducation publique, cette branche sur laquelle repose le bonheur de chaque pays. Aussi la nation lui est-elle redevable plus qu'à tout autre de la fondation d'établissements utiles. C'est principalement par ses soins que fut dotée la Société royale des amis des sciences, que furent établies ou réorganisées les écoles palatinales inférieures et élémentaires, que l'Université de Warsovie à peine fondée arriva à un point si élevé de la prospérité, que furent institués enfin l'école polytechnique, le corps des mines avec une école spéciale, le conservatoire de musique, l'institut agronomique et celui des sourds-muets. Les beaux-arts, les fabriques et manufactures, les ponts et chaussés et l'école des ingénieurs, en un mot toutes les institutions scientifiques et industrielles dont le royaume commença à s'enrichir à partir de 1815, doivent leur fondation ou leur progrès au savant Stasziç. Les travaux et les années avaient usé les forces de Stasziç ; mais c'est plutôt la direction que le gouvernement, soumis aux caprices du grand-duc Constantin, voulait donner à l'éducation publique, qui décida le noble vieillard à se retirer des affaires. Il demanda en 1824 sa démission. L'empereur Alexandre l'accorda en luien-voyantlegrandcordon de l'orde polonais,de l'Aigle Blanc, distinction très-rare à cette époque, et la nomination au rang de ministre d'État, et plus tard celle de président du comité des pensions de retraite. Stasziç mourut le 20 janvier 1826. Stasziç avait une àme élevée, un caractère ferme et soutenu. Il ne céda jamais à aucun in- POLOGNE térêt privé. On pourrait dire de lui ce que l'écriture dit de Job : C'était un homme franc et loyal, craignant Dieu et éloigné du mal. Il savait tout sacrifier au pays, et refusa même, lors du mauvais état du trésor public, de toucher ses appointements. Sa vie privée offre un tableau touchant qui complète l'éclat de son existence publique. Les paroles suivantes extraites de son testament peignent suffisamment son caractère : J'ai vécu,dit-il, avec économie, pour pouvoir par mes épargnes porter secours aux nécessiteux ; ce qui explique le contraste entre sa fortune et son apparence humble et négligée. Stasziç ne se laissa jamais détourner de ce qu'il avait une fois jugé bon. Les bienfaits qu'il médita dans la solitude où il voulait que fût sa tombe, portent le cachet de cette reconnaissance qu'il offrait a la Providence pour ce qu'elle lui avait largement accordé. Il ne se borne pas à faire du bien il veut assurer le résultat de ses actes et faire naître des fruits toujours nouveaux de cesrésultatsmêmes. Quand il ouvre une main généreuse aux êtres malheureux que l'insensibilité, la pauvreté ou le crime privent du sein maternel, sa première pensée est de veiller à ce que les soins dont ils ont besoin leur soient donnés par des nourrices de campagne saines. Quand il dirige sa bienfaisance sur des personnes mûres, il veut que leur travail améliore leur sort, et s'efforce de diminuer la mendicité en servant la morale. Les seuls dons qu'il lègue aux insensés ne sont accompagnés d'aucune condition. Mais son chef-d'œuvre est le partage de ses biens de Hrubieszow, entre ses paysans. 11 ne se contente pas de leur donner des terres en propriété ; mais il obtient un privilège du monarque, et organise sa commune nombreuse de quatre mille habitants en forme de république ; il institue des emplois, dotés en terrains, fait des lois, fonde une école et établit un fonds pour que la commune ait à ses frais son curé, son chirurgien, son avocat, etc. En outre il dote la commune d'une caisse d'emprunt avec un capital convenable, afin de secourir les habitants frappés de désastres, et faciliter successivement la construction des maisons en pierre à la place de celles en bois. Quand la commune arrivera au degré d'aisance prévu, la caisse cessera ses prêts. Le capital continuant alors à s'accoitre p:»r le produit des intérêts, la commune devra acquérir le domaine le plus proche, l'incorporer a son territoire, répartir parmi les frères nouveaux les terrains acquis; leur ouvrir la caisse d'emprunt, et leur accorder les mêmes bienfaits qu'elle reçut. Quand cette première fille parviendra au même point que sa mère, de nouveaux domaines seront acquis peu à peu pour réaliser et étendre indéfiniment la même œuvre de bienfaisance. Quel plus bel et plus digne emploi de l'intelligence et de la richesse ! L'homme ne semble-t-il pas se rapprocher de la Divinité lorsqu'il apparaît comme une providence qui veille avec sollicitude sur l'avenir de l'humanité et prépare le bonheur des générations futures? Warsovie doit à Stasziç, un de ses ornements. La statue de Kopernik exécutée par le célèbre Thorwaldsen n'aurait peut-être pas été sitôt terminée si Stasziç n'était venu compéter par un don de 50,000 florins, la somme qui était recueillie pour cet objet par une souscription nationale. Stasziç contribua aussi de sa bourse à la construction du bel édifice que la société des Amis des sciences fit bâtir pour son usage à la place de l'église des Dominicains démolie parles Russes (sous le régime de 1815-1830) à cause du souvenir des tombeaux des tzars captifs Szuysky qui s'y trouvaient. Stasziç fit don à cette société savante de sa bibliothèque (1). La littérature doit à Stasziç de nombreuses productions, dont les unes ont été mises au jour, les autres encore manuscrites sont tenues cachées et attendent un temps plus propice. Tous ses écrits respirent nneâme ardente et une profonde pensée patriotique. Son style, bien qu'énergique, est parfois dur, le désir de former des nouvelles expressions ne lui réussit pas toujours ; mais cela ne porte aucune atteinte au fond. Les ouvrages de Stasziç publiés en langue polonaise sont : 1° Observations sur la vie de Jean Zamoyski, chancelier et grand général de la couronne; 2° Avis à la Pologne déduits de ses rapports politiques actuels avec l'Europe et des lois de la nature, 2 vol., 1792; 3° de la Statistique de la Pologne, 1807 ; 4° les Epoques de la nature, traduction de Bulfon, 1786; 5° de la Géo-gnosie des montagnes de l'ancienne Sarmatie aujourd'hui la Pologne, 1786; 6° la Religion, poème traduit de Racine, 1779; 7° Numa Pompilius, traduit de Florian , 1788 ; 8° l'Iliade d'Homère, traduite en vers blancs. (I) La Bibliothèque de la Société des Amis des sciences, bien que propriété particulière, fut confisquée et transportée en Russie, sous prétexte que quelques membres de cette société avaient pris part aux événements de 1830. Le convoi funèbre de Stasziç fut célébré avec une pompe presque inconnue jusqu'alors en Pologne. Par une belle journée d'hiver, où le froid descendu à quinze degrés gelait la neige qui couvrait la terre d'un blanc linceul, son cercueil fut porté depuis l'église de Sainte-Croix, située au centre de la ville, jusqu'au couvent de Biélany, par les élèves de l'Université de Warsovie qui se disputaient l'honneur de porter ce précieux fardeau sur leurs épaules. Il fut escorté jusqu'à la barrière par environ trente mille personnes, dont le tiers au moins suivit à pied le convoi jusqu'à sa destination. Après l'office des morts, le cercueil fut déposé,conformément au vœu de Stasziç, près de l'église, dans l'enceinte de sa cour. Une simple pierre couvre ce tombeau vers lequel se dirigent depuis les secrets pèlerinages patriotiques de la jeunesse polonaise qui y va renouveler ses serments pour l'indépendance nationale. Cette pierre porte pour toute inscription le nom de Stanislas Stasziç. Chai les Forster. LETTRES SUR QUELQUES CONTRÉES DE LA GALICIE. ENVIRONS DE PRZEMYSL, LANÇUT, PRZEWORSK, SIENIAWA, ETC. Avant de quitter les environs de Przemysl, j'ai promis de vous décrire plusieurs campagnes, et tout d'abord Lançut, Przeworsket Sieniawa; trois maisons princières qui, de même que Zarzéczé, donnent le ton à toute la contrée. Lançut,construit par Stanislas Lubomirski, palatin de Krakovie, lequel après la mort de Chod-kiewicz, termina la campagnadc Chocim, fut, en 1650, brûlé et dévasté par les Suédois. Les bastions et les fossés gazonnés du château lui donnent à l'entrée l'aspect imposant d'une citadelle, prête à faire feu sur le malappris voyageur qui se serait hasardé trop près de ses murs; mais celte sourcilleuse apparence est bientôt démentie par l'accueil facile et gracieux de ses hôtes et par la disposition intérieure de la maison. C'est une demeure vraiment royale, aux proportions grandioses, et plus d'un roitelet^d'Allcmagne qui fait garder sa porte par des factionnaires en bois peint, faute de pouvoir payer des soldats, serait heureux d'avoir une pareille résidence. Le style est un mélange de gothique et d'italien ; l'ameublement tient des deux genres à la fois. Des tableaux de Lebrun et d'Angelica Kaufmann, des vases et des statues de Canova, des ciselures florentines sont répandues avec profusion dans les appartements. Vous vousrappelez encorele dépit que madame de Staël éprouva en arrivant à Lançut sous l'escorte d'un fonctionnaire autrichien, et comment elle raconte dans ses Dix années d'exil cette fâcheuse mésaventure, arrivée au moment de revoir son ancienne amie de Genève, la princesse maréchale Lubomirska. i Je ne me donnai pas le temps, dit-elle, de voir » ces beaux jardins qui rappellent le climat du » Midi dont ils offrent les productions, ni cette t maison qui a été l'asile des émigrés français » persécutes, et où les artistes ont envoyé les > tributs de leurs talents en échange de tous les » services que leur avait rendus la dame du châ-» leau. Le contraste de ces douces et brillantes » impressions avec la douleur et l'indignation j que j'éprouvais était intolérable ! Le souvenir > de Lançut, que j'ai tantde raisons d'aimer, me » fait frissonner quand il se retrace à moi ! » Ailleurs elle dit en parlant de Lançut : f Ce » château si fameux en Pologne , parce qu'il » réunit tout ce que le goût et la magnificence » peuvent offrir de plus parfait. » Puisque je suis en train de citer, voilà encore quelques passages des Années d'exil que je vous livre à tout hasard et sans commentaire : c Tout me semble esquisse dans ce pays ( la » Galicie en 1812), rien n'y est terminé ; mais » ce qu'on ne saurait trop louer, c'est la bonté » du peuple et la générosité des grands : les uns » et les autres sont aisément remués par tout ce » qui est bon et beau, et les agents que l'Au-» triche y envoie semblent des hommes de bois » au milieu de cette nation mobile. » Les Autrichiens ne savent pas se faire ai-* mer des peuples étrangers qui leur sont sou-ï mis. Us ont divisé la Galicie en cercles, et 27 chacun de ces cercles est commandé par un fonctionnaire allemand. Quelquefois un homme distingué se charge de cet emploi : mais le plus souvent c'est une espèce de brutal pris dans les rangs subalternes, et qui commande despotiquement aux plus grands seigneurs de la Pologne. La police, qui dans le temps actuel a remplacé le tribunal secret, autorise les mesures les plus oppressives. Or, qu'on se représente ce que c'est que la police, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus subtil et de plus arbitraire dans le gouvernement, confié aux mains grossières d'un capitaine de cercle,etc. » » Le capitaine avait répondu à mon fils avec une brutalité qu'on ne saurait rencontrer que chez des subalternes allemands : l'on ne rencontre aussi que là ce respect obséquieux pour le pouvoir, qui succède immédiatement à l'arrogance envers les faibles. Les mouvements de l'âme de ces hommes ressemblent aux évolutions d'un jour de parade : elle fait demi-tour à droite et demi-tour à gauche, selon l'ordre qu'on lui donne. » Je ne crois pas que jamais un pays ait été plus misérablement gouverné, du moins sous les rapports politiques, que ne l'était alors la Galicie : et c'est apparemment pour dérober ce spectacle aux regards, qu'on était si difficile pour le séjour, ou même pour le passage des étrangers dans ce pays. » Ces précautions n'ont cependant point empêché madame de Staël de saisir au vol les traits principaux qui caractérisent le gouvernement autrichien, avec cette éloquence qui ne l'abandonnait jamais et cette justesse d'observation qui la servait toutes les fois qu'elle ne parlait pas de son pays. Il est à regretter cependant que le cortège peu agréable de madame de Staël lui ait fait passer l'envie de visiter le jardin de Lançut, où elle au™ rait trouvé une compatriote aux yeux bleus, la timide pervenche tant affectionnée de Jean-Jacques,et transportée du Salève, aux flancs azurés, sous les tulipiers géants, les azalea pontica, les catalpa, les rhododendron, illustres étrangers parfaitement acclimatés en Pologne. Après le désastre de 1812, après avoir vu méconnaître tous leurs efforts pour reconquérir une patrie, les Polonais se sont réfugiés dans le sanctuaire inviolable de la famille : ils ont embelli leur séjour de tout ce qui peut rendre la vie supportable dans l'abaissement cruel où le sort les avaitplongés. Ils pensaient qu'à traversées jardins somptueux, ces clombes épanouis, cette nature fleurie qui les environnait, ils déroberaient aux yeux de leurs ennemis le seul bonheur qu'on leur avait laissé... vain espoir!... Ils voulaient établir au moins tous les contrastes possibles entre la Pologne et les steppes maudits du ciel et des hommes, habités par ces esclaves, afin que le mélange devînt impossible à jamais! Il faut avouer aussi que depuis le voyage de madame de Staël, l'agronomie a pris en Pologne un essor prodigieux, et n'est plus comme alors à l'état d'ébauche. Le goût éclairé de l'agriculture qui s'accorde si bien avec la terre et les mœurs polonaises, s'est transmis de proche en proche dans toute la Galicie ; Lançut, Przeworsk, Medyka, donnèrent l'exemple : ce fut comme une collection de modèles, comme un vaste musée champêtre où chacun venait puiser ce dont il avait besoin : on s'efforçait de naturaliser et d'appliquer les nouveaux procédés agricoles ; on se livrait à des expériences sur les cultures importées, à l'amélioration des races bovines, à l'hip-piatrique, avec d'autant plus de succès que la non-participation aux emplois de tout genre laissait plus de latitude au zèle des innovateurs. Przeworsk est situé à 2 milles de Lançut sur le chemin de laroslaw. C'est un charmant joujou : tout ce qui est à Lançut sur une grande échelle se trouve ici réduit à de moindres proportions; l'élégance y est égale à beaucoup moins de frais. La galerie contient plusieurs tableaux de fleurs fort estimés. C'est la demeure actuelle des princes Lubomirski. Sieniawa, domaine d'une famille jadis illustre, éteinte aujourd'hui, dont le dernier rejeton, le jeune et beau Sieniawski, fut si mélodieusement chanté par Niemcéwicz, a conservé toutes les traditions de l'antique noblesse polonaise. C'est par une alliance avec la famille des Dcnhoff, héritière des Sieniawski, que ce domaine échut aux princes Czartoryski, et malgré la pompe toute royale du château de Pulawy chanté par Delille, célébré par le poète Kniaznin, et pour dernière illustration incendié par un général russe, ces princes ont toujours préféré leur maison de Sieniawa, assise à la lisière des forêts. Wysoçk fut longtemps le séjour de Jean III Sobieski. On montre encore une allée d'arbres plantés par ses mains royales, après la victoire de Vienne. Dos établissements de charité fondés parla princesse deWurtemberg, née Czartoryska, X2 LA POLO » chacun de ces cercles est commandé par un » fonctionnaire allemand. Quelquefois un homme » distingué se charge de cet emploi : mais le » plus souvent c'est une espèce de brutal pris » dans les rangs subalternes, et qui commande * despotiquement aux plus grands seigneurs » de la Pologne. La police, qui dans le temps » actuel a remplacé le tribunal secret, auto-» rise les mesures les plus oppressives. Or, » qu'on se représente ce que c'est que la police, ' c'est-à-dire ce qu'il y a de plus subtil et de plus » arbitraire dans le gouvernement, confié aux » mains grossières d'un capitaine de cercle,etc. » » Le capitaine avait répondu à mon fils avec * une brutalité qu'on ne saurait rencontrer que » chez des subalternes allemands : l'on nerencon-» tre aussi que là ce respect obséquieux pour le » pouvoir, qui succède immédiatement à l'arro-» gance envers les faibles. Les mouvements de j l'âme de ces hommes ressemblent aux évo-» lutions d'un jour de parade : elle fait demi-j> tour à droite et demi-tour à gauche, selon l'or-» dre qu'on lui donne. > Je ne crois pas que jamais un pays ait été » plus misérablement gouverné, du moins sous » les rapports politiques, que ne l'était alors la » Galicie : et c'est apparemment pour dérober » ce spectacle aux regards, qu'on était si difficile » pour le séjour, ou môme pour le passage des * étrangers dans ce pays. > Ces précautions n'ont cependant point empoché madame de Staël de saisir au vol les traits principaux qui caractérisent le gouvernement autrichien, avec cette éloquence qui ne l'abandonnait jamais et cette justesse d'observation qui la servait toutes les fois qu'elle ne parlait pas de son pays. Il est à regretter cependant que le cortège peu agréable de madame de Staël lui ait fait passer l'envie de visiter le jardin de Lançut, où elle aurait trouvé une compatriote aux yeux bleus, la timide pervenche tant affectionnée de Jean-Jacques,et transportée du Salève, aux flancs azurés, sous les tulipiers géants, les azalea pontica, les catalpa, les rhododendron, illustres étrangers parfaitement acclimatés en Pologne. Après le désastre de 1812, après avoir vu méconnaître tous leurs efforts pour reconquérir une patrie, les Polonais se sont réfugiés dans le sanctuaire inviolable de la famille : ils ont embelli leur séjour de tout ce q«i peut rendre la vie supportable dans l'abaissement cruel où le sort les JNE. 459 avait plongés. Ils pensaient qu'à traversées jardins somptueux, ces clombes épanouis, cette nature fleurie qui les environnait, ils déroberaient aux yeux de leurs ennemis le seul bonheur qu'on leur avait laissé... vain espoir 1... Ils voulaient établir au moins tous les contrastes possibles entre la Pologne et les steppes maudits du ciel et des hommes, habités par ces esclaves, afin que le mélange devînt impossible à jamais! Il faut avouer aussi que depuis le voyage de madame de Staël, l'agronomie a pris en Pologne un essor prodigieux, et n'est plus comme alors à l'état d'ébauche. Le goût éclairé de l'agriculture qui s'accorde si bien avec la terre et les mœurs polonaises, s'est transmis de proche en proche dans toute la Galicie ; Lançut, Przeworsk, Medyka, donnèrent l'exemple : ce fut comme une collection de modèles, comme un vaste musée champêtre où chacun venait puiser ce dont il avait besoin : on s'efforçait de naturaliser et d'appliquer les nouveaux procédés agricoles ; on se livrait à des expériences sur les cultures importées, à l'amélioration des races bovines, à l'hip-piatrique, avec d'autant plus de succès que la non-participation aux emplois de tout genre laissait plus de latitude au zèle des innovateurs. Przeworsk est situé à 2 milles de Lançut sur le chemin de laroslaw. C'est un charmant joujou : tout ce qui est à Lançut sur une grande échelle se trouve ici réduit à de moindres proportions; l'élégance y est égale à beaucoup moins de frais. La galerie contient plusieurs tableaux de fleurs fort estimés. C'est la demeure actuelle des princes Lubomirski. Sieniawa, domaine d'une famille jadis illustre, éteinte aujourd'hui, dont le dernier rejeton, le jeune et beau Sieniawski, fut si mélodieusement chanté par Niemcéwicz, a conservé toutes les traditions de l'antique noblesse polonaise. C'est par une alliance avec la famille des Denhoff, héritière des Sieniawski, que ce domaine échut aux princes Czartoryski, et malgré la pompe toute royale du château de Pulawy chanté par Delille, célébré par le poëte Kniaznin, et pour dernièreillustration incendié par un général russe, ces princes ont toujours préféré leur maison de Sieniawa, assise à la lisière des forêts. Wysoçk fut longtemps le séjour de Jean III Sobieski. On montre encore une allée d'arbres plantés par ses mains royales, après la victoire de Vienne. Des établissements de charité fondés parla princesse de Wurtemberg, née Czartoryska, actuellement la propriétaire de Wysoçk, ont banni le paupérisme de toute la contrée, et transmis le nom d'une bienfaitrice exilée à la reconnaissance des pauvres, préférable à la plus belle couronne au monde. Iaroslaw, situé sur le San, à mi-chemin de Lançut à Przemysl, est l'ancien séjour des princes Ostrogski. Les maisons étaient, d'après Kra-siçki, d'un style sévère, les églises magnifiques, la ville vaste et bien ordonnée. « Mais par ces jeux du sort qu'on appelle hasards, Les métiers ont grincé dans le temple des arts. » Ses foires étaient jadis renommées en Europe après celles de Francfort; la Saint-Barthélemy, en 1625, porta un coup fatal à son commerce : un incendie terrible consuma pour 25 millions de valeurs ; depuis, elle n'a jamais pu complètement se relever. Cependant en 1656 elle a suffi à l'entretien de toute l'armée de Charles-Gustave. Lançut fut aussi la môme année mis à feu et à sang par les Suédois. C'est le pays où le polonais est parlé avec une pureté proverbiale, même parle peuple. ^Ifp'fjj Kn.vsiczYNpossèdeunchâteau fondé par Stanis-lasKrasiçki,castellan de Przemysl,achevé parMar-lin Krasiçki son fils, palatin de Podolie, en 1615. Cette famille eut l'honneur de mettre au monde Ignace Krasiçki, le prince des poètes polonais, qui, dans une rapide narration, décrit quelques-unes de ces campagnes. Il se répand en éloges pour la beauté du chemin qui longeait le cours du San et qui bientôt le conduisit au village de Dubieçk, lieu de sa naissance. Laissons le décrire lui-même ce Paradis Perdu de son jeune âge : <• O vallons de Dubieçk, à qui je dois le jour, Vous, mon premier asile et mon premier amour, J'éprouve à votre aspect ce qu'un proscrit éprouve Quant au point de départ, soudain il si; retrouve, lit plus sage ou moins fort je m'écrie aujourd'hui : Puissé-je, ô mon berceau ! ne t'avoir jamais fui ! .> Puis il ajoute : « Mais le sort la voulu ! loin de tout ce que j'aime, Exilé sans un crime, étranger à moi-même, Je rappelle aujourd'hui des regrets superflus, Et me berce en rêvant d'un bonheur qui n'est plus ! » Gommes ces vers peignent bien l'âme entière du poëte, et prouvent que l'esprit incisif dont il fait preuve dans ses satires n'excluait point chez lui la sensibilité, et n'a point fermé les avenues du cœur aux douces émotions de la famille et de la patrie. Krakowikç aussi était doublement cher à notre poëte pour les vestiges éflorées de ses jeunes années et pour la vieille amitié des hôtes, que quarante ans d'absence n'avaient pu refroidir. Depuis ce temps Krakowieç s'est enrichi d'un charme de plus, par ses orangeries et ses belles pépinières, création de M. Léon Potoçki. Krysowicé appartenant à la puissante famille des Mniszech, possède un jardin presque fabuleux, avec des ponts audacieusement jetés sur des torrents d'eau limpide et tant soit peu métallique, avec des temples entourés de bouquets d'acacias, de mélèzes et de pins. La majeure partie des bâtiments se trouve sur une île toute hérissée d'arbres exotiques, et surnommée O-Taïti: j'ignore pourquoi le propriétaire l'a placée au milieu de l'Océan pacifique, mais il est certain qu'elle pourrait porter le nom des îles Fortunées, chantées par le Tasse et Virgile. Roska-Wiés appartient à Mathieu Krasiçki : ses collines régulièrement étagées et couvertes de moissons, ses beaux massifs d'arbres fruitiers portent dans l'âme un sentiment de paix et de bonheur. Horko. Saurions-nous faire un seul pas sur cette terre de Przemysl, sans rencontrer quelque trace du chantre de Dubieçk? il célèbre en passant par cet endroit l'hospitalité dont il fut l'objet de la part de Françoise Rosnowska, dont les manières et la noble figure lui rappelaient les Polonaises d'autrefois, et les deux reines, jeunes et belles, Hedvige d'Anjou et Barbe Radziwill, toutes deux mortes à la fleur de l'âge : l'une à l'origine, l'autre à l'extinction de la race royale litvanienne. Horko est maintenant la demeure de M. J. Humniçki, grand voyageur et surioui aimable homme. Je vous réserve à la première entrevue quelques feuilles de saule ceuillies sur un arbre illustre ; c'est un rejeton des saules pleureurs qui ombragent le tombeau de Longwood, et ces reliques précieuses ont parfaitement réussi sur le sol délivré par Joseph Poniatowski. Le saule est en vénération particulière dans le cercle de Przemysl ; on ne peut s'en étonner, puisque des plantations de saules destinés à la construction sont bien souvent la dot unique des jeunes filles du pays ; ses feuilles sont aussi quelquefois l'image de leur fécondité. Pour moi je m'arrête au pied de cette arbre que j'aime, comme les exilés d'Israël qui suspendaient au front des saules de Babylone leurs harpes désolées, et les livraient en pleurant aux brises de l'Idumée. Agréez,Monsieur,etc. J.Christien Ostrowski. pologne HISTOIRE. SUITE DE LA QUATRIÈME ÉPOQUE ( 1 587-1195 ). INTERRÈGNE (1703-1704). (suite.) A côté de ces honteuses espérances, grandissaient les prétentions moins condamnables, mais aussi moins intelligentes des candidats du parti républicain. Tous les suffrages de cette opinion , qui embrassait l'immense majorité de la petite et de la moyenne noblesse , et que dirigeaient principalement le palatin de Kiiow Potoçki et le jeune et bouillant Radziwill, s'accordaient pour élever sur le trône de Pologne le grand général Branicki. Son courage militaire durant la célèbre confédération de Tarnogrod, et son courage civique sous le règne précédent, auraient suffi pour lui donner l'autorité d'un grand citoyen , quand même ses immenses richesses et sa popularité ne lui eussent déjà donné la majesté d'un roi. Son entrée à Warsovie, le 1er novembre 4763, fut un véritable triomphe. Dans son trajet de son château de Bialystok à cette capitale, il avait été joint par tout ce que la haute noblesse comptait encore de fier et d'intègre dans ses rangs, aussi bien que par cette foule de pauvres gentilshommes qui, portant toute leur fortune en croupe de leurs chevaux et tous leurs droits au bout de leurs sabres , ne demandaient à Dieu (pic la mort du roi régnant pour essayer le plus souvent possible leur joyeuse prérogative de suffrages, d'impunité et de veto. Il semblait que cette multitude arrivée dans la plaine de Wola n'avait plus qu'à se ranger par palatinats et qu'à changer le bâton du grand général contre un sceptre. Mais Branicki, malgré son noble mépris pour les intrigues de cabinet, avait trop d expérience pour ne pas comprendre que les jours de franche et naïve démocratie étaient ÏOME ni. passés, et que soixante ans de vicissitudes avaient renversé le vieil ordre des interrègnes. Avant donc de se fier à l'enthousiaste souveraineté de ses concitoyens, il voulut s'assurer de l'appui de la France contre la Russie. Cet appui était malheureusement nul alors. On doit facilement se figurer combien , dans des circonstances aussi exceptionnelles, le rôle du primat Lubienski devenait secondaire et différent de celui qu'avaient joué Radzieiowski et Potoçki dans les deux interrègnes précédents. Personnellement plein de celte bonté affairée, mais impuissante, qui se fatigue inutilement à tenter des conciliations illusoires, il crut un instant avoir suspendu la haine des partis, parce que chacun de ces partis, dérouté par la mort subite du roi, avait été obligé de se recueillir pour quelque temps dans le silence de l'observation. Afin de se donner mutuellement le change, les magnats des deux factions, tout en rassemblant leurs troupes autour de Warsovie, ne parlaient que de lois à consolider ou de réformes à introduire. Les Czartoryski, dont le plan était depuis longtemps arrêté à cet égard, évitaient avec soin de discuter leurs théories en public.Instruits par une longue expérience de l'aversion des Polonais pour leur système de monarchie sérieuse, ils avaient pris la résolution de le soustraire à toute espèce de débat et de l'imposer au pays par un coup d'état. Le parti républicain, engourdi pendant tout le règne d'Auguste III, se réveillait au contraire avec la bonne foi ardente et expansive, qui n'a encore eu le temps ni de mesurer ses périls ni de mûrir ses réflexions. Ses théories, simplifiées par la générosité de ses liainesetdesesafièctions,se réduisaient,quantaux réformes intérieures, à l'abolition du liberum veto, et à l'érection d'un conseil permanent qui distribuerait les emplois publics. Ses véritables efforts se dirigeaient plutôt contre l'influence étrangère, et, en cela, son instinct batailleur suppléait la politique la plus profonde ; car il n'y a point de réforme possible dans un état dépendant. Les hommes qui étaient à la lête de ce parti appartenaient tous à cette noble, niais ignorante race de magnats militaires qui, se fiant beaucoup trop à l'honneur et à la popularité de ses intentions, dédaignait non-seulementl'immoralilé de ses adversaires, mais,ce qui pis est, l'étude et la persévéraneequi auraient pu servir àla combattre. Le seul homme d'un génie appliqué et sérieux que possédassent les républicains, l'évêque de Krakovie Soltyk, était méconnu d'eux, précisément à cause de la gravité de son caractère et des tendances laborieuses qu'il cherchait à imprimer aux affaires de son parti. Ce qui manquait surtout au triomphe des républicains, c'était une idée fixe et logique sur la nature du pouvoir exécutif qu'ils prétendaient opposer aux clients de la Russie. N'osant rien changer aux vieux abus de la république, de peur de tomber dans des discussions journalières qu'ils ne se sentaient pas la force de soutenir, ils étaient obligés d'en appeler à l'autorité du passé ; et, quoique au fond, ennemis de toute espèce de royauté, il leur la 1 lui chercher un roi quelque part. Toute leur politique consistait à le choisir parmi les ennemis de la Russie. Tous appelaient au trône Branicki, excepté Branicki lui-même qui protégeait le jeune électeur de Saxe. Au milieu de ce désordre général des esprits , le grand-trésorier Wessel osa seul proposer entièrement l'abolition de la forme monarchique et l'érection d'une oligarchie pure. Les ambassadeurs de Russie et de Prusse, qui n'avaient pu jusqu'alors deviner les véritables intentions des républicains, et manquaient par là de prétexte suffisant pour les combattre,saisirent avidement cette audacieuse maladresse, et attribuèrent à tout un parti une opinion individuelle; ils déclarèrent d'un commun accord que leurs souverains s'opposeraient à toute tentative de changement dans les formes du gouvernement de Pologne.Cette notification jeta l'alarme parmi les républicains, et remplit de confiance la faction des Czartoryski. Bientôt un traité en forme, conclu définitivement le 51 mars 1764 entre ces deux puissances, sous le prétexte de garantir la constitution existante en Pologne, ne laissa plus de doute sur leurs desseins , et dut être considéré comme une déclaration de guerre contre la nation. Pour lutter à armes égales, les républicains furent obligés de se jeter dans les bras de la France et de l'Autriche. Celle-ci envoya à Warsovie pour ambassadeur le comte dcMercy, ennemi personnel de Catherine dont il avait pris la conduite en horreur pendant son séjour à Saint-Pétersbourg. Ces deux influences étrangères étudièrent chacune les passions du parti qu'elles devaient protéger; mais celle de l'Autriche, sans confiance dans ses forces, sans intérêt bien déterminé dans les affaires de la république, guidée uniquement par des considérations de politique transitoire , ne pouvait se mesurer sérieusement avec le visirat établi depuis trente ans à Warsovie par trois générations de czars. Pour l'Autriche ce n'était qu'une question de voisinage. Elle désirait voir sur le trône de Pologne un roi de la maison de Saxe, fils d'une princesse autrichienne, et dépendant de l'empire par ses états d'Allemagne ; mais ce désir, calculé sur une simple satisfaction d'amour-propre dynastique, n'allait point jusqu'à compromettre la maison de Lorraine dans l'avenir orageux de la Pologne. Pour la Bussie, c'était au contraire une question d'existence. La Russie comprenait qu'elle ne deviendrait un État européen et n'entrerait dans le véritable monde politique qu'en posant un pied sur la Yistule. On a généralement tort d'en accuser l'ambition personnelle de Catherine : c'est faire trop d'honneur à son génie. On a également eu tort de faire dans ce forfait une part si large aux sales amours de l'impératrice : c'est par trop humilier l'espèce humaine. En consommant la ruine de la Pologne, elle ne fit que continuer un travail de destruction commencé avec tous les autres envahissements de la Moskovic sous le règne de Pierre P'r, et passé de sceptre en sceptre comme une obligation d'héritage. Il n'était point dans la puissance individuelle des czars d'arrêter une nécessité semblable. La Russie, en naissant, avait été douée de passions dévorantes, indomptables, qu'elle ne pouvait satisfaire dans ses limites asiatiques. Il lui fallait à tout prix de la chaleur occidentale ; elle en avait soif sous peine de mort; et c'est précisément dans l'impossibilité d'avoir méconnu cette horrible fatalité que consiste l'étendue du crime des Czartoryski. Tout ce que Taisait la Russie à Warsovie depuis cinquante ans se ressentait de ce désir désespéré. Il avait si peu dépendu de ses souverains de l'écarter, (pie tout avait été changé, bouleversé, démenti dans les révolutions prétoriennes de Saint-Pétersbourg, excepté ce qui change et ce qui se dément le pins facilement; excepté la politique de l'empire à l'égard d'un Ktat voisin. On comprendra facilement l'infériorité de l'Autriche et de la France en présence de cet ascendant qui, depuis un demi-siècle, s'appesantissait sur la Pologne comme sur une proie assurée. Le comte de Mcrey s'avoua vaincu avant le combat ; la France l'était depuis longtemps. Frédéric II lui-môme fut effrayé des dangers qu'offrait toute lutte avec la Russie sur un terrain où il y allait véritablement de son existence, etil comprit que la politique de Saint-Pétersbourg se laisserait plutôt chasser de chez soi que de Warsovie. Déranger les besoins sauvages de Catherine en Pologne, c'était l'attaquer dans ce qu'elle avait de plus irritable, c'était la guerre. Or, Frédéric en était las.... Sa politique, quelque habile, quelque prévoyante qu'elle parût pour les proportions de l'époque où il vivait, ne dépassait pas les intérêts de son propre règne. Tous ces réformateurs matérialistes auxquels les États du Nord doivent leurs uniformes et leurs frontières n'entendaient encore rien à cette haute sagesse d'avenir qui efface les satisfactions puériles du moment devant l'irrésistible mouvement des races humaines; ils bâclaient donc à la hâte des gouvernements , des démarcations statistiques, des dénominations conventionnelles, un monde complet d'illusions et de mensonges, sans s'inquiéter si les générations qui viendraient après eux pourraient donner leur sanction à ce travail barbare. Frédéric ne comprenait pas autrement la politique. Avide d'une alliance qui pût remplacer celle de l'Angleterre, il lui sacrifiait sans réflexion les axiomes les plus élémentaires du droit international. Il croyait équilibrer les envahissements de la Russie par un envahissement correspondant, sans comprendre qu'il n'y a jamais de mesure comparative entre les conquêtes, et que les plus vastes acquisitions ne compenseraient point pour la Prusse les périls du voisinage moskovite. Ce voisinage existait déjà; mais l'intelligence de l'Europe déroutée par les inconséquences de ses cab.nets n'osait en saisir la véritable portée, de peur d'engager son honneur dans une lutte LA POLOGNE. 103 dont elle ne prévoyait pas la lin. Les États de l'Europe se trouvaient dans une situation pareille à celle qui les tourmente aujourd'hui, où chaque année, pressée de vivre pour soi-même, dévore ses récoltes sur pied et rejette tous ses devoirs sur l'année suivante; où le présent, aveuglé par son stupide et féroce égoïsme, déplace sans cesse les questions et les haines pour n'avoir pas à s'inquiéter des embarras du lendemain; où l'habileté de l'hypocrisie, voulant tromper l'habileté du destin, ne fait qu'amasser sur l'impotence et la vieillesse du monde tous les orages qu'elle croit avoir épagnés à sa virilité et à sa force. La Russie avait donc à employer beaucoup moins d'adresse qu'on ne le pense pour arriver à son but. La pente de ses progrès était si nette et si rapide qu'elle n'avait qu'à s'y abandonner. La conquête de la Pologne était depuis cinquante ans pour la Russie ce que furent pour l'Angleterre et l'Espagne la conquête de l'Inde et de l'Amérique. Tous ces aventuriers que les czars avaient attirés à leur cour considéraient les affaires de Pologne à la fois comme un moyen et comme un droit de fortune. Ils en parlaient, ils en écrivaient avec l'effronterie privée de passion que des hommes sans patrie mettent dans l'exercice d'un simple métier, et on chercherait en vain dans les proclamations russes d'alors la moindre trace de cette constance fanatique, ou bien de cette merveilleuse habileté qui faussement ont fait comparer leur politique à celle des Romains. Les lentes et profondes perfidies de Keyser- ling fatiguaient déjà la patience du cabinet de Saint-Pétersbourg ; sa ténébreuse alliance avec les princes Czartoryski commençait à rendre toute cette faction suspecte au premier ministre Panine. Il résolut d'activer l'influence de son cabinet, el envoya à Warsovie, comme ministre plénipotentiaire, le prince Repnine, son neveu. Ce nouvel agent présenta ses lettres-patentes au primat dans le courant de novembre, et, aidant sa fureur de l'expérience de Keyserling, jeta une nouvelle terreur dans Warsovie. Ce qu'il y a de plus cruel pour tout Polonais qui écrit l'histoire de son pays, c'est cette nécessité d'interrompre à chaque instant le développement des événements nationauxpour expliquer des caractères étrangers qui f n'ayant ni éclat ni modèle dans le reste de l'Europe, se sont inféodés dans la mémoire de nos malheurs par de misérables forfaits auxquels nous sommes condamnés à donner une importance humiliante. De là tous ces noms que l'Occident, que la Russie même ignore, et qui cependant ont pesé si lourdement sur les destinées de la République. Ce Repnine qui va placer Stanislas-Auguste sur le trône, surpasser Keyzerling, effacer les Czartoryski, vaincre la nation la plus brave, avilir la république la plus fière, écraser le désespoir le plus intelligent, déjouer la défiance de Frédéric II, écarter la rivalité de Marie-Thérèse, confondre la prévoyance de la France, mettre en défaut la sagacité de toute l'Europe; ce Repnine était un séide lâche, brutal et ignorant auquel il fallait expliquer non-seulement chaque ligne de la constitution qu'il venait renverser, mais encore chaque ligne des instructions que lui envoyait son propre cabinet. Preuve effrayante de la su-perfluité du mérite individuel dans la tyrannie, ce sauvage en frac, qui, comme la plupart des seigneurs ruinés d'alors, avait fait son éducation d'état entre les débauches féroces de Saint-Pétersbourg et les débauches raffinées de Paris, n'avait en politique qu'une idée, qu'un instinct : cette haine sombre et implacable de l'affranchi qui se venge sur la civilisation de sa honteuse origine, et qui n'ayant point de sens lui-même pour concevoir la dignité humaine, à la fois déteste et envie tout ce qui la lui rappelle dans les autres. Il avait à peu près l'âge de Poniatowski. Confident et complice de ses aventures galantes à Saint-Pétersbourg, il avait pour lui cette sorte de mépris familier que les hommes corrompus, arrivés au pouvoir, s'empressent d'affecter à l'égard de leurs pareils. Il ne connaissait du pays que son oncle l'envoyait asservir que cette lie de jeunes libertins auxquels l'immoralité de l'impératrice et de sa cour avait servi à la fois d'école politique et de moyen de fortune. Jugeant de la nation par ce qui paraissait la représenter dans son essence la plus délicate et la plus recherchée , il s'imaginait trouver à Warsovie le culte de sa souveraine tout établi, et ne prit en partant aucune mesure contre une résistance dont il ne prévoyait même pas la possibilité. Il n'apporta d'abord à Warsovie, pour toute armée et pour toute instruction, que cent mille ducats et l'ordre de Saint-André destinés à Poniatowski. Né et grandi pendant le règne honteux d'Auguste III qu'une armée russe avait placé sur le trône de Pologne, et que la dédaigneuse protection des czars y avait maintenu trente ans contre toutes les antipathies nationales, Repnine ne s'était point donné la peine d'étudier tout ce qu'il en avait coûté au vieux Keyserling et aux Czartoryski pour consolider la suprématie moskovite dans la République. Il ne comprenait pas non plus qu'il fallût suivre cette politique dans ses pénibles conséquences, dans ses détours discrets, dans ses ruses à la fois insolentes et spécieuses. Toute cette complication d'intérêts particuliers, de corruptions parlementaires et d'intimidations sous-entendues, à l'aide desquels le chancelier de Lithuanie avait tour à tour éludé, séduit ou découragé la résistance nationale : tout cela, quoique sanctionné par l'approbation de sa souveraine et la complicité de Keyzerling, parut au nouveau plénipotentiaire inintelligible et superflu. Il ordonna tout d'abord à Poniatowski de se faire suivre d'un cortège princier, s'entoura lui-même d'une garde nombreuse, dénonça avec une folle arrogance les plus audacieux projets de la czarine, compromit, exagéra même la politique des Czartoryski, et rendit toute transaction impossible entre eux et le pays. Dès cet instant les Czartoryski conçurent une haine pleine de mépris pour le plénipotentiaire. Keyzerling essaya de saisir un point de contact entre la brutale impatience de son collègue et le plan des princes; il espérait ainsi se rendre encore nécessaire et conserver son crédit au milieu de cette divergence sinistre ; mais il ne réussit qu'à ajourner une scission reconnue inévitable. Les Czartoryski se sentaient avec désespoir en -traînés dans la fatalité de leur servitude ; l'influence russe les étouffait déjà de toute part. Ils l'avouaient; mais leur orgueil,encore irrité par ses mécomptes, refusait de s'amender devant le bon sens delà nation, et, en attendant, leurs anciens engagements les emportaient avec une étourdissante rapidité au-delà de tout ce qu'ils avaient eu le courage de prévoir. Pour donner le change à leur repentir, à leur dépit, à leur humiliation, ils décriaient avec fureur les républicains, et rejetaient l'avilissement de la patrie sur la corruption et l'anarchie de leurs principes. La nécessité de s'absoudre devant la nation d'un crime dont de cruelles déceptions leur avait fait enfin comprendre toute l'étendue, imprimait à leurs efforts réformateurs une activité désespérée. Le chancelier de Lithuanie,ayant achevé la constitution monarchique qu'il se proposait d'imposer à la République, mettait tout en œuvre pour la populariser dans les assemblées préparatoires qui allaient envoyer leurs députés à la diète de convocation. Le primat, dans sa bonne foi de vieillard imprévoyant, était entièrement dévoué aux Czartoryski et employait toute l'autorité que lui donnait l'interrègne à servir leurs intentions. À l'accent d'indignation et de critique que respiraient ses universaux adressés aux diétines, il était facile de reconnaître l'inspiration d'une faction qui essayait de donner à ses torts la tournure d'une fatale nécessité. Ces universaux représentaient la République parvenue au dernier degré d'affaissement et d'impuissance, le pouvoir législatif depuis trente-sept ans suspendu par la rupture périodique des diètes, les plus simples règlements d'administration, de police et d'ordre oubliés ou méconnus, la justice et le pouvoir à la merci de quelques magnats Vains et ignorants, les villes tombant en ruine, les campagnes livrées aux incursions des cortèges seigneuriaux; des provinces entières dépeuplées par la misère, le trésor vide, l'armée nulle, tout ce qui constitue l'organisme d'un Etat en déroute. Ils appuyaient surtout sur cette obstination de licence et de paresse qui abusait la noblesse à l'égard des véritables intérêts de la patrie, en donnant le nom et les apparences de la liberté à ce qui n'était de sa part que faiblesse et désordre. Ils en appelaient au jugement des philosophes, étonnés de voir une puissance subsister si longtemps sans véritable gouvernement, et comme étrangère au milieu du système européen; ils prédisaient les désastres inévitables auxquels la continuation d'un état de choses pareil exposait la République en la mena-çantàla fois d'une invasion étrangère et d'un bouleversement intérieur. Ils déclaraient que l'unique remède à tant d'alarmes ne pouvait se trouver que dans une assemblée animée d'un zèle héroïque et éclairée par la sincérité de ses intentions; que la diète de convocation, qui devait précéder l'élection d'un roi, était à la fois la plus heureuse et la dernière occasion de réformer les vices de la constitution, et que le sort de la République dépendait tout entier du choix des députés que les palatinats enverraient à ce solennel parlement. L'ouverture de la diète était fixée au 7 mai. Ces universaux, dont la généralité cachait l'esprit véritable, lurent accompagnés d'instructions particulières pour les meneurs qui devaient diriger les diétines au nom et dans l'intérêt des Czartoryski. On en envoya de plus précises en- core en Litvanie , où le prince Radziwill, suivi partout d'une horde de sabreurs, tenait dans l'effroi les partisans de la Russie. Les Czartoryski opposèrent à ce sauvage républicain les deux frères Massalski, que leur omnipotence avait élevés aux premières charges du duché. L'un d'eux, grand - général de Litvanie, l'autre, évêque de Wilna, gouvernaient cette vaste province sous l'influence presque immédiate de la Russie, qui, d'ailleurs, par les perpétuelles allées et venues de ses armées à travers la Dzwina, avait déjà en quelque sorte effacé toute frontière entre l'ouest de l'Empire et l'est de la République. Cette malheureuse Litvanie, abandonnée des provinces plus occidentales, se trouvait comme oubliée au milieu de ses forêts et de son anarchie par tous les douteux pouvoirs qui depuis soixante ans se disputaient les lambeaux de la pourpre varsovienne. Livrée sans protection et sans conseils aux tentations de l'alliance moscovite, qui, en échange d'une liberté dérisoire, distribuait des titres et de l'or à ses magnats, pour la plupart prodigues et ruinés, elle s'était déjà plusieurs fois détachée de l'unanimité polonaise, et presque dans toutes les questions de politique extérieure s'était déclarée contre ce qu'on appelait depuis Sobieski le parti français. En opposition perpétuelle avec ceux de la couronne, encore plus absolus dans leurs attributions nominales, mais également incapables de réunir et d'organiser un corps de troupes régulières, les grands-généraux de Litvanie avaient pris la coupable et désastreuse habitude d'invoquer l'intervention étrangère dans toutes les crises importun tes.C'est ainsi que Sapieha avait attiré autrefois sur la République l'invasion de CharlesXIIetWisz-niowiecki celle de Lascy. C'est ainsi que le général Massalski, se prévalant à la fois d'un funeste antécédent et de la responsabilité des Czartoryski, allait appeler les armées de Catherine au milieu de l'interrègne, pendant que l'é-vêque employait tout ce que l'éclat de sa charge et l'intrigante inquiétude de son caractère donnaient de vigueur à son autorité, pour intimider les électeurs dans les diétines qui allaient envoyer leurs députés à la diète de convocation. Il est inutile de faire observer que plus l'arbitraire oligarchique avait de prise sur ces provinces isolées, etqueplusle voisinage russe pesait sur elles, plus aussi l'opposition de la petite noblesse y était acharnée et menaçante. Les assemblées provinciales qui, en Pologne, se terminaient ordinairement par quelques coups de carabelles aussitôt oubliés au milieu de fraternelles orgies, ne se passaient jamais ici sans guerres régulières entre les troupes des généraux et la multitude. Les dissensions qui avaient ensanglanté les interrègnes de 1606 et de 1765 venaient de se réveiller dans tous les'palatinats de l'est avec une double fureur. Radziwill, uniquement guidé par la brutale générosité de son caractère, essayait de rallier tous ces éléments patriotiques sous son drapeau. Non-seulement la petite noblesse de ses immenses domaines, mais encore celle de toute la Litvanie lui était dévouée, malgré la prodigalité, les inconséquences et l'orgueil de ce jeune prince, ou plutôt à cause môme de ces vices (pie l'imprévoyante franchise des Polonais a placés de tout temps au nombre des vertus nécessaires à leur liberté. Dans des temps plus anciens, ce jeune fou aurait pu figurer parmi ces terribles chefs de confédération qui, après avoir vaincu les rois de Pologne en bataille rangée, venaient fièrement s'asseoir à leur table et à leur conseil pour leur enseigner les rapports du pouvoir exécutif à la souveraineté nationale. Mais aujourd'hui, tout bruyant mérite de bravoure, de foi et d'audace tombait devant l'habile école des Czartoryski. Pendant que Radziwill parcourait les bois à la tête de ses haïdamaks, très-occupé à exercer son expéditive justice sur quelques individus soupçonnés d'intelligence avec les ennemis de la patrie, les frères Massalski, maîtres des lieux et * de l'époque fixés pour la tenue des diétines, entouraient ces assemblées de toutes les troupes dont disposait le général, et obtenaient d'elles, l'épée sur la gorge, un suffrage presque unanime pour les clients des Czartoryski et les pensionnaires de la Russie. Le pouvoir législatif et judiciaire de la Litvanie se trouva ainsi réuni entre les mains de la faction russe ; car ces mômes diétines nommaient à la fois des députés à la diète générale et les membres des tribunaux de leur province. Qulques diétines qui voulurent résister furent sabrées et dispersées. Tout cela se passait dans le mois de février. Radziwill, en apprenant celte défaite, accourut à Wilna avec tout ce qu'il put ramasser de gentilshommes de son parti, dissipa les gardes du général, et entra d'assaut dans le palais de l'évêque. Il lui déclara qu'à la première occasion, lui, Radziwill, à la fois bon catholique et bon citoyen, plein de respect pour l'évêque et plein de mépris pour le traître, tuerait celui-ci de sa propre main, à la charge de faire célébrer une messe de cent mille ducais sui son tombeau. S'élançant aussitôt de Wilna sur les provinces, suivi d'une multitude qu'augmentait sans cesse l'espèce d'enthousiasme sauvage que sa bizarre témérité inspirait à la petite noblesse , il cassa partout les premières élections rendues illégales, aux termes, mêmes de la constitution, par l'intervention militaire dans les diétines. De nouvelles assemblées élurent donc, dans toute la Litvanie, des députés et des juges connus par leur défiance contre les Czartoryski, leur mépris pour Poniatowski et leur haine contre les Russes. Si Radziwill eût eu quelque idée arrêtée sur les exigences de sa position, avec un peu de persévérance et d'ordre dans le caractère, il aurait profité de ce moment de haute popularité et (d'autorité absolue pour fanatiser la noblesse, organiser une armée, réaliser un trésor, régula- riser, en un mot, tout ce tumulte de courage et de sacrifices, qui, faute de pensée dominatrice, s'en allait mourir en ridicules clameurs, après avoir donné de faux désirs à la République et compromis sa gravité aux.yeux de l'étranger.Mais nous avons déjà dit que les chefs du parti national n'avaient point de forme à donner à leur patriotisme. Pendant que Radziwill se reposail sur sa bruyante popularité, lesMassalski, tirant parti de leur défaite môme, organisaient une confédération formidable contre ce qu'ils appelaient la tyrannie des Haïdamaks, et, par ordre des Czartoryski, envoyèrent supplier Catherine de faire avancer ses armées sous Warsovie.Déjà quarante mille Russes sous les ordres des généraux Wol-konski el Daszkow, répandus depuis la Kourlande jusqu'au Dnieper, s'étaient ébranlés au premier appel des Czartoryski, puis arrêtés à mi-chemin de Minsk et de Wilna en attendant le résultat de la nouvelle ambassade envoyée à Warsovie pour seconder Keyzerling. Les Czartoryski, tourmentés par leurs remords, avaient déjà deux fois demandé et contremandé cette invasion sacrilège, espérant toujours vaincre la résistance nationale par un simple appareil de terreur. L'arrivée de Repnine avait encore augmenté leur hésitation et leur répugnance pour un moyen que les lois de la République punissaient de mort, et contre lequel la réprobation générale pourrait éternellement protester ; mais la ruine de leur influence en Litvanie, le triomphe électoral non moins éclatant des républicains dans toutes les autres provinces, et l'arrivée à Warsovie de la force année dont disposait le grand-général de la couronne ne leur laissaient plus de choix qu'entre cette criminelle extrémité et la défaite absolue de leur faction. Toute farinée russe entra en Litvanie, et une division de dix mille hommes sous Daszkow s'avança sur Warsovie ; cinq mille autres suivaient celle ci. Quarante mille Prussiens se levaient sur les frontières de la Prusse polonaise et de la grande Pologne ; et pendant que Erédérik 11 se déshonorait par des déclarations d'amitié et d'alliance pleines de mensonges gros-siers,pendant que ses manifestes défendaient sous peine de mort l'entrée de la République à ses soldats, une division de ses hussards prenait possession de Pozen, et ses enrôleurs venaieni enlever des habitants jusque dans les faubourgs de Danlzig, de Marienwerdcr el de Thorn. Enfin, une division russe aux ordres du général Komotow tenait garnison à Graudentz, centre des assemblées générales de la Prusse polonaise. C'est donc sous la menace d'une invasion de quatre-vingt mille ennemis que s'assemblèrent les diétines sur toute l'étendue de la Pologne complètement désarmée par trente années d'une paix factice, par la lâcheté d'Auguste 111 et la funeste politique des Czartoryski. Cependant les diétines de la Grande-Pologne, de la Petite - Pologne et des provinces russiennes n'avaient pas eu, comme celles de la Litvanie, à lutter contre une oppression établie. L'immense autorité du Grand-Général, Ja sagesse de l'évoque Soltyk, l'adresse de l'évêque Krasinski,la hardiesse du staroste Mokronowski, le crédit de la famille Potoçki, tout cela encouragé par les assurances de protection données au parti républicain par l'ambassadeur d'Autriche, déjoua entièrement les plans de la faction russe. Ces influences, impuissantes à se former un système de conduite et d'organisation pour l'avenir, étaient plus que suffisantes pour faire nommer de bons députés, parce que 'intelligence nationale à laquelle toute réforme conçue hors des diètes était suspecte, comprenait par instinct et par patriotisme que si la République ne pouvait vivre plus longtemps avec ses \ieux abus, c'était au pays tout entier, et non uses ennemis, qu'appartenaient le droit et le pouvoir de les redresser. Ceci explique comment en Jm jour tout le génie, tous les travaux du chance-"er de Litvanie tombaient au tribunal de la nation devant l'inintelligente sincérité de quelques sa-breurs. Un simple billet d'avis signé par Branicki, et transmis aux diétines par les hommes les plus populaires de chaque district, confondit partout le pompeux étalage des universaux. Dans les provinces russiennes, où presque toute autorité de fortune , de crédit et de charge, relevait du prince Auguste, la famille Potoçki eut pourtant le dessus dans toutes les élections, tant les intentions des Czartoryski étaient suspectes, et leurs intrigues odieuses aux provinces les plus reculées. La petite et la grande Pologne montrèrent le même acharnement contre cette ambitieuse faction. Leurs largesses, leur activité et leur puissance réunies ne réussirent à leur assurer une majorité absolue que dans le seul district de Warsovie où ils avaient concentré leurs troupes régulières, où le voisinage de la cour avait rendu la noblesse plus corruptible, et où toutes les consciences se trouvaient en quelque sorte sous leur contrôle immédiat. C'est là que Poniatowski fut élu député, et le jeune prince Auguste président des tribunaux. Vaincus partout avec une évidence et un retentissement sans exemple dans les anciennes luttes électorales où le sabre était communément obligé de découvrir une majorité toujours contestable, les Czartoryski furent réduits aux expédients les plus honteux elles plus misérables. Us firent assembler leurs domestiques , leurs régisseurs, toute la dépendance de leur innombrable clientèle, et firent faire à ces diétines sans nom des élections doubles et triples, comme pour prostituer la souveraineté du vote et jeter une sanglante dérision sur la constitution républicaine. Une dernière épreuve restait à subir, celle des élections de la Prusse polonaise, la plus décisive , en ce qu'elle venait après les autres, et en ce que l'imprévoyance des statuts qui régissaient les assemblées de cette province ne limitait point le nombre de ses députés. C'était une contrée où les Czartoryski n'avaient ni autorité ni relations directes. Ils y envoyèrent le frère de Poniatowski, André, général autrichien, homme d'une résolution brutale, d'autant plus dangereux qu'il ne croyait point nécessaire de discuter les droits de son parti, et que ses habitudes militaires lui rendaient naturellement odieuses et incompréhensibles toutes les prétentions civiques de la multitude. Il amena avec lui un corps de troupes soldées par les Czartoryski, et s'abou- cha de suite avec la division russe établie sur l'endroit même où devait s'assembler la diète générale de la province. Le 22 mars, les diétines des trois palatinats de Culm, de Marienbourg et de Poméranie s'assemblèrent dans leurs collèges respectifs, et élurent leurs nonces et leurs juges dans la nuance républicaine avec un accord et une spontanéité qui déconcertèrent toutes les prévisions de la faction russe ; mais les privilèges de cette contrée voulaient que les trois palatinats se réunissent à Graudentz, pour représenter toute la province , et y recevoir les instructions qui devaient les guider ensuite à la diète générale de Varsovie. C'étaitle moment où les troupes russes, appelées par les Czartoryski du fond de la Litvanie, con-vergeaientde toutesparts sur Warsovie.Plusieurs détachements de ces troupes avaient pris de suite le chemin de la Prnsse royale pour seconder les efforts du chancelier dans la Prusse polonaise dont les élections allaient tout décider. Au bruit de cette invasion, tous les rassemblements de la petite el de la grande Pologne, qu'une inquiétude générale tenait à cheval et armés depuis deux mois, refluèrent vers cette province. La veille de l'assemblée qui devait se réunir à Graudentz, un grand nombre de sénateurs accourus de tous les coins de la Pologne, à la tète de leurs troupes particulières, se rencontrèrent face à face avec la division du général Komotow et les gardes de Poniatowski qui occupaient la ville et ses environs. On entra en pourparlers, et il fut convenu, d'après l'usage qui défendait la présence d'aucune troupe aux assemblées , que chacun retirerait les siennes à quelques lieues de la ville. Le 27 mars, les trois palatinats firent leur entrée à Graudentz. Poniatowski, violant aussitôt la convention de la veille, précipita les Russes entre la ville et les troupes de la République, occupa les rues, fit cerner Fhôtel-de-ville, où se tenait l'assemblée, et déclara que personne n'en sortirait sans avoir cassé les premières élections et nommé les députés qu'il désignerait lui-même. Au dehors, quelques coups de fusil annonçaient déjà l'attaque des troupes républicaines pour délivrer l'assemblée; mais Poniatowski eut bon marché de leur exaspération en envoyant dire à leurs chefs qu'il tenait entre ses mains de sûrs otages contre toute témérité. A la fin, la fierté calme de l'assemblée vainquit menaces, promesses et prières. Elle jugea toute délibération impossible et illégale en présence de la force armée, et rédigea, séance tenante, un manifeste par lequel elle déclarait qu'ayant été violentée dans l'exercice de ses pouvoirs, et ne devant point se présenter à la diète de convocation sans les avoir accomplis, elle rompait d'avance la tenue de ce parlement en lui refusant le concours des trois palatinats de la province. Cette protestation, signée par tous les sénateurs et dignitaires de la Prusse polonaise, ainsi qtieparplusdedeux centsautres,attirés dans cette province par l'intérêt des événements , porta le coup de grâce à la faction des Czartoryski. Les provinces qui, dans la confiance de leur unanimité, avaient d'abord espéré vaincre cette faction dans une grande assemblée nationale, résolurent maintenant de lui refuser l'honneur de la lutte, de la proclamer ennemie de la patrie par un simple acte de confédération. Elles croyaient naïvement que les Princes n'auraient point l'audace d'assembler une fausse diète, et que, privés de toute action législative, menacés de la peine de mort à laquelle les condamnait l'introduction de troupes étrangères au sein de l'interrègne , convaincus enfui de leur impuissance, ils seraient forcés de sacrifier Poniatowski à leur propre salut, et d'abanJonner cet odieux candidat au ressentiment de la nation. Ces vagues espérances trouvaient d'une part leur appui dans les fausses promesses des ambassadeurs de France et d'Autriche , de l'autre , dans l'altitude animée des magnats qui gouvernaient l'opinion nationale. Dans les premiers jours d'avril, Warsovie devint le rendez-vous de toutes les passions que la Pologne avait couvées dans son sommeil de quarante ans, et qui, depuis six mois , suintaient à la surface de ses provinces dévastées, pour révéler tout à coup d'incurables infirmités. Le génie absorbant des Czartoryski avait donné à cette capitale une importance, une vigueur d'attraclion qu'elle n'avait jamais eues auparavant. Toutes les provinces , tous les panis , comme épuisés dans leur isolement, venaient, par une sorte d'arrangement général, remuer leurs fureurs sur l'unique foyer où elles pussent se rencontrer sans merci ni détours. La l'action russey avait depuis longtemps concentré toutes ses forces. Les Czartoryski avaient dépensé des sommes énormes pour s'y former une espèce d'armée régulière, en dépit de l'invincible répugnance que les Polonais d'alors avaient pour le service de ligne. Cène garde , quoique présentant à peine un ef-lectîf de huit à dix mille hommes, était encore la troupe lapins formidable qui existât en Pologne; elle était d'ailleurs soutenue parles divisions russes déjà campées sous Warsovie, parcelles qui accouraient en toute hâte de la Prusse polonaise, et par toutes celles enfin qu'il plairait aux princes de requérir de la Lithuanie déjà inondée par près de trente mille étrangers. Les palais des Princes, de Poniatowski et des deux ambassadeurs russes étaient de véritables citadelles. Toute cette faction marchait entourée de bataillons silencieux, et qui formaient un contraste expressif avec les cortèges criards et bariolés du parti républicain. Le Grand-Général, Radziwill et Potoçki avaient abandonné leurs domaines au pillage de l'ennemi, pour venir, à la tôle de leurs troupes, disputer la possession de Warsovie à vingt mille soldats qui l'enveloppaient. Ils traversèrent tous les camps russes, qui s'ouvrirent sur leur bruyant passage en leur rendant les honneurs militaires avec ce mutisme sinistre qui n'appartient qu'à la discipline moscovite. On eût dit que ces barbares n'étaient venus du fond de leurs déserts que pour assister, par corvée, à un spectacle de cirque. Une violation aussi flagrante de tous les usages consacrés dans les interrègnes plaçait le primat, régulateur suprême de celte phase, dans une situation très-embarrassante. Pour décharger sa conscience et n'offenser personne, il demanda à la fois des explications aux trois puissances qui se disputaient Warsovie, paraissant également indigné de l'attitude militaire des Princes, de celle des républicains et de celle des Russes. Les Czartoryski, qui lui avaient sans doute eux-mêmes suggéré cette fausse démonstration d'impartialité, répondirent que leur vie et celle du comte Poniatowski étant menacées ils ne retireraient leurs troupesde Warsovie que lorsque tout serait rentré dans le calme et l'ordre accoutumés, et quand un roi librement élu pourrait garantir à chacun sa sécurité et sa liberté. L'ambassadeur russe déclara, comme d'ordinaire, que la présence des troupes russes en Pologne n'avait rien d'hostile à l'état et n avait en vue que la répression de désordres inévitables dans les interrègnes, et qui, par leur nature contagieuse, menaçaient de porter leurs principes funestes hors de la république. Le farouche Rfip„ine ajouta que ce n'était pus la première- lors que la Hussie exerçait son droit d' TOMF lit. LA POLOGNE. 169 terveniion à Warsovie, et que c'était s'inquiéier trop tard des intérêts de la république. Branicki répondit à son tour qu'au milieu de tant d'étrangers et de mercenaires armés, i! devait, y avoir place pour les troupes légales de la république et pour les citoyens qui accompagnaient le Grand-Général de la couronne. Toutes les troupes des républicains, y compris le simulacre d'armée nationale que le Grand -Général avait ramassée en venant de son cliâienu de Bialystok, s'élevaient à dix mille hommes, mais, excepté les Tatars lithuaniens et quelques compagnies d'élite, aucun de ces malheurt ux ne savait manier une carabine. Il y avait plus de trente ans que la Pologne n'avait tiré un coup de canon; une génération entière s'était flétrie dans les habitudes paresseuses et insouciantes de ce triste règne d'Auguste III, où, sauf les sa-brades que se distribuait la noblesse ivre, pour ne pas perdre ses bonnes traditions de franchise individuelle, personne n'avait mémoire d'un combat régulier. Les moyens maladroits et immoraux dont les Czartoryski avaient entaché leurs projets de réforme avaient tellement prévenu le sentiment national contre toute perfection, que chacun mettaii à présent une espèce d'obstination et d'amonr-propreà repousser les principes les plus élémentaires de vitalité sociale , croyant ainsi protester contre l'influence étrangère. Il suffisait que la Prusse et la Russie eussent des armées formidables, une centralisation financière et un gouvernement monarchique, pour que la république condamnât tout cela sans choix et sans discussion, sans distinguer ce qu'il y avait d'oppressif de ce qu'il y avait de fort, couvrant ses préjugés d'une fausse piété historique et contente d'avoir trouvé une absolution populaire pour sa barbarie efféminée. A voir cette innombrable noblesse, prétendant encore représenter à elle seule la nationalité polonaise, se disant a elle seule état, puissance, république , à l'entendre courir et hurler de la Baltique à la mer Noire, et de la Dzwina aux Carpates, sans pouvoir ranger quinze mille cavaliers à la l'ace d'une division moscovite, on est tenté de croire à la mort nécessaire de certaines couches de l'humanité, dans un temps arrêté par les phases historiques. Le plâtrage superficiel des Czartoryski ne pouvait rien contre une désorganisation semblable. Aucune force de mécanisme n'était plus capable de contenir et de lier une race épuisée, ignorante, m- UO LÀ PO avinée, également lasse de la paix et de la guerre, et obligée de se tromper elle-même pour se persuader, en dépit de tous les faits, qu'elle constituait encore une société. Il fallait absolument que cette race fit place à la race vierge des paysans, qu'elle se fondit dans les couches épargnées de l'état, et que la Pologne tout entière passât par métempsycose dans un corps nouveau. Et en ceci ce fut peut-être un grand malheur pour la république de n'avoir point de démarcation appréciable dans l'origine des masses qui l'avaient composée, et de n'avoir aucune grande réserve qui pût se détacher complètement d'un passé condamnable pour commencer une existence indépendante. Cette homogénéité de famille, qui avait donné tant de vigueur aux jours glorieux de la république, donnait maintenant à ses jours de honte un consentement fatal. Elle entraînait sans distinction au néant enfance et vieillesse, fœtus et poussière, ce qui allait naître enchaîné à ce qui avait vécu. L'unanimité que la Pologne affectait dans son amour pour le parti républicain n'était qu'une unanimité négative. La république avait perdu tous les instruments de sa puissance; elle était condamnée à l'état d'opposition et de révolte dans ses propres foyers. Capitale, armée, argent, politique, système , progrès, tout était entre les mains d'une famille qui avait violé une à une toutes les lois, toutes les volontés de la nation, sans que cette nation tout entière trouvât en soi de quoi la punir! Quand il fallut donner une forme appliquée à la résistance nationale, les plus vigoureuses intelligences du pays ne purent rien imaginer d'exécutable. Les chefs républicains, en conseil permanent dans le palais du Grand-Général à Warsovie, tournaient dans le cercle fatal de leur impuissance. Sur vingt sénateurs déjà présents à Warsovie, quinze, dévoués à leur opinion, envoyèrent requérir l'appui des cours de France, «l'Autriche et de Dresde. Les deux premières, fidèles à leur désastreuse politique de leurre et de provocation, firent répondre par leurs ambassadeurs que le parti national eût à se confier sans inquiétude dans la protection de ces deux puissances; mais rien n'annonçait que cette protection dût franchir les bornes d'un vain et ridicule témoignage d'estime en faveur de quelques dignitaires. La dernière, intéressée immédiatement dans la prochaine élection, avança 50,000 ducats. Cependant le jour de la convocation de la diète approchait; quinze LOGNE. [ mille Russes cernaient Warsovie.Les gardes des Czartoryski et de Poniatowski faisaient tous les jours l'exercice sous les fenêtres du palais de Branicki. Cette cohue de faux députés que les diétines des Princes avaient substitués aux représentants légaux remplissaient les antichambres de leurs protecteurs, étudiant par cœur les rôles scandaleux auxquels ils étaient destinés. Dans une dernière assemblée où tous les chefs républicains se trouvèrent réunis, on décida que les députés légaux protesteraient en masse contre la diète, sans s'y présenter; que, dans le cas où la faction ennemie méconnaîtrait cette protestation et convoquerait une fausse assemblée, les troupes de la république la disperseraient par la force. Au milieu de ce conseil, des cris furieux s'élevèrent contre Poniatowski et ses oncles, et on résolut de massacrer le premier et de mettre ceux-ci hors la loi comme convaincus d'intelligence avec l'étranger pour asservir la patrie. Lorsqu'il fallut substituer un candidat royal au sous-pannetierdeLithuanie, lesavisse trouvèrent partagés. Radziwill et les Potoçki proclamèrent hautement le Grand-Général; celui-ci et les évoques Soltyk et Krasinski, rejetèrent le fardeau sur les princes saxonsXavier ou Charles^ Quelques voix s'élevèrent, mais timidement, en faveur des princes Jablonowski et Lubomirski. Ce dernier, héritier des vaines espérances de sa famille , qui, depuis Jean Casimir, avait successivement tourmenté de ses imporlunités tous les interrègnes, se donnait beaucoup de mouvement pour se faire jour à travers tant de suffrages contradictoires; mais le parti républicain, qu'il n'avait embrassé que par un intérêt grossièrement évident, l'évitait avec froideur et méfiance. Le conseil sentait au reste que ces débats sur la candidature royale ne prendraient une tournure résoluble qu'après l'expulsion de Poniatowski. On retomba sur l'intérêt le plus pressant, le plus immédiat. Branicki, Salezy Potoçki et surtout Radziwill criaient aux armes. Mokronowski, auquel sa réputation militaire, son éloquence et sa pénétration donnaient le plus d'autorité dans les circonstances décisives , parla en dernier lieu pour combattre une résolution qui lui paraissait plus que téméraire. Il démontra que rien n'était prêt pour une lutte matérielle, et qu'une défaite, dans des conjonctures aussi délicates, ruinerait à jamais leur parti en rejetant à la fois sur lui les torts de l'agression et l'humiliation d'une disgrâce; queWarsovie était évidemment au pouvoir de ïa Faction russe, et qu'il ne fallait pas accepter de rencontre sur ce terrain qu'elle s'était choisi, mais emporter en quelque sorte la majesté de la république hors de cette ville conquise, la répandre partout, soulever les provinces, et attendre, au milieu des confédérations fondues en une armée nationale, l'arrivée des secours promis par le khan des Tatares; enfin que, pour le moment, la seule mesure praticable était la rupture de la diète que les Czartoryski assemblaient pour asservir le pays. Il déclara qu'il se chargeait personnellement de ce dangereux message, et qu'il porterait seul, au milieu des factieux, l'acte de protestation que voudraient bien signer tous les bons citoyens. Le bouillant Radziwill accusa ce plan de pusillanimité, et, tout en rendant hommage à la détermination personnelle du staroste , il représenta que l'abandon de Warsovie laisserait entre les mains des factieux la confiance de la victoire et tous les prestiges attachés au centre du gouvernement. Il offrit d'attaquer factieux et étrangers avec les troupes lithuaniennes, et de passer tout au fil de l'épée dans une seule nuit. Si les républicains eussent connu l'indécision qui agitait leurs adversaires, la mésintelligence toujours croissante entre les Czartoryski et Rep-nine, ïa répugnance du vieux Keyzerling pour les mesures violentes, mais surtout l'ordre positif donné par Catherine à ses généraux d'éviter toute rencontre et de reculer jusqu'en Lithuanie plutôt que d'en venir aux mains avec les troupes nationales, l'avis de Radziwill aurait prévalu, et, d'après toutes les probabilités, la faction des Princes aurait évacué Warsovie devant un combat dont la responsabilité leur eût été laissée sans partage. Il est malheureusement dans la nature des partisexclusivementfondéssur l'enthousiasme de s'exagérer le génie et les ressources des autres, de ne connaître que ses propres infirmités, et de n'apprendre celles de l'ennemi qu'après avoir trahi les siennes. Le conseil rejeta l'avis de Radziwill et adopta celui de Mokronowski. Vingt-deux sénateurs et quarante-cinq nonces signèrent l'acte de protestation que le staroste s'était engagé de porter à l'assemblée que les Czartoryski allaient ouvrir sous le faux titre de diète de convocation. Il était motivé sur l'illégalité de toute assemblée ouverte en présence de troupes étrangères el sans le concours de toutes les provinces. La province de. Prusse avait déjà refusé le sien par l'acte ce Graudentz, et les autres promettaient de suivre cet exemple. Enfin arriva le 7 mai, jour fixé par les universaux pour l'ouverture de la diète. Sur trois cems nonces qui devaient former l'assemblée, deux cent trente prolestaient. Tous les efforts de la faction russe n'avaient pu s'en assurer que soixante-dix, tous dépendants des Princes par leurs emplois et leur fortune. Sur cinquante à soixante sénateurs, huit seulement s'étaient laissé acheter ou iniimider. A l'aube du jour, les fanfares retentirent dans tous les quartiers de la ville; trois mille Russes furent répartis dans les cours des palais de Keyzerling, de Repnine, du prince Auguste et de Poniatowski. Le château où allait siéger l'assemblée fut cerné par les gardes des Princes, qui de là formèrent deux haies, l'une au palais Czartoryski, où s'étaient réunis les nonces, l'autre au palais crénelé de Poniatowski, qui tremblait pour sa vie. Le gros des divisions russes se massa en bataille par régiments, hors de la ville. Aussitôt la décision prise par le conseil républicain d'évacuer Warsovie , les deux tiers des troupes de ce parti s'étaient retirées par détachements, chaque seigneur renvoyant les siennes pour la garde de ses domaines. Il ne restait a Warsovie que trois mille hommes pour la sù-reié des opposants, qui, aussitôt l'acte de rupture signifié à la diète , devaient courir confédé-rer les provinces. Après la célébration du service divin , les nonces et les sénateurs , ayant le primat elles princes Czartoryski en tête, sortirent du palais de ces derniers, et marchèrent au château , poussés plutôt que protégés par tes gardes de la faction. Ces soldats, couverts de cafetans en peau d'élan, coiffés de shacos ferrés, et armés jusqu'aux dénis, portaient, ainsi que les nonces, la cocarde de la maison Czartoryski. Poniatowski sortait de son palais au milieu d'un cortège également formidable. A la suite de tout ce monde se pressait une troupe nombreuse de soldats russes qui inondèrent les corridors, les tribunes, la salle des délibérations, et vinrent s'asseoir sur les bancs de la diète, pêle-mêle avec les sénateurs, les députés et les gardes polonaises. Les statuts voulaient que la séance fût ouverte par le maréchal de la diète précédente , qui était le vénérable Krayczy Malachowski, vieillard octogénaire. Quoique ce fût un des chefs les plus hardis et les plus inflexibles du parti républicain , le respect que ses vertus inspiraient à ses ennemis était tel, que la diète , quelque resi- 172 LA POI gnée qu'elle fût à son rôle misérable, s opposa à ce que le bâton fut remis à un nouveau maréchal en l'absence et sans la participation de ce grand citoyen. Pendant ces débats, Mokronowski, tenant son engagement, vint seul au château, traversa la multitude armée avec l'acte de protestation à la main , enregistra cette pièce aux archives de la diète, malgré les murmures et les menaces, et retourna chercher le vieux maréchal. Bientôt on vit paraître ces deux républicains au milieu de tant d'ennemis, sans autre escorte que leur courage , sans autre arme que leur regard. Il se fit un silence involontaire sur leur passage, et le vieillard, debout au milieu du cercle des nonces, renversa son bâton et promena son œil sévère sur tous ces esclaves. Une voix du fond de la salle lui cria de lever le bâton en signe d'ouverture. Alors Mokronowski, déployant l'acte de protestation, dit: t Ne levez point votre bâton , maréchal ; voici les noms des vingt-deux sénateurs et des quarante-cinq nonces qui vous le défendent, et l'absence des autres confirme cette résolution nationale. Il n'y a point de diète en présence desépées étrangères. Au reste , chaque nonce a son veto. Moi, Mokronowski, nonce de Bielsk, j'arrête l'activité de cette assemblée illégale. » Il n'avait pasachevé ces paroles, que six cents lames sortirent du fourreau au milieu d'un effroyable tumulte. Les soldats russes, renversant les nonces, se précipitèrent pêle-mêle avec eux sur les deux républicains que les C/.artoryski et leurs proches n'eurent que le temps de couvrir de leurs poitrines. Bientôt ce rempart fut percé ; la pointe des sabres et le canon des pistolets touchèrent les deux républicains, immobiles et dédaigneux. Mokronowski, qui d'abord avait tiré son épée,larernitau fourreau en répondant d'une voix retentissante aux remontrances des Princes qui le suppliaient de se rétracter, t II n'y a que les paroles arrachées par la force qui se rétractent; la mienne est libre. Tuez-moi, etdepêchez-vous, s'il vous faut du sang pour la signer et y croire, i Ce majestueux courage, l'attendrissement mêlé de honte que causait parmi les sbires la contenance du vieux maréchal, mais surtout l'horreur secrète qui tourmentait les nonces vendus , firent baisser toutes les lames. Comme si pourtant tous ces misérables cherchassent à donner une excuse parlementaire à leur attentat, un tonnerre de voix s'éleva de tous les coins de la salle, et ceux qui entouraient les deux républicains le répétè- OCftE. rent:« Puisque, vous nevoulezpas ouvrirladièle. rendez votre bâton! vous n'êtes plus maréchal, rendez le bâton! rendez-le! » Et de nouvelles menaces soutinrent ces furieuses clameurs; les epées brillèrent pour la deuxième fois comme une auréole de martyr sur la tête blanche du vieillard. « Ce bâton, s'écria Malachowski, en serrant l'insigne de sa dignité à deux mains, vous ne l'aurez qu'en me coupant les poignets ; je le tiens d'un peuple libre, et je ne le rendrai qu'à un peuple libre. Ceux qui me l'ont confié n'étaient point cernés par des mercenaires étrangers, et ne portaient point la livrée d'une famille ! » Michel , Auguste , Adam Czartoryski et toute leur suite avaient profilé de cet instant pour se rapprocher de nouveau du maréchal, et écarter les sabres de sa poitrine ; mais les Russes avaient en même temps fermé les portes de la salle, et semblaient menacer d'un massacre général tous ceux qui se fussent laissé fléchir par les protestations des deux républicains. Le moment paraissait décisif, car les nonces vendus, n'écoutant plus que leur terreur, se sentaieni le besoin d'assurer leur salui par la rétractation ou la mort des protestants. « Rendez le bâton, on vous laissera passer! * repartait-on de toute part; et en même, temps les plus alarmés reculèrent comme pour tenter leurs victimes. Les Czartoryski,tout en les conjurant de se rétracter, les entraînèrent dans ce vide que Mokronowski eut bientôt élargi de ses bras herculéens, en criant avec ironie ; < Ob î messieurs les nonces, il vous faut un lâche assassinat pour prouver voire dévouement aux Moscovites qui vous eniourent ; mais je pense que vous aurez assez d'une tête, prenez donc la mienne, et épargnez celle du vieillard, i Ils roulèrent ainsi pêle-mêle jusqu'à la porte fermée, avec la foule des nonces qui les pressaient de tous côtés , et qui, ne pouvant les atteindre au milieu des Princes qui les escortaient, et craignant de s'entretuer dans cet épouvantable désordre , avaient tous été obligés de remettre leurs armes au fourreau pour se défendre chacun d'être étouffé. Les Russes, ne comprenant pas l'importance que les nonces attachaient à la possession du bâton de maréchal, et croyant que la retraite des deux républicains était de leur part un signe de rétractation, s'arrêtèrent indécis. Malachowski, serrant son bâton contre sa poitrine,et,soutenu par Mokronowski, arriva à la porte. Il s'appuya, épuisé, contre le mur, se retourna, et dit de sa voix soler.nede : J ai qua- tre-vingts ans, messieurs, je n'ai plus que quelques instants à contempler l'asservissement de mon pays. J'emporte ce bâton au tribunal de Pieu pour qu'il ne le remette à la république que quand elle se sera affranchie du joug étranger !> Puis, d'un geste d'une irrésistible autorité, il écarta les armes que les sentinelles russes croisaient sur son corps, et se lit ouvrir les portes. Ces sauvages, saisis d'un respect involontaire, se retirèrent, et les battants s'ouvrirent. Un silence honteux avait succédé au tumulte ; toute la salle était muette et immobile de consternation ; soldats et esclaves se contemplaient avec mépris et horreur, baissant leurs épées derrière la Liberté qui sortait de son temple prolané avec ses Lares et son sceptre. Le danger que venaient de courir ces deux grands citoyens au milieu de la diète se renouvela presque aussi terrible dans les corridors du château , et jusque dans la rue pleine de troupes russes et de celles des Princes ; ils parvinrent cependant à traverser cette multitude qui, à chaque pas, poussait des vociférations de meurtre, et ils arrivèrent ainsi jusqu'au palais du Grand Général, où tout était confusion et terreur. Tous les chefs républicains y étaient assemblés. Aux premiers cris d'alarme, Radziwill s'était jeté sur ses aimes et avait ordonné à ses heïduks et à ses Talares de monter à cheval; mais les autres chefs et Branicki lui-même s'étaient placés sur son passage , en lui représentant que sa témérité deviendrait une sentence infaillible de massacre contre les deux envoyés qui ne pou vaienl être sauvés que par te calme et la majesté de leur caractère. La femme du Grand-Général, cette charmante sœur de Poniatowski qui avait mis son orgueil à réconcilier les deux partis, trahissant dans ce moment solennel toute la tendresse qu'on lui supposait pour le staroste, se traîna aux genoux du jeune prince en le suppliant de ne point aggraver par une généreuse , mais impuissante audace, le danger suspendu sur son amant. Les bruits les plus contradictoires se croisaient aux alentours du château, où rien ne pouvait pénétrer. Les deux républicains parurent enfin avec le bâton sacré au milieu de leurs amis, emportés parle peuple de Warsovie uni les avait arrachés en quelque sorte des mains des hulans russes. Le conseil profita des embarras q„e devait donner aux Princes el aux envoyés russes une rupturc aussi éclatante de leur diète , pour rassembler tout ce qui lut restau de forces à Warsovie el évacuer cette capitale. Ces préparatifs occupèrent le reste de la journée et la nuit tout entière. Ces précautions étaient superflues; car, quoiqu'il répugnât surtout à Repnine de voir tant de proies dérobées à sa haine, les Czartoryski, les Poniatowski et Keyzerling avaient trop hâte de se débarrasser de ces importuns rivaux pour ne pas leur faire un pont d'or. Leur expérience et la connaissance qu'ils avaient du caractère national leur faisaient prévoir que tout ce tapage de confédérations provinciales dont les menaçait la sortie des républicains s'évanouirait bientôi en se délayant dans d'insaisissables espaces, et ils comprirent que , pour eux , maîtres du pouvoir immédiat et de la centralisation administrative, toui consistait à ne pas être inquiétés dans Warsovie même. Malgré cette résolution , la rupture de la diète dérangeait ou annulait ce qu'il y avait de plus nécessaire à leur politique, car elle était à leur plan de réforme tout caractère d'autorité et de participation nationale. Les Czartoryski , continuellement abusés par l'exemple des puissances voisines, espéraient en vain imiter le génie arbitraire de Pierre Ieret de Frédéric IL Pierre Ier et Frédéric 11 eussent échoué dans une république qui pouvait être asservie, déchirée , partagée , mais qui ne pouvait renier sa nature originelle et méconnaître le principe de consentement populaire sous lequel elle vivait depuis huit siècles, et. dont elle ne pouvait se défaire même après sa mort politique. Tout ce que les Princes tentaient sur une voie pareille n'était qu'un jeu cruel et inutile qui ne pouvait abputir qu'à leur déshonneur et à l'esclavage de leur patrie. A peine le vieux maréchal eut-il quitté la salle de la diète, que l'assemblée se trouva comme privée de volonté et de mouvement par la terrible interdiction dont l'avait frappée le veto d'un seul homme, parce que, derrière cet homme, se trouvait une nation entière. Stanislas Poniatowski , qui avait confié à ses deux frères André et Casimir le soin de garder sa personne, était lui-même plongé dans l'irrésolution et l'épouvante. Pendant l'orage de celte première assemblée , il s'était tenu prudemment au milieu des hulans russes, n'élevant la voix que quand le bruit de tontes les autres pouvaient la couvrir. Vers la fin des débats, il fit un effort pour surmonter sa timidité , et demanda pour la seconde fois qu'on procédât à l'élection d'un autre maréchal. A ck appel, dix nonces et deux sénateurs quittèrent, la sa.le et allèrent rejoindre les républicains. Ce qui restait de cette malheureuse assemblée nomma, sans discussion et au milieu d'un silence insultant, Adam Czartoryski, fils du prince Auguste. C'est à la sanction de ces soixante nonces et de ces six sénateurs, humiliés et abandonnés au mépris de leurs protecteurs même , que le prince Michel devait soumettre ses vastes projets gouvernementaux. Dans la nuit, ce qu'il y avait de Russes à Warsovie alla rejoindre le camp, qui se forma en un seul front de bataille sur le passage des républicains. Les frères de Poniatowski placèrent toutes leurs troupes et celles des Princes aux barrières. Il fut convenu que les troupes républicaines se retireraient, à trois milles ~u sud de Warsovie, sans être inquiétées. Les Jeux partis croyaient également trouver leur compte à cette retraite. Le 8 mai, de grand matin, la colonne se mit en marche avec nn énorme train de bagages. Un vaste carrosse, attelé de six chevaux, et couvert de heïduks armés de tromblons, qu'ils tenaient en joue, portait les principaux chefs réunis : le Grand-Général, les deux Radziwill et le palatin de Kiiow Potoçki. Derrière celui-ci venaient une centaine d'autres voitures avec les sénateurs que leur grand âge empêchait de monter à cheval , et les dames qui, dans ces temps de trouble, avaient l'habitude de suivre leurs maris dans toutes leurs périlleuses excursions. La marche de cette pesante caravane, qui semblait emporter la moitié de Warsovie avec elle, était ouverte, flanquée et fermée par deux mille hommes de troupes régulières, tant de la couronne que de Litvanie, et par mille gentilshommes fidèlement attachés à la fortune du Grand-Général. Les Czartoryski, évitant prudemment tout ce qui aurait retardé le départ de cette embarrassante procession, firent enlever de son passage tous les insignes qui pouvaient aigrir ses haines ou offenser son orgueil. Les cocardes princières disparurent. Les sénateurs et les nonces vendus, ainsi que les Princes ' eux-mêmes et tous les officiers de leur maison, restèrent enfermés chez eux, tandis que les troupes commandées par les deux frères de Poniatowski reçurent l'ordre de rendre au carrosse de Branicki les honneurs dus au Grand-Général de la couronne. Hors de la ville, les Russes restèrent muets et immobiles sous les armes. « En apercevant au milieu d'eux Stanislas Poniatowski , Charles Radziwill ne put contenir son indignation, et cria à ce timide ambitieux, en lut montrant ses poings contractés par la fureur, qu'il était un lâche et un traître. Poniatowski se mit à rire ; mais, en voyant derrière ce premier carrosse celui qui emportait sa sœur, il détourna la tête en pleurant, et disparut au plus épais les bataillons étrangers. A peine délivrés de toute inquiétude à Warsovie , les Czartoryski y commandèrent en rois absolus. Ils commencèrent par faire porter une proscription générale contre les chefs républicains : le Grand-Général fut dépouillé de sa charge, qui fut donnée au prince Auguste; Charles Radziwill, par décret de la diète, déchu de ses dignités, fut abandonné, corps et biens, à la vindicte de la confédération soulevée contre lui en Lithuanie, dans le mois d'avril, par l'influence des frères Massalski et sous le bâton de Michel Brzostowski, écuyer du duché. Cette tempête, traînant partout derrière soi les divisions russes, de concert avec elles ravagea les propriétés du jeune prince, massacra ou dispersa ses partisans, et le déclara lui-même ennemi du bien public. Tous les emplois que le parti opposé aux Princes tenait de la république passèrent dans les mains de cette insatiable famille ou de ses créatures. Jusqu'au grand-maréchal de la couronne Bielinski, dont tout le crime avait été de refuser sa garde hongroise au service de la diète vendue, fut destitué en faveur du prince Oginski, maréchal de Lithuanie, homme d'une nullité et d'un servilisme reconnus. L'armée,qui passait sous le généralat du prince Auguste, fut sommée d'abandonner Branicki et de rentrer dans l'obéissance du pouvoir varso-vien. Tout ce qu'on put rallier de ces troupes indécises fut confié à un misérable aventurier d'origine tatare, nommé Branecki, intime de Repnine, et qui, de concert avec lui, avait autrefois servi les amours de Poniatowski et de Catherine. Ces troupes, appuyées par une division russe et par une autre tirée de la garde particulière des Princes, se mirent sans délai à la poursuite de Branicki et de Radziwill. Des décrets semblables de déchéance, de bannissement et de confiscation tombèrent sur les évêques Soltyk et Krasinski, sur Mokronowski, sur la nombreuse famille de Potoçki, sur une foule d'autres magnats dont on n'avait ni le temps ni l'é- quité d'instruire les procès, et que, n'osant condamner comme républicains, on confondit sous le titre banal et captieux de faction saxonne. Le plus grand mérite et l'adresse du chancelier consistèrent à engager ses antipathies personnelles dans son plan de réforme politique, de manière à servir l'un par les autres. En obtenant de sa diète servile cette proscription générale contre tous les grands dignitaires de l'État, il déblayait une arène sans bornes non-seulement à uu personnel de son choix , mais aussi à un système entier d'institutions nouvelles. L'acte le plus rigoureux et le plus immédiat de cette politique fut de renverser les quatre grands visirats de la guerre, des finances, de la justice et de la police, qui s'étaient jusqu'alors partagé tout le pouvoir exécutif de la république. Il leur substitua quatre commissions , composées chacune de seize membres nommés en apparence par les suffrages de la diète, mais, en réalité, pa.1 le roi, puisqu'on cas de désaccord ou de délai dans la chambre, cas toujours assuré par des artifices d'un genre particulier, le roi devait avoir le droit de suppléer le pouvoir législatif en tout ce qui concernait Xordre intérieur, c'est-à-dire les quatre ministères indiqués plus haut. La seconde réforme concernait l'application delà justice abandonnée jusqu'ici à la souveraineté executive de chaque citoyen, connue sous le nom tristement célèbre de Zaiazd, et fondée sur adhibita universa nobilitate. D'après celte monstrueuse coutume, chaque gentilhomme, le décret du tribunal en main, montait à cheval avec ses amis et serviteurs, et allait en personne , à ses risques et périls, exécuter ce décret sur la partie perdante. La loi nouvelle portait que désormais l'autorité militaire serait seule chargée d'appuyer l'exécution des sentences judiciaires. La troisième réforme, la plus glorieuse, et qui à elle seule aurait suffi pour absoudre le chancelier, si jamais un bienfaii social pouvait racheter les grands crimes d'Etat, portait sur le sort des paysans. La honte la plus douloureuse que puisse subir un pays est, sans nul doute , celle de recevoir des leçons de justice et de liberté de ses tyrans, et la plume tombe des mains à tous ceux qui, après avoir flétri les attentats et les trahisons d'une insolente famille, sont réduits de recourir à ses actes pour trouver quelque trace de sollicitude à l'égard de ce que les oligarques eux-mêmes appelain dans leur langage hypocrite , la plus nombreuse et la plus utile classe de la nation. Cette réforme, qui aifec-tait d'éviter le mot de servage comme étranger à la loi écrite et appartenant à des abus coutu-miers qu'aucune constitution ne reconnaissait, déclarait seulement que la taxe établie pour chaque tête de paysan tué par un gentilhomme était abolie ; que toute espèce de meurtre serait punie de mort, el que toute insulte à la personne, sans distinction de rang ou de fortune, serait appelée devant les tribunaux ordinaires. Cette importante réforme ne fit presque aucune sensation, parce qu'elle ne renversait aucun privilège constaté, et qu'elle n'attaquait que des habitudes particulières de brigandage à la fois condamnées et tolérées par tous. Elle passa comme une de ces mesures banales de police qui semblent superflues à force d'évidence, et que chaque gentilhomme proposait dans les diètes avec une ostentation naïve le lendemain et la veille delà violer. Ala vérité,une loi pareille était une émancipation et n'en était pas une ; car, dans un pays que la terre seule alimente et où ceux qui la cultivent sont dans la dépendance économique la plus absolue de ceux qui la possèdent, toute intervention législative est sans force et sans intelligence devant les impitoyables besoins de chaque jour. Dans un pays où il n'y a qu'une ressource unique d'existence concentrée dans une excessive minorité, aucun décret d'en haut ne peut empêcher que ceux qui ont faim ne soient les esclaves de ceux qui seuls peuvent les nourrir. Aussi jamais les législateurs, qui, dans ces derniers lemps, ont compris la Pologne , n'ont séparé le mot émancipation de celui de réforme de la propriété. Il est tellement impossible de concevoir l'un sans l'autre, que tout ce que les Czartoryski, la diète de quatre ansjvosciuszko, Napoléon et la constitution de 1815 ont tenté , dans leur inintelligente imitation des sociétés occidentales, pour rendre les paysans polonais égaux aux veux de la loi sans les rendre en même temps propriétaires fonciers, tout, dans l'application, est tombe devant des impossibilités matérielles. Aujourd'hui, le paysan polonais, aussi favorisé par la loi que le magnat dont il laboure le champ, n'en est pas moins son serf par cette même nécessité incessante de subsistance et de protection qui l'a jadis attaché à la glèbe. Il est au reste probable qu'en protégeant l'avenir de la masse souffrante du peuple, les Czartoryski étaient guidés par des instincts qui n'avaient rien de la générosité qu'on leur a supposée, etcetle forme illusoire et inapplicable qu'ils ont toujours donnée à leurs décrets concernant les paysans en est une preuve évidente. Pour eux, tout consistait à écraser la puissance démocratique de la noblesse sous l'arbitraire royal, et ils justifiaient parfaitement cette intention en donnant aux opprimés de quoi haïr et condamner leurs oppresseurs, mais non pas de quoi se passer d'eux et les égaler. Ils suscitaient ainsi des embarras et des ennemis à la noblesse, maisimprimaienten même temps à cette lutte intestine un caractère qui, par sa nature insoluble, réclamerait à chaque instant l'intervention du gouvernement et habituerait larépu-bliqne à considérer Je roi d'abord comme conseiller, ensuite comme juge, et enfin comme créateur des questions les plus indépendantes, par leur essence, de ce genre de contrôle. Cette mauvaise politique n'était évidemment qu'une parodie anachronique de l'histoire de toutes les monarchies; seulement les Princes oubliaient, que si l'histoire d'un pouvoir peut se passer delà logique des dates et se répéter sans se suivre, celle d'une nation au contraire se suit sans se répéter, et ne finit jamais sa vie par où les autres ont commencé la leur. Toutes les autres réformes proposées par le chancelier et adoptées sans discussion parcette diète avaient le même caractère et ne tendaient qu'a absorber entièrement le pouvoir législatif dans la royauté. Cependant cette révolution, comme honteuse de son origine, n'osait fournir tous les développements que son programme comportait. Elle s'arrêta h la superficie desquestions vraiment importantes, et, aux prérogatives royales près, elle effleura fout sans rien résoudre d'une inanièresérieuse et sincère. Tant qu'il s'agit des devoirs de la république envers le roi, on mit une grande précision et beaucoup de sévérité à les définir et à les assurer, mais quant! on eu vint à traiter des pacta conventa, c'est-à-dire des obligations du roi envers la république, on remplit les règlements qui les concernaient dechoses illusoires et futiles. La diète crutfaii" un grand acte d'indépendance en obtenant que le roi s'habillerait à la polonaise et serait cou ronné à Krakovie selon les anciens usages. En échange de cette complaisance, elle consentit au sacrifice de tous ses droits de souveraineté; mais Poniatowski, qui avait une très-belle che- velure et ne se souciait pas de quitter Warsovie, se fil délivrer par ses médecins une attestation qui prétendait que sa santé ne souffrait pas qu'il eût la tète rasée, et son architecte déclara que la salle du château de Krakovie ne pouvait, sans danger, contenir plusde trois cents personnes. Les Princes, voulant compromettre le primat dans fa politique, lui insinuèrent plusieurs projets de lois utiles que le bon vieillard s'empressa de proposer à la dièJo; ces projets, tous de police ou d'administration intérieure, concernaient les diétines dites de relation, l'organisation des tribunaux, la régularisation des bureaux dans lesquatre commissionsclevant fairefonction de ministère, le budget des dépenses militaires, la refonte des espèces, également avilies par les fraudes infâmes du roi de Prusse et par rcxlen-sion du droit de frapper monnaie à tons les citoyens. On fit aussi des règlements particuliers pou r relever le commerce et la dignitédes villes, qui partout se dépeuplaient et tombaient en ruine. La politique des Princes, qui avait déjà essayé de remuer la vengeance des paysans contre la noblesse, avait encore besoin de lui opposer une bourgeoisie taquine et rivale ; mais on ne crée pas à sa volonté une classe qui n'a pas d'histoire dans une société ancienne, et les faveurs de cette réforme ne pouvaient guère s'adresser qu'à quelques villes de la province de Prusse,dont la bourgeoisie, beaucoup moins polonaise que protestante, s'était constamment rendue suspecte etodieuse à la république par sesintelligences avec les coursétrangères. Nous avonsvu combien la maladresse des diètes avait contribué à ces trahisons, en restreignant peu à peu le culte réformé dans les bornes de la plus parcimonieuse tolérance. Les villescle Prusse, voyant maintenant lesalliés de la Prusse et delà Russieau pouvoir, espéraientressaisird'tinsoiil coup tous les privilèges que les préventions républicaines leur avaient arrachés ; mais au lieu de réclamer l'égalité politique en s'adressant directement à la diète, qui la leur eût accordée avec empressement, soumise qu'elle était aux vues et aux intérêts des Princes, elles en appelèrent de suite à l'arbitrage de l'ambassadeur russe el cela plutôt comme secte religieuse que comme corpscivique.Keyzerling,qui par dé|)it contre Repnine s'abandonnait en tout aux Czar toryski, déféra auchancelier toulcs les pétitions qu'il reçut à ce sujet de Dantzig, de Marien-bourg, de Thorn, de Culmel de Marienverder. LA POLOGNE. 177 précédentes et n'assembler sur le champ électoral que des voix dont ils lussent parfaitement sûrs. Les palatinats d'un dévouement douteux reçurent l'ordre de voter par députés, et on mit en mouvement toute l'expérience des dernières élections pour en obtenir des choix conformes aux intérêts de la réforme. Ceux au contraire , peu nombreux, qui s'étaient montrés dévoués à ces intérêts furent autorisés à voter en masse, comme c'était la coutume dans tous es interrègnes précédents. Ces manœuvres nouïes et impraticables autrefois, quand la république tout entière prenait une part active et passionnée à l'élection de ses rois, se trouvaient aujourd'hui favorisées par le concours de toutes les influences qui venaient de donner une souve-•aineté presque absolue à la faction russe. Victoires simultanées sur tous les détachements de Branicki et de Radziwill; déconsidération morale de ce parti qui n'avait su rallier aucune résistance positive contre les violateurs de l'indépendance nationale ; lassitude des provinces et dévouement triomphant de la capitale au milieu des secrètes espérances qu'éveille chaque change-, ment dans sa lune de miel : tout cela, réuni à la terreur qu'inspirait l'armée russe, avait déjà désarmé la république. Ce qu'il y a de plus intéressant dans cette révolution constitutive, ce ne sont pas ses décrets, pour la plupart encore inexécutables, et ne portant d'une façon vigoureuse que sur les droits de la couronne. C'est l'habileté prodigieuse qu'il fallut au chancelier pour soustraire à la méfiance moscovite une réforme qui, après tout, cherchait à donner à la royauté polonaise une force indépendante de la protection étrangère, et croyait détruire les cruelles espérances que Frédéric et Catherine avaient conçues dans l'anarchie et l'impotence delà république. La résistancede la diète à cet égard était nulle. Les Princes étaient même souvent obligés de payer des pamphlétaires et des opposants pour ùter à cette malheureuse assemblée un caractère de servilité qui eût à jamais discrédité tout ce qu'elle sanctionnait. Les plus dangereux obstacles venaient des ambassadeurs étrangers qui, les uns , comme ceux de France, de Saxe et d'Autriche, voyaient dans cette réforme un attentat aux franchises de la république, les autres au contraire, comme ceux de la Prusse et de la Russie, un instrument d'indépendance. A l'égard des premiers , Le chancelier, sévère catholique de sa nature et redoutant autant les secousses religieuses que le principe démocratique, éluda ces réclamations, en les soumettant à la diète. Cette assemblée, qui de toutes ses passions n'avait conservé qu'un zèle inintelligent et prétentieux pour le culte de ses pères, imita les diètes du règne précédent, et déclara que la religion protestante serait tolérée comme par le passé, mais n'aurait aucune part à la souveraineté. Pour tempérer cette rigueur, le chancelier accorda aux villes prussiennes la protection immédiate de la couronne contre l'arbitraire de la noblesse; mais comme dans tous les desseins des Princes il s'agissait beaucoup plus d'humilier celle-ci que de relever ses ennemis, en même temps qu'on accordait quelques insignifiantes prérogatives à la bourgeoisie prussienne , on essayait de détruire toutes celles de la province. On réduisit le nombre, jusqu'alors indéfini, des députés des palatinats prussiens, à douze. On accorda à la czarine de Russie le titre d'impératrice, età l'électeur de Brandebourg celui de roi, formalités dont pouvait parfaitement se passer leur puissance, mais qu'ambitionnait beaucoup leur inquiétude et cette vanité de parvenus qui, au milieu des plus insolents triomphes, n'oublie jamais son origine en présence de ses aînés. On s'occupa ensuite de la prochaine élection. On s'y prit, à l'égard de Poniatowski, à peu près comme s'y était pris dans l'interrègne de 1733 le parti français à l'égard de Leszczynski. Sans paraître attenter à la liberté des suffrages, on déclara que les candidats au trône de Pologne ne pourraient être pris que parmi les Polonais de naissance , élevés dans l'Église catholique et dans la connaissance des lois et des mœurs du pays , jeunes et d'un esprit cultive'. Abstraction faite des candidats républicains, tous dépouillés de leurs droits politiques, ce singulier programme ne pouvait s'appliquer qu'à Stanislas - Auguste. Malgré leur assurance et leur autorité, les Princes sentaient parfaitement que celle élection , qui allait de nouveau les mettre en présence de toute la nation , pouvait renverser dans une heure de réaction non-seulement la constitution qu'ils venaient d'imposer violemment à la république, mais encore toutes les espérances qu'ils fondaient sur l'élévation de leur neveu. Aussi prirent-ils les mesures les plus habiles et les plus compliquées pour éviter le désastre qu'ils avaient éprouvé dans les diétines I le chancelier adopta une pohtiquc iinostitue 113 TOME III. bruyante, constante, déclarée, qui s'accordait parfaitement avec ses antipathies personnelles en même temps qu'elle déroutait les soupçons de leurs adversaires. A l'égard de ceux-ci il agissait à la fois par hypocrisie, par corruption et par surprise. Il employa surtout beaucoup d'adresse à aigrir et à exploiter la jalousie qui , au fond de leurs désirs communs, tenait les deux puissances spoliatrices sur un qui-vive réciproque. Il entretenait une correspondance secrète et très-active avec les deux cours, attribuant à chacune d'elles l'initiative des changements dont il ne se disait que l'exécuteur ; et comme il y avait en effet dans un bouleversement semblable de quoi satisfaire les intérêts les plus contradictoires, chacune aimaity trouver les symptômes de sa domination et l'exclusiveté de sa prévoyance. Au reste, toutes ces lois qui avaient coûté dix ans de travail à l'homme le plus versé dans le dédale des institutions de la république, ne pouvaient être jugées par des étrangers qui n'y voyaient que le triomphe de cet esprit matérialiste et policier dont la philosophie d'alors avait fait le catéchisme de tous lesmonarques à prétentions réformatrices. Pendant que Frédéric et Catherine cherchaient ù en deviner la véritable portée, les décrets passaient en masse, approuvés sans examen par une assemblée irresponsable. Parmi les étrangers, il n'y avait à Warsovie que Keyzerling qui, ayant usé trente années de sa vie à étudier l'agonie de la république, pût contrarier les réformateurs avec connaissance de cause; mais ce vieil intrigant, tourmenté par ses infirmités et plongé dans des habitudes de luxe qui le tenaient dans la dépendance des Princes, se laissait volontairement abuser , et consolait sa conscience moscovite en s'imposant une fausse sécurité. Repnine, simple plénipotentiaire , rattachant encore toutes ses idées de succès à des violences brutales et à l'élévation de Poniatowski, ne pressentait l'importance de la réforme que par cette aversion instinctive que les hommes bas et cruels témoignent envers toute supériorité intelligente. Il fallut donc un fait particulier pour révéler aux puissances toutes les atteintes que leur influence pouvait recevoir de cette révolution. Le malheureux privilège de veto individuel, fameux dans toute l'Europe] par les maux qu'il avait attirés sur la république, devint le prétexte et l'instrument de cette révélation. A peine le chancelier tut-il mis en question ce privilège funeste, que les ambassadeurs de Prusse et de Russie , comme réveillés tout à coup de leur sommeil complaisant, déclarèrent qu'ils avaient, de leurs cours, l'ordre positif de ne tolérer aucun changement qui prétenderait attaquer les habitudes républicaines de la nation.On eut beau leur représenter que tout ce qui s'était fait jusqu'à présent, sous la responsabilité unanime de la dicte et avec l'approbation de leur silence, avait complètement changé les rapports des droits et des pouvoirs dans l'Eiat;que ces formes républicaines, dont ils voulaient se rendre garants, n'existaient plus , et que la prérogative du veto individuel n'était plus qu'une monstrueuse et inutile anomalie après la destruction de tout ce qui en avait évoqué et légitimé le principe. Les ambassadeurs répondirent que les changements faits jusqu'à présenta la constitution étaient des règlements de police et d'administration qui prévenaient les funestes retours de l'anarchie, mais ne sapaient pas le fondement même des institutions publiques. Le veto individuel, ajoutaient-ils avec une misérable ironie, est la plus belle conquête que les Polonais aient faite dans le domaine de la politique; quiconque voudrait la leur ravir méconnaîtrait leur histoire, attenterait à leur liberté et encourrait la justice des puissances qui ont pris l'une et l'autre sous leur protection. Les Princes n'insistèrent plus , soit qu'ils comprissent le danger d'irriter le mécontentement et la défiance des ambassadeurs sur un point aussi délicat, soit, comme le prétend Rulhières, qu'ils n'eussent pas de véritable intérêt à abroger un vice qui leur assurait la rupture perpétuelle des diètes , laissait à l'ambition du chancelier un moyen infaillible d'influence, et donnait au pouvoir royal une occasion incessante de contrôle sur la législature désarmée. Celte imprudente dispute trancha encore davantage la haine qui existait entre les Princes et Repnine. Celui-ci se prévalut désormais de l'unique méfait qu'il ait pu clairement saisir dans la mystérieuse politique des Princes pour les rendre suspects à sa cour et rompre la vieille alliance qui les avait placés si haut dans l'estime de Catherine. Avant, cependant, que ce crédit si vivace et si puissant se laissât ébranler par un extravagant aux aversions duquel l'expérience et la réflexion refusaient encore de donner une forme exacte, les Princes avaient tout abattu sur leur passage. Tandis que le chancelier renversait la constitution à Warsovie, l'aventurier Branecki et Repnine lui-même pourchassaient par toute la Polo- gne les faibles débris de l'armée républicaine. Les prévisions des Princes s'étaient partout réalisées. Celte formidable confédération provinciale, dont l'enthousiasmevolage des magnats avait menacé ses adversaires, avait été terrassée avant même de combattre. Tous les citoyens influents, qui auraient dû depuis trois mois en réunir les éléments dans leurs palatinats, étaient allés à Warsovie avec leurs troupes domestiques, narguer, sans plan et sans succès, la faction russe, qui pendant ce temps avait mis garnison dans leurs châteaux etmaintenanl tenait tous leurs domaines en oiage. Les troupes, renvoyées de Warsovie avant la sortie des chefs, s'étaient dispersées, faute d'ordres et de confiance en elles-mêmes. Les trois mille hommes que Branicki et Radziwill conduisirent à Piaseczna se séparèrent en armées de la couronne et de Lithuanie, voulant même dans leur impuissante majesté conserver toutes les apparences d'un corps organisé, et, par leur inutile respect pour les anciennes coutumes, protester une dernière fois contre leur violation. Cette funeste séparation était encore nécessitée par les intérêts particuliers de Radziwill , contre lequel la confédération des Massalski exerçait, de concert avec les Russes, les plus cruelles rigueurs en Lithuanie. Cette confédération venait de déclarer ses biens confisqués, ses partisans ennemis de la patrie, et elle l'avait hu-même condamné à une prison perpétuelle. Il courut donc se venger de cet outrage avec deux mille hommes d'assez bonnes troupes. Il avait plusieurs châteaux forts dans le palatinat de Minsk, qui lui appartenait presque tout entier.Au reste, ces bicoques, abondamment pourvues de munitions et d'artillerie mal montée , mais bâties avant l'invention de la poudre et tout à fait négligées depuis, ne servaient qu'à attester le faste inutile de Radziwill. Branicki, abandonné ainsi des Litvaniens, chercha en vain dans la Petite-Pologne et dans la Russie-Rouge les éléments d'une véritable résistance. 11 répondit cependant avec une dignité dédaigneuse à toutes les avances de conciliation qui lui furent faites soit directement de fa part des Princes, soit par l'intermédiaire du l'oi de Prusse. [[ obtint la signature des principaux chefs pour une confédération générale , et se mit en marche en remontant la Vistule à travers la Sandomirie, afin de rallier tous les détachements que le palatin de Kiiow, Potoçki, avait reçu 1 ordre d'y cantonner. Ce magnat, à la fois brouillon, inconséquent et facile, après avoir disséminé avec malveillance le commandementqui lui avait été confié , s'en alla, à l'exemple de Radziwill, couvrir ses domaines particuliers dans la Petite-Russie, où l'invasion russe mettait à feu et à sang toutes les propriétés du parti républicain. Arrivé là, Use laissa intimider parles menaces des spoliateurs, s'engagea à ne point quitter ses terres, et promit même son vote à l'élection de Stanislas-Auguste. La plupart desautres chefs, moins nécessaires et moins responsables, tous pressés par la ruine imminente de leurs fortunes, et voyant chaque jour s'évanouir une espérance, quittèrent le camp où leurs cortèges et leurs bagages ne faisaient qu'encombrer, pour aller disputer les cendres de leurs villages aux Cosaques et aux Kalmouks. Cette débandade, rencontrant de front les coureurs moscovites, et poursuivie du centre à la circonférence par les clients armés des Princes, éclata en mille étincelles qui s'éteignirent dans un martyre général, obscur, isolé. Tout ce désespoir, perdu dans les bois, les marécages et le désert, puis pourchassé aux quatre coins de la république comme un vent maudit, alla s'enbaumer dans une colère latente, pour ne ressusciter que cinq ans plus tard. Branicki, accompagné de Mokronowski et de l'évêque Soltyk,et escorté par cinq cents hommes, derniers vestiges de son commandement, se dirigea lentement sur Sandomierz sans pouvoir retrouver les compagnies que le palatin de Kiiow avait dispersées, lin attendant, Repnine et Bra-necki, lancés de Warsovie sur les traces de ces troupes, les ramassaient au nom de l'autorité militaire que la diète avait fait passer dans les mains du prince Auguste, elle malheureux mais inflexible vieillard se trouva acculé sur la haute Vistule par ses propres soldats confondus avec les gardes des Princes et les Russes. Ces derniers, marchant en tête, atteignirent l'arrièrc-garde républicaine comme elle venait de traverser la Vistule près de Sandomierz pour couvrir la retraite du Grand-Général vers la Russie-Rouge. Quoiqu'ils eussent l'ordre de harceler les Polonais sans en venir aux mains, ils attaquèrent, furent renversés par Mokronowski, et compromirent àla fois l'honneur de leurs premières armes et la politique de leur cour, qui tenait essentiellement à feindre en Pologne l'attitude d'un observateur désintéressé. Cette maladroite rencontre eut un grand retentissement à Warsovie, à Pôtersbourg et à Berlin. Les Czartoryski en .exagérèrent adroitement l'importance, pour y trouver contre Repnine un argument correspondant à celui qu'il avait touvé lui-même contre les Princes dans leurs tentatives de réforme. Ces deux factions dans une faction s'accusaient ainsi réciproquement de déprécier leurs communs intérêts par des mesures imprudentes, et l'aversion qu'elles se-taienttémoignée le premier jour de leur rencontre prenait à chaque instant une teinte plus sombre et plus acharnée. Repnine revint à Warsovie soutenir son système de rigueur et de sang. Les Princes et surtout Poniatowski saisirent cette occasion pour reconquérir quelque popularité en protestant hautement contre l'inintelligente fureur du plénipotentiaire. On en appela à Saint-Pétersbourg. Celle fois-ci Catherine , ayant fait d'abord publier de ridicules libelles où elle dénonçait le Grand-Général comme agresseur et ennemi de la paix publique, donna l'ordre de l'attaquer sans ménagement et de le réduire. Le vieillard avait profité de ce délai pour se réfugier avec à peu-près mille hommes dans les montagnes de la Russie-Rouge , aux environs de Zambor. De là, il envoya supplier Marie-Thérèse de secourir un parti dont son ambassadeur avait constamment encouragé la résistance, et qui n'avait pas encore fléchi dans la confiance que lui inspirait la loyauté et les in-téiêtsbien entendus de l'impératrice. Bientôt tous les détachements russes échelonnés sur la haute Vistule, le San et le Bug , se réunirent et marchèrent au nombre de 6,000 hommes,pour envelopper la retraite de Branicki. Ils assaillirent vainement pendant plusieurs jours cette poignée de braves qui, forte de sa position et de son désespoir et dirigée par la valeureuse expérience de Mokronowski, ne laissa rien pénétrer dans le fertile bassin dont elle avait occupé tous les rayons. Le Grand-Général entretenait son courage par la perspeclive de la délivrance qu'il attendait de l'Autriche ; voyant cependant que ses messages restaient sans réponse, il imagina d'at-lirer la guerre sur le territoire hongrois et de compromettre ainsi violemment l'empire dans les intérêts de son parti. Il se fit jour avec trois cents hommes de sa garde dans le comté de Zips. Celte province était engagée à la république parla Hongrie pour garantied'ttne ancienne dette que celle couronne n'avait pas acquittée.Les conditions de cet emprunt, devenues trop onéreuses avec le temps, avaient obligé l'empereur d'Au- riche roi de Hongrie , de céder entièrement le Comté à la Pologne , ce qui n'empêcha pas plus tard Marie-Thérèse d'élever ses prétentions sur ce coin de terre. Branicki qui savait à quel point l'impératrice était jalouse de cette possession , espérait qu'elle s'empresserait d'en défendre l'entrée aux Russes, qui de leur part ayant toute raison de considérer le Comté comme un domaine polonais, ne se défieraient pas du piège qui leur était tendu. Ses prévisions furent déjouées. Les Russes ne l'y poursuivirent pas, mais s'attachèrent aux traces des débris qui sous les ordres du major Zaremba étaient restés dans la Russie-Rouge. Zaremba résista pendant six semaines à l'ennemi, évitant les rencontres décisives et fuyant de district en district le long des Carpates. Eniin, le Grand-Général n'obtenant de Vienne que de futiles consolations et des promesses évasives, envoya à cet officier l'autorisation de capituler. Cinq cents hommes, tristes restes de ce qui deux mois auparavant portait encore le titre pompeux d'armée de la couronne, passèrent sous le commandement du prince Auguste. On ne prit ni tant de ménagements ni tant de détours à l'égard du palatin de Wilna. Il n'avait pour se faire respecter ni la charge, ni les alliances du Grand-Général. Parent par les femmes du roi de Prusse, il n'en reçut que d'ironiques conseils de transaction, pendant que la faction russe refusait même d'entrer avec lui en pourparlers et le traitait comme un ennemi du repos public. Les divisions russes répandues eh Litvanie, exécutant les décrets de la confédération soulevée contre lui, assiégeaient ses châteaux , en passaient les garnisons au fil de l'épée et venaient d'investir celui de Nieswiez, le plus fort de tous, situé entre les sources de la Szczara etduNiémen.Le prince Atschekowsortait en même temps de Varsovie sur les traces du Palatin avec cinq mille hommes , et Branecki reçut bientôt l'ordre d'abandonner la poursuite du Grand-Général aux Russes ralliés dans le midi, pour soutenir le mouvement d'Àtschekow ayee les troupes polonaises. Ayant de bonne heure réuni à Biala, dans la Podlachie , près de quatre mille hommes et du canon , Radziwill aurait pu dégager Nieswiez et reprendre toute son autorité en Litvanie, avant que ses ennemis, obligés dans leurs pesantes manœuvres de parcourir d'énormes distances, pussent s'entendre et se concentrer. Mais après avoir perdu quinze jours en vaines tentatives d'arrangement, il en perdit quinze autres en vengeances stériles contre les partisans des Princes. 11 ravagea Térespol, do-, maine du comte Fleming, beau-père du prince Adam, enleva aux environs de Brzesc toutes les troupes au service de celte maison et s'avança en hésitant à travers le désert de Bialowies sur Slonim. Nieswiez était déjà tombé au pouvoir du prince Dolgoroucki, et une brigade de celle grosse division occupait Slonim. Radziwill voulant absolument pénétrer au centre de ses vastes domaines se jeta bravement sur Slonim , détruisit presque en entier la brigade russe qui gardait ce point, el tournant Dolgoroucki par le flanc, ou bien marchant sur le ventre aux détachements qui lui barraient le passage, il s'aventura jusqu'à Sluck. Dans celte marche pénible, à travers de grandes forêts marécageuses, il fut forcé d'abandonner toute son artillerie et son infanterie régulière. D'ailleurs buveur, imprévoyant et léger comme tous les jeunes magnats élevés sous le règne d'Auguste III, Radzivill n'avait aucune idée de la guerre et n'était guidé dans sa résistance que par son instinct sauvage et par la brillante valeur de sa sœur et de son épouse , jeunes femmes d'une grande beauté et d'une résolution remarquable. Après avoir erré quelque temps autour de ses châteaux incendiés, il se trouva enveloppé de toutes parts près des marais de Pinsk. Après un combat désespéré où le reste de ses troupes périt, il se fit jour vers le sud à la tête de deux cents cavaliers et pénétra dans la Volhynie. Là , traqué de nouveau par les Russes, lui, sa sœur, sa femme, ses proches coururent au Dniester se frayant pour chaque jour un passage le sabre à la main, et tous blessés, mourants, disparurent dans les solitudes de la Valachie.Lc 15 juin la Pologne tout entière était sous la domination des Czartoryski. Comme la résistance du parti républicain avait manqué de but clairement déterminé et qu'il fallait cependant au triomphe des Princes une conséquence absolue et une satisfaction retentissante, ils s'attaquèrent à ce qu'on appelait alors l'influence saxonne. C'était maintenant la seule passion dans laquelle ils fussent encore d'accord avec la politique russe. Il leur importait de se débarrasser de la surveillance , d'ailleurs plus gênante que redoutable , exerçaient sur leur pouvoir les puissances alliées de la cour de Dresde, toujours considère par eux comme dernier obstacle à l'élévation de leur neveu. Les résidents de France paraissant diriger toute cette coalition diplomatique, le chancelier et le primat s'acharnèrent particulièrc- ment contre le marquis de Paulmy et le réduisirent à demander ses passeports dans le courant de juin. Aussitôt les envoyés d'Autriche, de Madrid et de Dresde suivirent cet exemple, el la république se trouva retranchée de l'harmonie occidentale, entre la brutalité moscovite, l'astuce prussienne et l'ambition saturée des Czartoryski. Ayant fait ainsi un désert autour de soi, la faction russe n'eut plus qu'à couronner l'amant de la czarine. La diète de convocation fut close le 12 juin et remit aux Princes jusqu'au prestige de sa légalité, en terminant sa carrière servile par. rétablissement d'une prétendue confédération nationale dont le prince Auguste fut nommé maréchal. Suivant les usages anciens, ce maréchalat comportait une véritable dictature; et quoique les Princes n'en eussent pas besoin pour gouverner la république avec une autorité absolue, ils se la firent décerner comme une sanction qui manquait encore à leur majesté. Aussitôt la diète congédiée, la confédération délégua un Rzowuski à Saint-Pétersbourg pour s'assurer la continuation des bonnes grâces de la czarine, et sans doute aussi pour saper le crédit de Repnine, qui, à J'approche de la mort de Keyzerling, héritait tous les jours d'un nouveau degré de puissance. Le primat rendit, aux palatinats soumis, compte des travaux de la diète de convocation, et fixa l'ouverture des diétines d'élection au 25 juillet, la diète au 28 août, et l'éleclion au 7 septembre. Dans toutes ces assemblées qui semblaient devoir remettre en présence tant de fureurs à peine comprimées, il ne se manifesta généralement qu'une insouciance pleine de lassitude et de dégoût. La violation du principe démocratique avait tué celte joyeuse el bruyante mobilité qui révèle la profonde vitalité des républiques, et leur donne la conscience de leur grandeur, alors môme qu'elle n'a plus l'intelligence de s'appliquer à des triomphes immédiats. La sévère surveillance des clients de la faction, aidée par les changements que la dièle de convocation avait introduits dans les formalités électorales,, ne tira cette fois des palatinais que des nonces aveuglément dévoués à la réforme, ou bien, ce qui servait infiniment mieux la politique du chancelier, des voix converties par un peu d'admiration et beaucoup de terreur. Cette diète s'occupa exclusivement du cérémonial de la prochaine élection et de la rédaction des parla conventa. Ce travail, confié à douze sénateurs choisis par le chancelier, chargea le pays do nouvelles obligations envers la couronne, au lieu d'imposer celle-ci en faveur de la république, comme l'avaient toujours fait jusqu'alors les contrats de cette nature. La seule sérieuse servitude qui devait en résulter pour le futur roi de Pologne était de ne pouvoir épouser qu'une Polonaise. Cet article, concernant évidemment Poniatowski, fut dicté par le roi de Prusse, auquel on avait fait parvenir la nouvelle de l'intention secrète où était Catherine de donner sa main à son ancien amant. Il paraît que ce projet avait été réellement formé, et Poniatowski, encore tourmenté par les ridicules illusions de sa jeunesse, y ajoutait une foi sincère. Mais au beau milieu de ce rêve, une lettre de la czarine à Keyzerling presque mourant, ne laissa aucun doute sur l'indifférence et presque l'aversion que cette femme, pleine de caprices inquiets et de remords étouffés, éprouvait à l'égard de Poniatowski. Elle ordonnait à son ambassadeur de laisser la concurrence libre entre Stanislas-Auguste, le prince Oginski, le prince Adam Czartoryski et son père Auguste, ne voulant pas, disait-elle avec une naïve et maladroite hypocrisie, priver la république de son droit de suffrage. Celte recommandation arriva trop tard. Poniatowski n'attendait qu'une dernière formalité pour prendre de droit une couronne qui de fait avait été déjà mise sur sa tête par ses oncles, par Keyzerling et par Catherine elle-même. Pour satisfaire maintenant la czarine, il aurait fallu bouleverser complètement et tout d'un coup dix ans de laborieux antécédents ; compromettre la politique russe dans sa dissimulation et dans sa prévoyance; remettre enjeu des conquêtes accomplies; rendre courage et espoir aux républicains, à la maison de Saxe, aux intérêts austro-français, à la résistance nationale, à toute celte opposition intérieure et extérieure, si tenace et si compliquée, qu'il avait fallu près d'un demi-siècle, non pas pour l'abattre, mais seulement pour la comprendre. Toute l'ambassade russe de Warsovie se joignit dans cette circonstance au ministre Panine contre les jalouses fureurs du favori Orlow qui avait porté Catherine à cette imprudence. La czarine, assaillie de prières et de remontrances, hésita, et pendant qu'elle restait ainsi suspendue entre ses dégoûts de Messaline et ses instincts d'impératrice, Stanislas fut élu et couronné en son nom. Tout le reste ne fut qu'une question de cérémonial. La mesure adoptée par les Princes de faire voter les palatinats douteux par députés, et les palatinats dévoués en masse, n'amena sur le champ électoral que trois mille cinq cents gentilshommes, à la place de cette imposante multitude qui jadis avait donné tant de majesté et d'éclat à l'éleciion des rois de Pologne. Un grand nombre de provinces n'envoyèrent personne. Les Russes dispersés en Litvanie, dans la Petite-Russie et la Piussic-Rouge, à la poursuite des républicains, venaicnl de refluer autour de Warsovie qu'ils cernaient de toutes parts à quelque distance. Toutes les troupes de la couronne, soumises récemment au prince Auguste, avaient suivi ce mouvement, tant la faction se sentait mal affermie dans ses succès, et tant, malgré sa dictature, elle suspectait encore ses instruments les plus immédiats. Ayant exercé quelques petites vengeances de parti contre les chefs républicains, et s'étant, comme les cochers de P>ysanco, et avec la permission du grave chancelier, beaucoup disputée sur la prééminence du costume polonais sur le costume allemand, l'assemblée occupa le 8 septembre, dans un ordre parfait et silencieux, les rangs qui lui furent assignés dans la tente électorale et autour, sur le champ de Wola. En prenant place dans l'édifice tapissé d'écarlate et couvert de chaume, d'où les formidables clameurs d'un peuple souverain avaient autrefois commandé à toutes les nations slaves, quelques vieillards se regardèrent tristement et baissèrent les yeux en pleurant. Ils venaient de remarquer que celte baraque, qui, dans les deux interrègnes précédents, avait à peine sulfi pour contenir les chaises des sénateurs, renfermait maintenant le tiers du camp électoral ! Le primat ne pouvant plus supporter le cheval, selon l'ancien usage, se lit traîner dans un riche palanquin à travers, les groupes superbement montés, mais mornes et peu nombreux, qui représentaient les palatinats. Les deux premiers, de Kalisz et de Posen, murmurèrent le nom de Stanislas-Auguste Poniatowski. Les qua-tresuivants se turent ; le primat s'arrêta devant leur front, et répéta à haute voix : « Mes » bien-aimés seigneurs et frères, veuillez dire » votre volonté ; qui demandez - vous pour i roi? —Celuiquc les autres désirent, » répondit-on avec insouciance. « Alors nommez-le, t repril le primat. Le palatin de Kiiow, déserteur du camp républicain et qui se tenait entouré d'un brillant cortège devant ces quatre escadrons, prononça en hésitant le nom du sous- pannotier qui pesta sans écho. Le primat passa outre, et ayant recueilli des suffrages également froids et douteux sur le reste de la ligne qu'il! parcourut tout entière en moins d'une demi-heure, la diète s'ouvrit sous le bâton du maréchal Sosnowski, dans la lente électorale. De là, le sénat et les nonces retournèrent au camp pour obtenir la sanction unanime de l'assemblée, qui cette fois ci cria vivat ■' avec ensemble et. ardeur. Le primat entonna le Te Deum au bruit du canon, et le maréchal de Litvanie, Sanguszko, accompagné du prince Ignace Oginski, fut député au peuple, rassemblé en masse épaisse autour du camp, pour lui annoncer qu'il avait pour roi Stanislas-Auguste ILi". Du champ de Wola, l'assemblée partit en ordre de triomphé pour chercher Poniatowski dans son palais sur la place de Cracovie, et te conduire au château. Les seigneurs qui vinrent lui annoncer son avènement au trône le trouvèrent déshabillé et hésitant entre une trentaine de costumes ridicules et différents dont il avait lui-même fourni les dessins, et qu'il avait fait l'aire sous ses yeux durant deux mois entiers. 11 mit à la hâte tout ce qu'il trouva sous la main, monta à cheval accoutré de la façon à la fois la plus splen-dide et la plus bizarre, et reçut ainsi le sénat et les nonces, qui l'escortèrent au château et l'y complimentèrent. En traversant la foule , qui, comme toutes les foules, criait: Vivat! sans s'inquiéter pourquoi, ce roi de théâtre lui ouvrait ses bras el battait des mains avec une joie d'en-lant, ne semblant comprendre ni l'ironie de ces acclamations ni la longue expiation qui l'attendait sur un trône vendu. L'acte de son élection ne lui fut remis qu'un mois plus tard , lorsqu'il eut juré les quarante-quatre articles des pacla eonventa , (pie le chancelier voulait encore revoir et soustraire à l'examen des ambassadeurs de Prusse et de Russie. Dans cet intervalle de temps, enivré par les félicitations du roi de Prusse et celles de son ancienne amante , bercé par mille espérances illusoires et mêlant toujours sa vanité de bel esprit à l'insolence de ses succès, Sla-nislas-Auguste essaya avec sincérité de vaincre lu lâcheté de son caractère pour s'annoncer d'une manière favorable à la nation. Il se montra affable et accessible à tous; oubliant entièrement ses rancunes de parti, il accorda une amnistie générale aux vaincus, plus impatient de les voir profiter de son pardon que de se venger de leurs mépris. Quelques-uns, comme le palatin de OGNE. 183 Kiiow, avaient déjà bassement devancé cet appel; d'autres, comme le Grand-Général, l'évêque Soltyk et Mokronowski, y répondirent sans orgueil et sans humilité , acceptèrent l'amnistie du roi, mais refusèrent les faveurs de l'homme , croyant qu'en rentrant sous la protection des lois, quelles qu'elles fussent, et reprenant leur rang -de citoyens, ils n'engageaient ni leur reconnaissance personnelle ni leur opinion politique envers le vainqueur. Ils se retirèrent dans leurs terres qui leur furent rendues, renonçant à toute charge publique sous un gouvernement qu'ils subissaient mais ne reconnaissaient pas. Les derniers enfin, comme Radziwill, rejetèrent tout arrangement, el préférèrent la ruine et l'exil aux amertumes d'une amnistie. Pendant que la cour négociait ces transactions, rendues très-difficiles par le désaccord de la politique haineuse des Princes et de la défiance des Russes avec la soif secrète de repos qui tourmentait le nouveau roi, et que favorisait la médiation unanime de la Prusse, de la France, de l'Autriche et du sultan, l'insidieuse perfidie de Berlin et de Sainl-Pétersbourg préparait déjà de mortels embarras à cette même royauté qu'elle venait à peine de faire triompher. STANISLAS-AUGUSTE. (1764-1795.) La cérémonie du couronnement eut lieu le 21, le 25 et le 26 novembre 1764. En jurant les pacta eonventa entre les mains du primat, dans l'église de Saint-Jean, le roi prononça un discours ampoulé où il loua tout le monde, puis s'attendt issant à sa propre éloquence il s'écria les larmes aux yeux : t Dieu qui lis au fond de mon ame, sois en aide à mes intentions. » Les assistants très-édifiés firent retentir l'église de leurs sanglots, mais un malin gentilhomme, qui après avoir pleuré comme les autres eut l'idée d'écrire ses mémoires , remarque que cette pathétique émotion empêcha Stanislas-Auguste de prononcer l'énumération des peines auxquelles les rois, signant les pacla, étaient dans l'usage de se condamner en cas de parjure. On chercha à donner le change à l'opinion par des réjouissances imposées et des pompes maladives qui n'abusèrent personne, pus même ceux qui les commandaient. Quoique Stanislas, couronné des mains du primat, changeât deux fois de costume par jour pour distraire son bon peuple, et trônât en plein air sur la place de Cracovie, entouré de nonces et de sénateurs, personne ne pouvait s'habituer à voir un roi de Pologne dans ce charlatan habillé à neuf par l'empoisonneuse de Pierre III. Je ne sais quelle nature humiliante el ridicule s'attachait involontairement à cet homme , qui, sans être lui-môme méchant ou cruel, avait consenti à servir de symbole aux derniers désastres de son pays. Ses plus ardents soutiens, comme ses plus implacables adversaires, en l'abordant, cherchaient sans cesse sous les plumes d'autruche et les oripeaux galonnés dont il aimait tant couvrir les saletés de son origine, ce mignon d'ambassade, ce roué de cour, cet aventurier à la l'ois insolent el peureux qui, venu aux derniers jours de la république , expression suprême de sa décrépitude , lui avait été à la fin jeté à la face comme un crachat de mépris. La diète du couronnement s'ouvrit le 5 décembre sous le bâton de Jacques Malachowski, staroste de Piotrkow. Cette ouverture se fit à portes clauses , et n'eut de remarquable que l'insouciante résignation de son aspect. Le roi n'en profita que pour y établir sa réputation d'éloquence dans une harangue diffuse, et pour distribuer les charges vacantes de l'Etat. Le grand sceau delà couronne fut donné à André Zamoyski, palatin d'Inovroclaw, homme d'un grand mérite. Le petit sceau de la couronne fut donné à André MIodzieiowki, auditeurdu primat,etle petit sceau de Litvanie à Antoine Przezdziecki, référendaire du duché. Ces deux derniers choix, tombés sur des créatures de la faction russe, étaient l'ouvrage du prince Michel. Cette diète, que l'on pourrait appeler diète des faveurs, permit en outre au roi de créer trois nouveaux emplois de secrétaires d'Etat, accorda le titre de princes à ses deux frères, et anoblit quatre cents bourgeois parmi lesquels nécessairement beaucoup d'étrangers. C'était un des moyens principaux de la polilique du chancelier que de détruire la cohésion de l'ordre équestre en y introduisant chaque année une couche hétérogène attachée par intérêt et gratitude au pouvoir royal. Cette méthode d'étendre peu à peu les droits de la souveraineté à toute la nation était d'une vaste portée, et aurait pu produire d'admirables résultats dans un État encore jeune et indépendant ; mais à l'époque tardive et difficile que les réformateurs avaient choisie pour régénérer la république , tout son mérite tombait devant lesdangercuses nécessités qui l'avaient provoquée. Elle devenait surtout un terrible instrument d'influence entre les mains de la Russie qui, sous les apparences d'un laux libéralisme, faisait ouvrira ses créatures les conseils de l'État, et trouvait dans les institutions mêmes de la république de quoi payer l'infamie et la trahison. Tons ces systèmes de progrès gradué ne réussissent que dans les jeunes sociétés qui n'y songent pas elles-mêmes et pour lesquelles la Providence travaille encore. On n'anoblit pas des sociétés usées, on les balaie et on met à leur place une société nouvelle: mais rien de tout cela ne peut être l'ouvrage d'un génie individuel. Il n'y a qu'une brusque révolution de race qui puisse recommencer une histoire, et voilà pourquoi une grande et haineuse famille de plébéiens opprimés est indispensable à la métempsycose régulière des empires. La Diète du couronnement fut close le 10 décembre 17G4. L'année 17G5 s'annonça sous les plus sombres auspices ; Catherine et Frédéric II étaient également mécontents de l'élévation de Poniatowski. A la nouvelle de son élection ils se crurent tous les deux joués par les Czartoryski. En protégeant ce candidat impopulaire contre l'aversion nationale, ils n'avaient eu en vue que d'affaiblir et de déchirer la république par une lutte insoluble. Ils n'avaient d'ailleurs pas compris jusqu'alors les profonds desseins du chancelier ; et voyant tout à coup une espèce d'ordre paisible et majestueux succéder aux tourmentes sur lesquelles ils avaient établi tous leurs cruels calculs , ils ne surent môme pas dissimuler leur dépit et adressèrent à Stanislas-Auguste, sous la même date (14 septembre 17G4), les félicitations les plus outrées sur son avènement au trône avec un mémoire plein d'insolences et de récriminations en faveur des dissidents. C'était, depuis un demi-siècle, le prétexte ordinaire de toute hostilité nouvelle de ces deux puissants contre la république. Dans toutes ces réclamations, les deux cours n'avaient garde de préciser le sujet de leur protection. Elles demandaient et faisaient demander par leurs panégyristes la tolérance du culte protestant, bien que sous ce rapport les dissidents eux-mêmes n'eussent aucune plainte à former , puisque jamais la république n'avait inquiété l'exercice de leurs cultes. Les dissidents réclamaient toute autre chose. Louis Mieroslawski. VARIÉTÉS HISTORIQUES. --in^OU-u W -i---' PRÂGÀ, FAUBOURG DE WARSOVIE. Viens, Kosciusko, que ton bras frappe au cœur Cet ennemi qui parle de clémence; En avait-il quand son sabre vainqueur Noyait Praga dans un massacre immense? Delàvigine. Tous les désastres de la Pologne semblent se résumer en ce lieu. C'est l'histoire d'une nation infortunée qui se reflète tout entière sous le ciel de Praga. Point de gémissement qui n'y ait éveillé un écho; point de désastre qui n'y ait marqué son empreinte; point de blessure qui n'y ait laissé une cicatrice. Ville déplorable , elle apparaît comme un monument des souffrances et des ruines de la Pologne. Praga, c'est la cité des pleurs! Séparée seulement de Warsovie par le lit de la Vistule, Praga doit à ce voisinage et sa prospérité et ses malheurs. Un pont de bateaux, long de deux cent soixante-trois toises, joint les deux rives ; mais dans les débordements périodiques du fleuve, celte communication est rompue par la violence du courant ; elle disparaît encore à l'approche de l'ennemi, laissant Praga seule exposée aux attaques, et toujours luttant, toujours servant de rempart à la capitale, et prête à s'ensevelir sous ses ruines pour la sauver. En s'approchant des bords de la Vistule, vous découvrez sur la rive gauche, au milieu des eaux, une île avec ses bosquets et ses prairies ; elle est distante de Warsovie de toute la largeur du fleuve,el séparée de Praga par un petit et paresseux filet d'eau guëablê aux temps de séche- TOMIi III, resse. Plusieurs familles agricoles habitent cette île; à la belle saison elle devient un but de promenades en bateau pour les bourgeois et la fashion de Warsovie. Son nom d'Ile de Saxe lui vient du détachement d'infanterie saxonne qui l'occupa tandis que Charles XII dévastait notre pays en poursuivant Auguste , électeur de Saxe, roi de Pologne. De l'autre bord , Warsovie domine son humble et dévouée compagne de toute la hauteur de ses rives. C'est du rivage de Praga que l'on peut admirer dans toute sa magnificence l'antique cité de la Masovie. Parmi une foule de maisons, d'églises, de flèches, de terrasses échelonnées sur les gradins d'un vaste amphithéâtre, on dislingue le palais de Kasimir, le palais du gouvernement , le dôme des Visitandines et la coupole de l'église luthérienne ; le palais de Blaclia, le château royal et l'église des Bernardins, l'ancien couvent des Bernardines; plus loin s'élèvent celui du Saint-Sacrement ainsi que l'église de Notre-Dame, l'hôpital de la Charité; enfin, la terrible et orgueilleuse citadelle, qui, à en croire les paroles de l'empereur russe, doit un jour foudroyer la ville , si Ja ville ne la réduit en un monceau dé ruines avant ce moment fatal. Nombre d'autres édifices attirent encore l'at- 144 tention, soit parla diversité de leur structure, soit par le pittoresque de leur ensemble. La vieille ville surtout, et ses maisons percées d'innombrables fenêtres, présentent, quand vient la nuit, un coup d'ceil magique : c'est une éblouissante illumination qui rappelle les Mille et une Nuits. Devant vous, ces lumières aux rouges clartés; sur vos têtes, des astres aux rayons bleuâtres ; à vos pieds, le fleuvex où tous les feux de la terre et du ciel viennent se réfléchir et se confondre , tandis que la brise rafraîchissante du soir rend aux sens un calme délicieux ; tandis que l'âme se recueille à la faveur du silence de la nuit, troublée à peine parle murmure monotone des eaux ou le bruyant bourdonnement de la grande capitale. Ravissante [contemplation! heure de rêveuse mélancolie ! souvenir d'enivrement pour le proscrit, tu lui fais verser des larmes brûlantes! Images saintes et trop chéries, seuls pénates qu'il a su emporter sur la terre d'exil, qu'il garde pieusement au fond de son cœur ; dernière relique de tous les biens qu'il a perdus!..... Praga, située le long de la Vistule, s'étendait, dans ses anciennes limites, de la barrière de Grochow jusqu'à celle de Golendzinow, en suivant le cours du fleuve , dans une étendue d'un quart de lieue. Sa largeur, prise de la rive à la barrière de Zombki, ne dépassait pas une demi-lieue. Dans les environs de Praga on rencontre les villages de Yablonna , Rrudno, Bialolenka, Nieporent, Zombki, Kawenczyne, Kamionek, Grochow, Goçlawek , Wawer ; plus loin , Mi-losna, Dembe-Wielkie et autres. On voit aussi des colonies : elles changent de place et de nom à chaque nouvelle guerre. Le terrain de Praga, sablonneux et plat, est exposé aux inondations périodiques qui causent trop souvent les plus grands ravages. Au midi, entre les villages de Goçlaw et Goçlawek , se trouvent des marais qui communiquent à la Vistule. A une lieue environ des murs de Praga , une enceinte de bois de forme ovale termine l'horizon. En avant de ce cordon , la plaine est coupée de broussailles et de petits massifs. Praga, à l'intérieur, n'offre rien de remarquable : vaste bourgade, traversée de deux rues qui se croisent et qui conduisent de la barrière de Grochow ou de Rrzest en Litvanie ( suivant la nouvelle dénomination moscovite) à la barrière de Golendzinow ou de Saint-Pétersbourg, et de la Vistule à la barrière de Z^oinbki ou de Moskou. Dire quelles étaient les anciennes rues de Praga , les trop faibles souvenirs qu'il en reste ne le permettent plus ; ce ne sont aujourd'hui, de droite et de gauche, que sentiers donnant les uns dans les autres. Anciennement, et en particulier sous le règne de Ladisîas IV, au xvne siècle, Praga comptait plus de cinq cents maisons. De nos jours le nombre ne peut en être déterminé. De vieilles relations donnent à Praga de beaux édifices en briques ; son architecture n'affectait en rien la recherche , mais attestait une honnête aisance et le bon goût, Ilôtel-de-ville, entrepôt, tuileries, brasserie, distillerie et plusieurs hôtels garnis occupaient le milieu de la ville. Surl'avant-pont, près des petits ports, se trouvaient les magasins de blés. Des promenades bordées des plus beaux arbres et de masses de verdures longeaient ces bâtiments. Sur les quais, de nombreux cabarets fournissaient de l'hydromel, qui plaît aux Polonais et leur tient lieu de vin de France. A quelques pas de la barrière de Golendzinow s'élevait l'église des Bernardins avec ses nombreuses niches de saints, ses galeries destinées aux orchestres, et ses orgues de vaste dimension. Près de cette église on voyait, et l'on voit encore une chapelle construite à l'instar de l'église de Notre-Dame de Lorettc , d'où elle a pris son nom d'église de Lorette. Les pans de murailles, couverts de marbre blanc, présentaient mille inscriptions, mille légendes sur les familles protectrices de la chapelle. L'air et la lumière, pénétrant par le dôme, y laissent tomber un ton mystérieux. Jadis enrichi d'or et d'argent, incrusté de pierreries, le maître-autel recevait ïex-voto que les rois et les grands de Pologne venaient y déposer. Une image de la Vierge, d'une teinte rembrunie, occupe le milieu ; elle est du pinceau de Saint-Luc, si l'on en croit la tradition : il est probable que c'est une copie fidèle, supposons-le pour l'honneur du lieu et l'édification des chrétiens ! Cette image, fameuse par ses miracles, attirait aux jours de fêtes patronales des troupes de croyants, et faisait la béatitude des moines et celle des cabaretiers : quand cette image n'aurait pas d'autre mérite, celui-là du moins ne saurait lui être refusé. Une grille brillante d'or fermait le devant du maître-autel et arrêtait les curieux ; elle fut enlevée au temps des guerres suédoises. Les apôtres de la réforme ne manquaient jamais de faire LA FOL disparaître ces monuments de superstition, qu'ils appelaient culte de l'or. Derrière l'autel on conservait la cheminée, les assiettes, le pot, les cuillers en bois et tout le service de Marie, durant son séjour dans la maison de Jean, ainsi que le prouvait l'inscription sur une table de marbre. — Les Bernardins habitaient les petites cellules, en attendant que Dieu leur permît de construire un cloître. Yaine attente, cette maison de refuge ne fut jamais bâtie , et l'église même fut réduite en cendres. Le faubourg de Praga avait lui-même son faubourg ; il s'appelait Skarzyszew; lieu peuplé de juifs, et dont les bâtiments en bois, et que vous auriez crus en briques, furentjoints à la cité. Aujourd'hui on ne voit plus les moindres indices de ce premier faubourg, conservés encore il y a dix ans. Praga et Skarzyszcw, bien qu'avec des administrations distinctes, n'étaient pour Warsovie qu'un seul et même faubourg. La destination de Praga, durant la paix, était deservir à Warsovie d'entrepôt pour les marchandises que lui fournissaient les pays qu'arrosent le Bug, la Narew et la Vistule, c'est-à-dire la Podlachie et la terre de Nur. A Skarzyszew, où abondaient lcsjuifs, se trouvaient des pelleteries, des cotonnades, des draps fins, des dentelles de Brabant, des gazes, des bijous d'argent, d'or et des perles. Dans le xvnc siècle, la population de Praga égalait presque celle de la capitale ; à la fin du xvme siècle, la face des choses changea : tandis que Praga ne renfermait plus que dix-huit mille ames, WTarsovie en comptait cent mille. Passons à l'histoire, plus riche en sanglants événements que ne furent jamais en perles et en diamants les boutiques de Skarzyzew. Manquant de documents authentiques sur la fondation de ce faubourg, nous aurons recours à la tradition. Des hommes versés dans les chroniques prétendent que Praga fut primitivement habitée par les émigrés dissidents de Bohême, les Hussites, qui cherchaient un refuge en Pologne, cette Pologne qui jamais ne le refusa au malheur. La Masovie formait alors un duché indépendant entre le royaume de Pologne et le grand duché de Litvanie; on pouvait donc, sans hlesserla susceptibilité de l'empire triomphant, °h"rir un asile aux vaincus. Les Masoviens reçurent avec joie les Slaves de l'Elbe, leur donnèrent habitation et fournirent à leurs premiers besoins. Les émigrés pour perpétuer la mémoire 3GNE. 48? de leur arrivée et de leur séjour sur les bords de la Vistule , comme marque de reconnaissance pour le pays qui les avait reçus , bâtirent quelques maisons en face de la capitale de la Masovie et donnèrent à leurs habitations le nom somptueux de la capitale de la Bohême, leur pays natal. Quoi qu'il en soit, cette tradition est-elle vraie ou mensongère, on ne trouve aucune mention de Praga avant l'alliance de la Litvanie avec la Pologne. Jusqu'à celte époque, tout le pays entre la Vistule et la Litvanie resta désert. Les incursions des Barbares étaient alors trop continuelles, les ravages trop fréquents, pour qu'il fût possible d'y fonder une habitation permanente ; Warsovie n'était, dans ces temps d'agitation, que la seconde capitale do la Masovie ;c'cstà Ploçk, ville fortifiée, que résidaient les ducs. La famille des Jagellons fit prospérer Warsovie et Praga avec elle. Sigismond le vieux, hérilierdu duché de Masovie, dé vdl ut la ville à Bona de S for ce, sa femme, fière et astucieuse Italienne, mais à laquelle les villes de Pologne doivent un tribut de reconnaissance pour le bon goût de ses constructions. Anne, sœur de Sigismond le jeune, fils du précédent, princesse très-pieuse, fonda l'église de Lorette et la dédia à Marie. Il paraît que ce fut alors que finit le souvenir des Hussites. Cette même princesse fit jeter un pont sur la Vistule, pour aller directement à cette église. C'est à l'occasion de ce pont que nos chroniqueurs mentionnent le faubourg de Praga pour la première fois. Dès 4579, on voitl'importancc de cette place : l'union intime qui s'opéra alors entre la Pologne et la Litvanie valut à Warsovie l'honneur de la résidence des diètes des deux nations ; et ce fut à Praga que les nonces litvaniens devaient s'assembler pour faire une entrée triomphale à Warsovie. Le premier événement de Praga porta l'empreinte de nos relations amicales avec la France. Au sud de ce faubourg, entre Kamien et Grochow, la noblesse de Pologne, le 17 mai 1573, élut Henri de Valois (bientôt Henri III de France) pour roi de Pologne. Il ne régna que cinq mois. Inquiété dès les premiers jours par l'audacieuse franchise des Polonais, il courut en France sitôt qu'il crut le moment favorable pour s'emparer du trône ; on sait qu'il ne tarda pas à y être assassiné. Le temps s'écoulait doucement pour Praga; elle prospérait, peu soucieuse des honneurs du martyre ; elle resplendissait même d'aisance et de richesse. Sigismond III, roi de funeste souvenir, déclara Warsovie capitale du royaume de Pologne, et y fixa sa résidence. Le roi n'arriva pas seul; un nombreux cortège de courtisans accompagnait sa personne: ceux-ci à peine à Warsovie, les malheureux habitants de la vieille ville furent harcelés jusqu'à ce qu'ils se trouvassent forcés d'émigrer sur la rive opposée du fleuve, ne pouvant conserver que la vue lointaine de leurs ancienes demeures. La prospérité du faubourg croissait tous les jours; 1613 fut l'époque de l'apogée de sa splendeur, mais aussi le premier jour de ses désastres. En 1655, une querelle survenue dans la famille royale attira les Suédois dans notre pays; Praga, la Pologne entière ne montrèrent aucune sympathie dans ces conjonctures, n'eurent aucun intérêt dans cette guerre; elles en supportèrent toutefois les différentes charges. Les 28, 29 et 30 juillet 1656, les partis belligérants livrèrent des combats presque sous les remparts de Praga, entre le village de Brudno et le faubourg. Jean Kasimir et Etienne Czarnieçki, d'un côté; Charles - Gustave, roi de Suède, et Frédéric-Guillaume, électeur de Brandebourg, de l'autre, combattirent galamment et avec courtoisie. Les dames de la cour de Pologne assistaient aux combats; la reine pointait des canons. La fortune se déclara pour l'envahisseur et le traître (1). Le roi Jean Kasimir quitta sa capitale; Warsovie et Praga restèrent livrées au pillage des Suédois. 1702 vit reparaître les Suédois: nouveaux désastres. Charles XII occupa la capitale le 5 mai, et établit son quartier général à Praga. Il ordonna aux Polonais de choisir un nouveau roi ; le cardinal primat conseilla de suivre les ordres du (() Le marquis de Brandebourg, détenteur du duché de Prusse, fief de Pologne, assistait le roi de Suéde. Ce marquis agissait donc en traître et félon; ce ne fut pas la seule fois, car il ne fut pas plus fidèle à son nouvel allié. Le roi de Suède promit au marquis de Brandebourg de lui donner eu possession héréditaire et souveraine le duché de Prusse, de séculariser à son bénéfice l'évcché de Warmie. Le Danemark et l'Autriche voyant avec anxiété l'accroissement de la puissance suédoise, enjoignirent au marquis, avec menace, de se séparer de son allié. Ne pouvant refuser, il accéda à tout de bonne grâce. Cette seconde trahison lui valut, de la part du roi de Pologne, l'érection de ses possessions de Prusse en duché souverain et héréditaire, et la cession, comme tief, du district de Butow et de La-wenhourg. (Voir Mémoire pour servir à l'histoire de la maison de Brandebourg, Berlin, 1751, p. U8.) prince hérétique contre le roi orthodoxe Auguste de Saxe. En 1704, Charles Xll joua toute sa fortune à Praga : le combat s'engagea entre les Suédois d'un côté; les Saxons et les Moskovites, del'autre. La crue des eaux rendait la Vistule impétueuse. Charles XII se trouvait précisément sur le pont ; le courant emporta le bateau qu'il montait. Il faillit périr dans les flots; mais aux cris de détresse, les nautonniers warsoviens, n'écoulant que la voix du malheur, s'élancent sur les barques auxiliaires, et, bravant les vagues irritées, arrachent Charles à un danger imminent ; il reparaît sain et sauf sur le champ de bataille : ce ne fut que pour se montrer en triomphateur!... Peu s'en fallut que Praga n'eût la renommée de Pul-tava : que de sang n'eût pas coulé!... Le sort, si favorable au jeune guerrier, fut un poids énorme pour notre malheureux pays. Après la mort d'Auguste II (1755), Stanislas Leszczynski et Auguste III se disputèrent la couronne de Pologne. Les adhérents d'Auguste s'assemblèrent sous Praga, et les partisans de Leszczynski, sous Wola (1). On commença par discuter les droits des candidats ; de la discussion on passa à la dispute, et de la dispute aux menaces. Pour reculer une prise d'armes, on rompit le pont; mais bientôt cette communication fut rétablie, et le 16 août, après des entrevues, on se donna quelques coups de sabre. De pareils conflits ne doivent plus surprendre, quand, un siècle plus tard, siècle de civilisation dans le pays le plus civilisé du monde, on se reporte à des voies de faits, à des violences bien autrement historiques, s'il s'agit tout simplement du choix d'un membre du parlement; la gravité des circonstances reste au moins à la Pologne: ses désordres avaient pour excuse l'importante élection de son roi. Le sabre répondait au sabre ; l'ignoble pugilat, les projectiles plus ignobles n'étaient pas dans ses habitudes. Mais revenons à nos héros. Le prince Michel Wisniowiecki dirigeait le parti d'Auguste III, et bien que le combat ne se décidât pas encore pour les concurrents, Wisniowiecki ordonna la retraite et se relira avec les siens à Wengrow, où se trouvaient les troupes moskovites. Le 5 octobre, l'armée russe, ayant chassé les nobles dans les environs, les ramena garoités (1) Faubourg de Warsovie, à l'extrémité opposée de la ville, sur la rive gauche. à Praga, lit élire à la majorité des suffrages Auguste IU. Ce fut ainsi qu'au même lieu, où, cent soixante ans avant, Henri 111 avait été proclamé premier roi électif de Pologne, nous eûmes un nouveau roi : époque de phénomènes bien impénétrables pour la Pologne; commencement de la puissance souveraine de la noblesse ; signes de sa décadence ; plus tard, sacrifice de la nation tout entière à la conservation de son existence de politique et de sa gloire sans tache. De 1753 à 1765, Praga dormait d'un profond sommeil; la léthargie s'empara du pays entier, et ce ne fut qu'en 1764 que l'apparition des Moskovites à Praga annonça à la Pologne de nouvelles violences et une ère nouvelle. Il faudra dos martyrs: Praga sera non lu première, mais la plus sanglante des victimes. De 1764 à 1794, rien do considérable pour Praga : les Russes parcouraient et désolaient la Pologne, leurs magasins et leurs hôpitaux se trouvant à Praga. Mais l'heure suprême s'approche, et voici son accomplissement. MASSACRE DE PRAGA. Déjà la Pologne avait été deux fois démembrée ; la première fois en 1772, la seconde en 1793. Spoliée à la suite de la défaite des confédérés de Bar, qui voulaient la sauver de la tutelle des Moskovites, elle le fut encore lors de la constitution du 5 mai (1791), qui réorganisait les pouvoirs publics, et devait assurer l'indépendance nationale en supprimant le Lberum veto, et en établissant la dynastie royale. Cette réforme salutaire, opérée sans effusion de sang, à l'unanimité, parut comme miraculeuse. Qui n'aurait cru à un bienfait de la Providence ! ce fut cependant pour la Pologne une nouvelle cause de bien d'autres calamités !.... Cet état de choses provoqua de nouveaux envahissements, et ne profita qu'aux voisins, jaloux de la gloire et de la puissance renaissante de la Pologne. Le territoire fut resserré autant qu'il pouvait l'être; ouvert de tous cotés, il laissait encore des inquiétudes à ses oppresseurs. Pour s'assurer de 'a tranquille possession des pays détachés, on voulut réduire et. même supprimer entièrement 1 armée nationale, nous enlever tout moyen de défense, anéantir jusqu'au dernier espoir de rétablissement. La cour de Pologne, dirigée par son chef, Stanislas-Auguste, roi sans courage, philosophe sans principes, se livrait à de joyeuses fêtes. Quel n'était pas son bonheur en voyant l'insuccès des téméraires efforts des patriotes, qui ne lui laissaient que le titre de roi. La nation pensait tout autrement ; une insurrection vigoureuse se préparait de longue main. Kosciuszko fut appelé comme chef de la Pologne insurgée; ayant accepté cette mission, il proclama l'insurrection à Krakovie le 24 mai 1794. Le 26 avril, le peuple de Warsovie chassa les Moskovites de la capitale. Près de deux mille soldats russes périrent victimes des iniquités de la tzarine; le roi de Pologne fut suspendu de l'exercice de ses fonctions, mais sa personne respectée. Un gouvernement provisoire prit la gestion des affaires. Bientôt Kosciuszko parut à Warsovie; il força le roi de Prusse, qui l'assiégeait, à battre en retraite. Quelque temps après eut lieu la bataille de Maeieïowicé, où Kosciuszko l'ut fait prisonnier de guerre. Toutes les forces moskovites se dirigèrent sur Warsovie par Praga. Avant de quitter Varsovie, Kosciuszko ordonna des travaux militaires autour de notre faubourg, et en traça lui-môme le plan. Homme probe et sévère, il poussait le désir du bien jusqu'à la naïveté. Dans la vue d'épargner les bâtiments des propriétaires privés, il ordonna d'élever des fortifications au delà des barrières, de sorte que les boulets ennemis n'endommageassent pas les maisons de l'intérieur. On suivait avec un religieux respect, même pendant sa captivité, les disposi* tions qu'il avait tracées; et cette obéissance aux ordres du chef perdit le faubourg, et avec lui la cause nationale. La circonférence tracée par le généralissime était d'environ deux lieues de développement, et pour ce grand espace, on ne comptait que dix à douze mille soldats. C'est avec ces forces que l'on attendait l'ennemi dans les remparts construits à la hâte. 11 fallait encore distraire des détachements pour la garde des deux îles de la Vistule, près les remparts. Nous ne pouvons préciser avec assurance le nombre des forces qui prirent part au combat ; mais voici les détails les plus authentiques que nous avons pu recueillir. Les Polonais étaient forts de douze à quinze mille combattants; les rapports moscovites n'élèvent leurs troupes qu'à vingt-trois mille hommes. On soutient qu'elles furent de trente à quarante mille. Le chiffre le plus faible indiquait d'ordinaire une force double du côlé des Russes. Que si nous ajoutons à cette donnée certaine le découragement semé par les courtisans de Stanislas-Auguste, fort nombreux dans le camp polonais, y répandant toutes sortes de mauvaises nouvelles, les prévisions allarmantes, puis la perte récente de Kosciuszko, et la consternation qu'elle produisit, on comprendra facilement que les forces moscovites étaient au triple supérieures aux nôtres. Souwarof, exterminateur d'Izrnaïlow, parut le soir du 2 novembre aux environs de Praga. La journée du 5 se passa en canonnades ; le 4, dès six heures du malin on donna l'assaut au faubourg. Il faisait à peine jour quand le feu des tirailleurs avertit les Polonais que l'ennemi approchait. Les Moscovites, en colonnes serrées, sur une ligne droite, suivaient les remparts; tout à coup l'une des colonnes se détache, et court vers la rivière culbuter en passant le détachement polonais qui en défendait la rive : franchir les ravins et se porter au pas de course vers le pont situé au milieu de Praga, ne fut l'affaire que d'un moment. Nos braves commis à la garde repoussèrent vigoureusement l'attaque; la colonne ennemie fut anéantie; malheureusement la nouvelle de son apparition se répandit, comme l'éclair qui précède la foudre, dans le faubourg et sur les remparts ; un feu nourri doublait à tout instant des deux côtés : toutes les forces moscovites réunies font pleuvoir une grôlc de projectiles. «En arrière! s'écrie-t-on, les ennemis « sont au pont!a Zaïonczek, commandant en chef, envoya quelques détachements pour défendre cet unique point de retraite, fit prévenir les généraux polonais d'abandonner les remparts pour se replier sur Varsovie, en détruisant le pont, et donna des ordres en conséquence. Dès ce moment, l'exaspération fut au comble : on entendit des cris de « A la trahison!... Mort aux fuyards !',.. * On prétend que le général lasinski voulut brûler la cervelle à Zaïonczek (1). Zaïonczek, blessé et effrayé à ces cris, se précipite dans la capitale avec quelques bataillons de l'armée. Son passage effectué, il lit rompre le pont, laissant de l'autre côté de la rive la plus grande partie de nos soldats. Ce fut pour eux plus que désastre. Soldats, bourgeois, cherchent à repassera la nage.,. Vains efforts! tous périssent au milieu des (lots... Sur les remparts au moins on finissait en héros ; là tombèrent pour vivre éternellement dans la mé- (l) Zaïonczek soutient qu'il fut blessé par les Moscovites. Nous ne le contestons pas. (Voir son ouvrage : Histoire de la révolution de Pologne, par un témoin oculaire. Paris,! 797.) moire des bons patriotes, .Tasinski, Grabowski, Korsak, célèbre nonce de la diète, généraux sans peur comme sans reproche. Enfin, le jour parut et éclaira toutes les horreurs de la guerre. Les Moscovites, se frayant le chemin à la baïonnette, se dirigèrent vers le pont. Eveillés par le canon et les cris féroces des soldats de Souwarof, les habitants, pieds nus et sans vêtements, coururent implorer la clémence du vainqueur. Vaines prières. « Pas de pitié ! » s'é-crie-l-on ; et ce mot excite le rire infernal du Moscovite enivré : l'épouvante précède ses pas, les cadavres indiquent sa trace. Arrivé au faubourg, Souwarof descendit de cheval et dit aux siens : « Pohulaylé, rabiata !'... (Amusez-vous, mes enfants!) » et incontinent il se fit préparer un bain froid. Des pièces de gros calibre roulaient avec fracas sur la grande route, foulant et broyant blessés et agonisants. Echappée comme par miracle, une des victimes nous raconta qu'il entendit le bruit des roues passant sur du gravier... que ce gravier n'était autre chose que les crânes des habitants de Praga, hommes, femmes, enfants et vieillards. Dès que l'artillerie ennemie fnt en face de la capitale, elle envoya plusieurs bordées. Varsovie dut comprendre alors que ses frères avaient péri, et que le signal de sa mort prochaine avait sonné. Sur la rive gauche, ce n'étaient que longs gémissements, sur la droite, que flamme et sang; la rivière en fut rougie. La Vistule mêlait ses gémissements au bruit du canon. Le fleuve offrait à tout instant des mères luttant contre la fureur des Ilots, soulevant un tendre enfant; l'impitoyable Kosak, se mettant à l'eau, poursuivait de sa lance meurtrière ce reste de victime : mère et enfant disparaissaient sous les flots. — Sur le marché de Praga on assassinait les femmes qui apportaient de l'argent aux soldats moscovites. Ces barbares lascifs les tuaient ensuite d'une manière atroce, et riaient aux éclats en voyant fendre le ventre à l'une de ces infortunées près de son terme de grossesse. — Des personnes avancées en âge et un pensionnat entier de jeunes filles cherchaient leur refuge dans l'église des Bernardins. Le curé et ses vicaires se placent sur le seuil du sanctuaire, la croix à la main, et chantant l'hymne de miséricorde. Arrivent les Moscovites, le prêtre leur crie : Arrêtez, chrétiens! arrêtez-vous devant le signe du Rédempteur! Un coup d'épée l'étend sur le parvis, et la troupe passe sur ce corps ensanglanté. Le lieu LA PC saint est profané par mille infamies exercées sur les femmes dont le sang jaillit un moment après sur les autels. Une seule heure suffit, tout gémissement avait cessé. il faut s'arrêter devant tant d'opprobres ; on frémit à tant de souvenirs déchirants. Le carnage avait fini faute de victimes : plus de vingt mille cadavres gisaient dans le faubourg ; la flamme dévorait les habitations. Cependant on entendait chanter des soldats... En sortant du bain, Souwarof fit battre le rappel; la capitale fut sommée de se rendre dans les vingt-quatre heures, si elle voulait se soustraire au sort de Praga. Le reste de l'armée, découragé par les intrigues de cour, quitta Varsovie ; la ville capitula et les Moscovites y apparurent de nouveau le 9 novembre, cinq jours après le massacre de Praga. Les soldats polonais arrivés à Radoszycé, dans le palatinat de Krakovie, se dispersèrent d'eux-mêmes; rien ne fut capable de les contenir. La garnison de l'île de Saxe, rendue à discrétion, fut envoyée en Sibérie ; les patriotes polonais expiaient leur dévouement dans les cachots de Russie, de Prusse et d'Autriche. Quant aux habitants de Praga que le fer n'avait pas moissonnés, conduits d'abord à Oslrolenka, et ensuite traînés, sans pitié pour leurs blessures, au fond de la Moscovie, ils virent jusqu'à quel point 1 ignorance et la superstition avaient envenimé la haine du nom polonais : là ils souffrirent les cruautés le plus inouïes. La décision du troisième partage imposait aux prisonniers de guerre le retour dans leurs foyers respectifs; et, comme Varsovie avec Praga échut à la Prusse, ces malheureux furent rendus à leurs lamilles, mais deux ans plus tard seulement ; le plus grand nombre périt dans les souffrances ; les plus vigoureux rentrèrent mutilés : leurs infirmités étaient incurables. On croit peut-être qu'au jour du soulèvement de Varsovie, Praga s'était portée sur l'ennemi, 1 avait chassé, poursuivi... il n'en est rien. Écoutons un officier peignant en ces termes la situation de Praga : € Les troupes et l'hôpital « sortirent de Praga le même soir, le 7-8 avril, * sans être le moins du monde incommodés; au « contraire, le magistrat de ce faubourg donna * des chevaux et des voitures pour le transport « de l'hôpital (!). * felle est la gratitude moscovite : vous sauvez (1) Mémoire sur la révolution de la Pologne, trouves OCNE. 191 la vie à des soldats, ils reviendront eux-mêmes vous dépouiller et vous égorger vous et vos enfants. Ce massacre valut à Souwarof le grade de feld-maréchal de l'empire. Catherine fit chanter le Te Deum à Saint-Pétersbourg, et tous les temples de l'empire retentirent d'actions de grâces pour ce grand fait d'armes. Cette joie impie était trop forte, ses conséquences trop importantes, pour que la tzarine et ses esclaves s'enivrassent seuls à sa coupe délirante; Berlin vint y mettre ses lèvres. Félicitations, expressions de bonheur, rien ne fut oublié ! On aurait voulu répandre ce sang qui coulait encore, allumer le feu qui embrasait ces maisons. L'officier russe chargé de porter à Berlin la nouvelle du massacre fut décoré delà main du roi de Y Ordre du Mérite. Les deux officiers prussiens qui avaient assisté en amateurs à la prise de Praga obtinrent la même distinction. La gazette de Liège de ce temps s'exprime ainsi à ce sujet : « BERLIN. — En raison des liaisons qui « existent entre notre cour et celle de Saint-t Pétersbourg, les succès des armées russes ne < peuvent être ici qu'infiniment agréables. Ce-c pendant, à cette satisfaction se mêle le déplai- < sir que les troupes du roi aient échoué dans f une entreprise qui vient de s'exécuter si t promptement et si heureusement , sans leur t concours, -o La fraternité militaire de la Prusse et de la Russie ne date donc pas de 1806 ou 1813; elle remonte à 1794. Le sang polonais la fit cimenter. Depuis le ravage de 1794, on ne vit longtemps à Praga que monceaux de ruines ; les anciens propriétaires ou plutôt leurs héritiers, se présentant comme possesseurs du terrain, ne purent déterminer personne à rebâtir : tout le monde fuyait des lieux si tristes. Ce ne fut qu'avec des difficultés incalculables que le gouvernement prussien parvint, après onze ans de domination, h y fixer quelques colonies composées pour la plupart de ces juifs vagabonds, de ces Allemands sans asile qui suivaient les bagages de son armée.Deux ou trois centaines de maisons et de huttes y furent élevées, mais toute prospérité y fut inconnue. à Berlin. Paris, 1836; ouvrage attribué au quartier-maître Pistor. L'armée française apparat pour la première fois clans notre pays en 1806. Les Prussiens sortirent de la capitale où le corps de Davoust lit bientôt son entrée triomphale. L'armée passa sans délai la Vistule, et établit son camp aux environs de Praga. Napoléon jugea qu'une tète de pont serait utile à Varsovie; notre faubourg fut donc démoli de nouveau, mais cette lois pour la défense du pays. Un rayon de deux cent cinquante toises, partant du pont, traçait tout autour la ligne des remparts. On rasa les maisons en dehors de cette ligne; la chapelle de Lorette et une grande croix conservée à la mémoire du massacre de Praga en 1794, furent seules respectées.Les propriétaires devaient être indemnisés ; ils n'en ont encore que la promesse. A la suite de la bataille de Raszyn, en 1809, Varsovie capitula avec les Autrichiens ; l'armée autrichienne, d'après les clauses de la capitula-lion, devait se rendre sur la rive gauche du fleuve. Praga resta en son pouvoir avec Modlin et Se-roçk, qui formaient ensemble le fameux triangle, appelé par le général Pelet foyer du patriotisme. On ne peut disconvenir que l'on y combattait vaillamment, mais aussi le patriotisme polonais avait-il un champ plus vaste. Depuis l'occupation de Praga par les Autrichiens, la lutte se prolongeait de Thorn à Sandomir, et au delà : les Polonais de Posen, braves campagnards de l'ancienne Léchie, se battaient à légal des montagnards des Karpates; ils marchaient gaiement nu-pieds, armés de leurs faux et de leurs fléaux rustiques. L'action fut chaude aux environs de Praga; les Autrichiens n'étaient qu'à trois lieues «le dislance, à Okuniew, ville frontière de Pologne, envahie par l'Autriche en 1795. La capitale et le faubourg se donnaient à celle époque des preuves réciproques d'union et de bonne intelligence ; il ne sera pas sans intérêt d'en dire un mot. L'un des articles de la capitulation rédigée par le prince Joseph Poniatowski, commandant en chef l'armée polonaise, portait également défense aux Polonais etaux Autrichiens de tirer, do Praga sur Varsovie, et de Varsovie sur Praga. L'archiduc Ferdinand, dirigeant, les forces autrichiennes, comprit la position ; et, craignant que les soldats polonais ne passassent nuitamment la Vistule pour surprendre sa garnison, exigea que celle clause disparût delà capitulation, el pointa ses batteries sur le faubourg, Poniatowski refusa d'obtempérer, déclarant que, sans pitié pour la ville, son artillerie allait saluer les Autrichiens. Quelquescoups de canon furent tirés par son ordre ; le point de mire était le palais même du prince. La résolution vigoureuse du chef polonais imposa à l'archiduc ; il se désista de ses prétentions, craignant qu'en cas de récidive, le peuple ne courut sur ses soldats. Les officiers mêmes de son corps avaient ordre d'être fort aimables avec les dames; mais nos belles, nos fidèles Varsoviennes, sourdes à toute galanterie, ne profitaient de l'amabilité de l'ordre du jour que pour se promener couvertes de deuil sur le rivage, et pour saluer de leurs mouchoirs blancs les Polonais de l'autre rive. Cependant la position devenait inquiétante pour les Autrichiens, surtout depuis la concentration des forces polonaises sur Sandomir; ils prirent le sage parti de fuir, et l'exécutèrent avec une prudence extrême la nuit du 1 au 2 juin. A peine la nouvelle s'en fut-elle répandue parmi les habitants, que ceux-ci coururent à Praga pour ramener les soldats polonais. Tant que Praga resta à la garde de l'armée nationale, la capitale ne conçut aucune appréhension de son salut, et il en fut toujours ainsi. Les désastres de 1812 avaient rendu les Moscovites maîtres de Praga, le 8 février 1813. Ils s'empressèrent de démolir les remparts, dangereux aussi bien pour eux que pour les Prussiens. On en voyait pourtant quelques vestiges jusqu'en 1851. Depuis la prise de possession du royaume actuel de Pologne par le izar de Russie, l'administration du pays reçut ordre de faire disparaître toutes les (races des désastres de 1794. En 1822, le plan de la reconstruction du faubourg fut dressé ; on traça les rues qui devaient le parcourir ; on baptisa d'avance ces rues des noms des grands-ducs de Russie, d'Alexandre, de Constantin, de Nicolas et de Michel. Les capitalistes n'avaient toutefois aucune confiance dans ces décorations, et les noms de la famille impériale erraient dans le vide, comme signe de malédiction pour la place. Ça et là s'élevaient quelques maisons en bois, quatre ou cinq en briques, indispensables comme pied-à-lerre aux marchands qui venaient acheter les blés et les fourrages récollés par les paysans de la Podlachie et de la Masovie. On voyait sur les bords de la rivière quelques maisonnettes de plaisance à jardins ; les promeneurs et les baigneurs s'y rendaient à la belle saison. La jeunesse polonaise visitait assidûment et avec un religieux respect la chapellcde Lorette,la grande Croix, pour s'y inspirer des devoirs de la vengeance. Ces souvenirs, non loin de la capitale, excités encore dans l'esprit de nos jeunes gens par les récits de leurs parents et la tyrannie du grand-duc Constantin, soulevèrent les cœurs, en préparant la nuit du 29 novembre. Nous ne pouvons passer sous silence les rapports particuliers de Praga avec le grand-duc Constantin; ils sont très caractéristiques, et font connaître cet homme à la fois si bizarre et »i cruel, vrai type du despotisme asiatique. En 1818 s'ouvrit, en vertu de la constitution, la diète du royaume. On espérait beaucoup de concessions du tzar à l'esprit de liberté; mais Alexandre, comprenant bientôt qu'il n'asservirait jamais les Polonais par ses bienfaits, qu'on regardait toujours dans le pays comme de fausses et dangereuses caresses, faisait déjà volte-face à la liberté. La chambre des nonces s'aperçut du mauvais vouloir de l'autocrate et forma bientôt une opposition patriotique. La guerre entre le roi et la nation a commencé à l'ouverture du parlement. Le grand-duc, comme prince du sang, siégeait de droit dans la chambre haute, dite des Sénateurs; il s'avisa d'un moyen unique pour contrecarrer la manifestation patriotique : il voulut être simple député. La candidature de Praga étant vacante (par ordre exprès), Constantin se fit inviter par les bourgeois à se mettre sur les rangs ; sans délai le petit-fils de Catherine, l'empereur présomptif du Bas-Empire, Pélèvo de Souwarof, est mandataire de Praga. Il promit de réclamer les indemnités; il le fit fidèlement auprès de la diète et du gouvernement, mais il ne réussit que dans les questions administratives j ses pétitions à la diète restaient même sans réponse. Le but de Constantin, en entrant dans la chambre des Nonces, était de ralentir, par sa * présence, les démonstrations d'ardeur patriotique, et d'imposer un vote conforme au bon plaisir du gouvernement. 11 obtint un résultat tout contraire. A charpie velléité despotique de s& part, le parti patriotique répondait par un surcroît d'opposition et de résistance. 11 était seul de son parti. Personne n'aurait consenti à se donner pour adhérent du grand-duc ; rien de plus anti-national et de plus nuisible n'aurait pu être imaginé. Trompé clans son attente, Constantin renonça aux séances de la Chambre ; il n'y parut plus guères qu'aux jours d'ouverture ou de prorogation ; jamais d'ailleurs il ne montait à la tribune ; la langue polonaise lui était étrangère. Un jour il lui passa par la téte de motiver son vote; en conséquence, il envoya à la chambre son discours par un aide-de-camp, qu'il chargeait de le lire en pleine séance. L'expédient parut à l'assemblée plusasiatique qu'ingénieux, et, pour toute réponse, elle fit fermer les portes au messager. Le grand-duc se soumit à la décision de la majorité, mais s'en vengea à sa manière en persiffïant ses collègues (c'était son mot). 11 lui arrivait souvent, pendant la séance, de nepas comprendre la question; alors s'adres-sant à son voisin, honnête brasseur, il lui demandait : « Comment faut-il que je vote ? — Selon votre conscience, monseigneur, » répondait le brasseur. Constantin ne se laissait pas décourager par ces inconvénients, et exerçait obstiné-mentson mandat jusqu'à la dernière révolution. Durant les manœuvres de son auguste député, Praga poursuivait tranquillement sa carrière commerciale, du reste peu brillante; mais l'événement du 29 novembre lui porta un nouveau coup. La révolution de juillet remua profondément la Pologne; ce n'était dans tout le pays que sympathie pour la France ; Warsovie se distinguait encore des autres villes. On donnait un soir au théâtre la première représentation d'un vaudeville français ; la traduction était aussi mauvaise que l'intrigue de la pièce. Les spectateurs bâillaient ou dormaient aux quatre coins de la salle, quand tout-à-coup un voyageur entre sur la scène; on l'accable de questions sur la capitale de la France, on lui demande si l'on s'y amuse, si l'on y est toujours brave et gai : Oui, répond le voyageur, et son interlocuteur de crier : Vive Paris ! Trois salves d'applaudissementsaccueillirent l'exclamation • la police aux aguets se réveilla en sursaut à ces bruits sinistres. Le grand-duc. gouverneur-général de la Pologne russe, se prit à rire de cette nouvelle, disant à ses agents qu'il se souciait peu des émeutes de parterre. Des précautions furent prises cependant depuis cette soirée ; le goné- ral Rozniecki, chef des espions de Warsovie, fit entendre à la direction du théâtre de retrancher la fatale pièce de son répertoire. L'ordre fut donné à la garnison de se tenir sur pied toute la nuit, afin d'être prête à marcher au premier mouvement du peuple. Plus tard, Constantin fit prévenir les différents corps de se retirer, à la première manifestation révolutionnaire, au-delà des barrières, et de se concentrer au midi de la ville, près de son palais du Belvédère. Ces dispositions exécutées, il se tint sur ses gardes ; la police lui faisait trois rapports par jour, le matin, à midi et le soir. La grande semaine du peuple s'approche, et ce sera de Praga que partiront ses premières lueurs. Le 4 novembre, jour anniversaire du massacre de 1794, les étudiants des Facultés de "Warsovie se rendirent en foule, mornes et silencieux , à la chapelle de Praga. La messe des morts avait été demandée par l'un des affidés pour l'un de ses parents décédé. Cette procession à travers la ville, les rumeurs sur la commémoration, jetèrent dans l'épouvante les boutiquiers, la police et Constantin lui-même. Ce moment lui rappelait les Vêpres siciliennes. Il s'emportait contre les espions, qui ne savaient rien expliquer, rien pénétrer; pourtant ce jour-là encore il en fut quitte pour la peur; la cohorte patriotique rentra paisiblement dans la ville et se dispersa sans.bruit. Constantin avait repris sa gaîté. Agité et craintif au moindre danger, il se gourmandait lui-même après coup. Le calme et le silence se rétablissaient..... cependant tout favorisait la conspiration. Pour la dernière fois, prince féroce, tu te seras ri de la manifestation nationale; l'effroi que te causera j la nuit du 29 novembre te suivra jusqu'à la ; tombe ! La révolution accomplie, le dictateur Chlo-piçki ordonna la reconstruction des fortifications de Praga, d'après le plan adopté par Napoléon. Non jamais, à moins d'avoir travaillé à ces fortifications, on n'aurait d'idée du patriotisme polonais. Chaque fois que ces travaux furent repris, soit en 1830 , soit en 1807 , soit en 1794, c'était toujours même spectacle, mêmes transports. Véritables fêtes nationales, tous les habitants de Praga et de Warsovie s'empressent à l'cnvi d'y concourir. Des groupes innombrables se rendent sur le terrain; ici les corporations; là, en première ligne, les étudiants arrivent, enseignes déployées, la pioche à l'épaule, en faisant retentir l'air des hymnes patriotiques. Chacun se met à l'œuvre : rang, fortune, sexe, âge, tout est confondu, tout travaille sans exception. Nos dames de première distinction accourent dans leurs élégantes calèches, elles manient la bêche à côté de leurs maris et de leurs frères, et accomplissent ainsi la corvée de trois jours, prescrite par la coutume. Les domestiques ne manqueront pas à ce devoir pour tout au monde, et nous avons vu des servantes quitter des maîtres qui refusaient de leur accorder le temps consacré aux fortifications. A l'époque de la révolution, un froid piquant se fit sentir; c'était en décembre; le thermomètre marquait de 10 à 12 degrés au-dessous de zéro. Jamais l'empressement ne fut plus grand : les hommes brisaient la terre gelée, les femmes chargeaient les charrettes, chacun s'occupait suivant ses forces ; l'ardeur était inouïe. Le seul privilège du riche était de profiter des moments de repos pour régaler le pauvre; pas d'autre distinction en présence du sentiment qui les anime tous, l'amour du pays ! Cependant la première ligne des retranchements s'achevait à peine, que déjà l'ennemi parut devant Praga. Les Russes avaient soixante-quinze mille hommes de vieilles troupes aguerries et habituées aux combats. Les Polonais ne comptaient dans leur armée que quarante-sept mille soldats exercés seulement aux manœuvres, ou volontaires nouvellement enrôlés. Les Moscovites combattaient aux cris du Hourra! Vive h tsar ! Mort aux libéraux! Mort aux rebelles ! Les Polonais suivaient la bannière blanche, ou l'on voyait ces mots *. Pour notre liberté et la vôtre. Les esclaves abrutis de la Newa et de l'Oural pouvaient-ils comprendre le sens de cette généreuse inscription? Les journées sanglantes des 19, 20, 24 et 25 février, où cent vingt mille hommes avec trois cents bouches à feu s'envoyaient la mort, appartiennent à l'histoire. » Dans ces moments terribles, Praga, oùcampa l'armée polonaise, lui fournit hôpitaux et magasins. A une lieue, vers le sud-est, se donna l'action la plus rude , au bois des Aulnes (Olszynka) ; quatre fois disputé à la baïonnette, quatre fois ce bois fut défendu avec une égale vigueur. Le général Chlopiçki fut blessé à cette journée. C'est encore à un quart de lieue du faubourg qu'a été détruit ce régiment de dragons, décorés officiellement du nom d'invincibles, parce-que, en 1814, ils étaient entrés dans Paris les premiers. La charge impétueuse des Invincibles parut si décisive au commandant russe, qu'il expédia des courriers h Berlin et à Saint-Pétersbourg, pour annoncer d'avance la chute de "Warsovie. Cette nouvelle, franchissant le Rhin, jeta la capitale de France dans un jour entier de consternation ; et cependant elle avait un triomphe à célébrer, — les vainqueurs de 1814 mordaient la poussière sous les remparts de Praga; Warsovie avait vengé Paris. Le 25, l'affaiblissement était général ; les Polonais gagnèrent la rive gauche du fleuve, les Moscovites se retirèrent dans le bois, — le champ de bataille était occupé par quelques bataillons ennemis. Les habitations de Praga dans la direction des bois furent incendiées par les Polonais. Un silence morne descendit sur la plaine. Les longs gémissements des agonisants se mêlaient aux craquements des poutres qui croulaient... Le souvenir du jour passé complétait le tableau. La nuit fut fraîche, la lune était dans son plein, et prêtait une lumière lugubre à ces monceaux de cadavres et de ruines. Le lendemain, la flamme dévorait encore le reste de Praga; ses habitants les plus notables, réfugiés dans la capitale, étaient assemblés dans la salle de l'Hôtel-de-Ville pour le choix du mandataire à la diète, en remplacement du grand-ducConstantin, déclaré indigne de porter le titre de député polonais. Aloïse Bicrnacki, ancien député de Kalisz, obtint les suffrages des électeurs. La trêve, sans être signée, dura un mois ; toutefois, du camp russe et du camp polonais sortaient des volontaires pour se provoquer en combats particuliers entre Praga et Warsovie. Les Warsoviens assistaient a ces duels, de leurs croisées. • Après le dégel, le maréchal russe Dybicz se proposa de passer le fleuve au-dessus de Kar-czew, au-dessus de Praga. Le généralissime polonais, Skrzyneeki, averti de ces mouve- ments, rassembla l'armée, déboucha par la tête du pont de Praga, et défit, dans les bois voisins, à Wawer et à Dembé-Wiclkié, l'arrière-garde russe, et la poursuivit l'épée dans les reins à vingt-et-une lieues de Warsovie, jusqu'à Siedlcé. Cette victoire, qui coûta deux corps d'armée aux Russes, releva le moral de l'armée polonaise, en fournissant aux travaux des fortifications de Praga quinze mille prisonniers de guerre. L'action eut lieu le 30 mars. Depuis ce moment glorieux, Praga a cessé d'être le point central de l'armée nationale ; elle vit trois fois les désastres de nos troupes. La première, elle recueillit et prodigua ses soins à nos soldats revenus de la fatale bataille d'Ostrolenka ; ils y étaient arrivés sans ordre ; ils ne retardèrent pas à y être réorganisés et à marcher en avant. La seconde, le 3 août, une troupe de Lithuaniens en fuite vint demander à Praga des armes et un bon chef pour les mener à l'ennemi. La diète envoya une députation à leur rencontre, et les salua presque dans les mêmes lieux où autrefois on saluait nos frères de Lithuanie venant délibérer à Warsovie sur les affaires de la patrie commune. On remercia ces braves de n'avoir pas désespéré du salut de la nation, el, afin que la conduite de ceux de leurs frères qui s'étaient retirés en Prusse fût publiquement flétrie, les deux chambres déclarèrent les Polonais lithuaniens, présents à Praga, avoir bien mérité de la patrie. —Après la capitulation de Warsovie (le 8 août), à deux heures du malin, la diète se retira à Praga et y tint séance; l'armée y. entra pareillement. La reddition de Praga fut comprise clans la capitulation. La retraite se fit sur Mocllin. Au moment du départ, à huit heures du matin, d'épais brouillards couvraient la plaine; à peine fit-on une dcmi-lieuc que tout-à-coup le soleil parut dans l'horizon, et, dans le lointain, nous découvrîmes Warsovie : Warsovie notre belle, notre trop malheureuse cité.'... Paies, tous les fronts s'inclinèrent, tous les regards s'éteignirent dans les larmes. La première tâche des Russes fut de démolir les remparts. Pour comble d'insulte et de mépris du malheur, les prisonniers polonais furent chargés de l'exécuter. Les infortunés! ils furent même forcés de travailler de leurs mains à élever, à la tète du pont, deux nouveaux retranchements tournés contrôla capitale. Le tzar les fit baptiser du nom de Sliwiçki. Voici pourquoi. Lorsque les Moscovites eurent traversé le fleuve, pour attaquer Warsovie parla rive gauche, ils tentèrent à deux reprises d'incendier le pont de Praga. Ils échouèrent, grâce à la vigilance des gardes nationaux. Une de ces tentatives fut confiée à un certain Sliwiçki, Polonais de naissance, mais au service de la Russie, mort à Paris des blessures reçues lors de son expédition sacrilège. Le tzar, pour immortaliser un dévouement impie, attacha le nom de cet aventurier à ces ouvrages. Praga n'est plus aujourd'hui qu'une ville dévastée, une citadelle qui menace Warsovie, et sert de pilori au traître Sliwiçki. André Slowaczynski. PIÈCES OFFICIELLES POUR SERVIR A L'HISTOIRE CONTEMPORAINE DE LA POLOGNE. Une nation nombreuse, riche et guerrière, dominait dans le nord de l'Europe; toutes les autres étaient ses alliés ou ses feudataircs. Les princes de la Prusse orientale lui rendirent foi et hommage depuis 1525 jusqu'en 1657. Sigismond III faisait couronner son fils czar a Moskou, en 1610. Deux cent mille Ottomans s'étaient rués sur l'Europe en 1683; la capitale de l'Autriche, Vienne, allait tomber en leur pouvoir ; et cette conquête ouvrait aux vainqueurs les vastes pays qu'avait envahis Abdé-ram au huitième siècle. Les Ottomans furent battus comme l'avaient été les Sarrasins, la capitale de l'Autriche fut délivrée, et l'Europe sauvée. Cette nation si puissante, la seule peut-être qui n'avait rien à redouter de l'invasion des hordes d'Orient, et dont les guerriers remportèrent cette victoire éclatante, c'était la nation polonaise. Le libérateur de l'Allemagne, de l'Italie et de la France, le Charles-Martel du dix-septième siècle, c'était Jean Sobieski, roi de Pologne. Avec lui finit l'ère de gloire et «le prospérité de son pays. La patrie de Sobieski est devenue la proie ùôs puissances qu'il avait sauvées d'une imminente destruction. — La France est restée fidèle à la foi des traités ; la Pologne a succombé après une dernière lutte de soixante-dix années. — Cette lutte commença en 1764. Les faits généraux sont trop connus pour qu'il soit nécessaire de les rappeler. Mais les historiens n'ont fait qu'indiquer les actes des puissances envahissantes, et des deux seules alliées restées fidèles à la cause polonaise. — La publication de ces documents authentiques a un puissant intérêt d'actualité. Nous les devons à une source officielle. — Nous nous bornons à en transcrire le texte avec la plus consciencieuse exactitude. Il importe, pour la juste appréciation de ces précieux documents, de connaître quelle était ïr cette époque la situation des diverses puissances de l'Europe. Les traités de paix signés en 1763, à Paris et à Hubcrtsbourg, avaient terminé la guerre européenne de sept ans. Une année s'était à peine écoulée depuis la cessation des hostilités. Cette guerre, si funeste à la France, terminée par un traité honteux, avait épuisé toutes ses forces et toutes ses ressources. La collision de la cour et des parlements ajoutait aux embarras de sa situation. Ses sympathies pour la Pologne, sa plus fidèle, sa plus ancienne alliée, semblaient devoir se résumer en vœux stériles. La question de l'investiture du duché de Cour-lande , dont la Pologne avait la suzeraineté, fournit à la Russie le prétexte d'une intervention diplomatique en faveur de l'infàmc Biren. Catherine II était parvenue à jeter la division dans les diétines de Pologne. La plus grande fermentation agitait la capitale elles provinces quand le roi Frédéric-Auguste III mourut. La vacance du trône mit en émoi toutes les ambitions. La czarine résolut de placer sur le trône de Pologne son amant Stanislas Poniatowski. Elle annonça hautement sa détermination. La Prusse s'associa à ses intrigues. Leur interven-vention n'était justifiée par aucun droit. Les autres puissances firent aussi connaître leurs intentions dans une circonstance aussi grave. Poniatowski appartenait à la grande famille des Piastes, il était né Polonais. L'intimité bien connue de ses relations avec la czarine le plaçait nécessairement dans sa dépendance. L'amant couronné de Catherine ne pouvait être que son vassal. Aussitôt après la mort du roi Frédéric-Auguste III, Vladislas Lubienski, archevêque de Gnesne, avait, en sa qualité de primat, et suivant la constitution de la république polonaise, pris les rênes du gouvernement pendant la vacance du trône. La czarine ne perdit pas un instant pour faire connaître officiellement ses intentions. Déjà la notoriété publique signalait plusieurs faits qui ne pouvaient plus être sérieusement contestés ; on lui reprochait publiquement de vouloir profiter des circonstances pour influencer les élections et s'emparer d'une partie du territoire polonais. Elle entreprit d'abord de réfuter les bruits répandus contre elle. Le 23 décembre 1764 , le comte de Keyserling, ambassadeur de Russie, et le prince de Repnin, ministre de la même cour, remirent au primat une déclaration de l'impératrice leur souveraine, conçu en ces termes : « Jamais l'esprit de mensonge n'a inventé une fausseté plus insigne que celle que l'on a auda-cicusement répandue dans le public à l'occasion du dessein que nous avons formé de soutenir l'élection d'un Piaste. On a prétendu que nous n'avions à cela d'autre but que de nous faciliter les moyens d'envahir quelques portions du territoire de la couronne de Pologne ou du grand-duché de Lithuanie, de les démembrer, et de les taire passer, par une usurpation violente, sous notre domination : ce bruit, destitué de fondement et même de vraisemblance, se détruit de lui-même. Notre système est de rendre heureux nos peuples sans rien conquérir sur les étrangers ; nous sommes entièrement persuadée que les plus grands monarques doivent diriger uniquement leurs vues vers le bonheur et la prospérité de leurs sujets. La justice et l'humanité sont la règle de notre conduite; elle nous ont placée sur le trône, et nous fondons sur elles la réputation que nous a méritée la manière dont nous gouvernons notre empire. Nous devrions garder le silence sur les projets qu'on nous suppose avec tant de fausseté, et mépriser absolument de si basses imputations ; mais, afin que la vérité paraisse au grand jour, que la pureté de nos intentions soit manifestée à toute la sérénissime république, que l'erreur soit détruite, et le doute éclairci vis-à-vis de ceux-mêmes qui sont le moins instruits de l'état des choses, nous déclarons de la manière la plus solennelle que nous sommes sincèrement et constamment résolue de maintenir la république dans son état actuel, c'est-à-dire dans ses lois, ses libertés, ses maximes et ses possessions, conformément au traité de 1686, et qu'ayant sincèrement à cœur de conserver l'intégrité de la couronne de Pologne et du grand-duché de Lithuanie, nous sommes fort éloignée de permettre que l'une ou l'autre éprouve aucun détriment de la part de qui que ce soit. «Nous déclarons en même temps que, par une suite de la véritable amitié et du bon voisinage que nous entretenons avec la sérénissime république, nous souhaiterions qu'à la future élection de son roi elle plaçât sur le trône un Piaste né en Pologne, de père et de mère issus de la véritable noblesse polonaise. Quel roi conviendrait mieux à la république, et la gouvernerait, selon ses droits et ses maximes , avec plus de succès qu'un Polonais qui ayant reçu, pour ainsi dire, avec la vie, la connaissance des lois sous lesquelles il est ne et élevé, s'y trouve accoutumé par une suite de devoir, de respect et d'obéissance? Le véritable intérêt du pays se trouverait naturellement lié à ce choix sans être altéré par aucun mélange de maximes et de liaisons étrangères, mélange qui ne saurait être que très préjudiciable à la république. Un roi choisi dans le cœur de la nation ne peut raisonnablement, se proposer d'autre but que le bonheur et la tranquillité de son royaume. Par là on préviendrait les soupçons et toutes les inquiétudes que pourrait causer aux puissances voisines l'élection d'un prince étranger pour régner sur les Polonais; enfin, la confiance, l'amitié et le bon voisinage seraient établis sur les fondements les plus inébranlables. » 358 LA POL< Le même jour, le sieur Benoît, résident de Sa Majesté prussienne, eut une audience du primat, à qui il remit aussi la déclaration suivante , sous le titre de Note préliminaire. « Les ennemis de la tranquillité publique ayant publié faussement que les cours de Prusse et de Russie voulaient profiter des circonstances présentes, pour démembrer la Pologne ou la Lithuanie, et que le concert qui règne entre ces deux cours n'avait pour objet que de faire des acquisitions aux dépens de la république, ces bruits, destitués également de fondement et de vraisemblance, ont engagé le soussigné, résident de Sa Majesté le roi de Prusse auprès de la sérénissime république de Pologne, à faire connaître préalablement par la présente note que l'amitié intime et la bonne intelligence qui subsistent si heureusement entre Leurs dites Majestés sont fondées sur un principe trop équitable, pour qu'on ait dû imaginer qu'il eût même jamais été question entre elles d'un pareil dessein. Loin de songer à s'agrandir, le roi mon maître ne travaille et ne travaillera constamment qu'à maintenir l'intégrité des états de la république, et à conserver les constitutions et les libertés de la nation polonaise. Sa Majesté l'impératrice de toutes les Russies se proposant le même objet, ces deux puissances se sont concertées ensemble pour y parvenir. Guidées l'une et l'autre par un principe si salutaire, on ne doit pas douter que leur union ne procure à la Pologne une sûreté et une tranquillité parfaite. « Et comme le voisinage, ainsi que la bonne intelligence qui règne depuis plus d'un siècle entre les Etats de Sa Majesté le roi de Prusse et ceux de la sérénissime république, engagent naturellement Sa Majesté prussienne à prendre beaucoup de part à tout ce qui peut contribuer au bien de la Pologne , le soussigné ne peut se dispenser de faire connaître, à l'occasion clu présent interrègne, que le roi son maître ne croit pas que la république puisse se procurer un plus grand avantage, ainsi que l'impératrice de Russie l'a déjà fait connaître, qu'en profitant de cette circonstance pour se choisir un roi qui soit du corps de la nation polonaise, issu par son père et sa mère clu sang cle la noblesse nationale. L'état de splendeur clans lequel la république s'est vue sous les règnes des rois Piastes; fournit assez d'exemples clu bon- heur que la nation peut se promettre à l'avenir, si dans la future élection elle donne son suffrage à l'un de ses nobles. Sa Majesté l'impératrice de Russie étant animée des mêmes sentiments à cet égard, et reconnaissant, ainsi que le roi mon maître , tous les avantages que la nation retirera d'un parti aussi louable que digne des beaux privilèges dont elle jouit, chaque citoyen pourra aisément entrevoir que, dans les circonstances présentes, il ne pourrait rien arriver de plus heureux à la Pologne que la parfaite harmonie qui règne à cet égard entre ces deux puissances voisines. Il paraîtra incessamment une déclaration plus ample et plus formelle sur tous ces objets, laquelle achèvera de convaincre le public que le soussigné n'a exposé ici que les vrais sentiments du roi son maître, sentiments qu'il a cru devoir mettre au jour par cette note préliminaire. « A Warsovie, le 27 décembre 17G3. « Signé Benoît. » Deux jours après, fête de saint Etienne, patron du prince Poniatowski, les mêmes ambassadeurs remirent à ce prince, au nom de la czarine, les insignes de l'ordre de Saint-André, une épée enrichie de diamants, et un cadeau de 9,000 ducats. Le manifeste de la czarine gardait le silence sur le séjour des troupes russes dans quelques provinces polonaises, qui, sous le règne du feu roi Frédéric-Auguste, avait été l'objet de vives et énergiques réclamations. Déjà les diétines étaient convoquées, l'ouverture de ces assemblées pour l'élection des nonces a la diète générale était prochaine. Il importait à l'honneur, à l'indépendance du pays, que ces diverses assemblées fussent parfaitement libres et hors de toute influence étrangère. Les sénateurs et les ministres de la couronne insistèrent sur la nécessité du renvoi immédiat des troupes étrangères, et, conformément à leur décision, le primat transmit, le 31 décembre 17G4 , au comte de Keyserling et au prince de Repnin, ambassadeurs de Russie, une note par laquelle il demande: l°que les troupes russes qui sont encore dans la Prusse royale et dans d'autres endroits du territoire de la repu. blique soient rappelées; 2° que les irruptions que font sur les frontières de la Lithuanie les sujets et soldats de Russie soient réprimées, et que les dommages soient réparés; 3° que la cour de Russie indemnise la Pologne des pertes qu'elle a essuyées pendant la dernière guerre, par le passage des troupes russes sur le territoire de la république. Les ministres ont répondu par écrit à ces demandes : 1° que les troupes quitteraient le territoire de la république aussitôt que cette cour aurait accordé un détachement pour la garde et la sûreté de leurs magasins ; 2° que l'impératrice a déjà ordonné de faire, au sujet des irruptions de ses soldats, les plus exactes recherches,quoique d'une autre part on se soit plaint de plusieurs excès commis par les sujets de la république sur le territoire de Russie; 3° que la cour de Pélersbourg a nommé depuis longtemps des commissaires pour la liquidation des indemnités demandées par la république, mais qu'on ignore si les instructions que le feu roi a données à ce sujet aux commissaires de la république doivent avoir lieu. Le lendemain, cette réponse fut examinée par le sénat, qui arrêta que les mêmes demandes seraient renouvelées auprès des ministres de Russie, et qu'on leur ferait entendre que ce qui est ordonné du vivant d'un roi doit être exécuté après sa mort. L'ambassadeur de Russie, comte de Keyserling, s'était engagé à faire retirer les troupes russes de la Prusse polonaise, et déjà le grand-général de la couronne avait donné l'ordre au prince Czartoryski, colonel des gardes, de faire marcher trois cents hommes de ce régi-mentpour relever les troupes russes employées à la garde des magasins restés dans cette province. Mais le poste n'avait pas été évacué. Les RusseswHaient restés sous le prétexte que la saison ne permettait pas le transport des fournitures de pain dans les magasins, et que pour faire effectuer ce mouvement il avait besoin d'en informer sa cour. Chaque jour amenait de nouvelles contestations. La tzarine venait d'ajouter à son titre celui d'impératrice de toutes les Russies. Cette innovation alarma le gouvernement polonais. Le primat et les sénateurs firent remettre à l'ambassadeur de Russie une note par laquelle ils reconnaissaient sans difficultés le titre de majesté impériale, « mais qu'ils ne pouvaient s'empêcher de représenter que l'ordre équestre et la nation en général pourraient conce- voir quelque inquiétude sur la généralité de cette dénomination de toutes les Russies, ayant à craindre que la cour impériale de Russie n'en tirât peut-être un jour des conséquences sur la possessions des provinces connues sous la même dénomination et appartenant à la république, tant en Pologne qu'en Lithuanie. » L'ambassadeur de Russie se hâta de déclarer, au nom de sa souveraine, « que le titre de Majesté impériale de toutes les Russies étant donné à l'impératrice , sa très gracieuse souveraine, par toutes les autres puissances, il ne serait pas convenable de vouloir rien changer à cet égard, mais qu'il assurait la sérénissime république, de la manière la plus positive, que Sa Majesté l'impératrice était si éloignée de se prévaloir jamais de ce titre de toutes les Russies, pour former des prétentions quelconque sur la Russie polonaise, qu'elle est au contraire fermement résolue d'observer religieusement le traité de paix de 1686 (1), au point qu'en cas de démembrement, elle assisterait la république de toutes ses forces pour la maintenir dans l'état actuel de ses possessions. » M. Benoît, résident de la cour de Berlin à Warsovie, avait, clans une note préliminaire,remise au prince primat le 23 décembre 1763, annoncé qu'il donnerait incessamment, au nom de son souverain, une déclaration authentique des intentions de Sa Majesté prussienne: Cette déclaration ne fut notiliée qu'un mois après, le 24 janvier 1764. Elle n'est pas moins explicite que celle de Russie; éHle est conçue dans le même sens. En voici le texte : « Les bruits qui se sont répandus dans le royaume, et que les ennemis de la tranquillité publique ont cherché à accréditer de plus e» plus, savoir : que les cours de Prusse et de (1J Parle trailé conclu à Moscou, le G niai 1C86, les tzars s'obligeaient a payer a Ja Pologne 146 mille roubles, moyennant quoi la république leur cédait la propriété des duchés de Kiev* et de Smolensk, le palatinat de Czerniéchovie et le duché de Sevcrieen Ukraine, que jusque-là ils n'avaient eu qu'en dépôt pour les années de la trêve. La Russie devait en outre déclarer la guerre aux Turcs, et attaquer immédiatement les Tartares de Krimée, assiéger les places que tenait le Grand-Seigneur en Podolie, etc. Jean Sobieski régnait alors, il méditait la conquête de la Moldavie et de la Valachie, et, par un trailé secret avec l'empereur d'Allemagne, il s'était assuré la possession de cos deux principautés pour ses enfants. Tant que régna Jean Sobieski, les tzars, qui s'étaient opposés à son élection, furent contraints de respeeler la Toi des traités. Russie voulaient profiter des circonstances présentes pour démembrer la Pologne ou la Liihuanie, et que le concert de ces deux cours tendait uniquement à faire des acquisitions aux dépens de la république ; ces bruits, dis-je, également destitués de vraisemblance et de fondement, ont engagé le soussigné, résident de Sa Majesté le roi de Prusse près la sérénissime république de Pologne, à les démentir, non-seulement de vive voix, mais encore par une note préliminaire qu'il a remise à Son Altesse le prince primat. Le soussigné en ayant fait sur-le-champ son rapport au roi son maître, Sa Majesté, justement indignée de ces imputations, si contraires à sa façon de penser, a non-seulement approuvé tout le contenu de la susdite note, mais encore elle a chargé le soussigné de la renouveler et de la confirmer par une déclaration solennelle faite en son nom. En conséquence de ces ordres exprès de Sa Majesté le roi de Prusse, son soussigné résident déclare de nouveau, par la présente, que l'amitié intime et la bonne harmonie qui subsisten t si heureusement entre les deux cours de Prusse et de Russie sont fondées sur un principe trop juste et trop équitable pour qu'on doive seulement présumer que ces cours aient jamais conçu un pareil dessein ; loin de songer à s'agrandir, Sa Majesté le roi de Prusse ne travaille au contraire et ne travaillera constamment qu'à maintenir en leur entier les états de la république et à conserveries constitutions et les libertés de la n^lion polonaise. Sa Majesté l'impératrice de toutes les Russies se propose le même objet, et ce n'est que pour y parvenir que le roi s'est concerté avec cette souveraine. Ces deux puissances étant guidées par un principe si salutaire, on ne doit pas douter que leur union ne contribue à procurer à la Pologne une sûreté et une tranquillité parfaites. « Et, comme en vertu du voisinage et de la bonne harmonie qui, par une alliance inaltérable, unissent depuis un temps immémorial les États clu roi de Prusse et ceux de la sérénissime république, Sa Majesté prussienne doit naturellement prendre beaucoup de part à tout ce qui peut arriver d'avantageux à la Pologne, le soussigné ne saurait se dispenser, en vertu des ordres qu'il a reçus, de faire connaître, à l'occasion du présent interrègne, que le roi n'entrevoit pas que la république puisse se procurer de plus grands avantages qu'en profitant de cette époque pour se choisir un roi tiré du corps de la nation polonaise, issu, du côté du père et de la mère, du sang de la noblesse nationale, ainsi que Sa Majesté impériale de Russie l'a fait connaître par sa dernière déclaration, faite dans les mêmes vues que celle-ci. La splendeur de la république sous les règnes des rois Piastcs peut faire juger du bonheur qu'elle se préparc pour l'avenir, si, dans la future élection, elle tourne ses vues du côté de la noblesse nationale. Sa Majesté impériale de Russie étant animée des mêmes sentiments à cet égard, et reconnaissant également tout le bien que la nation retirera d'une démarche aussi louable que digne des beaux privilèges dont elle jouit, il sera aisé à chaque citoyen d'entrevoir qu'il ne pouvait rien arriver de plus heureux pour la Pologne, dans les circonstances présentes, que le parfait concert qui règne encore sur ce point entre ces deux puissances voisines. « Le soussigné, en exposant dans celte déclaration formelle les sentiments sincères et invariables du roi son maître, s'est conformé aux ordres exprès et précis qu'il vient de recevoir de Sa Majesté. « A Warsovie, le 22 janvier 1764. « Signé, Benoît. » Les séances des assemblées de Varsovie pour l'élection des nonces à la diète générale s'étaient passées paisiblement; mais celles des autres districts avaient été très tumultueuses. Le prince Czartoryski, évêque cle Posnanie, avait convoqué, le 23 janvier (176f), une assemblée des sénateurs et des nobles de la grande Pologne. On y proposa les deux questions suivantes : « 1° S'il convient d'élire pour roi un noble Polonais à l'exclusion de tons les étrangers, conformément aux intentions de l'impératrice de Russie et clu roi de Prusse ? « 2° Si chaque noble doit donner sa voix pour l'élection clu roi; s'il convient de choisir à cet effet des députés parmi la noblesse ? » Tous les membres, moins quatre, ont été d'avis qu'il fallait renvoyer l'examen de la première proposition à la diète d'élection, qui seule pouvait prendre une décision définitive, sans entendre néanmoins, par ce renvoi, désavouer le désir de voir sur le trône un roi polonais. 11 fut décidé, à la même majorité de voix, que chaque noble voterait directement pourl'élcction. On attribua ce double vote a la profonde impression qu'avait faite sur l'assemblée l'éloquent discours prononcé par le palatin de Kalisch. L'orateur soutint qu'en excluant les étrangers de la concurrence au trône, on s'exposerait à indisposer gravement les principales maisons régnantes de l'Europe, qui déjà avaient donné à la Pologne des rois qui l'avaient sagement et glorieusement gouvernée, et auxquels la nation devait sa civilisation, et les plus grandes familles polonaises leur fortune. 11 ajouta, quant à la seconde proposition, qu'admettre le mode d'élection par délégation exceptionnelle, ce serait priver la petite noblesse cle son droit le plus précieux. Il signala les dangers qu'entraînait la restriction du droit d'élection à un petit nombre de députés, plus faciles à corrompre qu'une assemblée de tout le corps de la noblesse. La diétinc de Warsovie avait terminé ses élections avec le plus grand calme et l'ordre le plus parfait; mais les désordres allaient toujours croissant dans les assemblées des autres districts. A Wilna, l'évêque Massalski et le palatin prince Radziwill avaient fait des élections chacun de leur côté. Dans la diétine d'Inowro-çlaw, des gentilshommes de divers partis et dix-sept soldats avaient été grièvement blessés. Il y eut, dans douze autres assemblées, des scissions, des confédérations et des doubles élections de nonces et de juges-kapturaux (1). Dans ses dernières séances, la diétine du palatinat de Warsovie avait arrêté les instructions que devaient suivre les nonces qu'elle avait élus. Elles portaient en substance : 1° que la diète d'élection abrogerait l'usage de donner aux femmes des staroslies ou d'autres terres du domaine de la couronne; 2° que, sans rien préjudicier pour l'avenir au droit de la ville de Krakovie, le couronnement du futur roi aurait lieu à Warsovie; 3<> que l'armée de la U) On appelait Kaptur un tribunal exceptionnel et temporaire c"argé de maintenir Tordre dans ies districts pendant la va-tl»»cc du trône. république sera augmentée autant que l'exigeront les circonstances; 4° que pour le soulagement des villes, il ne sera plus donné de quartiers publics aux nonces. Dans les premiers jours de mars, le prince Primat déclara ne point reconnaître en qualité de nonces ceux qui ont été élus par des assemblées scissionnaires. La déclaration de la cour de France, au sujet de l'élection d'un roi de Pologne, ne parvint à l'ambassadeur de cette puissance à Warsovie que le 16 mars 1764. Il se hâta de la présenter au prince Primat. Cette déclaration était attendue par tous le9 partis avec la plus vive impatience. C'est un des documents historiques les plus importants de cette époque. Cette déclaration s'exprime avec une franchise, une netteté qu'on remarque rarement dans les actes de la diplomatie. « La vacance du trône est l'événement le plus important qui puisse arriver dans un royaume électif, et c'est dans une occasion si essentielle que le roi s'est empressé de donner à la nation polonaise de nouvelles assurances de son amitié et de l'intérêt véritable qu'il prend à la gloire et à la prospérité de cette république. Les ambassadeurs et les ministres de France dans toutes les cours étrangères , et spécialement le marquis de Paulmy àWarsovie, ont été chargés de faire connaître, par des déclarations verbales, quelles sont les dispositions du roi à l'égard de l'élection future d'un roi de Pologne. Mais Sa Majesté, ne voulant pas qu'il puisse y avoir le moindre doute sur la pureté de ses intentions, et ne craignant pas de mettre au grand jour ses vrais sentiments, a cru devoir les manifester par une déclaration formelle et authentique. « Le roi déclare donc, de la manière la plus précise et la plus solennelle, qu'il ne considère dans cette occasion que les avantages de la république; qu'il ne forme d'autre vœu, et n'a d'autre désir que de voir la nation polonaise maintenue dans tous ses droits, dans toutes ses possessions, dans toutes ses libertés, et spécialement dans la plus précieuse de ses prérogatives, celle de se donner un roi par une élection libre et un choix volontaire; qu'animé de ces sentiments et d'un véritable intérêt pour une nation, ancienne alliée de sa couronne, il remplira à son égard tout ce que peuvent exi- 146 ger de lui la justice, les traités et les nœuds mutuels de l'amitié; qu'enfin il l'assistera par tous les moyens qui seront en son pouvoir, si, contre toute attente, elle était troublée dans l'exercice de ses droits légitimes, et qu'elle peut compter sur ses secours, et les requérir en toute assurance , si les privilèges de la nation polonaise étaient violés; mais Sa Majesté a lieu de croire qu'un pareil cas ne saurait exister, puisque les puissances voisines ont également déclaré , de la manière la plus solennelle, qu'elles étaient constamment résolues de maintenir la république dans son état actuel, ses lois, ses libertés , ainsi que dans ses possessions, et qu'elles ne souffriraient pas qu'elle éprouvât aucun préjudice de la part de qui que ce soit, et que ses libertés fussent gênées par les cours étrangères. Des déclarations si précises, si uniformes et si équitables annoncent clairement à la nation polonaise qu'elle peut user de ses droits dans toute leur étendue, et qu'elle n'a pas à craindre de voir ses libertés et son territoire violés par l'introduction d'aucune troupe étrangère. « A l'égard des différents candidats qui peuvent aspirer au trône de Pologne, Sa Majesté n'en recommande et n'en indique aucun ; elle est encore plus éloignée de donner des exclusions , puisque ce serait agir contre ses principes, et attenter à la liberté des Polonais; et même elle s'abstiendra de donner des conseils sur une matière aussi délicate , étant bien persuadée que la république est trop éclairée sur ses vrais intérêts pour ne pas préférer le candidat qui sera le plus en état de la gouverner avec justice et avec éclat. La Pologne compte des grands hommes parmi les rois Piastes ; plusieurs maisons souveraines lui en ont fourni d'aussi célèbres par leurs actions qu'illustres par leur naissance. C'est à la nation elle-même de déterminer son choix en consultant sa propre convenance, sans égard à des influences étrangères, et Sa Majesté déclare qu'elle reconnaîtra pour roi de Pologne et pour allié de sa couronne, que même elle soutiendra et protégera quiconque sera élu par le choix libre delà nation, et conformément aux lois et aux constitutions du pays. » Le comte de Mercy, ambassadeur de la cour de Vienne, remit le même jour au prince primat la déclaration de Leurs Majestés impériale et royale. La cour de Vienne semblait alors s'être associée à la politique de la France. Cette identité cle pensée n'était qu'apparente. « Dès le commencement du présent interrègne , Sa Majesté l'impératrice, reine de Hongrie et de Bohème, en sa qualité de voisine et d'ancienne alliée de la Pologne, s'est empressée à faire connaître l'intérêt qu'elle prend au maintien de cette république dans tous ses droits et dans toutes ses prérogatives, surtout dans celle d'une élection parfaitement libre; mais Sa Majesté, ayant été instruite des bruits que l'on a répandus en Pologne, dans la vue de jeter des cloutes sur la fermeté et la réalité de ses intentions à cet égard, a cru devoir les manifester par une déclaration formelle et authentique. « Sa Majesté l'impératrice-reine déclare donc, de la manière la plus précise et la plus solennelle , qu'elle envisage la république de Pologne, comme un état souverain et indépendant, qiii doit jouir, sans aucune restriction , du droit que lui assurent ses lois et constitutions, de se donner un roi par un choix volontaire, que par conséquent aucune exclusion ne saurait avoir lieu sans blesser et cette indépendance et cette liberté absolue qui n'admettent ni exceptions, ni limitations, et qui sont entièrement incompatibles avec des violences ou même des menaces que l'on pourrait employer pour en troubler l'exercice. C'est d'après ces principes et d'après les traités qui subsistent si heureusement et depuis si longtemps entre les états de Sa Majesté et la république, qu'elle se propose clans tous les cas de diriger ses démarches, et qu'elle s'engage dès à présent à reconnaître pour roi quiconque aura été élevé au trône par une élection libre, guidée par les lois. Mais lorsqu'elle est résolue de ne gêner en aucune manière le choix de la nation , elle ne saurait en même temps voir avec indifférence rien de ce qui pourrait y être entrepris de contraire. « Tels sont les vrais et invariables sentiments de Sa Majesté l'impératricc-rcine à l'égard de la république de Pologne et de l'élection de son roi, sentiments qu'elle a fait connaître aux cours voisines, et qui garantissent la pureté de ses intentions. Elle a lieu de croire, au reste, qu'on songera d'autant moins, de quelque part que ce soit, à employer des violences pourcon- traindre la liberté de la nation polonaise, qu'en ce cas toutes les puissances intéressées au maintien de la république se trouveraient dans la nécessité de s'opposer à de pareilles entreprises. » A peine cette déclaration avait été remise au prince Primat, que les troupes russes, qui s'étaient retirées de Graudentz , y rentrèrent, et s'opposèrent avec violence à l'ouverture de la diétine qui devait avoir lieu dans cette ville. Cette assemblée était la plus importante de la Pologne, par le nombre clc ses membres, ses prérogatives et son iniluence. Ces actes de violence sont constatés dans le mauifeste du 27 mars 1764, signé parles évêques deCulm, de Kamienieç, les palatins de Marienbourg, de Posnanie et de Kiovie,lescaslcllansdeCulm,dcDantzick, etc., etc., le chambellan de Culm, et autres, au nombre de trois cents sénateurs, officiers de la couronne, et gentilshommes des principales familles, Potoçki, Radziwill, Iablonowski, Krasinski, Ossolinski, etc., etc. « Nous , sénateurs ecclésiastiques et séculiers, dignitaires, officiers des palatinats et de l'ordre équestre de l'illustre province de Prusse, assemblés le 27 mars 176i, à Graudentz , lieu désigné par la loi, suivant l'alternative des villes, et indiqué par les universaux( 1 ) de Son Altesse le Primat pour la tenue des états de cette province, sachant que toutes les diétines particulières tenues le 22 du présent mois, dans les trois palatinats de Culm, Marienbourg et Poméranie, en vertu desdits universaux, tirés du grod de Kowal, ce même jour 22, ont eu lesuccès désiré, conformément aux lois, usages et privilèges de la province, unanimement et sans aucune atteinte à la liberté des suffrages des citoyens; sachant aussi qu'on avait observé dans lesdites diétines, suivant l'exemple de nos ancêtres, toutes les formalités requises, et que, dans la vue d'établir le meilleur ordre pour le maintien de la justice, on avait nommé des juges kapluraux, et élu pruvisionnellement des nonces, chargés de porter à la diète générale de convocation les vœux de la province, conformément à leurs instructions, nous nous sommes assemblés dans cette ville pour faire approuver ces mesures par la diétine générale de Prusse, et pour donner toute la force et <1) Lettres adressées par le Primat pour la convocation des diéUnes provinciales à la diile générale d'élection. mettre la dernière main à de si justes résolutions. Mais, contre les lois expresses du royaume, contre les usages les plus anciens et les plus sacrés, et enfin contre l'attente générale des citoyens, nous avons trouvé la ville de Graudentz remplie de troupes russes, commandées par le général Kommotow, dont une partie occupait les portes, et le reste gardait et investissait les environs. Cependant le général russe les avait fait sortir de la place, quelques jours avant la tenue de la diétine. Mais, à la veille de notre assemblée, et comme s'il eût eu dessein d'empêcher qu'elle eût lieu, il a fait rentrer ses troupes , lesquelles ont désarmé les gentilshommes qui se rendaient à la diétine, et ont investi la maison de ville, lieu fixé pour les délibérations. « Malgré les remontrances et représentations faites et réitérées au général Kommotow, il a refusé de retirer les troupes étrangères à une nation libre, qui n'a présentement d'autres armes que ses lois, ses libertés, ses privilèges. Nos portes même ont continué d'être soigneusement gardées contre nous-mêmes. « Dans cette malheureuse circonstance, il ne nous reste que la liberté d'adresser nos plaintes à Dieu et à la république. Nous confiant en notre innocence, mais privés des moyens de donner à nos délibérations la force convenable, nous nous contentons de dresser le présent manifeste, conjurant toute la république, dont nous sommes membres, en vertu de l'incorporation faite avec elle par nos ancêtres , et des confirmations réitérées de nos usages non interrompus depuis tant de siècles, de ne pas tenir sans nous la future diète générale de convocation. Nous fondons notre demande sur nos privilèges, suivant lesquels notre présence à ladite diète est nécessaire et indispensable. Au surplus, nous réclamons, contre les violences que nous venons de rapporter, la justice de l'impératrice de Russie, ainsi que les bons offices et le crédit des puissances qui ont déclaré si aulhentiquement qu'en vertu de l'amitié établie par les traités, entre leurs couronnes et notre république, elles voulaient nous maintenir dans la jouissance de nos lois et de nos libertés, et nous laisser délibérer en paix su: nos intérêts communs. » Suivent plus de trois cents signatures des sénateurs, uonces, etc. 364 LA PC Ce manifeste fut immédiatement suivi de plusieurs autres contre la rupture violente de l'assemblée de Graudentz. Pour comble de malheur, la mésintelligence la plus passionnée éclata entre les membres de cette assemblée, et les mêmes symptômes de désordre se manifestèrent dans d'autres localités. Une confédération s'était organisée dans le palatinat de Wilna. Elle avait été formée par l'évêque de cette ville, qui la fit signer par tout son chapitre, et bientôt après par les castellans de Troki, de Witebsk et de Smolensk, et quinze autres gentilshommes, dans l'intérêt du parti Czarto-riski contre celui de Radziwill. Cependant des corps nombreux de troupes russes s'avançaient sur le territoire de la république. Le 16 avril, après une conférence avec le castellan de Krakovie, grand-général de la couronne, le prince Primat adressa une note énergique aux ministres plénipotentiaires de la cour de Russie. Dès le lendemain, les deux diplomates répondirent par une note qui se termine ainsi : « ..... L'entrée des troupes russes en ce royaume n'a d'autre objet que de maintenir la tranquillité, les droits de la république et la liberté de l'élection. On ne songe qu'à étouffer les étincelles pour prévenir l'embrasement , et l'on ne veut pas plus troubler les délibérations de la diète générale, qu'on n'a voulu empêcher celles des diétines. « Les sujets de la Pologne n'ont pas à se plaindre des troupes russes ; elles paient tout en argent comptant, et ne sont à charge à aucun d'eux. Au reste, nous soussignés, ambassadeurs extraordinaires et ministres plénipotentiaires, ne manquerons pas de faire parvenir à Sa Majesté l'impératrice de toutes les Russies, notre gracieuse souveraine, la note qui nous a été remise. «Donné à Warsovie, le 17 avril 1764. « Signé H. C., comte Keyserling; M.,prince Repnin. » Cette réponse, en présence d'actes de violation flagrante, était une amère dérision. L'entrée des troupes sur le territoire polonais était un acte d'hostilité injustifiable. Quand même il aurait été vrai que les troupes payassent leurs dépenses, la question n'était pas là. Mais ces actes de violence n'étaient que le prélude d'une intervention armée, et déjà l'invasion de la capitale était décidée dans le cabinet de Saint-Pétersbourg. La czarine et ses agents suivaient un plan fixe et arrêté; ils niaient dans leurs notes, leurs déclarations, les faits les plus évidents, sans prendre souci de se mettre chaque jour en contradiction manifeste. Il n'y eut i pas jusqu'au général Kommotow qui ne prétendît justifier sa conduite envers la diétine de Graudentz. La czarine comptait moins sur la force de ses troupes que sur les divisions qu'elle avait provoquées dans les assemblées et parmi les membres les plus influents des diverses provinces de la Pologne. C'était le commencement d'une autre guerre de trente ans. Deux seules puissances sont restées fidèles à la cause du malheur et à la foi des traités, la France et la Porte-Ottomane. Nous avons fait connaître la déclaration de la première; celle de la seconde n'est pas moins remarquable. C'est une réponse du grand-visir à la notification officielle de la vacance du trône de Pologne. Elle fut remise au prince primat vers le milieu d'avril delà même année. « Le royaume de Pologne a été de temps immémorial reconnu par toutes les cours de l'Europe pour une république libre et indépendante, qui par conséquent a el droit de s'élire un chef sans que d'autres puissances s'en mêlent. Fondée sur ce principe, Sa Majesté le très puissant et très illustre empereur des Ottomans, etc., veut et désire, par un effet de sa magnanimité naturelle et de ses hauts sentiments , que, dans les circonstances actuelles, l'élection d'un roi de Pologne se fasse conformément aux anciennes constitutions, lois et usages du pays, avec l'exercice de cette précieuse liberté qui appartient à la république, et sans que ni la Sublime-Porte ni d'autres puissances puissent s'ingérer dans cette affaire en aucune manière. Telles sont les intentions de Sa Hautesse; je vous les déclare et manifeste à vous, nos anciens amis et principaux membres de la république. Et, comme nous voulons que l'ambassadeur de France, l'envoyé de Prusse et le résident de Russie, ministres actuels do ces puissances auprès de la Sublime-Porte, en soient instruits, nous leur en avons donné connaissance de vive voix et par écrit. Eu atten- tlant, le suprême chef de l'empire ottoman ne doute point que ces ministres ne communiquent à leurs cours respectives l'estime que Sa Hau-tesse porte à la république, et l'intérêt qu'elle prend au maintien des libertés de la nation. Elle souhaite de plus que le grand-maréchal de la couronne soit informé du contenu de cette lettre, et qu'il en fasse part aux magnats de Pologne , afin que l'entremise d'aucune puissance n'influe sur l'élection. En ces points consistent les vrais désirs et les sentiments de SaHautesse,sur lesquels j'avais à m'expliquer.» Nous allons bientôt voir des Français s'associer aux dangers, aux efforts des patriotes po- lonais contre l'agression combinée de la Russie, de la Prusse et de l'Autriche. Nous signalerons les actes et les faits de cette première période de confraternité d'armes qui ont signalé les généreuses sympathies de ces deux peuples, combattant pour la même cause et sur les mêmes champs de bataille pendant un quart de siècle. Cette partie si intéressante de l'histoire de la Pologne et de laFrance, depuis 1764 jusqu'en 1791, n'est pas assez connue. Les historiens qui voudront remplir cette lacune trouveront dans la suite de nos livraisons de précieux documents d'une incontestable authenticité. (La suite prochainement.) COUP-D'ŒIL SUR LA LÉGISLATION POLONAISE. La Pologne possédait une législation nationale; des lois écrites, remontant à la première moitié du quatorzième siècle, et remarquables à plus d'un titre, sont là pour prouver qu'elle a même, sous ce rapport, devancé beaucoup d'autres nations. Dès les temps les plus reculés, le pouvoir législatif en Pologne était une attribution de l'assemblée des Etats, appelée diète, qui plus tard, et nommément en 1504, prit une forme régulière, et se composa du roi et des deux Chambres, c'est-à-dire du Sénat et de la Chambre des Nonces, ou représentants élus de l'ordre équestre. Les villes avaient aussi une certaine représentation; car-, bien qu'elles n'eussent pas été admises aux délibérations de la Diète, les rois s'abstenaient néanmoins de statuer rien de décisif à leur égard sans l'assentiment de leurs délégués ou plénipotentiaires. Ce qui, avant tout, mérite d'être signalé, c'est qu'à part la grande et principale division du Pays en royaume de Pologne et grand duché de Lithuanie ( ce dernier ne fut définitivement réuni à la Pologne qu'en 1569, en conservant toutefois intacte sa législation distincte), et, à quelques rares exceptions près, la Pologne fut de bonne heure dotée d'une législation uni- forme. Le roi Wadislas-Lokietek fit déclarer en 1331,par la Diète deChenciny(i),que « làoùil n'y avait qu'un royaume, la loi devait aussi être une et commune à tous. » Mais c'est a son fils Kasimir-le-Grand que revient la gloire d'avoir été le premier législateur de son pays. Il a laissé un monument impérissable dans son statut de 1347, connu sous le nom de statut de Visliça (2). Il présidait lui-même aux délibérations , et les dirigeait avec une rare sagesse, adjiciens et resecans (comme disent les historiens), corrigens et temperans, leges condidit polo-nicas. On est frappé d'étonnement lorsqu'on songe que ce premier Code polonais, remarquable par la sagesse et la mansuétude de ses dispositions, précède de neuf ans la célèbre Bulle-d'Or de Charles IV, empereur d'Allemagne, qui, sous le rapport de la législation pénale, respire encore à un haut degré la barbarie du moyen-âge. Nous nous hâtons d'ajouter que l'on chercherait en vain, dans le statut de Visliça, l'ordre et la classification des matières que nous rencontrerons deux siècles fi) Voir tome I, page 182. (2) C'est a Visliça qu'avait été tenue la diète qui adopta ce statut* plus tard dans le recueil des lois lithuaniennes; mais la manière dont les principaux rapports de la vie civile y sont réglés témoignent du haut degré de civilisation que la Pologne avait atteint à cette époque reculée. Le statut de Visliça consacre d'abord le principe tutélaire de la non-rétroactivité des lois, qu'il formule de la manière suivante : « Cum omnes constitutioncs et statuta legem imponant rébus et negotiis prœsentibus et fu-turis, et non prœteritis, volumus ut omnes nostrœ constitutioncs œditœ in Vislicia nonrespiciant prœ-terita, sed tantummodo prœsentia et futur a. » On y trouve établie la compétence des juridictions civiles et pénales, et la procédure qui doit y être observée. Les citations, dit-il, seront données par écrit et par le ministère d'huissiers ayant droit d'instrumenter ' dans chaque localité respective. Le statut confirme l'axiome du droit, aclor sequilur forum rei. Si le défendeur ne comparaissait pas, après un premier jugement par défaut, il fallait en obtenir un second et un troisième; ce dernier était seul définitif. S'agissait-il d'un héritage, le demandeur auquel il avait été adjugé était aussitôt envoyé en possession ; mais, pour ce qui regarde les sommes exigibles, le juge pouvait accorder des délais modérés, qui ne devaient pas dépasser trois termes, chacun de six semaines. En matière civile,le législateur s'appliqua surtout à régler les rapports entre le père et les enfants, les droits des mineurs et des femmes, et l'ordre des successions. La puissance paternelle n'avait pour terme que l'émancipation des enfants; elle cessait cependant lorsque le père convolait en secondes noces. Les fils seuls héritaient des immeubles, les filles étaient dotées. Elles ne recueillaient la succession qu'à défaut rïc descendance mâle; mais alors même les parents du côlé paternel conservaient pendant un an le droit de rachat de lliéritage. Après les lilîcs venaient les collatéraux, parmi lesquels les parents du côté paternel obtenaient toujours la préférence. Le tuteur ne rendait compte de son administration que pour ce qui concerne les cens et le bétail; mais la loi lui défendait expressément de vendre ou de grever les terres des mineurs, qui, parvenus à leur majorité, pouvaient les revendiquer, en quelques mains qu'elles se trouvassent; nec ipsis, ajoute le texte, aliquisprœscriptio allegaripossit.«La dot de la femme était garantie par la loi ; après sa mort l'usufruit de ses biens appartenait au mari ; mais il le perdait s'il venait à contracter une seconde union. Sans nous arrêter ici à d'autres dispositions de moindre importance, nous signalerons les règles précises que ce statut contient sur la prescription. Elle était en principe, et pour les meubles comme pour les immeubles, de trois ans et trois mois; mais la loi exigeait ordinairement un titre de possession. Si toutefois les frères et sœurs s'étaient de fait partagé entre eux une succession, la possession non interrompue de trois ans et trois mois remplaçait le titre. La prescription ne s'accomplissait contre une veuve que par six ans, et contre une femme mariée que par dix ans; à l'égard'des premières , dit le texte : propter fragilitatem sexûs, et à l'égard des secondes : cum non habeat sui ipsius potestatem. Le possesseur de terres à titre d'anlichrèse n'en acquérait la propriété que par une possession de trente ans, si dans ce délai le débiteur avait négligé de faire au moins pendant quinze ans de suite ses réserves et de les communiquer au créancier. Cette disposition fut confirmée par le statut de 1420, sans obligation pour le débiteur de faire lesdites réserves. En matière criminelle, le statut de Visliça, selon l'usage général de l'époque, s'attache plutôt à régler le chiffre des compositions pécuniaires pour meurtre, blessures et mutilations, qu'à déterminer des peines réelles. II déclare pourtant les parricides et les fratricides infâmes et déchus de tout droit politique, en outre eux et leurs successeurs incapables d'hériter. La peine d'infamie est aussi portée contrôles voleurs et leurs complices. Les incendiaires sont punis de mort. La prescription, en fait de peines et de compositions portées par la loi, est fixée à trois ans. Nous ne pouvons passer ici sous silence les dispositions protectrices de la classe la plus utile de la société, des paysans attachés à la glèbe, dispositions qui ont valu à Casimir le surnom de Roi des pat/sans, litre sans contredit bien plus glorieux que celui de Grand, que la postérité lui a si justement décerné. Selon un ancien usage (qui était encore longtemps après cette époque suivi en France et dans d'autres pays), le seigneur héritait des biens du paysan mort sans enfants. Le statut de Visliça abolit cette coutume en la qualifiant d'absurde, et accorde aux collatéraux le droit de recueillir la succession. Il affranchit aussi lcpaysande toute poursuite à raison des procès intentés au propriétaire du village. Enfin il autorise tous les habitants d'un village à l'abandonner, si le seigneur attente à i'honneur de la femme ou de la fille de l'un d'entre eux. Casimir-le-Grand mit le sceau à son œuvre en convoquant, neuf ans plus tard, c'est-à-dire en 1356, une assemblée nationale encore plus nombreuse que celle de Visliça, et où furent aussi admis les plénipotentiaires des villes , bourgs et villages. Dans cette assemblée, l'indépendance des tribunaux fut consolidée par la défense de porter dorénavant appel aux juridictions étrangères, et nommément à celle de la ville de Magdebourg (cet appel se pratiquait aussi dans d'autres pays, principalement en Si-lésie, où il ne fut aboli qu'en 1547), et un tribunal jugeant en dernier ressort fut établi à Krakovie pour connaître des appels qui seraient interjetés dans les affaires de provinces, villes, bourgs et villages polonais régis par le droit teutonique (1). Le statut de 1347, cette première loi écrite nationale, subit dans la suite des changements notables ; un grand nombre de ses dispositions furent modifiées ou abrogées par les décisions des diètes subséquentes. Rédigées d'abord en langue latine, ces lois avaient porté le nom de Statuts. Plus tard, et à commencer du règne de Sigismoncl-Ànguste, vers le milieu du seizième siècle, elles furent rendues en langue polonaise, et prirent le nom de Constitutions. Nous nous bornerons à en faire connaître les plus importantes, et à y ajouter les règles établies en grand nombre par la jurisprudence constante des tribunaux. En matière civile et en fait de succession, on suivait le principe : Successio descendit, et non asccndil; la succession des ascendants était môme réputée odieuse. Les fils seuls héritaient des immcublespaterncls. Lésâmes composaient leslots, les cadets les choisissaient. Les filles ne recevaient, sous la dénomination de dot, que (I ) Le droit teutonique, nommément le droit provincial saxon, el celui de Magdebourg, Purent introduits en Pologne par les nombreuses colonies 'allemandes qui s'y étaient établies. le quart de la valeur des terres, telle qu'elle avait été fixée par le père, ou, après la mort du père, par le frère, de concert avec deux parents de la ligne paternelle et deux parents de la ligne maternelle. La succession de la mère était soumise au partage égal entre les enfants sans distinction de sexe. En ligne collatérale, les mères du défunt et leurs descendants excluaient les autres parents et même leurs sœurs ; à défaut de frères venaient les sœurs et leurs descendants; à défaut de frères et sœurs et de leurs descendants, les autres collatéraux, parmi lesquels la représentation à l'infini était de droit, de manière que, par exemple, les oncles citantes (comme on les appelle en France, à la mode de Bretagne) n'excluaient pas leurs neveux, mais ceux-ci héritaient toujours de la part qui serait revenue à leurs parents, s'ils eussent été en vie. En toute succession d'ailleurs , directe ou collatérale, on recherchait l'origine des biens, de manière que personne ne succédait qu'aux biens provenant de la souche d'où il descendait. Le droit d'aînesse, qui s'est si longtemps maintenu dans les autres pays, et qui, dans plusieurs, subsiste même jusqu'à ce jour, n'a pu prendre racine en Pologne; la passion instinctive de l'égalité le repoussait. Il n'y eut en tout que cinq majorais sanctionnés par les constitutions du royaume, nommément les majorais des princes Radziwill et Zamoyski, par deux constitutions de la diète de 1589; le majorât de Myszkowski, par la constitution de 1 GO ï ; celui des princes Ostrogski, par la constitution de 1609, et le dernier, celui des princes Sulkowski, par la constitution de 1775. Les testaments n'avaient pas anciennement besoin d'être faits par écrit; mais la constitution de 1726 déclara formellement que les testaments dits nuncupatijs étaient nuls, et devaient, comme cette loi ajoute textuellement, ubique pro nullis et irritis repulari. Quant à leur contenu, les testaments n'étaient valables que pour la succession mobilière; les terres possédées à titre de propriété, ou même d'an-tichrèse, ne pouvaient être données ni obérées par un acte de dernière volonté; ne defensio reipublieœ minualur, ajoute la loi (constitution de 1510). Cette prohibition fut étendue par extraordinaire aux maisons dans les villes, quand même elles seraient possédées par les non nobles (constitution de 1676), Nous venons de le dire : ce n'est qu'exceptionnellement, en matière de testament, que le législateur a attaché une si grande importance à la possession des maisons dans les villes; car nous devons faire ici cette observation générale, que ce sont surtout les immeubles ruraux que les lois polonaises ont environnés de toutes les garanties imaginables ; il faut en chercher la raison dans les institutions politiques du pays. La défense du territoire contre les invasions des Turcs et desTartares,qui menaçaient alors d'envahir la Pologne et l'Europe entière, était de première nécessité, et se trouvait confiée aux nobles ; eux seuls composaient la grande levée en masse. De là les privilèges des nobles, et nommément (à l'exception de certaines villes, comme celles de la province polonaise dite Prusse royale, et de la ville de Krakovie) leur droit exclusif de posséder les propriétés territoriales. De là, dans les successions, la préférence accordée aux parents du côté paternel sur ceux du côté maternel, et l'exclusion des sœurs en faveur des frères. De là aussi l'imprescriptibilité des immeubles ruraux, adoptée par la jurisprudence constante des tribunaux, bien qu'elle fut contraire aux dispositions précises du statut de Visliça et des lois subséquentes, que la force des choses fit tomber en désuétude. Plus tard les constitutions du royaume elles-mêmes suivirent l'impulsion générale en proclamant le principe, qu'en fait de propriété territoriale la possession ne valait jamais titre, et que par conséquent les terres possédées sans titre pouvaient être revendiquées, en quelques mains qu'elles se trouvassent, non obstante quavis prœscriptione (constitutions de 1581 et de 1588). De là encore cette particularité de la jurisprudence et des lois polonaises, qu'il n'était pas permis de vendre aux enchères publiques les terres grevées de dettes. L'exécution s'opérait au moyen de la prise en possession par le créancier jouissant d'une première estimative, et dans l'ordre désigné par l'inscription. Les premiers créanciers ainsi colloques obtenaient pleine jouissance de leurs parts avec décharge de tout compte à rendre, mais ils n'en devenaient jamais propriétaires, vu que leur débiteur, et même tout créancier postérieur, jouissait du droit imprescriptible de les racheter. Il en était de même du droit d'antichrèse, et nous devons ajouter ici que c'était et que ce devait être en Pologne la manière ordinaire de placer son argent, dans un temps où , le taux de l'intérêt n'étant pas encore fixé, les lois et la jurisprudence mettaient, à côté du droit imprescriptible accordé au débiteur de racheter sa propriété, celui du créancier de posséder les terres données en gage, jusqu'au remboursement total de la créance, avec décharge de tout compte à rendre (constitutions de 1673, 1676 , 1726, 1776). La majorité était fixée à l'Age de vingt-quatre ans, en ce qui concerne la faculté d'aliéner ou de grever les immeubles; mais à dix-huit ans le mineur pouvait administrer ses biens (statut de 1505 , et constitution de 1768). Le père avait le droit illimité de nommer un tuteur à ses enfants ; à défaut de tutelle testamentaire, les tribunaux nommaient d'office le tuteur, et la loi leur imposait l'obligation de choisir le parent le plus proche en degré, et qui offrît des garanties suffisantes. Le tuteur devait, avant d'entrer en fonction, dresser un inventaire des biens du mineur, en présence de deux proches, et tous les ans présenter et affirmer en justice un compte de sa gestion (statut de H10, et constitutions de 1565 et de 1775). Sur la demande d'un parent, et après enquête judiciaire, les tribunaux nommaient aussi un curateur pour surveiller la personne, et administrer les biens des aliénés, mente capti, comme dit laf constitution de 1638. Les mariages n'étaient valables qu'autant qu'ils avaient obtenu la bénédiction sacerdotale. Les tribunaux ecclésiastiques étaient seuls compétents pour prononcer dans les causes de inscription {jure potioritatis), et la loi n'accor- i dissolution du mariage ou de séparation de dait aux créanciers postérieurs que le droit de racheter la créance de celui qui était en possession. En cas de concours de créanciers, l'immeuble était divisé en nature entre les ayant-droit jusqu'à concurrence de sa valeur corps, et ils jugeaient d'après les canons de l'Église ; mais les effets civils étaient réglés par les tribunaux ordinaires (statut de 1545 ). Les droits de la femme se trouvaient puissamment garantis par la loi. Si la dot n'avait pas été fixée par le père, elle pouvait la réclamer contre ses frères, et même contre tout tiers possesseur cle terres faisant partie de la succession, et frappées ainsi en leur faveur de l'hypothèque légale ou tacite dans la plus large acception du mot. La dot devait être fixée par les frères, un an au plus tard après la mort du père, et délivrée dans le même intervalle d'un an après le mariage; elle portait intérêt jusqu'au jour de la délivrance. Avant la célébration du mariage, les époux passaient ordinairement une convention matrimoniale , qui devait être inscrite dans les actes publics sous peine de nullité, et dans laquelle d'un côté la dot de la femme était constituée, et de l'autre le futur mari lui assignait un douaire proportionné à ses apports (statut de 1 \ 90). Pour leur dot et leur douaire, la loi accordait encore aux femmes mariées un droit réel sur les biens de leurs époux, à tel point que si elles avaient consenti à l'aliénation des terres grevées de leurs droits, ceux-ci étaient ipso jure censés transportés sur la moitié des autres immeubles que possédait le mari (constitutions de 1576 et 1588), Au surplus , une loi expresse déclarait imprescriptibles les biens dotaux (constitution de 1588). Les époux pouvaient se constituer réciproquement un usufruit de tous leurs biens, meubles et immeubles, dans un acte authentique , dont la forme même était prescrite parle statutde 1523; mais les donations faites par une femme en faveur de son mari n'étaient valides qu'autant qu'elles étaient revêtues du consentement des amis ou proches de la femme (statut de 1505). La faculté accordée par le statut de Visliça aux collatéraux du côté paternel, de racheter les terres dont héritaient les filles à défaut de fils, fut abrogée parle statut de 1420. Les obligations devaient être revêtues de la signature et du sceau du débiteur (constitution de 1505), et obtenaient un droit réel sur un immeuble par leur inscription dite oblata, effectuée, comme porte le texte, in proprio foro terrestri ubi bona débitons vel recognoscen-tis consistunt (constitution de 1588), ou bien sur les registres généraux de la couronne (Metryka koronna). La constitution de 1775 prescrivit en outre de tenir au greffe de tous les tribunaux civils LA POLOGNE. 360 inscrites que les obligations ayant pour objet un prêt en argent, qu'elles fussent passées au-thentiquement ou sous seing privé, et même sous forme de billets à ordre ou lettres de change. Si les emprunts avaient été faits dans un district autre que celui où était domicilié le débiteur, ils devaient être transcrits au greffe du tribunal compétent, dans le délai d'un an et six semaines, le tout à peine de nullité. Quant aux ventes, échanges et autres contrats concernant les immeubles, la loi ordonnait qu'ils fussent passés devant le greffier du tribunal compétent; et lorsqu'ils étaient rédigés dans cette forme, elle les déclarait inattaquables (constitution de 1576 et 1768). Les dispositions relatives aux billets à ordre et aux lettres de change ne furent sanctionnées qu'à la diète de 1775 , et elles furent cal- quées sur le droit commun d'Allemagne; aussi la loi ajouta-t-clle qu'en cas de doute ou d'insuffisance du texte, le traité du célèbre jurisconsulte allemand IJeineccius, de jure cambiali, aurait force de droit subsidiaire. Une particularité de cette loi, qui mérite d'être signalée, c'est que les non-commerçants, et même les propriétaires de terres y étaient soumis tout aussi bien que les commerçants, et déclarés comme ceux-ci passibles de la contrainte par corps. La même diète de 1775 fixa le taux de l'intérêt à cinq pour cent, tant en matière civile qu'en matière de commerce, en l'élevant à sept pour cent à l'égard des intérêts dits ex mora, c'est-à-dire échus depuis le terme du paiement, en les faisant descendre à trois et demi pour les sommes dues aux institutions ecclésiastiques. Les débats judiciaires ont toujours été pu-publics en Pologne. Le statut de 1523, qui contient un règlement complet sur l'organisation judiciaire, prescrit aussi la forme des citations et la procédure des tribunaux, enfin les formes précises dans lesquelles doivent être rédigés tous les actes de la juridiction volontaire. Il y avait dans chaque district uu tribunal civil et un tribunal criminel. Les juges étaient nommés par le roi sur une liste quadruple de candidats élus dans les diétines ou assemblées électorales du district (constitution de 1550). Ces diétines présentaient aussi des candidats pour les fonctions importantes de un registre distinct, sur lequel ne seraient! greffier du tribunal civil, appelé notarius terres* 147 tris. Il était non-seulement chargé de la rédaction des jugements, mais il recevait aussi les actes authentiques dits actus voluntariœ ju-risdictionis, et la loi l'obligeait d'enregistrer ces derniers sur des livres séparés, et d'observer la forme prescrite par le statut de 1523 (constitution de 1550 et de 1576). L'extrême importance attachée à la possession de la propriété territoriale fit établir des tribunaux de délimitation, dont les jugements définitifs ne pouvaient être réformés que sur appel par un arrêt du tribunal suprême. Jadis le roi lui-même, aidé par le grand conseil des notables (in collo-ijuio generali), décidait seul en dernier ressort les causes qui lui étaient dévolues par voie d'appel. Un des plus grands rois que la Pologne ait eus, Etienne Batory, fut le premier qui, sur la proposition de l'illustre Jean Zamoyski, et à la satisfaction générale, se dessaisit de ce droit en 1578, et en fit investir un tribunal suprême dit tribunal de la couronne, et composé de vingt-et-un membres, élus directement tous les ans par les diétines provinciales ou de Palatinat, et de neuf membres ecclésiastiques choisis par neuf chapitres. Ces derniers ne jugeaient que les affaires dites fort mixti, dans une section composée de six membres ecclésiastiques, et de six membres séculiers (constitution de 1578). Les arrêts du tribunal suprême ne pouvaient être attaqués; mais il lui était défendu d'empiéter en rien sur le pouvoir législatif (constitutions de 1607 et de 1627). Des lois subséquentes, et particulièrement la constitution de 1726 , contiennent des dispositions nombreuses sur l'organisation intérieure de ce tribunal. Il siégeait alternativement six mois à Pétrikau et six mois à Lublin. Pendant la durée de leurs fonctions, les juges ne pouvaient faire aucune acquisition, et il était interdit de porter devant cette juridiction aucune cause dans laquelle eux, leurs femmes, leurs enfants ou leurs pupilles se trouvassent intéressés. En ce qui concerne les matières pénales, le meurtre n'était pas d'abord puni de mort, mais seulement d'un emprisonnement d'un an et six semaines, outre la composition au profit de la partie lésée; la loi ne punissait de mort que les meurtres accompagnés de violation de domicile (statut de 1496) et les meurtres qualifiés , îels que : parricide, fratricide et antres commis dans la famille,les époux y compris (statut de 1538). Les enfants du criminel étaient, dans ce dernier cas, déclarés déchus de tout droit à ; la succession, qui devenait le patrimoine des parents plus éloignés, et la fortune de l'époux coupable était adjugée aux enfants ou autres parents de l'époux assassiné (constitution de 1576). Des lois postérieures ont aussi aggravé les peines portées contre les meurtriers, en déclarant ceux qui se seraient évadés de prison infâmes et même passibles de la peine capitale , dès qu'on s'en serait emparé (constitution de 1588 ), et en punissant de banissement perpétuel ceux qui, de dessein prémédité et avec armes à feu, se seraient rendus coupables de meurtre ou seulement de blessures graves ; et de mort, s'ils avaient commis ces crimes dans des réunions publiques ou privées (constitutions de 1598, 1601 et 1611). Toutes ces lois pourtant ne concernaient que les individus de condition noble. Un non-noble, coupable de meurtre avec préméditation était toujours puni de mort (constitutions de 1538, 1598 et 1681), tandis que le meurtre commis par un noble sur la personne d'un non noble n'était ordinairement passible que de la condamnation à une composition pécuniaire. Cette distinction honteuse fut abolie par la constitution de 1768, qui statua la peine de mort contre tout meurtrier, noble ou non noble. Le duel, à moins qu'il n'eût été autorisé par le roi, était puni de six mois d'emprisonnement, et d'une amende d'environ 500 francs, monnaie de France (constitution de 1588). Le rapt accompagné de violence était puni de la déclara-tipn d'infamie portée contre le ravisseur, et de la privation de tout droit politique ; mais si la femme avait consenti au rapt, la loi ne punissait qu'elle seule en la privant de tout droit à la succession (constitutions de 1496 et clc 1532). Nous ne spécifions pas les autres crimes et délits pour lesquels les peines n'étaient pas déterminées avec précision, comme par exemple les crimes de lèse-majesté, qui étaient jugés par la Cour de la diète composée des membres élus par la diète. En l'absence des lois pénales, les tribunaux jugeaient arbitraire-j ment, et même le législateur les y autorisait' quelquefois. C'est la partie faible de la législation de la Pologne proprement dite, qui n'est pas non plus parvenue à obtenir un Code régu- lier. On essaya, il est vrai, plusieurs fois, d'atteindre ce but important. Sigismond 1er avait voulu doter simultanément la Pologne et la Lithuanie de Codes complets et classés par ordre de matières, mais il n'a réussi que pour la Lithuanie. Quant à la Pologne, un Code élaborée par une commission nommée spécialement pour cet objet fut rejeté par la diète de 1532, à cause surtout des différends graves que suscita la réforme religieuse de Luther. De semblables essais, tentés sons les règnes de Sigismond-Auguste et de Sigismond Ilï, furent également infructueux. La diète de 17G8 nomma une commission législative, dont l'œuvre, entravée par le premier partage de 1772, fut reprise en 1776 sur les instances du roi Stanislas-Auguste lui-même, et André Zamoyski fut chargé de la rédaction d'un Code de lois; mais la diète de 1780 refusa sa sanction au travail important que lui apporta cet illustre citoyen. Il semblait être réservé à la grande diète constituante commencée en 1788, et connue sous le nom de diète de quatre ans, de donner à la Pologne le premier Code des lois, comme elle l'a dotée de la constitution politique de 1791. Elle entreprit cette œuvre, et projeta , entre autres réformes salutaires, celle, par exemple, de substituer la vente des immeubles à la collocation des créanciers en nature ; mais les malheurs de la Pologne, et les partages consécutifs de 1793 et de 1795 , qui mirent lin à son existence politique , durent nécessairement arrêter toute idée d'amélioration. La Lithuanie fut plus heureuse sous ce rapport; car elle obtint de bonne heure un Code général de lois civiles et pénales, classées par ordre de matières. Ce Code , appelé statut du grand-duché de Lithuanie, fut adopté en 1529 (1), sous le règne de Sigismond Ier, roi de Pologne et grand-duc de Lithuanie, par les états de ce dernier pays, encore politiquement séparé du royaume de Pologne. Le second statut, considérablement amélioré, reçut la sanction des états en 1564 , sous le règne de Sigismond-Auguste ; mais c'est Léon Sapieha, grand-chancelier de Lithuanie , qui y mit la dernière main, et c'est grâce à son dévouement éclairé (1) Celte date de 4529 prouve que le Code lithuanien a précédé de trois uns le Code pénal d'Allemagne, connu souslc nom Régi ement pénal ds l'empire, cl qui est de 1532, que les lois contenues dans les deux premiers statuts, plus systématiquement coordonnées , amendées et augmentées de dispositions portant le cachet d'une civilisation plus avancée, formèrent le troisième et dernier statut de Lithuanie Ce statut, rédigé en langue polonaise, fut définitivement sanctionné en 1588 par la diète réunie de Pologne et de Lithuanie , et, sauf quelques légères modifications apportées par les lois postérieures, demeura obligatoire jusqu'aux derniers temps. Divisé en quatorze chapitres, les chapitres en articles, et ceux-ci en paragraphes, il forme un Code complet civil et pénal, aussi bien que de procédure civile et d'instruction criminelle, et offre une œuvre remarquable, même pour la fin du seizième siècle, et qui peut sans désavantage soutenir la comparaison avec les lois contemporaines des autres nations. Ce statut pose dans son premier article le principe fondamental, que la loi est générale, et qu'elle oblige toutes les parties du pays et tous les habitants y même les étrangers (I) ; donc point de lois provinciales ou coutumières, et la Lithuanie se trouve avoir joui depuis près de trois siècles des bienfaits d'une législation uniforme, dont la France ne doit la conquête qu'à sa grande révolution de 1789. En matière civile, et quant aux droits des personnes, nous signalerons d'abord un fait qui constitue une véritable anomalie chez un peuple du Nord ; la majorité fut fixée à dix-huit ans pour l'homme, et à treize ans pour la femme; cependant, dans les derniers temps, une jurisprudence fondée sur la constitution polonaise de 1 68 n'admettait la majorité du statut que pour lesactesdepure administration et pour le mariage , et exigeait celle de vingt-quatre ans pour les actes emportant aliénation des biens. La tutelle est en premier lieu déférée au tuteur nommé dans le testament. A défaut de tutelle testamentaire, vient la tutelle légale, dans laquelle l'ordre suivant est établi : 1° la mère des mineurs; 2° le frère aîné et majeur; 3° l'oncle paternel, ou le plus proche parent du côté paternel; 4° l'oncle maternel ou le plus proche parent de ce côté ; 6° à défaut de (1)11 faut seulement faire une réserve à l'égard du droit de Slàgdeboarg, accordé à plusieurs villes et communes par voie de privilèges, et dont uous parlerons i la On de cet article. parents mâles, et dans l'ordre ci-dessus, les femmes, à la charge de fournir caution suffisante par elles-mêmes ou par leurs maris. En dernier lieu, et à défaut de parents, venait la tutelle judiciaire, c'est-à-dire celle établie par le tribunal compétent. Le tuteur devait, avant d'entrer en fonction, dresser un inventaire des biens du mineur, et recevait à titre de rémunération la dixième partie du revenu net (i), mais il ne rendait compte de son administration qu'à la fin de la tutelle. Tout tuteur pouvait être destitué pour mauvaise gestion. Il ne pouvait d'ailleurs aliéner ni grever de dettes les biens du mineur, ni même intenter d'action concernant la délimitation des terres , ou y répondre. Une exception fut admise en faveur de la tutelle du frère, pour les procès relatifs aux terres indivises entre lui et le mineur ; il pouvait même, mais avec le consentement des proches, vendre pour cause de dette la propriété commune. Aucune prescription ne courait contre le mineur. Les mariages étaient contractés et dissous selon les règles du culte que professaient les époux. Les tribunaux ecclésiastiques connaissaient seuls de la validité ou de la dissolution du mariage, et de la séparation de corps ; mais les effets civils étaient soumis à la décision des tribunaux ordinaires. Si le mari était déclaré partie coupable, l'épouse conservait non-seu-Icincnt sa dot, mais aussi son douaire; au cas contraire, elle perdait l'une et l'autre. Les fil les qui se mariaient sans le consentement de leurs parents perdaient tout droit à la succession , quand même l'Eglise aurait approuvé leur mariage. En matière de succession, la loi accorde aux fils seuls le droit d'hériter des immeubles paternels; les filles étaient dotées, et,quel qu'en fût le nombre, elles ne recevaient que le quart de la succession ; encore devaient-elles se contenter de la dot assignée par le père; et mariées du vivant de leur père, elles ne pouvaient après la mort de celui-ci, exercer aucune réclamation contre leurs frères; car, ajoute la loi en termes exprès, « le père savait le mieux comment pourvoir au sort de ses enfants. » Les filles qui n'étaient pas mariées du vivant de leur père (1) Celle disposition, et beaucoup d'autres, ont passé du Statut de Lithuanie dans les lois polonaises. avaient le droit de réclamer une dot égale à celle que leur sœur avait reçue, si les frères n'aimaient mieux se dessaisir de tout le quart de la succession en faveur de leurs sœurs. A défaut de fils succédaient les filles, et, à défaut de descendants en ligne directe, les frères du défunt et leur postérité. Après eux venaient les collatéraux avec la préférence accordée aux parents de la ligne paternelle sur ceux de la ligne maternelle, et aux plus proches dans la même ligne sur ceux plus éloignés. Les ascendants n'excluaient les collatéraux que pour les biens provenant d'eux, et même pour ceux-ci les frères du défunt leur étaient préférés; cependant les dots des filles décédées sans descendants directs retournaient au père. Les frères succédaient aux frères, et les sœurs aux sœurs. La succession maternelle subissait un partage égal entre les enfants, sans distinction de sexe. La vente des successions futures était expressément interdite, de même que toute autre disposition à cet égard. En ce qui regarde les actes de dernière volonté, le testateur pouvait disposer de la fortune mobilière; mais, quant aux immeubles, la loi distingue entre les immeubles acquis par le testateur, et ceux dont il a hérité, et ne lui laisse que la libre disposition des premiers. Le statut de Lithuanie n'accorde la légitime aux enfants que dans les héritages des habitants des villes et des communes qui ne jouissaient pas du droit de Magdebourg; cette légitime était alors de deux tiers de la succession. Le testament devait être passé authentiquement, et être revêtu de la signature du testateur, et, s'il ne savait pas écrire, au moins de son sceau, et de la signature et du sceau de trois témoins possédant des immeubles par droit de propriété ou d'antichrèse. La loi établit les causes pour lesquelles les enfants peuvent être deshérités , par exemple si l'enfant attente à la vie de ses parents, on s'il s'oublie seulement jusqu'à les frapper ; s'il les abandonne dans leur détresse; si la fille mène une vie dissolue , et autres semblables. Sont incapables de disposer par testament les mineurs, les aliénés, les bannis et les personnes déclarées infâmes. La nullité attachée par la loi à une ou plusieurs parties de la disposition testamentaire n'invalide pas tout le contenu du testament. Toute disposition est caduque si le légataire j n'a pas survécu au testateur. Les femmes obtinrent dans le statut de Lithuanie des garanties semblables sur plusieurs points à celles accordées par les lois polonaises, nommément quant à l'hypothèque légale affectée à leur dot ou douaire. Si ces droits n'étaient pas déclarés imprescriptibles, comme en Pologne , en revanche, l'avenu des femmes était mieux assuré. Après la mort du mari, sa veuve n'était jamais dépourvue de moyens d'existence; si elle n'avait pas de douaire , elle recueillait l'usufruit d'une part égale à celle de chaque enfant, et l'usufruit d'un tiers s'il n'y avait point d'enfants, ou s'il n'en était resté qu'un seul. Ce tiers était réduit au quart si la veuve convolait en secondes noces , et même elle perdait dans ce dernier cas tout droit à l'usufruit des biens du mari décédé, si en s'u-nissant à lui elle était déjà veuve. La séparation des biens entre époux est établie en principe ; cependant le statut admet une exception en faveur des époux qui se sont mariés sans posséder de fortune, et qui alors sont censés vivre en communauté des biens. Après le décès de l'un d'eux, l'autre demeurait propriétaire de la moitié de la fortune commune, s'il n'y avait pas d'enfant né de ce mariage, et d'un tiers dans le cas contraire. A la mort des deux époux , leur succession se partageait par por-lions égales entre les parents les plus proches île chacun d'eux. Les conventions matrimoniales pouvaient être passées sous seing privé; mais elles devaient être transcrites après la célébration du mariage sur les registres du tribunal civil compétent ; la loi favorisait même à tel point la femme, qu'elle l'autorisait à faire la preuve testimoniale, et même, à défaut de témoins, celle par serment, sur l'existence du contrat de mariage ; s'il était avéré qu'il n'y avait point eu de contrat de mariage, la femme perdait sa dot. Le nantissement d'une chose mobilière con-férait au créancier le droit de se faire payer sur l'effet engagé, qui ne pouvait pourtant être rendu qu'aux enchères publiques, le juge était Jutorisé à accorder un délai de six semaines; lorsmêmequelespartiesseraicntconvenuesqu'à défaut de paiement le créancier deviendrait propriétaire du gagc,celui-cinepouvait en disposer sans le consentement du tribunal compétent. Quant à l'antichrèse, le créancier était obligé, nonobstant la cause d'appropriation, d'appeler les proches parents du débiteur, auxquels la loi accordait encore un an pour racheter l'immeuble engagé. A défaut d'une semblable clause, le droit de rachat était imprescriptible ; il en était de même des terres possédées par droit de collocation. . La prescription mobilière s'accomplissait par une possession non interrompue de trois ans : les immeubles ne se prescrivaient que par dix ans; les actions en paiement des sommes exigibles, et celles des femmes pour leurs dots contre les frères, ou tiers possesseurs des biens appartenant à la succession, s'éteignaient au bout du même délai de dix ans. Une prescription exceptionnelle était celle que pouvait opposer tout tiers acquéreur d'immeubles aux créanciers inscrits sur ces immeubles, qui n'auraient pas fait valoir leurs droits dans l'intervalle de trois ans à dater de la vente. En ce qui regarde la forme des obligations, le statut porte qu'elles doivent être passées au-thentiquement, ou, si elles le sont sous seing privé, être revêtues, outre la signature et le sceau du débiteur, de la signature et du sceau de deux témoins, et même de trois témoins, si le débiteur ne savait pas écrire. Les obligations verbales n'étaient valables qu'autant que leur objet n'excédait pas la somme de 130 francs; cependant la preuve testimoniale, et même celle par serment, était admise jusqu'à concurrence de 2,000 francs pour le cas où le créancier prétendait avoir perdu le titre littéral par suite d'un incendie ou autre accident imprévu et résultant d'une force majeure. Les ventes et autres contrats emportant aliénation d'immeubles devaient être revêtus de la signature et du sceau du débiteur et de deux ou trois témoins, et en outre être passés au greffe du tribunal compétent. En général, tout droit réel ne s'acquérait que par l'inscription ou parla transerip-tion des titres an greffe du district où les biens étaient situés, ou sur les registres généraux du grand-duché de Lithuanie (Mclryka Litewsita). Entre plusieurs débiteurs tenus à la même obligation , la solidarité ne se présumait pas , mais elle devait être expressément stipulée. Le statut de Lithuanie contient des dispositions précises et circonstanciées sur les délits 374 LA POI. et les crimes, et détermine les peines publiques , aussi bien que les compositions pécuniaires au profit de la partie lésée. Ces dernières sont plus fortes pour attentats commis contre les femmes, et s'élèvent alors souvent jusqu'au double des peines portées pour attem tats commis contre les hommes. Les jurisconsultes polonais donnent pour raison de cette différence que, chez une nation essentiellement guerrière, on devait considérer comme une lâcheté insigne de s'attaquer a un sexe hors d'état de se défendre. Les crimes de lèse-majesté et de haute trahison étaient punis de mort, et de la confiscation des biens, mais la loi exigeait pour les constater la déposition de sept témoins et le serment du dénonciateur ; encore ajoutait-elle que le monarque devait faire grâce aux aliénés et aux idiots ; invitation remarquable , que le législateur faisait ainsi à la clémence royale pour ce genre de crimes! Les accusateurs se trouvaient rarement, car la loi punissait de mort ceux qui n'auraient pas apporté de preuves suffisantes; enfin les simples injures contre le monarque n'étaient punies que de six semaines d'emprisonnement. Le faux en fait d'actes authentiques ou de testaments et autres actes sous seing privé, mais revêtus des signatures et des sceaux requis par la loi civile , était puni de mort ; mais la loi condamnait au supplice du feu le faussaire de la signature ou du sceau du roi, le faux-monnayeur et l'ouvrier qui se rendait coupable de la falsification des matières d'or et d'argent. Tout meurtre commis avec préméditation entraînait la peine de mort, quelle que fut la condition du coupable et de la victime; le meurtrier qui se serait servi d'un poignard , ou d'autres armes inusitées, ou le domestique qui tuait son maître était condamné à être écar-telé. La violation du domicile était punie de mort, quand même elle n'aurait entraîné que des blessures ; mais, dans ce dernier cas, les complices n'étaient punis que d'un an et six mois d'emprisonnement, tandis que si la mort s'en était suivie, et l'auteur et les complices subissaient la peine capitale. La loi prononce contre les parricides la peine de mort accompagnée d'accesoires infamants et afflictifs; et contre les fratricides, et autres coupables de meurtres commis dans la famille, outre la peine capitale, la privation de leurs enfants de tout .og?**e. droit à la succession, que recueillaient alors des parents plus éloignés. L'incendiaire était puni du supplice du feu. Le statut, considérant le droit d'hospitalité comme sacré, enjoint aux juges de prononcer des peines plus sévères contre les crimes et délits commis sur la personne de l'hôte. Des dispositions très rigoureuses sont portées contre les attentats aux mœurs. Ceux qui excitent la jeunesse à la débauche sont, pour la première fois, condamnés à avoir l'oreille et le nez coupés ; en cas de récidive, ils subissent la peine de mort. La loi punit aussi de mort : 1° le viol, à moins que la femme ne se décide à épouser le séducteur ; 2° le rapt, si la femme n'y a pas donné son consentement ; alors aussi le tiers de la fortune du ravisseur lui est adjugé ; au cas contraire, elle seule est punie de la perte de tout droit à la succession ; 3° le séducteur qui se rend coupable d'adultère, et aussi la femme, si le mari le demande ; 4° l'a-vortement ; cette peine frappe alors la femme et le complice ; 5° la polygamie. Le duel, à moins qu'il n'eût été autorisé par le roi, et entre militaires par le grand-général (hclman ), était puni de six mois d'emprisonnement prononcé contre les deux parties, quand même il n'aurait entraîné aucun résultat fâcheux ; si la mort de l'un des combattants s'ensuivait, la loi ajoute expressément que le duel doit alors être considéré et puni comme tout autre meurtre. Une chose non moins remarquable, c'est que 1a coutume barbare de punir de mort certains délits de chasse fut abolie par le statut de 1588, et remplacée par six mois d'emprisonnement. La Lithuanie a donc, sous ce rapport, devancé en sagesse et en humanité beaucoup d'autres nations. En ce qui concerne enfin le vol, la loi fait une distinction entre un voleur pris en flagrant délit, ou saisi de l'objet volé, et tout autre voleur. Le premier est puni de mort, dès que l'objet volé dépasse une valeur de 50 francs; s'il s'agit d'objets de moindre valeur, il est condamné pour la première fois à une amende; en cas de récidive , à être fustigé ; et pour la troisième fois, il subit la peine de mort. La déposition de deux témoins oculaires suffit pour constater un cas de ce genre, mais non quand le voleur n'est pas saisi de l'objet volé; dans ce dernier cas, le voleur subit la torture; s'il sort vainqueur de cette terrible épreuve, il est acquitté, et la partie civile est condamnée à lui payer une composition. La prescription en matière pénale était de trois ans pour les vols et les délits de moindre importance, et de dix ans pour les crimes plus graves. Le chapitre IV du statut de Lithuanie est consacré à l'organisation judiciaire et à la procédure. Il établit un tribunal de première instance pour les causes civiles, et un second pour les causes criminelles, dans chaque district. Comme en Pologne, le roi nommait le juge et le greffier parmi les quatre candidats élus pour chaque place dans les diélines des districts , et qui devaient être, ajoute le statut, des hommes intègres, connaissant la loi, et possesseurs de terres par droit de propriété ou d'anti-chrèse. La procédure des tribunaux est réglée dans tous ses détails; nous n'en relèverons ici que quelques particularités. Une disposition remarquable , et qui témoigne de l'hospitalité de la nation , porte que les étrangers doivent, en certain cas, obtenir justice même sans citation préalable ; du reste, la forme des citations était la même qu'en Pologne. Un jugement par défaut, ne suffisait pas, mais il fallait en obtenir un second, contre lequel la loi n'admettait plus d'opposition. Des peines sévères étaient portées contre le défendeur qui faisait défaut; la loi le condamnait à payer 13 francs d'amende et 52 francs au demandeur, et le déclarait en outre suspendu dans ses qualités d'électeur et d'éligible, jusqu'à ce qu'il eut purgé le défaut (I). En fait de preuves, un système régulier est adopté par le statut; d'abord vient la preuve par écrit; en second lieu, la preuve testimoniale ; et enfin celle par serment. La déposition de trois témoins oculaires est requise pour établir une preuve légale; celle de deux témoins doit èLre corroborée par le serment de la par-tic. Le serment décisoire est admis, et la par-tic à laquelle il est déféré, et qui ne le prête pas, succombe dans la cause. La prestation du serment avait lieu selon le rite du culte que professait celui qui le prêtait, et la loi lui accqr-dait trois jours pour délibérer. En matière cri- (1) Celle dernière sanction pénale était d'origine polonaise. minclle , le statut exige la déposition de deux, trois, six et même jusqu'à sept témoins, scion la gravité du crime, et quelquefois aussi selon la condition de l'accusé. La loi ordonne encorer en certains cas le serment de la partie civile pour compléter la preuve testimoniale, ou celui du prévenu pour amener son acquittement. * Un faux accusateur subit la peine qu'aurait encourue l'accusé, si le fait avait été prouvé. L'accusé pouvait réclamer sa mise en liberté provisoire,-sous caution, excepté quand il s'agissait de crimes qui entraînaient la peine de mort. Dans les causes de bornage, auxquelles on attachait en Lithuanie la même importance qu'en Pologne, et qui étaient jugées par des tribunaux distincts, s'il n'y avait point de preuves par écrit, la preuve testimoniale n'était admise que lorsqu'elle était faite par neuf témoins. L'appel devait être interjeté aussitôt après la publication du jugement ; le statut en prescrit la forme. « Juges, disait l'appelant, votre décision ne me paraît pas conforme à la loi, j'en appelle. » Les appels en fait d'obligations non contestées étaient déclarés non recevables. Il était défendu de produire en appel d'autres preuves que celles alléguées en première instance. Un tribunal suprême, dit tribunal du grand-duché de Lithuanie, fut installé en 1581, à l'instar de celui établi en Pologne, pour juger en seconde instance et en dernier ressort toutes les causes civiles et criminelles, excepté les crimes de lèse-majesté et de haute-trahison qui rcssorlissaient à la cour de la diète. L'esprit conciliateur de la nation faisait que les compromis étaient fort en usage. Le statut de 1588 admet les compromis qui stipulent une décision en dernier ressort, comme ceux qui ne défèrent aux arbitres que le pouvoir de prononcer en première instance ; mais la constitution de 172G, rendue pour la Lithuanie, comme celle de 1776, rendue pour la Pologne, ordon nent que les compromis soient passés authenti-quement, et avec renonciation à tout appel. Plusieurs constitutions postérieures, rendues pour la Pologne et pour la Lithuanie conjointement, ou pour chacun de ces pays séparément, introduisirent aussi des changements dans le statut de Lithuanie. Nous venons de le faire observer pour les compromis. Ainsi encore la prohibition de disposer des biens immeu- bles , par testament, portée par la constitution j de i G 7 G , fut, l'année d'après, c'est-à dire en j IGG'7, étendue à la Lithuanie. A la différence de ces dispositions distinctes, la constitution de 1GG9, qui confirma une loi antérieure de 1538, et déclara nuls les majorais établis sans l'autorisation de la diète, fut rendue pour les deux pays. Il en fut de même des deux constitutions de 1775 , dont l'une établit un registre séparé pour l'inscription des prêts en argent, et l'autre abolit la torture eu Pologne et en Lithuanie, treize ans avant que cette réforme n'eût lieu en France, oii la torture ne fut définitivement supprimée qu'en vertu de la déclaration royale de 1788. Une dernière observation reste encore a faire : c'est qu'en Pologne, comme en Lithuanie, les non nobles étaient soumis à une juridiction distincte. Les villes possédaient des tribunaux de première instance séparés et une cour spéciale ; celle du grand-chancelier fut en dernier lieu instituée pour juger en dernier ressort les appels qui étaient interjetés. Ceci quant a. la forme ; quand au fond, les villes étaient aussi régies par des lois spéciales ; les unes, comme celles de Mazovie et de Podlachie, et de la province dite Prusse royale, par le droit de Culm (une des villes situées dans cette dernière province), et toutes les autres, tant en Pologne qu'en Lithuanie, par le droit de Magdebourg. Un esprit tout différent avait présidé à la confection de ces deux droits spéciaux. Une analyse de quelque étendue dépasserait le cadre de cet écrit; nous nous contenterons d'en citer certaines particularités. En matière de successions, il n'était fait aucune distinction entre les parents de la ligne paternelle et ceux de la ligne maternelle, ni entre les enfants des deux sexes. La majorité était fixée à vingt-et-un ans. Les droits de Magdebourg et de Culm reconnaissaient tous les deux la communauté des biens entre époux ; mais le second attribuait à chacun d'eux une portion égale, et le premier deux tiers au mari, et un tiers seulement à la femme. Le droit de Mag- debourg, en particulier, adoptant un principe diamétralement opposé à la législation polonaise , donnait la préférence dans les successions aux ascendants sur les frères et sœurs. Les crimes étaient punis sévèrement ; la loi sévissait principalement contre les voleurs; tout vol commis de nuit ou avec effraction était puni de mort. En ce qui concerne les paysans, ils ne connaissaient d'autre justice que la justice seigneuriale , jusqu'en 1768, où il fut déclaré par une loi, qu'en matière criminelle ils seraient désormais soumis à la justice des tribunaux ordinaires; la justice civile resta aux seigneurs. Ceci pourtant se pratiquait seulement dans les terres des particuliers, mais non dans celles qui faisaient partie du domaine public ou de celui de la couronne, et qui formaient une portion considérable de la propriété territoriale. Les terrains possédés dans ces dernières par les paysans étaient jusqu'à un certain point considérés comme leur propriété; l'arbitraire ne s'étendait pas sur eux, et même, en matière civile, ils relevaient d'une cour dite de référendaire, qui jugeait en dernier ressort les différends qui avaient lieu entre eux et les possesseurs à litre d'emphytéose ou d'usufruit. La constitution politique du 3 mai 1791 assura aussi aux paysans des terres particulières la protection spéciale de la loi, et un arrêté en date du 7 mai 1794, de l'illustre Kosciusko, généralissime, investi du pouvoir dictatorial, proclama la liberté des paysans, l'inviolabilité des terrains possédés par eux, et substitua la justice seigneuriale celle des juridictions locales, chargées de juger leurs différends avec les propriétaires; ces heureuses réformes s'évanouirent au moment du démembrement de la Pologne. Tel est le précis de la législation polonaise jusqu'en 1795 , époque du dernier partage di) ce pays. François Wolowski, Député à la diète de Pologne. HISTOIRE. SUITE DE LA QUATRIÈME ÉPOQUE (1587-1595). RÈGNE DE STANISLAS-AUGUSTE. (1761-1705). (Suite.) Les dissidents voulaient avoir part à la souveraineté nationale et aux fonctions publiques -rentrer dans l'égalité politique dont avaient joui leurs ancêtres, ou plutôt leurs anciens co-religionnaires. Cette prétention, légitime au fond, était devenue excessivement dangereuse par sa prescription même. A force de se défier des dissidents et de les exclure des emplois, comme suspects, les diètes en avaient fait une minorité réellement hostile à la repu-bliquc, comme le devient toute exception dans l'Etat, lorsque ses ennemis prennent le soin de lui donner une bannière et des passions auxquelles elle n'eût pas eu l'occasion de songer d'elle-même. Lanoblesseprotestantede Prusse et la noblesse grecque des provinces du sud avaient peu à peu disparu pour faire place, ici aux paysans moscovites , et là bas à la bourgeoisie allemande. La question avait à la fois changé de face, de chiffre et de portée. Ce n'était plus une masse respectable de citoyens réclamant ses droits , mais une espèce d'émigration étrangère, venue et grandie dans des sentiments d'aversion ou d'indifférence pour une patrie marâtre qui, n'ayant pas eu le haut esprit de se l'assimiler dans un temps donné, se trouvait maintenant dans la cruelle nécessité de la répudier comme antipathique et incorrigible. On avait vu les villes de la basscVistulc ouvrir constamment leurs portes aux Suédois, aux Prussiens et aux Russes dans les guerres désastreuses qui, depuis la mort de Sobieski, TOME Ilf. déchiraient la république. Leurs pétitions aux diètes, d'une insolente et ironique humilité, avaient toujours passé par les mains des princes ennemis, et chacune d'elles avait marché à l'avant-garde d'une invasion ou d'une injure. Le détachement delà Courlande, les massacres de la petite Russie,la domination de Frédéric II dans tout l'ouest de la république, le droit ly-rannique de contrôle que les deux cours s'arrogeaient sur les plus intimes affaires du pays, n'avaient eu d'autre fondement, d'autre prête* te que ce scandaleux et criminel appel d'une minorité malveillante à un arbitrage étranger. L'histoire est sans doute obligée d'en chercher !a cause première dans les préventions et le fanatisme de la noblesse catholique, qui, ne sachant dès le principe rendre cette minorité polonaise, ne lui avait laissé que la ressource de devenir coupable ; mais c'est là une consolation bonne tout au plus à satisfaire la vanité des philosophes. La république était forcée d'accepter les choses telles qu'elles étaient devenues et non pas telles qu'elles auraient pu se faire. Aujourd'hui, pour elle, les dissidents n'étaient plus qu'un instrument d'oppression russe et prussienne, et les admettre à l'exercice de la souveraineté, c'eût été soumettre toute une nation à la haineuse volonté de quelques intrus, surtout si Ton considère que, le droit d'unanimité n'étant pas abrogé, le sort de la législation eût dépendu du premier gentilhomme protestant envoyé à la diète par le H8 toute l'illustration datait des honteuses amours du roi et de la tzarine, et qui, au lieu d'initier lu monarchie aux difficultés d'une royauté naissante, la faisaient rétrograder aux temps de Miecislas IL Lorsqu'elle voulut se donner une armée, un trésor, une législation, une police, une douane, une diplomatie,une centralisation qui répondissent à son titre, comme elle n'était qu'une imitation tardive de choses étrangères, elle fut obligée en tout de reculer jusqu'à la source des créations qui avaient servi de modèle à sa pensée, et, au lieu de continuer sa propre histoire, elle se trouva parodier celle de ses ennemis. — Erreur fatale, provenant de l'état de bégaiement où étaient encore plongées les sciences économiques et la philosophie de l'histoire à la fin du dix-huitième siècle. Les succès factices de Louis XIV, de Frédéric ÏI, de Joseph II et de Pierre-le-Grand; les clameurs incessantes de la philosophie fran- çaise , les triomphes scandaleux de quelques grandes individualités sur le droit des nations, la révolte des accidents contre la logique providentielle du monde avaient égaré tous les esprits ; et les génies les plus vigoureux, faisant bon marché des natures exceptionnelles et des légitimités humanitaires , s'imaginaient avoir trouvé un moule universel, dans ce qui n'était qu'un lit de Procuste pour les organisations les plus contradictoires. Tant que ce hardi projet de fabrication ne s'appliqua qu'à des assemblages neutres, privés d'histoireetderésistance, comme la Prusse et la Uussie, la facilité des résultats parut en justifier l'emploi, parce que là il ne s'agissait point de nations, mais de simples Etats politiques envers lesquels l'intérêt des dynasties et le caprice du talent n'avaient rien à ménager, rien à éluder, rien à suivre, rien à prévoir. Nous avons vu qu'Auguste II, entraîné par la manie de son époque, et tourmenté par l'inquiétude de son activité personnelle, avait en vain essayé de réformer la Pologne sur ce principe, employant à peu près les mêmes instruments dont venaient de se servir aujourd'hui les Czartory.-ki. Ceux-ci, quoique aidés en outre par les lumières de leur temps, par soixante ans de désastreuse expérience, par une persévérance et un crédit intime interdits à tout roi étranger, enfin par la coopération directe de laRussie, ne pouvaient pas mieux réussirqu'Au-guste II, parce qu'on ne viole jamais impunément la nature d'un grand peuple; parce qu'on ne peut devenir législateur de son pays qu'après en avoir été le libérateur, et qu'il est aussi absurde qu'humiliant d'emprunter sa vie à ses meurtriers. Toutes les apparences de bien-être, de calme, de progrès matériels qu'offrait le pays, à la suite des règlements calqués sur les autres monarchies, n'étaient qu'illusion et mensonge. Il semblait en effet qu'il y eût deux histoires rivales et parallèles dans cette grande et douloureuse ironie:l'histoire de la cour, de l'Etat, de la monarchie; histoire pleine de splendeurs prétentieuses mais conspuées, qui cherchaient à étourdir leur désenchantement et leur esclavage au milieu des fêtes, du bruit et des décors ; puis, à côté d'elle, l'histoire de la Pologne, histoire pleine de deuil et d'amertume, histoire de haines et de regrets qui, ne pouvant se résigner ni à mourir ni à vivre dans les conditions qu'on lui avait faites, préférait s'arrêter dans l'obstination de sa barbarie plutôt que de s'engrener au mouvement de ses spoliateurs. La première triomphait à Warsovie et dans les grandes villes où le luxe léger et brillant, l'esprit critique, rintluence des femmes, les mœurs faciles de l'Occident avaient pénétré avec ce qu'on était convenu alors d'appeler la civilisation et la philosophie. Chaque courtisan voulait avoir un hôtel et un service à la française. Les riches et graves costumes de l'ancienne noblesse tirent place à l'habit court, à la poudre et aux crachats. Les titres de comte et de marquis, proscrits par les sévères usages de la république, devinrent le prix d'une complaisance, aussi ridicule que funeste, pour les innovations que le roi semblait favoriser de son pouvoir et de son exemple. A voir plusieurs régiments de gardes parfaitementexercés, une nombreuse administration salariée par le trésor publie, ce trésor lui-même alimenté par les expédients les plus ingénieux et les plus compliqués, une école militaire devant bientôt fournir des officiers instruits pour toutes les armes, des commissions spéciales travaillant avec ardeur à l'élaboration de vastes projets d'instruction publique et de législation criminelle; à voir ce mouvemen jusqu'alors inouï de matière et d'intelligence dans un pays généralement accusé LA POLOGNE". 223 d'immobilité et d'asiatismc, tout étranger qui venait à Warsovie en rapportait aussitôt étour-diment une idée d'admiration pour le roi et pour ses oncles, mais surtout pour la tzarine, qui semblait avoir de son amour génial fécondé une ileur nouvelle au milieu des sombres forêts de la Slavonie. Les cours qui par prévoyance ou équité avaient défendu jusqu'alors l'indépendance de la république contre l'ambition moscovite, mais dont la lassitude cherchait depuis longtemps un prétexte de manifestation, s'empressèrent d'exagérer lesbienfails de celte régénération pour abandonner entièrement les républicains. C'est à peine si la cour de Dresde, au nom de laquelle s'était produite la résistance de la république contre la Russie et la Prusse, osa donner un refuge momentané à Radziwill, et si la France et l'Autriche daignèrent réclamer en faveur du grand-général, de Mokronowski et de quelques autres célébrités particulières , dont elles protégeaient d'ailleurs plutôt les personnes que les principes. La confédération générale, dans laquelle se personnifiait ainsi à la fois le triomphe de la monarchie sur la noblesse , de la réforme sur la conservation et de l'asservissement sur l'indépendance, décerna des statues au prince Auguste Czartoryski et à son frère le grand chancelier, oubliant dans son délire idolâtre que la pierre ne se fait protéger que parles morts. Le lendemain de leur érection, ces monuments de flatterie et d'inconséquence servirent de tablettes aux satires des mécontents. Deuxannéess'écoulèrcntainsidans un calme trompeur, dans une activité factice, et dans une défiance réciproque, pendant lesquelles les deux partis ne cherchaient réellement qu'à gagner du temps pour rentrer en lice avec des forces nouvelles et des prétentions grandies de toute l'expérience qu'ils avaient acquise dans leur première rencontre. Il aurait fallu maintenant que l'opinion nationale se produisît sous une forme tellement claire, tellement exclusive, que le parti de la cour ne put le combattre sans se compromettre; mais la république en était à ce point de découragement et d'impuis sance où on n'a plus le choix de sa tactique et où les sujets de discussion sont posés par l'étranger. Une lutte toute d'organisation et d'existence dégénéra en débats religieux. La Prusse et la Russie, conduites par l'instinct le plus perfide et le plus facile à la fois, bien que maintenant certaines d'avoir été jouées par les Czartoryski, comprirent qu'il serait trop audacieux d'attaquer ouvertement des réformes à peu prés accomplies, et qu'elles mêmes avaient semblé favoriser à la face de l'Europe entière. Elles résolurent donc d'abord de multiplier et de mêler leurs réclamations au point d'en rendre le sens inintelligible aux deux partis qui partageaient la république-, de commencer par celles qui devaient soulever le plus de réprobation, afin qu'elles ne pussent être satisfaites avant l'exposition des suivantes, puis de les répéter toutes à la fois, de manière à désorienter les idéesqu'on s'en était faites jusqu'alors. Elles espéraient plonger et s'ébattre à la fin dans cet immense étourdissement avec toute l'assurance, toute la vigueur de la perfidie qui seule se comprend, et qui, dans le monde horrible qu'elle-même s'est fait, ne peut plus avoir ni juges, ni témoins, ni frein, ni rivaux. Ce plan, qui n'a point d'exemple dans l'histoire, existait dans la tète de Frédéric II et de Catherine, sans que ces fameux spoliateurs eussent trouvé jusqu'à présent un agent assez vigoureux pour en tirer les développements dont il était susceptible. Repnine, qui en paraissait être le dépositaire, n'avait que des désirs sauvages de destruction, et n'en avait encore saisi que le côté vulgaire. Sa haine contre Poniatowski et les Czartoryski l'avait cependant déjà amené à l'ébaucher sur des proportions un peu plus larges, lorsque la pénétration diabolique d'un prêtre polonais vint en aide à ses tâtonnements, et résuma dans un projet vaste et méthodique ce qui, dans les mains inhabiles de l'ambassadeur, et même dans celles de Sal-dern, n'avait été qu'une routine désordonnée de brigandage. Cet homme extraordinaire était d'une espèce qui n'apparaît qu'aux époques marquées pour la chute des empires. Durant les troubles anciens, son génie subtil et corrompu aurait été étouffé sous les bruyants orages de l'anarchie; car un des mérites méconnus du mouvement, ou, si l'on veut, dudésordre démocratique,c'est de ne donner aucune prise aux habiletés personnelles. On a fort bien remarqué que c'est là ce qui a empêché la démocratie polonaise de devenir un empire solide et conquérant; mais on a oublié d'ajouter que c'est aussi ce qui l'a en compliquant la discorde qu'il était chargé d'apaiser, sans qu'il s'inquiétât d'ailleurs des cruels embarras dont cette maladroite déloyauté menaçait son propre cabinet. L'année 1765 eut pour caractère particulier de mettre en relief toutes les inconséquences de la politique des Czartoryski, et de donner un démenti éclatant à leurs prévisions paradoxales. Ils avaient à peine donné une forme appréciable à leur monument monarchique que déjà tous leurs instruments se révoltaient contre eux, sans qu'ils pussent même se recueillir dans la noble consolation d'avoir immolé leur popularité à la fortune de leur pays. A la fois maudits par leurs compatriotes, qu'ils avaient livrés à la domination étrangère, et trahis par les étrangers qui se défiaient de leur génie, ils avaient encore à dompter les préventions de leur propre famille, qu'une pénible victoire avait aussitôt divisée. Le roi, tourmenté par tous ses petits instincts d'égoïsme, ne se dissimulait pas combien l'estime de ses oncles avait eu peu de part à son élévation ; mais cette conviction, qui eût peut-être augmenté les obligations d'une ûme honnête, ne pouvait qu'aigrir le dépit de l'ancien amant de Catherine. Au milieu des honteuses dissipations où le jetèrent ses anciennes inclinations, il insinuait à qui voulait l'entendre que l'éloignement qu'il ressentait main tenant pour les Czartoryski avait pour principe son patriotisme, et que le roi sacrifiait avec joie à l'honneur de son peuple tout ce que le neveu devait au népotisme de ses oncles. Cette commode dispense de gratitude personnelle était accueillie par les partis les plus contraires avec l'avidité que les passions politiques mettent à justifier tout ce qui sert leurs besoins journaliers. Tous feignaient d'être persuadés des bonnes intentions du roi, mais chacun les interprétait dans son sens , attaquant avec une fureur unanime les vieux princes. Ceux-ci les accusaient de n'a -voir imaginé un roi que pour faire régner la Russie sous son nom, ceux-là de n'avoir em-ployéla protection de l'impératrice que pour satisfaire l'orgueilleuse ambition de leur famille. Et ce qu'il y avait de poignant dans cette cacophonie d'anatlièmcs, c'est que tous avaient, raison : le crime qu'ils avaient commis étant d'une nature tellement féconde, tellement illimitée, tellement multiple, qu'il admettait les soupçons les plus contradictoires et trouvait une place légitime à tous. Si l'on prend d'ailleurs en considération qu'une fois la chute d'urï empire déterminée, tout, sans choix ni exception, concourt à sa ruine, on comprendra facilement qu'il n'y avait plus guère en Pologne de résistance possible contre la tyrannie du ca-binetcleSaint-Pétersbourg, quelles que fussent au reste la maladresse et la lâcheté de celui-ci. Le péché originel des princes avait amené les choses à un état tellement irrémédiable que ce qui, dans des circonstances ordinaires, leur aurait fourni des moyens infaillibles de salut, ne faisait plus maintenant qu'aggraver la honte du pays et la leur. La cour de Saint-Pétersbourg était, comme nous l'avons vu plus haut, partagée entre deux factions rivales, également puissantes , également intéressées dans les affaires de Pologne. Celle du premier ministre, n'ayant en vue que le triomphe de l'empire, s'acharnait à protéger Poniatowski contre le ressentiment de la république et contre les dégoûts tardifs de la tzarine. Repnine, son agent direct, et les Czartoryski, ses plus anciens alliés, jouissaient d'un égal crédit auprès d'elle; mais, par une subdivision récente de jalousies et d'intérêt dans la faction même, tous ces associés de meurtre se trouvaient brouillés entre eux, et n'avaient plus de commun que la tradition du même forfait. Les Czartoryski et Repnine étaient déjà ennemis irréconciliables. Le roi, détaché de ses oncles, n'était pas mieux avec l'ancien plénipotentiaire qui, contre les efforts de tous, s'était fait nommer ambassadeur à la mort de Keyzerling. Panine, à la fois plein de faiblesse paternelle pour son neveu et de respect politique pour les Czartoryski, accueillait avec un égal embarras les plaintes continuelles des uns contre les autres, fort occupé lui-même à lutter contre la faction du favori, et à se maintenir en crédit auprès de la tzarine. La faction contraire, uniquement dominée par son aversion contre Poniatowski, englobait dans les mêmes menaces tous ceux qui avaient contribué à son élévation, sans s'inquiéter ni des revirements opérés depuis dans le camp opposé, ni des bcsoinsconquérantsdel'empire. C'était toute une race de féroces libertins qui, après s'être partagé la succession galante du roi actuel de Pologne, ne voyaient dans la lu- gubrc révolution qui se préparait pour la Sla-vonie qu'un souvenir et qu'une vengeance de sérail. Habituée à voir l'histoire de toutes les Russies se faire et se défaire au palais impérial, elle ne soupçonnait rien au delà, et acceptait ses agents et sa politique de toute main , sans leurdemanderd'autres titres qu'une haine bien constatée contre le malheureux Stanislas-Auguste. Les républicains, bien que constamment compromis et trahis par les cours d'Occident, hésitèrent d'abord à se réfugier sous une protection aussi décriée -, mais les déceptions politiques sont d'une nature si démoralisante, et l'imitationdesuccèsfacilessi contagieux, qu'ils ne purent résister longtemps aux tentations de ce qui paraissait avoir fait toute la fortune de leurs adversaires. Renvoyés de cour en cour, traités d'anarchistes par le roi de Prusse, d'imprudents par le cabinet de Versailles, d'impuissants par celui de Dresde, d'orgueilleux par ce-luideVienne, de rebelles dans leur propre pays, d'ambitieux partout, ils se familiarisèrent peu à peu avec l'idée si séduisante et si dangereuse à la fois de se substituer à la faction des princes dans les grâces de Catherine, abusant leur conscience par les arguments funestes que leur avait fournis l'exemple de leurs persécuteurs. La faction du favori leur ouvrit accès auprès de la tzarine, et l'on vit alors le plus bas degré d'avilissement auquel puisse descendre une nation : vainqueurs et vaincus consentant à l'arbitrage de leur oppresseur commun pour s'accuser réciproquement devant lui de résistance à sa volonté. Ce honteux désespoir n'osait cependant pas encore se produire au grand jour. II prit la forme d'une concurrence acharnée, mais lointaine et mystérieuse,qui, en transportant à Saint-Pétersbourg toutes les discordes de la république, donna tout à coup à celle-ci les apparences d'un armistice général. Les Czartoryski, qui avaient besoin de se persuader leur triomphe, essayèrent de secouer pour jamais la suprématie de la Russie, et montrèrent à la fois trop tôt et trop tard qu'ils prétendaient marcher désormais sans lisières. Pour s'étourdir sur les soucis de leur déception, ils s'enveloppèrent dans la jouissance vaniteuse du cliu-quaut dont ils avaient décoré le cercueil de leur patrie. Les quatre commissions ministérielles travaillaient toujours avec un peu d'intelligence et beaucoup d'activité à la régulari- sation du trésor, de l'armée, de la police et de la justice. Le grand chancelier, moitié par système , moitié par rancune personnelle, avait passé toutes les grandes existences au niveau de son orgueil, et, dans celte dissolution générale des anciens pouvoirs, il n'avait pas plus épargné ses serviteurs que ses adversaires. Depuis ses dissensions surtout avec le cabinet de Saint-Pétersbourg, tous les magistrats qui avaient eu l'imprudence de se faire les instruments de son ancienne politique se voyaient sacrifiés à ses projets nouveaux et à la tardive indépendance qu'il cherchait en vain dans ce revirement. Le grand général de Lithuanie Massalski, l'évêque de Wilna, le renégat Potoçki, le primat même, et tous ceux qui avaient contribué de leur ambition dénaturée, de leur faiblesse ou de leur versatilité, à consolider l'influence russe, se trouvèrent punis par où ils avaient péché. Le grand chancelier, après les avoir déshonorés et compromis aux yeux des deux partis, les fit rentrer dans le néant, cl les remplaça par une multitude d'illustrations secondaires tirées de cette pullulcntc clientèle de créatures que le prince Auguste avait formée pendant trente ans à son service particulier. Tous les emplois, multipliés et divisés à l'infini par la politique des princes, se trouvèrent ainsi occupés par une race nouvelle dont le grand chancelier essayait de faire une espèce de tiers état, oubliant sans cesse que les races ne se créent pas, et que la Pologne, essentiellement homogène , ne pouvait être que toute chevaleresque ou toute plébéienne. Cette passion illusoire de transplanter sur un sol rebelle les habitudes sociales de l'Occident pêle-mêle avec le caporalisme prussien et le fétichisme moscovite, créa une monarchie factice dont le premier étonnement, la première infirmité, fut de ne trouver en soi-même aucun des éléments d'autorité qu'avait annoncés son programme. Lorsqu'elle cherchait une bourgeoisie pour contrebalancer l'opposition de la noblesse, elle trouvait aussitôt ou bien des pro-testants déjà vendus au roi de Prusse et à la tzarine, ou bien un ramas d'aventuriers étrangers exclusivement occupés de leur fortune particulière, ou bien des juifs ennemis nés du pays. Lorsqu'ellccherchait une cour pour étayer de son éclat un trône à peine bâti, elle trouvait déjeunes libertins et des femmesperdues, dont roi de Prusse, ou bien du premier pope payé par Repnine pour proclamer Catherine reine de Pologne. Le chancelier, malgré son inclina-lion pour ce qui pouvait humilier les vieilles institutions et leur opposer une puissance nouvelle, avait résolu de rejeter toutes les réclamations politiques des dissidents; et comme d'ailleurs une réforme de cette importance ne pouvait être débattue que dans une assemblée nationale , il ajourna sa réponse à la diète de couronnement. Mais aussitôt quatre autres prétentions plus immédiates, plus menaçantes encore, s'élevèrent à la fois deRerlin et de Saint-Pétersbourg, comme si ces deux puissances, inconsolables de s'être laissé surprendre par l'activité et l'adresse du chancelier,voulussent écraser en un jour ce qu'elles n'avaient pu deviner depuis tant d'années. Le uiéeonlentement général qu'avaient soulevé toutes ces réformes inintelligibles, parce qu'elles avaient été conçues sous des auspices hostiles au caractère de la république, servait maintenant admirablement les épouvantables desseins des deux cours. Cette confédération arbitraire qui, à la fois, avait donné la dictature au prince Auguste Czartoryski et la couronne à son neveu ; ces quatre conseils ministériels , composés de créatures du prince-chancelier et gouvernant en son nom ; cette brusque interruption de toute affinité entre le passé et le présent; tout cela ne se soutenait que par l'opiniâtre violence du législateur, au milieu du vertige qu'il avait jeté sur la nation pour qu'elle ne pût ni le contrarier ni l'émouvoir. Les changements les plus étonnants s'opéraient dans toute l'administration intérieure sans que personne s'y opposât, mais aussi sans que personne les comprît. La partie militaire s'organisait sur le modèle de l'armée prussienne. Tout ce queleprince Auguste avaitpu ramasser de vieilles troupes était réuni à Varsovie sous le commandement d'officiers étrangers, et s'exer-çaitjournellementau maniement desarmes sous les yeux du roi, qui cependant se lassa bientôt de ces parades militaires pour s'abandonner à ses habitudes de paresse et de débauche. La commission du trésor avait tout un monde à créer. Le chancelier, visant au plus pressé et ne pouvant de longtemps rien espérer des impôts fonciers , imposa le luxe par des îois «omptuaires et fit établir des lignes de douane sur l'immense étendue des frontières de la ré publique. Des douanes en Pologne ! où l'imposition la plus directe, la plus élémentaire, n'avait jamais été proposée dans les diètes sans soulever un cri unanime d'indignation ; où tout gentilhomme croyait son sang et sa fortune propriété de l'Etat, mais n'entendait jamais parler de la moindre contribution pécuniaire sans y attacher aussitôt l'idée d'une capitulation de vaincu, ou celle d'une rançon de prisonnier! Mais le plus vexé de cette nouvelle invention fut le roi de Prusse, qui avait jusqu'alors vécu dans la Grande-Pologne et dans la Prusse Polonaise comme dans son propre électorat, et qui tout d'un coup perdait ses plus riches ressources et ses plus riches débouchés. Les bruits répandus sur les projets d'alliance matrimoniale de Stanislas-Auguste vinrent encore compliquer sa fureur. Après avoir donné longtemps au roi pour future la tzarine, on prétendit tout à coup qu'il sollicitait la main d'une archiduchesse de la maison la plus hostile à la Prusse. Frédéric venait de demander à Warsovie l'abolition des douanes et l'autorisation de continuer ses recrutements dans les provinces polonaises. Le chancelier refusa l'un et l'autre. Frédéric envoya aussitôt des troupes s'emparer des îles qui commandent l'embouchure de la Vistule, près de Dantzig, et établit des droits exorbitants de péage sur tous les points des provinces prussiennes dont il put s'emparer, fermant ainsi l'unique débouché des grains polonais. En même temps de nouveaux détachements de recruteurs se répandirent dans la Grande-Pologne , enlevant tous les hommeserrantsetdésarmésquileur Lombaieid, sous la main. Le chancelier n'avait pas eu le temps de parer ce coup, que la tzarine élevait déjà de son côté deux prétentions encore plus foudroyantes. Elle exigeait que la république contractât avec l'empire un traité offensif et défensif, et elle réclamaituneimmense étendue de pays en deçà de la Dzwina et du Dnieper, qu'elle disait avoir été jadis envahie par les Lithuaniens sur les sujets russiens des tzars de Moscou. Elle présentait cette dernière demande sous forme d'un simple rétablissement dedémarcationsquedesnégligencesmutuelles et antérieuresauraientinsensiblement effacées. Pour appuyer ces deux demandes ainsi que pour juger les différends qui chaque jour s'élevaient plus nombreux et plus violents entre les Czartoryski et Repnine , la tzarine, ou plutôt Panine, envoya à Varsovie un de ces aventuriers allemands qui , depuis Pierre-le-Grand , exploitent le malheureux empire de Russie. C'était un nommé Saldern, obligé de fuir le Holstein, sa patrie, oii il avait été condamné pour faux et escroquerie dans un obscur emploi de bureau. Il avait, à force d'habileté et de honteuses complaisances, gagné toute la confiance du premier ministre, etétaif depuis longtemps employé par lui aux missions les plus compromettantes et les plus épineuses, souvenl à la veille de se voir sacrifié aux apparences de pudeur que les cabinets sont obligés de garder vis-à-vis de l'opinion. Sa mission à Warsovie était des plus compliquées. Il était a la fois chargé de déconsidérer les Czartoryski, et d'obtenir d'eux celte alliance étroite de la république, à laquelle la tzarine rattachait tous ses projets d'avenir. On avait fait concevoir à celle ci l'idée de rallier touteslescoursdu Nord, Angleterre, Suède, Dancmarck, Prusse, Russie et Pologne, dans une vaste coalition contre la France, l'Espagne, Naples, l'Autriche et la Turquie. Les menaces tous les jours plus sérieuses de cette dernière avaient donné lieu à ce projet chimérique. Abusé d'abord par ses propres ministres sur l'état réel des choses en Pologne, au point d'avoir disgracié le khan des Tartares, prince courageux et éclairé, qui sentait que l'asservissement de la république menaçait de la domination russe tout l'Orient, le sultan Mustapha venait enfin de découvrir l'élévation de l'amant de Catherine au trône de Pologne, et de comprendre que cet événement n'était rien moins qu'une ligue de tous les peuples slaves contre la race ottomane. 11 rendit aussitôt à Krim-Guerai sa faveur, et fit de grands préparatifs pour envahir le sud de la Russie ; mais ces instincts belliqueux ne trouvèrent pas d'écho dans les âmes énervées du Divan. Tous les pachas d'Europe étaient vendus à la Russie , et la dissolution qui minait cet empire caduc aurait du tranquilliser la tzarine. Cependant Catherine, mal assise sur son trône, se croyait menacée d'une guerre d'autant plus dangereuse que .jugeant les dispositions des puissances méridionales à la mesurede sapropre haine contre elles, elle ne voyait dans le sultan que l'avant-gardcd'un orage universel. Danscette terreur secrète, elle n'osait pouiv suivre trop rapidement en Pologne les conséquences de son triomphe , et elle cherchait à dissimuler le dépit que lui causait déjà l'omnipotence des Czartoryski. Les princes, sentant tout le parti qu'ils pouvaient tirer momentanément de ces embarras, se montrèrent intraitables sur la question d'alliance offensive, et déclarèrent à Saldern que la Pologne ne pouvait se compromettre clans la politique extérieure de la Russie. Quant à la démarcation des limites, ils l'éludèrent également en l'ajournant à l'époque oii la république, alfermie sur ses bases nouvelles, pourrait remercier la tzarine des services de police que lui rendaient les armées russes. Saldern comprit facilement d'où venait cette résistance, et jugea qu'on ne l'écarterait qu'en perdant les princes. Abandonnant donc en apparence l'arrangement de tous les intérêts internationaux à la diète ordinaire qui devait s'assembler en 1766, il feignit de se renfermer dans la partie de ses instructions qui avait rapport aux différends élevés entre l'ambassade russe et la cour, et il invita les antagonistes devant son tribunal de médiateur. La haine des princes contre Repnine avait augmenté en raison de leurs déceptions. Leur sagacité vaste, mais sophistique, ayant une fois égaré leur jugement sur les vérités élémentaires de la fortune, les avait enchaînés dans un cercle vicieux dont ils cherchaient en vain à sortir par des expédients journaliers. Ce projet romanesque, d'élever une puissance indépendante de la Russie à l'aide de la Russie même, n'avait pu se dérober longtemps à l'instinct de ce perfide cabinet, qui, s'armantàson lourdes artifices que le grand chancelier avait employés contre lui, ne tarda pas à prendre sous sa tutelle tout ce qui affectait de fronder le pouvoir nouveau. Saldern, tombé au milieu de cette scission entre des alliances qu'autrefois on avait jugées indissolubles, ne fit qu'aigrir, par sa fausseté et sa violence, l'aversion de la cour de Pologne contre Repnine. Après avoir arraché aux deux partis tout ce qu'il désirait en apprendre pour se faire un mérite de sa pénétration auprès de Panine, il les abandonna à leur haine mutuelle, et alla en faire autant à Berlin , entre le roi de Prusse et le ministère de Pologne. Toutes ses menées ne tendaient évidemment qu'à éterniser sa mission arbitrale empêché de se livrer deux siècles plus tôt à la domination étrangère. Ceux donc qui, au lieu d'étendre le principe démocratique à toute la nation, comme l'exigeait l'éducation progressive et naturelle de la Pologne, l'ont détruit au profit de la royauté, ceux-là sont incontestablement d'ignorants parricides et les seuls coupables auxquels puisse sans hésiter s'attaquer la sévérité de l'histoire. Les diètes anar-chiques avaient vu souvent des voix particulières se vendre étourdiment aux étrangers, sans que ces corruptions exceptionnelles ébranlassent la marche générale des affaires, parce que la nature même de l'ascendant collectif qui dominait toute entrepriseindividuellenelaissait aux plus profondes intrigues qu'un jeu étroit et conditionnel, et tel que rien cle vraiment dangereux n'avait Je temps de s'y attacher. Il fallait la tyrannie permanente et positive d'une grande famille, la commode et séduisante influence d'une cour, l'exemple et la perspective d'une ambition heureuse, tout l'appareil d'un avilissement systématique, pour former de ces individualités puissantes dans le mal, qui se font une étude sérieuse de la destruction et escomptent, sur les espérances d'une fortune certaine, l'application nécessaire à de pareils forfaits. Podoski, l'une des créatures les plus curieuses de la funeste école que l'exemple des Czartoryski avait eu le malheur de créer, commença sa carrière, comme cela arrive ordinairement, par tourner son génie malfaisant contre ses propres maîtres. Ecclésiastique obscur, attaché à la maison du ministre Bruhl, il avait puisé dans l'intimité d'une courtisane luthérienne ces principes de tolérance et de philosophisme qui, pour les esprits de sa trempe, n'étaient qu'un prétexte de mépris à l'égard de Soute vertu sérieuse etdiflicile. Ennemi personnel de Poniatowski, comme l'étaient tous les jeunes ambitieux de son époque, il s'attacha violemment au parti saxon, et le servit avec fidélité contre les Czartoryski, dans lesquels il voyait un obstacle sérieux à son vaste avenir. Lorsque ce parti fut écrasé par celui des vieux princes et de leurs naveux, il se jeta dans les bras de Repnine, aigrit la haine naturelle de celui-ci contre le roi et ses oncles, rendit au plénipotentiaire de ces services que n'oublient jamais les libertins, et, lorsque le plénipotentiaire devint ambassadeur, Podoski obtint en échange la direction presque ab- solue du gouvernement russe en Pologne. Son premier soin fut de brouiller d'une manière scandaleuse et irrévocable les Czartoryski et le roi avec la cour de Saint-Pétersbourg, et de séparer la cause de l'ambassadeur de la leur, de façon à n'être jamais sacrifié à leur réconciliation. A l'approche de la diète qui allait s'ouvrir le 6 octobre 1766, et où toutes les vieilles querelles allaient être indubitablement remises en question, avec l'arriéré de fureur amassé de part et d'autre pendant deux ans, Podoski, parvenu aux plus hautes dignités ecclésiastiques et personnage déjà doublement dangereux dans l'Etat, crut l'instant arrivé de donner une impulsion toute différente àl'influencerus-se. Ce qui avaitle plus embarrassé les plénipotentiaires russes jusqu'alors, c'était, de concilier les prétentions de tolérance religieuse à la faveur desquelles toutes les puissances étrangères s'immisçaient depuis cinquante ans dans les délibérations delà république, avec la conservation des abus nobiliaires et anarchiques sur laquelle reposait le véritable secret de la domination particulière de la Russie. Ces deux prétentions semblaicnts'excluremutuellement et leur concurrence avait en effet fait échouer toute l'habileté de détail que Keyzerling avaii déployée durant le règne d'Auguste III pour se créer une faction solide parmi les Polonais. Repnine s'y était entièrement perdu, et Saldern avait déclaré cette difficulté insoluble autrement que par la violence. Or il s'agissait précisément de se former un appui en dehors de la violence. Podoski prit vis-à-vis de Repnine l'engagement de réussir par les intrigues les plus déliées et les moins pénétrables qu'il fût possible de mettre en jeu daus une lutte où toutes les méfiances, toutes les préventions, toutes les ruses étaient sur pied de part et d'autre. Repnine lui donna carte blanche, et, pour prix de son zèle , lui promit au nom de la tzarine la primatie, dont l'âge et les infirmités de l'archevêque Lubienski assuraient la vacance prochaine. Le référendaire Podoski assit son plan sur une généralité assez banale, mais que sa simplicité même et le maladroit orgueil de la tyrannie moscovite avaient empêché d'appliquer jusqu'alors. C'était de commencer par le côté négatif de la question, et de former une coalition des éléments lespluscontradictoires contre la cour, sauf à faire ensuite la part du lion à l'influence russe, qui d'abord ne semblerait entrer da ns cettcligue de mécontents que comme simple actionnaire. Il faut avouer que la situation des partis favorisait, singulièrement ce dessein, et avait déjààelle seule rempli la moitié de l'horrible tache dont le référendaire n'avait en quelque sorte accepté que les succès. L'aversion soulevée par l'ambition des Czartoryski contre la monarchie nouvelle était si générale, le mépris du roi si légitime, les arguments de toute opposition d'une nature tellement absolue et facile, qu'au premier signal de cette coalition tous les partis oublièrent leur antipathie originelle pour se fondre dans une immense révolte. A la faveur de ce délire, soufflé et entretenu avec beaucoup d'adresse par le référendaire, on persuada facilement aux républicains que leur adhésion ne les engageait que jusqu'au renversement du pouvoir existant, sans compromettre en rien leurs prétentions pour l'avenir; aux dissidents, qu'une simple manifestation de volonté leur donnerait pour toujours pied dans les affaires de l'État, et qu'une fois admis à une communauté de destruction, il ne serait plus possible aux républicains de les écarter de la eoinumnauté des jouissances; aux réformateurs, que leur ouvrage,manquant jusqu'à présent de popularité , avait besoin, plus que tout autre, de se dégager des odieux instruments qui leur avaient servi contre les préjugés de la noblesse, et qu'aucune perfection ne serait approuvée par la majorité nationale, tant qu'un roi flétri et qu'une famille détestée leur donneraient leur drapeau. L'ambassade russe, contre son usage, ne tenait plus ce langage arrogant qui avait jusqu'alors fait échouer ses plus adroites perfidies, et les partis, tout en se tenant sur leurs gardes envers elle, la voyaient si ardemment intéressée à l'abaissement de la cour, que tous pensaient pouvoir cette fois-ci agréer son aide sans péril. Pour pouvoir comprendre cette monstrueuse alliance, il faut se rappeler que ce qu'on nommait alors le parti républicain, comme il arrive toujours aux résistances privées de plan organique et formées exclusivement contre la domination étrangère, n'avait d'autre évangile que la générosité personnelle de ses chefs, et qu'avec l'exil ou l'humiliation de ceux-ci tous les nobles mais stéri-tome 111 ' les instincts de cette bouillante multitude se trouvèrent tout-à-coup déroutés. Habituée à se reposer sur des vigilances individuelles, elle cherchait avec alarme, et par conséquent sans intelligence, des noms, mais seulement des noms qui pussent succéder à Branicki, accablé par l'âge, les tourmentes politiques, et comme enseveli vivant dans sa retraite de Bialystok; à Radziwill boudant à Dresde, proscrit et oisif; à Mokronowski doublement enchaîné par la surveillance moscovite et sa passion pour la Grande-Générale; à Potoçki réconcilié avec le roi; au vieuxmaréchal Malachowski, bon tout au plus à poser une dernière fois, grand et poétique souvenir, sur le mausolée des franchises de la république; à toutes ces vieilles illustrations chevaleresques, condamnées, comme les cours d'Asie, à monter sur le bûcher du maître qui venait d'expirer dans leurs bras. L'âge, la proscription, le désenchantement, la ruine avaient fauché tout ce que le règne nouveau avait encore rencontré sur son passage de la génération belliqueuse de 1734. Les républicains n'avaient plus de chefs militaires. Les évêques s'emparèrent de ce patronage délaissé , et donnèrent nécessairement une direction toute nouvclleauparti. Deux hommes surtout, d'un mérite égal, quoique d'un génie bien différent, se trouvèrent tout à coup à la place que l'abdication tacite do Branicki et de Radziwill avait d'abord parn condamner à une vacance éternelle. C'étaient deux évêques constamment dévoués aux intérêts clc la nation , mais dont la turbulente renommée des magnats avait entièrement éclipsé le talent dans la dernière confédération républicaine. Ambition loyale, intelligence large et opiniâtre, âme ardente et généreuse, mais trop expansive pour la tâche qu'elle prétendait remplir , Gaétan Soltyk , évêque de Krakovie, duc souverain de Sévérie, n'avait plus pour émule, dans l'honneur éclatant de soustraire la patrie au vasselage étranger, qu'Adam Krasinski, évêque de Kamienieç. Moins brillant, moins connu, d'une vertu plus difficile à apprécier, d'un génie moins rapide àse produire, plutôt conspirateur qu'homme d'état, plutôt révolutionnaire que républicain, mais, précisément à cause de cette nature prudente et tenace, mieux trempé au genre de résistance à laquelle devait se résigner désormais la Pologne; Krasinski semblait fait tout exprès pour 140 continuer l'ouvrage de Soltyk, dans les conditions de longue souffrance que les fautes des premiers chefs clu parti avaient léguées à la génération nouvelle comme une fatalité inévitable. Podoski sentit de suite qu'il rencontrerait un adversaire redoutable dans l'évêque de Krakovie. Il craignait surtout que les prétentions des dissidents, sur lesquelles il avait basé le côté le plus délicat et le plus fragile de ses projets, ne devinssent un obstacle insurmontable à l'alliance qu'il proposait aux républicains. Repnine employa tous les moyens qui étaient en son pouvoir pour assoupir la vigilance de l'évêque à cet égard, mais en vain. Soltyk, certain de l'appui de tous les partis dans une question qui les intéressait également tous, déclara que, quelle que fut d'ailleurs sa disposition à renverser une monarchie élevée contre le gré de la nation, il ne souffrirait jamais que l'influence étrangère s'introduisît au sein de la république sous forme de protection accordée k une minorité factieuse. Réparant cependant aussitôt avec beaucoup de grandeur et d'intelligence les funestes préventions de ses devanciers, il fit assurer aux dissidents leur admission à la souveraineté nationale , pourvu qu'ils renonçassent à l'appui de la Prusse et de la Russie, et ne mêlassent plus d'apostasie politique à leurs réclamations religieuses.La loyauté etla tolérancebien connue de l'évêque, ainsi que le crédit tout-puissant dont il jouissait dans la république,donnaientune autorité irrécusable à ses propositions, et si lesdis-sidents avaient sincèrement désiré se fondre dans l'universalité nationale, ils eussent profité avec empressement d'une convention qui sauvait à la fois leur honneur, leurconscience et leurs droits. Mais cette bruyante martyrologie religieuse , dont l'hypocrite philosophie des cours voisines amusait la crédulité de l'Europe, était loin de trouver son compte à un arrangement qui eût détruit tout prétexte d'intervention étrangère dans les affaires de la république. M. Lelewel fait observer, avec sa haute sagacité historique, que l'admission franche des dissidents grecs et protestants à la souveraineté polonaise eût à jamais ruiné l'influence russe et prussienne en Pologne; que ces cours le sentaient parfaitement, et qu'elles eussent retiré toutes leurs prétentions à cet égard à l'instant même oîi elles les eussent jugées acceptables. Aussi les avances à la fois prudentes et généreuses de Soltyk furent-elles rejetées par les dissidentsqui,aufond,sesouciantfortpeude privilèges que personne n'attaquait, ne paraissaient en tout ceci que les instruments avoués de la tzarine et du roi de Prusse. Podoski, à la pénétration duquel rien n'échappait, se rassura aussi vite qu'il s'était alarmé, et, feignant d'abandonner les dissidents à leur sort, il parut exclusivement occupé de faire aux républicains une part digne et sûre dans la démolition de la cour. Par le plus étrange des contrastes, la maison d'un prélat catholique devint le foyer de toutes les oppositions religieuses , et le conseil d'un agent déclaré de Repnine, le foyer de toutes les oppositions politiques. Le référendaire servait d'intermédiaire aux partis les plus antipathiques, aux transactions les plus incroyables, confondant dans une révolte commune contre le roi et ses oncles les hommes vendusà l'ambassadeur avec ceux qui espéraient n'exploiter cette puissance qu'au profit de leur colère transitoire; les dissidents stipendiés par le roi de Prusse et Catherine avec les sincères réformateurs qui, dans leur équité tolérante, désiraient admettre tous les cultes à la jouissance des mêmes prérogatives; les oligarques, uniquement occupés de leur ruine personnelle, avec leschampions de la démocratie nobiliaire ; tout ce qui voyait dans la Russie une protection irrévocable et nécessaire avec tout ce qui ne voyait en elle qu'un instrument suspect et passager. L'égalité politique pour les dissidents et la conservation du liberum-veto pour les républicains étaient les deux appâts sur lesquels roulait le secret de ce monstrueux accord ; et chaque faction, dans l'impatience desesappétitsparticuliers, approuvait sans examen tous ceux de ses complices. La cour, partagée elle-même entre le roi et le Grand-Chancelier, ne devinait pas la portée de toutes ces intrigues. Poniatowski, aveuglé par l'indolence de son caractère et la fatuité de ses souvenirs, se croyait encore l'objet des regrets et de la tendresse de la tzarine, et repoussait avec aigreur les sévères avertissements de ses oncles, dont il soupçonnait sans cesse l'ambition et le dépit. Abandonné à la fois de la Russie, de la cour et de la république, également détesté des ennemis qu'il avait écrasés, et des instruments qu'il avait compromis; incompris même de son frère, qui n'avait su tirer de la confédération générale, dont on Pavait fait maréchal, qu'une majesté vaine ettoute personnelle, le Grand-Chancelier perdit à la fiu cette orgueilleuse confiance en son génie, qui jusqu'alors avait imprimé à tous ses desseins l'impertinence d'un succès infaillible. Il hésita entre le peu de ressources que lui laissait l'imprévoyant abus de son empire, et se laissa surprendre sans retraite et sans alliance aucune au milieu d'ennemis d'autant plus formidables , que leur coalition toute négative ne donnait prise ni à la raison ni à l'intérêt. Les tendances de cet orage fournissaient à tant d'interprétations diverses, qu'aucun esprit logique ne pouvait le maîtriser d'avance ; et lorsqu'il fondit de toutes parts sur la couronne, il ne se comprenait pas encore bien lui-même. Quand tout fut entendu entre le référendaire et la Russie, celle-ci commença l'attaque par une question usée, afin de ne paraître que continuer une affaire suspendue. Elle demanda de nouveau que tous les privilèges politiques fussent accordés aux citoyens du culte grec dans la Russie blanche, etque les wladikas ( évêques de ce culte ) fussent admis à siéger au sénat de Pologne. Le wladika Grégoire Konlski, délégué à cet effet à la cour de Warsovie , fut reçu à l'audience du roi et de sou conseil, le 25 août 1765, et obtint que l'objet de sa mission fût soumis à la diète prochaine parmi les propositions urgentes. Ce bon accueil n'était pas plus sincère que celui qui avait été fait à Saldern ; le roi étant certain que la diète rejetterait cette admission comme elle l'avait fait jusqu'alors. Parfaitement d'accord en ceci avec ses oncles, Poniatowski était bien résolu d'obtenir d'abord de l'assemblée nationale l'abolition du liberum-vcto, un système d'impôts complet et régulier, et l'augmentation de sa garde, puis d'éluder toutes les réclamations, soit étrangères, soit républicaines, jusqu'à ce que l'étendue et la solidité de son pouvoir lui permissent de prendre un parti sérieux entre ces deux écueils. C'est là au moins tout ce qu'un jugement indulgent peut attribuer de plus méritoire aux intentions de Stanislas-Auguste, la versatilité, la mauvaise foi et lalâ- cheté de ce monarque ne permettant à l'historien de se former d'opinion claire et arrêtée sur aucune époque de son règne. La cour était si peu préparée à la résistance qu'elle allait rencontrer dans la diète, que, quelques jours avant son ouverture, le roi et ses oncles, rapprochés pour un instant, réglèrent d'avance entre eux la répartition du pouvoir que l'assemblée législative devait leur céder. Aucune précaution ne fut prise d'ailleurs contre les mécontents, que l'on croyait vaincus et sans plan. Le maréchal de la confédération reçut seulement avis de surveiller les mouvements des anciens chefs républicains, la cour oubliant que jamais opposition n'emploie deux fois le même drapeau, et qu'il n'y a rieu de moins dangereux qu'un conspirateur amnistié. La coalition se conduisit avec un accord apparent et une circonspection qui achevèrent de donner à la cour le change sur tout ce qui se tramait contre elle. Branicki, invité par l'évêque de Krakovie à reprendre sou rôle de 1764, répondit que, brisé par l'âge et touchant aux portes de la tombe, il ne pourrait qu'encombrer une place où il fallait toute l'énergie de la jeunesse; mais que, fidèle jusqu'à son dernier soupir au généreux parti qu'il avait eu le bonheur et la gloire de représenter, il offrait aux héritiers de sa mission toute sa fortune, et les autorisait à en faire l'emploi qu'ils jugeraient convenable pour le bien public. Tous ceux que la cour s'était habituée à haïr tinrent à peu près le même langage, de sorte qu'elle ne trouva en face de soi que des noms nouveaux, noms qu'elle n'avait pas encore eu l'occasion d'étudier, ou que, dans son dépit vaniteux, elle affectait de mépriser. Le seul soin qu'elle prit fut de convoquer le corps des évêques pour lui représenter le danger auquel les prétentions des dissidents exposaient la religion de l'état; et comme les mécontents les plus acharnés même étaient là-dessus d'accord avec elle, elle crut s'être assuré leur concours pour toutes les autres questions. Elle s'imagina à son tour avoir rallié sous son étendard tous les partis contre la Russie, et s'endormit dans cette folle présomption. Excepté dans les palatinats prussiens, où les intrigues incessantes du roi de Prusse ameutèrent les protestants, et dans quelques districts de Lithuanie où l'aveugle impatience des propagandistes du culte grec faillit compromettre les intérêts communs de la coalition, les diétines, dans toute l'étendue de la république, se passèrent assez paisiblement. La diète s'ouvrit à Warsovie le 6 octobre 1766, sous le bâton du maréchal Célestin Czapliç, sans paraître .s'apercevoir des renforts envoyés à tous les corps russes cantonnés en Lithuanie, dans la petite Pologne et dans les provinces prussiennes, tant elle était aveuglée par sa rage contre le roi et ses oncles, et préoccupée de ses projets de renversement. Les premières séances semblèrent combler tous les vœux du roi. Toutes les prétentions politiques des dissidents furent rejetées à l'unanimité; et, dans l'entraînement général, on allait porter une loi de mort contre tout habitant convaincu désormais d'avoir recherché la protection d'une cour étrangère, lorsque le roi, comme épouvanté d'un décret qui frappait en quelque sorte l'origine de sa propre puissance, arrêta tout à coup l'élan qu'il avait imprimé lui-même aux délibérations de l'assemblée , et se livra ainsi sans défense aux railleries et aux insultes de ses ennemis. Le Grand-Chancelier essaya de détourner cet orage en ramenant les débats vers des questions administratives ; mais ce terrain brûlant, qui conduisait l'assemblée à l'examen des nouvelles exigences de la couronne au sujet du liberum-veto, des impôts et de l'armée, devint une affreuse arène de clameurs et de menaces. L'évêque de Krakovie, appuyé par les nonces Czaçki et Wielhorski, avait déjà demandé dans un discours éblouissant d'éloquence le rappel de cette formidable confédération qui soumettait depuis deux ans la république à la dictature des Czartoryski. L'augmentation de puissance que la cour réclamait par l'organe de ces Princes paraissait justifier à point nommé toutes les craintes que l'évêque venait de manifester à l'égard de leur insatiable ambition, et tout ce qu'il y avait de mécontents dans la chambre des nonces saisit ce signal pour protester avec fureur contre les trois projets de loi sur lesquels le roi avait fondé sa dernière espérance. Stanislas-Auguste, effrayé d'une résistance qui prenait tous les dehors d'une conjuration, s'évanouit sur son trône, et resta plusieurs jours enfermé dans son palais, maudissant l'ambitieuse légèreté qui l'avait arraché aux plaisirs commodes de la vie privée pour l'accabler de chaînes d'or et de grandeurs ironiques. Repnine qui, tant qu'il ne s'était agi que des dissidents, avait dissimulé son empire, se mit hautement à la tête des mécontents aussitôt que l'imprudence du chancelier eut livré les demandes de la cour à la critique de la diète. Il déclara que sa souveraine prenait sous sa sauvegarde les franchises de la république, et qu'elle ne permettrait pas que le roi usurpât toute la souveraineté en abolissant le liberum-veto, en grossissant son trésor et en s'entourant de prétoriens. Il fit en même temps cantonner six mille soldats russes autour de Warsovie et dans les biens de la couronne, d'une main menaçant le roi de faire ravager ses domaines, et le sommant de l'autre de renoncer à ses prétentions. Il exigeait en outre, comme l'avaient déjà exigé avant lui, mais dans un sens tout différent, l'évêque de Krakovie et les républicains, que la confédération générale, au nom de laquelle une seule famille avait accaparé les plus hautes charges de l'État, fût dissoute, et que la souveraineté retournât à la multitude. Celte singulière coïncidence d'intérêts entre les deux extrêmes, amenée avec tant d'adresse par les intrigues du référendaire Podoski, et si brusquement dévoilée par les emportements de l'ambassadeur, alarma autant les républicains que les monarchistes. Quelques sommités du premier de ces partis, qui n'étaient pas dans la confidence de la coalition , et qui, dans leur honorable prévoyance, préféraient avoir l'étranger pour ennemi que pour allié, commencèrent dès-lors à sonder directement la cour pour voir s'il ne serait pas possible de lui faire sacrifier ses prétentions arbitraires et son absurde isolement à une réconciliation sincère avec le pays; mais les illusions du roi, l'orgueil du Grand-Chancelier et les préventions répulsives de la noblesse contre tou t ee qui tenait à la monarchie, s'opposant également à ce rapprochement salutaire, la diète continua à s'acharner sur la cour, Repnine à seconder cet instinct destructeur, la cour à méconnaître toute possibilité de transaction. Pour faire comprendre à nos lecteurs le secret d'une résolution aussi décidée dans un homme aussi faible que l'était Poniatowski, il faut leur rappeler que ce monarque, sentant l'appui de la Russie lui manquer malgré toutes ses bassesses envers cette puissance, s'était îaissé entraîner par ses frères aux trompeuses séductions d'une alliance matrimoniale avec la maison d'Autriche, et que ce rêve avait changé complètement sa politique personnelle. Le prince André, général au service de l'Empire, s'abusant sur l'importance de son crédit à Vienne, lui avait persuadé que la conclusion de cette alliance, qui l'aurait à la fois vengé des dédains de Catherine et rendu indépendant de sa coûteuse protection, ne tenait qu'à des considérations de dignité monarchique; qu'on ne donnerait une archiduchesse qu'à un souverain véritable, et que tous les obstacles à cette union disparaîtraient dès cpie le roi de Pologne égalerait en autorité les autres monarques de l'Europe. Il s'agissait donc, d'après ces calculs, de rendre la monarchie stable, héréditaire et entourée de tous les moyens de gouvernement qu'elle comporte ; or ceci ne pouvait s'obtenir que par une cession volontaire de la souveraineté qui depuis dix siècles résidait dans la nation même. Le Grand-Chancelier, sans approuver aucunement l'intimité autrichienne, en exploitait la perspective pour donner au roi l'énergie indispensable à la consolidation du vaste système qui était l'unique rêve, le travail exclusif de sa vie. Il en résulta que ce malheureux Poniatowski, qui n'avait jamais eu d'autre volonté personnelle qu'une avide et lâche envie de parader en manteau royal devant les rivaux qui l'avaient mortifié, parut s'élever tout-à-coup jusqu'à la hauteur d'une ambition opiniâtre et raisonnée, et cela à l'instant où, par un singulier rapport de circonstances, tous ses amis et tous ses ennemis changeaient d'alliance et reniaient leurs plus logiques antécédents pour se liguer contre lui. Lorsqu'aprôs quelques jours d'absence, dont Repnine et Podoski surtout avaient largement profité, ses oncles et ses frères le reconduisirent au milieu de la diète , il trouva une véritable sédition à la place des déclamations qui une fois déjà l'avaient chassé de son trône. Les agents de la coalition, pourvus par Podoski d'instructions insidieuses, avaient facilement persuadé à la noblesse des provinces et au peuple de Warsovie que la cour méditait l'asservissement absolu de la république. Une foule accourue de tous les palatinats assiégeait journellement la salle des séances, et encourageait de ses acclamations tout ce qui, sous une forme quelconque, paraissait combattre les empiétements du pouvoir monarchique ; mais, par une distinction très caractéristique de son instinct, cette même opinion soutenait ardemment la cour dans sa résistance aux prétentions des dissidents. L'ambassadeur et le référendaire, fortement contrariés de cette pénétration distinc-tive qu'ils croyaient avoir distraite et aveuglée par leur hypocrite opposition , s'adressèrent à l'évêque de Krakovie pour en obtenir quelques concessions, dans l'intérêt d'une cause qu'ils disaient être commune entre la Russiectles républicains. Il paraît que Soltyk, entraîné par son esprit de conciliation et de tolérance, commit la faute de céder, et promit de calmer l'irritation de son parti contre les dissidents , à condition que l'ambassadeur cesserait toute persécution contre la noblesse, et rendrait l'indépendance aux délibérations de la diète. Repnine et le ministre plénipotentiaire du roi dePrusse redoublèrent d'exigences et présentèrent au roi requête sur requête, en le sommant, avec la plus outrageante insolence, de satisfaire sans délai à toutes les demandes des protestants et des grecs, sous peine de les voir en appeler au reste du genre humain, et se choisir parmi leurs voisins des juges, des alliés et des protecteurs. Il va s'en dire que chacune de ces réclamations en faveur des dissidents était accompagnée d'une autre en faveur dû liherum-veto et de l'abolition des lois établies par Je Grand-Chancelier. Cette fâcheuse nouvelle répandit la défiance parmi la multitude, qui se crut abandonnée de ses chefs, et donna quelque espoir à la cour. Stanislas-Auguste, qui se piquait d'à-propos et de finesse , saisit cette occasion pour ruiner la popularité de l'évêque de Krakovie, désunir les républicains, et reconquérir les sympathies de la nation par une résistance obstinée. Mais cette mesquine habileté, n'ayant aucun dehors de sincérité et de courage, tourna tout, entière contre lui. La noblesse, d'autant plus furieuse contre le roi qu'elle voyait moins de sûreté dans son propre parti, se jeta dans tous les égarements de la rage et du désespoir. Huit gentilshommes, soutenus parcelte foule de mécontents que les provinces avaient envoyés à Warsovie surveiller les délibérations de la 230 LA POL diète, résolurent de massacrer en pleine séance le roi et tous les sénateurs qui lui paraîtraient dévoués. Repnine, instruit presque heure par heure des desseins des conjurés, ne prit aucune mesure pour s'y opposer, et n'en employa la publicité que comme une sorte de menace pour intimider la cour, et pour obtenir d'elle tout ce qu'il désirait. Enfin, dans une dernière séance que d'infaillibles indices annonçaient des plus orageuses, les deux ambassadeurs ayant résumé la veille dans une note précise toutes les prétentions de leurs cabinets tant à l'égard de l'égalité politique des dissidents qu'au sujet des formes renversées par la confédération générale, un colonel russe somma le roi et la diète de donner leur réponse dans les vingt-quatre heures. L'indignation soulevée par cette brutalité retomba tout entière sur le roi et les Princes, qu'on accusait avec une justice amère d'avoir acheté leur pouvoir par le sacrifice de l'indépendance nationale, et d'avoir donné à l'étranger le droit d'insulter la république dans le sanctuaire même de sa souveraineté. Au milieu du plus affreux tumulte, et après plusieurs décisions aussitôt rejetées que proposées, des clameurs de meurtres, dominéespar lecliquetis des sabres, s'élevèrent des derniers bancs de l'assemblée. Le roi épouvanté appelle les ministres autour du trône, et déclare qu'il va limiter la diète ; mais les mêmes voix, qui dès le commencement de la séance ont couvert de leurs murmures la parole des orateurs favorables à la couronne, s'y opposent en criant à tue-tête que le roi n'a pas le droit de suspendre l'action législative. En même temps les conjurés se lèvent, et profitant du désordre général , cherchent à se faire jour à travers la foule des nonces pour barrer le passage à Stanislas-Auguste. Celui-ci, frémissant d'effroi, sepréci-pite à bas de son trône, s'efface dans un groupe voisin,etquittela salle,protégé enquelque sorte par le tumulte même. La majorité des nonces, qui u'étaient point danslaconfldence des conjurés et qui ne comprenaient rien à la terreur du roi, prirent sa fuite pour un lâche artifice, etde-mandèrentavec un redoublement de furenr que la séance continuât malgré son absence. On appela à laprésidence le primat; mais ce vieillard timide et dévoué à la cour refusa de diriger une diète que le roi avait rompue, et l'assemblée se sépara au milieu d'une agitation effroyable. Le soir même, l'opinion générale accusait plusieurs gentilshommes étrangers à la diète de l'attentat commis sur la personne du roi. Deux noms surtout, ceux de Zakrzcwski et de Tressemberg retentissaient dans toutes les bouches, moins comme objet d'anathènie que comme symbole de vindicte publique. Repnine, loin de faire des recherches sur les coupables , louait leur audace et menaçait la cour de l'employer plus sérieusement si le roi s'obstinait plus longtemps à méconnaître les droits des dissidents et à soutenir la confédération des Czartoryski. Cette terrible famille, qui depuis vingt ans pesait sur les destinées de la république de tout le poids de son égoïsme et de son ambition , se trouva enfin humiliée et vaincue par les instruments même dont elle s'était servi pour asservir son pays. Les vieux princes, effrayés de leur isolement et livrés par la ruine au ressentiment de leurs victimes, se résignèrent à tout ce que Repnine voudrait leur imposer. Le Chancelier parut consentir tout-à-coup à des modifications qui annulaient presque entièrement la nouvelle constitution; et le prince Auguste, introduit dans une assemblée solennelle par Repnine lui-même, vint déclarer qu'il dissolvait la confédération générale dont il était maréchal. Le 24 novembre, il annonça que le roi, lui et son frère proposaient eux-mêmes à la diète le rétablissement du libcrum-veto dans toutes les questions d'État, l'admission des dissidents à toutes les charges qui relevaient directement du pouvoir exécutif, et l'alliance défensive que l'impératrice avait offerte à la république par son plénipotentiaire Saldern. Par celte sorte de transaction, dans laquelle chaque parti espérait avoir trompé son adversaire, la cour conservait encore ses quatre commissions ministérielles, l'exclusion des dissidents du droit législatif, et sa neutralité vis-à-vis de la Russie sous le rapport offensif. Elle se flattait qu'à l'aide de ces débris de puissance elle ressaisirait peu à peu les prérogatives dont elle était momentanément obligée de faire le sacrifice ; que, distributrice des emplois, et maîtresse des ressorts administratifs, elle éluderait facilement la souveraineté des diètes, et que, dans la plus fâcheuse hypothèse, elle pourrait employer le libcrum-veio à la ruine même de toutes les oppositions dont ce privilège nobiliaire prétendait la menacer. Repnine de son côté laissait subsister les commissions, abandonnait en apparence au roi la distribution des grâces, et négligeait presque entièrement les dissidents, certain toujours d'arracher tout cela à la faiblesse personnelle de Stanislas-Auguste, ctse réservant, lui aussi, pour les cas de résistance, la folle el vénale influence du liberum-neio. Il en résulta un marché réciproque de négation, d'hypocrisie et de mauvaise foi, qui ne garantissait aux contractants que le côté douteux et tyrannique de leurs calculs. La diète se sépara dans l'enivrement du triomphe, essayant en vain d'ignorer qu'elle avait été sacrifiée aux bassesses de la couronne et à sa soumission vis-à-vis de l'ennemi commun. Cet orgueil stupide des partis, qui ne s'inquiète jamais du triomphe de ses affections, pourvu que celui de ses haines soit satisfait, aveugla les républicains au point qu'ils s'attribuèrent tous les succès de ce travail moscovite, et en adoptèrent le rayonnement avec une sorte d'emportement jaloux. Les députés, de retour dans les provinces, ne parlaient que de former une confédération générale pour renverser Stanislas-Auguste, sans s'apercevoir qu'ils ne faisaient que répéter les insinuations de Repnine, et que jusqu'au triste honneur de cette initiative destructive leur était déjà enlevé par le perfide allié auquel ils venaient de se livrer. Au milieu de cette folie universelle, le corps des évêques, qui avait remplacé les magnats batailleurs daus la direction de la résistance nationale, fit des efforts désespérés pour conjurer les désastres au-devant desquels courait son parti; mais Repnine et Podoski, aidés par les ressentiments de la couronne , avaient eu la singulière adresse de déconsidérer les prélats, et principalement Gaétan Soltyk, dans l'opinion des républicains, en affectant de traiter directement avec lui, et de sacrifier aux intérêts de l'Église, qu'il représentait comme évêque, les intérêts politiques qu'il représentait comme sénateur. En effet, les dissidents n'avaient rien gagné aux dernières décisions de la diète, puisque le privilège des charges publiques qu'on leur garantissait leur était acquis de temps immémorial et ne satisfaisait absolument en rien leurs prétentions à la souveraineté.11 semblaitque cette mystification eût été le prix des complaisances des évêques pour la Russie; et Rcpniuc, en répandant lui-même ces bruits odieux, jetait une nouvelle défiance parmi les républicains, et les réduisait à ne pouvoir chercher d'alliance, de médiation et de salut qu'auprès de la tzarine. Tandis que ce féroce désorganisateur flétrissait ainsi les plus nobles caractères de la Pologne, il répondait au contraire aux réclamations des dissidents que le fanatisme des républicains avait vaincu toutes les intentions généreuses de la Prusse et de la Russie à leur égard , qu'il avait acquis la conviction de l'impuissance de ses efforts conciliateurs contre les haineux préjugés de la noblesse polonaise, et qu'il n'y avait enfin d'autres ressources pour eux qu'une révolte armée, dans laquelle les cabinets intéressés les soutiendraient de tout leur pouvoir. Les ambassadeurs de Prusse, d'Angleterre et de Danemarck appuyèrent cet avis, et, dès le commencement de 1767, trois nouvelles divisions russes, sous les ordres des généraux Soltykoff, Krctchetnikol'f et Nummers, entrèrent en Lithuanie pour compléter l'effectif desqnarante-cinq mille hommes qui paraissaient nécessaires à l'asservissement définitif de la république. Les dissidents, appelés publiquement aux armes par les quatre puissances du Nord, se soulevèrent partout, malgré la répugnance qu'ils avaient pour toute manifestation qui eût révélé à la fois leur petit nombre et leur connivence avec l'étranger. Pour obvier à cet inconvénient, ils essayèrent de confondre leur mouvement dans celui des confédérations républicaines, qui, de leur côté, et pour des motifs tout opposés, succédaient dans les provinces aux orages parlementaires de Warsovie ; mais l'esprit de la multitude, flottant et plein d'inconséquences sur les questions générales de législation et de politique, était trop précis dans sa fureur contre les dissidents, pour se laisser abuser par cette maladroite complicité. Quelque indulgentes que fussent donc alors toutes les espèces d'oppositions les unes vis-à-vis des autres, les dissidents se trouvèrent abandonnés à la flétrissante tutelle des puissances spoliatrices et obligés de jeter le masque à la faveur duquel ils cachaient depuis soixante ans l'exiguité de leur nombre, l'injustice de V> 2 LA POLOGNE. leurs prétentions et l'infamie de leur politique. Toute la noblesse protestante de la Prusse polonaise, y compris les vieillards et les enfants, évaluée d'après son propre recensement a cinq cent soixante individus, eut la ridicule audace de se confédérer, oubliant que l'illégalité de ces sortes de conventions ne pouvait rester contestable que par les apparences d'une puissante majorité , ou d'un prétexte quelconque de souveraineté , et que , par cela même , ce droit de confédération ne pouvait servir aux intérêts exclusifs ni d'une secte religieuse ni d'une province isolée. L'acte de cette véritable rébellion fut dressé le 19 mars 17 G 7 à Thorn, sous le bâton de Guillaume Golç, staroste de Tucliol, et sous ï'inlluence immédiate du général russe Soltykoff, dont la division occupait les principales villes des palatinats prussiens. Les bourgeois de Thorn, d'Elbing, de Culm et de Marienbourg accédèrent verbalement à cette révolte, comme ils avaient coutume de le faire depuis un demi-siècle à l'égard de tout ce qui alarmait l'égoïste repos de leur commerce. Dantzig, ville de grands souvenirs patriotiques, refusa courageusement de s'associer à cet absurde forfait, méprisa les menaces du proconsul moscovite, et resta neutre. Par une coïncidence très significative de dates et de circonstances, la même comédie se jouait simultanément à cent cinquante lieues de là, auxeonfins opposés de la république, parmi les schismatiques de la Russie-Blanche et de la Lithuanie. Ces malheureux, pour la plupart nouvellement convertis au rite grec, à grands renforts de coups de bâton , par un vladika ivrogne et cruel, furent enchaînés et traînés à Sluçk, où ils apprirent, avec le plus naïf éton-nernent, qu'ils avaient l'honneur défaire partie d'une confédération présidée par le maréchal Jean Grabowski, général d'artillerie, calviniste. Les officiers russes reçurent l'ordre de s'emparer au même instant de tous les marchands ambulants russes qui exploitaient les palatinats de l'est, et de les envoyer à Sluçk grossir le nombre de ces confédérés. Afin de distraire l'hésitation et les alarmes que ces deux confédérations ne pouvaient manquer d'éveiller parmi les républicains, Repnine lâcha les arguments qu'il avait gardés jusqu'alors en réserve, et Podoski parcourut les pro- vinces pour leur donner un crédit éclatant. L'ambassadeur répandait depuis longtemps, parmi les nombreux ennemis du roi et de ses oncles, que la tzarine, révoltée de l'ingratitude de cette famille, était décidée à soutenir toute tentative qui aurait pour but le détrône-ment de Stanislas-Auguste, cette révolution dût-elle donner le sceptre de Pologne à un prince saxon , ou même établir une république pure; qu'une connaissance plus exacte des intérêts et des affections du pays avait entièrement changé les dispositions de cette princesse à l'égard des partis qui le divisaient et qu'elle était prèle à rendre ses faveurs au prince Radziwill, comme elle les avait déjà rendues à tous ceux qui, dans le dernier interrègne , avaient lutté contre les prétentions de Poniatowski. Ces discours, tenus publiquement dans les salons de Warsovie, furent rapidement communiqués aux intéressés par la castellane de Kamienieç, de la famille des Potoçki, par la palatine de la petite Russie, et par toutes ces femmes, avides de nouveauté et de pouvoir, dont l'ambassadeur russe faisait sa société habituelle, et qui toutes, ennemies implacables du roi, se livraient, sans autre intelligence que leurs petites passions féminines, aux tentations d'une méchanceté facile» Les magnats, réduits par les réformes administratives des Czartoryskià des fonctions vides et nominales, passaient leur temps à remuer ces basses intrigues, certains de trouver une absolution décisive dans l'aversion générale du pays contre Stanislas-Auguste. Le maréchal de la cour, Mniszek , furieux d'avoir été supplanté par le prince Lubomirski dans la vacance du généralat , ouverte à la mort de l'hetman Bielinski, recueillit tous ces mécontentements dans un plan unique de destruction, s'entendit avec le référendaire sur les tendances qu'il importait d'imprimer d'avance à la révolte des provinces, et courut soulever h Grande- Pologne, dont il était général, et où de continuelles relations d'intérêts et de famille lui donnaient une vaste autorité. Stanislas Brzostowski, cousin du prince Radziwill , opérait un mouvement correspondant dans toute la Lithuanie. La famille Potoçki, rivale acharnée de celle de Poniatowski, imitait avec empressement dans les provinces du sud ces deux aveugles ambitieux. Podoski se chargea lui-même des palalinals de la Vistule , et de toute la Petite-Pologne. Il fut convenu entre ces principaux agents qu'on laisserait de côté la question des dissidents pour ne s'occuper que des prétentions politiques de la noblesse; que l'on convoquerait celle-ci clans une confédération générale, à Radom, ville centrale de la petite Pologne, afin de lui faire réclamer le rétablissement absolu du libcrum-veto, et celui de toutes les grandes charges supprimées ou annulées par l'érection des quatre commissions ministérielles; le rappel et la réhabilitation des chefs proscrits par les Czartoryski, et la mise en jugement de ces derniers ; la restauration enfin de tous les privilèges dont avait joui la noblesse à la mort d'Auguste III. Une clause sous-entendue garantissait le délrôncment de Stanislas-Auguste. Ce programme, dicté par Repnine lui-même et proposé par Podoski, qui, seul parmi les moteurs de cette fatale confédération, en connaissait la véritable portée, mit en mouvement toute la république. Ces exigences semblaient une conséquence si naturelle de la dernière diète, une continuation si logique des engagements de la coalition ourdie quelques mois auparavant contre la couronne, qu'elles n'excitèrent aucune défiance. Les intérêts des dissidents y paraissaient d'ailleurs si évidemment sacrifiés, et l'influence de la Russie avait eu l'adresse de s'y effacer avec tant de candeur sous les passions nationales , que les plus fins commencèrent à croire à la sincérité des intentions de l'impératrice, et à prêter à Repnine quelque chose de celte brutale, mais franche audace qui séduit toujours dans un protecteur. Dans le mois d'avril, la Pologne tout entière se couvrit de confédérations qui, toutes, sans en excepter les dissidents, confondirent leur démence dans un cri unique, terrifiant : Mort à la royauté! Cent soixante-dix-huit terres se levèrent ainsi égarées, ivres, séduites par le charme lascif de cette puissance tumultueuse , dont les vieillards seuls conservaient la tradition , et dont l'indulgence des dominateurs semblait leur permettre la parodie, comme une de ces satisfactions puériles que l'on accorde aux condamnés la veille de les conduire à l'échafaud. Les troupes russes reçurent des ordres minutieux et différents pour chaque tome III province où elles résidaient. Dans toutes celles qui se soulevaient avec entraînement, les vexations furent suspendues. Jusqu'alors entassée par centaines dans les corps-de-garde de Kalisz et des autres villes de la Grande-Pologne, pourchassée dans les bois par les cosaques comme un troupeau de bêles fauves, massacrée quand elle résistait, ignoblement fustigée quand elle se soumettait, la petite noblesse se vit lout-à-coup délivrée de toute oppression, et bassement flattée par les généraux russes. On courait au devant de ses prétentions , on l'invitait partout à se confédérer contre la cour qui se trouva accusée par ses protecteurs mêmes de tous les maux amassés sur la république. Dans les provinces que la prévoyance ou d'autres sympathies éloignaient de la confédération , la persécution redoubla. L'incendie des vdlages , le massacre des hommes isolés, des menaces terribles obligeaient la noblesse de se grouper dans les villes de district qu'entouraient aussitôt des bataillons moscovites , et où la surprise et la crainte lui faisaieut signer sans examen tout ce qu'il plaisait aux tyrans de lui imposer. Lorsque toutes les assemblées particulières furent prêtes, Repnine songea à leur donner un chef dont la popularité achevât de dérouler la pénétration nationale. Stanislas Brzostowski, ayant sans aucune résistance confédéré la Lithuanie, fut expédié à Dresde pour ramener en triomphe ce même prince Radziwill qu'on venait de dépouiller et de proscrire comme un ennemi de la patrie. La tzarine rendait tout-à-coup hommage à son orgueil, l'appelait son cousin , le faisait rentrer dans la jouissance de ses charges et de sa fortune, mettant pour unique condition à ces faveurs qu'il daignât accepter le maréehalat de la Confédération formée, disait-on, par la république tout entière pour renverser une monarchie odieuse et rétablir de vieilles franchises. Brave sans courage , violent sans méchanceté, patriote sans intelligence, frondeur sans caractère, au printemps de sa vie déjà blasé sur toutes les jouissances qu'avait pu donner au premier noble de l'Europe la plus fabuleuse opulence, Radziwill était déjà las de faire le martyr dans une petite capitale de l'Allemagne. Il soupirait ardemment après le paisible et commode visirat que , enfant 150 23* LA POLOGNE gatéj il avait exercé parmi les chasseurs, les buveurs et les sabreurs de la Lithuanie. La pauvreté de son esprit lui fournissait d'ailleurs une foule d'arguments en faveur de sa faiblesse, et il put accepter sans bassesse ce qu'il avait perdu sans réflexion. Au reste, l'égarement de la république dans cette circonstance fut si universel, qu'un jeune étourdi n'avait besoin d'aucune lâcheté particulière pour accéder à la confédération, et qu'il avait au contraire besoin de quelque vertu pour n'y pas jouer un rôle infâme. Une fois la nouvelle de l'accession de Radziwill à la confédération répandue, toute la Pologne se crut sauvée , libre et triomphante. Les mécontents les plus endurcis , Soltyk et Branicki eux-mêmes, furent ébranlés dans leur fierté solitaire, et, sans partager un entraînement dont les perfidies moscovites leur avaient appris à se défier, ils cessèrent de con- tenir l'ardeur de leur parti, et se contentèrent de lui recommander de n'user de sa souveraineté qu'avec la plus attentive circonspection. L'ambassadeur cessa alors tout ménagement envers le roi et ses oncles. Au risque de trahir trop tôt ses exécrables desseins, uniquement dominé par la rage d'humilier Stanislas-Auguste, il fait venir à Warsovie les chefs de la confédération dissidente , et oblige le roi et le peu de sénateurs qui lui sont restés fidèles de les recevoir en audience solennelle et d'écouter toutes les grossières injures qu'il a lui-même soufflées à ces malheureux. Quelque temps après, il intente des procès à tous les magnats auxquels il a fait distribuer lui-même les dépouilles de Radziwill, et il les poursuit devant les tribunaux comme spoliateurs et meurtriers. Ces poursuites étaient dirigées principalement contre le prince Michel, qui, au temps de son omnipotence, avait partagé à son gré le butin de la triste victoire remportée, de concert avec les Russes , sur les défenseurs de l'indépendance nationale. Le chancelier se montra aussi grand dans son abaissement qu'il avait été orgueilleux dans son triomphe. Il accepta pour lui seul la responsabilité des vengeances qu'il avait exercées en commun avec ses misérables alliés, ne se démit d'aucune de ses charges, et du fond même de la prison où le retinrent quelque temps les condamnations juridiques, cet opiniâtre ambitieux continua d'inspirer les nombreux travaux administratifs qu'il avait commencés libre, craint et détesté, sans plus s'étonner maintenant do l'ingratitude de ses complices, qu'il ne s'était inquiété alors de l'exaspération doses victimes. Toutes lespersécutions, dirigéesparRepnine contre la cour, avaient principalement en vue de captiver l'aveugle confiance de la noblesse, et d'enlacer celle-ci dans une dépendance exactement semblable à celle qui avait déjà deshonoré et perdu la cour aux yeux de la république. Ce fatal artifice , dont l'expérience n'a encore éclairé aucune faction , quoique toutes en aient été alternativement dupes, et qui consiste à lier les contradictions par leurs affinités de haine, avait fait plus de besogne en quatre mois que n'en avaient taillé cinquante années d'invasions, de pillages et de massacre. Il y eut un instant où la Russie fut vraiment embarrassée de l'abandon que lui faisait la république à la fois de tous ses droits, de tous ses anathèmes et de toutes ses espérances. L'ambassadeur, Panine et la tzarine elle-même étaient surpris, importunés par ce succès inouï, sans savoir ce qu'ils pourraient en faire. L'idée de partage, quoique déjà très accréditée à Saint-Pétersbourg et à Berlin, ne trouvait encore de développements sérieux que dans un avenir lointain ; Catherine surtout, très inquiète à l'égard des Turcs, persuadée de la coalition occidentale que soulèverait contre elle une spoliation évidente, incertaine de la part qu'en réclamerait Frédéric II et des conditions qu'il mettrait à sa complaisance, préférait d'ailleurs gouverner à Warsovie comme protectrice de la république tout entière, que régner sur quelques provinces que lui disputeraient sans cesse l'envie, la méfiance et les armes de ses complices. Il en était de cette horrible passion comme de ces autres inquiétudes de la nature humaine , dont les orages et les combats font tout le charme, et dont on éloigne le dénouement tout en le désirant, de peur de n'y pas trouver la cruelle satisfaction qu'on s'en était promise. Bien donc que rien ne résistât plus dès-lors à l'ambition delà tzarine, elle n'osa tirer aucun parti réel de son triomphe. Faute de savoir que mettre à la place de ce malheureux Poniatowski, qui, selon la propre expression de ce monarque, ne régnait plus que sur l'espace néces- sairepour poser son chapeau ; ne s'étant d'ailleurs jamais élevée au-delà de ses instincts de méchanceté bizanline, la Russie, qui ne sait organiser que le néant, résolut de laisser la république se débattre encore dans les angoisses de la plus affreuse agonie, trouvant à la fois un besoin et un féroce plaisir à insulter, à dépraver et à meurtrir sa proie avant de pouvoir se l'assimiler. Pour le moment , la tzarine se borna à trois impositions dont la contradiction trahissait la démence, et qui n'avaient de commun que la ruine de ce qui, dans chaque parti, paraissait contrarier sa domination absolue en Pologne. Elle exigeait à la fois satisfaction pour toutes les réclamations des dissidents, l'abolition entière des institutions nouvelles, et l'abdication de la souveraineté nationale entre les mains du roi, ou, en d'autres termes, l'introduction des espions schisma-tiques clans les parlements de la république, l'esclavage le plus aveugle du roi envers l'ambassadeur, et l'esclavage le plus absurde de la nation envers l'esclave de l'ambassadeur. Ces trois prétentions, qui devaient servir d'instructions à Repnine, lui avaient été notifiées par deux longues lettres exprimées sous forme de manifeste, afin que, dans le cas prévu d'un soulèvement général, elles pussent servira la fois d'excuse diplomatique pour l'Europe et de déclaration de guerre pour la république. La première , datée du 3 février, était du ministre Panine; l'autre, du 26 mars, était de la tzarine elle-même. Elles ne devaient être produites que dans l'assemblée générale des maréchaux de la confédération, et sous la menace immédiate des baïonnettes russes; mais le référendaire , qui connaissait mieux la noblesse, engagea Repnine à s'assurer d'avance et isolément d'un grand nombre de signatures par la ruse ou par la violence , d'acheter, d'arracher ou de supposer au besoin toutes celles que la multitude était habituée à révérer, afin de fournir à celle-ci un prétexte suffisant de résignation au jour indiqué pour l'accomplissement de celte honteuse servitude. «Vous autres Tar-«tares décrassés,» disait effrontément àRcpnine ce célèbre intrigant qui attendait déjà au chevet mortel de Lubienski la primalie de Pologne, «vous autres sauvages, vous n'avez pas dans «votre langue de mot pour exprimer l'honneur, «et vous offensez bêlement en nous la seule pré- «tention redoutablequi nous reste. Puisqucvous «avez résolu de nous asservir, donnez-vous «au moins la peine de nous cacher notre honte; «faites en sorte qu'en signant notre avilissement «nous puissions tromper notre conscience , e!. «être persuadés que nous avons été trahis et «écrasés, et non pas achetés et intimidés.» Suivant ce conseil, on dressa un acte préparatoire qui signifiait tout ce qu'il plaisait à chacun d'y comprendre , et on le fit signer à une foule d'oisifs que les fêtes permanentes de la cour, l'inquiétude ou le métier de solliciteur attiraient depuis quatre ans à Warsovie. On en expédia des milliers d'exemplaires dans les provinces, variant leur teneur et leur conclusion selon les sympathies connues de chacun, et laissant en blanc les clauses qu'il conviendrait plus tard d'y insérer. Les confédérations lithuaniennes, étourdies par la promesse du retour de leur jeune prince Radziwill, vinrent s'inscrire en masse sur ce contrat diabolique, sans lire ce qu'il contenait, et sans soupçonner ce qu'il ne contenait pas. Inhabiles à traduire leur volonté et leur intérêt autrement que par des personnifications oligarchiques , croyant tout leur avenir renfermé dans le triomphe de leur idole , elles ne s'imaginaient pas pouvoir Facheter trop cher. Les trois autres grandes provinces de la république mirent beaucoup plus de réserve dans leur adhésion ; toutes d'ailleurs ne consentaient par leurs signatures qu'à des termes généraux auxquels l'interprétation la plus insidieuse ne pouvait prêter aucun rapport avec les embûches secrètes et mortelles de la tzarine. Dans le mois de mai, toute la Pologne active fut sur pied, et les maréchaux des cent soixante-dix-huit confédérations particulières se mirent de toute par ten marche pour Radom, accompagnés d'une multitude de surveillants , de serviteurs et d'amis. L'immobilité des troupes russes dans leurs cantonnements, la perfide bienveillance de leurs chefs sur le passage des confédérés, le départ de Radziwill pour la Lithuanie, annoncé avec une ostentation pleine de transports, les procès intentés à tous les spoliateurs de ce prince , le silence tolérant sinon approbateur des évêques et de Branicki, tout concourait à aveugler les mécontents et à leur inspirer une confiance funeste dans la protection de Catherine. Dans ce vertige contagieux on oublia entièrement la différence des motifs qui avaient soulevé les dissidents , et on les admit à la confédération générale, sans même leur demander s'ils s'y présentaient comme mandataires d'une province ou comme réclamants d'une secte opprimée. L'arrivée de Radziwill à AVilna , le 3 juin, assourdit dans une clameuraimmense le peu de soupçons qui déjà commençaient à poindre çà et là. De Dantzig, par où avait passé le jeune prince pour se rendre en Lithuanie, il était sans cesse escorté par une garde d'honneur de cosaques, et accompagné par un colonel russe, confident de Repnine, qui, sous prétexte de lui servir d'interprète et d'aide-de-camp, avait ordre de veiller à toutes ses démarches et de surprendre ses plus secrètes pensées. Il fit son entrée triomphale à Wilna, au milieu des acclamations de la foule, du raie des cloches et des salves du canon russe; mannequin dédaigneux et insouciant, dérision vivante qui s'en venait consommer la ruine de sa patrie, entouré des pompes de la plus extravagante popularité, et prêter le premier nom de la Pologne au dernier soupir de cette république. De AVilna, où la confédération lithuanienne n'eut rien de plus pressé que de casser tous les édits de proscription et de confiscation qu'avait prononcés contre lui la confédération des Czartoryski, Radziwill se rendit à Radom, suivi d'une multitude pareille à celle qui, quatre années auparavant, avait conduit le grand-général Branicki à Warsovie. En passant par la retraite de cet auguste vieillard, le jeune prince lui confia, avec des larmes de rage dans les yeux, les remords de son rôle ingrat et le désir ardent qu'il éprouvait déjà de s'y soustraire. Branicki le conjura de patienter jusqu'au moment où l'indignation désespérée, que ne pouvait manquer de soulever enfin la tyrannie de l'étranger, placerait les âmes généreuses dans une sphère digne de leur activité. Et afin de l'encourager à dissimuler avec résignation, le vieillard se dirigea lui-même vers Warsovie , entouré de ses janissaires , comme pour accéder à la confédération. Radziwill fut reçu à Radom par les nonces, les Russes et la multitude, avec autant d'empressement et d'enthousiasme qu'il l'avait été à Wilna par les Lithuaniens. 11 fut nommé par acclamation maréchal de la confédération générale, et investi dérisoirement du pouvoir dictatorial que les anciens usages attachaient à cette charge suprême. A dater de cet instant, la Pologne eut deux rois, tous les deux esclaves de Repnine, mais Stanislas par crainte et bassesse, Radziwill par indifférence et mécompte. Radziwill consentait à tout, mais en déclarant d'avance qu'il se considérait comme prisonnier de l'ambassadeur, et que sa conduite personnelle ne devait servir de règle à personne. Stanislas courait lâchement au devant des caprices de Repnine, lui servait d'espion contre son propre royaume, et avait la prétention de compromettre toutes les consciences dans son avilissement. À peine fut-il certain des offres de protection faites par la Russie à tous les ennemis de la couronne, que, se soumettant avant même d'en avoir été sommé, il convoqua ses ministres et le peu de sénateurs qui lui restaient dévoués, et leur ordonna de choisir entre eux une délégation qui irait déclarer à l'ambassadeur son accession à toutes les principales exigences de la confédération. Il consentait à accorder aux dissidents les prérogatives de la souveraineté, à réintégrer le prince Radziwill dans ses charges et dans sa fortune, à faire subir aux constitutions nouvelles les modifications que la Russie jugerait convenables, et à accepter en tout la médiation de cette puissance. Afin de donner à cette lâche soumission une garantie légale, le roi s'engageait à la faire passer sans opposition dans la diète extraordinaire qu'il convoquerait à cet effet au mois d'octobre. La vanité de Repnine parut satisfaite de cette nouvelle humiliation, quoique sa politique eût préféré une résistance qui aurait expliqué ses fureurs médiatrices, et servi de lien entre lui et les confédérés. Vers la fin du mois de juin , toutes les sommités de la confédération se trouvèrent réunies à Radom. Des milliers de tentes enveloppaient cette petite ville située au milieu des vastes et fertiles plaines de la Sandomirie. On eût dit le champ de Wola échappé au prestige servilede AVarsovie , et emportant les Lares de sa puissance parmi ses campagnards nourriciers. Les plus grands seigneurs avaient déserté la maison du roi pour venir se réfugier dans ce camp souverain, et chercher une seconde cour, un second roi, une seconde Pologne auprès de Radziwill. Leur faste personnel, l'éclat de leurs cortèges , le vacarme radieux d'une multitude attirée par une sorte de solennité qui, depuis la décadence de la république, était devenue pour les Polonais ce qu'étaient les cirques pour le peuple de Rome sous les empereurs, tout ce désordre étourdissant auquel l'insouciance slave prêtait les illusions et les décors d'une majestueuse révolte, trompa pendant quelques semaines les alarmes les plus sérieuses et laissa espérer aux confédérés qu'ils ne se sépareraient pas sans avoir détrôné Stanislas-Auguste et renversé toutes les institutions des Czartoryski. Mais, dès les premiers jours du mois de juillet, la main jusqu'alors invisible de Repnine vint troubler ce festin de Balthasar. Les troupes russes, qui, pour ne pas effaroucher la confédération, s'étaient tenues longtemps au loin de Radom, se mirent en mouvement de toutes parts à la fois, puis fondirent tout-à-coup sur la ville et l'étreignirent de nombreux bataillons. Le jour même où tous les maréchaux venaient de s'assembler à l'hôtel-de-ville pour arrêter définitivement le programme de la confédération , ce même colonel, qui était chargé de surveiller Radziwill, et qui mainteuant devait représenter l'ambassadeur auprès des confédérés, plaça des postes d'infanterie et de cosaques à toutes les issues de la ville , et fit braquer douze 'pièces de canon sur le lieu des délibérations. Au premier roulement de l'artillerie russe sur le pavé, la multitude, déjà séparée de ses maréchaux, monta à cheval en tirant le sabre et en criant : Mort aux Moscovites! Mais Karr, imitant la tactique qui avait si bien réussi à André Poniatowski lors des élections de Graudentz, désarma tout ce tumulte en déclarant qu'il avait l'ordre de massacrer les cent soixante-dix maréchaux, à la première tentative que ferait la noblesse pour les délivrer. On savait qu'il n'y avait ni forfait atroce devant lequel reculassent les sbires de l'ambassadeur, ni désespoir qui pût s'en venger sur des troupes exercées, nombreuses et pourvues d'artillerie. Les plus résolus essayèrent cependant de pénétrer jusqu'à i'hôtel-de-ville , ne fût-ce que pour soutenir le courage des maréchaux et les empêcher de signer quelque con- trat avilissant. Quelques-uns seulement réussirent à se faire jour au travers des cosaques, et entrèrent par les fenêtres de derrière dans la salle où se tenait le conseil, au moment où Karr et un autre colonel s'y présentaient, l'ultimatum de Repnine à la main. Cet acte perfide, dont la véritable portée avait toujours été soigneusement dissimulée au vulgaire des confédérés, venait d'être déjà une fois rejeté par les maréchaux. Il violait impudemment tous les engagements pris entre la Russie et les confédérés, et imposait à ceux-ci les servitudes dont nous avons parlé plus haut, sans même satisfaire leur animosité contre la cour. Il admettait en principe non-seulement l'arbitrage actuel de la tzarine entre le roi et la république, mais encore son jugement suprême dans toutes les questions ultérieures, et, pour premier essai de la soumission de tons les partis à cette absurde autorité, il exigeait d'une part l'admission des dissidents à la souveraineté, et de l'autre l'accession du roi à la confédération. Il n'y était d'ailleurs question ni du détrônement de Stanislas-Auguste, ni du renversement de la constitution nouvelle, ni du rétablissement du liberum veto, uniques pièges auxquels s'était laissé prendre la crédulité des républicains. Repnine, tourmenté par les moteurs de la confédération pour modifier un acte qui eût à jamais perdu dans l'opinion du pays tous ceux qui auraientpu être soupçonnés de s'en être mêlés, les renvoya avec colère et dédain, en leur faisant entendre qu'il ne leur trouvait aucun mérite à s'être laissé duper. C'est ce même acte que Karr faisait maintenant signer aux maréchaux,Tépée sur la gorge. Six seulement l'approuvèrent sans restriction ; cent soixante-douze , en plaçant leur nom au bas de cette véritable résignation de souveraineté , y ajoutèrent qu'ils ne cédaient qu'à la violence brutale, et qu'ils se réservaient le droit de revenir sur leur décision. Karr, étonné de cette résistance, essaya d'un autre genre de menace. Ce misérable pensa que des hommes que n'avaient pas intimidés les mèches fumantes de ses canons , céderaient peut-être à la crainte d'être ruinés, et il envoya incendier les maisons, ravager les terres, et enlever les paysans des récalcitrants , en commençant par ceux qui étaient du district de Radom. Des gardes, placés aux portes des de- meures où ces malheureux restaient 'prisonniers, leur montraient chaque nuit les lueurs horribles de l'incendie devançant celles de l'aurore, et leur répétaient avec cette câlinerie hypocrite et intraduisible, particulière à lalangue russe : « Bons petits pères, chers petits vieil-dards, ayez pitié de vos enfants et de vos «femmes qui grillent là-bas pour vos péchés; «demandez pardon au bon Dieu et à notre sainte «mère l'impératrice, et ne résistez plus à leur «volonté toute puissante. Si vous vous obstinez, «nous serons forcés, en pleurant beaucoup, de «vous griller vous-mêmes, chers petits vieil-«lards. » Dans la crainte d'aggraver les tortures de ces généreuses victimes, la noblesse s'était dispersée. Les magnats allèrent à Warsovie se plaindre à Repnine de la tyrannie de son lieutenant, s'imaginant que celui ci outrepassait les instructions de l'ambassadeur, comme ils s'étaient toujours imaginé que l'ambassadeur outrepassait celles de la tzarine. Mais Repnine leur répondit durement qu'il n'y avait point de sévérité assez excessive contre des hommes qui osaient méconnaître la bonne foi et la bienveillance de l'impératrice; et croyant que sa personnalité terrifianle iléehirait ces consciences rebelles, il lit transférer à Warsovie ce qu'il appelait encore la confédération générale. L'ambassadeur voyait toutefois que la réunion de cette élite cle mécontents dans la capitale, pour les asservir aux attentats si effrontément dévoilés de la Russie, devenait tout à fait impraticable. Il donna donc à Karr l'ordre de disperser les maréchaux retenus prisonniers à Radom, et de n'envoyer à Warsovie que le petit nombre cle lâches qui avaient signé sans réserve l'acte mentionné pins haut. Les confédérés retournèrent dans leurs campagnes, la honte et 1 a rage dans le cœur. Partout où la noblesse put s'assembler sans être aussitôt dissipée par les troupes russes \ elle nomma , séance tenante, des conseils de palatinats, spécialement chargés d'amasser des armes, d'embaucher le peu de troupes que la couronne avait établi dans les provinces, et de choisir des chefs militaires pour commander l'insurrection prochaine. D'après les avis de l'évêque de Kamienieç, Krasinski, qui, dès cet instant se place à la tête de ce grand mouvement militaire , on prend partout la résolu- tion de céder sans réplique aux hérésies législatives de ce que Repnine affecte de nommer la confédération de Radom; on s'abstient avec une adresse calculée de ces vains manifestesde conscience qui, jusqu'à présent, n'ont profité qu'à l'oppression ; on ajourne à des temps de calme et d'indépendance toute discussion de droit constitutionnel pour n'exercer que celui qu'aucunsophismetyrannique, qu'aucune habileté barbare ne peut commenter : ce droit de se lever les armes à la main dans un jour d'intelligente colère, pour racheter de longues années d'aveuglement et de paresse. Mais, comme si tout effort généreux fût obligé de s'étourdir dans un mouvement étranger à sa nature, la première pensée de ces hommes, qui ne pouvaient compter que sur le sabre, ne fut pas pour le sabre. Ils s'adressèrent à la Porte ottomane et à l'Autriche, avec cette facile illusion que la Providence semble avoir accordée à tous les dangers humains, afin de neutraliser ce qu'ils ont de terrifiant dans leur première nudité. L'évêque de Kamienieç, qui sous prétexte de surveiller son diocèse, s'était transporté sur la frontière turque, rédigea un rapport détaillé de tous les attentats de la Russie contre l'indépendance de la république, de toutes ses intrigues pour soulever contre la Porte les provinces grecques, de la corruption organisée par les agents de la tzarine parmi les pachas, de tous ces grossiers mensonges enfin, à l'aide desquels le cabinet de Saint-Pétersbourg assoupissait chaque année les justes alarmes du divan. Il chargea le chanoine Ànkwicz, Arménien éloquent et rusé, de porter ce rapport à Constantinople, de pénétrer jusqu'au sultan lui-même, et de lui exposer que son empire ne pouvait survivre deux ans à l'asservissement de la Pologne. À peu près vers la même époque, l'évêque de Krakovie, qui d'ailleurs n'ignorait aucun des desseins de son collègue, fit des démarches d'une nature semblable auprès de l'empereur Joseph IL II approuvait hautement le plan d'insurrection armée qu'avait formé Krasinski, et qui s'appliquait déjà à toutes les provinces, mais le système particulier de sa résistance, la vigilance de Repnine qui s'était accoutumé à voir en lui l'unique champion dangereux des républicains, le caractère tout magistral , enfin , de son patriotisme ne lui permettaient plus cle s'échapper de Warsovie pour aller tenter d'obscures émeutes contre les incendiaires de ses domaines. 11 croyait que toute Foi a besoin de martyre retentissant, et que cette longue transition d'épreuves et de constance à travers laquelle la république allait expier deux siècles de démence , devait se traduire par tous les genres d'héroïsme que Dieu met au cœur des peuples choisis pour enseigner l'humanité. Laissant donc à Krasinski les périls et le mérite de la protestation armée, il prit pour lui ceux de la protestation morale. Il écrivait à Krasinski : « Employons chacun pour le salut et l'hon-« neur de la république le genre de courage que « Dieu nous a départi. Vous, mon frère, armez « la nation contre l'étranger, et combattez à « sa tète; moi je protesterai à la face du ciel et « delà terre contrôles crimes des oppresseurs, « et, à l'exemple du Christ, je livrerai ma vie à « leur vengeance pour la rédemption de notre « peuple.» Krasinski lui répondait de Kamienieç:— «Vous avez un courage admirable, mais « inutile. Vous croyez donc que ces ïar tares bi-« zantins vous comprennent? Rappelez-Vous, « mon frère, que cette race, née de la corruption « et de l'esclavage, n'a pas de sens pour conce-« voir la dignité humaine, et qu'elle ne respecte, « n'aime, n'admire que ceux qui peuvent l'ex-« terminer. Vous ressemblez à ces vertueux sé-« nateurs romains qui attendirent sur leurs « chaises curules l'assaut des Barbares. Seule-« ment vous oubliez, dans votre sublime imita-« tion, que la férocité des Moscovites n'a rien « de la naïveté gauloise et qu'elle a soin de « ne jamais tuer sans avilir en même temps. » Néanmoins l'évêque de Krakovie persista dans sa généreuse résolution. À l'approche de cette diète fatale que Stanislas - Auguste avait pris l'engagement de rendre docile aux caprices les plus monstrueux et les plus insoutenables de l'ambassadeur russe, Soltyk, secondé par l'évêque de Kiew, Zaluski, et le vieux palatin deKrakovie,Rzewuski,parcourut les provinces avec l'espoir courageux de réunir dans cette assemblée fortuite un véritable congrès national, et de faire servir ainsi la bassesse du roi au renversement de la royauté, et la perfidie de l'ambassadeur à la confusion de l'étranger. II s'établit alors un combat acharné et silencieux entre la cour et l'évêque; entre Repnine et ses dupes : combat d'autant plus dangereux, d'autant plus difficile pour la moralité active de la république, que l'égarement de la confédération de Radom venaitde déranger les traditions de l'esprit national en aliénant à l'ennemi toutes les apparences de la souveraineté. Partout où l'infatigable prélat accourait dissiper la stupeur et éclairer la conscience de la noblesse, partout où, à défaut de sa personne, pénétraient ses éloquents manifestes, d'autres émissaires escortés par les baïonettes russes, d'autres circulaires em- pruntant le nom de Radziwill et de son conseil suprême, venaient aussitôt épouvanter les diétines avec ce prestige, moitié terroriste, moitié magistral, qu'une coutume immémoriale attachait au seul mot de confédération. Cependant cet artifice grossier tombait à mesure que la connaissance des attentats de Radom se répandait dans les provinces avec le retour des députés. Radziwill, ayant en vain essayé de s'évader de l'espèce de prison où le tenaient sa garde d'honueuret le colonel Karr, avertit les diétines de considérer sa signature comme une lettre morte, arrachée à la plus odieuse contrainte. Ce loyal avertissement s'adressait surtout à un programme solennel que cet infortumé jeune homme venait, à son insu, d'imposer aux délibérations de la diète prochaine. Ce n'était rien moins qu'un abandon absolu de la souveraineté polonaise entre les mains de la tzarine. Ce programme, déjà fait et refait plusieurs fois à l'ambassade moscovite, selon les degrés de difficulté que sa réalisation avait présentés à différentes époques de ces rapides vicissitudes, fut enfin arrêté à la plus insolente portée de ses exigences. De la question religieuse qui avait d'abord fait toute sa fortune aux yeux des cabinets occidentaux, toute sa popularité parmi les agitateurs dissidents et toute son innocence à Constantinople, un décret définitif de Panine retendit tout-à-coup aux plus intimes affaires de la république. L'admission des grecs et des protestants aux charges législatives, prétexte déjà usé de l'influence étrangère, s'y trouvait comme englouti dans le contrôle politique de la tzarine. Il comportait à la fois la destruction de la république et de la monarchie, en retirant à la première le droit et à la seconde le pouvoir de gouverner. Il demandait qu'une commission exceptionnelle, choisie par la Russie du sein de la confédération générale, et investie d'une autorité constituante, procédât, avec la surveillance et la sanction de l'ambassadeur, à la révision des lois fondamentales de l'Etat, et que le résultat de cette législature sans nom fût placé sous la garantie de l'impératrice, à titre de traité d'alliance perpétuelle entre les deux empires. Cette révolution inouïe devait s'opérer à-la-fois en dehors de l'autorité royale qui n'avait à y concourir que comme simple commettant de la confédération, et en dehors de l'autorité confédérative qui n'avait à y concourir que de sa signature. Ce programme, promené au bout des piques et à la gueule des canons russes par touLe la Pologne, déchira le reste du voile dont la complicité des Potoçki, de Brzostovvski, de Radziwill, de Mniszek, de tant d'hommes illustres et abusés, avait couvert les profondes intrigues du référendaire et la cruelle adresse de l'ambassadeur. Podoski, parvenu enfin à la prima-tic, malgré les efforts de la cour, et quitte envers la fortune et son protecteur, commençait déjà à éprouver cette horreur de soi-même qu'inspire aux ambitions éclairées l'infamie de leur origine. Son crédit et son activité finissant où commençait son élévation, le pacte qui le liait à Repnine se rompait, et cet homme si dangereux, si puissant comme agent subalterne, rentrait au néant comme chef de l'église polonaise. C'était aussi là l'histoire des Czartoryski, de Stanislas-Auguste, des Massalski, de Radziwill, de. toutes ces malheureuses ou inquiètes perversités qui, après s'être flétriesau contact de l'étranger, avaient à la fois perdu la gloire du succès et le mérite du repentir. Au milieu de cet effroyable isolement, les plus vastes intelligences se trouvaient sans tâche et sans popularité. Elles avaient déjà livré à la Russie, pour un prix misérable et pour l'usage d'un instant, ce que la confiance du pays aurait pu employer au prodige entier de sa régénération. La cour, le ministère, ces quatre commissions executives, toute celle foule d'hommes peut-être remarquables que le chancelier de Lithuanie avait substitués à l'oisive majesté de l'oligarchie, étaient réduits à dépenser une somme énorme de talent dans de misérables artifices ou dans d'obscures déceptions. Le roi, devenu le plus vil subalterne de Rep- nine , condamné à lui dénoncer ses propres courtisans pour en acheter le droit de régner au jour le jour, avait vu avec insouciance les noms les plus illustres, comme les âmes les plus nobles, déserter son palais et son conseil. Le Grand-Chancelier de la couronne, Zamoyski, ne continuait plus ses hautes fonctions que par un de ces efforts héroïques et fatigants qui en absorbent par avance les résultats. Cet homme profond et honorable, qui, après la défaite des Czartoryski, seul encore eût été capable de couvrir dignement la majesté royale, se trouvait ainsi distrait de ses devoirs véritables pour lutter avec découragement contre l'impitoyable discrédit qui enveloppait de toute part son maître. Repnine n'avait donc plus personne à acheter ni à corrompre. Le décret de la tzarine d'une main, et ses pleins pouvoirs de l'autre, il fait saccager et livre aux flammes les propriétés de Soltyk et de tous les gentilshommes qui avaient montré quelque résistance, soit à Radom, soit à Warsovie; il ordonne de dissiper toutes les diétines , fait arracher des archives des grades leurs protestations et dresse lui-même la liste des députés qui sont condamnés à sanctionner l'anéantissement de leur patrie. Ce choix abominable se fit entre le roi et l'ambassadeur, en grande partie parmi leurs compagnons de débauche, à Warsovie même ; mais comme une pareille assemblée eut scandalisé l'Europe tout entière, et qu'il était d'ailleurs impossible d'en exclure tout-à-fait les confédérés sans s'ôter tout prétexte d'exploiter l'omnipotence de la confédération, il fallut y admettre au hasard plusieurs véritables délégués de la nation, des hommes que l'on n'avait pas eu le temps d'étudier et de séduire. A cette opposition indevinable se joignait encore celle plus imposante du sénat, pouvoir qu'aucun expédient ne pouvait écarter d'une assemblée à laquelle on voulait absolument donner l'attitude d'une représentation sans appel. louis mieroslawski. HISTOIRE SUITE DE LA QUATRIÈME EPOQUE (1587-1795). STANISLAS-AUGUSTE (I7C4-1795). (Suite.) C'étaient surtout les évêques qui désespéraient l'ambassadeur. Repnine eut l'audace de les convoquer en conseil préparatoire, de s'y faire conduire dans un magnifique équipage enlevé quelques jours auparavant par ses kosaks à Soltyk, et de leur exposer l'urgence d'adopter sans examen les propositions de sa souveraine. Tous, excepté le primat, rejetèrent avec dédain les sommations de l'ambassadeur et lui déclarèrent, pour toute réponse, qu'ils étaient prêts à marcher à l'échafaud ou en Sibérie. « Et bien , vous y irez! » s'écria le farouche ambassadeur. Le 5 octobre 1767, cette prétendue diète extraordinaire , placée sous la sauvegarde de la confédération générale et mise ainsi à l'abri de toute rupture, fut ouverte sous les bâtons de Charles Radziwill et de Stanislas Brzostowski. Le roi et son conseil y assistaient à titre de simples confédérés. L'ambassadeur ayant, comme dans toutes les occasions extraordinaires, rempli les r nés deses troupes, et entouré de canons chargés le château où délibérait l'assemblée, se plaça lui-même, avec ses officiers et ses favoris, dans une tribune voilée d'où, confesseur cynique, il scrutait insolemment les dernières palpitations de ces congrès qui jadis, dans leur orgueil pudique, ne souffraient les regards ni des soldats, ni des femmes , ni des étrangers, qui ne lisaient qu'à la lumière clu soleil, et punissaient de mort, à une lieue autour de soi, le porteur d'un sabre affilé. Aussitôt que Radziwill eut levé son bâton, les agents de l'ambassadeur, devançant toute délibération préalable, donnèrent à la diète connaissance du projet dont nous venons de parler plus haut, et par suite duquel la représentation nationale eût résigné ses pouvoirs et abandonné à une commission arbitraire la réforme du gouvernement. La diète ne devait se réunir que pour donner sa sanction à ce cruel inceste, mais en s'abstenant de tout exa- TOME III men. Au milieu de la consternation profonde que causa plutôt encore la forme impudente que les dangers d'une proposition pressentie et débattue longtemps avant l'ouverture de la diète, l'évêque de Krakovie demanda la parole et déclara que l'adoption d'un pareil projet, fût-elle même clans les attributions de la diète, amènerait aussitôt la ruine de la république ; mais qu'indépendamment de sa nature funeste, ce projet devait être rejeté sans délibération: caria diète, émanation responsable du pays, n'avait pas le droit d'aliéner un pouvoir dont elle-même n'était que l'organe et le symbole. « Que la diète , ajouta l'évêque, nomme des commissions pour préparer et éclairer ses travaux, rien de mieux; mais investir ces bureaux provisoires d'une autorité constituante dont cent cinquante mille citoyens tant de fois réunis en assemblée souveraine, à cheval, le sabre en main et au sourire de Dieu, n'ont jamais usé, dans l'unique crainte d'ébranler la religion du passé, ce sc-! rail, ii la fois usurper et donner une puissance | que l'on n'avait pas, trahir son pays et insulter à tous les principes du droit public. » Examinant ensuite une à une toutes les prétentions que la Russie se proposait de faire valoir au sein de cette monstrueuse délégation, l'évêque en exposa l'extravagance avec une logique si imposante de calme et de lucidité que tous les calculs fondés par la perfidie moscovite sur l'emportement ordinaire des diètes se trouvèrent déjoués dans un silence étonné et solennel. Il démontra que ce traité d'alliance sentimentale, proposé par un empire despotique à un état républicain , était sans objet et sans avenir, la Pologne n'étant ni en guerre, ni en communauté avec la Russie ; que l'honneur et l'intérêt de la république exigeaient assurément que l'on fit enfin droit à tout ce que les réclamations des dissidents avaient d'équitable; que lui-même, en sa qualité de sénateur et de chrétien, s'engageait à prendre leur cause en main, aussitôt que cette cause serait dégagée des prétextes déloyaux qui la discréditaient aux yeux des Polonais ; mais que la garantie de l'impératrice, loin d'accélérer le dénouement de cette importante réforme, lui deviendrait funeste en donnant aux plus justes plaintes des opprimés cet air d'intelligence étrangère qu'une république jalouse de son indépendance ne doit jamais tolérer. Que si, comme l'esprit même du projet récemment soumis à la diète semblait malbeu-rementle sous-entendre, tout cet intérêt porté par les puissances aux dissidents cachait des desseins spoliateurs, alors il faudrait avec regret suspendre une question aussi dangereuse, afin de ne point compromettre la république tout entière pour la cruelle satisfaction eTunc minorité coupable. « Alors , termina sévèrement le prélat en se tournant vers Stanislas-Auguste, vous comprendriez, peut-être, Sire, que la patrie est en même temps menacée que la religion , et vous vous rappelleriez qu'en montant sur ce trône vous n'avez point séparé l'une de l'autre dans votre serment. » Ce puissant discours déconcerta tous ces députés venus là avec un mandat de Repnine, et humiliés de se trouver en face d'hommes qui osaient encore exprimer leur pensée. Mais cet étonnement monta jusqu'à la sublimité d'un enthousiaste repentir, lorsque l'un de ces vertueux et graves vieillards, dont la république a emporté le type dans son tombeau, se leva, et dit en secouant sur l'assemblée sa tête rasée et sa barbe flottante comme un ancien drapeau. « Enfants indignes de ceux qui dorment sous la terre, vous insultez à leurs mânes en livrant à l'ignorance vénale de quelques dé-cemvirs toutes les lois, toutes les saintetés de la république! Si vous êtes les véritables mandataires de la Pologne, que ne travaillez-vous vous-mêmes aux réformes que vous prétendez qu'elle réclame? et si vous n'êtes que les instruments de l'étranger, à quel titre donneriez-vous aux plus mauvais d'entre vous l'investiture d'un droit que vous ne pouvez et que vous n'osez vous attribuer ? «N'avez-vous donc plus même le courage de votre avilissement, et vous faut-il des substituts pour signer votre défaite? Nommez-les donc ces délégués de honte ; investissez-les de vos pouvoirs, déversez sur la tète de ces boucs maudits la part de dictature qui vous revient de l'universalité de la république; mais ne di- tes point que c'est une diète, que c'est la Pologne, ne dites poin t que ce sont les Polonais qui se séparent ainsi de l'héritage commun que nous ont laissé nos ancêtres! Ne le dites point, au nom de ce qui vous reste de sacré dans le cœur, car leurs ombres frémiraient d'indignation, et vous les entendriez, dans leur auguste fureur, tous comme moi, vieillards décharnés et terribles, vous crier du fond de leurs cercueils : Enfants dénaturés! de quel droit vendez-vous nos ossements? » Ce vieillard, c'était Venceslas Rzewuski, palatin de Krakovie, second général de la couronne. L'émotion produite par son invocation fut si profonde que personne n'osa, dans cette séance, prendre la parole après lui, et que Stanislas-Auguste, suffoqué par les sanglots, rompit d'un geste l'assemblée, qui se sépara dans un silencieux abattement. Repnine, transporté de fureur, envoya deux hordes de ses plus féroces massacreurs ravager ce qui restait des biens de l'évêque et du palatin. Ces misérables n'épargnèrent pas une pierre, pas un arbre. Pendant plusieurs jours, la flamme, la hache et la lame se promenèrent à pas de spectre sur ces terres désolées.Les paysans traînés en captivité, des troupeaux à demi rôtis sous les cendres des villages et dévorés sur place, des anneaux et des boucles d'oreilles de femmes vendus publiquement avec des lambeaux de chair tailladée, ce que l'instinct de la pitié humaine respecte encore parmi les peuples les plus sauvages outragé avec discernement et lenteur, puis l'entrée processionnelle d'une partie de ces dépouilles opimes dans Warsovie, au milieu de dix mille Russes sous les armes, annoncèrent à la diète, à la confédération, à la république, à l'Europe, à combien était taxée désormais chaque parole d'indépendance. On devine que ces monstruosités, loin de consterner les opposants, donnèrent, même aux élus de l'ambassadeur, cette pudeur d'irritation que les âmes les plus dégradées ressentent une fois dans leur vie. Mais ce qui restera toujours inexplicable pour l'idée que l'on se fait aujourd'hui de l'utilité du courage, c'est que tous ces sénateurs, tous ces gentilshommes, tous ces aventuriers que les Mémoires du temps nous représentent sans cesse le sabre au poing et le pied dans l'étrier, aient constamment montré tant d'héroïsme et si peu de ré- POLOGNI solution, tant de cœur et si peu d'audace, tant de persévérance et si peu de colère ; que des hommes qui volontairement achetaient la satisfaction d'une phrase au prix de leur fortune, de leur liberté et souvent de leur vie ; que des soldats qui pratiquaient des vertus si difficiles, n'aient pas eu celle à la fois plus facile et plus méritoire de surprendre et de massacrer dans une nuit le roi, l'ambassadeur et tous leurs infâmes instruments !.... à moins que ce ne soit là un des plus tristes témoignages contre cette misérable nature humaine qui ne sait jamais séparer la raison de la force, et ne perd jamais sa puissance sans perdre la tète avec. Dans la séance qui suivit le triomphe de l'évêque et clu palatin de Krakovie, tout ce qu'il y avait de voix restées fidèles à la patrie, au milieu de l'assemblée abandonnée au choix de l'étranger, toutes se disputèrent, avec une émulation voisine de la jalousie, le terrible privilège d'attirer à elles toute la vengeance de l'ambassadeur. Ceux qui se firent le plus remarquer dans ce généreux assaut furent l'évêque de Kiiow Zaluski, le nonce de Podolie Séverin Rzewuski, fils de ce palatin de Kra-covie qui, la veille, avait jeté le veto des morts sur la lâcheté des vivants, et le nonce de Kalisz Kozuchowski. Le premier, faisant intervenir la dignité de l'Église dans l'intérêt du pays, confondit avec beaucoup d'adresse cette prétention inouie du culte grec, qui, le dernier des esclaves, le plus vil des mercenaires à l'égard du pouvoir temporel dans ses propres foyers , non-seulement refusait, hors de chez soi, de se soumettre à la suprématie de la religion dominante et aux lois civiles, mais y aspirait encore à l'autorité suprême ! « Voyez-vous, citoyens, ces vladikas ambitionnant comme une faveur spéciale d'être bâtonnés de la main des czars; ces brutes qui considèrent l'ivresse comme une inspiration divine, et les plus abominables débauches comme un état d'extase prophétique, ces idolâtres qui accouplent le nom de leurs princes à la sainte Trinité, les voyez-vous siéger au sénat de la république et vous donner des lois!... » Puis, secouant les brefs du pape, qu'il tenait à la main, l'évêque ajouta que quand même la diète serait assez faible pour sacrifier ses droits politiques à la terreur du nom russe, le monde chrétien et les chefs de l'Église protesteraient éternellement contre un pareil scandale. Le jeune Ilzewuski, s'attaquant droit aux iniquités du roi et de l'ambassadeur, conjura les nonces qui avaient eu la honte et le malheur d'être appelés à la diète par usurpation d'un pouvoir qui n'appartient qu'aux diétines, de purifier leur origine funeste en en rejetant les servitudes. « Prouvez, s'écria-t-il, à un roi parjure et à un ambassadeur qui viole le droit des gens , qu'ils se sont trompés en cherchant des complices parmi des Polonais. Si Dieu dans son impitoyable sévérité, si l'Eu rope chrétienne, dans sa honteuse ingratitude envers ceux qui Font préservée pendant tant de siècles contre le joug de l'Asie , ont arrêté notre destruction , que l'holocauste s'accomplisse ; mais que ce qui doit se faire par le sang et par la tyrannie n'emprunte pas la majesté du consentement et la quiétude des lois! Au reste, ne vous faites point d'illusions sur le prix de votre lâcheté : on ne vous la paiera jamais que ce qu'elle vaut, et ceux qui vous l'achètent l'estiment moins encore que ceux qui vous la pardonnent. La ruine , la captivité, la mort dont on nous menace, ce sont des choses horribles, n'est-ce pas? eh bien ! ee qu'il y 'a de plus horrible encore, c'est tout cela avec la honte de l'avoir mérité ! » Kozuchowski parla à la raison , à l'expérience de la diète, comme l'évêque avait parlé à sa conscience, et Rzewuski à son civisme. Il lui démontra qu'elle n'était pas compétente , assemblée comme elle l'était au milieu d'une année étrangère, pour renverser les lois fondamentales de l'Etat au caprice d'un roi qui, lui-même imposé à la nation par la violence et maintenant captif de cette violence, renierait et détesterait le lendemain ce qu'il aurait proposé la veille; qu'aucune des prétentions actuelles des puissances ne serai t acceptée dans une diète légale et libre, et qu'aux beaux jours de la république chacune d'elle eut équivalu à une déclaration de guerre; que ce qui alors eût été une injure devenait aujourd'hui une consécration d'asservissement, et qu'à l'instant où une apparence quelconque d'assentiment viendrait à leur secours, la Pologne cesserait d'exister. Un grand nombre d'autres députés tinrent le même langage, poursuivant de leur indignation le roi qui se tenait muet et consterné sur son trône, et l'ambassadeur qui, pour intimi der les orateurs, faisait en vain résonner dans \ sa loge les sabres de ses officiers. Enfin les frères du roi et quelques courtisans trouvèrent l'audace de prendre la parole pour justifier le projet imputé au maréchal de la confédération, tandis que celui-ci baillait, et signait tout ce qu'on lui présentait, avec une affectation visible de ne rien lire et de céder à la force. Le roi obtint donc , malgré l'exaspération générale, que le projet fût au moins imprimé et étudié avant d'être soumis à la discussion. Sous ce prétexte, la diète fut limitée à six jours, pendant lesquels les principaux opposants devaient être enlevés et expédiés en Sibérie. Cette abominable résolution avait été prise entre le roi et l'ambassadeur bien avant l'ouverture de la diète. Stanislas-Auguste, surtout, gardait une rancune profonde à Soltyk,qui, à la confédération de Radom , avait paru se liguer avec l'ambassadeur pour détrôner le roi. L'ambassadeur, de son côté, avait juré, dans une orgie, de faire périr Krasinski d'une de ces morts lentes dont les Russes ont le secret. Ce tigre ne pouvait pardonner à l'évêque de Kamienieç de lutter seul à armes égales contre la ruse moscovite et d'avoir jusqu'à présent évité les pièges que lui avaient tendus ses sicaires. Nous avons vu plus haut que cet évêque s'était retiré sur la frontière turque, pour, de là, correspondre plus facilement avec le divan qu'il espérait engager dans une guerre sérieuse contre la Russie. Il paraîtrait, d'après des mémoires publiés récemment sur cette époque , que cette correspondance tenailà un projet complet d'alliance offensive concerté contre la tzarine entre la Porte-Ottomane, lesconfédérés si cruellement mystifiés à Radom, et Joseph II déjà admis à la co-régence de l'Empire par sa mère Marie-Thérèse. Pendant que l'évêque de Kamienieç cherchait à secouer l'ignorance obstinée et la mollesse des pachas qui cachaient la lumière à un maître pieux, actif et rigide, l'évêque de Krakovie aurait de son côté obtenu du jeune empereur l'assurance d'un prompt et puissant secours en faveur de toute tentative armée qui se manifesterait en Pologne contre la domination moscovite. On aurait même été jusqu'à convenir de l'époque et du centre de ce soulèvement; et la confédération cle Bar, que Ton a considérée jusqu'à présent comme l'initiative spontanée de quelques généreux aventuriers, ou tout au plus comme un naïf appendice à la confédération de Radom, deviendrait ainsi le dénouement d'une menaçante coalition. Il est à désirer pour la mémoire d'un empereur d'Allemagne que ce drame se défasse de sa prétentieuse origine et redescende de son apothéose diplomatique à sa modeste et vigoureuse nature d'insurrection, car le rôle que son allié y aurait joué est, comme nous le verrons, singulièrement déloyal et maladroit. Q iielle que soit au reste la portée de cette hypothèse , il est certain d'une part que les deux évêques, malgré la différence de leur génie, étaient déjà d'accord au sujet de l'impulsion toute insurrectionnelle qui seule convenait désormais à la résistance nationale; et de l'autre, que le roi et l'ambassadeur, vaguement instruits de ces projets désespérés, croyaient, en sacrifiant ces deux sénateurs, à la fois satisfaire leur haine personnelle et prévenir le plus sérieux danger qu'ait couru jamais la suprématie russe en Pologne. L'opposition parlementaire de l'un et les menées diplomatiques de l'autre n'étaient que des prétextes saisis fort à propos pour justifier une mesure arrêtée dès l'instant même où. ces deux prélats avaient paru à la tête des véritables patriotes. D'ailleurs, dans la noble rivalité qu'avait excitée leur exemple, d'autres victimes non moins dévouées, non moins intéressantes, avaient encouru l'inépuisable ressentiment des oppresseurs. Il fallait les envelopper toutes clans la même proscription ; mais-l'enlèvement de sénateurs , de magnats, de premiers magistrats de larépublique, paraissait même aux yeux des Russes une violence tellement extraordinaire que l'ambassadeur crut nécessaire d'essayer auparavant son omnipotence sur ce qu'il appelait un simple député. Ce misérable, jugeant la dignité des personnes à la mesure de la hiérarchie moscovite, ne comprenais pas que l'inviolabilité d'un mandataire direct de la nation rendait son caractère mille fois plus vénérable que ne l'était celui des membres de la chambre haute et du pouvoir exécutif. Il donna donc d'abord l'ordre d'arrêter je nonce Kozuchowski, Comme celui-ci se rendait à la diète, on l'arracha de sa voiture, on le jeta dans une kibilka, et on le promena ainsi pendant plusieurs jours à travers les garnisons VZ russes, où, par un raffinement de cruauté toute bysantine, chaque commandant, feignant d'ignorer ce qu'il avait souffert ailleurs, lui faisait de nouveau subir le supplice de la fustigation et des harengs salés. Mais comme, selon les idées de Repnine, un simple et obscur député n'eût pas représenté avec assez de retentissement, en Sibérie, la martyrologie de la république, on finit par le relâcher sanglant, meurtri et, à moitié fou, afin qu'il servît d'é-pouvantaîl vivant parmi tous ceux qui auraient l'intention d'imiter sa fermeté. Cet attentat inouï sur la personne d'un délégué de la nation, n'ayant causé d'abord dans Warsovie qu'une muette stupéfaction, l'ambassadeur ne garda plus de mesure, et fit arrêter dans la nuit du 15 octobre les évêques de Krakovie et de Kiiow, le général Rzewuski et son fils le nonce. Stanislas-Auguste était descendu, dans cette violation du droit des gens, jusqu'à la plus impudente lâcheté, en s'employant auprès des Russes tantôt comme espion privé, et tantôt comme agent provocateur. Ces inquiétudes d'une âme bassement vindicative étaient superflues; car ces grands citoyens , décidés à servir de rédempteurs aux franchises publiques, avaient déjà fait leur testament, congédié leurs gardes et rejeté avec une dignité inébranlable le refuge que le ministre de Prusse, averti des projets de Repnine, leur avait offert sous son pavillon. Peu de jours auparavant, ce ministre, épouvanté des soupçons odieux que cet attentat ferait peser sur son maître, allié et complice unique de la tzarine, vint se jeter aux pieds de Soltyk, en le conjurant, lui et ses amis, de se rétracter ou de fuir. L'évêque lui répondit avec un mépris miséricordieux quilpardonnait au ministre d'un despote de ne point connaître les hommes libres. Le lendemain de cet enlèvement, accompagné de toutes les insultes et de la sardonique cruauté dont les subalternes russes compliquent les ordres de leurs chefs, Warsovie ressemblait à un échafaud : toutes les troupes sous les armes , tous les canons chargés, le tambour promenant ses menaces monotones et lugubres par les rues désertes, les fenêtres fermées, des tentures de deuil à toutes les portes, une foule muette et en larmes dans les églises, le roi, les ambassadeurs et le château de la diète gardés de toute part....Repnine, effrayé de sa propre audace, fit précipitamment déclarer à la diète que cette exécution avait été exigée et commandée par le roi. Aussitôt les deux Chambres se mettent en marche dans un morne silence, vers le palais clu monarque, en fendant la presse des bataillons russes qui s'écartent involontairement sur leur passage. Stanislas-Auguste, ne se doutant point de la dénonciation de son complice, et confiant dans l'appareil de terreur étendu sur la ville, dessinait tranquillement des modèles de livrée pour ses laquais, lorsqu'on vint lui annoncer que la diète, que la patrie en deuil venait réclamer les représentants que lui, le roi, avait livrés à l'ambassadeur d'une puissance étrangère. Stanislas-Auguste répondit en balbutiant qu'il était étranger à cette affaire, et que c'était un débat entre l'ambassadeur et la diète. Lorsque les nonces et les sénateurs lui curent exposé que l'ambassadeur, déclinant la même responsabilité, la rejetait à son tour tout entière sur le roi, le malheureux pâlit et offrit, pour se justifier, d'envoyer à Repnine trois sénateurs qui lui demanderaient, au nom de tous les pouvoirs de la république, le rappel des deux évêques, du général et du nonce. Mais alors Repnine , déjà délivré de sa frayeur, déclara effrontément aux trois délégués que ni le roi, ni la diète, ni personne au monde ne le ferait revenir sur son acte de justice envers des téméraires qui n'avaient point frémi drinsultcr sa souveraine en doutant de sa loyauté et de ses généreuses intentions. Cette réponse étant faite au roi en présence de ses ministres, le grand-chancelier de la couronne, Zamoyski, qui avait jusqu'alors couvert les erreurs de son chef avec un rare dévouement, déposa les sceaux de l'Etat, en déclarant que sa conscience d'honnête hpmme et sa dignité de citoyen lui défendaient d'employer le seing de la république à consacrer la violation des droits les plus vénérables. « Un Etat, dit-il, où l'on viole le caractère des représentants n'est plus qu'une province conquise, et ne doit plus être gouverné par des magistrats, mais par des proconsuls. Brisez, Sire, ces sceaux contre votre couronne, car les uns et l'autre ne sont plus qu'une fiction. » Stanislas-Auguste s'en garda bien. Il enfonça sa couronne à deux mains sur sa tète, et, pour que ces insignes d'une puissance illusoire ne rougissentpoint dorénavant les uns des autres, il finit par donner les sceaux à un chancelier qui n'eût rien à reprocher à son roi. Cependant toutes les recherches de Repnine au sujet de l'évêque de Kamienieç étaient restées sans résultat. Des troupes russes , envoyées en Podolie pour le traquer, avaient été battues et dispersées par les Kosaks de la maison Potoçki. On savait que, depuis, cet insaisissable prélat avait paru à Warsovie, et même qu'il avait eu avec Soltyk une entrevue secrète dans laquelle avaient été débattues toutes les chances , et prises toutes les mesures d'une confédération armée. Deux jours avant son arrestation, et à la suite de cet entretien avec Krasinski, l'évêque de Krakovie avait rends des lettres pour l'empereur Joseph à ce même nonce Kozuhcowski, à peine échappé des mains des Russes, et dont l'enlèvement n'avait été que le prélude de plus sérieux attentats. Toute la vengeance de la Pologne semblait couver sous ces mystérieuses démarches. Par un sentiment unanime de discrétion auquel nulle confédération jusqu'alors n'avait su se résigner, et dont, le bruyant caractère des Polonais paraissait incapable, tous les soupirs, toutes les plaintes s'éteignirent à la fois à Warsovie comme clans les provinces les plus reculées. De ce bruit immense et insensé dont l'assemblée de Radom avait rempli la république, il ne restait plus qu'un jeune maréchal entouré jour et nuit de Kosaks, et qu'une ombre de diète à laquelle la plus exécrable violence venait d'enlever ses derniers apôtres. C'est au milieu de ce sinistre mutisme, considéré par l'ambassadeur comme l'expression suprême de son autorité, que la l'action russo-royale obtint l'érection de cette commission constituante entre les mains de laquelle la dièi c et la confédération devaient abdiquer tous leurs pouvoirs, et la république le principe même de sa souveraineté. La liste des commissaires avait été dressée d'avance par Repnine, par le chancelier de Litvanie, par le roi et par le primat; mais comme d'une part ces diverses origines manquaient absolument de raison publique, et que de l'autre une pareille assemblée ne pouvait excuser ses vices qu'à force de talents, il fallut bien y admettre quelques hommes sérieux et de véritables législateurs. Or c'était toujours cette dépendance de la tyrannie à l'égard des capacités qui donnait tant d'embarras à une puissance exclusivement livrée aux tentations de la force. Malgré son aversion profonde pour les Czartoryski, l'ambassadeur ne put s'empêcher d'admettre le chancelier et lepalatin de Russie au nombre des commissaires. Alors, ces frères étranges, dont tant de mécomptes, tant de désastres, tant; d'amertumes n'avaient pas encore pu abattre l'ambitieuse activité, semblèrent secouer de nouveau la proscription que le triomphe de Radziwill faisait peser sur leur vieillesse , pour imposer des lois à leur pays, sous quelque forme que ce fût. Peu leur importait que les règlements les plus absurdes restreignissent encore l'empire de cette commission clans la dépendance même qui l'avait évoquée; qu'elle délibérât au milieu des baïonnettes et avec la défense expresse pour chacun de ses membres de sortir un seul instant de Warsovie ; que sur soixante voix qui la composaient, huit suffissent pour établir une loi; que les projets à discuter ne pussent être présentés que par l'ambassadeur, et que, en même temps, la peine de la confiscation et de l'éehafaud fût suspendue sur tous ceux qui oseraients'opposer à ces projets ; qu'ainsi toute attribution législative lui fût refusée préventivement et avant même qu'elle eût manifesté la prétention d'être une législature. Peu importait tout cela aux Czartoryski, pourvu qu'à la faveur de leur titre de commissaires ils réussissent à faire glisser quelques-unes de leurs réformes administratives et monarchiques en marge du décret de mort qu'on leur présentait à signer contre la république ! Aveuglement de vieillards qui, à force de vivre sur une pensée et de tourner autour d'elle, ne voient plus que le monde fatigué de les attendre a marché sans eux et s'est fait une pensée nouvelle; radotage du génie qui s'acharne à spéculer sur des ruines , croyant étayer ce qui croule par les fondements à l'aide d'un paratonnerre et d'une girouette! Le 18 octobre, l'activité de la diète fut suspendue, et la commission se réunit pour la première lois chez l'ambassadeur, où elle rencontra les ministres de Prusse , d'Angleterre, de Suède et du Danemark, ainsi que huit délégués dissidents, parmi lesquels le vladika de Mohilew, ivre et chancelant sur son siège plus élevé que celui des autres. La commission était présidée nominalement par le primat, qui par- tagea alternativement avec Repnine l'honneur d'assembler chez soi ces singuliers législateurs; mais elle ne suivait que l'inspiration de l'ambassadeur. Tant que les instructions envoyées de Saint-Pétersbourg suffirent à la direction de son initiative, Repnine n'eut qu'à soumettre ces espèces d'ukases à la signature de la commission. Mais ce programme, qui n'avait prévu que des questions grossières de servitudes et d'aliénation, se trouva ne rien résoudre aussitôt qu'il fallut passer des intérêts extérieurs aux réformes administratives. Aussi les prétentions des dissidents à la souveraineté et celles de la tzarine au traité d'alliance étaient-elles déjà réglées, sans qu'aucune loi nouvelle eût encore remplacé toutes celles que l'établissement même de la commission avait tacitement abrogées. L'ambassadeur, fatigué d'un travail auquel il n'entendait rien , et craignant d'y compromettre sa mission de législateur, dissout l'assemblée dès qu'il en eut, obtenu satisfaction aux exigences immédiates de sa cour. Encore, dans les délibérations relatives aux dissidents et au traité, lui arriva-t-il ce qui arrive constamment à la tyrannie la plus brutale, lorsque, réduite à des nécessités d'organisation quelconque, elle se trouve forcée de s'appuyer sur un concours indigène. Les dissidents obtinrent d'être admis à la représentation en égalité parfaite avec la noblesse catholique. Leurs anciennes prérogatives furent d'ailleurs confirmées et garanties par les quatre cours dissidentes; mais on leur interdisait accès à la couronne. Soit que la cour de Russie, après mûre réflexion, craignît de donner de l'ambition à son propre clergé; soit, comme il est plus probable, qu'elle redoutât la naturalisation des dissidents grecs parmi les Polonais, Repnine, après avoir fait tant de tapage en faveur de son ivrogne de Mohilew, le chassa de Warsovie comme compromettant la dignité de l'église prawoslawna, et déclara qu'il renonçait à ce que les wladikas siégeassent dans le sénat de la république. La Russie, avec sa prévoyance destructive, comprit ici merveilleusement qu'une faction n'est dangereuse qu'à condition d'être placée en-dehors de la majorité, et qu'à l'instant où les dissidents n'auraient plus rien à ambitionner en Pologne, la protection des puissances à leur égard deviendrait sans objet. Aussi ne leur accordait-on que juste ce qu'il fallait pour les exciter à désirer davantage. Quelque large que parût le droit des protestants à la souveraineté dans l'ordre législatif, il leur restait toujours un intérêt malveillant contre une couronne dont ils étaient exclus, et, leur petit nombre les empêchant d'ailleurs de rien décider par leur voteaffirma-tif, on ne leur donnait en réalité que le pouvoir stérile et abominable de rompre les assemblées par le veto ; le veto, que, d'autre part, la commission se gardait bien d'abolir. Quant aux grecs, on leur accordait, à titre d'opprimés et de révoltés, tout ce qu'on leur refusait à titre de Polonais. On les tenait en-dehors des prérogatives nationales, mais en même temps on les constituait puissance dans l'État. Ces mêmes wladikas que Repnine lui-même estimait indignes et incapables de siéger parmi les sénateurs polonais, obtenaient sur leurs diocèses un droit de juridiction indépendant de l'autorité temporelle , la présidence des synodes grecs et des tribunaux mixtes institués pour juger les différends élevés entre les deux cultes, la faculté d'acquérir et d'administrer à leur gré des biens-fonds, tout cela sans aucun contrôle de la part de la république. Le 19 novembre , tout ce. travail d'oppression fut publié et sanctionné par le serment de lui être fidèle, que la commission eut la bassesse de prêter devant le portrait delà tzarine. Mais le traité d'alliance , c'est-à-dire la soumission de tous les mouvements de la république au contrôle moscovite, ne fut conclu que conditionnellement, l'ambassadeur n'ayant pas reçu de pouvoirs suffisants à ce sujet. C'est qu'on avait résolu de comprendre dans ce prétendu traité toute la révolution intérieure qu'il devait garantir. L'espoir présomptueux que quelques législateurs, et principalement les Czartoryski, avaient, puisé dans leur titre de commissaires, se trouva entièrement déçu par l'arrivée de ces instructions. Ce n'était plus un traité d'alliance, c'était un code complet de bêtises tellement révoltantes que Repnine lui-même, humilié d« s'en trouver l'exécuteur, en fil refondre la rédaction, sans pouvoir cependant le rendre plus intelligible. Un historien profond en parle en ces termes : « On disait, « en prenant pour base la copie d'un traité « grossièrement falsifié et rapporté à l'an-« née 1638 , que de nouvelles circonstances « exigeant de nouveaux engagements, les deux « parties contractantes avaient reconnu néces-« saire et conforme à leurs intérêts mutuels « d'établir en Pologne des lois nouvelles. Quel « rapport un traité de paix, entre deux États «indépendants l'un de l'autre, peut-il avoir « avec la législation d'un cle ces deux Etats? » Et pins loin : « On passait ensuite à la garante tic mutuelle de toutes les possessions des « deux États pour agir en conformité du même « système , et enfin la république se privait à «jamais du pouvoir législatif, et le déposait « entre les mains de la Russie. La raison qu'on « en apportait était une des plus grandes ab-« surdités qui aient jamais été proférées; afin, « disait-on, que les circonstances nouvelles nepuis-« sent introduire dam cette forme de nouveaux a changements auxquels, dans un gouvernement « républicain, la constitution du VÊtat ne doilja-« mais être sujette. Ainsi était composé cet acte « où des absurdités étaient données avec faste a comme des maximes d'État, et oùlcdespo-« tisme se montrait assez stupide pour croire « parler le langage de la politique. » Cette incroyable constitution s'ingéniait à combiner tous les désordres de l'ancienne anarchie avec la plus noire servitude. Elle statuait que les questions administratives se décideraient à la pluralité des suffrages, et les questions d'État, ainsi que l'élection des rois, à l'unanimité. Dans ce dernier cas on dispensait le veto individuel de tout manifeste motivé, et on plaçait celui qui le prononçait sous la sauvegarde immédiate de la Russie. En étendant ce droit de souveraineté à tous les étrangers naturalisés par une simple déclaration, l'on vit bientôt Karr, Jgelstrom, Rulakow, tous ces misérables sicaires que la tzarine avait vomis sur la république, prendre effrontément le titre de citoyens polonais et agiter comme opposants ces mêmes diétines que leurs troupes tenaient assiégées. On en vit qui s'emparaient d'une terre pour en prendre le nom, se faisaient violemment élire nonces du district qu'ils venaient de mettre à feu et à sang, et revendaient le lendemain leur rapine au propriétaire, J'cpée sur la gorge. Parmi les règlements soumis au besoin de l'unanimité , c'est-à-dire qui ne pouvaient jamais être changés, on avait confondu pêle-mêle toutes les servitudes de la république vis-à-vis de la Russie. Les impôts et l'armée une fois fixés ne devaient jamais être augmentés. Ni le roi, ni la diète n'avaient le droit de traiter avec une puissance quelconque sans le consentement et le concours de leur alliée. Chaque nonce et chaque sénateur, avant de siéger à la diète, était tenu de faire sa déclaration de foi entre les mains de l'ambassadeur russe et de s'engager par serment à ne rien proposer et à ne rien appuyer de contraire à ce que ces sauvages appelaient les lois cardinales delà république. L'inviolabilité même des représentants était insidieusement annulée par la faculté que se réservait la Russie à la fois d'interpréter les atteintes portées à ces lois et de punir indistinctement tous ceux qu'elle jugerait coupables de ces atteintes. L'armée russe devait indéfiniment résider en Pologne, à titre de troupes alliées, et pour veiller au maintien de cette nouvelle constitution. Pour prix des complaisances que les Czartoryski avaient montrées comme membres les plus influents de la commission, on leur abandonna une partie de leurs inventions administratives et économiques. Les quatre bureaux ministériels furent conservés, et les grandes charges de l'État à jamais nivelées. Le chancelier de Litvanie employa ce répit au triomphe de plusieurs innovations réellement méritoires. L'égalité civile, qui, depuis la mort d'Auguste III, s'était déjà introduite dans les mœurs, passa dans la loi écrite. On soumit à une juridiction uniforme les différends qui s'élevaient entre les propriétaires et les cultivateurs; on réprima avec une équitable rigueur les abus de la noblesse, et on lui ôtales moyens de faire servir ses prérogatives politiques au profit de ses énormités sociales. Malheureusement ces velléités émaneipatrices , conçues dans le même esprit qui avait présidé au soulèvement des dissidents, s'arrêtaient précisément à ce point de taquine malveillance qui est déjà une embûche, et qui n'est pas encore une réforme. Les Czartoryski, partant du même principe que la Russie, pensaient qu'un protecteur ne doit jamais accorder à une opposition de quoi cesser de l'être. Loin donc d'effacer toute distinction entre la noblesse et les paysans, ils élevaient ces derniers juste à l'intelligence de cette distinction, mais pas au-delà. Us imitaient ainsi, dans une sphère encore plus dangereuse, ce faux étalage de libéralisme religieux qui, d'une main, armait les grecs et les protestants contre la souveraineté de la république, et, de l'autre, les empêchait d'y participer. Cependant la Russie, non satisfaite d'avoir meurtri et enchaîné la république, exigeait que sa victime adorât ses fers , car ce qu'il y a de plus odieux dans le despotisme n'est pas encore le despotisme lui-même, mais bien ses prétentions à une légitimité de raison et de dogme. On ramassa donc tous les débris de la diète qui avait abdiqué en faveur de la commission, pour lui faire traduire en langue législative les ukases de Moskou. Cette assemblée rentra en séance le 1er février, maïs tellement réduite par le remords et la désertion, et déjà si humiliée du rôle qu'on lui faisait jouer, que le primat, leroi et l'ambassadeur, ralliés par des alarmes communes, malgré la profonde aversion que chacun d'eux nourrissait en particulier à l'égard de ses deux autres complices, se consultèrent vivement pendant plusieurs jours pour savoir si ce parlement d'esclaves, qu'ils avaient pourtant eux-mêmes choisi, pétri, rogné à leur caprice, ne manquerait pas à leur-coup d'Etat; s'il ne serait pas téméraire de se livrer à sa sanction, et si la terreur déjà déployée sur lui suffisait à la gravité des circonstances. Les ordres de Moskou, positifs à ce sujet, l'emportèrent cependant sur les défiances locales, et la commission soumit les théories de cette révolution barbare, article par article, non pas à l'examen , mais à l'adoption immédiate de la diète. Tous les nonces qui avaient pu trouver dans l'intervalle un prétexte admissible d'absence s'étaient cachés dans le fond de leurs provinces et à l'étranger. Tous ceux de la Litvanie et la plupart de ceux des provinces russiennes avaient déposé leur mandat. L'élection de ceux de la Grande ou de la Petite-Pologne et des provinces prussiennes ayant été violentée , il ne restait guère dans l'assemblée que cette phalange déjeunes libertins que leur vie dissipée asservissait au séjour de Warsovie. Mais ces habitudes mêmes, tout en corrompant leur conscience , leur avait donné ce remords effronté qui tient encore au courage et sait rire amèrement de sa honte. Aussi, à la lecture de chaque article de la nouvelle constitution, à la place de cette indignation déclamatoire qui avait retenti dans les séances d'octobre, s'élevait-il sur tous les bancs TOME iii un hourra de sarcasmes, de charades sanglantes et de quolibets auxquels l'emphase ordinaire de la langue polonaise prétait un caractère indéfinissable. L'ambassadeur se faisait acheter la franchise de chaque bon mot au prix d'une signature; mais ce Iliste délire fut tout-à coup interrompu par la nouvelle qu'un nonce de Litvanie (Chreptovvicz), autorisé en forme par toutes les provinces de l'Est, par les quatre représentants emmenés récemment en Sibérie, et particulièrement par l'évêque de Krakovie, avait solennellement protesté contre les décisions de la diète, inscrit sa protestation au grod de Grodno, et porté son manifeste, ainsi que celui de l'évêque, à toutes les cours de l'Europe. Le nonce WTybicki, de son côté, autorisé en secret par les provinces prussiennes, demande la parole pour rompre publiquement la diète ; on la lui refuse ; il sort, s'échappe de Warsovie à travers mille dangers, court enregistrer sa protestation au grod de Piotrkow, comme venait de le faire le nonce de Litvanie à Grodno, puis comme lui, il va répandre la publicité de son veto, à l'étranger. La faction russo-royale fut saisie d'une sérieuse épouvante. La dédaigneuse résignation de ce qui restait de la diète et de la confédération de Radom déconcertait le roi et aigrissait la fureur de Repnine. Ce Gessler tartare eût désiré que ses suppôts ne se posassent pas ainsi en victimes et missent de l'enthousiasme, de la sérénité, de l'amour dans leur avilissement. Il ordonna à Stanislas-Auguste de faire venir à Warsovie les troupes de la couronne , pour les intimider davantage ; mais il reçut bientôt pour toute réponse la nouvelle du ro-kosz de plusieurs de ces compagnies. On apprit bientôt et à la fois, avec une stupéfaction profonde, qu'un régiment cantonné dans la Podolie avait méconnu l'autorité royale et refusé de marcher, et que cette province, agitée par l'évêque de Kamienieç, était prête a se confédérer tout entière; que de grands préparatifs de guerre se faisaient à son instigation en Turquie; que plusieurs émissaires s'étaient rendus à Vienne et en étaient revenus avec des assurances de protection de la part du jeune empereur; que la noblesse de tous les palatinats s'assemblait la nuit dans les bois; que les prêtres prêchaient déjà publiquement la guerre sainte contre lés idolâtres qui adorent uneprosti- 152 tuée; que plusieurs détachements russes, assiégés dans leurs cantonnements, n'avaient pu exécuter les ordres de meurtre et de pillage décrétés par l'ambassadeur contre les citoyens récalcitrants. Les réclamations véhémentes clu nonce papal, un redoublement d'activité parmi les agents de la cour de Saxe, qui, dans ses prétentions mal dissimulées, mais encore plus mal soutenues sur la couronne de Pologne, accueillait avec avidité toutes les menaces de détrô-nement proférées contre Stanislas-Auguste ; un réveil inquiétant de vigilance dans tous les cabinets européens alarmés enfin de l'irrésistible rayonnement d'un empire qui, à peine né, avait déjà envahi plus d'espace qu'il n'en avait fallu à tout le monde d'Occident pendant mille années pour développer raisonnablement son existence et asseoir son équilibre; le repentir déjà manifesté par les cours de Suède, de Danemark et d'Angleterre, d'avoir étourdiment sacrifié plusieurs considérations supérieures et éternelles de politique à une manie ridicule de propagande ; quelque refroidissement enfin entre les cours de Berlin et de Saint-Pétersbourg : tout cela, mis en présence des imminentes hostilités auxquels la Russie se croyait exposée de la part du sultan et de l'Autriche, donnait alors à la moindre rumeur en Pologne plus d'importance que n'en avaient présenté jusque-là les plus redoutables confédérations. Aussi, le roi, l'ambassadeur et le primat, tremblant à la seule pensée de voir une assemblée, fut-ce la plus servile et la plus illégale, délibérer sous les tentations d'une révolte générale, précipitèrent-ils ses fonctions sanctionnantes, et, après avoir arraché son consentement pour ce qui leur paraissait le plus scabreux dans le travail de la commission, ils prononcèrent, le 5 mars 1768, à la ibis le renvoi de la diète et la dissolution de la confédération de Radom. Toutefois, comme plus une imposition est violente et irrationnelle, plus sa publication réclame de surveillance et de retentissement, la faction russo-royale, qui, au fond, était loin de se faire illusion sur les énoi-mités de son code, ne sut étourdir ses soucis qu'en renchérissant sur les innombrables formalités dont l'ombrageux caractère de la législation polonaise avait obstrué toute tentative de réforme. Non satisfaite donc d'avoir enveloppé ces ukases moscovites dans toutes les subtilités du cérémonial parlementaire; d'avoir eu l'air de convoquer laborieusement une diète, de nommer une commission et d'en appeler de nouveau de cette commission à la diète, l'ambassadeur surpris, dans sa naïveté de barbare, de ne s'être pas mieux fait comprendre par l'organe d'une diète que par celui de ses canons , essaya encore d'une parodie et ordonna d'assembler les diétines de Relation , dont les fonctions consistaient à recueillir les comptes-rendus des parlements et à mettre en vigueur tout ce que ceux-ci avaient légalement décidé durant leur dernière session. Mais c'était trop d'audace. La confédération de Bar jeta son sabre en travers de cette dernière profanation. Les diétines s'assemblèrent à la vérité, plus nombreuses même, plus solennelles, plus zélées que n'avait osé l'espérer l'ambassadeur... mais pour déclarer infâme et tyrannique tout ce qui s'est fait clans la diète, appeler commettants et mandataires aux armes, et voiler leur honte sous leur drapeau. Toute insurrection a un certain nombre de caractères génériques et d'infirmités impérissables entièrement indépendants des conditions particulières dans lesquelles elle se produit; infirmités qui tiennent à la nature même des agrégations mécontentes, et qui font que rarement les désastres d'une époque servent d'enseignement positif à une révolution suivante. Et d'abord, à moins qu'il ne s'agisse d'une intrigue de palais, où le changement consiste et réside dans le succès même, où tout le travail critique et organique à la fois est confondu à la pointe d'un poignard, jamais soulèvement ne suit le programme qui lui a été assigné par la conjuration. En second lieu, toute insurrection, avant même de sortir des flancs de cette mère, qu'elle méconnaît et calomnie aussitôt sa naissance, porte dans l'embryon de son embryon uneThébaïde fratricide,qu'il est aussi oiseux, aussi stérile de condamner qu'impossible de prévenir. Ensuite, jamais célébrité biographique, quelque éclatante qu'elle soit, ne peut servir deux fois dans le même demi-siècle : d'où il résulte que chaque époque est obligée de forger ses héros au brasier de sa propre ardeur ; que les plus habiles à faire une insurrection sont les plus inhabiles à la conduire, et que la liberté, vertu la plus sainte et la plus généreuse à la Ibis, ne peut triompher que par l'ingratitude, l'orgueil de soi-même et l'impiété filiale. Enfin, et c'est 1k ce qui fait échouer la plupart des soulèvements populaires, comme un mouvement nouveau est forcé de se faire une histoire exclusive, personnelle, complète, affranchie de son origine, et que toute histoire se compose de beaucoup de temps et de beaucoup de martyres, d'alternatives et de métamorphoses , il arrive ordinairement que la conscience de l'homme, toujours disposée à parlementer avec sa lassitude, accepte avec avidité comme arrêt irrémédiable et définitif du destin la première épreuve, la première transfiguration qu'il lui faut traverser. Comme toutefois le génie du monde ne laisse rien d'inutile,rien d'inachevé clans la filiation de sesœu-vres, aucune de ces suspensions n'est absolue. La défaite ne porte jamais que sur une phase; aussi est-il essentiel, est-il moral de ne point co n fon d re I es pr opo r f i o n s, l'h a r m on i e d'u n e é po-qne, avec celle des généralités. L'étude isolée de vingt insurrections manquées dégoûterait à jamais l'humanité de ses devoirs les plus sublimes: ce ifesl que dans L'étude de leurs rapports que l'on peut saisir les (races d'une inspiration sérieuse, et comprendre,sans un profond déses poir, comment Dieu peut s'a muser ainsi pendant cent ans à taquiner et à meurtrir un peuple. L'insurrection générale que nous allons esquisser, connue clans l'histoire sous le nom de confédération de Bar, n'eslque la continuation logique et presque immédiate de la confédération de Radom. Aussitôt, que le parti républicain, et c'était alors toute la couche active de la nation, s'aperçut à Radom que l'ambassadeur et le primat l'avaient trahi, il résolut de courir aux armes et de ne les déposer qu'après avoir chassé les Russes de la Pologne et détrôné leur protégé. D'ailleurs ni plus d'intentions sociales, ni moins d'imprévoyance politique, ni autres affections dynastiques que dans la confédération de Radom, source de celle de lîar, et que dans la confédération de Branicki, de Potoçki et de Radziwill, source de celle de Radom. Depuis plus de trente ans que les tzars donnaient des rois à la Pologne et gouvernaient la république dans la personne de leurs ambassadeurs , les Polonais, ramenés sans cesse par l'oppression à une fixité, à une persévérance d'idée qui avait manqué à tous les grands cy- cles de leurhistoire, ne faisaient, chaque année, que rajeunir leurs haines sans jamais en changer l'objet. Leurs raisons d'Etat s'étaient immobilisées dans la souffrance, et étaient parvenues en quelque sorte à la nature chronique, Les générations actives passaient ainsi rapides, opiniâtres, intraitables dans leur ressentiment, niais se léguant une agonie sans fin, un testament de vengeance qu'aucune n'avait ni le temps, ni la puissance d'accomplir. Quand une résistance s'était épuisée, et quelques-unes s'épuisaient avant même d'avoir combattu, une autre ramassait la croix de ce grand supplice pour la laisser choir à son tour; car, à peine chargée, elle sentait aussitôt derrière elle de nouveaux martyrs qui, sous le fouet des bourreaux, lui criaient de monter au Col gotha ou d'y laisser monter les autres. Il y avait presse à cet horrible travail ; presse incessante , innombrable , mais partagée et molle comme tout ce qui manque cle simultanéité. La nation n'avait pas conquis un seul élément nouveau , une seule pensée nouvelle, depuis trente ans; car on n'acquiert, on n'enfante rien dans les supplices. Le remplacement des magnats par les évêques, à la tête du mouvement national, n'avait rien ajouté à la vie de ce mouvement. En fait d'organisation, Krasinski, Soltyk, Za-luski, malgré leur sagacité et leur expérience, n'avaient d'autre projet que celui de ramasser les débris de la confédération de Radom derrière les armes nationales, et de lui faire casser tout ce qu'elle avait consenti sous la contrainte des canons russes. Leur vie entière, leur opiniâtreté, leur discrétion , devaient s'employer à combiner tous les moyens de cette difficile et stérile entreprise. Krasinski, qui depuis l'enlèvement de ses collègues, l'avilissement de Radziwill et l'éclipsé, moitié volontaire, moitié inévitable, de l'opposition de 1764, se trouvait représenter à lui seul toute la république, avait tracé sur ces proportions un plan vaste, complet, et avait déjà même commencé de le mettre à exécution. Ce plan consistait d'abord à soulever contre la Russie une coalition des quatre grandes puissances méridionales de l'Europe, et d'y intéresser la Saxe d'une manière indirecte , sans toutefois s'engager à rien de positif vis-à-vis de cette cour faible et perfide ; ensuite à profiter de la distraction inévitable qu'en 2512 LA POI éprouverait la domination russe en Pologne ; à saisir le moment ou l'armée de la tzarine évacuerait la république pour aller combattre les Turcs et les Autrichiens, et à réunir alors dans une confédération générale la souveraineté à la fois législative et militaire de la patrie. D'ailleurs tous les éléments nationaux qui venaient de figurer à Radom devaient rentrer dans cette ligue imposante à peu près avec les mêmes attributs et en même rapport. Le prince Radziwill resterait maréchal de la confédération; les élections obtenues pour l'assemblée de Radom, à l'exclusion cependant expresse cle la diète, seraient en principe confirmées, sauf aussi les révisions de mandats que la souillure constatée de l'influence russe rendait inévitables. Quant aux exigences de cette confédération, elles devaient d'abord se borner à trois points déclarés : l'évacuation générale du territoire polonais par les troupes de la tzarine, l'exclusion des dissidents du pouvoir législatif, et l'érection d'un conseil suprême pour la distribution des emplois. Mais aussitôt que la confédération acquerrait assez de force et de crédit pour manifester sa volonté souveraine, on devait prononcer la déchéance cle Stanislas-Auguste. Ce plan semblait très habilement approprié aux embarras extérieurs de la Russie, et révélait autant de prudence que de suite dans la pensée de ses auteurs; mais il péchait par les infirmités communes à tous les faiseurs d'Annonces révolutionnaires. 11 exigeait de toute la république une confiance , une entente, une discipline de théories et de vibrations qui n'existent point dans la nature collective. D'abord il supposait impérieusement et gratuitement l'infaillibilité d'une coalition diversive, qui à elle seule eût rendu tout le reste superflu, puis il asservissait l'élan national a cette éventualité incertaine, fabuleuse, et tout cela dans une pure intention de renversement et sans aucune vue arrêtée d'organisation et de progrès. D'une part il invoquait l'appui de la France, de l'Autriche, de la Turquie et de la Saxe, au bruit d'un soulèvement universel de la république, et de l'autre il ne donnait à ce soulèvement pour signal que cet appui même , mettant ainsi dans une seule équation deux inconnues en fonction l'une de l'autre, et faisant dépendre le conditionnel du conditionnel. Dans son aspect intérieur ce plan était encore plus illusoire. Cette manie de tout solenniser, de tout légaliser, défaire des règlements pour ledésorclre et des programmes pour le désespoir, coûtait déjà à la république un demi-siècle de dogmatique esclavage. Cela venait de ce que la république avait conservé toutes ses prétentions à l'initiative et à la puissance après y avoir perdu ses droits pratiques; niais un homme comme Krasinski aurait dû mieux distinguer la liberté de ce qui la donne, et concevoir enfin que la dictature des majorités n'est possible et obligatoire que là où celle des minorités n'est point de l'héroïsme. Krasinski prétendait faire entre deux feux, au milieu de la Pologne embrasée et canonnée, et pour un but négatif, ce que jamais la Pologne libre et conquérante n'avait réussi à faire dans les intérêts les plus précieux de son existence. Il voulait d'abord obtenir une représentation unanime du pays, pour en extraire la force, c'est-à-dire pour en extraire ce qui seul précisément pouvait fournir au pays une représentation quelconque. Le hasard dérangea dès le principe ce pénible échafaudage d'engrènements. A peine, échappant tous les jours à de nouveaux périls, l'infatigable évêque eut-il entraîné la Turquie dans une guerre sérieuse contre les Russes, qu'il se mit en route pour Vienne, Dresde et Versailles. Mais, en entrant en Silésie, il apprit que tous ses desseins, si minutieux, si délicats, étaient brutalement compromis par une insurrection prématurée. Parmi les nombreux agents que les deux évêques avaient employés dans leurs relations secrètes se trouvait un avocat célèbre, nommé Pulawski, ancien plénipotentiaire général des Czarloryski, homme d'une grande pénétration, d'une probité dédaigneuse et d'un courage indomptable. Il avait abandonné les Czarloryski par haine pour leur politique, et dès cet instant il avait voué, dans unàgedéjàavancé, une fortune laborieusement acquise, ses trois fils et ses dernières pensées, à l'affranchissement de son pays. Confident in time des deux évêques, il avait sincèrement admiré l'énergie et la prévoyance de Krasinski, mais il avait été tout d'abord frappé de l'extrême subtilité de ses démarches, et une longue expérience de ses compatriotes lui avait persuadé que jamais une telle république, à la fois exaspérée, asservie, et corrompue, ne saurait se plier aux complications d'un pareil étalage. 11 vivait, lui, praticien opiniâtre et observateur parmi le tumulte des diétines, des procès et des zaïazdes, tumulte qui, avec le mépris des richesses et la haine pour la cour de Warsovie et l'étranger, constituaient toutes les mœurs, toute la passion des Polonais d'alors. Il s'effraya en songeant que quelques années d'avilissement encore, quelques années d'esclavage déguisé sous le nom dangereux de prudence, suffiraient pour familiariser la Pologne avec toutes les roueries d'un remords éludé. Il est pour les peuples des instants ou le premier de leurs besoins n'est pas la liberté , le triomphe, le succès, mais le sentiment ardent de,toutes ces choses-là. Alors , comme aujourd'hui, la Pologne devait moins redouter sa défaite, son partage, son extermination même qu'un ajournement; car chaque heure de délai qu'elle mettait maintenant à secouer ses fers lui était déjà comptée dans les congrès de l'Europe à titre d'abdication volontaire. D'ailleurs une circonstance particulière, et qui pouvait fort bien ne jamais se renouveler, insistait puissamment dans cet instant en faveur d'un éclat insurrectionnel. Le divan, qui, malgré sa grossière ignorance des choses européennes, sentait cependant parfaitement qu'un roi russe à Warsovie et qu'une armée russe en Pologne signifiaient une confédération hostile de tous les peuples slaves contre la race ottomane, réclamait depuis longtemps la retraite de ces troupes au-delà du Boryslène et l'immolation de ce roi aux ressentiments de la république. La persévérante activité de l'évêque de Kamienieç el de l'ambassadeur de France à Cons-tanlinople avait enfin vaincu toutes les ruses, toutes les corruptions, tous les mensonges que les agents de Catherine avaient employés jusqu'alors, d'abord pour cacher le séjour des armées russes en Pologne, ensuite pour assoupir les inquiétudes que cette invasion avait fait naître parmi les Turcs. Obreskow, ministre plénipotentiaire de Catherine à Constantino-ple, était à bout d'expédients et de défaites à cet égard, et le sultan exigeait, la paix d'une main, et la guerre de l'autre, que les oppresseurs de la Pologne évacuassent immédiatement le territoire de la république. Panine essaya encore d'un de ces artifices qui ne réus- sissent guère qu'avec les Turcs : il annonça au divan que, malgré les vives instances des Polonais eux-mêmes , à la sécurité desquels les armées russes sont devenues indispensables, celles-ci avaient reçu l'ordre d'abandonner simultanément toutes les provinces de la république, et il invita les commissaires turcs à vérifier eux-mêmes l'exactitude de cette déclaration. Cela se passait au moment où, à la suite de la confédération de Radom, les grosses garnisons évacuaient en effet les provinces lointaines et se mettaient de toute part en marche sur Warsovie. Les Turcs , auxquels les plus simples éléments de la géographie étaient étrangers, satisfaits de voir des corps entiers se retirer des palatinats méridionaux vers lè nord, et vaguement instruits de l'inimitié de l'ambassadeur russe contre le roi de Pologne, s'en retournèrent, comblés de présents, proclamer follement à Constantinople le détrônement de Stanislas-Auguste et l'évacuation de la république. Une pareille illusion ne pouvait régner longtemps, même à Constantinople ; mais elle interdisait aux Russes, pour quelque temps au inoins, tout accès dans la Podolie , dans l'Ukraine et dans la Russie-Rouge, au loin des lisières de la Moldavie et de la Bessarabie. Cette réserve était l'unique moyen de rendre suspects les continuels avertissements de l'évêque de Kamienieç , et de fournir aux pachas voisins, si non un gage réel de sécurité, au moins un prétexte constant de lâcheté et de fourberie envers leur maître. Cette gêne pénible, au prix de laquelle la tzarine espérait acheter à la fois le temps d'assembler une armée * sur le Dniester et celui de soulever les provinces slavo-grecques de la Turquie, l'obligeait encore à de nombreux ménagements vis-à-vis des Polonais. L'insurrection de la république, à un instant où rien n'était prêt en Russie pour une guerre sérieuse, tandis que le sultan, que la France, que l'Autriche même menaçaient déjà ce colosse fragile et détesté, pouvait ruiner dans un jour tous les rêves gigantesques dont Pierre-le-Grand avait bercé sa naissance. De là toutes ces perfides compositions de la conquête et de la tyrannie avec les résistances légales de la république. Repnine, panthère encagée derrière les barreau* du droit, avait pour instruction dernière d'éviter toute ren- contre sérieuse avec la force ; d'intimider, de désarmer, de ruiner, de désunir, de corrompre, de tuer les individus , niais de se croiser avec 'es masses. On ignorait généralement ce défaut important dans l'armure des oppresseurs, parceque l'appareil de la résolution ressemble trop à la résolution elle-même pour qu'un état consterné les distingue; mais Pu-îawski en avait surpris le secret. Dans ses voyages continuels de Warsovie à Kamienieç, il avait intercepté un ordre de Repnine à un commandant subalterne, qui défendait à celui-ci, sous les peines les plus sévères, de passer la limite d'Ostrog et de Zytomir, quelque chose qu'il pût arriver dans ces provinces, ni d'accepter le combat contre des Polonais armés et réunis. Cette singulière dépèche livra à cet homme décidé et prévoyant toute la politique, tous les embarras des oppresseurs; mais elle lui lit comprendre en même temps que de semblables scrupules devaient être subordonnés à une certaine époque, soit que la guerre contre les Turcs fût déclarée ou conjurée au printemps; toutes ces considérations de prudence disparaissaient alors, et l'unique, le dernier refuge où pût encore s'assembler et s'armer un noyau d'insurrection se trouverait à jamais englouti sous l'invasion moscovite. Nous entrons dans ces détails pour prouver combien il est spécieux de soumettre, comme le faisait Krasinski, et comme on l'a fait de nos jours, l'affranchissement d'un pays à des conditions extérieures, complexes, inaccessibles au vulgaire, et combien, en révolution, l'habileté de tous les jours, l'habileté immédiate, est supérieure à l'habileté de la plus ingénieuse politique. En choisissant les provinces du sud pour premier foyer d'insurrection, Pulawski avait à la fois en vue l'éloignement momentané des Russes de ces contrées, le voisinage de la Turquie considérée comme asile en cas de désastre, enfui l'espèce d'armement permanent que les invasions perpétuelles des Kosaks et des Tarta-res et la haine des paysans schismatiques contre la noblessey nécessitaient parmi cette dernière. Ces steppes immenses, ces greniers du monde, ces bruyères qui chantent sur les tombeaux, cette patrie des fleuves rebelles, des chevaux libres et des hommes esclaves, toute cette nature dévorée et nourrie à la fois par le sang, la sueur et le soleil s'élendant depuis le Boryslène jusqu'aux Carpates, et de la Volhynie aux déserts du Budziak, est, comme le dit Mickiewicz, le champ de bataille où s'est joué pendant mille ans l'avenir de l'Europe. Huns, Chazars, Mongols, Slaves, Turcs s'y sont heurtés par centaines de mille à la fois, confondus, pétris dans une mêlée effroyable, pareils à ces tourbillons toujours béants au milieu des ondes, qui avalent tout mais ne gardent rien, vides éternels au milieu d'une tempête éternelle. On y a vu des générations entières, des peuples enliers, aïeux et neveux , fauchés dans une seule bataille; mais le ciel y est si beau et la terre si grasse, l'existence si robuste et l'amour si impatient, que le massacre n'a pas le temps d'y enterrer ses morts sous l'avalanche incessante des vivants. Depuis que les Polonais y avaient établi leur domination passagère, des millions d'hommes, de femmes et d'enfants en avaient été enlevés par les Tartares. Les hordes méridionales de la Moscovie, arrivant périodiquement sous le nom et la bannière ejes Kosaks, y avaient cent fois trempé le sol de sang, barré toutes les rivières de cadavres, réduit en cendres tout ce qui n'était pas pierre et acier, sans que ces dévastations fabuleuses aient sensiblement diminué la population de ces inépuisables provinces. La Russie, qui dans sa mélancolique férocité et dans sa patience d'Àrimane, n'a jamais laissé tomber à terre un instrument de meurtre, avait mêlé son influence religieuse à tous les instincts de haine que Jes habitants de ces contrées, réduits en une espèce de servitude par les Polonais, nourrissaient contre leurs conquérants. Quoique VUnion y eût déjà confondu en grande part catholiques et grecs, ce dernier principe, continuellement élargi par les missions russes, y dominait parmi les serfs qui chaque année attendaient avec avidité les invasions de leurs frères d'au-delà du Boryslène, pour se lever en masse et aider ceux-ci à l'extermination de tout ce qui, n'étant point de leur religion , avait tardé de chercher un refuge dans les villes murées ou dans les petits camps de la noblesse. Depuis quelque temps la cour de Saint-Pétersbourg avait imposé une sorte d'organisation et de diplomatie à ces horribles révoltes. I Catherine avait fait venir auprès d'elle les popes les plus influents de ces contrées, et, après leur avoir donné de sa propre bouche des instructions minutieuses sur la manière d'attacher les paysans à sa providence, et les avoir éblouis par la perspective de siéger au sénat de Pologne, elle les renvoya comblés de roubles et de chrests, prêcher secrètement le massacre des catholiques. Les Kosaks Zaporoviens, confrérie de brigands, campés dans les îles du Bo ryslène, reçurent par les mêmes popes, seule autorité qu'ils reconnussent, l'avis de se tenir prêts à une grande noce (pohulanka), un de ces mots d'une épouvantable ironie dont la langue russe fourmille. Repnine, chargé de faire entrer cette invasion dans l'ensemble de ses tyrannies, y ajouta toutes les mesures de détail qu'elle comportait, mais ordonna aux commandants qui, avec leurs troupes, occupaient la Yolhynie, la Lublinie et une partie de la Russie-Rouge de n'y prêter que leur concours moral et des services de police , afin de rester maître d'en répudier ou d'en accepter la responsabilité, selon les circonstances. Ainsi ces provinces, qui paraissaient le dernier asile d'une insurrection nationale, se trouvaient précisément sous la menace du plus affreux cataclysme dont les jours mauvais de l'humanité aient gardé mémoire. Pulawski avait balancé dans le choix du lieu ou il conviendrait de convoquer la confédération. La noblesse aurait désiré que cette première assemblée se fit à Léopol, grand centre administratif de tontes les provinces du midi ; mais Pulawski, visant plutôt à un noyau militaire qu'à des prétentions législatives, se décida pour Bar, petite ville de la Podolie, voisine de Kamienieç , et où déjà tout ce qu'il y avait d'armé dans les vallées du Boh et du Dniester lui avait donné rendez-vous. Le premier acte de la confédération y fut signé le 29 février 1768. par dix ou douze gentilshommes seulement, au nombre desquels le vieux Pulawski, ses trois fils, son neveu, François Potoçki, palatin de Kiiow, et Michel Krasinski, sous-camériste de Rozan, frère de l'évêque de Kamienieç. Ce dernier, homme modeste, oourageux et résigné, se laissa élire maréchal, en abandonnant d'ailleurs à Pulawski la conduite de toutes les affaires. Mais u ne clause secrète réservait celte dignitéau prince Radziwill, qui, gardé toujours à vue par les Russes , semblait n'attendre qu'une occasion favorable pour se venger du rôle odieux que l'ambassadeur lui avait fait jouer à Radom et à Warsovie. Le manifeste des confédérés, simple et éloquent comme leur cause, traçait un tableau déchirant de l'oppression qui pesait sur le pays, protestait contre les ukases que la tzarine avait imposés à la république sous le patronage d'une diète qui n'en était pas une, et demandait aux bons citoyens s'ils ne préféreraient pas une mort glorieuse, les armes à la main, plutôt qu'un esclavage éternel que n'avait même pas sanctionné encore la victoire des tyrans ? Pulawski se mit de suite à la tète de trois cents cavaliers que lui et le frère de l'évêque avaient amenés à Bar, et il parcourut ainsi les vallées du Boh etdel a SJucza, enlevant clans sa rapide attraction toutes les troupes particulières que les seigneurs lui livraient à l'envi. Les biens de la couronne et deux grandes ordinaires dans le sud de la Volhynie avaient pour garnison un beau régiment de cavalerie régulière qui, disséminé sur ces vastes domaines , passa compagnie par compagnie sous le drapeau des confédérés. Celle petite armée, forte à peine de qualie mille hommes, se fit ouvrir les portes de Berdyczcw, ville de moines catholiques, d'artisans grecs et de brocanteurs juifs, qui, par ce sentiment de tolérance religieuse et de sociabilité naïve que l'on ne rencontre guère qu'en Pologne, y vivaient tous dans une parfaite intelligence. Une enceinte crénelée, des fossés à moitié comblés par le temps, quelques vieilles pièces en fonte garantissaient suffisamment celte population bizarre contre les incursions kosakes. Les confédérés firent de cette ville et de celle de Bar leurs premières places d'armes. Ils essayèrent aussi de se jeter dans Kamienieç, unique place forte du sud, et seule ville fortifiée qui méritât ce titre dans toute l'étendue de la république, où toute enceinte fermée et armée d'artillerie était considérée par la multitude comme un monument d'esclavage. Mais la garnison et le commandant, dévoués au roi, refusèrent même de recevoir les envoyés de la confédération. Sous la protection de ces faibles métropoles, une grande partie de la noblesse de l'Ukraine, ! de la Podolie et de la Russie-Rouge eut le ; temps de se concerter, quant aux tendances ! politiques de l'entreprise, et trois semaines f suffirent pour couvrir de plus de mille signatures notables le manifeste de la confédération. Le conseil eut le loisir d'étendre son appel à presque toutes les autres provinces de la république, de faire partir des émissaires pour Constantinople , Vienne, Versailles et Dresde , et même de se procurer un emprunt cle trois millions de florins à Constantinople, sur la garantie des riches seigneurs qui, soit publiquement, soit en secret, prenaient part à cette sainte révolte. Jusque-là donc, tout avait justifié les prévisions de Pulawski, car l'insurrection s'était conquis saris encombre ce qui se conquiert le plus difficilement dans ces sortes de tentatives : un terrain, un noyau d'armée et un titre historique. C'était déjà une puissance qu'il fallait non plus dissiper ou égarer, comme on avait fait de toutes les précédentes diètes, diétines et confédérations, mais vaincre en bataille rangée. Or c'était là ce qui avait toujours tant effrayé Repnine. Nous avons déjà vu quelle sensation les présages seuls de ces événements avaient causée à Warsovie. Repnine avait les mains liées par les instructions secrètes de sa cour et un redoublement de vigilance de la part des Turcs dont les armements devenaient chaque jour plus significatifs, sans que ceux de la tzarine semblassent pouvoir leur faire équilibre. A Saint-Pétersbourg, on avait toujours l'espoir, en corrompant les conseillers du sultan, de gagner encore une année de délai, pendant laquelle on rassemblerait les forces éparses de l'empire, on asservirait définitivement la Pologne, et on détacherait l'Autriche d'une coalition dont on la soupçonnait de faire partie, en même temps qu'on étendrait parmi toutes les populations slavo-grecques ce désir ardent et légitime d'indépendance que la faction des favoris n'exploitait qu'au profit de son ambition désordonnée et toute personnelle. Le premier coup de canon tiré sur le Dniester pouvait dénoncer la présence d'une armée puissante en Pologne, réveiller le sultan dans son implacable colère, et compromettre tous ces fragiles calculs d'ajournement. Repnine se consumait de rage en attendant une réponse aux avis qu'il venait d'envoyer à son oncle. Mais les confédérés, profitant de ces mortels embarras, élargissaientchaquejourleur empire et avaient pes cantonnées dans la Volhynie, et qui, d'une part, réduites à une stricte défensive, et de l'autre consternées d'un soulèvement qu'on leur avait toujours représenté comme impossible, menaçaient de méconnaître celle terrible discipline qui fait l'unique orgueil et tout le secret de la puissance moscovite. La Lublinie, la Krakovie, la Podlachie et la Masovie même rugissaient d'impatience et chassaient leurs immenses rumeurs, comme un vent de malédiction, jusque dans les faubourgs de Warsovie. Dans cet extrême péril, le roi, le primat el l'ambassadeur assemblèrent le peu de sénateurs présentsà Warsovie. L'incroyable persistance de la Russie dans ses désirs de conquête venait encore plus cle l'opiniâtreté de Repnine que de celle de Catherine et de son ministre. Ceux-ci, fatigués de la résistance des Polonais, avaient été deux fois sur le point d'abandonner Poniatowski à leur ressentiment et de retirer leur armée, sauf à la faire intervenir plus tard, et au milieu de toutes les horreurs d'une guerre civile. Mais l'ambassadeur avait engagé tous ses intérêts, tout son amour-propre, toute sa fortune dans la conquête immédiate. Il avait persuadé à son oncle que la république appelait elle-même le joug comme un service rendu à sa vieillesse, comme un de ces remèdes douloureux que la décadence des empires nécessite et. justifie à la fois aux yeux de la force et aux yeux de l'impuissance. Ce sauvage avait sans doute emprunté toute cette intéressante théorie aux maximes du prince Michel. Voyant que l'événement donnait un criant démenti à ses assurances, il ordonna au sénat, réduit à vingt-huit membres , de l'aider à tromper sa souveraine et son oncle, en les suppliant au nom de la république de soutenir énergiquement celle-ci contre les rebelles. Ce devait être la première application de ce contrat d'alliance qui, en rendant tout danger, tout intérêt commun entre la Pologne et la Russie, imposait à celle-ci l'obligation de faire la police sur les terres de son alliée. Malgré leur avilissement, malgré les outrages et la ruine dont les menaçait Repnine, les vingt-huit sénateurs furent d'abord révoltés d'une pareille proposition ; mais le primat, que la confédération semblait attaquer sans merci, à cause de la cruelle perfidie qu'il avait déployée déjà remporté plusieurs avantages sur les trou- j dans la mystification de Radom, usa de tout son crédit et de toute son adresse pour entraîner ces malheureux vieillards. La plupart d'entre eux finirent donc par signer entre les mains de l'ambassadeur une espèce de supplique à Catherine, datée du 27 mars, où cette ombre d'une autre ombre de pouvoir réclamait l'appui immédiat de cette princesse contre la seule autorité qui désormais pût représenter la république avec droit et conscience de ses actes. Et encore, dit-on, douze d'entre vingt-nuit protestèrent. De ce nombre étaient les princes Czartoryski! eux qui, quelques années auparavant, avaient livré leur patrie à une armée entière de bourreaux ! Comme, toutefois , les décisions du ministère russe pouvaient larder, et qu'en attendant, les confédérés taisaient des progrès effrayants , on imagina de leur déléguer un émissaire dans le but apparent d'écouter leurs plaintes , mais dans le but réel d'assoupir leur première ardeur, de jeter la désunion parmi leurs chefs et de suspendre leur activité jusqu'au retour des courriers envoyés à Saint-Pétersbourg. On choisit pour cette mission Mokronowski, qui avait figuré avec tant d'éclat dans la résistance de 1764. Cet homme, estimé de tous les partis et ménagé môme des Russes , était cependant un exemple frappant de la rapidité avec laquelle s'usent et passent les plus brillants caractères dans les mauvais jours des empires. Quatre misérables années avaient suffi pour mettre de côté lui et ses compagnons, et pour leur arracher des mains la trame des intentions nationales. Mokronowski, et nous n'en parlons ici qu'à titre d'étude générale , ce Mokronowski le plus audacieux champion d'un parti uniquement fondé sur les droits méconnus d'une minorité, considérait maintenant toute résistance au pouvoir autrefois bravé par lui-même, fût-elle mille fois plus légitime etplus populaire que la sienne, comme une émeute désespérée et condamnable. Il ne comprenait plus la nouvelle confédération. C'était déjà pour lui une de ces témérités subalternes qui compromettent le système régulier de l'opposition et livrent le sort de la patrie aux hasards d'une bataille. Mais comme le sentiment de l'honneur dominait en lui toute antipathie, il résolut, selon ses idées, d'employer ses efforts au salut de tant de généreux citoyens. Il partit pour Léopol , croyant y trouver une poignée d'impru-TOME Ul dents qui, heureux d'obtenir les honneurs d'une négociation déclarée, le recevraient comme un rédempteur; mais il fut très surpris de trouver sur son passage tous les palatinats seconfédérant, les Russes consternés, quelques troupes de ces derniers en déroute, et l'autorité de Warsovie partout méconnue. Accueilli par les confédérés avec égards , mais froideur, il reconnut bientôt, avec cette délicatesse chevaleresque qui faisait le fond de sa vertu, qu'aucune proposition d'accommodement ne pouvait convenir à huit mille hommes qui, en prenant les armes, avaient tous prêté serment de ne les rendre qu'à la tombe. Pulawski lui répondit, au nom de tous ses compagnons, d'une manière nette et décourageante. Il commençait déjà à se repentir d'avoir accepté cette mission ingrate, lorsqu'une de ces affreuses per. lidies, que les peuples sauvages mêmes ont proscrites dans'lcurs guerres les plus impitoyables, faillit, dit Rulhières, l'accuser aux yeux cle la Pologne entière de n'avoir été dans cette prétendue négociation qu'un pourvoyeur de massacre. Afin de tourner la lettre de ses instructions, Repnine avait obligé Stanislas-Auguste de faire marcher les troupes régulières polonaises contre les confédérés; mais plusieurs de ces régiments envoyés isolément s'étaient joints aux forces qu'ils allaient combattre. On réunit alors à Varsovie des corps formés en grande partie de dissidents , commandés par des aventuriers étrangers, et dont la fidélité ne pouvait èlre suspecte. On les cerna de canons russes et d'une nuée cle kosaks d'élite , et tout cela, ayant en tète ce Xavier Braneckiqui, quatre ans auparavant, s'étant déjà signalé contre le parti de Branicki et de Radziwill, devait s'avancer par la Podlachie et la Volhynie vers le Boh. L'ambassadeur croyait éluder ainsi la gène et les restrictions de son mandat. Ce n'était plus une armée étrangère égorgeant ses alliés sur leur territoire, c'était l'autorité royale châtiant des rebelles, de son propre mouvement et à l'aide de ses propres soldats. Mais immédiatement, avec et sur les flancs de ces troupes, refluaient aussi douze mille Russes chargés à la fois de les surveiller et de les soutenir. Mokronowski était loin de soupçonner l'atroce comédie que lui faisait jouer la faction russo-royale. Il avait obtenu pour les insurgés le litre public de confédérés, et croyait les avoir ainsi placés sous la sauvegarde du droit des gens. Il y avait en outre entre les troupes russes et les confédérés a nnistiee militaire et solennel pour tout le temps que dureraient les négociations. Ces infortunés, se reposant sur la foi de cette double garantie, garantie qui eût passé pour sainte et inviolable chez les anthropophages de l'Australie, avaient cessé, dès la fin du mois de mars, leurs courses agressives contre l'ennemi, et s'étaient imprudemment cantonnés tout le long du Boh et de la Slucza, depuis Braclaw jusqu'à Novvogrod-Wo-lynski. Le maréchal delà confédération, Krasinski, était parti pour soulever l'Ukraine. Pulawski, mal secondé en Podolie par des subalternes sans expérience , se laissa surprendre, tandis qu'il courait cle Berdyczew à Bar, et cle Bar le long clu Dniester, profitant de l'armistice, pour augmenter ses forces. Tous les postes des confédérés se trouvèrent enveloppés à la fois, recueillant déjà les débris cle plusieurs détachements lâchement assaillis et égorgés. Les régiments royaux polonais étaient restés en arrière , et les Russes seuls, au nombre de quinze mille hommes, partagés en quatre colonnes, s'étaient jetés en même temps sur les deux rives du Boh, tuant tout ce qui était catholique , armés et désarmés, incendiant les maisons avec les habitants, et les étables avec les troupeaux, emplissant les puits de cadavres de femmes et d'enfants, afin, disaient-ils, «que « les rebelles se désaltèrent avec leur sang. » Une cruelle fatalité avait apporté de Pétcrs-bourg à Varsovie les ordres d'extermination tant désirés de Repnine, pendant que l'armée russo-royale marchait contre les confédérés; de sorte que cet exécrable attentat dont des troupes couvertes clu drapeau national ne se fussent sans doute pas déshonorées, put être accompli par les soldats de la tzarine. Mais ce stratagème horrible n'eut point le succès que l'ambassadeur en avait espéré ; car les confédérés, ralliés par le danger même, eurent le temps de se fortifier, et repoussèrent avec un courage désespéré presque toutes les attaques dirigées contre eux. On vit alors, avec une surprise mêlée d'une sérieuse admiration, ce vieux Pulawski qui, pendant quarante ans avait enduré, clans une résignation voisine de l'impudence, les injures personnelles auxquelles l'exposait sans cesse, dans un pays de sabreurs et de duellistes, sa profession cle légiste; on vil cet homme, qui, dit-on, avait autrefois répondu à des coups de fouet par des lazzi, et qui jamais n'avait paru sortir des mesquines combinaisons cle son avoir, on le vit commencer, à soixante ans, sa carrière de héros , jeter dans deux escadrons sa fortune et sa postérité, dominer tous les conseils, étonner les plus braves, bondir comme un géant furieux d'un camp à l'autre, ne touchant jamais un ennemi du bout de son sabre que pour le tuer , et ne donnant jamais son avis à un ami que pour le sauver. On lui savait pour ses trois fils et pour son neveu cette sorte de tendresse inquiète et profonde que les hommes d'argent portent aux héritiers de leur sueur. Un mauvais plaisant vint lui annoncer que tous les quatre venaient de périr. « C'est bien , répondit le vieux sage « qui était en train de donner ses ordres; je suis « sûr qu'ils sont morts à la tête de leurs esca-« drons ; allez les imiter. » Le lendemain il les pressait tous les quatre contre son cœur, en pleurant comme une mère. Aussitôt que chaque camp eut repoussé, pour un moment, la colonne russe qui l'attaquait, Pulawski se hâta de réparer l'erreur qu'il avait commise en disséminant ses troupes. Il évacua les postes inutiles qu'occupaient le long du Boh ses escadrons épars , et il les rallia dans deux masses plus imposantes autour de Bar et de Berdyczew. Il écrivit en même temps à Mokronowski que toute relation humaine eût à cesser entre la confédération et des brigands qui ne connaissaient ni les lois de la paix, ni les lois de la guerre. Mokronowski, encore plus indigné de la déloyauté du roi que de l'infamie des Russes, retourna déclarer à ce monarque qu'il renonçait à sa mission ; car,ajouta-t-il, il y a à la fois trop de danger et trop de honte à s'interposer entre le droit et la perfidie. Il quitta aussitôt Varsovie, et courut en France pour intéresser les ministres de Louis XV à une cause qui était devenue celle de son honneur et de son repentir. Cependant, au premier bruit de cette félonie , toute la Pologne avait frémi d'horreur. Des hommes, des femmes même , des districts entiers , que l'insouciance, la mollesse, un faux sentiment de réserve eussent retenus dans leurs foyers, s'armaient de tout ce qui leur tombait sous la main, et couraient déjà, dans l'égarement d'une exaspération vengeresse, se faire mitrailler aux portes des villes occupées par les Russes. Les cultivateurs, qui, par une sorte de pacte tacite, n'avaient jamais été appelés au service militaire, clans un pays qui, depuis huit cents ans , ne combattait qu'à cheval ; les paysans, et cela ne s'était jamais vu auparavant, prenaient enfin cause dans l'État, et venaient, la faux et la fourche sur l'épaule, s'attrouper dans les cours des châteaux , suppliant leurs seigneurs de les conduire contre les payens qui adorent une prostituée. Dans la première quinzaine d'avril, la Lublinie et la Russie Rouge , par leur origine, par leur situation géographique, attenant plus particulièrement au foyer de la confédération, mirent à cheval plusieurs milliers cle ces gentilshommes ruinés qui ont fait de tout temps, en Pologne, le désespoir des lois , la terreur des juifs et la fortune des romanciers. Mais le plus important de ces mouvements éclata dans le district de Halicz, près de la Podolie, sous les ordres de Joachim Potoçki, le plus ambitieux de son ambitieuse famille , homme à larges moyens, à ressources inépuisables, habile militaire , habile négociateur. Il demanda d'abord aux confédérés le titre de régimentaire ou de généralissime. Pulawski, qui exerçait cette charge avec gloire, la lui céda, malgré l'opposition et les remontrances de tous ses compagnons. Ce grand citoyen sentait que, le plus périlleux de l'entreprise étant fait, il fallait maintenant, par respect pour les préjugés de son pays, la placer sous le prestige d'un nom plus illustre que le sien. Cette mesure , au reste, n'ajoutait aucune consistance réelle au commandement militaire cle la confédération; car ce même esprit féclératif, bavard , provincial, nomade , qui avait déjà perdu les plus héroïques efforts de la république, ayant aussi évoqué et gouvernant celui-ci, chaque chef de district s'estimait puissance indépendante, et les fonctions de généralissime n'y avaient pas plus d'application possible que clans toutes les insurrections précédentes. Quoi qu'il en fût, Potoçki arma ses troupes domestiques et courut hardiment à la tête de cette poignée de cavaliers barrer le passage au premier régiment royal que les ordres de Varsovie dirigeraient contre les confédérés. Ce fut précisément uu corps qui avait servi sous le vénérable pa- latin de Cracovie , enlevé trois mois auparavant pour la Sibérie avec son fils et les deux évêques. À la première sommation de Potoçki, au souvenir de leur bon et vieux général, qui, à Cracovie, clans la tendresse même de ses adieux, leur avait fait pressentir son martyre, tous ces braves gens rentrent leurs sabres dans leurs gaines, et passent sous le drapeau du nouveau régimentaire, en criant : « Mort aux bourreaux de notre père ! » Potoçki concluitees douze cents hommes à Podhaïec, y joint quelques centaines cle paysans munis de piques, et établit dans ce bourg d'une forte assise une troisième place d'armes, pareille à celle de Bar et de Berdyczew. Peu de temps après , les Russes se précipitèrent sur ce poste avec une nombreuse artillerie et tout unapparail de siège. Le régimentaire, ne s'attendant pas à une aussi brusque saillie cle la part de généraux qui n'avaient pu réussir à entamer le mince cordon éparpillé sur le Boh, n'avait laissé que cinq cents cavaliers pour la garde de son camp, et était parti avec le reste à la recherche des forces polonaises qui marcheraient contre lui, et dans l'espoir de les enlever. Podhaïec n'avait d'autres fortifications que son assise accidentée. Sa garnison, surprise par le colonel Weïmarn, eut à peine le temps de monter à cheval, et ne se retira qu'après avoir perdu le tiers de son monde. Le régimentaire, accouru, au bruit de cet échec, à la tête de sa réserve , lit cle vains efforts pour rentrer clans la ville. Longtemps canonnée sans pouvoir répondre, puis vivement attaquée, sa troupe se dispersa. Lui-même, talonné sans relâche jusqu'au Dniester, accompagné seulement de deux cents cavaliers , il fut obligé de traverser ce ileuve et cle chercher un asile en Moldavie. Weimarn l'y poursuivit, sans songer aux conséquences d'une pareille violation du territoire ottoman. Potoçki, fort bien accueilli des Turcs , se relit, rallia un léger renfort que lui amenait son frère, et tous les deux, étant repassés sur la rive polonaise , attendirent que les Russes, entrés sur leurs traces en Moldavie, les imitassent. Àpeine une partie de ceux-ci eut-elle atteint, à son tour, la rive poclolienne, à quelque distance de Kamienieç, que les confédérés s'élancèrent sur eux, en massacrèrent un tiers, noyèrent l'autre, et forcèrent le reste de chercher un passage plus haut, vers Chocim. Cette éclatante revanche eût donné un moment de répit aux insurgés si l'arrivée des régiments royaux, sous le commandement de Xavier Braneeki, n'eût presque doublé tout à coup la force des agresseurs. Ces troupes, annoncées depuis un mois, maisque la défiance moscovite avait arrêtées en chemin, venaient enfin d'investir Bar, Cette petite place, ou régnait la discorde et ou gouvernait le désespoir, n'avait pour toute défense que quelques mauvaises couleuvrincs, douze cents cavaliers, pins qu'inutiles dans une résistance de position, et une multitude de paysans sans armes, que les massacres des Russes y avaient chassés. Un autre corps plus considérable gardait les murs de Berdyczew , sous les ordres de Casimir Pulawski, le plus vaillant des trois fils clu vieux chef. Deux mille quelque cents hommes étaient partis avec ce dernier vers le Dniester pour dégager le régimentaire de la poursuite de Weïmarn. Le reste , dispersé par escadrons véloces , escarmouchait sans cesse avec les Russes et les tenait en échec dans cinq ou six districts a la fois , de Kamienieç à Ber-clyczewr et de Braclaw à Ostrog. Pour suffire aux mille besoins de cette guerre de chicane , tous les seigneurs de l'Ukraine s'étaient défaits de leurs troupes domestiques. Toute cette vaste province, placée sous les repaires clu Borys-thène comme une proie sous le nid d'un vautour , était livrée sans défense à ces épouvantables débordements de kosaks que ce fleuve maudit semblait vomir d'époque à époque avec l'écume de ses cataractes. Les confédérés, enveloppés entre l'armée russe, l'armée royale, le Boh et le Dniester, se sentirent, dès le mois de mai, entièrement coupés des autres provinces , et n'avoir pour retraite que la Moldavie et la Bessarabie. Aussi firent-ils des prodiges de valeur pour conserver leurs deux places d'armes. Il y avait dans Bar plusieurs de ces moines patriotes etfanatiques, qui ayant, dans les combats précédents, conduit les confédérés au feu, une bannière de la Vierge en main, et prêché aux paysans l'extermination des oppresseurs, ne s'attendaient à aucune clémence de la part des assiégeants. Un de ces moines surtout , le Père Marc, s'attribuant le don de faire crever les canons et de sus-pendre les boulets dans les airs, prétention qu'il justifiait, au reste , tous les jours par des traits incroyables de bravoure, donna, pendant quelque temps, à ce misérable monceau de ruines et de mourants, l'attitude d'une vé-I ritable forteresse; mais enfin Dieu, ses pro-| phètes et ses soldats plièrent sous une pluie de fer, et la ville fut emportée d'assaut par Braneeki , qui obtint des officiers russes la vie sauve pour tout ce qui ne fut pas passé au fil de l'épée dans le premier emportement de la victoire. De là, ce favori royal, bandit qu'une audacieuse bravoure rendait presque digne d'une meilleurecause,scportasur Berdyczew,àla tête de dix mille hommes, moitié Russes, moitié Por-lonais. Un autre corps de même force, perçant avec beaucoup cle peine le réseau de partisans qui, depuis un mois, harcelait et affamait sans relâche toute cette armée, alla le long du Dniester à la rencontre du vieux Pulawski et de Potoçki. Casimir Pulawski se défenditpendant un mois entier clans sa méchante bicoque de Berdyczew avec cette opiniâtre ténacité qui déjà annonçait en ce jeune homme de vingt ans le plus vaillant soutien de la confédération et l'invincible gouverneur de Czenstochowa. Son père, quoique acculé lui-même sur le Dniester avec les derniers débris de sa petite armée, réussit à détacher, pour secourir Berdyczew, un millier de chevaux; mais cette troupe, attaquée en flanc dans sa marche de quarante lieues, fut dispersée. Les murs, la ville et le couvent de Berdyczew, dit un historien, présentaient déjà l'aspect d'une seule et immense brèche, que le jeune Casimir, ayant fait pratiquer plusieurs voûtes sous cet amas de décombres, dirigeait encore des sorties infatigables contre les assiégeants. Enfin la disette, la peste et le feu enlevèrent ce qui restait de la garnison, et Braneeki, couvert de sang et poussant les Russes à coups de plat d'épée devant soi, entra, lui dixième, dans ce cratère de volcan. Quelques centaines d'hommes, parmi lesquels Casimir Pulawski, retranchés dans les caveaux du couvent, obtinrent une capitulation glorieuse, qu'ici encore Braneeki empêcha les Russes de violer. Mais, pendant que la faction russo-royale déployait toute sa cruelle énergie contre quelques districts, espérant ainsi étouffer l'incendie dans ses premières étincelles, une troisième armée, une horde innombrable de massacreurs arrivait encore à son secours. Le» Popes envoyés par la tzarine dans le mois j de février pour prêcher la révolte des serfs j schismaliqucs contre leurs seigneurs, avaient d'abord rencontré peu de sympathie parmi la population des campagnes. Us s'adres- | sèrent alors aux troupes domestiques des j Potoçki et du prince Lubomirski, composées j presqu'en totalité de kosaks. Les domaines decescleux puissantes familles englobaient tout le sud de l'Ukraine et une bonne portion de la Podolie. Ces kosaks, d'ailleurs Polonais d'habitude et d'origine , fermèrent également l'oreille aux horribles suggestions des missionnaires de Catherine ; mais quelques chefs , au nombre desquels un colonel commandant à Braclaw , se laissèrent corrompre par l'appât de grades supérieurs dans l'armée russe, et désertèrent avec quelques centaines de cavaliers chez les kosaks zaporoviens. Dans les mois d'avril et de mai, la plus grande partie de la noblesse de l'Ukraine s'étant jointe aux confédérés, et ayant emmené avec elle tout ce qui pouvait se procurer un cheval et une lance, le vaste pays compris entre le Tctcrew, le Boh et le Borysthène, avec ses femmes, ses vieillards, ses enfants, ses juifs et ses prêtres, se trouva à la merci des serfs. Aussitôt les popes , revêtus de leurs insignes , parcourent de nouveau les campagnes de Boguslaw, de Zwinigrod, de Ta-raszcza, dePiatyhory et de Human, portant à la ceinture des couteaux consacrés au monastère de Smielany, età la main un cle ces fameux édits de la tzarine , dans lesquels cette sanguinaire prostituée,traitantlesconfédérésdcbrigancls,de blasphémateurs et d'ennemis clu genre humain, donnaitson absolution, commepontife suprême des Grecs, à tout fidèle qui les rencontrerait et les tuerait. Lespopes, commentant cette excommunication, retendirent indistinctement à tout ce qui ne professait pas la foi pure : aux luthériens , aux paysans catholiques, aux paysans du rite mixte, aux Tartares , mais surtout aux juifs , qui, aussi nombreux clans ces provinces que dans le reste de la Pologne, y étaient restés de tout temps absolument étrangers aux guerres comme aux alliances de la république. Aux premiers tintements de ces sinistres rumeurs, par lesquelles les serfs russiens avaient coutume de prophétiser leurs fréquentes rébellions, nobles, domestiques, paysans catholiques, juifs, se réfugièrent en foule dans cinq ou six villes entourées de murs crénelés, contre lesquelles échouait ordinairement l'i gnorante et passagère fureur de ces fanatiques. Une lueur immense, qui s'avançait jour et nuit de l'Orient, annonça , comme une avant-garde cle feu , la descente des Zaporoviens. Bruyères, villages, châteaux, églises, tout montait au ciel clans ce sacrifice de Caïn. Quarante mille Zaporoviens, parmi lesquels s'était confondue une multitude de paysans moscovites, attirés jusque des bords delà Sa ma r a au bruit de celle croisade schismatique, étaientsorLis des cataractes sous les ordres cle Zélezniak , et faisaient un désert autour d'eux. A leur appel, les serfs se soulevèrent partout. Tout être qui ne pouvait justifier sa qualité de serf schismatique était aussitôt écorché , tailladé ou empalé. Ces démons enterraient jusqu'au cou, et en rangée de palissade, trois cents hommes vivants ; puis , au même signal, abattaient toutes ces têtes grinçantes à coups de faux. Des enfants , conduits par leurs pères, lançaient des chiens affamés sur des monceaux d'êtres meurtris qui se débattaient dans un réseau de cordes comme les mêmes membres d'une bête monstrueuse. Ils fendaient le sein des femmes enceintes, en coupaient les enfants par petits morceaux, et enfermaient à leur place des chats et des fouines... Les jeunes filles d'une beauté remarquable ne pouvaient racheter leur vie qu'en s'enivrant d'abord, puis en égorgeant tous leurs parents de leur propre main. Tout paysan qui hésitait à tuer un gentilhomme, un prêtre, un luthérien ou un juif, était aussitôt massacré lui-même comme suspect d'hérésie. Les puits de soixante villages furent comblés d'enfants à la mamelle. Trois de ces villes murées, ou tant de victimes avaient cru trouver un asile, furent escaladées, et tout, jusqu'au dernier vieillard , y fut noyé dans le sang. Un seul refuge tenait encore bravement contre ce torrent dévastateur, sur le chemin de Zwinigrod à Braclaw. C'était la petite ville de Human, domaine d'un Potoçki, gardée par un régiment de kosaks qui jusque-là s'était montré dévoué aux Polonais. Seize mille infortunés de tout âge, de tout sexe et de toute religion , s'y étaient enfermés avec toutes leurs richesses sous la protection cle la seule troupe que le palatin deKiovie n'eût pas envoyéeaux confédérés de la Podolie. Cette dangereuse garnison était commandée par le colo- ncl Goûta, kosak favori du palatin cl. comblé de J ses bienfaits. Avant l'invasion des Zaporoviens U avait repoussé avec dédain les tentations des j popes , et paraissait résolu à défendre loyalement le poste qui lui était confié. Mais un de ces affreux missionnaires lui ayant offert de la part de la tzarine l'anoblissement et le grade de colonel dans l'armée russe, pendant que les massacreurs investissaient la place , il se laissa enfin corrompre , et introduisit lui-même une autre troupe de traîtres qui parurent lui faire violence, et s'emparèrent des portes. Aussitôt des liots de cannibales se précipitèrent dans la ville et dans le château. Gonta, Zélezniak et trois popes se rencontrèrent sur le marché déjà inondé de sang, s'embrassèrent, et, ayant fait entasser sur ce charnier tout ce qui respirait encore, ils ordonnèrent pour chacune de ces victimes une mort lente et différente. La boucherie dura quarante heures. De dessous un amas de bras, de jambes et de carcasses détachés , un vieillard encore vivant se traîna jusqu'aux pieds de Gonta, qui fumait tranquillement, assis sur un tonneau, au milieu de ce cirque écarlate. C'était le gouverneur de la ville, ami et ancien protecteur du kosak. Gonta eut un moment de remords; mais l'un des popes lui ayant parlé à l'oreille , il devint pâle , et ordonna que le vieillard fût dépecé à coups dépique, suspendu dans l'air. De lluman, Zéiezniak et Gonta conduisirent leurs hordes déjà chargées d'un butin immense dans la vallée du Boh. Plusieurs milliers de ces égorgeurs traversèrent la rivière et se répandirent jusqu'aux avant-postes des armées russo-royales, qui les accueillirent avec de graudes démonstrations d'amitié et de déférence. Les officiers russes fraternisaient avec leurs chefs, el. répondaient à toutes leurs inquiétudes età tous leurs doutes par des phrases de ce sanglant édit ou la tzarine appelait les confédérés ennemis du genre humain. Malgré cela, un instinct de bandits tenait toujours les Haïdamacks à distance de leurs alliés, qui déjà, çà et là , avaient enveloppé et exterminé quelques-unes de leurs bandes. Après avoir immolé deux cent mille victimes , et chassé le reste en Moldavie, quelques-uns d'entre eux songèrent à jouir de leur abominable conquête. Une partie des Zaporoviens se retira vers Balta, voulantde là retourner par Olviopol vers leurs repaires. Les serfs les abandonnèrent pour se partager les terres dévastées el plusieurs centaines de jeunes captives que le couteau des exterminateurs avait épargnées. Mais l'armée russo-royale, tout en achevant la destruction des confédérés, avait déjà reçu l'ordre de débarrasser l'impératrice de ces compromettants associés, et chacun de leurs mouvements était épié avec soin. On différait cependant leur anéantissement; car on jugeait encore avoir]besoin de leur bras. La confédération , vaincue daus une province, suintait déjà , large et implacable, par tous les pores de la république , s'allumant sans cesse au cancer de ses désastres, élevant son front meurtri et ses bannières déchirées sur chaque pouce de terre que n'étouffait pas le pied moscovite. Après la prise de Podhaïec,de Bar, de Redyozew , Pulawski et Potoçki, accablés sur le Dniester par la moitié de l'armée russo-royale , se réfugièrent en Moldavie , en même temps qu'une multitude de familles qui fuyaient le débordement des Ilaïdaniaeks et la révolte des schisnialiques. Au mois de juillet la Podolie fout entière était évacuée, conquise, déserte. Une autre émigration de victimes s'était précipitée droit vers le sud, et avait trouvé un asile dans les murs de Balta, petite ville frontière habitée par des Musulmans, et ou commandait un gouverneur turc favorable aux confédérés. Quelques débris armés s'y étaient rencontrés de leur côté avec les Zaporoviens, et sur les talons de tous s'avançait un corps russe conduit par ce même colonel Wcïuiarn , qui, une fois déjà, avait v iolé le territoire ottoman en courant sur les traces de Joachim Potoçki. Le gouverneur turc et les confédérés s'étant concertés tirèrent un parti habile de cette circonstance, ils attaquèrent Wemiarn , et firent une fausse retraite dans Balta. Les Russes les y poursuivirent, mirent le feu à la ville, et y égorgèrent toute la population musulmane. 11 paraissait impossible qu'une pareille insulte ne réveillât pas toute l'indignation de la Porte. Elle fit, à la vérité , une impression profonde à Constantinople ; mais les Russes réussirent à eu rejeter la peine sur les Zaporoviens, que leur mauvais génie avait attirés là, encore fumant de tout le sang de l'Ukraine, entre le canon russe et le sabre des confédérés. Les Russes entourèrent la nuit plusieurs milliers de ces misérables, assoupis dans l'ivresse, avec lesquels LA. POLOGNE. 2G3 ils venaient de boire et de danser pendant trois jours , aux lueurs , aux cris de toute une ville que l'on embrase , que l'on égorge. Six cents seulement des principaux lurent épargnés pour être jugés et exécutés avec les formes ironi-niqucs que les Russes mettent à se défaire de leurs amis. Tous ceux des Zaporoviens qui avaient voulu regagner IcBorysthène par Zwinigrod,ainsi quelesserfsqui retournaient dans les campagnes, tombèrent sous les coups des régi menls royaux que Braneeki et le colonel Slemp-kowski venaient de répandre par toute l'Ukraine. Ces naïfs barbares périssaient en masse, et partout à la fois, parce que la plupartd'entre eux, abusés par la complicité de la tzarine, loin de se délier des troupesarrivées pour les exterminer, couraient d'eux-mêmes à leur rencontre. Les missionnaires de Catherine s'étaient éclipsés au milieu decedouble massacre. On traîna à Léopol plusieurs centaines d'affreux meurtriers, et on commença leur procès. Tous s'excusaient sur les encouragements que leur avaient donnés les agents de la tzarine, sur les proclamations mêmes de cette princesse, et sur les avis des ofliciers russes , avec lesquels leurs chefs avaient été en relation continuelle. Aussitôt Repnine envoya l'ordre de suspendre l'interrogatoire et de les supplicier en masse. Us moururent tous, serfs et kosask, avec la même résolution , s'animant les uns les autres à supporter le martyre , et reprochant aux Russes de sacrifier ainsi leurs frères en Dieu au ressentiment des hérétiques. Zélezniak fut déchi-quefépar morceaux. Gonta, écorché lentement, vécut soixante-douze heures sur la claie sans articuler une parole humaine, et rugissant seulement, jour et nuit, comme une bête féroce. La tzarine, s'étant ainsi délivrée à la fois des confédérés podoliens et de ses complices, asservit le reste des Zaporoviens, les fondit dans ses armées, et envoya un vladika planter la croix de Byzancc sur ce cimetière orthodoxe ! Et c'est cette femme, grand Dieu ! dont les philosophes et les poètes de l'Occident ont chanté la tolérance! — Monstre tellement épouvantable qu'elle n'a trouvé que des panégyristes ; parce que tous ceux qui ont essayé d'être ses juges ont reculé devant la crainte d'être traités de calomniateurs par la postérité. Cependant le rétablissement de l'ordre dans ces palatinats , ainsi que s'expriment les généraux russes clans leurs relations (et c'est ici l'occasion de remarquer comme les dictionnaires de tous les âges se ressemblent clans l'idiome cle la tyrannie), l'extermination littérale dç deux-vastes provinces ,l'émigration des restes armés et désarmés de ces grandes funérailles, l'extinction clu foyer même d'oii venait de jaillir une histoire nouvelle pour la république, tout cela n'était qu'une aurore, qu'une semence. L'insurrection avait remonté la vallée du Dniester et avait embrasé à la fois les gorges des Karpates et la Krakovie. Dans les premiers jours clu printemps , tous les gentilshommes krakoviens qui avaient participé à la malheureuse confédération cle Racloni se donnèrent rendez-vous aux environs de l'ancienne capitale de la Pologne. Y ayant bientôt réuni leurs clients et leurs domestiques, au nombre de deux mille cavaliers, ils fondirent sur la ville , sabrèrent la garnison russe, tuèrent, ses deux commandants, les colonels Panine et Bek, et firent signer à tous les habitants notables l'acte de la confédération de Bar. Krakovie, comme toutes les métropoles déchues, nourrissait un foyer incessant de regrets et de rancunes patriotiques contre Warsovie, cité cadette, excroissance privée de traditions glorieuses, et, depuis Jean-Casimir, prostituée à tous les débordements étrangers. Krakovie renfermait alors un grand nombre de dissidents; mais ces véritables citoyens, loin de prendre action dans la coupable révolte de leurs coreligionnaires, se placèrent sous la garantie des lois communes, accédèrent avec ardeur à la confédération, et, comme c'étaient pour la plupart cle riches négociants, ils confièrent noblement leurs capitaux à la garde des habitants catholiques que leur pauvreté connue mettait mieux à l'abri de la rapine des Russes, Le re-mou cle toutes les troupes moscovites vers la Podolie , et la concentration de tous leurs efforts sur cette malheureuse province, les empêchèrent jusqu'au mois de juillet cle faire aucune tentative sérieuse pour reconquérir les palatinats de la haute Vistule. Profitant de l'absence des confédérés qui étaient partis en masse soulever la Lublinie et la Sandomirie, une horde de kosaks rentra un moment dans Krakovie , mais elle en fut chassée par les habitants à coups de pierre et de bâton. Les Krakoviens employèrent ces trois mois de re- lâche avec plus d'activité que d'intelligence. Us élevèrent au maréehalat de leur confédération un de ces obscurs tapageurs cle diétine dont fourmillait alors la Pologne, et dont l'unique titre à l'affection publique était d'avoir perdu le droit de se montrer sévère envers qui que ce fût. Ce brave homme, nommé Czarneeki, toujours ivre et heureux , ne figurait, au reste, en tète d'une aussi grave entreprise, que par respect pour les habitudes démocratiques du pays. Tout se traitait réellement sous l'inspection clu prince Martin Lubomirski, ambitieux, puissamment riche. et du fameux aventurier Beniowski. Le prince amena quatre cents cavaliers cle ses troupes domestiques, qui servirent de noyau à une division cle trois mille hommes. Cette petite armée se mit rapidement en relation avec les montagnards des Karpates, qui l'aidèrent à occuper et à fortifier tous les postes dominant ces âpres vallées. Les murailles de Krakovie furent relevées ; on chassa dans l'enceinte de cette ville des troupeaux entiers , et on y amassa, en autres vivres et en munitions, tout ce qu'une aussi mauvaise administration était capable d'extraire d'un sol déjà épuisé par tant d'exactions et de pillages. Mais aussitôt que les premiers désastres de la confédération poclolienne et la certitude où étaient les Russes d'une prochaine irruption de Zaporoviens dans l'Ukraine eurent rassuré Repnin de ce côté, le général Àpraxime reçut l'ordre de réduire et cle désarmer la Krakovie. Après avoir disséminé leurs bandes à la fois en deçà et au-delà de la Vistule, avec cette ambition de rayonnement et cle mobilité qui est un vice inhérent à toute insurrection fédora-tive j les confédérés essayèrent en vain cle tenir la campagne, et, quoique presque toute leur force consistât en cavalerie , ils furent obligés cl c s'e n fe rmer cla n s 1 es mau vais e s m u rai 11 es de leur métropole. Néanmoins leur courage vraiment héroïque suppléa longtemps à l'expérience des chefs, à l'équilibre du nombre , et jusqu'aux éléments les plus communs et les plus indispensables dans une guerre de siège. Bien que, d'un côté, les Russes fussent arrivés sous la place avec une puissante artillerie, et que de l'autre une enceinte cle pierre nue et dégradée servît d'unique rempart aux assiégés, la lutte dura six semaines et dévora la moitié des assiégeants. Le feu de ceux-ci était dirigé avec si peu d'ensemble et de justesse, et l'activité des assiégés tellement désespérée, que chaque brèche se trouvait comblée avant d'être suffisamment élargie pour un assaut. D'ailleurs des sorties continuelles tenaient les batteries russes à une distance d'où, masquées par les faubourgs , elles ne pouvaieut prendre ni position ni enîilement, et tout leur épouvantable fracas n'aboutissait qu'à démolir les maisons et à aguerrir les habitants. Cette ville si riante, si pacifique et si peuplée, se familiarisa bientôt avec le simoun incessant qui ronflait sur ses coupoles d'or et sur ses cercueils d'argent, au point qu'au plus fort du siège les boutiques, les églises, les promenades, se rouvrirent comme en temps de paix. Les femmes venaient, parées exprès, et conduisant leurs enfants par la main, encourager les artilleurs à leurs pièces, panser les blessés et éteindre les incendies. Catholiques, contre lesquels Àpraxime prétendait tirer exclusivement son canon, et luthériens, ses protégés , pasteurs et moines , gentilshommes et marchands, enfants et vieillards, tous, côte à côte, derrière leur frêle muraille ou dans leurs nocturnes sorties, bravèrent, jusqu'à la mi-août, cet assaut ignorant, mais brutal, mais opiniâtre, mais accablant, qui fait de toute guerre contre les Russes la cruelle fable du rocher de Sisyphe. On n'est d'ailleurs pas d'accord sur l'incident auquel Àpraxime dut la conquête cle Krakovie. Les assiégeants prétendent que le canon seul lui en ouvrit les portes. Des mémoires cle témoins oculaires récemment publiés sur ces événements, affirment, au contraire, que la trahison rendit au général ennemi un de ces services que les Russes ne dédaignent jamais. Quoi qu'il en soit, dans la nuit clu 17 au 18 août, les assiégeants pénétrèrent dans la ville par plusieurs points à la fois. Les assiégés, qui ne s'étaient jamais reposés sur la résistance de l'enceinte , ne se déconcertèrent pas. Ils se retranchèrent dans les maisons , dans les caves, dans les églises , et continuaient à s'y défendre avec un tel acharnement que les Russes, arrivés déjà sur le Rynck, mais effrayés de leurs pertes, et ne pouvant même plus retourner sur leurs pas à travers les rues sillonnées, devant et derrière eux, de balles, de pierres et de jets d'eau bouillante, demandèrent à parlementer. Àpraxime,qui conduisait lui-même sa colonne, fit enfoncer une maison de cette grande place carrée, s'y précipita avec son état-major, et delà fit des signaux de paix aux confédérés qui, de tous les bâtiments environnants, tiraient sur ses soldafs stupéfaits. On aura peine à croire que les confédérés se laissèrent prendre a ce piège grossier, cessèrent le feu, envoyèrent leurs chefs régler avec le général russe les conditions de ce qu'ils préjugeaient être pour eux une victoire accomplie, et abandonnèrent étour-diment leurs réduits sans même attendre le dénoûment cle cette perfide conférence. Cette espèce d'armistice s'étant communiqué instinctivement aux autres quartiers de la ville, la fusillade s'éteignit partout, et une seconde, puis une troisième colonne russe arrivèrent tranquillement soutenir la première. Àpraxime, ayant réuni les principaux chefs confédérés autour de soi, les lit aussitôt charger de fers. À la nuit tombante, les Russes fondirent à la fois sur tous les postes polonais, indécis et attendant des ordres qui n'arrivaient pas. Ces malheureux s'aperçurent qu'ils étaient misérablement joués et trahis ; mais la ville entière était au pouvoir des assiégeants. Tout ce qui essaya de résister fut refoulé, mitraillé, mâché entre deux râteaux cle baïonnettes. Quelques centaines à peine se firent jour dans la campagne et gagnèrent, soit les bandes errantes par la Krakovie, soit les montagnes du Krapak. Le prince Lubomirski fut du nombre de ceux-ci, et se réfugia en Hongrie, chez son beau-père, le comte Haddik. Le maréchal de la confédération , trouvé ivre dans un grenier , Reniowski, Choïeski, et plusieurs autres chefs, furent conduits enchaînés au Tond de la Sibérie, tués pendant le trajet à coups de bâton ou torturés clans les mines, pèle môle avec leurs soldats et tous les habitants que les tyrans soupçonnaient d'avoir pris part à cette valeureuse mais maladroite défense. De Krakovie, les Russes se portèrent dans les vallées transversales des Karpates, et, ayant attiré à eux la plupart des garnisons des villes de la Russie Rouge, ils investirent plus tard les châteaux de Tyniec, de Bobrek, de Lancsko-lona et d'autres postes importants, à l'entrée des montagnes, que les confédérés travaillaient à mettre en état de défense. Toute leur rage se brisa contre ces bicoques, qui, débloquées sans TOME III. cesscparlesattaques latérales des montagnards, défendues à l'intérieur avec intelligence , et abondamment approvisionnées, finirent par acquérir une telle réputation de solidité , que l'ennemi renonça à s'en emparer de vive force, quoiqu'elles devinssent pour les trois confédérations de Krakovie, de la Russie-Rouge et des provinces russiennes comme un laboratoire continuel de refonte et de métempsycose. Aux deux ailes de cette guerre montagnarde, guerre excessivement dangereuse pour les Russes, qui ne conservent leur méticuleuse discipline et leur pesante tactique que dans les vastes plaines, s'attachèrent aussitôt les deux plus expressifs symboles de la confédération. A l'est, l'émigration podolienne, ressuscitée toute armée sous la protection turque; à l'ouest, l'évêque de Kamienieç et la première idée d'un pouvoir constitué sous la tolérance de l'empereur Joseph. Un mois après la reddition de Krakovie, une révolution importante eut lieu à Constantinople. L'infatigable persévérance des réfugiés podo-liens, ralliés et refaits sous le bienveillant appui de fhospodar de laWalachie, avait surmonté toutes les intrigues, toute l'habileté de l'ambassadeur russe, elle sultan, sérieusement indigné à la fin d'être resté si longtemps le jouet de la faction étrangère, dissimulée et servie par le grand-visir, déposa ce ministre en faveur d'un ennemi déclaré de la Russie. H rappela en même temps de l'exil le khan de Tar-tarie, le célèbre Krim-Guerray; puis, ayant ouvert ses immenses trésors aux besoins d'une invasion immédiate, il fit enfermer l'ambassadeur aux Sept-Tours, et déclara en forme la guerre à la tzarine, le I novembre 1768. Si jamais la réussite d'une insurrection pouvait être soumise à quelques certitudes théoriques, cette, puissante intervention fournissait, assurément aux confédérés de quoi compenser toutes leurs disgrâces; car, enfin,jusqu'aux espérances clu programme si ingénieusement inimité de Krasinski se trouvaient dépassée**. Loin d'être asservie aux éventualités d'une initiative étrangère, l'énergie nationale avait; pris les devants et s'était proclamée elle-même initiative, ce qui donnait à la fois deux chances au lieu d'une, et créait une coalition simultanée et toute faite à la place du dilemme conditionnel que l'évêque avait imaginé j et qu'eu bonne politique l'expérience de tous les âges a constamment condamné. Il est même évident que, sans l'insurrection des Polonais , cette guerre tant désirée n'aurait pas éclaté, puisque le sultan ne se laissa réveiller qu'à force de coups de canon tirés à ses frontières et snr la garantie positive que toute la république était déjà sur pied. Malheureusement la dynamique des grandes choses qui remuent le monde est d'une nature tellement complexe , qu'aucune profusion de données , qu'aucune loi vulgaire, qu'aucune formule d'observation et d'arrangement ne la définit et ne la satisfait dans le sens de l'affirmation absolue. Cette providence di-versive, ce rêve inespéré auquel les hommes les plus profonds avaient arrêté leurs illusions les plus énormes, n'eut pas plus tôt pris une forme corporelle, évidente, que la république eut regret de l'avoir évoqué. Amis et ennemis des Russes redoutaient également d'aussi barbares auxiliaires. Pour chasser les Russes de la Pologne, fallait-il donc que les Turcs et les Tartares y entrassent eux-mêmes? Et cette effroyable alternative entre la servitude et l'extermination ne pouvait être écartée qu'en détournant l'invasion ottomane vers les provinces moscovites. Potoçki employait tout son crédit sur l'esprit des pachas pour leur tracer cette route; mais quelle fidélité, quel ordre attendre d'un torrent laissé au caprice de ses vicissitudes et cle son humeur journalière? De graves dissensions avaient déjà éclaté à ce sujet entre Pulawski et Potoçki. Le premier n'avait jamais été d'avis de se mettre dans une dépendance aussi absolue des Turcs. Aussitôt qu'il eut réorganisé ses troupes dans la Walachic, lui et ses fils rentrèrent, à leur tète, en Pologne le long des Karpates, et foute la responsabilité des négociations entamées avec le divan se trouva abandonnée au régimentaire. Potoçki, plein d'ambition personnelle et jaloux cle la popularité militaire clu vieil avocat, résolut de le perdre. Profitant de son absence, il le calomnia auprès des officiers turcs ; et ceux-ci l'ayant de nouveau attiré en Walachîe, sous prétexte de conférence, l'envoyèrent bientôt à Constantinople, où il mourut dans les fers. Ce sublime martyre cle l'ingratitude et des préjugés des hommes envoya à ses fils, pour unique testament, l'ordre de venger sa réputation en oubliant les outrages dont il avait été victime, et en mourant pour cette patrie qui, après avoir méconnu pendant soixante ans ses vertus fortes et modestes, venait, dans un instant d'égarement, l'immoler à de misérables intrigues. Pendant ce temps, Krim-Guerray arriva dans la Bessarabie avec son armée tartare, recueillit le peu de confédérés qui s'y trouvaient encore aux ordres de Potoçki, et franchit les frontières russes en traversant le Boh sur trois points à la fois. Bien que toutes les troupes russes fussent employées en Pologne, où tout était en feu et en armes depuis l'Oder jusqu'à Dunabourg et depuis la Baltique jusqu'aux Karpates, ces débordements de Tartares, jadis si formidables, n'avaient plus maintenant de prise sérieuse sur un pays gardé par de nombreuses forteresses et sillonné de colonies militaires. D'ailleurs, si les Russes n'étaient pas préparés à repousser cette invasion , le sultan l'était moins encore à la soutenir, et le khan, ayant tout ravagé entre le Boh et le Dnieper , s'en retourna paisiblement sur le Dniester, chargé d'un immense butin, et attendant qu'une armée turque vînt le remorquer et le ramener en avant. La troupe de Potoçki, forte à peine de dix-huit cents hommes, bien que deux cents Turcs et Tartares s'y fussent joints, évita délier son mouvement à ceux des jeunes Pulawski, qui, de Zwaniec, position redoutable sur le Dniester, rayonnaient depuis trois mois sur toute la haute Podolie. Dès sa ren trée en campagne, le régimentaire, toujours malheureux, malgré sa finesse etsabravoure, se heurta contre un détachement composé de troupes royales et russes, commandées par le colonel Brinkk. Refoulé, malgré un premier succès , de Dubna sur le Dniester, et ne pouvant accoutumer sa cavalerie à tenir en ligne contre la monsqneterie et le canon, il fut de nouveau obligé de repasser ce fleuve , tant de fois déjà rougi du sang de ses soldats. Les jeunes Pulawski seuls réussirent à se maintenir dans leurs positions, autour de Kamienieç; Casimir clans les retranchements de la Sainte-Trinité, François dans ceux de Zwaniec. Leurs deux détachements réunis n'offraient pas un effectif de quinze cents hommes ; mais c'étaient des soldats aguerris, sobres, pauvres, également bons fantassins ou cavaliers, selon que l'attaque d'un ennemi trop supérieur les refoulait pour un instant dans leurs mauvaises palan- ques, ou que sa retraite, accompagnée toujours de perles sensibles et d'un long découragement, leur ouvrait passage dans les vastes plaines de la Podolie. Ignorant le sort de leur père, insouciant de l'invasion tartare qui ne dura que quelques semaines, ne recevant aucune nouvelle de Potoçki, expression sainte et consolante de ce véritable patriotisme qui ne s'inquiète jamais que de ses devoirs à lui, ces braves enfants, dont le plus jeune, Antoine, n'avait pas dix-sept ans, se formaient ainsi, dans un héroïque isolement, à toutes les vertus qui avaient jusqu'alors manqué aux plus retentissants caractères de la république. Tout cela se passait pendant le rude hiver de 1768 et 1769. A l'abri de ces choses si ehétives et presque avortées, il s'était accompli une incalculable série de soulèvements par toute la république ; tant il est vrai que, dans les révolutions vraiment nationales, personne ne travaille pour soi, et qu'en résultat toute révolution particulière retourne au principe collectif, au foyer de vie qui lui a donné naissance. Huit gentilshommes obscurs se rencontrent presque par hasard dans le cabaret d'un bourg plus obscur encore , y déclarent la guerre à la Russie, et à quelques mois de là toute cette Pologne abrutie, que depuis quarante ans les parlements les plus solennels, les outrages les plus infâmes, les tentations les plus divines, la voix de l'univers frémissant; cette Pologne, que rien jusqu'alors n'avaitpu secouer dans sa majestueuse impotence, monte tout entière à cheval. Mais, aveugle et inflrrre, elle se fait attacher sur sasellepour mourir àtâtonscomme certain prince de Bohême.Troisgrandesconfédéralionssep-tentrionales avaient répondu aux trois confédérations méridionales de la Podolie, de la Russie-Rouge et delà Krakovie. C'étaient celles de la Grande-Pologne, de la Prusse polonaise et de la Litvanie. Il manquait à cette fédération de désespoirs un lien, une autorité centrale. La consolation d'en garder l'esprit était réservée à l'évêque de Kamienieç, des mains duquel Pulawski en avait déjà arraché l'application. Au bruit de la guerre qui allait éclater entre la tzarine et le sultan , il accourut de France et s'établit à Tcschen , sur la frontière de la Silé-sie. De là, poursuivant avec une rare opiniâtreté les conséquences de son plan personnel, il écrivit à toutes les provinces, déjà soulevées, de ne point perdre de vue le but primitif de la révolution. Ce but, selon ses idées de légiste et d'organisateur, devait tendre uniquement à ramasser tous les voles de la république dans une protestation rotentissante, incontestable, souveraine; à former une unanimité fabuleuse sous le canon ; à ne verser d'abord que tout juste le sang nécessaire pour signer cet acte vénérable; à vaincre la plus audacieuse violence par la plus pure légitimité. De pareils avis condamnaient nécessairement tout ce qui s'était fait jusqu'alors. Or il est rare qu'en révolution les faits accomplis se laissent régenter par les utopies, quelque savantes, quelque respectables que puissent être ces dernières. Aussi la profondeur constituante de l'évêque, bien que soutenue par l'extrême déférence de toute la république à son égard, n'à-boulit-elle qu'à former une espèce d'école consultative, un panthéon de lassitude, où vinrent peu à peu se réfugier toutes les célébrités inutiles et toutes les épées brisées de l'insurrection. L'évêque rallia ainsi autour de soi, sous le nom fastueux de Généralité et de conseil suprême, les magnats qui ne voulaient pas de la servitude, et dont, à son tour, la mort ne voulait pas. Ce corps inqualifiable, dont le dogme était fondé sur l'exagération de toute légalité, et qui lui-même n'avait d'autre mandatque sou innocence, se transporta l'année suivante à Biala, ville de la Silésie, coupée en deux par la frontière austro-polonaise. Une promenade à travers le pont qui sépare la ville basse de la ville haute plaçait alternativement la Généralité sous l'égide des armes polonaises ou sous l'inviolabilité du territoire autrichien. Le jeune empereur, tout en lui accordant sa hautaine bienveillance comme chrétien et galant homme, affectait d'ignorer entièrement son caractère politique, et la traitait comme un dépôt d'émigrés prodigues, inoffensifs et bien nés. Secrètement, pourtant, il entretenait une correspondance suivie avec Krasinski, recevait les envoyés de la confédération, et engageait la république à persévérer dans sa résistance, en l'assurant qu'il n'attendait que la mort de sa mère, ou la disgrâce de Kaunitz, pour déclarer la guerre à la tzarine. Les relations delà France, de la cour de Dresde et du divan avec Krasinski, étaient plus sincères ; mais l'action des deux premières dans la politique du nord était trop médiate et trop restreinte pour influer d'une manière sérieuse sur les destinées de la république. Quanta l'intervention armée de la Porte, a la provocation de laquelle l'activité et l'adresse cle l'évêque avaient eu d'abord une part si méritoire, elle venait de lui échapper presque entièrement des mains pour passer dans celles cle Potoçki ; comme si le sort de ce célèbre prélat fût de tout entamer, cle tout greffer et de ne rien recueillir. Mais si la puissance extérieure de la Généralité était faible et incertaine, son crédit domestique était encore moins affermi. Tout ce qui avait commencé sans elle prétendait se continuer en dehors de son contrôle; et si quelque province se soumettait à ses avis, c'était uniquement par intérêt transitoire, et sans en inférer aucun principe cle subalternité. La Krakovie, confédérée pour la troisième fois, aussitôt après la prise de la ville de Krakovie, sous le bâton de Bierzynski ; les palatinats de la Grande-Pologne soulevés et organisés en puissance formidable sous le maréchalat d'Ignace Malczewski ; ceux de la Prusse polonaise sousLninski et Gordon ; ceux enfin de la Litvanie conduits par le jeune Kossakowski, toute la Pologne militante, en un mot, était sous les armes, sans reconnaître d'autre pouvoir et d'autre initiative que les popularités locales de chaque province. La confédération de la Grande-Pologne, engagée d'abord par une poignée cle généreux «Aventuriers, s'était rapidement étendue à tous les districts cle ce vaste et opulent berceau de la Pologne. Toutes les troupes de la couronne cantonnées à Posen, Gnèzne, Bromberg, Thorn, Kalisz, Konin, furent enlevées sans résistance par Gogolewski, lieutenant de Malczewski, qui lui-même fut proclamé maréchal de tous les palatinats de l'ouest, par une nombreuse noblesse assemblée à Konin. Ce Malczewski, homme d'un âge déjà avancé, militaire nul, administrateur pitoyable, politique obscur comme presque tous les maréchaux, ne dut son élévation qu'à des considérations de népotisme et de commérage provincial. En se donnant un tel chef, celte turbulente multitude, à laquelle j'idée seule d'une subordination quelconque pesait autant que la tyrannie moscovite , espérait traîner les folles délices de son anarchie an milieu des combats, et jouir ainsi à la fois de ce qui crée et de ce qui est la liberté. Néanmoins, le nombre et l'ardeur suppléant tant bien que mal à la force, à l'union , au talent, au courage même, quinze mille cavaliers inondèrent tout d'un coup, et dans tous les sens , les vallées cle la Pilica, de la Prosna et de la Warta ; armée inconcevable même pour le temps où elle surgit ; horde chamarrée d'or et de haillons , qui vivait d'aumônes et traînait à sa suite des services en argent et des ameublements de sérail. Révolution, république, société portative, qui rédigeait des codes sous les hourras de l'ennemi, et se sabrait entre ellepour l'élection de chaque huissier; convoi de magnifiques misères, qui dans chaque déroute jetait derrière soi des barriques de ducats , sans avoir jamais su en tirer un canon de bronze; étranges soldats, enfin, qui agrafaient leurs panaches avec des diamants, et engaîuaient leurs sabres clans des peaux d'anguille. Mobile comme l'éclair, insaisissable comme le souffle, indomptable par sa mollesse même,cette multitude n'avait ni centre, ni pôles, ni limites ; intrépide par insouciance, persévérante par habitude, intelligente par caprice , elle déroutait toutes prévisions amies ou ennemies , renversant des masses d'infanterie et fuyant devant quinze kosaks ; prenant d'assaut des montagnes hérissées de canon, et ne sachant pas tenir un instant contre une fausse alerte. Il serait aussi difficile qu'infructueux de saisir l'ensemble de ses opérations militaires; seulement il esta remarquer que ce même désordre, qui l'empêchait de tirer aucun parti de ses fréquents succès, rendait ceux des Russes également vagues et inutiles. Pour essayer de soumettre ces vastes provinces, on avait détaché trois divisions qui, agissant séparément, devaient se réunir à Posen; l'une sortie de Krakovie, sous les ordres du colonel Drewitz; l'autre envoyée de Varsovie avec les colonels Renne et Bialolipskoï, et la troisième tirée des garnisons de la Prusse polonaise , et commandée par un nommé Czartoryski. Celte dernière, arrêtée tout d'abord aux environs de Thorn, par les confédérations des palatinats septentrionaux , fut obligée de se disperser et de se réfugier dans les villes fortes de la basse Vistule , mais d'importants renforts d'artillerie et de kosaks, envoyés aux deux premières, compensèrent cette absence, et permirent aux Russes d'attaquer les confédérés de la Kalisic presque partout à la fois. Drewitz, à la mémoire duquel d'incroyables LA. POLOGNE. 269 barbaries ont attaché dans les annales de la Grande-Pologne une affreuse célébrité, batailla pendant deux ans par toute cette province, sans pouvoir amener les confédérés à une affaire décisive. Son infanterie ayant été deux fois dissipée, une partie de son artillerie enlevée, et lui-même s'étant déjà presque vu prisonnier, il résolut de ne plus hasarder ses bataillons hors de quelques villes de la Kalisie, où il les retrancha, et de n'opposer aux insurgés que des nuées de kosaks ravageurs. Cette tactique promettait d'effrayants succès contre unearmée de propriétaires, dont les champs, les femmes et les enfants se trouvaient toujours abandonnés aux fureurs d'un ennemi pareil, soit qu'il fut vainqueur ou vaincu. Les meurtres, les incendies , la dévastation, qui déjà avaient roulé toutes les provinces méridionales dans un seul échafaud, commencèrent ici avec raffinement d'atrocité et de persévérance. Tout village par lequel avait passé un détachement de confédérés était aussitôt livré aux flammes. Toute famille était tenue de dénoncer ses proches aux poursuites des kosaks, sous peine de viol et d'extermination. Les infortunés qui tombaient vivants et armés entre les mains des Russes étaient amenés devant Drewitz, qui, après leur avoir craché à la figure et les avoir souffletés de sa vraie main de bourreau, ordonnait qu'on les tailladât sous ses yeux. La plus douce distraction de ce Caligula de bas étage, lorsqu'il avait bu, était de railler et d'injurier en mauvais polonais les victimes qu'on mutilait, qu'on écorchait, qu'on lardait dans sa chambre, et auxquelles il défendait de crier et de mourir. Lorsqu'il était de bonne humeur, il se contentait de faire couper les mains et crever les yeux à ses prisonniers, puis il les envoyait ainsi promener par toute la république l'effroi et l'exécration de son nom. Le colonel Renne, autre brigand en épaulettes, qui vint bientôt aider Drewitz à exterminer la Grande Pologne, moins sanguinaire, mais plus avare, s'ingénia à imaginer des supplices qui ôtassent tout aux victimes, excepté la vie. 11 s'établit entre ces deux misérables une épouvantable émulation; c'était à qui ferait plutôt un désert autour des positions retranchées ou auprès des yilles qu'ils choisissaient pour antre. C'était à qui enverrait à Repnine un relevé de meurtres plus célèbres, de tueries plus ingénieuses, de ravages plus étendus, avec la dîme de cette récolte tartare. L'ambassadeur, qui mettait une vanité particulière à se promener dans les équipages pillés sur les grands seigneurs de Pologne et à en changer chaque semaine, reportait les préférences de sa faveur de l'un sur l'autre, selon les chances de la huitaine; c'était épouvantable ! Sauf pourtant le gain immédiat et aussitôt gaspillé de ces brigandages, la Russie, loin d'affermir sa domination en Pologne, y engloutissait des armées entières et toutes les ressources de ses mauvaises finances. On estime à plus de soixante mille hommes la perte des Russes dans une guerre où il ne se donna pas une seule bataille rangée. Les confédérés , au contraire, semblaient se retremper chaque jour dans leurs échecs, et leur nombre augmentait en ra-son de ce qu'on en tuait. Hors des villes fortifiées de la Rasse-Vistule, que le manque d'artillerie empêchait les confédérés d'attaquer, toute la Prusse polonaise vagabondait à cheval, tanlôt se joignant à ceux de la Grande-Pologne, tantôt prêtant la main à ceux de la Cujavie. Ceux de la Petite-Pologne, assez habilement conduits par Bierzynski, avaient repoussé plusieurs fois le colonel Galit-zine, qui couvrait Varsovie à l'ouest ; et l'épouvante était telle dans cette capitale, que les généraux russes n'y étaient occupés qu'à emballer et à déballer leur abominable butin. En résultat final, donc, l'année 1769 s'annonça pour la faction russo-royale sous les plus sombres auspices. Au sud-est, guerre avec les Turcs ; au sud, indomptable résistance des montagnards dans leurs gorges ; à l'ouest, une véritable armée cle cavaliers, menaçant à chaque instant de se joindre aux confédérés de la Petite-Pologne et cle la Prusse , pour marcher sur Varsovie. Aux portes même de cette ville, où tout ce qu'il y avait de Polonais n'attendait qu'un signal pour se soulever, investissement perpétuel, dont l'ignorance seule et la détresse des confédérés avaient jusque alors suspendu la hardiesse. L'épanchcment excentrique et méridional que la confédération de Rar avait imprimé à toutes les insurrections avait fait espérer d'abord aux Russes que tout se réduirait à quelques combats vigoureux sur le Boh et le Dniester. Les soulèvements successifs de la Russie Rouge, de la Krako-Sandomirie, de la Grande-Pologne et de la Prusse royale les avaient alarmés sans les décourager. Ce n'était encore après tout qu'une lutte fatigante niais supérieure contre des provinces isolées et lointaines. Tant que la contagion ne franchissait pas à l'ouest la Vistule, et au sud les marécages de la Polésie volhynienne , il y avait chance de limiter géographiquement et militairement l'étendue de la révolte. La domination tzarienne pouvait encore se donner les consolantes illusions d'une puissance qui, victorieusement avancée jusqu'à Varsovie, aurait refoulé la ré- j une indépendance presque absolue de tout médiate du jeune prince.L'abusdecetteprésom-plion avaiteependant déjà failli obstruer eteom-promellreleurscommunicationslesplusdirectcs avec Warsovie. Un hardi et jeune gentilhomme, nommé Kossakowski, s'était mis à la tète d'un millier de chevaux ramassés en Samogitie, et avait pénétré jusqu'en Courlande; d'autres rassemblements moins bruyants, mais plus tenaces, s'étaient formés dans les épaisses forêts d'Au-gustowo, habitées par une race particulière et intrépide de chasseurs, connus sous le nom de Kurpiés et vivant de temps immémorial dans publique sur ses lisières. Cette façon d'envisager l'insurrection et la conquête supposait impérieusement, au moins, l'immobilité des vastes provinces qu'encadrent la Prypet, la moyenne Vistule, la Narew et la Baltique. C'était donc de la Litvanie que dépendait le succès définitif de la confédération. La politique russe avait travaillé, avec une adresse qui trahissait toutes ses alarmes à cet égard, à distraire complètement les palatinats orientaux des passions et des intérêts de la Couronne. L'élévation de Radziwill contre le roi et les Czartoryski avait été non-seulement une manœuvre politique, mais encore une démarcation de provinces. C'était une vieille rusechez les Russes que de chercher des compatriotes en-tre la Dz win a e 11 e Niémen, e t un e v i ei 1 le i n fi rmi té chez les Litvaniens que de se laisser appeler par le nom et représenter par la majesté d'un seul magnat. Après Sapieha, aprèsWisnowiecki après les Massalski, était venu Radziwill. Les Russes tenaient entreleurs mains Radziwill, et, croyaient, non sans raison, tenir tonte la Litvanie. Le jeune prince était leur prisonnier moins encore comme vaincu que comme pupille. La tzarine l'avait rétabli dans ses domaines, naguère incendiés et partagés au profit de la faction des Czartoryki; mais une surveillance de tous lesinstants l'y retenait esclave et misérable. Il attendit en vain à Nieswiez, pendant pouvoir politique et seigneurial. Ces vaillants braconniers, qui avaient osé , à eux seuls, arrêter l'année de Charles XII en 1708, et qui en 1734 avaient, les derniers, déposé leurs fusils chargés au service de Stanislas Leszczynski, se levaient maintenant du fond de leurs bois humides contre le Moskowite , sans autre ordre et sans autre chef que ce droit et admirable instinct dejustice que l'on remarque dans toutes les sociétés primitives et à demi barbares. C'était le même mobile qui, au pôle opposé de la république, armait au même instant les montagnards des Karpates. De la Bruyère-verte, nom donné à une vaste étendue de forêts marécageuse entre la Narew et le Niémen, où s'organisait cette importante levée , l'insurrection eut bientôt pénétré dans les districts de Kowno, de Troki et de Grodno. Marchant et rayonnant de proche en proche, elle prit un caractère politique et militaire, sous le commandement de Mcdekszta, et arriva ainsi, à travers diverses transformations, jusqu'aux alentours de Nieswiez , à la fois geôle, métropole et manoir des franchises litvanicnnes. Cette espèce de blocus patriotique apportait avec lui, outre la procuration absolue des sept ou huit districts qu'il venait de traverser, une force militaire incomplète, mais réelle; car, bien que les Russes eussent eu soin d'isoler entièrement Radziwill, de d é ma n teler ses chà tea ux-fo ris e t d'en e n l e ver toute l'année 176*8, l'occasion de paraître à j toute l'artillerie, la plupart de ses anciens sol- la tête de la confédération générale, qui publiait des manifestes en son nom, vivait et grandissait de sa popularité. Tout autour de sa retraite éclataient des mouvements que les Russes daignaient à peine poursuivre, certains que rien de sérieux ne pouvait se produire dans dats s'étaient retrouvés debout et armés sur le passage des confédérés, et marchaient avec eux délivrer leur jeune chef. Ce mouvement, évidemment provoqué par Radziwill lui-même, ne demandait, pour embraser sérieusement la Litvanie, qu'un pe» cette Asie européenne sans la participation im- I de suite et de vigueur dans le pouvoir diri- géant. Mais c'est ici précisément le lieu de déplorer amèrement l'incapacité, l'indolence et l'abrutissement où une mauvaise éducation, suivie d'irréparables désastres, avaitplongé tontes les notabilités de la république en général et Radziwill en particulier. La vigilance de l'ennemi n'était point un obstacle insurmontable, puisque, sous ses yeux mômes, les seigneurs les plus compromis de la Litvanie, assemblés à Nieswiez depuis plusieurs mois, au milieu de leurs maîtresses, de leurs bagages et de leurs trains de chasse, correspondaient facilement avec les insurgés de Bar et l'évêque Krasinski lui-même, débattaient tout, haut leurs plans de campagne, et avaient déjà attiré sous la forteresse près de quatre nulle libérateurs. Au moment déplacer Radziwill à la tète de ce noyau d'armée, les avis se partagèrent. D'une part, les désordres et la paresse du jeune prince avaient désillusionné ses clients les plus dévoués ; de l'autre, les doctrines dissolvantes de l'évêque de Kamienieç , en pénétrant jusqu'à ces provinces reculées, avaient mis en doute l'opportunité d'une guerre ouverte. Lorsqu'il ne s'agissait peut-être que de couvrir d'un nom sonore tout ce qui étail debout en Litvanie, le conseil de Radziwill décidait que le grand-duché, se soumettant aux intentions supposées de la confédération, se renfermerait dans les bornes de son action législative, et protesterait par ses délégués. On portait au maréchalat de cette révolte pacifiqne le staroste Pac, vivant retiré dans une petite terre, sur les frontières de la Prusse; homme, dans toute autre occurrence, puissant par son intégrité, sa sagesse et son crédit, mais que ces recommandations mêmes rendaient gênant pour une époque toute d'exaspération, presque toute de faits, qui ne savait vraiment quelles fonctions assigner à ces espèces de vertus. D'ailleurs les fougueux aventuriers qui venaient d'accompagner Kossakowski dans ses courses hardies, la bande de Medekszta, une confédération récente, formée à Oszmiana sous le bâton, ou, pour mieux dire, sous l'épée de Kominski, tous ceux en un mot qui avaient déjà tiré l'arme du fourreau, ne voulaient entendre parler d'autre chef que deKossakowski, ni d'autre autorité que d'un commandement immédiat et militaire. Ils étaient inspirés en ceci par cette pauvre, mais courageuse impa- tience de soldats qui, dangereuse dans une société normale, se trouve être presque toujours la plus intelligente en temps d'insurrection. Radziwill, étourdi par ces dissensions, gardait une neutralité que ses amis prenaient pour un admirable désintéressement, et qui, à la rigueur, pouvait passer pour tel, puisque, maître de dominer toutes ces rivalités de doctrines et de personnes, il se résignait, parmi elles au triste rôle de drapeau compromis et disputé. Je ne sache au, reste, rien de plus pernicieux pour une guerre d'indépendance que ces ma jest és indécises, qui n'ont ni le courage d'entreprendre quelque chose par elles-mêmes ni celui de débarrasser le monde de leur concours. Soixante années de décadence avaient légué aux désastres actuels une multitude de ces faciles célchri-tés que la charité républicaine nourrissait du plus purdeson encens, par exagération depiété patriotique et comme pour montrer à l'Europe que l'on ne manquait pas de grands hommes. Il devait en résulter pour la république une énorme déperdition de gloires nouvelles et de véritables mérites ; pour l'étranger une extrême facilité à terrifier, à punir des populations, des palatinats entierspar ces mandatairesimpotents et pourtant respectés. Les généraux russes établis en Litvanie, surtout, avaient profité de ces vicieuses personnifications, et tenaient une immense province comme assiégée dans l'enclos d'une bicoque. Il arriva que ce qui, dans l'ordre commun des choses, aurait dû être considéré comme un triomphe difficile et sérieux, ruina en une heure toutes les espérances de la Litvanie. Deux à trois mille confédérés, ralliés à grand'peine de tous les coins de la province, se présentèrent sous la forteresse. Radziwill, le conseil, la ville et la garnison, déjà assez nombreuse, se livrèrent à eux; mais aussitôt le général russe Izmaïlow, qui suivait tous leurs mouvements à la tête d'une force d'élite, se précipita sur leurs traces, et entra pêle-mêle avec eux dans Nieswiez. Comme Radziwill ne s'était point déclaré suffisamment, et paraissait plutôt subir une douce violence qu'exécuter un engagement, les confédérés ne surent quelle position prendre entre un chef douteux et un ennemi inconnu. Izmaïlow eut l'adresse de leur persuader qu'il n'était que l'avant-garde d'un corps de trente mille hommes. L'arrestation du conseil, la confusion, l'encom- 272 LA PO brement, la peur, tirent le reste; et tous ces hommes, qui, pendant plusieurs mois, s'étaient eslimés invincibles dans leurs plaines et dans leurs forêts, se laissèrent désarmer comme des enfants par soixante fantassins et quelques kosaks. Radziwill, qui, depuis sa réhabilitation, semblait s'être fait une vétérance de son somptueux martyre, se laissa enlever sans empressement comme sans résistance par les Russes, et alla , sous leur exacte surveillance, habiter Riala, à quarante lieues de AVarsovie. Les autres chefs s'échappèrent pour la plupart; mais les captifs de cette singulière armée allèrent en foule mourir en Sibérie. Ce fut un deuil affreux, et beaucoup plus fatal que ne paraissait l'exprimer le chiffre des victimes ; car la province y avait versé à la fois l'élite de sa jeunesse et sa délégation législative. C'était, comme partout, à la fois une armée et un parlement; et tout cela, la dernière forteresse de la Litvanie y comprise, tombait au pouvoir des tyrans sans qu'un coup de fusil protestât contre les droits de leurs succès! Il est difficile, avec les données d'aujourd'hui, de se faire une idée exacte de l'importance de ce coup de main sur une province aussi vaste à elle seule que la Petite et la Grande-Pologne réunies ; il faudrait pour cela prendre en considération que presque toute la population des campagnes, d'origine tsehoude ou russienne, y était hostile à la noblesse polonaise. Cette noblesse , quoique nombreuse et brave, était pauvre et nulle à cause cle la mauvaise distribution de la propriété et cle l'énorme influence de l'oligarchie, limitée clans quelques familles rivales. Catherine n'eut point de peine à faire trembler cette multitude en la menaçant du sort qu'elle destinait déjà aux catholiques des provinces méridionales. Les officiers russes excitaient publiquement les paysans à la révolte; et à chaque mouvement qu'osait faire un district, répondait aussitôt un sourd avertissement de massacre. Le moindre échec, comme le plus éclatant triomphe, pouvait également en devenir le signal, et, depuis les épouvantables événements cle la Podolie et de l'Ukraine surtout, aucun gentilhomme ne montait à cheval sans emmener avec lui sa femme , ses enfants, et tout ce qu'il pouvait emporter de sa fortune. Le peu de villes murées que possédait la Litvanie, les couvents, les églises, les fo- rêts étaient remplis de ces familles désolées, au chevet desquelles veillait un cavalier en haillons galonnés, sentinelle de malheur, aux aguets contre la baïonnette et le couteau, contre l'oppresseur du dehors et contre l'esclave du dedans. La surprise de Nieswiez consterna tellement toutes ces provinces que, pendant l'hiver de 1768 à 1769, pas un cri ne s'éleva de la Dzwina au Niémen. Les Russes purent envoyer, à travers ces palatinats, plus de vingt mille hommes contre les Turcs, vers le Dniester, sans être inquiétés. Ils se recrutaient même abondamment dans les campagnes, et avaient lieu de considérer déjà toute la Litvanie comme une province intégrante de l'empire. Tout ce qu'il s'en était échappé d'hommes résolus, de rage patriotique, d'espérances lointaines , de ressources quelconques , se réfugia sous le patronnage de Branicki etde Radziwill, à Bialystok ou à Biala, sur les lisières de ce que l'on appelait la Couronne. L'un et l'autre étaient un très-grand embarras pour les Russes, qui se voyaient avec dépit contraints à respecter dans l'un le beau-frère du roi, dans l'autre l'instrument et le prétexte de leur politique. Leurs châteaux avaient droit d'asile, et leurs cours étaient un laboratoire incessant d'insurrections ; mais, à tout considérer, et la surprise de Nieswiez l'avait démontré, ces deux foyers d'attraction scrvaientles intérêts et simplifiaient considérablement la tâche de l'ennemi dans ces contrées, en ce qu'ils nettoyaient toutes les provinces environnantes, et ramassaient, sous l'œil et sous le canon des Russes, tout ce que ceux-ci eussent été obligés de chercher et de combattre dans d'insaisissables espaces. 11 fallait donc,pour remuer de nouveau la Litvanie et réveiller son courage, une impulsion extérieure. Cette impulsion inespérée, la voici. Nous avons laissé les frères Pulawski retranchés à l'embouchure de la Zbrucza dans le Dniester, en face cle Chocim, sur la frontière de Moldavie. A mesure qu'une guerre sérieuse entre la Russie et la Turquie devenait imminente , ce poste hardi acquérait pour les Turcs tous les caractères d'une tête de pont et d'un débouché. Mais le pacha de Chocim, vendu aux Russes, se refusait à l'évidence, et rejetait avec dédain toutes les propositions d'aide mutuel que lui faisaient les Polonais. D'une autre que sorte ce que toutes les règles de la raison paraissaient condamner. Les Russes arrivèrent rapidement sur les deux postes, et, pendant que le lieutenant du général Izmaïlow, Tseher-nigoff, attaquait François Pulawski dans le château de Zwaniec, le général lui même se portait en face des retranchements de la Sainte-Trinité, où commandait Casimir. Le premier effet de cette double attaque fut d'isoler tout d'abord les deux frères, que séparait déjà une profonde vallée. L'artillerie russe eut rapide-dement raison de celle de la Sainte-Trinité, comme il avait été facile de le prévoir, mais l'assaut de ce côté fut long et sanglant. Des compagnies entières d'assiégeants roulèrent dans les ravins, écrasées par des poutres énormes et des quartiers de roches. Les capitaines Tyrkow et Katz, conduisant, l'un l'assaut de droite, l'autre celuide gauche, deuxfoisparvinrentàescalader les flancs de la montagne; mais ils furent, vers le soir, refoulés tous les deux sur des débris de palanque et de murs, dans un bas-fond où ils avaient logé leurs réserves. Après un moment de repos, Izmaïlow ramassa toutes ses forces et commanda une dernière attaque à la clarté des flammes qui dévoraient à la fois les deux bourgs. Elle fut décisive. Deux centsconfédérés périrent sur les palissades du réduit; toutefois, la disposition singulière des lieux, où s'agitait, ce carnage nocturne, permit à Casimir d'imiter, avec ce qui lui restait de confédérés, la fameuse sortie des Athéniens au siège de Platée. Devinant avec un admirable sang-froid le désordre et les trouées qu'un assaut aussi tumultueux devait nécessairement introduire dans Je cercle assiégeant , il réunit rapidement son monde sur un plateau étranglé, derrière les ruines conquises, puis il descendit au milieu même et à revers des Russes, chacun conduisant son cheval par la bride, et par un sentier tellement escarpé qu'aucune colonne ne s'était avisée d'y monter. Cette étonnante sortie fut puissamment favorisée par quelques décharges capricieuses que les Turcs, attroupés sur la rive de Chocim, tirent au moment même sur les vainqueurs; de sorte que, quand ces trois cents désespérés tombèrent, le sabre au poing, sur les derrières desassiégeants,ceux-ei,persuadésqu'ilsétaient prisàdosparune incursion turqueou tartare,s'é-cartèrentdanslc plusgranddésordre, et virent chefs et de leur troupe, seule, justifia en quel- i avec joie les échappés disparaître dans lesra- 155 part Potoçki et Krasinski, réfugiés en Moldavie et adversaires constants des Pulawski, semblaient sacrifier avec préméditation cette avant-garde, ne voulant pas, disaient-ils, que l'invasion turque se fît dans des provinces polonaises, maispar leBas-Boh et le Bas-Borysthène, droit au cœur de laMoscovie. Quelque judicieuses que parussent ces considérations, les jeunes héros se trouvèrent, au moment décisif, abandonnés avec huit cents hommes, non-seulement des Turcs, mais même des confédérés, qui erraient auxordresdePotocki,surIariveMoldave. LesR'JSSCS, comme nous i'avons déjàdi t, avaien t profité de l'hiver pour réparer leurs pertes en Podolie et y rassembler une véritable armée. Leur avant-garde, forte de six mille hommes d'excellentes troupes, aux ordres de ce même général Izmaïlow, auquel la surprise de Nies-wiez avait fait une certaine réputation, s'avança, dans les premiers jours de mars 17G9,versle Dniester, pour en balayer les approches et surveiller les mouvements des Turcs sur la rive opposée. Quelques confédérés, qui, pendant tout l'hiver, étaient restés maîtres de la Haute-Podolie, se replièrent sur Zwaniec et le fort de la Sainte-Trinité. Ces deux postes, aussi bien retranchés et armés que le permettaient les faibles ressources des confédérés , se donnaient la main et se défendaient mutuellement ; sainte et triste expression de l'amour des deux frères qui y commandaient. Ces deux forts, élevés sur de vieilles ruines, offraient parleur assise et leurs abords une apparence formidable , mais tous les efforts de Casimir Pulawski n'avaient pu y assembler que quelques vieilles couleuvrines et peu de munitions. D'ailleurs un vice énorme et irréparable en faisait un infaillible cimetière pour leurs faibles garnisons. Ces deux forts, gardés en vue d'une communication certaine avec la rive opposée, n'en avaient réellement aucune. Le Dniester charriait des montagnes de glaces, et le passage en bateaux, le seul connu sur ce fleuve, se trouvait entièrement interdit. À gauche, la Zbrucza , à droite, Kamienieç, aux mains de l'ennemi ; par derrière, des rochers à pic et un fleuve infranchissable; par-devant,de mauvais tertres palissades ; telle était la fosse que dans leur inutile héroïsme s'étaient creusée quelques centaines ded ésespérés. L'audacieuse valeur des jeunes viiies de la Zbrucza. Pendant cette furieuse attaque concentrée sur le poste de la Sainte-Trinité, le colonel Tschernigoff avait sans succès essayé de forcer celui de Zwaniec. François Pulawski avait en vain appelé le pacha de Chocim à son secours. Les Turcs se contentèrent de tirer au hasard quelques coups de canon sur les assiégeants eL sur les assiégés; mais cette démonstration suffit pour empêcher les Russes decouronner àleuraiseleshauteurscon-quisespar eux surCasimir, et de prendre ainsi en liane les positions de François, à peu près inabordables de front. Comme cependant une plus longue résistance n'avait aucune portée et de vait finir tôt ou tard par l'extermination du peu de confédérés qui restaient dans Zwaniec, le jeune chef profita d'un moment ou le ileuve charriait moins, pour se jeter avec son monde dans quelques barques que lui envoyèrent les Turcs, et se réfugier sous les murs de Chocim. Quelque temps après, la grande armée russe, aux ordres du prince Galitzine, arrivait en face de cette ville et s'établissait tout entière entre Kamienieç et la Zbrucza. Les deux Pulawski, dès l'attaque même , séparés dans les deux positions qu'ils venaient d'évacuer, crurent chacun à la mort de son frère, et ne songèrent plus, chacun de son côté, qu'à accepter dignement l'héritage de patriotisme stoïque que leur père leur avait légué du fond de sa prison. Contrairement à l'avis de Potoçki et de Krasinski, décidés à ne rentrer sur les terres de la république que sous la protection d'une armée turque, tous les deux pensaient que l'arrivée même des corps russes sur le Dniester augmentait l'obligation et les chances d'un soulèvement général sur leurs revers. Donc, tandis que Casimir ralliait en Podolie tout ce qui avait échappé aux massacres deRar etde Human, et attaquait, toujours avec adresse et souvent avec succès, les colonnes en marche vers Kamienieç, François, joint à Chocim par quelques janissaires, s'avança résolument, en remontant la vallée du Dniester, au cœur de la Russie-Rouge, dans l'espoir d'ébranler de nouveau cette province. Sa marche, protégée à gauche par les Carpartes et à droite par les nombreux affluents du fleuve, ne fut traversée que par quelques détachements perdus qui allaient rejoindre la grande armée russe, et auxquels il passa facilement sur le corps. Il parvint ainsi jusqu'à Sambor, à quinze lieues de Przemysl et de Léopol, aux sources mêmes du Dniester. Il en chassa une garnison ennemie et s'y établit pour recruter sa petite armée et confédérer la noblesse. Par une divination sympathique, que l'analogie des circonstances explique suffisamment , Casimir , débarrassé par plusieurs coups de vigueur des forces que l'on avait détachées de la grande armée à sa poursuite, convergeait de son côté vers cet endroit, à la tête de tout ce qu'il avait pu ramasser en Podolie. Les deux frères se revirent et s'embrassèrent devant leurs compagnons de douleur avec ce bonheur calme et solennel pour lequel les plus tendres surprises ne sont qu'un devoir de plus envers la patrie. Après une courte délibération, ils prirent une de ces grandes et habiles déterminations, qui, exécutées avec des forces réunies et bien commandées, étaient seules capables d'imprimer un caractère sérieux aux efforts de la nation, en changeant les ébats convulsifs des provinces en une véritable campagne. Le secret de la domination politique des Russes était tout entier dans le vasselage du roi et de Varsovie, où la criminelle imprudence des Czartoryski avait concentré et amoindri la puissance de l'Etat; mais le secret de leur domination militaire, et pour le moment c'était tout, reposait sur la liberté de leurs communications à travers la Litvanie, où en outre s'approvisionnait, se massait, s'encourageait, au milieu de la tranquillité et de l'abondance tout ce qui allait combattre sur la Vistule et sur le Dniester. Il fallait à tout prix, une fois au moins, entraver le llux chronique et incessant de celte invasion, afin de donner aux provinces occidentales la chance de détruire ce qui avait passé le Niémen. Le soulèvement réel et spontané de la Litvanie pouvait accomplir cette nécessité; mais nous avons déjà vu que cette province avait pour cela absolument besoin d'un encouragement extérieur, l'infirmité de son organisation sociale et etnographique l'ayant en quelque sorte réduite à l'état de colonie dans ses propres foyers. Les jeunes Pulawski résolurent de la délivrer de cette gène et de couper ainsi l'empire agresseur par le milieu. On comprendra de quelle portée eût été cette expédition, si toutes les forces gaspillées depuis un an, en détail, par trente chefs rivaux et indécis, se fussent trouvées maintenant sous la main de ceux qui la conçurent ; si, surtout, au lieu de s'obstiner dans sa mesquine rancune de magnat et dans sa présomption de diplomate, Potoçki eutjoint ses troupes égarées en Moldavie à celles des fils du grand citoyen qu'il avait bassement immolé à sa jalousie. Malheureusement les ressources de l'entreprise ne répondaient en rien k sa grandeur, et, si l'on se trouve obligé d'en admirer davantage la hardiesse, on ne peut s'empêcher d'en déplorer en même temps la stérilité. Quoiqu'il en soit, les confédérés, plies déjà, sous l'ascendant militaire de Casimir, à une discipline entièrement inconnue avant lui parmi ces bandes de déclamateurs de diétine, jurèrent, sans hésiter, de le suivre au bout du monde, s'allégèrent de tout ce qui pouvait embarrasser leurs mouvements, et, par une belle nuitde mai, se mirent en marche, parallèlement à la vallée du Bug, droit vers le nord, à travers de vastes forêts. Ils n'étaient pas plus de mille cavaliers; car Pulawski, qui fondait toutes ses prétentions sur les provinces mêmes qu'il allait traverser, laissait dans les montagnes son infanterie , ses bagages et le peu de mauvaises pièces de canon que les deux frères avaient emmenéesàSambor. C'était donc plutôt une escorte qu'une armée ; cependant, le mérite éprouvé de chacun des cavaliers qui la composaient, l'orgueil de la tâche qu'elle s'imposait avec une réflexion peu commune dans cette guerre inintelligente, jusqu'à la rapidité avec laquelle l'expédition venait d'être conçue et acceptée, tout y paraissait exceptionnel, tout y était sérieux et prévoyant. Le plus difficile semblait être alors de pénétrer par-delà la Prypeç. Les immenses marécages qui coupent dans toute leur latitude les provinces de l'est de la Pologne ne laissent aux communications du sud au nord qu'une étroite échappée par la vallée du Bug et Brzesc-Litewski. Les forces russes y étaient sanscesse agglomérées pour porter du secours à leur armée méridinale. Pulawski réussit cependant à les éviter, et se trouva dans les premiers jours de juin, avec sa véloce colonne, sur les terres de Brzesc, en arrière de tous les renforts envoyés au prince Galitzine, et au nœud de toutes les voies qui conduisent de Litvanieen Pologne. Le prince Radziwill se trouvait à quelques lieues de là seulement, entouré à la fois d'ennemis qui le surveillaient, et de clients qu épiaient ses ordres. Ces derniers, comme nous l'avons dit plus haut, avaient de nouveau pris l'aspect et la conscience d'un corps insurgé. Une parole du jeune prince eût ajouté un énorme crédit et plusieurs milliers de bons soldats à la troupe de Pulawski, à laquelle s'étaient déjà ralliés un régiment de uhlans tartares et six cents gentilshommes de Wlodawa, de Rat-nowo et de Kobryn. Tout ce qui à Bialystok entourait la vieillesse vigilante de Branicki était prêt à en faire autant. La Litvanie s'était réveillée soudain et paraissait n'attendre que le consentement de Radziwill pour se soumettre à l'autorité militaire du seul capitaine qui dans cette guerre fût déjà parvenu à se faire une réputation sérieuse. François, aussi adroit négociateur que son aîné était bon capitaine, avait déjà entraîné tous les hommes influents du palatinat, et, contre toute attente, y avait en quelques jours jeté les éléments d'une de ces vigoureuses unités administratives qui de tout temps avaient manqué aux insurrections polonaises. Dans un premier élan, la noblesse, de dix lieues à la ronde, accourutà Brzesc signer le manifeste de la confédération-générale. Les pères de famille quittaient leurs retraites, abandonnaient leurs villages aux incendiaires, leurs femmes et leurs enfants à la rage des paysans, pour boire et pleurer avec ce terrible monsieur Casimir qui, disait-on alors, avait déjà pourfendu plus de Moscovites de sa propre main, qu'il n'avait jamais compté de soldats sous ses ordres. Malheureusement monsieur<]asimir, à vingt-deux ans, ne buvait et ne pleurait point, parlait peu, et portait dans tous les actes de sa vigoureuse carrière cette sévère et impérieuse simplicité du vrai républicain, dont la noblesse polonaise et litvanienne avaient, depuis très longtemps, perdu le sentiment. Le fils d'un avocat, qui était parvenu à former des régiments sobres, soumis et silencieux, avec le plus indomptable, le plus orgueilleux, le plus entêté mélange de bravoure et d'anarchie dont se soit recrutée une insurrection, paraissait déjà à quelques uns chose suspecte et anormale. Des contrariétés beaucoup plus sérieuses vinrent se jeter à la traverse de cette naissante renommée. Il faut bien du tempsetbien desépreuvesàuneinsurrcction pour lui faire une existence et lui donner un pou- voir, mais il ne lui faut que la peine de naître pour avoir un système complet de partis et de répulsions intestines. Cela vient naturellement de ce que les opprimés sont déjà d'accord sur ce qu'ils ont à détruire, sans l'être encore ni sur les moyens de destruction, ni sur ce qu'ils veulent substituer à la chose détruite. Toute la Pologne vivante avait couru aux armes, mais la plupart ne savaient encore ni où porter leur force, ni comment la traduire. L'éclat du vieux Pulawski avait été comme une protestation de l'exaspération militaire contre les subtilités diplomato-législatives des évêques, subtilités dont le maréchal Krasinski et le régimentaire Potoçki s'étaient aussitôt constitués les champions. La république ignorait encore les noms de ses plus vaillants défenseurs, le sort de ses plus généreux martyrs, le but auquel la conduisait le destin, que déjà elle se sentait déchirée tout entière entre ces deux fonctions divergentes. La faction de la cour de Saxe, prudemment assoupie durant le soulèvement même, venait, maintenant que quinze mois de résistance couvraient la confédération de leur majesté, compliquer cette divergence de ses avares prétentions, de ses impopularités dynastiques, de sa compromettante superfluité, de tout ce qui rend l'alliance des monarchies si dangereuse aux Etals républicains. Bien que le jeune électeur, dirigé par les conseils de son ministre, le comte Sacken, et les Jésuites, affectât une complète indifférence à l'égard de la Pologne, tout ce qui restait d'autorité et de faibles ressources à la duchesse douairière, sa mère , était employé à soudoyer des partisans à Varsovie et dans les provinces. Le trésorier Wessel, à Varsovie, et un audacieux maréchal, Bierzynski, parmi les confédérés, passaient pour les agents déclarés de cette cour. Branicki, lui-même, Radziwill, les évêques et tous les magnats qui avaient contesté avec tant de persévérance el de fureur l'élection de Poniatowski, moitié par politique, moitié faute de meilleur drapeau, s'étaient laissé dire, sans trop se fâcher, amis et compères de la dynastie saxonne. Maintenant que l'insurrection était devenue sérieuse et que les événements les avaient éclairés sur l'inutilité elles périls d'une pareille alliance, ils prolestaient avec énergie contre l'opinion répandue sur eux à cet égard; mais c'était déjà un axiome si bien établi, que tout ce que ces chefs faisaient de bon ou de mauvais, de profitable ou d'hostile à la faction saxonne, tout était également attribué à l'influence secrète de cette puissance.Tous ceux qui suivaient la politique de l'évêque de Kamienieç, et c'était'malheureusement l'énorme majorité des confédérés, n'envisageaient l'insurrection que comme le masque et l'instrument passager d'une vaste opération diplomatique , à la tête de laquelle se trouvait la cour de Saxe, soutenue par toutes les puissances catholiques de l'Europe. Cette profonde horreur que les races amollies ont des situations extrêmes, et qui leur fait redouter l'isolement par-dessus la servitude même, rendait alors tout appui extérieur acceptable, et condamnait au contraire aveuglément ces hommes généreux qui, dans leur exaspération auguste, avaient, dès le premier jour clu combat, jeté le fourreau loin de l'épce, sans s'inquiéter s'il y avait derrière eux un tenant français, autrichien, turc ou saxon pour le porter. Toutes les préventions, tous les mauvais arguments que le parti diplomatique avait déjà soulevés contre le vieux Pulawski et ses fils, avaient devancé Casimir et François en Litvanie. Radziwill devait nécessairement accueillir ces soupçons; car il est remarquable qu'entre deux systèmes politiques, les âmes incomplètes et les esprits bornés choisissent presque toujours le plus subtil, le plus compliqué, le plus impénétrable à leur discernement. Ce brave jeune homme, qui ne savait que boire et sabrer, optait poulies légistes, les négociateurs et les interventions, accusant, lui aussi, la famille Pulawski et son éclat de témérité et cle précipitation. C'était tout naturel. Les troupes et la confiance du prince leur furent refusées. A cet exemple omnipotent, les bandes de la Samogitie, de Wilna, Minsk, Nieswiez et Pinsk, déjà en marche pour les rejoindre, retournèrent dans leurs forêts, sans réfléchir que les Russes ne leur pardonneraient pas plus d'avoir essayé que d'avoir réussi. Le vieux Branicki, lui-même, tiraillé entre ses généreux penchants et l'obsession de son entourage, n'osa se prononcer ouvertement sur le compte de ces jeunes héros, et se borna à leur envoyer de l'argent, les plus braves de ses janissaires, et un jeune prince Sapieha, héritier de ses espérances patriotiques et d'une partie de sa fortune. Ne sachant ce- pendant comment se débarrasser de pareils libérateurs, la Litvanie prit le parti, assez ingénieux au reste, de faire servir leur épée au triomphe de ce rêve de confédération universelle, légale et pacifique, dont l'évêque de Kamienieç avait fait le complément de ses négociations extérieures, et qui, grâce à sa nature symbolique et accommodante, était devenu un salut de conscience pour tous ceux qui chérissaient la liberté sans trop en rechercher le martyre. 11 futdonc décidé que l'invasion des Pulawski né serait envisagée, sous le rapport militaire, que comme un de ces intéressants accidents auxquels on applaudit autour de Fâtre domestique, les larmes aux yeux et la porte close; mais qu'en revanche on en tirerait le plus large parti possible sous le rapport législatif. Pendant que Pulawski et ses méridionaux concentreraient sur eux toutes les forces russes éparpillées depuis le Bug jusqu'à la Dzwina, les Litvaniens, saisissant le moment de cette diversion, assembleraient leurs diétines et y nommeraient les maréchaux appelés à figurer dans la confédération-générale de la république. Pulawski, qui ne discutait jamais les cas de bataille et n'estimait une charge qu'en raison de ses périls, accepta, sans sourciller, celle de mourir pour une utopie qui avait déjà tué.son père, noirci sa famille, arrêté l'élan des véritables révolutionnaires et faussé toutes les idées de l'insurrection. Sa résolution une fois prise, il n'eut le temps, ni de lui trouver des auxiliaires, ni de la plier aux infirmités de son isolement; car déjà les garnisons russes, attirées de toutes part sur Brzesc, lui avaient ôté jusqu'aux choix du lieu et de l'heure du combat. C'était dans la deuxième quinzaine du mois de juin ; François, chargé de tous les soins administratifs de l'expédition, amenait à son frère un léger renfort tiré des terres voisines; mais la noblesse, inquiète sur le sort de ses familles, et doutant que cette petite armée osât résister à la nuée qui s'avançait sur Brzesc, abandonnait en foule cette ville condamnée. Le 20 juin , au point du jour, deux divisions russes apparurent à la fois, venant en toute hâte de Biala et de Kobryn. Casimir confia la défense de Brzesc el de ses revers à un officier dévoué, et se précipita lui-même avec ses douze cents cavaliers à la rencontre des trois mille Russes qui venaient d e Kobr y n. Ce l te a t taq u e i m p élu e u s c fo n d it heureusement sur un tourbillon de kosaks qui, dans leur fuite précipitée, jetèrent le désordre parmi l'infanterie ennemie. Celle-ci, croyant s'avancer à une de ces faciles boucheries dont l'indiscipline et le désarmement de la noblesse lui avaient déjà fourni tant de cruelles occasions, marchait mal pelotonnée et sans ardeur. Une moitié à peine en était arrivée sur le terrain déjà jonché des cadavres de son avant-garde. Elle se rangea cependant précipitamment en bataille, protégée par les volées de quelques pièces de canon, et accueillit la première charge des Polonais avec un feu serré. La moindre hésitation perdait les confédérés, car d'une part une violente fussillade annonçait déjà par derrière le passage delà division venue de Biala, à travers le Bug et la ville, tandis que le reste de celle que Pulawski avait devant lui arrivait au secours de sa tète compromise. François, Casimir et Sziitz, jeune Hongrois plein de feu et de ressources, s'élancent, le sabre déjà rouge jusqu'à la garde, au plus profond de l'infanterie russe, entraînant leurs soldats dans leur irrésistible sillage, et renversent tout devant eux. Les confédérés arrivent ainsi, sabrant et foulant cette première ligne, jusqu'à un bois qui cachait encore sa déroute à la deuxième; de sorte que vainqueurs et vaincus l'écrasèrent à la fois, ceux-ci du poids de leur terreur, ceux-là du poids de leur triomphe. Tout ce qui ne prit pas la fuite à la faveur d'un terrain inaccessible à toute poursuite mit bas les armes. Mille Russes s'engagèrent, en laissant leurs officiers pour otage, à ne plus servir contre les confédérés et à évacuer immédiatement la Litvanie. Cinq cents avaient mordu la poussière, et le reste s'était dispersé. Ceux qui venaient de Biala, atterrés par cette nouvelle, s'écartèrent précipitamment de la roule de Brzesc. C'était uu de ces succès magnifiques, complets, éclatants, auxquels la confédération, chevalerie de déceptions et de souffrances, n'était point préparée. C'était le moment de constituer l'insurrection dans toute la Litvanie sous le commandement des Pulawski. Malheureusement le mouvement général des troupes ennemies vers le palatinat de Brzesc en avait chassé la noblesse, et Radziwill, alors précisément, confiait les soldats, l'artillerie et les munitions qu'il avait refusés à des gens de cœur et d'in- clligence, à un meneur de la faction saxonne. La possibilité même de fournir à la confédération ce renfort, attendu depuis un an , avait été amenée par l'incursion de Pulawski ; en attirant sur soi toutes les troupes ennemies, sans en excepter celles qui surveillaient Radziwill, cette incursion avait délivré le jeune prince et son nombreux entourage. Radziwill, comprenant en même temps son devoir et sa nullité, s'échappa de Riala et se réfugia kTeschen, au milieu du conseil-général, à l'entretien duquel il consacra pendant trois ans sa prodigieuse fortune. La confédération ne gagna réellement à cette évasion qu'un vénérable encombre ; mais c'était du moins pour l'ennemi un mécompte sérieux, un démenti sanglant, quelque chose que Catherine eût volontiers racheté par le plus grand désastre matériel et le sacrifice de ses vacillantes conquêtes. Elle ne put jamais pardonner au jeune prince ce qu'elle appelle dans ses lettres cette noire ingratitude. Cependant les frères Pulawski n'étaient pas hommes à s'arrêter en si beau chemin. La petite armée victorieuse s'avança aussitôt sur Slonim, décidée à pousser jusqu'à "Wilna, pour peu qu'elle fût sérieusement soutenue par la noblesse du pays. L'effroi et l'enthousiasme à la fois volaient à son avant-garde et triplaient son nombre. Dix mille Russes, répartis dans le nord de la Litvanie et les places fortes de la Dzwina, accoururent à marches forcées sur Kowno, Wtlna, Oszmiana et Minsk. Deux ou trois mille des plus avancés, ou réunis à la hâte par un sentiment commun d'épouvante, s'établirent sur la Szczara autour de Slonirn. Les Litvaniens, de leur côté, sortant peu à peu de leur torpeur, en même temps procédaient à leurs élections et venaient grossir les rangs de Pulawski.Russes eteonfédérés se heurtèrent au milieu des marécages de Slonim. Deux jours avanteette rencontre, les premiers avaient reçu unrenfortconsidérable. Leurs escadrons s'avancèrent imprudemment sur les pas de l'avant-garde polonaise, qui fit une fausse retraite, et, au débutmème du combat, attira cette cavalerie entre deux lacs et un bois où elle fut taillée en pièces. Alors Slonim fut enlevé, enseignes déployées , l'infanterie ennemie culbutée dans la Szczara, et la route de Wilna ouverte aux confédérés. Les forces polono-litvaniennes s'élevaient déjà à près de quatre mille hommes ; mais elles s'étaient appesanties en proportion de leurs succès par l'affluence d'une multitude de gentilshommes étrangers au métier des armes, de valets, de femmes, de chariots, accourus se réfugier sous l'égide de la victoire , de tous les coins de cette terre désolée. Capable de combattre avec désespoir sur un terrain arrêté, elle devenait une effroyable caravane d'entraves et de désordre aussitôt qu'on la mettait en mouvement. La rigide et véloce colonne de Sambor, deWIodaAva, de Bzesc, avait été comme engloutie dans cet attirail provincial, surlequel d'ailleurs l'autorité etle talent des jeunes chefs n'avaient plus d'action immédiate ; car, par une de ces contradictions fâcheuses qui font parfois douter de toute sagesse dans l'arrangement des choses humaines, l'empire du talent et de la force se perd précisément au milieu de ce qu'il évoque et protège. Les deux frères, souverains irresponsables à la tête de leurs cavaliers, n'étaient plus que des chevaliers d'aventure parmi les bagages et le tumulte de la noblesse litvanienne. On voulait bien leur accorder le privilège des périls militaires, mais à la condition qu'ils n'en useraient qu'au bénéfice de cette assemblée législative à laquelle les partisans de l'évêque de Kamienieç rattachaient tous leurs vœux et tout leur orgueil civique. Lorsqu'il fallut donc, à la suite des succès de Bzesc et de Slonim, opter entre une marche vigoureuse sur Wilna et la recherche d'un lieu paisible d'élection , toutes les voix s'élevèrent contre le premier de ces avis, qui était celui de Pulawski. Il fut décidé, h grand renfort de clameurs et de coups de sabre, qu'on se retirerait dans les forêts d'Augustowo, sur la frontière prussienne, où s'agitaient déjà les diétines de plusieurs districts du Nord, faisant et défaisant les représentants de la Litvanie. La fortune des libérateurs était fatalement asservie à celle des affranchis. Il fallait couvrir un convoi après avoir ouvert une conquête. Les deux frères se résignèrent, et dans les premiers jours de juillet toute cette émigration abandonna le chemin de Wilna pour s'enfoncer dans la vallée du Niémen, et défiler péniblement autour de Grodno. Les Russes, sauvés par cette faute, réunirent les débris de Bzesc et de Slonim à tous les détachements que, dans leur incertitude, ils avaient éparpillés le long du Niémen; et ils essayèrent d'embarrasser les confédérés dans le dédale marécageux , que projettent entre Grodno et Bialystok les affluents du Niémen et de la Nawer. L'infatigable courage de Casimir et la présence d'esprit de François firent face à tout. Tous ces passages inextricables, à travers des lacs et des digues étroites, qu'un peloton d'infanterie pouvait fermer à une armée entière, furent enlevés à la pointe du sabre, ou surpris sous les yeux de l'ennemi qui allait les barrer. Malheureusement les plus audacieux succès dans une lutte de ce genre-là pouvaient tout au plus couduire à une retraite éternelle. Fortune, bravoure , nombre même , tout y était enchaîné au salut toujours difficile, sans cesse alarmé, de quelques milliers de charrettes et de familles ; et il fallait, pour leur conquérir chaque jour une heure de paisible sommeil, déployer plus d'héroïsme et de vigilance que n'en eussent demandé peut-jêtre , après les victoires de Brzesc et de Slonim, la délivrance de Wilna et l'expulsion des Russes de tous les palatinats de l'est. Néanmoins, le but de ce laborieux pèlerinage fut atteint, lorsque escorte et convoi eurent franchi la hauteur de Suwalki , et gagné les épaisses forêts de l'ouest au milieu desquelles passe la frontière prussienne. Là, les Litvaniens pouvaient au moins assouvir, avec quelque sécurité, leur passion électorale, et se réfugier, au besoin , sur un territoire étranger. C'était , iomme on le voit, une ingénieuse imitation de cette assemblée de Bielsk qui, en enjambant la frontière austro-polonaise, s'était assuré à la fois la légalité de ses délibérations et une retraite facile en cas d'alarme. Ici le danger donna aux élections des Litvaniens une teinte d'unanimité et de précision, qui avait fait défaut à toutes leurs assemblées antérieures. Les maréchaux particuliers et le maréchal-général de la confédération du grand-duché furent nommés tous par acclamation, revêtus aussitôt des plus larges pouvoirs , et envoyés par des chemins différents à Gliniany, sur la frontière turque : rendez-vous assigné par l'évêque de Kamieuiee et son conseil à tous les délégués de la république. Pac, staroste de Ziolkow , auquel les gentilshommes assemblés l'année dernière à Nieswiez, avaient accordé par avance leurs suffrages, fut élu maré- chal-général de la confédération litvanienne. Les instructions des diétines ne changeaient rien au manifeste des confédérés de Bar : protestation solennelle contre les décrets de la commission warsovienne de 1767, expulsion des troupes russes du territoire de la république , négation de tout engagement quelconque entre les deux empires, rétablissement de la religion catholique dans sa souveraineté et satisfaction pour tous les torts commis envers l'Etat, soit par la tzarine , soit par son ambassadeur. On n'y faisait encore aucune mention du roi, bien que les plus hardis et les plus conséquents fussent d'avis de prononcer de suite l'interrègne. Aussitôt que les élections furent réglées et inscrites aux grods dont les confédérés purent disposer par force ou par surprise, l'assemblée se dispersa, les uns cherchant un asile sur le territoire prussien, les autres regagnant leurs provinces par des chemins détournés, quelques uns enfin, se joignant à la troupe du Pulawski. Ces derniers furent peu nombreux, parce que , le caractère de l'expédition ayant changé , la plupart considéraient leur tâche comme accomplie. D'autre part, presque tous les vrais soldats que les deux frères avaient amenés en Litvanie, avaient péri dans des prouesses journalières contre un ennemi acharné à leur poursuite. Après avoir ainsi sacrifié leur troupe, leur opinion et leurs succès à un ouvrage dont ils n'estimaient pas l'opportunité, il leur fallait retourner à leur point de départ, à travers mille périls et plus de cent lieues de distance. La plus flatteuse perspective qui les attirât vers ce but lointain, était de se recruter une nouvelle troupe dans les provinces qui avaient servi de théâtre à leurs premiers exploits, et de se jeter de nouveau sur les revers de la grande armée russe, engagée contre les Turcs et les bannis podoliens sur le Dniester; car la destinée de ces preux de la liberté était de secourir tous ceux qui les avaient méconnus : Litvaniens et Potoccy, prudents du nord et prudents du sud, ceux qui avaient fait mourir leur gloire et ceux qui avaient fait mourir leur père. Us quittèrent donc les forêts d'Au-gustowo à la tête de six cents hommes, dans la seconde quinzaine du mois d'août, harcelés en queue et en flanc par tous les détachements russes qu'ils avaient contenus et accumulés au bout de leur épée, durant les élections de la j confédération lituanienne. Au passage delà Na- j rew déjà, disent les mémoires de cette époque, ! cet orage, agacé par la pointe des carabelles polonaises, s'épaissit et les enroula dans ses anneaux de serpent. La marche des confédérés avait elle-même rapproché l'ennemi d'au delà et d'en ça le Niémen. Il fallait, en marchant toujours vers le sud, passer sur le corps à six mille hommes de vieilles troupes, ou périr. La petite colonne fut enfin enveloppée dans les forêts marécageuses de Loniazy. Le combat fut terrible, la déroute des confédérés complète. François, commandantl'avant-garde, fut tué sur le corps de sa jeune maîtresse, qui combattait en femme polonaise à ses cotés. Un officier russe, Grec d'origine, que ce héros avait sauvé d'une mort ignominieuse , après la déroute de Brzesc, et qui avait juré sur les plaies du Christ de ne plus servir contre les confédérés, fit hacher son cadavre en lambeaux. Casimir, entouré, de deux cents désespérés, traversa la masse des vainqueurs, toujours invulnérable et exterminateur; et ayant tué, dit-on, dans cette fatale journée, soixante hommes de sa main d'Hercule, il courut, haletant, ;i travers bois et marais, jusqu'à Bialystok , demander un asile au grand-général. Branicki, arrivé aux derniers instants de sa glorieuse vieillesse, alla à sa rencontre, appuyé sur le bras de la sœur du roi, son épouse, et l'embrassa en pleurant. Il lui livra son arsenal, le reste cle ses gardes ; puis , à l'approche de l'ennemi, le spirituel vieillard s'assit sur la terrasse de son châteu, disant, en vieux mousquetaire qu'il était, que Catherine n'oserait pas tirer sur le beau-frère de son amant. Cette tête blanchie, à laquelle s'intéressaient personnellement tous les rois de l'Europe, gêna, en effet, beaucoup l'attaque des Russes ; mais Casimir qui, après la mort de son père, de son frère François, de son cousin, et la disparition d'un troisième frère , fait prisonnier en Podolie, avait haie d'en finir avec la destinée, repoussa la bataille loin du réduit qui lui était offert. Mais là,après avoir vu les deux tiers de sa troupe se tordre et tomber sous le feu régulier et impitoyable de l'infanterie russe, feu qui rendait celle-ci invincible dans presque toutes les rencontres décisives, il se précipita, lui vingtième, dans un bois voisin, et disparut, pour ne ressusciter, qu'à cent cinquante lieues, et à trois mois de là, plus terrible et plus grand de tout le recueillement de sa défaite. Cependant, durant cette année si glorieu se et si fatale pour la famille de Pulawski, la confédération avait fait éclore quelques autres renommées militaires. La guerre de la tzarine contre la Turquie , devenue inévitable, refoulait,bon gré, malgré, sur le Dniester, une grande partie des forces occupées jusqu'alors exclusivement à contenir la Grande-Pologne , la Petite-Pologne et les palatinats prussiens. La première de ces provinces, sans tirer tout le parti qu'elle aurait dû de cette merveilleuse diversion , réussit toutefois, dès le mois de février, à mettre en campagne près de dix mille cavaliers, sans compter les bandes de paysans armés, dont la noblesse ne savait encore employer ni la résignation , ni la valeur. Jamais, d'ailleurs, cette multitude, dont la masse seule aurait fait reculer jusqu'à Warsovie les colonnes beaucoup moins nombreuses des Russes ne parvint à se donner un centre quelconque de pression. Malczewski , que nous avons vu élever à la dignité de maréchal de toute la Grande-Pologne confédérée, n'étendait jamais son autorité au delà du camp volant qui servait de licteur à sa majesté fiscale et jusliciaire. C'était un bonhomme très-peureux , excessivement jaloux d'un commandement qu'il ne savait ni exercer, ni déléguer , et, quoique naturellement bon, capable de tout pour conserver ce pouvoir si fragile. Les confédérés avaient dû plusieurs fois leur salut et même quelques succès importants à l'énergie et au talent de Gogolewski, lieutenant du maréchal, et le seul parmi eux qui comprît un peu la guerre. On avait déjà tenté de renverser Malczewski en sa faveur, lorsque le maréchal, s'étant emparé d'une correspondance insignifiante de son lieutenant avec le prince Wolkonski, le fit impitoyablement fusil 1er, comme entretenant des relations secrètes avec l'ennemi. Après avoir ainsi immolé à sa défiance le seul capitaine qui fût en état de lui épargner les embarras du commandement, Malczewski, ne sachant où donner de la tête, rassembla aux environs de Warta à peu près deux mille horn ' mes avec presque autant de chariots, chargés de femmes, de vieillards , de conseillers, de prêtres , de scribes, de paperasses administratives, de vaisselle et de meubles, de dépouilles et d'impôts de toute nature; puis il se retira vers Kalisz. Drewilz qui, l'armée dernière, avait payé ses excursions sanguinaires par de nombreuses défaites, s'avança timidement sur les traces des'confédérés, tandis que le colonel Bialoîipskoï les attendait devant Tursk, à deux milles de Kalisz, avec douze cents hommes et quelques pièces de canon. Toutefois, l'arrivée des confédérés, poussés en quelque sorle par leur propre désordre, fut si rapide et si impétueuse que l'infanterie russe, renversée du choc, n'eut que le temps de se barricader dans les granges et les maisons du bourg, après avoir laissé bon nombre des siens sur le carreau. Cepremier succès ne pouvait malheureusement avoir d'autres conséquences pour un ouragan de cavaliers et de bagages, plus surpris de se trouver vainqueurs qu'habitués à profiter de la victoire. Au lieu donc de se jeter hardiment et successivement sur Drewitz et Renn , comme ils venaient de le faire sans réflexion à l'égard de Bialoîipskoï, les confédérés , craignant que ces trois colonnes ennemies ne se réunissent le lendemain devant ou derrière eux, se séparèrent aussitôt chacun selon son caprice ou ses préjugés. Ceux de la Poznanie passèrent la Prosna, et ceux de la Cujavie , la Warta. Malczewski, abandonné avec six cents chevaux et son labor scythique, se dirigea à tout hasard, parWielun, vers la forteresse de Czenstochowa. Ce monastère célèbre occupe , entre les montagnes de la Krakovie et de la Silésie, une situation dont l'importance militaire s'était déjà révélée dans les guerres d'indépendance que les provinces de l'ouest avaient eu à soutenir contre les invasions suédoises et saxonnes. Elle en puisait actuellement une toute particulière dans sa proximité des lieux que parcouraient l'évêquede Kamienieç et les dépositaires de son autorité. Les moines y tenaient à leur solde , et pour garder leurs trésors, une garnison permanente. Mais bien que d'une part les besoins passablement révolutionnaires des confédérés, et de l'autre, l'inaccessibilité de leur retraite, donnassent à ces soldats de Jésus-Christ à la fois le pouvoir et l'envie de lever leurs ponts-levis , la bonne naturepolonaisc l'emporta, ctilsadmirentMalc- TOfllE III. zewskidans l'enceinte delà forteresse, au risque de se faire écraser et piller pêle-mêle avec lui. Bialoîipskoï ne tarda pas à paraître, renforcé par Drewitz et toutes les petites garnisons que les Russes avaient tenues, pendantl'hiver, renfermées dans les villes de la grande Pologne. Malczewski avait recueilli, de son côté, quelques-uns de ces escadrons sans asile et sans drapeau , qui sillonnaient en tous sens le sud et l'ouestde la république. A peu près mille confédérés , ayant emprunté aux moines quatre petites eouleuvrines et une compagnie d'infanterie, coururent rapidement se ranger en bataille sous la chapelle de Sainte-Barbe, dans une plaine qui s'étend à l'ouest à une portée de canon des hauteurs que couronne le monastère , tandis que cinq cents autres, aux ordres des colonels SierakowskietGrabowski, lésaient bravement tête à une seconde colonne arrivée de Klobuck en même temps que Bialoîipskoï. Les Russes avaient réuni deux mille cinq cents hommes et six pièces de canon. La lutte fut longue, sanglante et indécise. La colonne opposée à Grabowski et à Sierakowski fut deux fois repoussée et presque détruite ; mais Bialoîipskoï parvint vers le soir, malgré des pertes considérables, à s'emparer de la chapelle de Sainte Barbe et de l'artillerie des confédérés , renversée de ses affûts au bout de trois ou quatre décharges. Le maréchal qui, comme on le pense bien , était resté, pendant tout le combat, sur les hauteurs au milieu de ses conseillers et de ses bagages, prit la fuite par la vallée delà Prosna, aussitôt que les confédérés eurent évacué la plaine de Sainte-Barbe; à peu près huit cents chevaux le suivirent, couverts dans leur retraite par Sierakowski et Grabowski. Tout cela se répandit de nouveau, comme une large etpuissantemisère,hurlant et bulinantà travers laGrande Pologne, vers les palatinats prussiens, raccrochéenroute par les escadronsqui avaient abandonné leur maréchal sous Kalisz ; traqué de gauche par les Prussiens et les Russes établis autour de Posen ; traqué de droite par Renn et Drewitz; traqué de front par les régiments royaux et les sorties russes de Thorn , de Culm et de Marienwerder. Devant cette longue procession de douleur et de vengeance, que rien ne pouvait ni complètement formuler, ni complètement abattre, se levaient successi- * vcment,avec la poussière des chemins, les provinces de Thorn , de Culm , de Dobrzyn ; puis endeçà de la Wistule, laCujavie,puis toute la Mazowie jusqu'à Lenczyca, jusqu'à Lowicz. Tandis que la Litvanie accueillait l'invasion des frères Pulawski; que les provinces du sud se personnifiaient dans les confédérés réfugiés parmi les Turcs , sous la conduite de Potoçki et de Krasinski; que les Krakoviens, échappés au désastre de leur ville, se retranchaient dans les montagnes de la Russie-Rouge, et que les palatinats de l'ouest et du nord-ouest acceptaient tacitement le maréchalat de Malczewski, les districts de la Petite-Pologne, situés entre la Pilicaet la Haute-Vistule, avaient confié leur contingent à ce Bierzynski qui passait pour l'agent le plus actif de la faction saxonne. A l'aide des secours que cette faible puissance lui fit parvenir, et renforcé par les troupes réunies sous les yeux du prince Radziwill, dans la Podlachie, Bierzynski se rendi t si redoutable,dans le courant de l'année 1769, que le comte Weimarn jugea nécessaire de lui opposer à la fois toutes les divisions russes chargées de garder Warsovie sur la rive gauche et sur la rive droite de la Vistule. Bierzynski, brave, vigilant, employant toujours en masse ses quatre mille confédérés, sépara les forces ennemies, les battit en détail et jeta l'alarme jusque dans Warsovie. Mais alors, enflé de ses succès, et soutenu dans son ambition par le dangereux protectorat dout il relevait, Bierzynski refusa de reconnaître l'autorité du conseil suprême établi à Bielsk (1), et se fit proclamer par ses troupes maréchal-général. Pour légitimer cette usurpation , il prit le singulier parti d'embrasser, avec sa petite armée, dix fois plus d'espace qu'elle n'en pouvait défendre. Surpris dans cette extravagante manœuvre par le colonel Galitzine, qui venait de rallier ses débris autour d'un dernier renfort tiré de Warsovie, Bierzynski fut défait à son tour, perdit son artillerie, ses bagages, et se trouva abandonné, avec une poignée de cavaliers, entre la poursuite acharnée du vainqueur et le ressentiment du conseil-suprême dont il avait décliné la souveraineté. Ce dernier, inquiet de l'empire que la faction saxonne prétendait exercer parmi les confédé- (l) Bielsk, Biala, Bielitz, même ville polouo-silé-sienno, qu'il ne faut pas confondre avec la ville cle Biala, dans la Podlachie. rés, et ne voyant dans Bierzynski qu'un fatal intrigant, donna à Dzierzanowski, coureur d'aventures, dont nous avons déjà eu occasion déparier, la commission de l'arrêter au milieu de ses troupes. Dzierzanowski, qui avait déjà failli enlever Repnine dans son palais même , à Warsovie, exécuta plus tard cet ordre difficile avec une rare détermination. Mais Rier-zynski réussit à briser les fers dont il était déjà chargé, pour se rendre peu de temps après à Drewitz. Son armée se dispersa par compagnies, et se fondit dans d'autres confédérations. Il arri va donc,par une bizarrerie assez commune dans les soulèvements fédératifs, que la médiocrité et la défiance l'emportèrent sur toutes les renommées de quelque valeur, et que les provinces les plus mal partagées en chefs militaires tinrent, cette année, le plus longtemps et le plus vigoureusement contre l'ennemi. L'automne de 1769 vit toute la résistance des républicains refluer précisément vers ces palatinats de l'ouest que l'ineptie et la pusillanimité proverbiale de Malczewski semblaient d'abord avoir condamnés à une extermination générale. Sa popularité tenait d'une part à sa soumission vis-à-vis du conseil-suprême et de l'évêque de Kamienieç; de l'autre,à cette faeondeprolixe, ostentatrice et accommodante qui lui était commune avec la noblesse démoralisée de cette époque. Derrière lui d'ailleurs, et pendant que les Russes le pourchassaient dans les palatinats prussiens , Posen , Gnèzne et Rydgoszcz avaient fait un nouvel et vigoureux effort avec l'active coopération du prince Sulkowski, et sous le commandement d'un simple garçon bouclier de Gnèzne, nommé Morawski. Celte espèce de Samson, qui dans les abattoirs de son père assommait le plus farouche taureau d'un coup de poing, s'avisa un beau jour de prendre le bourgmestre de la ville, Gryzinger, pour un taureau , par la seule raison que c'était un Allemand et un bourgmestre. Obligé de fuir, il s'enrôla dans la première bande de confédérés qui vint à passer devant Gnèzne, et fut fait lieutenant par acclamation pour avoir tué , dans une seule ronde , une vingtaine de kosaks. Malczewski, qui, à l'instar des papes, se dépêchait d'appliquer son droit d'investiture à tous les faits accomplis, lui envoya un brevet de colonel, et le chargea de couvrir toutes ses retraites, ce qui n'était pas une besogne m légère. Mais Morawski à lui seul valait un escadron. Cette stature de géant et ce bras de bourreau, partout présents et infatigables au meurtre, inspirèrent un si profond effroi aux Moskovites, que le prince Wolkonski envoya au colonel Apraxime l'ordre exprès d'attacher ses troupes à la poursuite personnelle du terrible confédéré. Morawski, laissé dans la province pendant que Malczewski s'en éloignait , extermina avec son régiment de Pozna-nienstoutee qu'on lui lança à la tête, et en quatre mois se créa une espèce de souveraineté militaire qui s'étendait depuis la frontière prussienne jusqu'à la Cujavie. Malheureusement cet homme au cœur et aux muscles de lion dut se trouver étourdi et déplacé aussitôt qu'il lui fallut commander à la fortune autrement qu'à coups de sabre. Généreux, d'une ambition bornée, doux à tout ce qui lui était inférieur, mais dissolu, indolent, entêté et susceptible, comme toutes les natures qui s'élèvent par un mérite exclusif au-dessus de leurs pairs, il s'arrêta précisément aux limites auxquellescommencent à se développer les natures cultivées. On remarqua bientôt qu'il ne se souciait plus de sortir de son empire de garni-saire à la recherche de nouveaux dangers, et que, content d'avoir balayé autour de soi un petit cercle d'infranchissable terreur, il prétendait y boire et y dormir à son aise pour tout le temps qu'il avait sué à égorger du bétail. Toutefois la renommée de cette oasis de franchise insurrectionnelley attira viteMalczewski et tout ce qui avait jusqu'alors erré à l'aventure entre la Silésie, la Rasse-Vistule et la frontière prussienne. L'autorité confédérée de ces provinces, déjà partagée entre la suprématie bénévole du conseil suprême , la dictature sous-entendue du maréchalat, l'influence locale du prince Sulkowski et le pouvoir exécutif de Morawski, se compliqua encore d'uue chambre conseillère, établie à Posen ; imitation funeste et subalterne du conseil suprême. On n'en comprit d'abord ni l'abus, ni la super-lluité, parce que son administration parut introduire, au milieu des confédérés, un ordre et une activité qui n'étaient que l'ouvrage du dévouement civique et de la vitalité naturelle de ces riches provinces. On y organisa enfin une véritable armée à l'aide des bandes déguenillées et abruties qui, depuis deux ans, battaien t tout l'ouest de la république sans gloire et sans accord. La cavalerie, bien montée et passablement équipée , reçut des numéros d'ordre et des chefs réels. L'infanterie, recrutée dans les villes et dans les campagnes, manquait de fusils, d'esprit de corps et d'instruction ; on en mit sur pied plusieurs compagnies qui ne furent jamais employées convenablement, et qui périrent en grande partie de fatigue et de misère, avant d'avoir essuyé le feu de l'ennemi. L'artillerie manquait tout à fait ; elle ne se composait guère que d'une dizaine de ces mortiers d'église et de couleuvrincs rouillées, auxquels les solennités paroissiales confiaient trois fois par an la manifestation de leur allégresse. Toutes ces forces, dont l'effectif pouvait être évalué à sept ou huit mille hommes , furent distribuées entre les colonels Morawski, Skorzewski, Sie-raszewski, Grabowski et Sierakowski, et s'augmentèrent encore, pendant l'hiver, du contin gent prussien commandé par le régimentaire Mazowiccki. Drewitz, Renn, Bialoîipskoï et Apraxime, battus chacun à leur tour par Morawski, et chassés de toute la partie orientale de la Grande-Pologne, se tinrent immobiles derrière la Warta, pendant tout ce travail organisateur, demandant sans cesse du renfort au prince Galitzine et au comte Weimarn. La division, chargée de soumettre les palatinats prussiens, s'avança de Thorn pour pénétrer au milieu de ce foyer menaçant; mais arrêtée par Mazowiccki, entre Radomin et Nieszawa, et abordée presque aussitôt par les deux colonnes de Morawski et de Skorzewski, elle perdit quatre cents hommes sur le champ de bataille, et se retira en désordre vers Culm. Ainsi donc, bien que refoulée cette année par les défaites de Pulawski, de Bierzynski, des méridionaux et des Krakoviens, aux extrémités occidentales de la république, sur les montagnes de la Russie-Rouge et dans la vallée du Dniester, la confédération s'était assurée pour l'année 1770 une attitude encore très-redoutable. La Russie commençait à trembler sérieusement sur les conséquences de cette lutte interminable etacharnée. Les inquiétudes de sa possession avaient été gravement distraites par la guerre de Turquie, et à Warsovie même sa politique, ordinairement si persistante, si aguerrie, avait été humiliée et défiée parla grandeur des événements. Évidemment, en assurant son oncle et la tzarine de la possibilité d'une conquête pacifique, ou bien Repnine a vait cherché à jouer son cabinet, ou bien il s'é-tait laissé jouer lui-même par la faction russo-royale. Les premiers cris de vengeance et deré-volteparvenusàSaint-Pétersbourgrctombèrent sur le cruel ambassadeur avec les apparences de la plus complète disgrâce. Panine lit annoncer avec douleur, à Stanislas-Auguste, que sa souveraine retirait sa confiance à Repnine, emporté souvent par uu zèle mal entendu mais sincère au delà des intérêts communs aux deux empires, et que le prince Wolkonski le remplacerait bientôt dans l'épineuse et ingrate mission de ministre auprès d'une puissance obstinée à méconnaître ses plus chaleureux protecteurs. Repnine essaya de conjurer sa perte par un de ces hardis succès auxquels les circonstances du moment donnentparfois un prix inespéré. Il s'agissait d'entraîner Stanislas-Auguste dans une alliance offensive contre la Turquie , ce qui eût en même tempsramené une partiedes confédérés sous son drapeau, et compromis irrévocablement cet infortuné monarque dans les plus intimes brigandages de la Russie. La paresse du roi le sauva d'un piège qu'aucune vertu ne lui eût fait éviter. Il répondit aux instances de l'ambassadeur par un refus formel, et ses oncles l'appuyèrent avec une hauteur qui fit sentir à Repnine toute l'étendue de sa déchéance. Bientôt l'arrivée du prince Wolkonski, vieillard fatigué des affaires, souple par habitude, indulgent par indolence, annonça non-seulement la révocation de l'abominable proconsul qui avait soulevé cette guerre d'extermination, mais aussi un changement absolu dans les moyens que la tzarine avait employés jusqu'alors pour établir sa domination en Pologne. L'abus précipité que Repnine avait fait de son omnipotence, au mépris de toutes les maximes d'opportunité et de dissimulation qui servent de principe à la science des envahissements moscovites, avait décidé le cabinet de Saint-Pétersbourg à partager la délégation de sa tyrannie entre plusieurs responsabilités. Les affaires militaires furent retirées au nouvel ambassadeur et confiées à ce général Weimarn qui avait refoulé les premiers confédérés en Moldavie et puissamment contribué de sa personne à faire éclater la guerre entre la Porte et la tzarine. Même les fonctions administratives et internationales de l'ambassade, jusqu'alors illimitées, furent soumises à un contrôle soupçonneux. Le cabinet de Saint-Pétersbourg croyait en imposer ainsi aux Polonais et à l'Europe, et leurrer la république par la perspective d'un protectorat moins révoltant ; mais ce morcellement d'oppression, ayant pour premier résultat nécessaire de départir aux subalternes une plus large portion d'arbitraire, ne fit qu'augmenter et étendre encore, s'il était possible, l'horreur du nom moscovite dans les provinces insurgées. La cour, au reste, n'y gagnait qu'un plus haut degré d'exécration et de mépris, parce que, réputée plus indépen-pendante, elle assumait sur elle tout ce qu'on reprochait de moins au nouvel ambassadeur. Stanislas-Auguste, parvenu à ce point d'abaissement où la royauté ne se croit même plus les obligations extérieures de son rôle, s'était arrangé une existence de prisonnier sur parole. Pendant que sa patrie nageait dans le sang, pour n'avoir pas su l'immoler avec ses frères, ses oncles et ses protecteurs, lorsque toute cette faction sacrilège ne s'était pas encore conquis de prétentions historiques, le malheureux courait 1 es bals, les tripots et les coulisses, en compagnie de Repnine, de Karr, de Braneeki, de toute cette régence byzanto-tartares, aux appétits sauvages de laquelle une parricide, une prostituée, avait abandonné l'escompte de ses abominables conquêtes. Journellement insulté par ses compagnons de débauche, poursuivi jusqu'au fond de sou palais par l'indignation dès Warsoviens, objet de pitié et de défiance pour les savants , les faiseurs de vers, les charlatans et les artistes, dont sa vanité de bel-esprit s'était composé une auréole illusoire, il s'enveloppait avidement et sans honte dans ce martyre immoral, croyant y trouver une excuse d'impuissance et un argument irréfutable en faveur de cette commode neutralité dont il prétendait se faire une règle personnelle au milieu de tous les désastres publics. Les princes Czartoryski, abattus, mais non point convaincus, préparaient dans le dédaigneux silence de leur défaite les hommes et les éléments d'une diète constituante , comme si, uniquement occupés de justifier leurs funestes systèmes devant la postérité, ils ne jugeassent plus les événements du jour ni dignes ni susceptibles de s'accommoder de leur acre génie. Mais dès l'instant ou eux et André Zamoyski avaient retiré leurs conseils à la cour, ce qu'on avait pu jusqu'alors décorer avec quelque apparence du titre de parti royal s'était complètement éclipsé sous l'ombre sanglante de l'ambassade moscovite. Stanislas-Auguste, incapable par lui seul d'aucune manifestation sage ou cruelle, s'était prévalu, avec une joie secrète, de cet abandon officiel, pour céder jusqu'à cette part d'autorité qui lui revenait dans sa propre faction à titre d'associé et d'instrument» Le peu de troupes et d'argent que lui laissaient les embaucheurs. et les percepteurs de la confédération étaient employés, les premières à garder ses domaines particuliers, celui-ci à pensionner des sculpteurs et des danseuses. Tous les soins de l'administration, de la tyrannie et de la sécurité communes , étaient à la charge de l'ambassade alliée, et les serviteurs les plus dévoués, les plus immédiats, les gardes du corps et les laquais de cette monarchie dérisoire étaient si bien appris à cet égard, qu'à chaque expédition russe dans les provinces, qui laissait Warsovie sans autres troupes que les régiments de la couronne, tout ce qui tenait d'une façon quelconque au palais princier emballait et se préparait à la fuite. Ces compagnies même que Braneeki, Byszewski, Choiecki et autres favoris avaient levées au moment du danger parmi les dissidents, et dont la fidélité paraissait alors aussi puissamment garantie par leur haine religieuse que par leurs exploits militaires contre les insurgés du midi, n'attendaient maintenant, pour passer sous le drapeau des confédérés, que l'arrivée triomphante de ceux-ci à Warsovie, tant le caractère du roi leur inspirait de défiance et de mépris, tant la sympathie du pays pour ses généreux libérateurs était devenue éclatante el unanime. Tout ce qu'il y avait à Warsovie déjeune, de consciencieux , d'indépendant par sa position ou son caractère, abandonnait cette impure Sodome et courait à travers les menaces de mort et de Sibérie, chercher sa part de sacrifice et de disgrâce parmi les confédérés. La ville elle-même était légalement liée au soulèvement général et s'y trouvait représentée par une confédération formée sous le bâton des maréchaux Tressen-berg etZakrzewski, connus de toute la Pologne pour avoir tenté deux ans auparavant le massacre du roi en pleine diète. Un contingent spécial, composé d'émigrants warsoviens et commandé par un régimentaire, nommé Ba-chowski, avait été affecté à la délivrance cle cette capitale. Une pareille combinaison n'avait pu être que le résultat de cet étroit esprit de fédération et de petite guerre qui abandonnait à chaque commune , à chaque débris de la république, l'honneur particulier et local de ses soucis. Néanmoins Bachowski, stratégiste à la façon du boucher Morawski , profitant avec sagacité du départ des troupes de ligne russes pour le midi et l'ouest, s'empare successivement de trois grandes îles boisées au milieu de la Vistule, y surprend et y égorge plus de cinq cents Kosaks, établit son quartier général à Praga et se dispose, trop longtemps malheureusement, à pénétrer dans Warsovie même, où les agents de la confédération lui ont ménagé des intelligences parmi les compagnies royales, et jusque dans le palais de Repuine-Cet ambassadeur, toujours tremblant et toujours furieux, montait déjà en voiture, hué par les gardes polonais préposés à son escorte, lo r sq u'o n vi n 11 u i a n n oncer qu e l'orage s'é tai t dissipé de lui-même. Ces alertes renouvelées par touteslesbandesdelaMazovieetdelaPodlachie. qu'une première audace amenait souvent jusqu'au milieu des faubourgs de la ville et qu'une indécision panique en chassait aussitôt, finirent par ne plus faire de sensation. Les longues agi-talions se créer»t de ces habitudes chroniques et indéterminées auxquelles ne peut s'appliquer aucun des caractères par lesquels nous sommes convenus de distinguer la force de la faiblesse. Russes et Polonais s'aguerrirent tellement à cet équilibre de réciproque impuissance, que les désastres les plus affreux, comme les succès les mieux entendus, passaient de part et d'autre sans que ni les uns ni les autres songeassent à en tirer une conclusion définie. Il y avait cependant cette différence entre Pimpéritie de la résistance des confédérés et l'impéritie de l'invasion moscovite, que celle-ci était un gain de temps, tandis que celle-là n'en était qu'une funeste consommation. La Russie ménageait sa vigueur pour le moment terrible où, débarrassée de la guerre de Turquie, elle pourrait, année à la fois de ses trophées et de ce concours européen toujours assuré aux for- 286 LA POI tunes insolentes, tomber sur ia république de tout le poids de sa puissance intérieure et extérieure. Les confédérés, au contraire, gaspillaient dans le morcellement et la mésintelligence le peu d'années et le peu de chances que leur accordait cette diversion. Au reste, cette guerre de Turquie, sur laquelle les premiers confédérés avaient fondé lapins large part de leurs calculs, venait de prendre, dans ses rapports avec les intérêts de la république, une assez singulière tournure. Au mois d'avril-1769, une armée de trois cent mille Turcs s'était précipitée de toutes les provinces de cet empire, jadis si redoutable, vers ia Moldavie. Au moment où le prince Galitzine traversait le Dniester à la tête de trente mille Russes pour surprendre Chocim, le visir Mé-hémet-Emin, était encore arrêté au passage du Danube par le désordre de ses troupes, la famine et l'aversion secrète des pachas pour une guerre qui dérangeait leur repos et leur fortune. Pendant cette halte tumultueuse de l'armée ottomane , les Russes avaient rapidement investi Chocim, se fiant à la parole du pacha, qui s'était engagé à leur livrer la place pour une somme convenue. Mais cette trahison ayant été découverte et prévenue par le supplice du misérable qui s'en était rendu coupable, et les Russes ignorant presque absolument la science des sièges, Galitzine, pendant plusieurs jours affamé et tourmenté dans son camp par les coureurs ennemis , fit rentrer son armée en Pologne. Les Turcs tombèrent sur son arrière-garde et la taillèrent en pièces. Ce premier succès des Ottomans, également exagéré par ceux qui redoutaient et par ceux qui désiraient la continuation de la guerre, retentit à Constantinople comme une victoire sérieuse. Le sultan, proclamé Gazi dans la Grande-Mosquée, au milieu des pompes religieuses, envoya aussitôt à son visir des ordres pressants et sévères pour marcher sans délai en avant. Méhémet-Emin, confondant jusqu'alors dans une haine et clans un mépris communs la nationalité, la géographie et la politique des Russes et des Polonais, avait très-mal accueilli le régimentaire Potoçki, chargé par les confédérés réfugiés en Moldavie de lier l'invasion ottomane aux intérêts de la confédération. Toutes les démarches du régimentaire à Constantinople, pendant les préparatifs de cette guerre, avaient tendu à détour- OGNE. ner sur les provinces russes l'orage de l'invasion ottomane. Le divan, en tant qu'il était possible de s'entendre avec un gouvernement semblable, avait paru se rendre à des raisons aussi justes; mais le visir, ne comprenant rien aux distinctions que Potoçki établissait entre la république asservie et la république protestant, entre Stanislas-Auguste, auquel le sultan avait formellement déclaré la guerre, et la confédération qui appuyait cette déclaration, repoussa durement les remontrances du régimentaire à cet égard, et annonça qu'il entrerait en Podolie et traiterait en ennemi tous les Polonais qui ne se présenteraient pas devant lui un mouchoir au cou et criant merci. La terreur se répandit jusqu'à Warsovie. La cruauté et le despotisme des Russes ne paraissait qu'un mal tolérable à côlé de cette effroyable el persévérante barbarie des musulmans, contre laquelle la république avait lutté pendant cinq cents ans, et dont elle n'avait été entièrement délivrée que par le grand Sobieski. On savait, d'ailleurs, combien il était facile k Catherine de tourner cette alarme de la république au service de ses desseins, et cette diversion, qu'un Etat infortuné avait d'abord appelée de tous ses vœux, faisait déjà frémir toutes les provinces méridionales. L'évêque Krasinski lui-même écrivait au régimentaire qu'invoquer le secours des musulmans contre les schismatiques, c'était mettre le feu à la maison pour en chasser la vermine. C'est alors que Repnine chercha vainement à entraîner Stanislas-Auguste dans une coalition offensive contre le sultan, en lui représentant que Turcs et confédérés en voulaient également à sa couronne, que les républicains attendaient l'invasion de leurs alliés pour se soulever sur tous les points de la Pologne , et que déjà la cession de la Podolie et de l'Ukraine était proposée par ceux-ci aux Ottomans, en échange de leur appui. Ce dernier soupçon, accrédité , on ne sait comment, parmi les sots et les neutres,avait même ébran lé un instant cette estime chaleureuse et unanime dans laquelle les intérêts et les préventions les plus contradictoires s'étaient jusque alors accordés envers les confédérés. De pareils rapports ne pouvaient durer longtemps entre les ennemis de la Russie sans donner à celle-ci, tout d'abord, une prépondérance tellement manifeste que la politique la plus infirme n'eût à s'en apercevoir. Aussi, quel que fût l'aveuglement du divan et des subalternes qui entouraient le sultan, ce prince, personnellement supérieur à son époque et à son empire, se hâta de remédier à une méprise aussi fatale en imposant au visir les égards les plus éclatants pour la république en général, et pour les réfugiés de la confédération en particulier. Aussitôt Potoçki, soutenu par le khan des Tartares et l'autorité directe de Mustapha, fut admis au conseil du visir, et traça un nouveau plan de campagne que Méhémct-Emin fut contraint de subir en dépit de toutes ses antipathies. On convint de porter les forces principales de l'armée turque et toute celle des Tartares, par la Nouvelle-Servie, vers le bas Borysthène, tandis qu'un simple corps auxiliaire aiderait les confédérés à délivrer la Russie polonaise, et que la réserve,aux ordres du visir, se tiendrait à Bender pour appuyer l'une ou l'autre de ces ailes selon le besoin. Ce plan était incontestablement le meilleur que pût adopter le visir, puisqu'il arrachait violemment les Russes des provinces polonaises, et donnait à celles-ci le loisir de devenir immédiatement redoutables à l'armée qui les évacuerait pour aller disputer aux Turcs et aux Tartares les goubernies méridionales de l'empire. Mais aussi il était facile de prévoir que le visir, marchand rancuneux et entêté, préférerait périr avec ses hordes plutôt que de céder aux lumières d'un misérable réfugié. Un mois entier se passa en tergiversations et en mouvements ruineux, pendant lequel toute l'armée russe, commandée par le Livonien Renekampf, entra pour la seconde fois en Moldavie et tomba sur la colonne du pacha de Rome lie, qui, renforcée par le petit corps de Potoçki, s'avançait de Jassy sur Chocim. Aux premiers coups de canon les Turcs se dissipèrent. Potoçki, inébranlable avec les confédérés et l'escorte du pacha, traversa cette affreuse déroute et se jeta dans Chocim, que l'armée russe investit aussitôt. La seconde légion des confédérés, commandée par le maréchal Krasinski, eut moins de bonheur. Arrivée trop tard, avec dix mille Tartares, pour soutenir Potoçki, elle fut repoussée sur Bender, qu'elle n'atteignit même pas, abandonnée de ses auxiliaires et presque anéantie dans sa retraite par la famine et les maladies. Le visir, bien décidé à bouleverser toutes les dispositions du régimentaire, avait, aussitôt le départ de celui-ci, changé la marche de son invasion. Les corps, détournés les uns après les autres de leur première destination , venaient, chacun à leur tour, se débander sur la route de Jassy, la plupart sans avoir atteint Chocim et abordé les Russes. D'ailleurs, tous les désordres qui avaient déjà ruiné l'année turque sur les bords du Danube se renouvelèrent au camp de Bender, avec un tel retentissement que le sultan, doublement irrité contre le visir, envoya chercher sa tête par les capi-gis. Durant toute cette anarchie, Chocim devint l'unique boulevard, et Potoçki, avec ses confédérés, l'unique providence des Ottomans. Huit sorties heureuses et successives y avaient ouvert asile à vingt mille Turcs à travers l'investissement moscovite. Enfin une nouvelle armée et un nouveau visir parurent, le 5 août 1769, sur les revers de l'armée assiégeante, et la forcèrent à une retraite précipitée. Molda-vangi, c'est ainsi que se nommait le nouveau chef de l'armée ottomane, proclama Potoçki sauveur de l'empire au milieu de cent vingt mille hommes, et le sultan lui envoya toutes les marques de distinction que la loi musulmane permet d'accorder aux Giaours. Mais la violence des événements avait, contre tous les efforts de Potoçki et du sultan lui-même, ramené ainsi la campagne sur le Haut-Dniester. La république se trouvait plus que jamais menacée d'un débordement de barbares; car, quelles que fussent l'estime et la bienveillance du nouveau visir à l'égard des Polonais, il n'était au pouvoir d'aucune volonté d'empêcher que ces cent vingt mille coupeurs de têtes, en mettant le pied sur un Etat au roi duquel le sultan avait solennellement déclaré la guerre, ne s'y considérassent comme en pays conquis. L'armée de Galitzine, épuisée dans un siège inutile et démoralisée par l'évidence de son infériorité, disparaissait en quelque sorte dans l'ombre projetée par cet ouragan. Le 1er septembre, les ponts furent achevés et l'avant-garde turque vint camper sur la rive podo-lienne, à une portée de fusil des retranchements moscovites. Le 16, soixante mille hommes traversèrent le Dniester, malgré la crue du fleuve. Pendant plusieurs jours cette cohue attaqua les lignes ennemies avec fureur, quoique sans ensemble, et Galitzine avait déjà fait ses dispo- sitions de retraite, lorsque le gonflement tou • jours croissant du Dniester, menaçant les ponts turcs d'une rupture imminente, l'épouvante se répandit parmi les assaillants, et dans une seule nuit en rappela plus de quarante mille sur la rive moldave. Ce qui en restait sur la rive po-dolienne vit avec horreur les ponts emportés, et fut réduit à disputer sa vie à toutes les forces russes, derrière une mauvaise tête de pont. Six mille Turcs y périrent sous les yeux du reste de l'armée, qui, tourmentée par la disette et la crainte de trouver tous les fleuves débordés derrière elle, se débanda en criant à la trahison! Les confédérés, serrés autour du régimentaire, couvrirent cette incroyable déroute jusqu'au Pruth. La Russie était sauvée, la campagne finie, toutes les espérances et toutes les craintes delà république confondues! Le conseil-suprême, qui sur la foi des premiers événements avait assigné à l'assemblée générale des délégués de la confédération le rendez-vous de Gliniany, sur la frontière ottomane, n'eut que le temps de révoquer cette disposition et de se retirer à Bielsk, asile ordinaire de ses fréquents mécomptes. Là se réunirent, du 1er au 10 novembre, les envoyés de toutes les provinces delà république, au nombre de 179. Cette imposante assemblée,unique et véritable expression de la souveraineté nationale, recueillie à travers deux années de lutte, de mystère, de soins inouïs, est certainement l'œuvre ia plus singulière et la plus gigantesque qu'ait jamais enfantée le fanatisme de la légalité. Parmi ces cent-soixante-dix-neuf hommes tirés des cent-soixante-dix-neuf districts et terres de la Pologne, il n'y en avait pas un seul dont le mandat pût être contesté, pas un seul non plus dont l'élection n'ait coûté plus de sang, plus de rnses, plus de discrétion que n'en eût exigé la conquête de la province qu'il venait représenter. Et lorsque l'on songe que tout le côté pratique de ce tour de force était dû aux veilles, aux courses incessantes,aux correspondances infatigables d'un seul prêtre fugitif et abandonné, de l'évêque de Kamienieç, on ne sait ce qui doit surprendre davantage en ceci : de l'énorme puissance de la volonté humaine, ou de l'emploi toujours vicieux et intempestif que l'homme fait de cette puissance. Car, à part le mérile de la difficulté vaincue et des formes satisfaites, cet aréopage de victimes ne pouvait guère ajouter, dans la situation actuelle, que cent-soixante-dix-neuf embarras de plus à tous ceux dont s'était déjà compliquée la raison publique de la confédération. Dans l'acception véritable des habitudes démocratiques, le pouvoir ne devient pouvoir que par l'exercice immédiat, journalier, de ses fonctions; et voilà en quoi consiste sa supériorité pratique sur les gouvernements qui, ne relevant que d'une hypothèse, ne sont tenus de fournir aucune mesure d'appréciation entre leur énergie et leur nullité. À ce titre-là, il ne suffisait pas à l'autorité de ce congrès d'avoir été légalement et laborieusement instituée; il lui fallait encore vivre, souffrir et commander au plus fort du péril; sanctifier son droit par la force, et assimiler à son existence toutes les existences de hasard et de fortune que deux années d'insurrection lui léguaient. Rien, pas même le respect traditionnel de la république pour toutpouvoir électif, n'était capable de suppléer à cette nécessité, et, quelle que fût la déférence des insurgés pour ces cent soixante-dix-neuf délégués, il était impossible que la guerre, que l'exaspération, que la rnort allassent recevoir les ordres d'une assemblée errante sur la frontière, et moins instruite des événements que îo hussard qui réussissait quelquefois à lui en apporter la nouvelle. Aussi, tout ce qui tenait à son droit et à ses intentions fut beau, calme et grand; tout ce que l'on espérait de son autorité el de ses devoirs ne mérite même pas d'être mentionné. Ce qui dans toutes les diètes ne s'obtenait qu'à coups de sabre et à force d'intrigues s'y fit par acclamation. Les charges souveraines furent décernées à des absents , ce qui ne s'était vu que dans les âges les plus florissants cle la république. Michel Krasinski fut proclamé maréchal général, et Potoçki, régimentaire général de la couronne. Pac fut confirmé dans le maréchalat du grand-duché de Litvanie et chargé de remplir par intérim les fonctions de maréchal-général. Les manifestes précédents n'avaient à subir aucune modification, puisque les mêmes désirs avaient mis les armes aux mains de toutes les provinces, et que la victoire n'avait pas encore soulevé d'intérêts organiquesetdivergents. Laseulequestiondou-teuse qu'on eût à y agiter était donc celle du détrônement de Stanislas-Auguste. Louis M1ÈROSLAWSKL L\ POLOGNE. 230 ROXOLANE LA PODOLIENNE. NOUVELLE HISTORIQUE. O fermes, déiiecs et loi turcs île l'humanité ! #»» Owa slawna Roxolankn, Ktôra calym trzesla Wscbodem, Byla nasza Podolanka. Z'Czcmeiowiec rodem. Goslawski. La célèbre Roxolane, qui faisait trembler tout l'Orient, était une Po-dolicntie, native de Czémérowçé. Par une riante matinée du mois de mai là", une jeune fille sepromenaitsolitairementsurlcs bords escarpés de Smolrycz, près de l'endroit où la modeste ville de Czémérowçé se cache entre une double rangée de hauteurs. C'était une belle fille de la Podolie, une de ces fleurs des champs bercées par le vent des steppes et dorées par les rayons du soleil, à l'œil bleu et à la chevelure brune, au regard fier et à la démarche assurée. Une chemise de toile, dépassant un corset de laine écarlate, laissait voir un cou et des bras qui le disputaient en éclat à la neige,tandis qu'unejupe blanche descendant à mi-jambe n'était rien de sa grâce à un pied mignon emprisonné dans une bottine de maroquin rouge; un petit chapeau de paille et une croix en or complétaient la parure de noire jeune promeneuse. Rien qu'à ce luxe, pourtant bien simple, on reconnaissait la fille d'un gentilhomme podolien, d'un de ces agriculteurs que les rois de Pologne anoblissaient en masse, en leur imposant l'obligation de défendre le pays des incursions ennemies, et qui, entichés, comme les hidalgos d'Espagne, de leurs titres et de leurs privilèges, ne cultivaient jamais leur glèbe que le sabre au côté. Le soleil dépassait à peine la cime des montagnes qui bleuissaient de loin à l'horizon, et la terre, encore brillante de la rosée du matin, était émaillée de fleurs; le silence de la solitude n'était interrompu que par le chant des oiseaux et le murmure des eaux de Smolrycz, aux prises avec les cailloux et les rochers leur disputant le passage. La jeune fille s'arrêta eï jeta sur l'onde un regard rêveur : on eût dit qu'elle se plaisait à voir la faible rivière lutter contre les rocs; puis elle leva les yeux et les promena sur l'espace... À quoi pensait-elie donc?... L'horizon lui offrait-il l'image de l'avenir, immense comme lui?... Cherchait-elle à pénétrer cet avenir, ou bien cette paupière à moitié abaissée et ce sein fortement ému étaient-ils les indices d'une grande passion commençant à naître?... Serait-ce de l'amour?... Mais alors pourquoi cette fierté dans le regard et ces sourcils fortement contractés1?... Oh! non, ce n'est pas un sentiment doux et tendre qui s'empare du cœur de cette jeune fille... non , ce n'est pas de l'amour... car elle frémit, s'impatiente, frappe du pied ; elle aiderait volontiers le Smotryez à briser tout obstacle, et franchirait l'espace sur un rayon de lumière. En proie à des rêves ambitieux, elle voudrait avoir un empire à gouverner, et ses mouvements convulsifs disent assez qu'elle ne reculerait même pas devant un crime, si le succès devait en être le fruit. De plus en plus agitée par ses rêves, la jeune fille continuait sa promenade vers un bois situe à peu de distance de la rivière, lorsque tout-à-coup elle s'entendit appeler par une voix d'homme. C'était le kozak Demko, un jeune serviteur de son père, qui accourait en toute hâte. « Qu'as-tu donc, Demko? Que me veux-tu? Pourquoi crier si fort? demanda la fille altière. — Ah! mademoiselle Hélène, s'écria-til, vous ne savez donc rien ?...Vous vous enfonce?: dans les champs comme une caille, tandis que les Tartares ne sont qu'à trois milles, et mettent tout à feu et à sang. Monsieur votre père, occupé à faire charger les effets sur les chariots , vous demande instamment ; nous allons partir pour Tarnopol, où toute la noblesse des environs est convoquée pour la défense du pays. — Dis-moi, Demko, reprit Hélène sans changer de contenance, ces Tartares sont-ils donc si cruels? Tu les connais, car tu as été leur prisonnier. Que font-ils des jeunes filles, quand elles tombent en leur pouvoir? — Ce qu'ils en font? mademoiselle! les laides, ils les égorgent; les jolies, ils se les partagent entre eux, et les plus belles deviennent la propriété du khan; il y en a même qui f sont envoyées à Constantinople pour peupler îe harem du sultan. — Constantinople est une ville superbe, m'a-t-on dit, et le sultan est un seigneur très puissant, n'est-ce pas , Demko? Crois-tu qu'on m'envoyât à Constantinople si j'étais faite prisonnière? ajouta Hélène avec quelque hésitation et en rougissant, mais d'une manière presque imperceptible. — Vous êtes assez belle pour cela, mademoiselle ; mais Dieu vous préserve d'une telle chance ! Il vous faudrait renier votre divine religion. — Le sultan épouse-t-il quelquefois les captives qu'on lui amène? — Ah ! mademoiselle, les sultans le faisaient anciennement; mais depuis que l'un d'eux, nommé Bajazet, ra'a-t-on raconté , fut fait prisonnier par le grand khan des Tartares, Ta-merlan, et que sa femme... Mais, grand Dieu ! à quoi m'amuse-je là?... Vite, mademoiselle, partons ! Votre père nous attend avec impatience , et chaque instant est précieux. — Ah! les sultans n'épousent plus leurs captives, se disait la jeune fille en rebroussant chemin à pas lents ; mais ils les épousaient autrefois... L'usage pourrait en être rétabli. » Plongée dans ses réflexions, elle regagna la maison paternelle avec le fidèle Demko. Son vieux père la serra dans ses bras avec effusion; car, après ia perte d'une épouse morte en couches d'elle, Hélène était le seul bien, la seule consolation du brave et fier gentilhomme Simon ; mais elle accueillit froidement ces caresses. Un briska les reçut tous deux, et les i chevaux, guidés par la main habile de Demko, furent lancés au grand galop sur la route de Tarnopol. IL Frailty, thy name is womarj. Shakespeare, HainUt. Fragilité ! lou nom est femme. Le jour touchait à son déclin, et les rayons de l'astre lumineux donnaient un dernier baiser aux flèches des églises de Tarnopol, que l'on apercevait encore dans le lointain les paysans accourir demander asile au bourg fortifié, j pour eux et leur bétail; femmes, enfants, vieillards, jeunes filles, chacun fuyait à perdre haleine; sur tous les visages la terreur était peinte, tous les yeux étaient baignés de larmes, et les cris : « Les Tartares l les Tartares ! » retentissaient d'un village à l'autre ; puis l'écho des montagnes environnantes les répétait. La voiture de Simon roulait avec la rapidité de l'éclair, et les coursiers, que stimulait la voix de Demko, dévoraient l'espace. Bientôt la nuit déroula son voile , et tout était plongé dans les ténèbres que ne parvenait pas à dissiper la faible lumière du croissant, quand nos fugitifs atteignirent le pont jeté sur le fossé ceignant Tarnopol. L'obscurité était si profonde, et la multitude si compacte, qu'on ne pouvait aller qu'au pas, au milieu d'obstacles sans cesse renaissants. Enfin, à force de patience et d'adresse, ils gagnèrent la ville, et Simon, après avoir arrêté un logement chez un hôtelier juif de sa connaissance, s'empressa de conduire Hélène au couvent des Ursulines, dont une de ses tantes faisait partie. Régine accueillit avec tendresse sa nièce; mais celle-ci, promenant ses regards sur l'étroite cellule de la none, lui demanda si elle serait bientôt abbesse. La religieuse lui répondit avec douceur : «Nous ne sommes pas ici, ma chère fille, pour songer à notre élévation. Humbles de cœur, soumises aux décrets de la divine Providence , nous l'implorons nuit et jour pour l'humanité souffrante, que nous nous efforçons en même temps de soulager par les soins donnés aux pauvres et aux malades. La calamité qui t'amène ici, mon enfant, te permettra d'exercer aussi le dévouement de la charité chrétie; e; il est probable que bientôt, hélas ! nous rie manquerons ni de blessés ni de pauvres ruinés par le pillage. » Puis, jetant un coup d'œil sur la toilette fort peu claustrale de sa nièce, Régine ajouta : « Nous allons descendre à la salle commune où mes sœurs sont réunies; ta mise serait déplacée dans cet asile, et je cours demander pour toi des vêtements plus convenables à une personne en résidence ici. » Elle ne tarda pas à revenir, apportant une longue robe noire en tissu de laine et un grand voile en crêpe de la même couleur. Hélène revêtit cette nouvelle parure qui lui donnait de la gravité, et marcha au réfectoire d'un pas hautain qui fit tressaillir de surprise l'humble religieuse. Il y avait dans cette fille des champs un mélange de fierté, d'astuce et de charmes , qui vous subjuguait involontairement. C'était une de ces organisations féminines où la tête domine le cœur, tout en ne paraissant céder qu'aux inspirations exclusives de ce dernier : source profonde et intarissable de la plupart des maux affligeant l'humanité! Hélène tenait tout à la fois des Sémiramis et des Cléopâtre, des Catherine de Médicis et des Elisabeth d'Angleterre, femmes artificieuses et sanguinaires qui l'ont précédée ou suivie dans la carrière de l'ambition et du crime! A peine la nièce et la tante avaient-elles franchi le seuil du réfectoire qu'une grande lueur en illumina soudain les vitraux ; bientôt le bourdon de l'église fit vibrer sa lugubre plainte, et un chœur de religieuses aux voix virginales entonna le Miserere dans la chapelle du couvent. Les Tartares, après avoir brûlé les villages voisins, s'apprêtaient à saccager la ville, défendue seulement par de faibles retranchements et une poignée de nobles des environs. L'angoisse des habitants était extrême : ils voyaient déjà la mort planer sur eux, leurs propriétés dévastées et leurs temples profanés ; sans un prompt secours tout était perdu. C'est alors que Simon et son fidèle Demko se dévouèrent et coururent prévenir Jean Tarnowski du danger qui menaçait la ville. Ce grand-général de la Couronne, à la tête de plusieurs milliers de cavaliers, s'avançait à marches forcées, afin de purger le pays de ses bar- bares envahisseurs. A l'approche de la nuit il avait fait faire halte à sa troupe; mais aussitôt que Simon l'eut joint, il donna Tordre de lever le camp. On éteignit les feux ; le cri A cheval ! retentit sur toute la ligne, et la colonne s'ébranla dans un ordre parfait, chacun brûlant de venger les ravages des hordes féroces. Bien leur en prit de hâter leur départ; car, peu d'instants après, une vaste lueur rougeâlre embrasa l'horizon à l'est. Plus de doute, les Tartares avaient pénétré dans Tarnopol. La troupe redoubla de vitesse, et bientôt, aux portes de la ville, elle aperçut une nuée de barbares se formant en fer à cheval, suivant, l'ordre prescrit par Tamcrlan à ces incultes tacticiens. Les lances furent mises en arrêt, et le cliquetis des sabres qu'on dégainait éclata dans les seconds rangs : toutes les ligures respiraient la colère et l'impatience de prendre une éclatante revanche. Tout à coup une forêt de flèches trempées dans du venin cle lézard cingla les airs ; mais, grâce à l'obscurité, fort peu de traits portèrent juste. « À moi, frères ! cria Tarnowski, et montrons a ces chiens d'infidèles le chemin de l'enfer qu'ils ont attisé !... Qu'ils y brûlent tous!...» Et une brillante charge de cavalerie perça ù jour les rangs tartares; la frayeur s'empara de toute cette tourbe, qui se mit à fuir par les rues de la ville incendiée. Les compagnons de Tarnowski les y poursuivirent l'épée dans les reins. Ce fut surtout sur la place du marché que la mêlée devint épouvantable et le carnage affreux : là, hommes et chevaux nageaient dans le sang; les cadavres s'amoncelaient sans relâche, et les imprécations atroces des blessés se mêlaient aux râles des mourants ! Cette scène terrible, illuminée par la flamme des maisons en feu et s'écroulant avec fracas, était digne du pinceau d'un Rembrandt ou d'un Saivator Rosa. Tandis que ceci se passait sur la place du marché, une autre scène, digne pendant, avait lieu au couvent des Ursulines. Le khan des Tartares s'était posté près de là, avec sa suite, attendant l'issue de la lutte, quand un mirza, détaché du corps de bataille, accourut lui apprendre que les siens fuyaient en désordre. Au même instant, le chant des religieuses vint frapper les oreilles du barbare ; le psaume de détresse lui parut un hymne de victoire, et, furieux, il ordonna qu'un déta- chement pénétrât dans l'église et fit main basse sur les pauvres femmes. Un Arabe d'Alep, Roustan , bey délégué de la Sublime-Porte, et qui se tenait sans cesse aux côtés du khan, fut chargé d'exercer sa vengeance. A la tête de nombreux cavaliers, il force la porte du temple et fond sur les nonnes comme le vautour sur une volée de pigeons ; le sang des malheureuses inonde de toutes parts les dalles, et ia sœur Régine est la première victime : elle est égorgée sur les marches du maître-autel ; mais, avant d'expirer, elle conserve assez de force pour crier à sa nièce de se sauver au cimetière par un corridor secret..... Hélas! Roustan avait aperçu Hélène ; il la vit se glisser entre les tombes, afin d'éviter la mort affreuse, et, sautant à bas de cheval, il se met à la poursuite de la jeune fille. 11 l'atteignit au moment où, toute éperdue, elle regagnait l'église. Déjà Roustan portait la main à son poignard lorsque Hélène se tourna vers lui avec un regard rempli d'une expression à la fois si triste, si gracieuse et si imposante, que le fils du désert s'arrêta subitement comme fasciné. Le sang à demi africain bouillonna dans ses veines, et les idées chevaleresques d'un descendant des anciens kalifes se réveillèrent chez lui. En proie à de violents combats, il considéra attentivement la fugitive, et s'écria, en faisant un geste qui expliquait assez sa pensée : « Malheureuse ! si tu franchis cette porte, la mort t'attend !... Viens, oh ! viens avec moi ; tu seras la maîtresse de mon cœur, la blanche colombe de mon âme, la rosée du ciel de mes désirs brûlanls, et le soleil de mon amour. » La jeune fille présenta à Roustan sa main en signe d'alliance; il la serra dans les siennes, et,après avoir pris Hélène en croupe, il se disposa à rejoindre la suite du khan. Mais, au même instant, un détachement de cavaliers polonais, débouchant d'une rue voisine , fondit à l'improviste sur les profanateurs du saint asile et les égorgeurs de pauvres femmes sans défense. Simon le commandait, et son ardeur redoubla en reconnaissant dans la captive de l'Arabe son unique enfant. Comme un lion mordu par une vipère, le vieux gentilhomme s'élance sur le musulman ; il va abattre la tête du ravisseur, lorsqu'un cri d'effroi, échappé à Hélène, le trouble. Le coup porte à faux, et l'Arabe, saisissant le moment, s'élève sur ses étriers, et de son yatagan fend le crâne à Simon... Le corps du gentilhomme roule dans la poussière!... Roustan fuit, emporté par le. vent, tandis que la jeune fille, étreignant le long burnous du meurtrier de son père, s'en voile la face et pousse un gémissement étouffé. A l'aube du jour, les Tartares, fatigués d'une vive poursuite, et jugeant les vainqueurs à quelque distance , firent prendre à leurs coursiers un instant de repos. On profita de la halte pour examiner le butiu, qui, pour cette foisj n'était pas considérable. Demko figurait au nombre des prisonniers, bien triste et bien abattu. Il avait vu son vieux maître expirer à ses pieds, et sa jeune maîtresse, qu'il aimait peut-être plus qu'un simple serviteur ne devait le faire, était emmenée en esclavage et perdue à jamais pour lui. Qui pouvait le rattacher désormais sur la terre?.... rien qu'une petite croix ramassée sur le lieu du carnage et ayant appartenu à Hélène. Cette croix devenait pour Demko un objet de culte et d'amour; car, tout eu offrant l'image de sa sainte religion, cl!e lui rappelait de doux souvenirs, seule consolation dorénavant du pauvre prisonnier ! Frappé de la beauté de la capture de Roustan et du soin dont celui-ci l'entourait, le khan demanda Hélène pour sa part dans le butin, et vainement l'Arabe se confondit en prières, conjurant qu'on lui laissât le trésor qu'il avait conquis; le chef irrité allait éclater. Alors Roustan, voyant que toute résistance devenait inutile, s'écria : « Comme envoyé de notre Sublime-Porte, j'ai le droit d'exiger et j'exige que celte fille soit envoyé à Stamboul; tu sais que les plus belles captives appartiennent au Padischah. » Le Khan jeta un regard de tigre sur l'Arabe, et dit: « Puisque telle est la volonté du Grand-Seigneur, je m'y soumettrai ; une fois à Pérécop, j'enverrai l'esclave... » Il n'eut pas le temps de continuer, car un nuage de poussière qui s'éleva dans le lointain annonça la continuation de la poursuite. La horde s'élança à cheval et fendit d'un vol rapide l'immensité des steppes. LÀ Pomimo wielkiè plei naszej zalety, My rzadziém swiatem, a nami k<;biety. Krasigm, Malgré les puissantes qualités de notre sexe, si nous gouvernons le monde, les femmes nous gouvernent. La magnifique mosquée de Sainte-Sophie, à Constantinople, brillait de mille lumières; le palais du Grand-Seigneur resplendissait d'un éclat inaccoutumé, et du haut des minarets des feux de toutes couleurs se réfléchissaient dans les ondes agitées du Bosphore. Le sultan Soliman II reconnaissait ce jour-là son fils Mustapha, né d'une esclave circassienne, et chéri du peuple, comuic unique héritier de l'empire de Mahomet. Mais s'il régnait parmi les musulmans une allégresse universelle, il y avait au fond du harem une femme à qui ce triomphe public, ces manifcslations tumultueuses , faisaient verser des pleurs de rage et gonflaient le cœur d'amertume : cette femme, c'était Hélène, la belle captive podolienne, que l'histoire du seizième siècle connaît sous le nom de lîoxolane (1). Amenée à Stamboul par Roustan, elle était devenue la sultane favorite de Soliman, prince ombrageux et sanguinaire, mais doué en même temps de grandes qualités, et dont le règne forme une époque brillante dans les fastes des Osmanlis.Roxolane s'empara bientôt de l'esprit du despote, qu'une moitié du globe admirait, et devant lequel tremblait l'autre, et, rivale artificieuse, supplanta l'idole circassienne, sans pouvoir toutefois empêcher la reconnaissance de son fils. Aussi le jour où on le proclama successeur au trône des kalifes fut pour elle un jour de martyre, et elle voua à l'héritier du sultan une vengeauce de femme et une haine de marâtre. Un sentiment louable, même dans son excès, se mêlait au ressentiment orgueilleux de Roxolane. Elle était mère, et l'a-vénement de Mustapha devenait un présage (1) Ce nom vient de celui de Roxolans, que les Romains et les Grecs du Bas-Empire donnaient aux peuples habitant au nord de la mer Noire, sur toute l'étendue des steppes arrosées parle Borysthène, l'Hypanis et le Tyras, fleuves connus aujourd'hui sous les noms de Dnieper, de Bogh et de Dniester. 3GNE. certain du sort qui attendait ses propres enfants : elle comprit qu'ils seraient tous égorgés pour mieux assurer la sécurité du nouvel empereur, suivant la politique barbare des Orientaux. Il y a parfois une inexorable logique dans les plus grands forfaits apparents, et bon nombre de crimes ne se commettent que pour prévenir d'autres crimes préjudiciables. Roxolane jura la perte de Mustapha , car elle voulait le trône pour son fils, et, comme il lui fallait avant tout un instrument dévoué, elle jeta les yeux sur Roustan, en ce moment à Constantinople. Il commandait les cavaliers venus de la Syrie, afin que chaque corps de troupe musulman eût ses représentants à la grande solennité. Cet Arabe l'avait aimée avec idolâtrie autrefois, et les fortes passions ne s'éteignent jamais entièrement; il lui avait ouvert le harem du sultan en l'arrachant au pouvoir du khan des Tartares : il devait conserver pour elle l'attachement que l'on porte toujours à ceux que l'on a obligés. C'était l'homme qui convenait à Roxolane ; en échange de ses services , elle relèverait aux plus hautes dignités de l'empire. Profitant du désordre qu'entraînait la fête, elle séduisit par des présents une esclave qui dépêcha un ennuque à Roustan , avec l'ordre écrit de Roxolane de se rendre dans les jardins du sérail. L'Arabe put à peine en croire ses yeux... à lui un message mystérieux de la sultane favorite, de celle qu'il avait tant aimée!... Sans perdre un instant, et guidé par l'eunuque , Roustan vola au lieu du rendez-vous. Tout concourait à exalter son imagination : les jardins étaient illuminés de lanternes de couleur qui se perdaient dans le feuillage des orangers et des citronniers ; à chaque pas des fontaines jaillissaient du milieu des bassins, des parterres de fleurs exhalaieut une atmosphère embaumée, et des milliers d'étoiles roulaient leurs prunelles ardentes sur un firmament pur de tout nuage. Roustan se crut transporté au septième ciel, et les pensées les plus voluptueuses se croisaient dans son cerveau embrasé. Arrivé près d'une touffe d'arbres, il vit une ombre de femme se projeter sur le gazon. C'était Roxolane. L'Arabe s'arrêta, tour à tour bercé par la crainte et l'espoir. La sultane lui fit signe d'approcher ; sur un antre signe, l'eunuque se tint à quelque distance. Roustan, hors de lui, se jeta a genoux devant la reine de son âme, et, dans une extase qui tenait du délire, lui exprimait déjà son amour et sa reconnaissance , quand Roxolane, mettant fin à de tels épanchements, rejeta son voile en arrière et prit une attitude impérieuse. « Roustan, lui dit-elle d'une voix où l'orgueil se mêlait à l'insinuation , si la maîtresse chérie du sultan t'a fait demander au milieu d'une fête, ce n'es* pas afin de trahir le seigneur pour l'esclave. Relève-toi donc, et réfléchis à ce que je vais te dire. Tu as du courage et de l'ambition ; moi, je n'ai pas oublié ta conduite avec le khan des Tartares, et la sultane tient à honneur d'acquitter la dette de la captive. Si tu veux , demain tu seras nommé pacha , après-demain séraskier; tu échangeras ton modeste burnous contre un turban d'or et de cachemire. Jure de m'obéir en tout et partout ! » Les yeux de l'Arabe brillèrent d'un éclat singulier ; il mit'la main sur sa poitrine et s'inclina profondément, mais sans proférer une parole. a Tu hésites? reprit vivement Roxolane; songe que l'eunuque nous observe. Si je l'exige, il dira qu'il t'a vu à mes pieds ; et ne crois pas que je puisse être en rien soupçonnée; non, mes mesures sont trop bien prises. Les instants sont précieux, choisis. Veux-tu être visir par la suite , ou bien empalé demain ? » Toute hésitation était inutile , et Roustan , avec son esprit fin et délié, devinant une partie des desseins de la sultane, s'écria d'un accent passionné : « Je jure, par Dieu et le prophète, que je n'aurai d'autre volonté que la vôtre, d'autre confident que vous, et d'autres vues que votre satisfaction, dusse-je tremper mon poignard dans le sang du prince dont nous célébrons aujourd'hui l'avénement ! — C'est bien ; mais il ne s'agit pas de ton poignard. Pour une entreprise de ce genre ton esprit serait de trop, et c'est de lui dont j'ai besoin. Aide-moi à renverser Mustapha, et ma fille ( elle ressemble à sa mère ! ) est à toi ; tu seras le beau-frère du futur empereur, de mon Bajazet; sinon, ta tête ira orner les portes du sérail par l'ordre du fils de la Circassienne. — Mon dévouement pour vous n'aura pas de bornes; mais puisque vous ne voulez pas que Mustapha meure de ma main, que faut-il donc faire ? — Ce qu'il faut faire ? il faut le perdre dans l'esprit de Soliman. Que celui qui l'a élevé le renverse. L'assassinat perdrait la main qui aurait frappé et la tête qui aurait conçu... Je ne suis pas même sûre de cet eunuque... S'il nous dénonçait, l'accusation retomberait sur un autre chef arabe... tu m'entends?... En cas de danger, je t'avertirai au moyen d'un bouquet de fleurs jeté par la première fenêtre du sérail. » Le jour commençait à poindre, et Roxolane s'enfuit à pas précipités. Roustan resta quelques instants immobile sur le lieu de l'entrevue mystérieuse, pouvant à peine croire à tout ce qui s'était passé. 11 frémit à la pensée du jeu qu'il allait jouer. Tête coupée, pal, supplice de la roue, s'entremêlèrent dans son imagination avec les images de grandeur et de puissance; il se vit tour à tour pacha et décapité, empalé et séraskier, visir et écartelé. L'ambition prit enfin le dessus, et, la tête haute et la démarche fière, il s'achemina hors des jardins du sérail. Dès le jour même, Roxolane, pour plus de sécurité, conta à Soliman qu'une de ses esclaves avait donné un rendez-vous à un cavalier arabe. Le sultan, furieux, fit appeler aussitôt le gouverneur des palais, Hafiz-Pacha, et lui reprocha violemment son peu de zèle. « Maître, répondit le gouverneur tout trem blant, je viens d'être instruit du scandale, et le chef arabe Roustan-Bey m'en a désigné l'auteur. Vous serez vengé à l'instant même de l'outrage fait à Votre Hautesse. — Oui, je le serai ! s'écria Soliman ; non par toi, chien de fainéant, mais par Roustan, qui, dès ce moment, te remplacera dans ton emploi comme il te remplaçait déjà dans tes fonctions, sans que ce fût son devoir cependant... Va lui dire que je le nomme gouverneur du sérail, et que je lui ordonne de punir exemplairement les misérables qui se sont joués de moi ! » Ilafiz se courba jusqu'à terre, et sortit, le regard baissé. « Tu es digne de commander à l'univers entier! s'écria Roxolane en entourant le sultan de LÀ POLOGNE. ses bras et le couvrant de baisers. Dieu veuille « violation aussi flagrante des que ton empire ne reconnaisse longtemps d'autre maître que toi, car qui pourra jamais t'é-galer en courage et en justice ! » Soliman la pressa tendrement sur son sein, l'accablant de caresses, et leurs deux haleines se confondirent..... Roustan, devenu pacha et gouverneur du palais, débuta dans sa nouvelle dignité en faisant empaler l'eunuque, et étrangler, comme le profanateur du sérail, un malheureux cheik, jusque-là son rival en commandement. Quant à ia pauvre esclave, elle fut cousue dans un sac rempli de pierres et jetée au Rosphore. Cette triple exécution brisa une partie des obstacles qui s'opposaient à l'accomplissement des désirs criminels de Roxolane et de son complice. Ils pouvaient désormais comploter impunément, et ils n'y firent pas défaut. Une guerre s'engagea avec le Sophi de Perse, et Soliman partit se mettre à la tête de ses troupes. En son absence, Roxolane affecta un grand zèle pour la foi musulmane et fit vœu cle bâtir une mosquée, afin d'obtenir du Très-Haut et de son prophète la conservation des jours de l'empereur. Le mufti, consulté à cet égard et gagné par Roustan, loua beaucoup le projet ; mais il ajouta que Roxolane étant esclave et n'ayant point la propriété de ses actions, tout le mérite de l'œuvre sainte appartenait de droit au sultan. Cette réponse parut la chagriner extrêmement; elle feignit un violent désespoir, et un profond dégoût de la vie sembla s'être emparé de sa personne. Roustan avertit bien vite Soliman de tout ceci, et l'empereur, dont l'é-loigneraent redoublait l'amour, alarmé sur les jours de sa bien-aimée, se hâta de l'affranchir par un écrit signé de sa main. Ce nouveau succès réjouit Roxolane; elle retrouva tout-à-coup sa gaîté et la vivacité de son esprit. La campagne fut heureuse, et Soliman revint triomphant à Constantinople. Après une longue séparation, il brûlait de revoir Roxolane, et dès le soir même de son arrivée il lui envoya nn eunuque pour l'inviter à venir partager sa couche. Mais Roxolane refusa de s'y rendre, disant avec un regret feint : « Que ce qui était un honneur insigne pour « une esclave devenait un crime pour une « femme libre, et que jamais elle ne consenti-« rait que le sultan se rendît coupable d'une 295 lois du pro- « phète ! » Soliman, que ce faux scrupule irritait au plus haut degré, eut recours aux lumières du mufti. Il s'adressait bien. Le grand-prêtre de l'islamisme, gorgé de largesses, répondit qu'en effet le Koran défendait tout commerce avec une femme libre, à moins qu'elle ne fût épouse légitime. L'amoureux sultan se décida facilement à prendre un telparti; il épousa solennellement Roxolane, dérogeant à la coutume en vigueur depuis Bajazet Ier et qui voulait (la femme de ce dernier ayant été violée par les soldats de Tarmerlan) que les monarques ottomans n'admissent à leur couche que des esclaves. Ainsi se trouvait réalisé le rêve de la jeune fille podolienne, lorsque, sur les rives du Smo-tryez, elle songeait à faire revivre l'ancien usage des sultans d'épouser leurs captives. En vérité, la fortune prend quelquefois à tâche d'exaucer les vœux les plus extravagants de l'ambition, pour ne tromper que les vues modestes du vrai mérite. Une fois l'épouse de Soliman, Roxolane tourna tous ses efforts vers l'établissement de ses enfants, et, dans ce but, travailla activement à la perte de Mustapha. Ce prince, d'un naturel doux et bon, venait d'être nommé par son père gouverneur du Diarbéquir, province fraîchement conquise sur la Perse. Ses nombreuses qualités l'y rendirent bientôt l'idole clu peuple et des soldats; hélas! elles devaient servir d'instruments à sa propre ruine. A chaque occasion que Roxolane trouvait de pouvoir parler au sultan de son fils, elle en exaltait si fort le mérite, elle faisait sonner si haut l'affection que lui portait l'armée, et exagérait tellement son courage et sa libéralité, que Soliman, bien malgré lui, conçut les plus cruels soupçons. Roxolane rappela avec adresse le sultan Bajazet Ier et le profond chagrin que ce monarque avait ressenti de la révolte de son fils Sélim; puis elle vanta la valeur des troupes placées sous les ordres de Mustapha, et fit malicieusement observer que le Diarbéquir était une province limitrophe des États du Sophi de Perse, ennemi mortel de la Porte. Le tout était entremêlé d'éloges pompeux de Roustan , dépeint comme un des serviteurs les plus dévoués de l'Empire et un ministre des plus habiles. Cette nouvelle atteinte porta encore pluspro- fondcmcntque les autres. La défiance du père contre !c fils se changea petit à petit en haine violente, et le sultan, ébloui, trompé, fasciné , nomma Roustan grand-visir, tandis que Mustapha futentouré d'espions chargés de rapporter et d'envenimer les moindres détails de sa conduite. Dès ce moment Soliman ne sut plus rien refuser à la femme qui le dominait. Contre les règles établies dans la famille régnante, les enfants de Roxolane parurent à la cour, et le ra -visseur de la mère, Roustan , devint l'époux de la fille, avec le consentement de l'empereur. Les filets perfides dans lesquels se trouvait enlacé le pauvre Mustapha se serraient chaque jour davantage, et le moment de sa perte avançait à grands pas. Bientôt le cerveau malade de Soliman lui rendit tout suspect, et, de plus en plus aigri par de fausses terreurs, il soupçonna les pachas d'être de connivence avec son fils. Il voyait déjà la révolte éclater dans les provinces de l'Est et son trône attaqué les armes à la main. Roustan eut donc ordre de marcher vers le Diarbéquir à la tête d'une nombreuse armée, sous le prétexte ostensible de combattre la Perse, mais dans le but secret de délivrer le sultan d'un enfant dénaturé dont la mort importait à sa sécurité. Parvenu à destination, le rusé visir ne voulut pas prendre sur lui seul tout l'odieux de l'exécution de cette mesure; il craignait une révolte parmi ses propres troupes, et il écrivit au Grand-Seigneur que l'affaire était assez grave pour réclamer la présence de sa personne, ajoutant qu'il avait découvert une négociation entre le Sophi de Perse et Mustapha pour le mariage de celui-ci avec la fille clu premier. Celte accusation calomnieuse produisit tout i'effet qu'en attendait le couple astucieux. Transporté de rage, et ne respirant que la vengeance, Soliman courut en toutehâlese mettre à la tète de ses troupes. Roxolane l'accompagna. Rendus au camp, des mesures furent concertées avec Roustan, et Mustapha reçut ordre de paraître devant le sultan II n'ignorait point les intrigues de sa belle-mère et la perfidie du grand-visir, mais il crut qu'une entière obéissance aux volontés cle son père abusé parviendrait à le détromper. U vint donc clans la camp de Soliman, accompagné d'un simple prince tartare, Demou-Khan. « Si l'on m'emmène prisonnier, lui dit-il, je te recommande mon jeune fils. Que cet enfant puisse plaider en ma faveur! — Votre innocence , votre prompte soumission , répétait le Tartare, feront revenir le sultan irrité aux vrais sentiments d'un père. » L'apparition d'un chiaoux interrompit cet entretien. Mustapha serra avec effusion la main de son compagnon; une larme vint mouiller sa paupière, et un profond soupir s'échappa de sa poitrine oppressée par le pressent iment de quelque grande iniquité. Le chiaoux l'introduisit dans la tente de l'empereur, où il n'aperçut d'abord rien de suspect ; mais tout à coup les muets se montrèrent : Mustapha ne put plus douter du sort qui l'attendait. «On en vent à ma vie!» s'é-crie-t-il, et il cherche à se tirer de cette infâme embuscade. Les muets s'élancent sur lui ; mais Mustapha les repousse avec ce courage que l'approche d'une mort affreuse donne aux plus faibles ..Il appelle son fidèle Tartare... S'il parvient à sortir de la tente, les soldats le secourront... Il puise clans cette idée de nouvelles forces pour lutter contre les bourreaux... Soliman entend les cris de son fils et le bruit de sa résistance ; il apparaît, craignant que la victime n'échappe, et d'un geste menaçant accuse les muets de lenteur et cle lâcheté. A la vue d'un père furieux, toute énergie manque à Mustapha, tout courage l'abandonne.... Il tend ses bras vers Soliman.... Son regard est empreint d'une tristesse indicible, et sa bouche profère le cri: «Pitié!...» Soliman recule, hésite, s'attendrit... Tous ses anciens sentiments cle tendresse semblent se réveiller en lui... C'est son fils!... C'est l'enfant d'une femme qu'il a aimée, chérie...Le sultan va pardonner... quand un rideau se soulève et livre passage à un regard flamboyant... Ce regard est celui de la sultane,., il fait trembler les muets, Mustapha, et... Soliman lui-même.... L'œuvre de meurtre se poursuit; le cordon fatal est attaché, et le dernier soupir de Mustapha assure à jamais le triomphe de Roxolane ! Lorsque la nouvelle de la mort du prince parvint à Demou-Khan, il tomba dans un accès de rage difficile à décrire; il s'arrachait la barbe et se déchirait la poitrine, en se faisant mille reproches d'avoir engagé Mustapha à se rendre près d'un père impitoyable. Mais ce désespoir fut de courte durée ; car, se rappelant aussitôt j la promesse faite, Demou-Khan s'élança sur le I chemin d'Alep, de toute la fougue de son coursier, et en peu d'instants franchit la distance qui séparait le camp de la capitale de la Syrie. Le jour baissait, et les ombres du crépuscule couvraient déjà les rues tortueuses de la ville, lorsque Demou-Khan frappa à coups redoublés à la porte du palais qui renfermait le rejeton des sultans. Un eunuque vint lui ouvrir, et, reconnaissant l'ami du maître, le laissa pénétrer dans l'intérieur du harem. Sans perdre un instant, Demou-Khan s'empare du précieux enfant , et, suivi de quelques serviteurs dévoués, chemine jour et nuit jusqu'à Boursa, où vivait dans la retraite la Circassienne mère du mal heureux Mustapha. Sa douleur fut profonde en apprenant ce qui s'était passé; mais le rayon d'espoir que Demou-Khan fît luire à ses yeux sécha en partie ses larmes. Si elle parvenait à regagner une portion de l'ancienne tendresse de Soliman, et à l'éclairer sur les artifices dont il avait été dupe, elle pourrait venger la mort de son pauvre fils, et prendre en même temps une revanche éclatante de persécutions depuis trop longtemps essuyées en silence. Cette pensée la rattacha à la vie. Mais Roxolane, l'inexorable Roxolane était là, veillant sur sa proie. Dès qu'elle apprit l'enlèvement du jeune Osman, elle redoubla de vigilance, et persuada sans beaucoup de peine à Soliman que ce prince allait servir d'étendard aux populations révoltées. Un émissaire fut dépêché à Boursa, avec ordre de faire subir à l'enfant le même sort qu'au père. L'innocent enfant fut donc immolé. Seulement, touchée de son dévouement et mue par une arrière-pensée, Roxolane intercéda en faveur du fidèle Tartare. Peu de mois s'écoulèrent, et Roxolane, rentrée ainsi que le sultan à Constantinople, se disposait à faire reconnaître enfin pour héritier de l'empire son fils Bajazet, celui pour qui elle avait commis tant de crimes et répandu tant de sang. La veille du jour où cette reconnaissance devait avoir lieu avec toute la pompe qui accompagna celle de l'infortué Mustapha, Roxolane se promenait seule et à pas lents sur les dalles de marbre de la grande salle du harem. Rien ne manquait plus à l'accomplissement de ses tome 111. | désirs, tout obstacle était renversé, et cepen-I dant le visage de la sultane trahissait une violente émotion.....Était-ce le remords?......Ce cœur, où nulle pitié ne trouvait accès quand il sacrifiait tant de victimes, allait saigner à l'approche du triomphe?... C'était difficile à croire, et pourtant combien de fois l'histoire de l'esprit humain n'a-l-ellepas offert de semblables contradictions î... Les événements du passé se représentaient un à un à la pensée inquiète de l'ambitieuse sultane; si près de loucher au but, sa sollicitude maternelle s'alarmait. Soudain Roxolane s'arrêta au milieu de la salle, faiblement éclairée par une lampe d'albâtre, et, appelant un eunuque noir, elle ordonna d'amener le Tartare prisonnier. U ne tarda pas à paraître, chargé de chaînes; les souffrances encore plus que l'âge avaient avancé chez lui les atteintes de la vieillesse. « Tu es condamné à mort, lui dit Roxolane; mais la mort, en quoi me serait-elle utile? j'estime ton attachement pour le prince que tu as voulu sauver ; oui, la hardiesse et la célérité de ta démarche me prouvent que tu es un homme résolu. Je veux te rendre ta liberté et l'attacher à mon fils : sois-lui dévoué, et les récompenses ne te manqueront pas. » Les yeux du Tartare brillèrent comme des flammes, et, gardant le silence, il tourna dédaigneusement la tète. a Tu repousses mes offres ! s'écria la sultane d'un ton irrité. — Laissez-moi retourner dans mon pays, c'est tout ce que je vous demande, répondit enfin le prisonnier. — Dans ton pays!... Mais quel est-il? reprit Roxolane en plongeant ses regards troublés dans ceux du Tartare. —Tu ne me reconnais donc pas ?... Eh bien ! je suis Demko le kozak, Demko le serviteur de ton père, égorgé devant toi par ton amant, Demko le captif des Tartares, et plus tard leur Deraou-Kan, l'ami de Mustapha, assassiné par tes ordres, l'appui de son enfant que tu as fait étrangler, Demko fidèle, malgré les apparences, à sa religion et à sa patrie, que tu as reniées, toi!... « Et, en disant ces mots, le prisonnier découvrit sa poitrine, sur laquelle brillait une petite croix en or, la même qu'Hélène portait dans sa jeunesse. À ces accents accusateurs, à ce signe révéré, la sultane pâlit, chancela et tomba sans connaissance. Les esclaves accoururent au bruit de sa chute et l'emportèrent. Demko fut reconduit à son cachot. Dans la nuit même, Roxolane cessa d'exister. Elle rendit le dernier soupir entre les bras de Soliman, plus que jamais persuadé de ses hautes vertus, et demanda, avant d'expirer, la li- berté du Tartare. Demko put revoir son pays, et sa postérité, encore établie sur les rives du Smotryéz , a conservé jusqu'à nos jours la tradition de la Sultane podolienne... Oh ! qu'il y a loin de la gracieuse Roxolane des romans et de l'imagination à la terrible Roxolane del'histoire et de la réalité!... Henri-Édouaud CHONSKI. COUP-D'ŒIL SUR I.A LÉGISLATION POLONAISE. (Suite el fin.) lois étrangères.— C odes civils prussien el autrichien. Nous avons, dans la première partie de ce travail, essayé de présenter un précis de l'ancienne législation polonaise, telle qu'elle avait existé depuis le milieu du quatorzième siècle jusqu'au démembrement définitif de ce pays. Nous allons maintenant examiner les changements, ou plutôt le bouleversement total que subit cette législation sous la domination étrangère. Nous ne dissimulerons pas les avantages que les lois, bien qu'imposées par la force, ont pu procurer aux Polonais dans les rapports mutuels de leur vie sociale; mais nous signalerons aussi ce en quoi l'invasion étrangère nous a fait rétrograder, même sous le point de vue législatif. Nous l'avons dit, et nous le répétons, il n'existe aucun pays en Europe où l'étude de la législation comparée pût être faite d'une ma nière plus instructive et plus pratique à la fois; ici point de spéculations, mais des faits , et, on peut l'affirmer sans crainte d'être démenti , nulle part, et à aucune époque, on n'a essayé sur un corps vivant, sur une nation tout entière, des expériences législatives aussi décisives; nulle part on n'a mis en œuvre, à des intervalles rapprochés, des éléments aussi hétérogènes. Nous avons peu de chose à dire sur les changements opérés dans la partie de la Pologne échue en partage à la Russie. Cet empire ne possédait alors aucun code complet qu'il eût pu imposer à ses nouvelles provinces ; il se vit donc forcé d'y laisser en vigueur les lois existantes , en supprimant toutefois les améliorations progressives apportées par la constitution du 3 mai 1791 , et plus tard en 1794; c'est ainsi que le gouvernement russe s'opposa constamment à l'émancipation , même partielle, des paysans. Au reste, des ukases rendus pour des cas particuliers modifiaient et annulaient même les lois existantes, et ces décrets, on ne se faisait pas faute de les appliquer plus tard aux cas plus ou moins analogues (1). Enfin l'organisation judiciaire subit un changement essentiel en ce que le dernier ressort fut enlevé aux tribunaux suprêmes établis jadis séparément pour la Pologne proprement dite, et pour le grand-duché de Lithuanie ; unejuri-diction unique, le sénat de Saint-Pétersbourg, fut érigé en cour souveraine ; dès lors on s'habitua à attacher peu d'importance aux décisions des tribunaux inférieurs , que le sénat pouvait réformer à son gré, sans être astreint à s'en tenir à la législation et à la jurisprudence polonaises. Il en fut autrement des provinces échues en partage à l'Autriche et à la Prusse. Cette dernière surtout, étant déjà à cette époque en (1) On cite pour exemple un ukase rendu en matière maritime, qui fut appliqué dans un procès civil. possession de codes complets, et dans le but notoire d'amalgamer la nationalité polonaise avec celle des autres peuples soumis à sa domination, se hâta de substituer sa législation civile et pénale aux anciennes lois polonaises. Les codes prussiens obtinrent donc force de loi à dater du 1er janvier 1797 , excepté sur quelques points, comme, par exemple, en matière de succession , où, selon la loi transitoire, la jurisprudence et les lois polonaises continuèrent à servir de règle. Quelques mots d'abord sur l'historique et l'ensemble de la législation prussienne. La Prusse avait été la première d'entre les Etats allemands dotée d'un code complet sous le nom de Corpus Juris Fredericianum, vers le milieu du dix-huitième siècle , et sous le règne de Frédéric-le-Grand ; ce code subit ensuite de nombreuses transformations, jusqu'à ce qu'en 1772 et en 1774 il en fut publié des recueils amendés, le dernier sous le titre de Code général pour les Etats prussiens (Allge-meines Landrecht fur die preussischen Staaten). Une particularité qui le caractérise, c'est qu'en matière de droit civil il n'adopte aucune des divisions ordinaires, et nommément, en droit relatif aux personnes et droit relatif aux choses; il traite de ces droits d'une manière confuse dans les deux parties dont il se compose, sans que celles-ci aient même reçu des dénominations distinctes. Ce n'est qu'en se pénétrant de l'esprit général qui a présidé à la confection de chacune de ces deux parties principales, qu'on parvient à se convaincre que la première partie, subdivisée en vingt-trois titres, traitedes droits de tout genre, considérés en eux-mèmes;etla deuxième,eomposéedevingt titres , traite des mêmes droits en tant qu'ils intéressent spécialement l'Etat et l'ordre public; celle-ci comprend donc, non-seulement les code civil et de commerce proprement dits, à savoir : les dispositions légales concernant le mariage, la tutelle, les successions, les contrats et obligations, les lettre de change, etc. ; mais encore les droits public et administratif ; dans les titres concernant l'Etat, ses droits et ses obligations, les fonctionnaires publics, les droits fiscaux, la religion et les rapports des ministres des différents cultes entre eux et avec l'Etat, la noblesse, les habitants des villes, dits bourgeois, les paysans, etc.; en- fin dans son vingtième titre, le droit pénal. Les Codes de procédure civile et d'instruction criminelle forment des recueils séparés. La législation prussienne tend à ne rien abandonner an laisser faire des parties; elle les dirige jusque dans les détails les plus minutieux de leursactesprivéset judiciaires. Au juge seul appartient la direction du procès ; l'avocat n'est qu'un instrument entre ses mains ; le juge absorbe dans ses fonctions celles de l'avoué français, et même en grande partie celles du notaire et de l'huissier. Cette législation semble avoir pris à tâche d'épuiser toutes les difficultés et de prévoir aussi tous les cas futurs , tout en jetant une vive clarté sur un grand nombre des questions de droit les plus ardues, avantage qu'on ne saurait lui contester ; souvent aussi embarasse-t-elle l'intelligence du juge plutôt qu'elle ne lui sert de guide assuré. Ce qui porta l'atteinte la plus rude aux habitudes et à la nationalité polonaises, ce fut d'un côté la brusque transition qui substitua un huis-clos absolu à la publicité des débats judiciaires, usité dans ce pays de temps immémorial , et d'autre part la mesure oppressive qui remplaça la langue polonaise par un idiome étranger, toute l'instruction du procès devant se faire en allemand. De là surcroît de dépenses, parce qu'on était obligé d'avoir recours à des interprètes-jurés, et défiance naturelle de la part de ceux qui ne pouvaient ni se faire comprendre , ni entendre les actes qu'on dressait en leur nom. Dans cet état de choses, l'ancienne organisation judiciaire ne pouvait non plus se maintenir. Aux juges électifs furent substitués des magistrats à vie, nommés par le monarque. Deux instances furent établies dans le chef-lieu de chaque département, et la troisième et dernière instance à Berlin. Du reste , même séparation que par le passé de la juridiction distincte des nobles et des non-nobles, à cette différence près que les contestations des paysans entre eux , ou avec les propriétaires des terrains qu'ils occupaient, furent déférées à des tribunaux locaux, dits patrimoniaux, dont ils pouvaient relever appel devant les tribunaux ordinaires. Les procès intentés aux habitants des villes étaient portés en première instance devant les tribunaux lo-1 eaux , dits magistrats de justice, et ceux inten- tes aux individus de condition noble devant la section du tribunal départemental dite premier sénat, et en seconde instance, sans distinction de condition, devant le second sénat du même Iribunal. Dans ces deux instances, un jugement par défaut pouvait, dans le délai de dix jours à dater de sa signification, être attaqué par voie d'opposition , mais à la charge, par l'opposant, cle justifier des obstacles qui l'avaient empêché de comparaître, et d'apporter les pièces sur lesquelles il fondait ses griefs. Une Cour suprême, dite Cour de révision, et résidant à Berlin, connaissait de toutes les causes en troisième instance et en dernier ressort. Les appels et les pourvois en révision devaient être faits dans le délai de dix jours, à compter de la publication du jugement. C'étaient là les voies ordinaires d'attaquer un jugement; mais la procédure prussienne admet, outre l'appel et le recours en révision , deux voies extraordinaires contre les jugements ou arrêts passés en force de chose jugée, à savoir la requête civile et la nullité. On peut se pourvoir en nullité: 1° si dans les deux premières instances il y a violation d'une loi expresse; 2° si le jugement a été rendu sur pièces déclarées fausses depuis le jugement ou l'arrêt,ou sur déposition de témoins subornés; 3° si un mineur a esté en justice sans l'assistance de son tuteur, ou si ce dernier n'a pas été muni de l'autorisation requise par la loi ; 4° si le jugement a été rendu sur exploit non dûment signifié au défendeur. Il y a ouverture à requête civile : 1° ex ca-pite minorennitatis, c'est-à-dire lorsque le mineur peut démontrer un dommage notable causé par le jugemer.t attaqué; ce remède légal est prescrit par quatre ans , à dater de l'émancipation du mineur; 2° ex noviter repéras documentis, à savoir , si depuis le jugement il a été retrouvé des pièces décisives. Le jugement qui prononce la validité de la requête civile diffère essentiellement de celui qui déclare la nullité d'une décision rendue en dernier ressort, en ce que le premier connaît en même temps clu fond de la cause, et que le second ne fait que remettre les parties en l'état où elles étaient avant le jugement annulé. L'instruction du procès mérite une attention toute particulière. Le juge d'instruction ( in-struenl) reçoit la demande, entend la réponse du défendeur, les dires respectifs des parties assistées de leurs défenseurs pris dans le rang des avocats , surnommés commissaires de justice (Justitz-commissarien) ; il rédige ensuite la pièce capitale de l'instruction appelée status causœ et controversiœ, c'est-à-dire la position des points de fait ou de droit sur lesquels les parties sont d'accord ou en contestation, et les preuves apportées à l'appui des faits contestés. Le status causœ et controversiœ tout entier , et même les simples incidents, dans le cours de l'instruction , sont soumis à la décision du tribunal, et cela sur le rapport d'un second juge délégué, appelé décernent, c'est-à-dire celui qui prépare les décisions partielles , comme par exemple sur la pertinence des faits, et des preuves apportées à leur appui. Deux témoins dignes de foi établissent une preuve complète; un seul, une demi-preuve seulement, qui doit être corroborée par le serment de la partie. Tout serment de la partie ou clu témoin doit être prêté selon le rite de la religion que professe chacun d'eux; le témoin prête Je sien après sa déposition et la lecture qui lui en a été faite. Chaque décision partielle qui déclare tels ou tels faits pertinents, telles ou telles preuves admissibles, est sujette k appel. L'instruction une fois terminée, le tribunal nomme un troisième juge délégué appelé rapporteur (réfèrent), et dans des causes d'une plus grande importance un quatrième juge diteo-rap-porteur (coreferent). L'un et l'autre exposent les poi ntsde fa i t e t de d roi t, e 11 es font sui vre de leur opinion convenablement formulée. C'est ainsi qu'après avoir passé par les mains de trois ou quatre juges délégués, la cause reçoit enfin une solution définitive en première instance ; tout cela a lieu à huis-clos ; et le jugement lui-même est notifié aux parties par un juge, délégué spécialement à cet effet. Cette procédure, à peu de différence près, se reproduiten seconde instance, et si, en troisième et dernier ressort, les pièces seules étant transmises à la Cour de révision sans qu'il y ait lieu à une instruction ultérieure, les fonctions des deux premiers juges délégués (instruent et décernent) disparaissent d'elles-mêmes, d'un autre côté la nomination simultanée d'un rapporteur et d'un co-rap-porteur est de rigueur; de plus, si le pourvoi est dirigé contre deux jugements concordants, et que !e rapporteur el le co-rapporteur con-eluent néanmoins dans le sens de la cassation, j la Cour de révision doit nommer encore deux nouveaux rapporteurs , et entendre leurs conclusions. Cette matière d'instruire et de juger les procès, considérée en elle-même, et abstraction faite de son application , offre un exemple remarquable de la sollicitude du législateur pour parvenir à la connaissance de la vérité et à la distribution d'une justice stricte et impartiale. Mais quand on descend des hauteurs de la théorie dans l'humble région de la pratique, on s'aperçoit bientôt combien les avantages, pour la plupart spécieux , d'une semblable procédure, sont contre-balancés par l'insuffisance des résultats. Nou^çivons vu fonctionner en Pologne et se succéder immédiatement des systèmes de procédure aussi contradictoires que le sont les systèmes prussien et autrichien d'un côté, et le système français de l'autre, ce qui nous met à même d'en apprécier la valeur respective. Dans une période de dix ans, c'est-à-dire du Ier janvier 1797 jusqu'à la fin de (806 , que les codes prussiens nous ont régis , qu'avons-nous vu? la moitié des procès entamés et non terminés. La procédure civile de Prusse renferme, par exemple, dans les titres 50 et 51 de la lre partie, environ 900 articles ou paragraphes délayés en 300 pages (I) sur une seule matière, c'est-à-dire celle du concours, ou de la répartition faite entre les créanciers en cas d'insuffisance des biens du débiteur, ou lorsque la succession n'a été acceptée que sous bénéfice d'inventaire. Le législateur, en poussant trop loin le désir, louable d'ailleurs, de garantir les droits des créanciers, en ne laissant rien faire aux parties par elles-mêmes, mais en abandonnant la direction de toute la procédure, jusque dans les plus petits détails, à l'autorité judiciaire, a amené ce résultat déplorable, que le nouvel ordre de choses établi par la substitution du code civil français à la législation prussienne trouva les deux tiers des procès de concours et de liquidation sans solution. Il importait donc peu alors que les droits des créanciers eussent, pour la forme, été mieux garantis, et (i) Les codes civils cl de procédure contiennent près de 20,000 articles oïl parajjraphrs. que, par exemple, moyennant des citations judiciaires insérées dans les feuilles publiques, les créanciers chirographaires eussent été mis à l'abri de toute surprise, si en dernier résultat ils ne parvenaient pas à réaliser leurs créances, et si, par la longueur démesurée des actes innombrables de procédure, d'un côté le fonds commun se détériorait, et devenait la proie d'une armée de fonctionnaires, et de l'autre les créanciers se voyaient frustrés de leurs intérêts pendant une longue suite d'années. On fut naturellement conduit à comparer la procédure prussienne, impuissante à terminer des procès aussi importants, où une centaine de millions se trouvaient engagés , à la procédure française, qui, au moyen de l'ordre et de la distribution par contribution , y met promp-tement un terme. En passant à l'examen du code civil prussien, hâtons-nous d'abord de rendre un juste hommage à deux institutions, à savoir : le régime hypothécaire et la tutelle, dont la première mérite surtout d'être signalée. Le système hypothécaire prussien est basé sur la publicité la plus complète. Ainsi, point d'hypothèques tacites ou légales ; les droits des femmes et des mineurs doivent être inscrits à la diligence de ceux auxquels la loi en impose le devoir. Même publicité non-seulement pour les dettes et autres charges privées devant grever un immeuble, mais aussi pour le liirc de propriété. De là l'obligation du propriétaire défaire régulariser l'hypothèque des terres ou maisons qu'il possède , sinon le juge y procède d'office. L'intervenlion du juge, avec la responsabilité civile qui y est attachée, constitue la seconde base principale de l'hypothèque prussienne. Ici la forme extérieure se confond avec les dispositions sur le fond même du droit; aussi devons-nous descendre dans quelques détails d'exécution. Un numéro distinct et des feuilles séparées sont réservés dans les livres hypothécaires pour chaque propriété. Ces feuilles renferment trois rubriques, à savoir : la première pour le titre de propriété et ses variations, avec désignation du prix fixé par une taxe, ou contenu dans le dernier contrat de l'acquisition de l'immeuble; la seconde pour les charges perpétuelles , telles que servitudes LÀ POLOGNE et autres semblables ; par extension sont aussi rangés sous cette rubrique les antichrèses, les rémérés, etc. ; la troisième, les dettes proprement dites. En marge des deux dernières rubriques sont consignées les modifications que subit un droit hypothécaire, telles que caution , radiation totale ou partielle, cession, hypothèque ultérieure ( subintabulatio ), que la loi admet sur une créance tout aussi bien que sur l'immeuble lui-même. Au reste, le droit prussien, à l'exclusion de toute hypothèque légale ou judiciaire, ne reconnaît que l'hypothèque conventionnelle, qui doit être consentie dans un acte reçu ou confirmé judiciairement in foro rci sitœ; la loi autorise pourtant ceux qui peuvent réclamer une inscription à la conserver par voie de prénotalion ou protestation , jusqu'à la décision ultérieure du tribunal compétent. Aucune inscription ne se fait qu'en vertu d'un arrêté signé de trois juges solidairement responsables des fautes qu'ils auraient commises. Les créanciers hypothécaires reçoivent chacun un certificat dit in vim recogni-ti.onis, et contenant l'extrait du livre d'hypothèques de l'immeuble grevé ; ce certificat doit être pourvu de la signature des trois juges responsables. Les droits hypothécaires sont ainsi mis à l'abri de toute incertitude; au premier coup d'œil jeté sur le certificat in vim recognitionis, on peut se convaincre de la réalité et du degré de sûreté que présente une inscription garantie d'ailleurs par la responsabilité de l'autorité ju-ciaire, et par cette autre disposition de la loi qui, dans une expropriation forcée, interdit l'adjudication définitive d'un immeuble si le dernier enchérisseur n'offre pas au moins les deux tiers du prix auquel l'immeuble aura été porté par suite d'une estimation judiciaire ; ces droits, disons-nous, ainsi corroborés, acquièrent une valeur égale et même supérieure aux meilleurs effets publics, et mobilisent, pour ainsi dire , la propriété immobilière. Un créancier, nanti d'un certificat hypothécaire in vim récognitions, pouvait, même à l'étranger, là où le droit prussien était connu, céder son litre en tout ou en partie, le mettre en gage, ou bien contracter un emprunt. U suffisait pour la sûreté de celui qui traitait avec lui de faire inscrire la cession , l'emprunt, ou toute autre stipulation, à la suite du certificat; car dans les livres hypothécaires eux-mêmes aucune modification ultérieure ne pouvait être consignée sans la représentation de ce certi ficat. Aussi, sous l'empire du droit prussien, le crédit des propriétés immobilières s'accrut d'une manière notable en Pologne , aussi bien que leur valeur. Nous ne saurons accorder sans réserve les mêmes éloges aux dispositions du Code prussien sur les tutelles et les curatelles ; mais une expérience de dix ans en a , du moins chez nous, démontré en grande partie l'utilité et l'efficacité. Une section distincte, établie dans le sein de chaque tribunal départemental, sous le nom de Collegium pupillare, est chargée de veiller spécialement aux intérêts des mineurs et autres incapables, et non-seulement remplace les conseils de famille français, mais remplit encore des fonctions que d'autres législations attribuent exclusivement aux tuteurs. Ceux-ci ne sont considérés que comme des délégués, qui ne sauraient procéder à une démarche tant soit peu importante sans en référer à celte autorité tutélaire , qui elle-même est en dernier lieu responsable des actes qu'elle aura ordonnés ou seulement soufferts. Ainsi, autorisation du Collegium pupillare pour les actes concernant lespropriétés immobilières et même leurs revenus , au point que le tuteur ne peut de lui-même affermer un immeuble, ni entreprendre aucune grosse réparation]; autorisation pour intenter un procès quelconque, si ce n'est à raison d'intérêts; autorisation pour lever les capitaux ; autorisation en un mot pour tout ce qui n'est pas compris dans les attributions du tuteur, spécifiées dans l'acte judiciaire de nomination. Les fonds du mineur, en argent comptant et en effets précieux , étaient ordinairement déposés au dépôt judiciaire dit dépôt pupillairc, et le tribunal lui-même s'occupait de leur placement. On ne peut nier que cette surveillance incessante, cette action continuelle de l'autorité judiciaire, ne présente quelquefois de grands inconvénients ; ceci lient au système général de la législation prussienne; mais ici, au moins, il y a contre-poids , et le mal est plus que compensé par le bien qui en résulte pour les mineurs et autres personnes incapables de gérer leurs affaires, comme les aliénés, les absents et les prodigues, que la loi assimile plus ou moins aux mineurs. S'il y a contrariété d'intérêts entre le mineur et le tuteur, ou entreplusieurs mineurs soumis à la même tutelle, la loi, en remplacement d'un subrogé-tuteur ou d'un tuteur spécial, y pourvoit par la nomination d'un curateur ad hoc, il en est de même des femmes dans tous les cas où la loi réclame leur consentement. Les autres dispositions du Code prussien sont loin de se présenter toutes sous un aspect aussi favorable. La distinction des classes, par exemple, en nobles et non-nobles, reçut en Pologne une nouvelle consécration par l'introduction de cette loi, qui ne se borne pas à maintenir la division en nobles, bourgeois et paysans, mais subdivise encore les deux premières classes en haute et basse noblesse, en haute et basse bourgeoisie, et attache à chaque catégorie des prérogatives et des droits importants. C'est ainsi que le mariage entre nobles et non-nobles n'est admis que quand ces derniers appartiennent à la haute bourgoisie ; autrement il y a mésalliance, et les individus appartenant à la haute noblesse ne peuvent contracter un semblable mariage qu'avec l'autorisation du monarque et seulement delà main gauche, c'est-à-dire sans que l'époux de condition inférieure et les enfants issus de cette union acquièrent le nom, le rang et les autres droits civils résultant d'un mariage régulier. — Si des propriétés ter ritoriales dites terres de nobles ( adliche Ciller) échoient à des non-nobles par droit de succession ou autrement, ils sont obligés de les vendre dans le délai d'un an , sinon le fisc doit en poursuivre l'expropriation. La qualité de noble se perd par l'admission dans une corporation d'artisans. Les paysans polonais furent frustrés des avantages progressifs que leur avait promis la constitution du S mai 1791 et les derniers arrêtés du gouvernement polonais de 1794, et retournèrent à leur condition d'hommes attachés à la glèbe. De plus le Code prussien leur interdit de se marier sans le consentement du seigneur du village. Cette fâcheuse influence exercée sur les droits personnels s'étendit aussi sur les droits réels, tels que la vente, l'échange , etc., dont l'exercice fut subordonné ;m même consentement, alors même que les paysans possédaient leurs terrains à titre de propriété. La loi déclare en général la noblesse seule apte à posséder des biens territoriaux avec tous les droits qui y sont attachés. La bourgeoisie a besoin d'y être autorisée spécialement par le monarque. — Les droits de l'absent ne sont rien moins que garantis; après dix années à compter du jour où l'on a reçu de lui les dernières nouvelles, les héritiers présomptifs peuvent réclamer une déclaration de décès qui est prononcée par un jugement formel si l'absent ne comparaît pas dans le délai de neuf mois à compter du jour de l'insertion des citations judiciaires dans les feuilles publiques. Ce qui implique contradiction, c'est que, si l'individu déclaré mort vient à reparaître, il recouvre sa fortune dans l'état où il la retrou ve, et ses droits personnels, tels que principalement le mariage, sont rétablis en entier. Le mariage peut être contracté par l'homme à dix-huit, et par la femme à quatorze ans révolus ; l'acte religieux de sa célébration en constitue seul la validité. Il n'en est pas de même quant à sa dissolution; la loi ayant été destinée pour un État dont la majorité des ha-bitans professe la religion protestante, elle admet le divorce , et en spécifie les nombreuses causes, tels que : abandon malicieux, impuissance, refus de remplir les devoirs conjugaux, adultère, aliénation mentale, vie dissolue, changement de religion, aversion insurmontable, etc. Les époux divorcés peuvent se remarier. La juridiction ecclésiastique est réservée pour les catholiques; seulement la séparation de corps perpétuelle (separalio perpétua quad thorum n mensam) prononcée par l'Eglise, produit tous les effets civils du divorce, effets qui, en géné ral, ne relèvent que de la juridiction civile, la partie déclarée coupable perd tous les avantages qui lui ont été accordés par le mariage, et s'il n'y en a pas eu de stipulés, le quart de sa fortune est adjugé au profil de l'autre époux (I). La recherche de la paternité est admise tout aussi bien que celle de la maternité. L'enfant naturel n'entre point dans la famille de ses parents; s'il est reconnu pour tel par la mère, il a droit à sa fortune, à l'égal des enfants légitimes, et il prend aussi le nom de famille de la mère, à moins quelle ne soit d'extraction noble. (1) La femme coupable perd en outre le droit de porter le nom de famille et tes titres du mari. Quant à la fortune du père, la loi n'oblige celui-ci qu'à pourvoir à l'entretien et à l'éducation de l'enfant naturel jusqu'à l'âge de quatorze ans révolus; elle n'accorde d'ailleurs à ce dernier qu'un sixième dans la succession du père, et au cas seulement où il n'y a point d'héritiers légitimes. La loi accorde aussi certains avantages à la mère de l'enfant naturel. Nous ne pouvons nous dispenser de relever ici l'importante disposition du code prussien qui oblige le séducteur à épouser la lille reconnue pour avoir mené jusqu'alors une vie régulière, et à laquelle il aura fait une promesse de mariage ; si le séducteur s'y refuse, le tribunal autorise, par un jugement formel, la tille séduite à porter son nom de famille et ses titres, et lui adjuge tous les avantages qu'une femme légitime, mais divorcée, peut réclamer sur la fortune de son mari. Nous ne parlerons pas de dispositions touchant la succession ab intestat; car à cet égard la loi transitoire a maintenu la législation polonaise. En ce qui touche les dispositions testamentaires, la loi distingue celles qui concernent l'universalité des biens du testateur de celles qui ne concernent que des objets déterminés ; les premières seulement sont appelées testaments, et doivent être faites par acte judiciaire ou dans la forme mystique, c'est-à-dire présentées par le testateur munies de son sceau, et déposées au tribunal; les secondes s'appellent codicilles et peuvent aussi être faites par acte sous seing privé, dès que leur objet ne dépasse pas un vingtième de la succession. La loi admet aussi les fidèicommis testamentaires et les majorais, mais seulement pour les propriétés territorialesd'un revenu netde9,000 francs au moins, ou pour les capitaux montant à 36,000 francs; l'autorisation du souverain n'est nécessaire que lorsque le revenu des terres devant être constituées en majorât dépasse une somme de 36,000 francs. Nous avons vu, dans la première partie de ce travail, que les lois polonaises ne déclaraient valables que les majorais confirmés par la diète, et que dans le cours de tant de siècles il n'en fut constitué que cinq. Les substitutions fidéicommissaires sont déclarées valables à l'infini si elles ne dépassent pas les limites fixées pour les majorais, et elles sont aussi admises au delà, et même pour toute la succession, mais seulement jusqu'au second degré. Les contrats et obligations peuvent être passés authentiquement ou sous seing privé, et même verbalement, si leur objet n'excède pas 175 francs. Les actes authentiques sont reçus indifféremment par les avocats ou conseillers de justice, faisant en même temps fonction de notaire, ou par les juges délégués, à l'exception de certains actes, tels que donations, contrats en partage de succession , caution des femmes, antichrèse, actes emportant hypothèque, qui doivent nécessairement être passés en justice. Une particularité des dispositions sur la vente, e'est que l'action en rescision ob lœsionem ultra dimidium n'est donnée qu'à l'acheteur. L'intérêt légal est de 5 pour 100; mais les commerçants peuvent stipuler 6, et les juifs 8 pour 100, à moins que l'emprunt ne soit fait sur hypothèque, auquel cas le taux légal de 5 pour 100 ne peut être dépassé. Les intérêts moratoires, établis par la constitution polonaise de 1775 au taux de 7 pour 100, ont été réduits à 5, à l'exception des commerçants et des juifs, qui peuvent les réclamer à 7 et 8 pour 100, mais ils ne peuvent être réclamés que pour un arrérage de dix ans; au delà il y a prescription. Voici les dispositions les plus saillantes du code civil prussien qui mettent à même de juger jusqu'à quel point la législation civile prussienne a fait avancer ou rétrograder les rapports sociaux en Pologne. Nous croyons devoir, avant de passer à l'examen des lois criminelles prussiennes, faire suivre immédiatement le précis que nousvenons de donner de la législation civile prussienne , par celui de la législation civile autrichienne, comme basées toutes deux sur des principes analogues, et devant par conséquent avoir entre elles de nombreux points de contact. L'Autriche n'ayant point été, avant 1812, dotée décodes civil et pénal complets et obligatoires dans tousses Etals, et étant seulement régie par le code de procédure civile publié en 1781, le premier livre du code civil traitant des personnes, et promulgué en 1787, et par des édits, rescrits , etc. , les provinces polonaises qui lui étaient échues par le premier partage, sous le nom de Galicie orienlale, durent nécessairement subir les mêmes lois. Il en fut autrement des autres provinces qui, lors du démembrement définitif de la Pologne , furent réunies à l'Autriche sous le nom de Galicie occidentale. Une commission législative ayant, à cette époque, terminé un projet de lois civiles • pour les Elats autrichiens, on jugea bon d'en faire essai sur les pays récemment acquis. Telle est l'origine du code civil de la Galicie occidentale, publié en 1797, et mis en vigueur dès le 1er janvier 1798, qui devança ainsi de quatorze ans le code civil général de l'empire d'Autriche, promulgué en 1811, et déclaré obligatoire à dater du 1er janvier 1812. Le cadre restreint de cet écrit ne nous permettant pas d'entrer dans les distinctions des lois qui avaient précédé ou suivi le code civil de 1798, nous nous bornerons à l'examen de ce dernier, et nous ferons surtout ressortir les parties saillantes de ce code, en le comparant aux dispositions du droit civil prussien. En premier lieu , même séparation de la juridiction des nobles et des non nobles ; même division des habitants en nobles, bourgeois et, paysans,quoiqu'elle ne soitpas exprimée dans le code même, vu que celui-ci n'embrasse que des matières civiles. En ce qui touche la procédure civile , même clandestinité des débats , même instruction devant un juge délégué. Si, d'un côté, cette procédure est moins prolixe , elle est loin aussi d'offrir les mêmes garanties quo la procédure prussienne, dont\e status causœ et controversiœ présente un modèle rare des moyens employés pour parvenir à la stricte découverte cle la vérité, et notons bien que cette sollicitude du législateur est nécessaire pour contrebalancer les effets pernicieux des débats à huis clos; le seul reproche qu'on puisse faire au législateur prussien, c'est qu'en voulant atteindre une perfection impossible, il a dépassé les bornes raisonnables; mais s'il est allé au delà , le législateur autrichien est resté bien en deçà de ce qu'il fallait faire. La procédure autrichienne établit trois instances comme en Prusse, cependant les deux premières n'appartiennent pas à un seul et même tribunal départemental, divisé en deux sections ou sénats, mais l'appel est jugé par une cour d'appel distincte et fondée pour le ressort de plusieurs tribunaux. Le pourvoi d'un arrêt de la cour d'appel à la cour suprême de révision, établie à Vienne, n'estadmisque lorsque TOME HT. la cour d'appel a réformé en tout ou en partie le jugement de première instance, et, dans le premier cas, seulement pour la partie réformée. Le délai fatal de l'appel et du pourvoi est de quatorze jours à dater de la signification du jugement ou de l'arrêt. Les moyens extraordinaires d'attaquer un jugement sont les mêmes que ceux contenus dans la procédure prussienne , bien que les cas admis par la loi ne soient pas identiques; quant à la. nullité,\[ y a encore celte différence essentielle, que le législateur autrichien permet d'y avoir recours non-seulement contre les jugements en dernier ressort, ou passés en force de chose jugée, niais au>ssi pendant le cours de l'instance , et même le juge d'appel saisi de la cause principale peut décréter d'office la nullité; niais le juge qui la déclare sur la demande d'une des parties,ou d'office, doit s'abstenir de connaître clu fond, et renvoyer la cause au premier juge pour réparer la transgression de la loi dont celui-ci se serait rendu coupable. Le Code civil pour la Galicie occidentale est divisé en trois parties dont la première traite des droits relatifs aux personnes, la seconde des droits relatifs aux choses, et la troisième des contrats et obligations. En ce qui touche la tutelle et la curatelle , similitude complète des dispositions de ce Code et de celles du Code prussien : on doit pourtant reconnaître dans les détails une grande supériorité de la législation prussienne à cet égard. Le titre clu mariage devait nécessairement contenir des dispositions entièrement différentes, parce que la loi était faite pour un pays catholique; aussi cette loi n'autorise-t-elle dans aucun cas la dissolution du mariage, réputé sacrement, ou le divorce entre époux catholiques; elle étend cette disposition à l'époux non catholique, qui aurait contracté mariage avec un individu professant la religion catholique romaine (t) .Cependant, par une singularité qui mérite d'être relevée, le législateur autrichien enlève à l'autorité ecclésiastique romaine la faculté de connaître des causes matrimoniales, nommément de celles de nullité du mariage, et. de séparation de corps, et transfère ce droit (1) La clause relative à l'époux non catholique est i abolie clans le nouveau code de 1811. aux tribunaux civils ordinaires, en opposition t avec le Code d'un État protestant, celui de Prusse, lequel, comme nous l'avons vu, a maintenu à cet égard la juridiction de l'Église catholique romaine. Cette réforme date du célèbre édit de Joseph II, promulgué en 1783 , et s'est maintenue jusqu'à nos jours. Les nullités canoniques et les causes qui doivent entraîner la séparation de corps sont spécifiées dans le Code civil, qui ajoute encore aux premières le défaut de consentement de la part des parents ou du tuteur d'un mineur, et de l'autorité militaire quant aux militaires; les tribunaux civils sont seuls compétents pour juger de semblables procès; mais le défendeur doit avant tout être appelé en conciliation devant le curé de la localité, remplissant exactement les fonctions de juge de paix, inconnues d'ailleurs dans la législation autrichienne. Lescausesde nullité du mariage sont étendues aux mariages enlre individus professant un autre culte que le culte catholique romain , en tant qu'elles ne portent pas sur les dogmes religieux. Pour les protestants, les causes de divorce sont, à peu de chose près, les mêmes que celles fixées par le Code prussien , et la loi spécifie aussi celles du divorce entre juifs, en les puisant dans l'Ancien - Testament. Les époux divorcés peuvent se remarier. Du reste, le Code de la Galicie occidentale diffère peu du Code prussien en matière des droits des enfants, et surtout deceux des enfants naturels;seulement ces derniers, bien que la recherche de la paternité soit admise, n'ont aucun droit à la succession de leur père. La séparation des biens entre époux est aussi de droit comme en Prusse, et la communauté des biens n'a lieu que quand elle a été expressément stipulée ou admise par les statuts locaux. La déclaration du décès d'un absent peut êlre de même réclamée par les parties intéressées, mais le législateur autrichien diffère à cet égard du législateur prussien, en ce que la demande en déclaration de décès ne peut être formée qu'après trente ans au lieu de dix ans d'absence, et que la eita-tation qui doit être insérée dans les feuilles publiques fixe le délai d'un an au lieu de neuf mois. L'ordre de succession (I) constitue une véritable exception dans les fastes de la légis- (1) 11 est maintenu dans le nouveau code civil de 1811, tion civile, et, tout compliqué qu'il paraisse , il est simple de sa nature. En premier lieu sont appelés à la succession ab intestat les enfants et autres descendants directs. . A la seconde ligne appartiennent les père et mère du défunt et leurs descendants. A la troisième ligne appartiennent les aïeuls et leurs descendants. A la quatrième ligne appartiennent les bisaïeuls et leurs descendants. A la cinquième ligne appartiennent les tris-saïeuls et leurs descendants. A la sixième ligne, les quadrisaïeuls et leurs descendants. Au delà, la loi ne reconnaît plus de parents aptes à succéder. Dans chacune de ces six lignes, admises par le Code civil, la représentation va à l'infini, tous les embranchements de parenté y compris; c'est ainsi que, par exemple, dans la seconde ligne, les frères et sœurs du défunt sont exclus par les père et mère, qu'ils prennent au contraire la moitié si l'un des deux parents est décédé, et que les descendants d'un frère ou d'une sœur recueillent toute la portion qui aurait été dévolue à leur auteur, il en est de même dans la troisième ligne des oncles et tantes du défunt, lorsqu'ils concourent avec les aïeuls de celui-ci, ou avec les descendants de l'un d'eux; ainsi de suite dans les autres lignes. Même distinction que dans le Code prussien entre les testaments et les codicilles. Les testaments sontauthentiques, ou sous seing privé; ils peuvent même être nuncupatifs. Les premiers doivent être passés devant un juge délégué, en présence de deux témoins, ou du moins être déposés devant ce juge parle testateur, munis de son sceau , et accompagnés de sa déclaration : comme quoi l'acte déposé contient sa volonté , et qu'il est écrit tout entier, ou du inoins signé de sa main. Les seconds sont ou olographes, et alors ils doivent êlre munis de la signature et du sceau du testateur, ou ils ne sont que signés par le testateur, et dans ce- cas la loi requiert encore la présence de trois témoins auxquels le testateur doit déclarer que le papier qu'ils signent contient sa dernière volonté, et il doit aussi ajouter à la suite de l'acte cette déclaration écrite tout entière et signée par lui. Les trois témoins doi- vent apposer leur sceau, et ajouter qu'ils signent enqualité de témoins testamentaires. Les testaments nnncupatifs ne sont valables qu'autant que leur contenu peut être affirmé par trois témoins, déclarant qu'ils ont assisté, conjointement, à telles ou telles dispositions du testateur. Les fidéicommis de famille ne peuvent être constitués qu'avec l'autorisation du chef de l'Etat, mais les substitutions sont admises à l'infini, pourvu qu'elles soient faites en faveur d'individus déjà existants; autrement elles ne sont valables que jusqu'au second degré inclusivement, et, quant aux biens immeubles, seulement jusqu'au premier. La loi fixe la légitime des enfants mineurs à la moitié , et celle des enfants majeurs (1) et des parents du défunt, au tiers de ce qui leur serait dévolu, si le testateur était mort sans avoir fait de testament. Si tous les descendants sont omis dans un testament, la loi établit la présomption légale d'une erreur qui invalide l'acte lui-même, à tel point que dans ce cas toute la disposition testamentaire doit être déclarée nulle. Le conjoint du défunt recueille le tiers de la succession en toute propriété s'il n'y a point d'enfants, et l'usufruit seulement de ce tiers s'il reste des descendants. (1) Le code nouveau supprime cette différence entre les enfants majeurs et mineurs. En ce qui concerne les contrats et obligations, ils peuvent être passés,comme en Prusse, par acte judiciaire ou sous seing privé, et même verbalement pour toutes sommes. L'action en rescision de la vente , ex capùe lœsionisultra di-midium, est admise pour le vendeur tout aussi bien que pour l'acquéreur. Les donations entre vifs doivent être faites par écrit. Si elles ne sont pas, comme dans le Code français, déclarées révoquées de plein droit par lasurvenance d'un enfant légitime du donateur, qui n'aurait pas eu de descendants légitimes à l'époque de la donation, néanmoins en pareil cas le donateur ou ses descendants légitimes ont droit de réclamer des donataires 4 p. cent de la valeur de l'objet donné , à la charge cependant de prouver qu'ils sont hors d'état de pourvoir autrement à leur subsistance. L'intérêt légal est fixé à 6 p. cent, et en affaires de commerce à 6 p. cent; l'intérêt conventionnel peut toujours être stipulé à 6 p. cent. Il n'y a prescription que pour les intérêts qui dépassent Yalterum tanlum du capital. Telles sont les dispositions des lois civiles étrangères, qui avaient précédé en Pologne l'introduction du Code Napoléon. F. Wolovvski, Député à la diète de Pologne, SOUVENU! HISTORIQUE. MARIA LE LANCIER, ÉVÉNEMENT DE 1809. Qu'elle était belle la journée de la Pentecôte de 1809! C'était un de ces beaux jours de printemps d'une solennité palpitante et parfumée; un de ces grands jours où la terreet leciel se fondenten harmonie, comme pour saluer d'une splendeur analogue quelque divinité ou quelque grandeur héroïque. Et la Pologne aussi était pieuse et solennelle !... Ses enfants n'oubfiaient jamais qu'ils avaient été élevés dans la foi du Christ! Depuis quelque temps, quiuze cents Polonais , commandés par le général Sokolnicki, poursuivaient les Autrichiens; mais ils s'étaient retirés aux environs de Lublin pour y célébrer plus grandement la fête religieuse. On allait commencer l'office divin lorsqu'un trompette à l'allure humble, quoique martiale, et suivi d'un jeune lancier, s'avança an quartier général, et demanda un entretien au commandant. Sous les auspices d'une valeur indomptable et d'un courage jamais démenti, le brave est accueilli avec toutes les marques d'une amitié cordiale. « C'est toi! s'écrie Sokolnicki en allantau-devant du trompette, toi, mon brave Borysowicz! Quelles nouvelles, mon vieil ami?... Yiens-tu de la part du prince Joseph?... As-tu aperçu les Autrichiens?... Eh bien, parle; ne sois pas timide comme une nouvelle mariée... — C'est que... voyez-vous, mon général,... je voudrais parler à vous seul.—A moi? Comment, du mystère?... N'as-tu donc plus confiance en tes frères d'armes qui m'entourent? — Si fait, si fait, mon général, et puisque vous voulez absolument... Il faut d'abord que... A tous les diables! s'écria-t-il enfin, faisant un geste qui rejetait son hésitation ; puis, saisissant la main du jeune lancier qui l'accompagnait, et se rapprochant de Sokolnicki, il commença ainsi sa mystérieuse narration : « Je comptais déjà plusieurs années de service , mon général, quand j'appris la mort de mes parents... Que Dieu répande sa lumière sur leurs âmes... Nous autres qui traitons la mort en camarade, nous donnons à nos pères défunts un pater, n'est-ce pas, mon général ? et puis tout est dit. Mais ce ne fut pas tout à fait ainsi. La mort de mon père et de ma mère me tourmentait vivement.,, bien vivement. Elle me laissait inquiet sur le sort de ma petite... de mon petit frère, joli comme un cœur, mon général. Heureusement encore que parle secours de ce qu'on appelle Providence, je savais un peu lire, et j'écrivais tant bien que mal. Ça m'aida donc à barbouiller une ligne à un camarade, le suppliant de prendre soin de ma chè... de mon cher Marian. Le vieil ami comprit ma prière, et j'étais tranquille... Mais bientôt voilà que, par rapport à l'enfant, il se prit de querelle avec un manteau blanc, et l'Autrichien, qui n'était ni un blanc-bec,ni un conscrit,riposta si bien que mon brave, Dieu sauve son âme ! expira trois jours après. « La nouvelle ne m'en parvint pas; mais l'enfant apprit ma résidence, et, n'ayant d'autre appui, ni protection, surtout dans ce temps de guerre universelle , vint se réfugier auprès de moi, et le voilà, mon général. Il sera bon soldat, je vous en réponds. Quand il était marmot, il battait tous les bambins de son âge, et de plus grands encore. Il me souvient que, lorsqu'on menait les chevaux à la Wistule ce coquin-là était toujours à l'avant-garde. Je lui ai donné mon vieil uniforme. Tenez, mon général ; il ne lui va pas mal... Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit; je vous réponds donc de sa valeur, et vous demande l'honneur de l'admettre au nombre de vos soldats.» Et le trompette porta la main à son czapka en attendant la réponse clu général. Le récit caractéristique du vieux soldat amena plus d'un sourire sur les lèvres des auditeurs, sans cependant être défavorable au jeune conscrit. Celui-ci portait à peu près 19 ans, sa taille était élevée , son teint brun, et les traits de son visage, hardis et déterminés, ressemblaient singulièrement à ceux cle son frère, à l'exception que ceux du jeune homme se vc-loulaient d'une plus fraîche jeunesse, et mêlaient à leur expression valeureuse une touchante expression clu cœur. Pendant le récit du trompette, et malgré l'étreinte de sa poitrine gonflée, le jeune soldat ému avait arrêté plusieurs larmes. Une teinte ou une expression de courage électrisait son dévouement héroïque, et le souvenir de ses bienfaiteurs attendrissait aussi son âme reconnaissante. Le commandant, serrant affectueusement la main du trompette, ordonna l'admission du volontaire à l'escadron où. se trouvait son frère, sans toutefois lui désigner le grade qu'il devait y occuper. Pendant que Borysowicz apprenait au jeune Marian à manier le sabre et la lance, et à sonner de la trompette aussi bien que lui, de grandes opérations s'exécutaient dans l'armée du prince Poniatowski. Après la bataille de Raszyn et l'entrée des Autrichiens à Warsovie, un conseil de guerre fut convoqué. Là, à la proposition du vieux général Dombrowski, il fut arrêté que le prince se rendrait en Galicie, pour couper la communication de l'archiduc Ferdinand avec ses Etats, et que Dombrowski, avec un escadron seulement, partirait pour la Grande-Pologne , afin de maintenir l'enthousiasme des habitants de cette province , de former un nouveau corps d'armée derrière l'ennemi, le prendre ensuite entre deux feux , et lui porter un dernier coup au sein même de la capitale , si besoin était. Tel était le plan bien concerté des commandants en chef. Le massacre des Autrichiens à Grochow et àGora,le 3 mai 1809, où 2,000 soldats, 3 pièces de canon et deux drapeaux tombèrent au pouvoir d'une poignée de braves commandés parle général Sokolnicki, délivra la rive droite de la Wistule de l'ennemi, et les Polonais purent continuer leur inarche vers la Galicie. Pour repousser les fortes garnisons laissées par les Autrichiens en différents endroits, Poniatowski divisa son armée de manière qu'une partie pût prendre le fort de Zamosc, une au-trecelui de Sandomierz; un petit détachement enfin était destiné à chasser les Autrichiens de la Wolhynie et de la Russie-Rouge. Tout en s'approchant de la Galicie, les Polonais battaient l'ennemi partout où ils le rencontraient. À la sanglante bataille d'Ostrowko, un régiment autrichien (Rallier - Latour) s'était rendu à la merci du prince. Poniatowski l'échangea contre le 02e régiment français, prisa Ratisbonne, renvoya 57 officiers autrichiens à Warsovie, où ils furent reçus par le générai Schauroth, et bientôt l'aigle invincible des Polonais déploya ses ailes vigoureuses depuis la Wistule et la Piliça jusqu'aux rives du Dniester. La victoire, toujours fidèle aux enfants des Piast et des Jageilon , ne laissa pas même assez de temps à l'ennemi pour réparer ses pertes immenses. Le 20 mai, quinze cents Polonais prirent d'assaut le fort de Zamosc, défendu par une garnison de 3000 Autrichiens, et pourvu de tout ce qui pouvait le rendre inaccessible. Il tomba au pouvoir des Polonais par une attaque subite et presque surnaturelle. La force matérielle , jointe au courage même , dut plier encore devant leur force patriotique!... 2000 soldats furent faits prisonniers de guerre, e* la prise de 40 pièces de canon couronna leurs vigoureux efforts sur ce point de leur opéra-lion. Une autre victoire, non moins célèbre, coïncida à la prise de Zamosc, et rendit à jamais mémorables les journées du 19 et du 20 mai 1809 dans les fastes de la Pologne. Nous voulons parler de la prise du pont et du fort, de Sandomierz par le général Sokolnicki. Depuis Krakovie jusqu'à Thorn, il n'y avait, qu'un pont sur la Wistule qui pût entretenir la communication de Ferdinand avec son armée qui occupait la Galicie. Aucun moyen n'était donc négligé parles Autrichiens pour fortifier cette place importante. Deux rangs de. remparts, de fossés et. de palissades, défendaient les deux extrémités du pont. La ville de Sandomierz et ses faubourgs étaient pareillement en état de défense. Mais les mêmes adversaires combattaient ces mesures, les mêmes armes opposaient toujours leur vaillance énergique à la lactique autrichienne, el. les héros du pont de Gora devaient être encore les héros de Sandomierz. La nuit et le silence planant sur le ciel forçaient les braves à reposer leurs armes; ils dormaient tous avec leur courage, rêvant à de nouveaux exploils. Les troupes du général Sokolnicki s'étaient concentrées à Lublin. A nue certaine distance de la ville, une vedette placée sur une colline, et dans une attitude plutôt rêveuse que militaire, fixait un œil immobile sur les objets qui se trouvaient devant elle; cependant, eu l'observant plus attentivement, il élait facile de reconnaître que les rayons optiques ne recevaient aucune réflexion extérieure , mais que ce regard de l'imagination s'appuyait sur des souvenirs dominants. Une larme vint, vibrer sur l'œil terne de la vedette , et un soupir sorti du fond de son cœur en soulagea l'étouffante oppression: c'était Marian!.. « Eh bien, mon jeune ami, s'écrie un cavalier en s'approchant de la vedette, ne m'avez-vouspas entendu?... Pauvre garçon! la reconnaissance de ce soir l'a trop ému ! Repose-toi, mon enfant; et moi, qui ne peux dormir, je prendrai volontiers ta place. » Marian, humilié d'avoir été surpris danscette situation préoccupée , ne savait comment justifier sa distraction ; il balbutie quelques mots, se trouble, se répète. L'officieux cavalier lui récidive son offre... « Mais non, nou, mille fois non, répond Marian sortant de sa léthargie; non , je reste à mon poste. — Bravo, bravo, mongarçon, c'est ainsi qu'aurait dit tofrèrc;n bravo. Tu ne sais pas peut-être, loi, que le nom de ton frère est aussi bien connu des Autrichiens que celui de leur archiduc Ferdinand; leur archiduc, qui ne pourrait pas même croiser la lame de son épée avec le sabre du dernier de nos lanciers... Ah ! que de hussards et de chevau légers j'ai vu courir comme des lièvres au seul aspect de Borysowicz, ou rien qu'au son de sa trompette... Une fois, c'était à Grochow... non à Gora... oui, je dis bien, à Gora : voilà ce diable de Borysowicz se mêlant à l'infanterie , qui , la baïonnette à la main, grimpait sur les remparts : avant qu'elle pût y parvenir, mon Borysowicz sabrait déjà les manteaux blancs au beau milieu de leurs retranchements. Lorsque nous eûmes franchi les remparts , comme à son habitude, il répétait tranquillement des ave pour le repos des âmes autrichiennes qui avaient reçu de lui, disait-il, leur congé définitif... AOstrowko...Tiens,qu'est-eeque c'est?... Entends-tu, Marian? C'est la trompette de Borysowicz; c'est comme la voix de Napoléon, mon garçon; elle suffirait pour mettre debout toute une armée...» Il allait continuer l'énumération des exploits du trompette, quand un nouvel appel l'interrompit encore. « L'entends-tu, Mariai), dit son interlocuteur; c'est le signal de réunion ; voici notre peloton : à l'ordre... » Et les cavaliers furent bientôt réunis à leurs camarades. C'était un appel du général Sokolnicki, dans la nuit du 18 au 19 mai, pour effectuer sa sortie de Lublin. Le petit corps d'armée qu'il commandait, à l'exception d'un petit & lâchement de cavaliers qui reçut une autre destination , et dans lequel se trouvaient Marian et son frère, suivit bientôt la route de Sandomierz. Les fortifications du pont, jeté à Sandomierz sur la Wistule , touchaient par une de leurs extrémités à la rivière de San , qui se réunit à cet endroit au principal fleuve de la Pologne. Deux compagnies de voltigeurs du 8me , le 2me bataillon du 6e de ligne et un détachement du 2e et du 8e de cavalerie, sous les ordres de WladimirPotoçki, chef d'escadron et commandant de l'artillerie légère, furent dirigés sur Pavant-pont , sur la rive droite de la Wistule. Une double ligne de remparts, hérissés de baïonnettes autrichiennes, et une nombreuse artillerie, en défendant l'approche, rendirent infructueux, pendant quelques heures, les cou- rageux efforts des Polonais, si inférieurs en nombre à leurs adversaires... Mais tous, guidés par leur courage et par le souvenir de leurs triomphes, ils ne tarderont pas à renverser les puissants obstacles qu'on leur oppose. Déjà les redoutes les plus avancées sont en* leur pouvoir. La" cavalerie et l'infanterie ne forment qu'une seule et dernière ligne; les lanciers et les fantassins attaquent les Autrichiens dans leurs propres retranchements, les écrasent partout où ils se montrent ; la victoire cependant reste incertaine encore, carie nombre des ennemis est beaucoup trop supérieur à celui des Polonais qui combattent dans cette attaque. Tout à coup un impétueux soldat se jette en arrière et sort du retranchement où il semait la mort. A ses exclamations réitérées d'Amen et d'Ave Maria, chacun reconnaît Borysowicz, priant pour les âmes trépassées des Autrichiens qu'il envoyait sans miséricorde, mais en nombreuse compagnie, dans le long séjour de l'éternité. Marian est toujours à ses côtés, partageant tous ses dangers. Il l'aperçoit sortant du retranchement et le suit; mais lui-même est suivi d'un autre ami qui veille sur sa vie : cet ami, c'est Victor, l'interlocuteur delà vedette... Le valeureux Borysowicz, aussi prompt à l'action qu'au saisissement de l'idée, s'éloigne avec vitesse et se dirige vers le San. Il atteint cette rivière, réfléchit un instant comme pour concerter un plan;puis, descendant avec précaution ses bords escarpés, et en longeant la rive , il continue sa course furtive dans la direction du pont. Grâce à la hauteur des bords, il s'en approche sans être aperçu , et bientôt la magique trompette sonne la charge redoublée au centre même du dernier rempart.... Les Autrichiens, qui ne s'attendaient point à être attaqués de ce côté, étant appuyés derrière, contre le pont, et communiquant par là avec la garnison du fort lui-même, portaient en avant toute leur attention. Aussi leur consternation fut-elle complète quand ils virent les Polonais au milieu d'eux.... Lèvent, qui leur était contraire, leur nuisait encore. Il les enveloppait d'un nuage de fumée sortie de leurs propres canons, et les empêchait de distinguer aussi le nombre des lanciers qu'ils avaient à combattre. L'incomparable trompette de Borysowicz, malgré le mugissement des ca- lions, les gémissements des vaincus et les cris joyeux des vainqueurs, avait été entendue des siens !... Les Autrichiens effrayés battent en retraite... Les ordres de leur commandant n'étant plus écoutés, il abandonne ses soldats, quitte la place, détruit le pont derrière lui, et se réfugie lui-même dans la citadelle. Mais il n'y tient pas longtemps. Le général Sokolnicki, ayant passé sur la rive gauche de la Wistule avec deux bataillons seulement, du 5e et un clu *Jede ligne, dirige sur le fort une vigoureuse attaque, et au moment d'une plus grande mêlée sur la rive opposée du tleuve la ville ouvre ses portes aux Polonais!... Tandis que les vainqueurs entraient triomphants dans Sandomierz, une vive inquiétude attristait Borysowicz. Dans une des redoutes intérieures de l'avant-pont, il avait bien vu Marian pendant quelque temps; mais l'ayant tout à fait perdu de vue durant la bataille, il le cherchait en vain. Le supposant mort ou blessé, il se disposaità faire une perquisition parmi les mourants, lorsqu'il aperçut un peu à l'écart, sur un parapet, un soldat soutenant un blessé. Il eut bientôt reconnu Victor et son frère. Marian avait reçu au bras gauche une légère blessure, mais Victor s'occupait néanmoins du soin cle panser proprement sa plaie. Il déchira avec empressement le dernier vêtement qui le couvrait____et sa main resta tout à coup pétrifiée en touchant un sein ensanglanté : Marian était une femme!... A l'émotion comme au trouble de Victor, Borysowicz eut bientôt compris que cette circonstance en avait fait un confident de leur secret. « Écoute, Victor, dit le trompette, tu sais tout... À toi seul,ou bien... tu m'entends... » Et la main de Victor, par une expressive près sion, répondit à son ami. Borysowicz, qui contribua si bien à la victoire remportée sur la rive droite de la Wistule, fut reçu, en joignant ses frères d'armes, par des acclamations générales. Depuis longtemps on voyait sur sa poitrine les glorieuses marques de son courage; mais cette décoration valeureuse, qui la méritait mieux que Borysowicz?... Le général voulut aussi décorer Marian; mais notre trompette s'y opposa, le suppliant cle reporter cet honneur sur le brave j Victor, qui lui avait sauvé la vie. Les deux amis et Maria (c'est ainsi que uous ! l'appellerons dorénavant), dont la blessure était déjà cicatrisée, s'étaient retirés un jour sous une tente, pendant le plus fort de la chaleur. — Comme ils étaient heureux de leurs causeries intimes, un ordre du général vint sommer Borysowicz de se rendre à l'instant auprès de sa personne. Bory>owiez, respectant religieusement l'obéissance passive du soldat, se leva aussitôt, prit sa trompette et partit. Le général était seul. —Borysowicz, lui dit-il, il me faut un brave, mon ami; c'est pour la direction d'une affaire importante. — Mon général, s'il s'agit.... — C'est justement toi. J'ai envoyé en Wolhynie un détachement de cent soixante partisans, dans le but d'y exciter une insurrection. Ils ne manquent tous ni de cœur ni de eonrage; mais ton nom, Borysowicz, les stimulera s'il en est besoin, et tu les aideras de ton expérience.... En t'y rendant, tu prendras des dépêches pour le général R*** (l). Eh bien, que dis-tu?— Je pars, mon général.... à l'instant. » Et le trompette, ayant recommandé son frère à Sokolnicki, s'éloigna rapidement... Les Autrichiens, depuis quelque temps, formaient des bandes assez nombreuses qui battaient la campagne. Le lendemain de son départ, en sortant d'un petit bois qui lui cachait tout l'horizon, Borysowicz aperçut un détachement de soldats ennemis qui marchait sur lui. Il arrive souvent que, dans une bataille rangée, un soldat attaque et combat dix, et quelquefois plus, de ses adversaires; mais, tout isolé, provoquera-t-il impunément, une force aussi supérieure.... Le vaillant Horace, dont nous entretiennent les historiens, n'osa point s'opposer aux frères Curiaces, quoique blessés tous les trois. Mais Borysowicz n'avait jamaisconnu le stratagème de ce Romain. Aussi ne rélléchit-il qu'un instant, sonne tout à coup la charge, comme s'il était à la tète de son régiment; puis, par une attaque vigoureuse, il tombe sur les Autrichiens, qui d'abord fuient au son magique de sa trompette. Mais, reconnaissant bientôt qu'il est seul, ils cherchent à se réunir pour le combattre. Déjà deux d'entre eux étaient tombés sous ses coups avant qu'ils se fussent rassemblés. «Pare-moi celle-là,» (t) L'infamie dont s'est couvert ce général sous le gouvernement russe nous fait oublier son nom. dit il à un troisième, mais sa lance avait déjà traversé le corps de son adversaire. « Défends-toi, conscrit!...,» s'écrie notre trompette en attaquant un autre, « Tiens! tu veux me prendre par ma droite, toi! Tu ne sais donc pas que j'ai deux mains droites, hein?... Ave Maria, gralia plena.... (encore un de tué). » Il restait encore cinq ou six Autrichiens. L'un d'entre eux, reconnaissant Borysowicz, excita les autres à le prendre vivant. Afin de pouvoir s'en emparer, ils cherchent à épuiser ses forces. Ce combat, si complètement inégal, encourageait ses adversaires; ils le serrent de plus près; et bientôt Borysowicz ne peut leur opposer que son sabre parmi tous les leurs; mais si ses coups ne sont pas tons mortels, ils sont au moins dangereux. Un Autrichien parvient à abattre son cheval; cependant le courage du trompette s'accroît encore avec le danger. Il se relève promptement; ne pouvant plus attaquer, il se défend, et le sang de ses ennemis ruisselle encore.Ceux-ci alors,perdant l'espoir de s'en emparer vivant, se disposent à l'écraser: comment pourrait-il leur échapper!., j Soudain deux coups de pistolet partent à la fois. Un Autrichien est renversé ; les autres, i croyant leur danger plus imminent, s'enfuient à toutes jambes, laissent le champ du combat au trompette et à son sauveur.... Maria était, dans les bras de son frère... Après le départ de Borysowicz, Maria, supposant bien qu'il allait courir de nouveaux dangers, résolut de le suivre aussitôt; mais n'ayant pu partir que quelque temps après lui, elle ne le rejoignit qu'au moment du combat. Tout en embrassant Maria, le trompette pleurait de rage; il devait, disait-il, son salut à une femme; mais Maria était-elle une femme ordinaire?... Elle parvint enlin à tranquilliser son frère; ils s'embrassèrent encore, se promettant de ne plus se séparer. Pour abréger notre narration, nous sommes obligés d'omettre les nombreux exploits du trompette et de sa sœur, qui, sous le nom de Marian , l'accompagnait dans ses dernières expéditions. Us ne tardèrent pas à se réunir aux partisans de l'insurrection de Wolhynie, dont le nombre, ne s'élevant d'abord qu'à cent soixante^ croissait sans cesse. A Wienniki, où ils prirent quinze cenls Autrichiens, ainsi que leur com- mandant, ils étaient six cents. Une partie d'entre eux passa sous les ordres du général \V*% qui, s'étant rendu maître de Léopol, capitale de la Russie-Rouge , combattait avec succès. Borysowicz, toujours intrépide et avide de gloire, poursuivait à outrance les Autrichiens. Dans l'ardeur de son courage, il ne calculait aucun danger ; et, tout en terrassant et pourchassant les Autrichiens, le brave trompette , dont l'aspect seul remplissait de terreur ses ennemis, expira sous les coups du nombre, sur le bord du Dniester ! Le généralissime de l'armée autrichienne, sachant quelle profonde frayeur le brave inspirait à ses soldats , proclama la mort du héros polonais dans son premier ordre du jour (historique). Quand Maria sut la mort de son frère, elle ne put longtemps arrêter les larmes qui s'accumulaient sur son cœur: elle pleura... et sa douleur était aussi profonde que son âme était forte. Elle pleura, pour n'avoir point encouru ses dangers, pour n'avoir point partagé sa inortglor icuse !... Mais l'immortelle renommée de Borysowicz, rappelant bientôt à Maria et son dévouement héroïque et sa passion pour la gloire des armes, elle essuya avec quelque honte ces larmes efféminées que Dieu a mises au cœur des femmes; puis, se rappelant aussi cet ami tendre qui ne vivait plus que de sa vie, elle se disposa sur-le-champ à rejoindre Victor, et prit la route de Sandomierz. À l'arrivée de Maria, tout était changé dans la situation des Polonais dans cette ville. Depuis un mois le général Sokolnicki occupait le fort, et il avait été constamment occupé à repousser Ses Autrichiens, dont le nombre grossissait chaque jour par les puissants renforts qui leur arrivaient de l'Autriche et de la Hongrie. L'archiduc Ferdinand, chassé de la Grande-Pologne par les légions du général Dombrowski, accourut à la défense de la Galicie tombée au pouvoir des Polonais. Après la défaite de Wrzawa, où il perdit deux mille cinq cents soldats , dix-huit pièces de canon et deux drapeaux, l'archiduc réunit ses troupes au nombre de quatorze mille, et avec cette force supérieure se dirigea sur Sandomierz, défendu par le général Sokolnicki, et dont la garnison ne s'élevait qu'à trois mille hommes. Cette fois l'attaque renouvelée fut valeurcu- sèment repoussée par les Polonais. Us déployèrent pendant trois jours cette bravoure habituelle qui luttait seule contre des forces si supérieures aux leurs. Enfin, manquant de tout, ils furent contraints de capituler, après avoir laissé quatre mille de leurs adversaires sur le champ de bataille. Mais cette défaite j si vigoureusement disputée, relardée de trois i jours, quand les forces relatives des Polonais i devaient céder à une première attaque, doit-elle être regardée comme une défaile? C'est un des impérieux effets de l'impossible. Sokolnicki sortit du fort avec armes et bagages, el se dirigea sur Krakovie, d'où s'ap- j piochait le prince Poniatowski. Le premier soin de Maria , en s'approchant de Sandomierz, avait été de chercher Victor; mais celui-ci, ne sachant pas moins affronter le danger que ses courageux amis, augmentait le nombre des prisonniers réunis tous en cette ville. La résolution de Maria fut bientôt prise : le sauver ou mourir avec lui, telle était la force de son dévouement. Cette femme énergique, aussi héroïque par le cœur que par le caractère, devait comprendre toutes choses dans ces immenses proportions dont les âmes grandes et fortes sont seules privilégiées. Elle se dirigea sur le fort; et, pour atteindre plus sûrement ce but, elle résolut de reprendre les habits de son sexe, qui pouvaient lui faciliter l'entrée de la ville. Mais Maria , s'appuyant encore sur son courage et sur sa volonté, manqua de cette prudence indispensable dans les grandes exécutions. Une patrouille autrichienne la saisit à l'improviste, avant qu'elle pût quitter son costume militaire et opposer la moindre résistance : elle fut conduite à l'instant au commandant du poste le plus proche. a Que le diable m'emporte, s'écria un vieux caporal en regardant de plus près Maria, mais c'est Borysowicz!.... — C'est lui! c'est bien Borysowicz ! répètentà l'unisson toutes les voix du corps-de-garde, c'est lui ! c'est lui ou son fantôme! c'est son revenant!... —Vous vous trompez tous, dit un vieux soldat, Borysowicz portait d'épaisses moustaches, et celui-ci n'en a pas trace.... — Pourtant, s'il les avait coupées , reprend un rusé du corps... — Coupées ! coupées ! Tu ne sais donc pas, conscrit, ce que valent les moustaches d'un vieux soldat , dit piteusement le caporal en abaissant TOME ii. sa pipe.... C'est égal, c'est une bonne capture. Camarades, serrez-le de près; vous savez que plus d'une fois il a vu le diable, celui-là , pour nous couper le chef; attention !.. » Et les cordes qui attachaient Maria se resserraient d'un triple nœud. « Tra, ra , ra, dis donc, trompette, Ave Maria. Prie pour ton âme, Borysowicz.... Ha! tu seras pendu comme un espion, chien de Lucifer, pour l'apprendre à rôder autour de la ville... et ton âme, chien de damné, ira tout droit en enfer... Tra , ra, ra. » Maria jusqu'à ce moment était restée impassible et silencieuse; mais ces dernières paroles l'émurent de terreur. Pour ue point compromettre cependant l'uniforme qu'elle portait, elle renfonça ses larmes, et se maintint encore froide et résignée. Le général autrichien Schauroth, qui se trouvait en ce moment à Sandomierz, ne voulut point croire à l'arrestalion de Borysowicz; mais les soldats obstinés dans leur croyance, appuyant encore sur la prise de Maria comme espion aux portes du fort, et non pas trouvée sur le champ de bataille, firent croire au plus grand nombre que c'était Borysowicz lui-même. Un conseil de guerre fut convoqué dans le but d'interroger Maria; mais,loin d'excuser son excursion furtive, Maria répondit affimative-inent à touLes les inculpations qui lui furent faites. L'aveu de son sexe, qu'elle dissimulait, l'aurait assurément sauvée; mais aurait-elle trahi son caractère et son courage? Et d'ailleurs, que lui importait la vie quand l'espoir de sauver Victor était à jamais perdu! Mourir pour son amant, c'était une force et un dévouement dignes de Maria. Le conseil la condamna à mort; elle devait être fusillée , et son corps privé de sépulture. Cette sentence ignoble gonfla sa poitrine; mais son extérieur resta impassible : ce cœur de femme ne fut point brisé, car sa mort héroïque lui semblait un nouveau triomphe. Un ravin profond que la nature avait entouré d'arbrisseaux sauvages, qui fleurissaient alors, comme pour offrir à la vierge guerrière sa couronne funéraire, devait être le lieu solennel de l'exécution. Les prisonniers polonais, par un ordre cruel du commandant autrichien, devaient êlre témoins de la mort de leur compatriote. La sentence de Maria est lue à haute voix; mais elle, toujours forte, entend sans effroi son arrêt de mort. Toute l'activité de sa pensée se porte sur un seul objet qu'elle semble chercher du regard, et son œil brillant encore s'illumine d'une avide tendresse, en cherchant Victor parmi lesprisonniersqui sontàpeu de distance. Elle le voit encore et lui sourit d'amour... Un tendre et dernier regard lui fait un dernier adieu et lui exprime le bonheur de mourir pour lui. Les yeux de Victor répondent, à sa tendresse avec une expression plus passionnée et qui témoignent moins de résignation sur l'horrible mort qu'on lui prépare. Une rumeur se fait tout à coup parmi les prisonniers; déjà les cordes qui les liaient sont tombées; ils arrachent les armes des mains de leurs gardiens, et, pendant qu'une lutte désespérée va s'engager, Victor court arrêter la main féroce des exécuteurs de sa tiancée, en dévoilant le sexe de Maria. Mais la révolte même des prisonniers avait accéléré l'exécution : le coup mortel était ordonné; Victor n'eut que le temps de se précipiter dans les bras de Maria, pour la garantir ou pour mourir avec elle!.... Le fusil meurtrier vomit sa llamme active, et les deux amants meurent, heureux de confondre leurs derniers soupirs. Peu de jours après cet événement tragique, les Polonais rentrèrent à Sandomierz. Celle place leur fut rendue par la suite du traité de Napoléon avec François Ier (15 juillet 1809). On retrouva les corps des deux amants. Le sexe de Maria ayant été reconnu par ses frères d'armes, ils conçurent pour sa mémoire et ses actions plus d'admiration encore, et lui rendirent militairement les honneurs funèbres. Les Polonais inhumèrent les deux amants, et la même tombe fut la couche nuptiale qui vint unir leur amour. On ne voit aujourd'hui qu'une petite croix de bois qui marque la tombe de Victor et de Maria. Jean RZEWUSKI. LE PRINCE ROMUALD GIEDROYC (PRONONCEZ GIIIEDROÏTZ ) Le prince Giedroyc (Thadée Romuald) est né, le 7 février 1750, dans une terre de ses parents, située sur les bordsdulaedeDryswiaty, dans le district de Braslaw, en Lithuanie. L'ancienneté de sa famille remonte à la plus haute antiquité et se perd dans la nuit des temps, elle tire directement son origine de Julien Dors-prung, neveu et compagnon de Publius Libo Palémon. Ce qui est avéré et historique, c'est qu'elle régnait en Lithuanie et en Samogitie du temps de Charlcmagne, et fut la souche des Jageilon, qui plus tard joignirent la couronne de Pologne à ia leur. Ces faits sont relatés dans les œuvres des anciens historiens et chroniqueurs polonais et lithuaniens, tels que Stryykowski, Guagnini, Koïalowicz, Crorner, Bielski, Dlu-gosz (Longinus), Miechovius et d'autres, qui pour la plupart ont écrit au seizième siècle. Destiné dès son enfance à la carrière militaire, pour laquelle il annonçait un goût décidé , le prince Romuald Giedroyc entra très-jeune dans le corps des Cadets; c'était une école militaire spéciale, destinée à former des officiers pour l'armée polonaise, et fondée par le roi Stanislas-Auguste Poniatowski, d'après les projets et les plans du prince Adam Czartoryski, général des terres de Podolie, qui en fut commandant et directeur. Pénétré d'une ardeur militaire, le prince Giedroyc , après avoir terminé ses études dans ce corps , passa dans le 2e régiment d'infanterie du grand-duché de Lithuanie. C'est vers cette époque que la Russie commença à manifester ses projets d'envahissement. Les intrigues de cette puissance parvinrent à égarer un grand nombre de Polonais, et occasionnèrent une guerre civile. Pulawski organisa la fameuse confédération de Bar, à laquelle vinrent se rallier tous les véritables patriotes polonais qui avaient à cœur la liberté, Fin dépend a nce et l'intégrité de leur patrie. Le 2° régiment passa sous les ordres de Pulawski; leprince Giedroyc fit alors ses premières armes, combattit en plusieurs endroits, et notamment à l'affaire de Grodno, à la suite de laquelle il fut nommé enseigne dans la garde de Lithuanie ; mais il ne tarda pas à rentrer dans son ancien régiment avec le grade de capitaine; il y fut bientôt promu à celui de major, et combattit à Molczadz et Bezdzicz. Quelque temps après eut lieu la mémorable et désastreuse bataille de Stolowicze, où le prince Giedroyc, ayant reçu huit blessures très-graves, fut laissé pour mort sur le champ de bataille. Le premier partage de la Pologne, en 1773, ayant assouvi pour un certain temps l'avidité de ses ennemis, elle jouit de la paix pendant plusieurs années. Le prince Giedroyc, dans cet intervalle, fut nommé vice-brigadier (commandant en second) de la première brigade des hussards de Lithuanie, autrement nommée cavalerie nationale, en garnison à perpétuité à Kowno. Pénétré du désir patriotique d'être toujours et dans toutes les positions de sa vie utile à son pays, il cumula des fonctions civiles avec son grade militaire, et fut élu par ses concitoyens nonce, c'est-à-dire député de sa province à la diète de Grodno, en 1784. Il remplit cette mission avec le zèle et le patriotisme qui le caractérisaient et à la satisfaction générale. Dès lors son nom fut connu dans sa patrie, et acquit une immense popularité. En 1792, les hostilités avec la Russie recommencèrent. Le prince Giedroyc y prit part, et fut nommé général-major (maréchal de camp); mais, après la fin de cette campagne, indigné de la conduite de quelques personnages marquants et ses supérieurs, qui se prononçaient hautement pour la Russie dont ils étaient sti- pendiantes, il donna sa démission, et se retira dans ses terres. Il resta dans cette position jusqu'en 1794. Les Polonais voulurent, à cette époque, s'affranchir du joug étranger qui pesait sur eux de plus en plus. Ils coururent aux armes à la voix de Kosciuszko. Tous les patriotes se soulevèrent sur tous les points de ce vaste pays. Par suite d'une sympathie, d'une confraternité qui existent depuis un temps immémorial entre les deux nations, l'insurrection de Pologne imita en tout la révolution française, excepté en ses horreurs. Tous les patriotes polonais s'imburent de principes républicains. Le prince Giedroyc s'en enthousiasma. U dédaigna son titre, les prérogatives et les préjugés de sa naissance, du moment où il crut que l'égalité absolue était nécessaire au bieu-être de sa patrie. Kosciuszko chargea Jasinski d'organiser l'insurrection à Vilna, et invita le prince Giedroyc à se mettre à la tête de celle de Samogitie, où il savait que le nom de cette famille, et particulièrement celui du prince Romuald, était en haute considération, chéri et révéré. Le prince Giedroyc proclama l'insurrection à Szawle (Chavlé). U se mit à la têLe de son ancienne brigade de cavalerie nationale et des régiments d'infanterie de Ryminski, Kossa-kowski, Moyen et Niesiolowski, auxquels se joignit un grand nombre d'insurgés. Il se dirigea sur Vilna avec ces forces, d'après les ordres du généralissime Kosciuszko. Mais le conseil suprême insurrectionnel de Lithuanie, qui s'était organisé à Vilna, lui enjoignit de son côté de s'emparer de la personne du grand-général Kossakowski, qui, vendu à la Russie, était déclaré traître à la patrie, et se trouvait alors dans ses terres, que l'armée du prince Giedroyc devait traverser. Kossakowski n'eut que le temps de monter un cheval à poil et de se sauver à Vilna, occupé alors par un nombre à peu près égal de troupes russes et polonaises. Les soldats du prince Giedroyc voulurent exterminer tous les membres de la famille de Kossakowski qu'ils avaient fait prisonniers, et qu'ils regardaient tous comme des traîtres. Us voulaient les pendre tous à des arbres; mais le prince Giedroyc s'opposa à cet acte de cruauté, et sauva la vie à ces malheureux. En s'avançant vers Vilna, le prince Giedroyc rencontra à Yëwié une forte colonne de Russes ; il l'attaqua, la détruisit, et lui prit deux pièces de canon et un drapeau. Sur ces entrefaites, Jasinski, k l'arrivée précipitée du grand général Kossakowski et à la nouvelle de l'approche de l'armée du prince Giedroyc, s'acquitta de sa mission à Vilna. Les Russes qui s'y trouvaient furent désarmés et faits prisonniers de guerre dans la nuit du jour de Pâques. Le grand-général Kossakowski fut mis en jugement, déclaré coupable de haute trahison, et, comme tel, condamné à mort et pendu devant le grand corps de garde de la ville. Deux jours après, l'armée du prince Giedroyc fit son entrée à Vilna. La Samogitie était restée sans défense, el les Russes menaçaient de l'envahir. Il fallait y porter de prompts secours, et, sous tous les rapports, ce n'était qu'au prince Giedroyc que cette tâche devait être réservée. Mais il était malade à Vilna ; une balle, qui lui avait fracassé le coude du bras droit, et que l'on n'avait pu extraire, lui faisait souffrir des douleurs atroces ; sa vie était en danger. Il n'écouta que l'amour cle la patrie, dirigea son armée sur la Samogitie; ne pouvant monter achevai, il la suivit en voiture, et, plus tard, sur le champ de bataille, il la commanda assis sur un affût de canon. Après plusieurs combats insignifiants, il rencontra, le 29 juillet, l'armée russe, près de Salaty. Elle était commandée par les généraux baron de Benningsen et prince Galitzin, composée de Iroupes régulières et en nombre presque double de la sienne, dont plus delà moilié n'était armée que de piques et de faux. Il l'attaqua, la défit complètement, en culbuta une grande partie dans une rivière contre laquelle elle était adossée, s'empara de tout son matériel, et d'une grande quantité d'approvisionnements en tout genre, que, selon l'usage rie ces temps, cette armée traînait à sa suite. Kosciuszko, pour prix de celte belle victoire, nomma le prince Giedroyc lieutenant général, et le décora d'une bague avec l'inscription : Lape/trie à son défenseur, seule récompense que l'on décernait alors aux vrais enfants de la patrie. Plus tard, lorsqu'en 1807 Napoléon institua le grand-duché de Varsovie, le prince Joseph Poniatowski, général en chef et ministre de la guerre, fut autorisé au nom du roi de Saxe, grand-duc de Warsovie, a nommer chevaliers de l'ordre militaire de Pologne ceux qui possédaient ces bagues, mais le prince Giedroyc refusa cet honneur; voulant conserver intact le souvenir de Salaty et de Kosciuszko. Le généralissime autorisa en outre le prince Giedroyc à former un régiment qui prit le nom de cette bataille, et dont il eut le droit de nommer tous les officiers, tant supérieurs que subalternes. Ce régiment, qui porta le n° 11, eut cela de particulier, qu'habillé des draps pris aux Russes à Salaty, son uniforme fut vert, avec collet, revers et parements blancs, tandis que la couleur nationale des uniformes polonais était bleu de roi et amarante. Mais bientôt les désastres éprouvés par les armées polonaises sur d'autres points du pays forcèrent le prince Giedroyc k évacuer la Samogitie, et à se diriger par Kowno et Grodno sur Warsovie. Dans cette retraite il remporta encore un avantage signalé, en passant sur le corps à l'ennemi, au passage du Rug, à Kuli-gow. La bataille de Macieiowicc, oh le généralissime Kosciuszko fut blessé et fait prisonnier de guerre, anéantit le dernier espoir des Polonais. La confusion se mit dans les conseils et les opérations. Suwaroff marchait sur Warsovie. Le prince Giedroyc crut en vain trouver dans son courage et son énergie les moyens de repousser, sinon d'écraser cet ennemi; des ordres supérieurs entravèrent ses desseins. On lui fit faire des inarches et des manœuvres sans résultat. Praga fut pris, Warsovie capitula, et le prince Giedroyc fut fait prisonnier de guerre k Radoszyce, avec Waworzecki, qui avait été récemment nommé généralissime en remplacement de Kosciuszko, et plusieurs autres généraux. Il recouvra la liberté, qu'on lui accorda à condition qu'il ne combattrait plus contre la Russie. Il s'empressa d'en profiter pour se rendre en toute hâte k Paris, avec d'autres zélés patriotes polonais, afin de demander au Directoire français des secours pour leur malheureux pays. Mais la France, alors, élait moins que jamais en mesure d'en accorder. C'est en ce temps que le prince Giedroyc eut l'occasion de connaîtreM1IiedoBeauharnais, et le général Bonaparte qui recherchait sa main. Elle l'honora de son amitié, et cette femme incomparable, qui du rang de simple particulière, parvint au faîte des grandeurs humaines et occupa le premier trône de l'univers, qui sut se concilier les coeurs de tons les partis, sans exciter aucune jalousie , qui emporta dans la tombe l'admiration, l'amour et les regrets de la France entière, ne cessa jamais de lui conserver sa bienveillance. Trompé dans son espoir, le prince Giedroyc se rendit h Dresde, car il ne pouvait point passer la frontière de l'ancienne Pologne, les troispuis-sanecs copartageantes lui ayant formellement interdit l'entrée de leurs Etats respectifs. Il y demeura jusqu'en 1798. Le roi Frédéric-Guillaume III, en montant sur le trône de Prusse , lui permit de venir joindre sa famille à Warsovie, qui dépendait alors de cette puissance ; mais ce ne fut qu'en 1801, après l'avènement de l'empereur Alexandre au trône de Russie, qu'il put rentrer en Lithuanie, sa patrie , qui était tombée en partage à cet empire. Il se livra dès ce moment à une vie tonte privée, usant de l'inlluence qu'il pouvait avoir sur ses concitoyens et de son esprit conciliant pour terminer entre eux beaucoup de graves différends. L'année 1812 le trouva dans cette position; Napoléon, a la tète de ses armées, arriva à Vilna; un de ses premiers soins fut de demander après le prince Giedroyc; mais celui-ci, prévoyant la retraite des Russes et craignant d'être contraint par la violence à les suivre, ce qui en effet eut lieu envers plusieurs personnages marquants de Vilna, avait cru à propos de se retirer momentanément dans les marais de Pinsk. Malgré son absence, l'empereur Napoléon, qui avait sur lui et sa famille des données exactes, nomma le prince Romuald Giedroyc inspecteur général , organisateur et commandant en chef, en sa qualité de général de division, des troupes lithuaniennes dont il avait ordonné la formation. Le prince Joseph Giedroyc, fds du prince Romuald, qui depuis 1807 servait dans le régiment; des chevau-légers-lanciers polonais de la garde impériale, et y occupait à cette époque le gracie cle capitaine adjudant-major, fut nommé adjudant-général à l'élat-major personnel de l'empereur, et reçut pour mission cle remplir les fonctions de chef d'état-major cle l'armée lithuanienne et de coopérera sa formation. Enfin la princesse Cunégonde Giedroyc, fille aussi du prince j Homuald, fut nommée dame du palais de l'im- j pératrice Joséphine, à la demande expresse cle cette princesse, qui avait daigné se souvenir de son ancien ami. Quelques jours avant son départ de Vilna , l'empereur Alexandre avait nommé la princesse Cunégonde Giedroyc au même emploi auprès des impératrices de Russie, Marie et Elisabeth. L'armée lithuanienne n'avait pas eu le temps de s'organiser entièrement lorsque la nouvelle du désastre de Moscou et de la retraite de la Grande-Armée parvint à Vilna. Le prince Giedroyc proposa clans celle circonstance de faire une levée en masse, selon l'antique usage des Polonais. Mais le général Hogendorp, Hollandais, aide de camp cle l'empereur Napoléon et gouverneur-général de la Lithuanie, s'y opposa formellement. II serait difficile cle calculer quelle tournure auraient piVprendre les affaires sans cet acte cle mauvaise volonté. L'armée russe n'était guère en meilleur état que l'armée française ; l'horrible hiver de 1812 y exerçait, également sa fatale influence; si donc, elle eût été attaquée par derrière par les insurgés, elle n'eût pu continuer ses opérations, ni poursuivre l'armée française dans sa retraite. L'armée lithuanienne était éparse dans diverses garnisons où chaque régiment se formait séparément. Ces régiments suivirent, chacun pour son compte, dans la retraite, les divers corps de l'armée française qui passaient à leur portée. Le prince Giedroyc, à la tête de plusieurs détachements de cavalerie, se porta par Tilsitt, Kcenigsberg, Elbing, jusqu'à Zirke (Sie-rakow ), sur la Warta, où il s'arrêta , voulant faire face à l'ennemi. Il fut bientôt attaqué par l'avant-garde cle l'armée russe de Wittgen-stein, commandée par le général Czcrnischeff. Celte avant-garde était dix fois plus nombreuse que sa petite troupe, et il succomba.Lui et son fils, blessés tous les deux, furent faits prisonniers le I 3 février 1813,1e jour même où l'armée du prince Eugène évacuait Posen. Considérés comme rebelles par les Russes, les deux captifs éprouvèrent les traitements les plus rigoureux. On les mena à Witebsk, où ils restèrent un mois en attendant que leur sort fût décidé, et pendant ce temps on tint le prince Romuald Giedroyc au secret. On lui déclara enfin qu'il subirait une captivité perpé-j tuelle dans le gouvernement d'Archangel. La | triste issue de la dernière campagne avait ia-. flué d'une manière fatale sur la santé de ce vieillard, alors âgé de 63 ans; il était atteint de paralysie et ne pouvait se lever de son lit. C'est en vain qu'il demanda que son départ fût retardé jusqu'à ce qu'il pût mieux supporter le voyage; on ne lui accorda pas une heure; on le porta dans une voiture et on le fît partir sur-le-champ pour sa destination. Cet excès de cruauté môme fut peut-être très-salutaire au prince Giedroyc, car il est k présumer que c'est le cahot continuel d'une voiture non suspendue, menée toujours avec une rapidité extrême, selon l'habitude des Russes, sur un chemin à peine tracé, et pendant l'espace de quinze cents lieues, qui rétablit la circulation du sang clans les parties attaquées, en sorte qu'il arriva en pleine convalescence au terme de son voyage; or ce terme n'était autre que Mézen, situé sur la mer Blanche, sous le cercle polaire et sur la lisière du pays des Samoyè-des. 11 éprouva cependant bientôt un adoucissement dans sa triste captivité. L'amiral Spiridoff, gouverneur militaire d'Archangel, digne et respectable vieillard, prit sur lui de permettre au prince Giedroyc d'habiter sa résidence, ayant la ville pour prison. Il l'accueillit à son arrivée avec la plus grande distinction, l'invita souvent à sa table, et ne cessa de lui donner des marques publiques de son estime et de sa considération. Cet exemple fut suivi par le gouverneur civil Perfilieff et les autres autorités civiles et militaires, de manière que ces procédés lui rendirent le séjour d'Archangel aussi supportable que peut l'être celui d'une prison. Cependant la paix était faite. Tous les prisonniers de toutes les nations indistinctement étaient partis d'Archangel, pour rentrer dans leurs foyers. Le prince Giedroyc était de plus en plus inquiet sur son sort, lorsqu'un jour, vers la fin du mois d'octobre 1814, le vice-amiral Klokatchoff, qui avait remplacé l'amiral Spiridoff dans ses fonctions de gouverneur militaire, le fit inviter à venir chez lui, et lui annonça que non-seulment il était libre, mais que l'empereur Alexandre, lui ayant conservé son grade dans l'armée polonaise, passée à son service, l'avait nommé membre du comité de la guerre qui devait réorganiser cette armée. Ce fut encore un dernier bienfait de l'impéra- trice Joséphine;quelques jours avant sa mort, elle avait prié l'empereur Alexandre d'accorder la liberté et une grâce entière à son ancien ami, et à son fils, et il s'était empressé d'accueillir celte demande de la manière la plus obligeante. Le prince Giedroyc se rendit en conséquence à Varsovie, pour y prendre possession de son nouvel emploi. Mais là encore de nouvelles tribulations l'attendaient. L'empereur Alexandre avait confié le gouvernement de la Pologne et le commandement en chef de l'armée polonaise à son frère le grand-duc Constantin. Il fut par conséquent président du comité de la guerre, où siégeait le prince Giedroyc. Aujourd'hui tout le monde sait en général combien le caractère du grand duc Constantin était bizarre et féroce. Il voulut introduire dans l'armée polonaise la discipline brutale et avilissante de l'armée russe. Il éprouva de l'opposition dans le comité et n'en tint aucun compte. Le prince Giedroyc fit alors une protestation haute et énergique. Il fit observer que de pareilles mesures ne sauraient convenir à des soldats tirés du sein d'une nation civilisée, accoutumés à une discipline paternelle età n'avoir que l'honneur pour guide ; que l'expérience avait prouvé que ces moyens étaient suffisants pour les diriger; puisque les troupes polonaises s'étaient toujours couvertes de gloire sur tous les champs cle bataille où elles avaient combattu, et enfin,que si Son Altesse Impériale persévérait dans sa résolution , elle exciterait l'exaspération de l'armée et l'indignation de la nation entière. Elevé dans les principes d'un despotisme absolu, accoutumé à voir tout trembler devant lui, ne pouvant admettre qu'un inférieur pût oser faire une observation à son supérieur, le grand duc ne vit qu'un excès d'audace dans ce noble langage dont il n'avait pas l'idée , et dès lors il voua au prince Giedroyc une aversion implacable. Les prévisions de ce général ne se réalisèrent malheureusement que trop. Plusieurs officiers se suicidèrent, et entre autres l'infortuné et brave Wilczek; mais ces catastrophes ne firent sur le grand duc qu'une impression imperceptible et passagère. La fin des opérations du comité de la guerre amena sa dissolution. Tous les membres qui l'avaient composé furent pourvus d'emplois, excepté le seul prince Giedroyc, qui, par suite de la malveillance du grand due Constantin, fut mis en non-activité. Il vécut encore quelques années dans cette position, employant ses loisirsaexercerlabienfaisance.il mourut le 15 octobre 1824, âgé de soixante-quatorze ans sept mois et huit jours. Le ressentiment du grand duc le suivit au delà de la tombe. Le règlement militaire, que lui-même avait mis en vigueur, prescrivait au général en chef de l'armée d'assister an convoi, et de suivre le corbillard d'un général défunt, accompagné de tous les généraux présents. Il voulut se dispenser d'accomplir ce devoir envers les restes mortels du prince Giedroyc, et, devant sous peu s'absenter de Warsovie, il fit retarder de cinq jours ses funérailles, afin qu'elles n'eussent lieu qu'après son départ. U crut par là insulter aux mânes de son noble antagoniste; il se trompait grossièrement; il leur faisait honneur, car c'est bien là ou jamais le cas de répéter cetle maxime: que la haine du méchant est un hommage rendu à l'homme de bien. Mais l'opinion publique vengea avec usure la mémoire du prince Giedroyc. Dès que sa mort fut connue dans Warsovie, les habitants de tontes les classes se portèrent de tous les côtés vers sa demeure pour visiter la chapelle ardente. On fut obligé de poser des gardes pour empêcher la foule d'occasionner quelque accident, et cela dura ainsi tout le temps de l'exposition. Le jour des funérailles, tous les honneurs militaires dus à son grade lui furent rendus, et le cortège officiel fut suivi de presque tonte la population. Grands dignitaires, clergé, noblesse, militaires, marchands, bourgeois, peuple, citoyens de toutes les classes et de toutes les religions se réunirent pour suivre le convoi. La foule fut immense, et il serait difficile d'en évaluer le nombre Jamais rien de pareil ne s'était vu à Warsovie, qui en conservera longtemps le souvenir. Telle fut la vie de ce vertueux et illustre citoyen. Guerrier intrépide, il joignait à un brillant courage de vastes connaissances dans l'art de la guerre. L'amour de la patrie fut pour lui plus qu'un culte, plus qu'une religion. Dans son patriotisme plein de désintéressement et d'abnégation, il était toujours prêt à sacrifier avec joie sa vie, sa fortune et son repos. Il ne brigua jamais aucune récompense, et n'accepta aucune décoration. Il eut le rare mérite, dans sa longue carrière, de ne jamais varier dans son opinion, et de ne jamais se démentir ni par ses actions, ni par son langage, dans quelque position de la vie qu'il se soit trouvé. Mais un trait particulier de son caractère, ce fut l'obligeance. Rendre service était pour lui une espèce de passion, de besoin impérieux de son aine. Tous les jours et à toute heure il était accessible à tout le monde, sans distinction ni aucune exception de classe on de position sociale. Lorsqu'on lui exposait une demande à adresser à quelque autorité que ce fût, du moment qu'il la trouvait juste, il en faisait son affaire, et alors il devenait infatigable, n'épar gnait aucune démarche, aucune peine, ne négligeait aucun soin pour parvenir à son but, et il réussissait presque toujours. C'est à tous ces titres qu'il mérita pendant sa vie l'amour unanime de tous ses concitoyens, qui longtemps encore chériront et béniront sa mémoire. L'ATTENTAT DE PIERARSKI. ----^-^rsf&v^Q.iS^&SMarsTTm.. -- La guerre que la Pologne soutint contre les Turcs, sous le règne malheureux de Sigismond III, fut tristement célèbre par la défaite de Ceçora, où le grand capitaine Zolkiewski trouva une mort glorieuse. Malgré des prodiges de valeur, les guerriers polonais ne purent résister aux masses innombrables des Infidèles, et presque tous restèrent sur le champ de bataille, martyrs de la foi et de l'indépendance de leur patrie. Ivres de leur victoire, les Turcs et les Tartares se répandirent dans le pays, pillant, dévastant les plus belles provinces, égorgeant les habitants, ou les emmenant en captivité, sans distinction d'âge ni de sexe. A la nouvelle de ce désastre, tous les cœurs lurent saisis de douleur. On redoutait l'invasion des ennemis jusque dans le cœur même de la Pologne. Le peuple murmurait; la noblesse était impatiente de vengeance. Bien longtemps avant d'accepter cette malheureuse bataille, le connétable Zolkiewski avait à plusieurs reprises sollicité des renforts: mais le roi, endormi dans les bras de sa maîtresse, Ursule Maierine, avait négligé de lui en envoyer. Le connétable lithuanien , Chod-kiewicz, n'avait pas été plus heureux que lui dans ses pressantes sollicitations. Le roi, il est vrai, avait promis de lui confier un corps de troupes pour marcher au secours de l'armée; mais les choses en étaient là lorsque la nouvelle du désastre de Ceçora arriva à Warsovie. Il n'y eut qu'une voix pour rejeter sur Sigismond la responsabilité de ce déplorable événement. Le mécontentement et l'indignation publics furent même tels qu'ils suscitèrent un attentat contre la vie du roi, ce qui jusqu'alors ne s'était jamais vu dans les annales de la nation polonaise. Piekarski, ancien militaire, attaché à la maison du connétable Chodkiewicz, conçut l'affreux projet de tuer le roi. Cet événement et les circonstances qui s'y rapporleut ayant été décrits avec un talent remarquable par le jeune poëte Magnuszewski, nous emprunterons à son poërne quelques épisodes où sont mis en scène les personnages les plus considérables du temps. Seulement nous regrettons que les exigences de la langue et la marche de l'action ue nous permettent pas toujours de rendre, ne fût-ce qu'imparfaitement, les beautés poétiques de notre auteur. « Piekarski a devancé le jour; il a passé la nuit en combat avec lui-uièuie, sans cesse obsédé par son terrible projet ; et cependant il ne sait pas encore pourquoi il se dirige du côté de la cathédrale, pourquoi il a suspendu sa hache d'armes à ses côtés. Il s'épuise en conjectures sans nombre sur les sentiments du peuple, sur les sentiments de la noblesse, ceux du connétable Chodkiewicz, sur les siens propres, les rapportant tous à son projet. Peut-être serait-il entré dans l'église et aurait-il fini par y prier, sans l'objet qui frappa sa vue. « Après avoir dépassé le couvent des Pères jésuites, il se trouva arrêté par un rassemble- ment extraordinaire, bizarre, enveloppé d'un brouillard épais : les femmes, les enfants, les vieillards et les hommes qui le composaient, presque nus, et amaigris par la misère, s'agenouillaient tous ensemble devant le portail de la cathédrale, en poussant des cris lamentables. C'était le malheur s'inclinant devant l'église et l'invoquant par des larmes; — c'était plus qu'un malheur, c'était la première nouvelle du désastre de Ceçora, arrivée par ceux qui y avaient survécu et qui portaient le corps de Zolkiewski privé de sa tète.—La nation abattue, en haillons, pieds nus, portait les saintes reliques du plus grand de ses chefs, pour l'honorer d'un tombeau, le recommandera l'Éternel et le montrer à sa femme éplorée. « Les vieillards, les femmes, les enfants accouraient de Lemberg, de Grodek et de tous les villages incendiés par les Tartares, et sui vaient les restes inanimés du héros, qui leur servaient d'étendard dans leur marche vers la capitale, en même temps qu'ils leur donnaient l'assurance que par respect les Turcs les épargneraient s'ils leur montraient les restes du grand guerrier dont la tête avait arraché à leur chef, lskinder-Bacha, celte exclamation : « Grand fut mon Allah quand il vainquit Zolkiewski! » « La consternation va bientôt parcourir toute la ville; elle frappera aux plus grandes maisons, et les plus grandes maisons fonderont en larmes; — elle passera par Warsovie comme elle a passé par la Podolie et par toute la Russie-Rouge. Jusqu'à présent une nouvelle vague, sur le sort de l'expédition en Turquie, avait pénétré dans les principaux châteaux seulement; mais aujourd'hui que les masses fuient devant l'esclavage de la Crimée, avec les débris de l'armée de Ceçora, il n'y a plus do doute sur la réalité du désastre. a Piekarski, le cœur saisi par le Iriste spec tacle qu'il a devant les yeux, dit aux malheureux qui l'entourent, en leur indiquant du doigt le château royal : « Là! c'est là que vous devez porter vos prières et vos larmes. » — Puis, fendant la foule, il se précipite vers la porte de la cathédrale,que le sacristain ouvrait justement en ce moment, et il se blottit dans un enfoncement du vestibule. « Le portier le prenant pour un mendiant : « Tu as choisi une bonne place, ivrogne, lui dit- il; le bourreau seul pourra t'y trouver.— Ainsi soit-ii ! » répondit Piekarski. « Les premiers rayons du jour, traversant les vitraux peints, venaient tomber sur le maître-autel;— les grands cierges s'allumaient; —les orgues se faisaient entendre. Piekarski avance la tète hors de son enfoncement pour saisir quelque chose des chants de la messe, quelque chose de la solennité du lieu; mais c'est en vain ; un autre sacrifice est toujours présent à sa pensée. —La messe commence. Les deux enfants de chœur se sont placés aux deux extrémités de l'autel, le prêtre devant, et Piekarski dans le vestibule. — Le prêtre descend les degrés de l'autel, et confesse le peuple avant de prendre le divin caractère de sacrificateur. — Conftteor. —Piekarski sonde le fond de son âme et commence l'examen des motifs qui le poussent au meurtre. — Au pied cle l'autel, les deux jeunes têtes des enfants cle chœur se ' sont inclinées devant le sacrificateur; c'est le peuple qui se confesse par la bouche des innocents; le prêtre écoule, lève les yeux vers le ciel, et adresse pour lui la prière à l'Éternel.— « Piekarski est absorbé par ses réflexions ; il écoule la voix clu tumulte matinal de la rue; il voit les villes incendiées; il entend les gémissements des mourants de Gecora et de Mo-zaysk, des noyés du Dnieper, la voix de Zolkiewski demandant du secours, la voix de Chodkiewicz, criant vengeance.—À ses oreilles résonne la confession du peuple entier, mais sauvage, infernale; — il lève les yeux vers le ciel, niais il ne voit pas le ciel; le sang lui inonde lesyeux ; il ne voit que du sang partout, sur lui, devant lui. — Piekarski perd la raison. « La cloche se fait entendre , les orgues se sont tues. Le sacrifice divin est consommé , le peuple s'incline devant l'hostie , avec de profonds soupirs. — C'en est fait! Piekarski voit aussi le sang versé ; il est dans sa pensée ou sacrificateur ou assassin : — ou assassin , lui crie sa conscience avec force; — ou assassin, semble répéter l'orgue avec un son lugubre. —Piekarski est en proie à mille terreurs à la fois. — Sera-t-il assassin? se demande-t-il encore en mettant la main sur son cœur. — Il battait avec violence. — C'en est fait! « Le peuple s'écoulait avec recueillement par la porte principale de l'église; l'éclat du jour éblouissait les yeux , et plus d'un Gdèle a donné TOME III, l'aumône aux mendiants qui assiégeaient le vestibule , sans les distinguer. Le connétable Chodkiewicz, suivant la foule , s'est incliné devant le maître-autel, et, se dirigeant à gauche, du côté de la chapelle du saint ciboire, il s'ap-prochaitdela porte, lorsque, prèsdu vestibule, il aperçoit une main vigoureuse tendue vers lui. La prenant pour la main d'un mendiant, il y jette une pièce d'argent. On lui baise la main; — mais le connétable ne sait pas et ne se soucie pas de savoir qui. — Et Piekarski baisait continuellement la pièce charitable; il ia regardait comme la récompense de sa vie passée , comme un souvenir d'un bon maître. Cette méprise du connétable affligeait et contentait en même temps Piekarski. — Refuserait-il de le reconnaître s'il paraissait devant lui, non plus en sa qualité d'officier de sa maison, après avoir mis son projet à exécution? U se dit en lui-même que le connétable y reconnaîtra une pensée à lui, cpie lui seul saura l'apprécier; et pour quelle action? pour un crime. — Pardonnez - lui , grand Dieu ! « Les dignitaires de la nation se rendent au château , tout consternés par les bruits de la ville; car la nouvelle de Cecora a frappé leurs maisons comme une peste, et a enlevé à chacune d'elles soit un époux , soit un frère , soit quelque parent. « Les malheureux qui ont été atteints par le fléau se pressent dans le château. Peut-être liront-ils dans les yeux du roi la fausseté de cette affreuse nouvelle. On voit l'incertitude peinte sur tous les traits; les haines personnelles sont oubliées ; un seul sentiment domine tous les autres : c'est celui d'une douleur profonde. « Les Kazanowski regardent tristement les Potoçki, et, malgré leur animosité , ils sentent vivement la perte de Nicolas. — Les Zba-rawski ne voient plus dans Koricki un rival, mais un frère dans les fers des Inlidèles. Pour la première fois, les Balabans delà Lithuanie et les Strus se rapprochent les uns des autres , se pressant les mains avec tristesse; mais la douleur de tous entoure Thomas Zamoyski, qui, comme une colonne funèbre , se tient debout entre quelques Herburt blanchis par l'âge, et Gaspard Denhoff, qui reste plongé dans ses réflexions. — On voit que ces maisons alliées ont essuyé les plus grandes pertes. Tandis que dans d'autres la foudre a enlevé les 101 322 $ LA PO ancres, déchiré les voiles, dans celle des Her-burt elle a mfs en pièces le grand mât. « Bientôt le roi Sigismond paraît dans la salle d'audience, précédé parle maréchal Opa* linski. Le prince royal est à sa gauche , sans suite , sans éclat, et vétu comme lui de noir, selon la mode suédoise. On ne remarquait sur sa figure aucune pensée rassurante; quelques larmes presque imperceptibles roulaient dans ses yeux. Le roi était en pleurs. Les traits du prince royal trahissaient une pensée profonde, et il était facile de voir que la douleur du premier différait de beaucoup de la douleur du second : le père regrettait ceux qui avaient succombé comme on regrette des hommes qui ne sont plus; le fils, comme les soutiens du pays;— le premier pleurait le passé, l'autre l'avenir; le premier sentait comme un homme s'appro-ebant de la tombe , l'autre comme un homme montant sur le trône ; mais le présent était indifférent pour l'un et pour l'autre également; c'est pourquoi ils semblaient oublier par leur contenance qu'ils se trouvaient en présence des dignitaires et des grands officiers de l'Etat. « Alors arrive Thomas Zamoyski : d'une main il tient le bâton du grand connétable delà couronne et de l'autre le sceau de l'Etat, tous deux voilés de crêpe; il s'avance au-devant du roi, essuie une larme, et, serrant les insignes du connétable contre sa poitrine, comme un enfant en pleurs : t Sire et maître , dit-il avec clou-leur, reçois ce bâton qui est veuf clu bras qui l'a porté; reçois ce sceau : la tête qui s'en occupait, qui s'occupait du bien de notre chère patrie et clu tien, est tranchée. Mais souviens-toi toujours que l'un et l'autre sont couverts de quelque chose de plus précieux que ces pierres qui y étincellcnt : c'est la sueur desderniers efforts de Zolkiewski, connétable, guerrier, Polonais, chrétien. » « Et les yeux de tous les dignitaires se sont mouillés de larmes; — le vieux Sigismond a pleuré aussi; — sur quoi? pour la première fois peut-être sur son indolence: peut-être a-t-il compris pour la première fois qu'il était trop faible pour un siècle où la Pologne avait tant de grands hommes. — Aussi, en parlant de lui, on pourrait dire avec justice que, « du temps de Zolkiewski, Sigismond III régnait en Pologne.» « La position du roi était pénible : il fallait en sortir par une parole ou par un geste quelcon- que ; car tonte la cour avait les yeux sur lui, comme pour pénétrer ce qui se passait dans son cœur et dans sa tête, — quand la cloche de la cathédrale vint mettre fin à son embarras. « La cloche annonçait que la sainte messe était prête. L'évêque Szyskowski a fait savoir au roi qu'il n'attendait que lui pour commencer le sacrifice. — Sigismond enfonce son chapeau orné d'une plume noire avec une agrafe en diamant; les deux battants de l'appartement s'ouvrent; il se rend avec toute sa suite à la cathédrale. « Il s'avance, les yeux attachés sur l'église , la tristesse empreinte sur tous ses traits, comme une statue, sans jeter un seul regard sur le peuple qui le salue de tous les côtés. — Le prince royal, au contraire, s'arrache , aussitôt qu'il est dans la rue, à ses réflexions; il paraît gai pour ne pas alarmer la ville ; car il sait qu'on l'observe ; il veut que sa contenance dise qu'il n'y a pas à désespérer. « En ce moment, le maréchal Opalinski entrait dans le vestibule de l'église; le roi marchait à deux pas derrière lui. Le prince s'arrête pour laisser son père entrer le premier dans le temple du Très-Haut, et, se retournant du côté de Chodkiewicz qui le suivait de près, il lui dit en souriant et en montrant du doigt le rassemblement du peuple de Warsovie :—« Ce sont-là des pies bien curieuses, mon connétable, qui sepressent ainsi surnotre passage; elles -désireraient lire dans nos yeux s'il faut rire ou pleurer. — Et ajoutez, Sire, reprit brusquement le connétable, bonnes et peu bruyantes, car elles ne pleurent pas de crainte d'attrister votre figure enjouée. » « Wladislas a froncé le sourcil; il mesure Chodkiewicz des yeux ; il voit qu'il n'a pas affaire à un courtisan , et... Tout à coup un cri sortant du fond de l'église a interrompu leur conversation. Le prince royal se précipite vers le vestibule ; il aperçoit son père renversé par terre et baigné dans sou sang; — une hache d'arme est enfoncée dans le bâton du maréchal Opalinski , et l'assassin veut la lever encore pour frapper sa victime. L'évêque s'élance de l'autel et court au roi les bras ouverts ; le prince royal, saisissant son sabre, en frappe le meurtrier à la tête. On entend en haut du chœur des cris perçants et aigus en langue italienne : Traditore! traditore ! Les dignitaires se précipitent dans l'église tous le sabre à la main. L'assassin se réfugie dans l'obscur enfoncement, où nous l'avons vu précédemment. À peine peut-on apercevoir où il se tient ; mais le sang qui jaillit sur ceux qui l'entourent annonce qu'il y a là un être vivant. Chodkiewicz, avec toute l'impétuosité de son caractère, s'est élancé dans ce sombre renfoncement ; il a saisi l'assassin par ses cheveux ensanglantés, il l'a attiré à lui; il l'a regardé en face, et en même temps il s'est rejeté en arrière comme mordu par un serpent venimeux. « Chacun pense que Chodkiewicz est blessé, car il a pàii affreusement;—car sa main est teinte de sang, et le sang coule sur ses habits. Chodkiewicz n'était point blessé; il avait reconnu son serviteur Piekarski. « Le régicide, ébranlé par la main vigoureuse du connétable et épuisé par le sang qu'il perd , plie sur lui-même, chancelle et va tomber aux pieds du prince royal. L'évêque de Krakovie tient le roi serré contre sa poitrine et le'baise de ses saintes lèvres. Les cris de deux femmes partis de la loge du roi, placée auprès du maître-autel, retentissent dans le temple; la reine et la favorite Meyerine se sont évanouies. La foule se précipite hors de l'Eglise par toutes les issues. La peur et la voix de l'Italien : Traditore , traditore ! la poursuivent. La première pensée qui a frappé tous les esprits effrayés, c'est celle d'une invasion des Tartares. On la répand dans les rues, en criant : Les Tartares ! les Tartares! « Le fracas des portes et des fenêtres qui se ferment retentit dans la ville. Les masses des fuyards disparaissent dans les maisons. On transporte au château le roi blessé. — Les rues sont désertes. — On traîne l'assassin derrière lui vers la porte de Krakovie. Le visage du meurtrier était couvert de sang; on n'a pu le voir, on n'a pu le reconnaître. Les troupes sont sous les armes ; on a triplé les postes, fermé les portes de la ville pour ne pas laisser sortir la terreur hors des murs. «Les grands conseillers, les représentants de la nation se rendent en hâte au château. Le prince royal ne quitte pas un moment son père. Les deux chanceliers se tiennent debout auprès du lit du roi. L'incertitude où l'on est de la gravité de la blessure oblige tous les dignitaires de la nation à attendre le dénouement, re- vêtus de leurs costumes solennels. Un instant auparavant, ils allaient prier avec le roi; qui sait si, un instant plus fard, ils n'iront pas prier Dieu pour lui? « Une nouvelle merveilleuse s'était'répandue ce jour-là même parmi le peuple. On disait que, dans lamatinée,au moment où les débris de Ceçora s'étaient inclinés devant la cathédrale, un archange leur avait apparu tenant un glaive lumineux, et que, désignant du doigt le château, il avait appelé la vengeance; — sur qui?—-pourquoi? — c"est ce qu'on ne savait pas; mais ce qui était certain, c'est qu'il était sorti du brouillard, que tous ceux qui étaient rassemblés devant l'église l'avaient vu quand ils s'étaient agenouillés , quelques-uns même avaient entendu sa voix. — D'autres disaient que c'était l'ombre du héros de Cecora. — Vox populi. « La nuit a couvert de ses voiles la ville de Warsovie. Une fois revenu de la première terreur, on s'est assuré que le roi n'avait reçu qu'une légère blessure à la figure. Le calme s'est rétabli partout. — Mais l'intrigue ne dort pas. Le parti de la cour, toujours prêta profiter de chaque événement, a résolu de rejeter la responsabilité de l'attentat contre la vie du roi sur le connétable Chodkiewicz. — La favorite Meyerine, qui lui gardait rancune depuis longtemps, mit dans ses intérêts le Père Boboli, de la Compagnie de Jésus, qui jouissait alors d'une i grande influence sur l'esprit du roi, dont il était J le confesseur, et qui voyait dans Chodkiewicz, j comme chef du parti ennemi, un homme très* ! nuisible à leurs vues de domination. Pourarri-I ver à ce but, ils résolurent de persuader au roi j que c'était Chodkiewicz qui avait ordonné le ! crime. Piekarski étant du nombre des gentils-j hommes clesasuite, et, comme tel, étant placé \ sous ses ordres immédiats , cette circonstance j semblait favoriser leur trame. . \ «Le plan arrêté, ils s'introduisent, pendant la ! nuit, auprès du roi, et le décident à assister en | personne à l'interrogatoire du malheureux Pie-! karski. Le roi, appuyé sur le bras de sa favo-| rite, et précédé par Boboli, quitte en secret le | château, se rend avec eux vers la porte de Krakovie, qui fermait alors Warsovie de ce côté, et qui servait en même temps de prison. La partie tournée du côté de Krakovie était crénelée; sa porte en fer, qui avait essuyé plus d'un as- saut, gardait la ville comme la nourrice garde le berceau de son nourrisson. Derrière la porte se trouvait une tour, demeure des prisonniers; il y avait une prison pour les voleurs, une aussi pour les femmes, une autre pour les nobles ; et au-dessus de la porte était celle pour les prévenus ( pro deprehensis non judicatis tut ma), — C'est dans cette dernière que le roi entra. La chambre où était enfermé Piekarski était divisée par une légère cloison en bois, au milieu de laquelle était un guichet qui servait au soldat de garde pour observer tous les mouvements du prisonnier. Le roi resta dans cette espèce d'antichambre avec Meyerine, tandis que Boboli entra dans l'autre pièce, où le coupable gisait sur la paille, en proie à d'affreuses douleurs et à la fièvre. Le roi et sa favorite saisissent avec avidité chaque mot que le malheureux prononce. On entend le bruit des barres de fer ; on dispose la torture ; on y place Piekarski . Boboli donne l'ordre de tourner la roue; les barres ont serré le corps de Piekarski; à chaque tour que fait la machine ses douleurs croissent ; il pousse des cris ; il hurle. — a Arrêtez! dit Boboli ; parle, hérétique! —-Desserrez mes bras et mes jambes. Dieu tout-puissant!.. Grâce ! J'ai déjà dit tout ce que j'avais fait et pensé. Laissez-moi respirer si vous êtes des hommes. Pourquoi cette torture ? Je mérite d'être puni. — Oui. — J'ai levé la main dans le temple du Seigneur !.. — Parle, hérétique ! — Je ne sais ce que je dois dire. La douleur me tue. Enlevez ces barres qui me brisent le corps; je regrette tout; j'en prends Dieu à témoin. Ah ! c'est le regret qui a poussé mon bras au régicide; j'ai plaint mon pays ; j'ai écouté la voix..... — Quelle voix? — La voix de tout le monde et de lui,_du sang versé par les Tartares et les Suédois. J'ai regretté mon cheval, les vieux hetmans qui travaillaientsi bien avec leurs sabres, pensaient avec leurs sabres, la voix de la diète, des villes et des villages, de la forteresse de Mozaisk, de la forteresse de Smolensk,de Piatyhorces et des hussards... — Hérétique ! tu as oublié ton Dieu , parce que celui qui ne voit point son bras ne verra jamais sa face; celui qui ne voit point son Fils dans son prochain, et ne l'aime point comme un frère, ne verra jamais le Père éternel. — J'aime le roi; c'est un vieillard à cheveux blancs, comme saint Joseph. Oh! s'il tenait, comme lui, une llear de lys à la main au lieu d'un sceptre! Les trois sceptres sont trop lourds pour sa main. J'ai entendu dire ces choses par plusieurs et par lui-même. — Et par qui? s'écria Boboli. — Par l'armée entière. Ah ! si vous pouviez y être, mon Père, et entendre... Ah! si je pouvais y être moi-même, une seule fois encore, un seul instant encore. Laissez-moi aller où va mon esprit, dans ces champs inondés de sang; le feu les couvre ; le Tartare y hurle. Lachez-moi. Là est mon cheval, mon hetman. On est libre là-bas ; on peut y respirer bien haut, si haut, si haut que la respiration est entendue par les postes de l'ennemi. Lorsque j'y étais, je parlais peu. Pourquoi parler? J'ai vu des hommes qui parlaient beaucoup et qui ont laissé échapper leur vengeance en paroles. Je sais que pour vivre longtemps il faut parler beaucoup. Mon Père, tu vivras cent ans. — C'est un blasphémateur. — C'est un fou, disait tout bas le roi à sa favorite; ce n'est pas de torture, mais de médecin dont il aurait besoin. — Infamie sur toi, langue de vipère ! s'écria Boboli. Tu mens , tu calomnies des personnes vénérables. Tu es hérétique, tu es arien ; tournez la roue,plus fort, afin qu'il cric, ce Satan damné, afin qu'il confesse ses iniquités. — Par le Dieu vivant, arrêtez, arrêtez, mon Père. Je vous confesserai jusqu'à ma dernière pensée; mais enlevez ces barres, parce que mes bras... ma bouche... parce que ma tête... » Ses cris cessent subitement. Ses forces n'ont pu suffire. Meyerine reste immobile comme auparavant ; les yeux du vieux roi se sont mouillés de larmes ; il s'élance vers la cloison pour donner l'ordre de suspendre le supplice, et il l'aurait donné si la victime, rappelée à la vie, n'eût fait entendre sa voix, d'abord très-faiblement, comme du fond d'un sépulcre, et ensuite plus fort, parole par parole. On eût dit qu'il avait retrempé ses forces physiques dans le fond de son urne , pendant son évanouissement, pour lutter contre de nouveaux tourments. Il paraissait être sorti d'un sommeil bienfaisant, et parlait comme un homme qui raconte son rêve. « Ils étaient deux dans une alcôve, deux anges gardiens de la terre ; l'un avait la main sur son sabre, l'autre sur sa poitrine. J'ai observé leurs mouvements avec une sainte terreur. Leurs bouches avaient déjà tout dit avant mon arrivée, mais leurs bras et leurs yeux conservaient encore la position de personnes qui causent ensemble. Ils ne m'ont point aperçu ; j'ai marché lestement, légèrement, comme on marche à la cour. Oh ! pour la première fois j'ai marché de la sorte, et cela m'a si mal réussi. O mon Père, appuyez de toute ia force de votre pied quand vous marcherez, afin que chacun de vos pas résonne haut ; dites aux autres que le pas léger de Piekarski l'a mené au crime, à la folie; car, en marchant légèrement, j'ai surpris la voix par laquelle le cœur d'un grand homme parlait à son âme. J'ai entendu cette voix, comme je vous entends maintenant, mon Père, et une pensée horrible, extraordinaire, est entrée dans ma tête ; j'ai voulu être plus grand que cet esprit qui parlait. » Le roi, entraîné par la curiosité , s'avance jusqu'à la porte de la chambre du supplice , et regarde en face la victime. Piekarski, l'apercevant, tourne ses yeux languissants vers lui, et s'écrie : « Il est là? — Paix avec toi. — L'homme pardonne à l'homme. Ombre, fantôme, pitié pour ton assassin. » Après ces paroles, son visages'estcouvertd'un sourircaffec-tueux, et on voit quela douleur a fait place à un autre sentiment. Probablement il pensait à son dévouement,car il continua ainsi :,« J'ai entendu tes paroles, ô mon maître Chodkiewicz ; je ne les oublierai jamais. Tes paroles équivalent à un ordre. Ta volonté et mon obéissance, c'est tout un. —Au feu!—Je me jette au milieu du feu. — En avant! — Je marche en avant, fussé-je seul contre cent, parce que ta parole donne le courage, parce que ta pensée est sacrée pour moi. J'ai agi parce que tu l'as ordonné. —Chodkiewicz a ordonné, s'écria Meyerine, s'élançant vers le roi avec impatience; Chodkiewicz, connétable de Lithuanie , a ordonné le meurtre, Père Boboli. O roi mon maître! c'estluiseulqui a ordonné. » La voix de Meyerine, qui s'oubliait dans l'excès de sa joie et. de son contentement, est si éclatante que Piekarski Ta entendue. L'a-t-il comprise, ou, dans l'accès de sa rage, par-le-t-il sans discernement ? Il secoue fortement la tête, rit convulsivement, se jette à droite et à gauche, et s'écrie: « Lui ! — non. — Il a ordonné, lui seul! — Lui seul, non. — Non. — C'est mon cœur qui a ordonné, et Sapieha a ordonné. — Sapieha? répéta le roi avec surprise. — Et Sapieha, poursuit, Piekarski, et le hetman, et la diète, et le fils du roi l'a ordonné; et j'ai vu l'injustice et la persécution parées des habits de la favorite, et le peuple, pieds nus, en haillons, se sauvant devant les Tartares, le peuple qui m'a prié de le faire ; partout je voyais le bras clu peuple, partout sa vengeance me suivait. — Arrête, hérétique, interrompit Boboli. Seigneur, pardonnez-lui, car il ne sait ce qu'il dit; Satan a lié sa raison; la douleur s'est emparée du reste de son âme; c'est le corps qui parle. Prions Dieu!» Tout le monde s'agenouille, Boboli auprès du lit de la victime qui délirait encore, le roi et Meyerine sur le seuil de la chambre. Piekarski s'est évanoui. Peut-être son âme est-elle rentrée en lui-même pour prier aussi Dieu. L'interrogatoire terminé, le roi retourne au château avec Meyerine, triste, rêveur, ne sachant quel parti prendre. La folie du coupable était évidente, mais il semblait que des suggestions étrangères étaient pour quelque chose dans son crime. Meyerine garde le silence, laisse le roi dans son embarras, en attendant qu'il lui en parle lui-même. Elle sentait que les aveux de Piekarski étaient trop confus, trop vagues, pour qu'on y ajoutât foi. Lorsque Piekarski avait prononcé un nom seul, son triomphe avait été complet; elle était certaine de la punition du connétable, de la vengeance du roi ; mais du moment qu'il accusait tout le monde, même le prince royal, sa folie évidente affaiblissait la valeur de sa première accusation. Néanmoins l'habile intrigante trouvera moyen d'humilier le connétable. Déjà elle concentre ses pensées, ourdit un plan, et attend l'occasion favorable.Le roi l'invite à rester avec lui ; ils entrent dans la chambre à coucher. Le conseil commence. Sigismond, ne trouvant en lui aucune résolution à laquelle il puisse s'arrêter, appellera à son aide sa favorite. 11 sera secouru. Le lendemain, des rassemblements se forment dans les rues qui avoisinent le château. Le jour rie dimanche permet aux hommes laborieux de satisfaire leur curiosité. On voit partout des groupes de curieux; tout le monde s'arrête, se parle, se raconte l'histoire de l'interrogatoire de Piekarski. Meyerine a voulu profiter de cette circonstance pour perdre le connétable dans l'opinion publique, et par ce moyen se frayer un chemin à l'accomplissement de sa vengeance. Pour y arriver plus sûrement, elle lâche un essaim de courtisans qui se dispersent dans les groupes et y sèment de faux bruits, racontent aux affamés de nouvelles comment Chodkiewicz a ordonné à Piekarski d'assassiner le roi; commentle coupable a avoué son crime, et a désigné Chodkiewicz pour l'instigateur principal de l'attentat. Mais cette fois, malgré l'apparence d'une facile réussite, Meyerine voit ses intrigues déjouées. Elle a voulu ternir la gloire du hetman, anéantir l'influence qu'il a acquise par les hauts faits et les services de toute sa vie, soulever contre lui l'indignation du peuple, pour justifier sa condamnation qu'elle désirait si vivement. Mais le bon sens du peuple, qui ne se démentit jamais, a su distinguer entre l'intrigue d'une favorite et les services d'un demi siècle du vieux connétable. L'indignation qu'elle provoquait contre Chodkiewicz s'est tournée contre elle-même. Elle est menacée de tous les côtés, à tel point qu'elle n'ose sortir du château, et que les courtisans, ses émissaires, hués, baffoués, chassés de partout, sont obligés d'aller cacher leur honte dans le salon de la favorite. Et si quelque aufre personne se permettait de parler contre le connétable, on lui disait" qu'il parlait comme Piekarski appliqué à la torture (l). » —Meyerine apprend le résultat de ses efforts, se mord les lèvres, déchire ses vêtements, cherche le moyen d'accomplir sa vengeance, n'importe à quel prix. Comment ? N'a-t-elle pas d'autres moyens? Où sont les ennemis de Chodkiewicz? L'occasion est belle. Cherchez, Meyerine ; appelez Christophe Zbarawski, Sieniawski; Jacques Sobieski,palatin de Lublin, Jean et Paul Dzialynski, venez à moi; voici le moment d'abaisser votre adversaire.On la trompe encore ici.Les Zbarawski,les Sieniawski,les Sobieski seraient tous accourus s'il s'était agi d'a- (1) Expression devenue proverbiale pour désigner quelqu'un qui déraisonne. baisser le connétable par quelque exploit glorieux , quelque noble action, et de l'emporter sur lui par un acte de courage ou par un conseil salutaire. — Leurs rancunes, ce sont des disputes de frères; il ne s'agit entre eux que de décider lequel aimera le plus la mère-patrie. Us lui portent tous envie, parce que le pays lui doit plus qu'à eux; parce qu'ils se sentent la même volonté que lui pour la gloire et le service de la nation; parce que leurs aïeux leur ont appris que le hetman doit être seulement un Sieniawski, un Sobieski, un Dzialynski, comme chaque noble apprend à son fils qu'aucun autre de la noblesse ne doit l'égaler en valeur et en courage. Les adversaires de Chodkiewicz, en s'asso-ciant à Meyerine,l'auraient rehaussé dans l'opinion publique au lieu de lui nuire. Le peuple, dans ce temps, n'avait pas comme aujourd'hui de drapeau exclusif; mais il prenait pour drapeau le nom des hommes qui avaient bien mérité de la patrie.U les aurait renversés dans la boue s'il s'était aperçu qu'ils flottassent incertains entre l'intérêt privé et le bien public. Les nobles d'alors se regardaient comme les serviteurs de la nation, pas encore comme ses maîtres.—Meyerine, également déçue de ce côté dans ses calculs, ne comptait plus que sur elle-même et sur son parti. Le roi donnait ce jour-là une audience solennelle pour calmer les inquiétudes, et faire savoir à la nation que le danger était passé.— Les seigneurs, rassemblés dans la salle d'audience, formaient, en attendant l'arrivée du roi, de petits cercles, et s'entretenaient de différentes affaires. En ce moment, Meyerine, se rendant chez le roi, passa par la salle d'audience, mais elle ne reçut aucune marque d'intérêt, aucun signe qui pût jeter la plus faible lueur d'espérance sur ses projets. — Bientôt après la porte de la salle s'ouvre encore, et l'on voit entrer un vieillard de soixante ans, le vieux connétable Chodkiewicz, le front sévère et la douleur peinte sur tous ses traits. Tout le monde se presse à sa rencontre; ses ennemis, les chefs des familles les plus illustres dans le pays, ses anciens compétiteurs, et les jeunes gens attachés à lui par les liens de l'amitié et par de glorieux combats. On eût dit qu'il était le cœur de tous, et que les autres étaient le sang qui courait vers ce cœur. Le hetman paraît calme et fier de son innocence; sa douleur est si vive qu'elle pénètre tout le monde ; tous se sentent blessés par l'offense qui lui est faite, et sa défense est devenue uu devoir sacré pour tous. — En entrant au château il a laissé derrière lui une grande foule de peuple qui le suivait à son insu et qui s'est arrêtée devant la résidence royale , comme pour demander justice au souverain, et l'empêcher de commettre une injustice.Peu de temps après l'arrivée de Chodkiewicz , le maréchal de la couronne annonce à haute voix « Le roi! » en levant son bâton de cérémonie. « Le roi! le roi!» répètent tous les assistants ; et chacun s'empresse d'occuper la place réservée à son rang. — Le roi était porté dans une grande ohaise ; Meyerine marchait auprès cle luij; le prince royal suivait, et derrière eux l'on voyait deux espèces de suites; l'une, conduite par Lipski et le Père Boboli, se composait des partisans de la cour, et l'autre, conduite par les jeunes Kazanowski, appartenait au prince royal. Le roi s'asseoie sur son trône. Il est pâle, souffrant; son visage trahit une douleur profonde; il lève son front soucieux et appelle par un signe de la main quatre seigneurs de sa suite, qui se tenaient debout, non loin de son trône; c'étaient Àchacy Grochowski, secrétaire de la couronne; Pzyiemski, castellan de Sie-raclz; Georges Ossolinski, fils du palatin deSen-domiez, et Pierre Zeronski, secrétaire du roi. Us s'approchent de lui, en s'inclinant par trois fois. Sigismond les salue à haute voix, et donnant à chacun ses lettres autographes, il leur parle en ces termes : « Allez à Rome, en Allemagne, en Angleterre et en Hollande ; demandez au nom de Dieu du secours contre les envahissements de l'Orient qui nous menace de son croissant; dites que notre royaume est inondé de sang; que les mahométans infidèles se pavanent dans les temples du vrai Dieu.L'Arabie, la Syrie et l'Egypte ont monté sur leurs chameaux, et elles traînent sur quatre éléphants la tente du sultan, qui veut la dresser sur toute l'Europe pour y établir sa capitale. ~- Le Dieu de tous les chrétiens est un, notre f°i est une; que toutes nos forces se réunissent contre l'ennemi commun. —La vie passée et Présente de notre nation a été employée en avant-postes continuels contre les hordes de l'islamisme; dites que nous ne nous sommes pas endormis dans nos postes, que nous n'avons pas troublé le repos des autres nations par nos plaintes et nos prières, ni demandé compte du sang versé pour elles. S'il leur arrive un jour de payer ce compte à nos fils, ce n'est pas nous, hommes, qui le demanderons; c'est Dieu même parce que lui seul peut savoir combien d'âmes nous avons données pour la rançon de la chrétienté. — Et maintenant, allez en paix, au nom de Dieu et de votre roi.— Au mien ! répéta-t-il en secouant fortement la tête et les bras, en mon nom, dites-leur que j'existe encore.» —Et en disant il lança un regard sur Chodkiewicz, comme pour lui exprimer que ces paroles s'adressaient à lui. —La curiosité gagne tous les esprits; tous les assistants portent les yeux sur les deux vieillards qui se menaçaient réciproquement, l'un de sa colère, l'autre de sa juste et fière indignation.-— Les lèvres du roi semblaient répéter continuellement: « J'existe encore. » Ses yeux attachés sur le betman demandaient une explication.— Ce dernier, navré de douleur, et voyant dans la contenance de Sigismond une accusation directe et publique, rompit le silence d'une voix plaintive. «O mon maître et roi! dit-il, en envoyant les nonces à l'étranger, veux-tu les envoyer avec cette triste conviction que l'un de nous désirait te voir dans la tombe? O Sigismond! nous avons un même Dieu au-dessus de nous; le même poids des années pèse sur nos têtes; nous avons le même devoir de servir Dieu et ce pays, et tu peux penser comme aucun de nos enfants n'osera penser ! Oh! si tu envoies cette nouvelle par les nonces, ce sera, en effet, des choses nouvelles! mais personne ne voudra y ajouter foi, parce qu'on nous connaît depuis soixante ans. —Vous êtes le seul qui ne voulez pas nous connaître. » Ce discours simple, franc, qui niait positivement le fait, sans entrer dans des explications, et reprochait au roi sa trop grande facilité à croire à la calomnie, semblait dire : « Voulez-vous ma tête ou mon cœur?» Le roi penchait déjà du côté de sa bonté ordinaire; mais, rencontrant les yeux de sa favorite,qui, pénétrant ce mouvement, le lui reprochait du regard, il prit la parole, et se plaignant de tout le monde en général : « Cela devrait être ainsi, dit-il, mais ma blessure atteste le contraire. Votre arme s'est levée jusqu'à la hauteur de ma tète couronnée; votre volonté visait peut-être plus haut encore ! Prenez garde ! par une seule parole on peut tuer son âme, par une seule action on peut effacer le mérite de plusieurs actions glorieuses. Jadis vous cherchiez les applaudissements de votre roi, de la patrie, de l'humanité entière, dans les combats, dans les travaux du conseil; aujourd'hui vous les cherchez sur la place publique. Vous vous amusez à les gagner ici, et la Russie-Rouge est en cendres; — les Tartares sont dans nos villes; les troupes sont inactives; vous n'y êtes pas parce qu'il n'y a pas de populace pour vous applaudir. —Oui,reprit Chodkiewicz en élevant lamain avec dignité, le Turc y est, mais l'ombre du grand connétable Zolkiewski y est aussi, avec une lettre et une voix demandant en vain votre secours; oui, les villages y sont en feu , mais les troupes y sont aussi sans paye et sans nourriture. U y avait aussi à Cecora une place publique où l'on applaudissait avec le sabre ; mais l'injustice a pénétré jusque-là sous la forme d'un secours refusé, et il est arrivé à notre frère de rappeler au monde la mémoire d'iEmiliusà Cannes. » Chodkiewicz a attaqué Sigismond du côté le plus vulnérable. Il dénonçait publiquement la faute que le roi désirait le plus chasser de sa mémoire. Déjuge, Sigismond est devenu accusé. Forcé de se défendre à son tour:« Ah ! ce n'est pas moi, dit-il, qui en suis coupable ; je ne suis pas coupable de sa mort; j'ai souffert, je souffre encore. Si je n'ai pas envoyé de secours, c'est que je ne le pouvais pas: le conseil l'avait décidé ainsi. — Qui a conseillé? » s'écria Chodkiewicz. Et se tournant brusquement du côté de la favorite et de Lipski : Celui qui a donné cle si funestes conseils les donnera encore. Que Dieu le punisse, et que tout homme devienne son ennemi comme je le suis. Mais, Sire, mes cheveux ont blanchi au service de la république; jetez les yeux sur vos serviteurs; ils ont marché à vos côtés toute leur vie, et ils vous suivront jusqu'à la mort. Bientôt ils passeront avec vous par le chemin étroit qui con-duità l'éternité; comment pour raient-ils penser à une action si noire? — Réjouis-toi, ô mon frère aîné Zolkiewski! tu as péri, mais personne n'a osé ternir ta glorieuse vieillesse par le reproche d'un crime. » A ces mots, les yeux du roi se sont remplis de larmes. L'émotion était générale. L'innocence de Chodkiewicz n'était pas douteuse. Sigismond mit fin, par un geste, à l'audience. La justice a suivi son cours ordinaire dans l'affaire de Piekarski. Le tribunal politique, composé cle sénateurs, l'a condamné à être écartelé comme coupable d'attentat k la vie du roi, malgré sa folie, et malgré ces mémorables paroles de Sigismond : o Je lui pardonne, car il ne savait pas ce qu'il faisait, » et malgré les lois du pays qui accordent au souverain le droit de pardonner aux fous et aux ignorants. On vit dans sa condamnation l'influence du parti de la cour. Meyerine avait mis tous ses moyens en jeu pour humilier le connétable Chodkiewicz. — Piekarski était un de ses admirateurs et de ses serviteurs les plus dévoués; il ne le quittait ni en temps de paix, ni en temps de guerre. Dans les accès de sa folie, il ne parlait que de son hetman. Aussi tout le monde, en prononçant le nom de Piekarski, y associait celui de Chodkiewicz. Meyerine, désespérant de perdre son adversaire, décida le roi à lui ordonner d'assister à l'exécution du malheureux Piekarski. Le jour du supplice, Chodkiewicz reçut une lettre du roi, conçue en ses termes : « Notre volonté royale est que Votre Seigneurie, monsieur le connétable, se trouve à la fenêtre de son palais, pour être témoin de l'exécution de Piekarski, soit afin de représenter la république assistant à la punition du criminel, et dans ce but vous inviterez le seigneur Sapieha, notre grand chancelier de la couronne, soit afin do donner un démenti formel à des bruits qui se répandent dans la ville, et d'après lesquels Votre Seigneurie n'aurait pas vu d'un mauvais mille crime d'une personne de sa maison, et, bien plus, qu'elle lui aurait conseillé cette horrible action. « Sigismond, Rex. » Chodkiewicz a à l'instant deviné d'où partait ce coup; mais, malgré toute son indignation, il sait que son devoir est d'obéir au roi.— Presque au même moment l'échafaud s'est dressé. Les curieux se pressent de tous les côtés ; et l'on voit arriver la charrette fatale. Piekarski est pâle, amaigri; tous ses membres sont agités convulsivement, ses bras, ses jambes, sa tête; — il est fou.—Il ne connaît pas le présent, il a perdu le souvenir du passé; il sent un feu brûlant dans sa tête, dans sa gorge, dans sa poitrine; il ne peut fixer son regard sur aucun objet ; il ne peut fermer les yeux ; il est lout en feu. Vis-à-vis de la fenêtre de Chodkicwicz,Meye-rine se tenait à la sienne avec le Père Boboli. Le silence profond qui régnait en ce moment permet aux assistants d'entendre le mot« d'hérétique ! » prononcé par le Père Boboli. — Le peuple se détournait et répétait : « Hérétique! « Meyerine jouissait de son ouvrage en lançant des regards tantôt sur la victime et tantôt sur le connétable. — Chodkiewicz s'est couvert le visage de ses deux mains. Peut-être pensait-il à ce temps où Piekarski commandait un escadron de Lissowczy-ki, dans la guerre de Trente-Ans, où il était le premier à se jeter au-devant du feu de l'ennemi, ne connaissant que son Dieu, sa patrie, son hetman et son cheval. — On a lu la condamnation. Le bourreau s'approche de la victime, la conduit auprès du billot fatal, lui tranche le bras droit, puis le gauche, puis la tête. — La justice des hommes est accomplie. . LETTRE MISSIVE CONTENANT LA DESCRIPTION DU ROYAUME DE POLOGNE. ......r,*3<^QK5ss= Monsieur,je vousaybien voulu advertir que, estans arrivez au royaume de Pologne, sommes venuz en la ville de Gnezno (Gniezno), de là à Boumcnt, qui est une petite ville non close, toute bastie de boys, tant couverture que le reste, en laquelle y a un beau chasteau, où se tient l'archevesque de Gnezno, primat du dict royaume et prince, à qui un chacun s'adresse en l'absence du roi. Il nous receut humblement, ce qu'il estoit possible, et après disner, estant, luy, M. deRambouillet, M. de VauVandosmois et moi, retirez en sa chambre, le dict sieur de Rambouillet lny expliqua en latin sa légation, contenant un remerciment d'avoir esleu le roi de Pologne, et advertissement du iour de sa venue et quelque autre chose au bout ; l'archevesque luy fit une réponse en latin assez longue, et demanda à M. de Rambouillet par es-crit ce qu'il avoit dict, qui luy donna affin de l'envoyer par toutes les provinces du royaume. Celafaict.,nousallasmes à Varsovie,qui est à onze lieues de là, assize sur la Vistule, qui est large en cet endroict une fois et demyc comme la ri- TOME iii. vière de Loyre, et y a un fort beau pont de boys ; Varsovie est semblable comme Posnanie en grandeur et populosité, voyre plus, mais il me semble qu'elle n'est pas si bien bastie du tout; car, osté la place et cinq ou six rues, qui sont fort bien basties, le reste,qui sont les faux-bourgs, sont toutes petites maisons de boys. — Là, M. de Rambouillet alla faire la révérence à la princesse, qui se tient au chasteau de la dicte ville, qui est assez belle maison non fos-soyée. La dicte princesse estoit accompangnée d'environs vingt à vingt-quatre damoyselles habillées en dueil assez estrangement, car elles sont vestues en noir, et par-dessns leur habillement noir elles ont une chappe d'assez gros canevas et plus gros que celuydont on emballe les coffres à Paris. Elle est d'assez petite statue aagée de cinquante et un ans, comme chacun dict, et à son visage se peut lire qu'elle n'en aguères moins. Il y avoit avec elle oultre les damoyzelles, cinq ou six seigneurs, entre lesquels estoient deux sénateurs. M. Rambouillet, luy ayant baisé les mains, luy présenta les lettres du roi, et luy fit sa harangue en italien, par laquelle le roi luy ol'froit toute amitié et puisque le roi son frère estoit mort, le roi successeur luy suecéderoit en amitié ; le tout en termes assez généraux. Elle respondit aussi en termes assez généraux et fort gracieux.Ce faict, nous luy baisasmes les mains. Le lendemain nous prismes congé d'elle, et bailla à M. Rambouillet une lettre pour le roi de Poulogne. De Warsovie nous vinsmes à Ilza en quatre iours, ou nous nous arreslames deux iours avec l'é-vesque de Cracovie,qui y estoit en son chasteau et nous y receut fort honnestement. De là, en trois iours, nous arrivasmes à Stobinche, dont nous partismes soudainement, parce que nous n'y trouvasmes le palatin deSeudomirye, comme nous espérions, et allasmes coucher en un village et avant que y aller, passasmes par un gros village neuf nommé Raclova, qui est la retraite des anabaptistes de la Petite-Pologne et n'y demeure autres qu'eux; et leur a esté vendu le lieu par un castellan qui est de leur religion. Depuis, en deux iours, nous arrivasmes en Cracovie, et nous vint au-devant quelques seigneurs, entre autres Cherosry, grand seigneur, qui est de la maison assez célébrée par Paul Joui", et le sieur Andréas Sboroski, frère du palatin de Sandomyric, ei, plusieurs autres jusques à trois cents cheveaux. Estant arrivez à Cracovie, M. de Rambouillet fut le lendemain oy en plein sénat, où l'on me fit asseoir; et ayant faict sa harangue, le palatin de Cracovie prit la parole au nom de tous et luy dict la grande ennuyé, que chacun avoit, de veoirleroi, les inconvéniens qu'amenoit son absence et autre parole de complimentz. Deux jours après, M. de Rambouillet fut seul au conseil, ou on traicta ce qu'on avoit à faire sur la guerre du Moscovite, que l'on dict avoir dressé une armée de six vingts mille chevaux pour envahir la Lithuanie et Samogitie. Le tout fut remis à la venue du roi, et que cependant les Lituans se défendroient, qui sont assez forts sans les Polonais, pour soutenir cette armée; le reste a esté employé en banquets, ayant M. Rambouillet esté festoyé par plusieurs seigneurs, les uns après les autres. Nous avons faict amples mémoires, dont nous avons chargé une despesche, qu'avons envoyé au roi de Po-lougne par M. de Vau. Je y eusse esté, qu'on m'a dict, M. de Rambouillet n'eusse esté qu'il peut avoir affaire de moi de iour à autre. Nous avons long-temps balancé si je yrois en Lituanie, Russie et Prussie, pour prendre advis comme le tout se porte et saluer un chacun au nom du roi et les remercier; mais à la fin nous avons résolu que, si le roy vient sitost que on nous promet, que ne puisse faire le voyage, car il y a pour plus de deux moys de chemin.— Quand aux mœurs de ce pays, je vous puisse dire que c'est une fort brave nation et pleine de gens de cervelle, s'ils n'estoyent subjectsau vin et autre volupté; car quand au vin, c'est chose estran-ge comme ils boivent, soit bière, vin ou micdo, mesmes aux banquets publics, où l'on s'assiet à table à 17 heures, qui sont unze heures, pour se lever à une heure de nuit. Us fout grandes harangues avant boire, et boivent debout le premier verre, à la sauté du roi, les autres à la santé d'autres princes, et des assistants, le tout par ordre. Leurs viandes sont si espiciées, que ie vous puisse dire , que leur table couverte semble une boutique d'apoticaire; il y en a quelques-uns qui boivent d'autant de vin bruslé, autres aue-de-vie, qu'ils appellent gri-satra, mesme les serviteurs qui sont Tartares. Et quand ils sont ivres, vous voyez le feu leur sortir de la bouche comme d'un fourneau, chose qui seroit difficile à croire, si cela n'estoit commun en ce payis ; du reste ils sont tous soldats fort courageux, mais peu aguerris pour n'aveoir guerre de long-teinps. C'est chose es-trange que latin, allemand et italien est commun par-deçà; car de cent gentilzhommes, il ne s'en peut trouver deux qui n'entendent le latin, et la pluspart de ces trois langues, lesquelles ils apprennent à l'escolle, par mesme moyen; et aux plus petits villages et hostelle-ryes, il se trouve gens qui parlent les dictes langues, et la raison est qu'il n'y a si petit village qu'il n'y ayt escolles. Quant à la situation du payis, iusques à deux iournées de Cracovie, par l'espace de quatre-vingt-six lieues de Pologne, qui sont huict vingts douze lieues de France, n'avons trouvé que payis plats et aucunement sablonneux, fort grandz foretz de sapin; mais pour cela ou ne laisse à y cueillir de bon bled; car les neiges, qui durent sur tout hiver, depuis la my-novem-bre iusques la my-avril, servent à fumer la terre. U y desia quatre sepmaines, ou environs, que ne voyons que neiges et glaces, tellement que nous allons par la ville et champs dans des ramassis, qu'ils appellent chelytes, traînées par les chevaux. Nous yrons veoir dimanche les mynes cle sel qui sont à une lieue d'ici, et les mynes d'argent, qui en sont à cinq lieues. — Cracovie est une ville que je puis comparer en grandeur à Orléans, ou Troyes, en Champagne.—Il y a icy quatre villes qui sont comme séparées à la guerre l'une à l'autre; la première est Cracovie, qui contient une belle grande place et huict ou dix rues moyennement grandes, et le chasteau où il y a trois fois autant de logis qu'au Louvre, et les chambres au dedans mieux accommodées et en plus grande quantité; vray est que la face n'est si belle, n'est si bien troussée par dehors, combien qu'assiette en soit plus belle, estant au hault d'une mon-taigne , d'où l'on void toutes les villes. Après Cracovie et les fauxbourgs du boys, qui sont fort grands, on trouve une petite ville qui se nomme Stradomia, qui tient l'un et l'autre part de la rivière, ayant un pont de boys couvert au milieu. De là on monte à Casimirye,qui n'est gnères moindre que Cracovie, et à costé est la la ville aux Juifs, assez mal bastie, où peuvent estre environs douze mille juifs. Les religions de ce payis sont diverses ; la pins grande sont les catholiques, qni sont les deux tiers cle toutes les autres. La deuxième et troisième sont les luthériens et les calvinistes, et ne se peut dire laquelle est la plus grande. La quatrième sont les trinitairesqui n'estguères moindre que les autres; la cinquième sont les anabaptistes, qui ne sont du tout en si grand nombre, et n'y a gnères d'hommes d'autorité. Toutes ces religions ont presches publiques en cette ville. La sixième sont les juifs, qui sont espandus par tout le royaume, en grand nombre, et croy qu'en nombre ils vont après les luthériens. La septième sont les Arminiens et de la foys grecque, qui ont leurs evesques en certains lieux de Russie, mesme en Liopoly, et en sont la plus part des Litnans, et des Samogitiens et des Podoliens. La huictième sont des mahomé-lans, Tartares qui ont leur exercice de leur religion à Vilna et autres endroicts de Lithua-nye. C'est miracle de veoir comme ils sont en paix, nonobstant ces diversités de religions ; vray est que ce qui ayde beaucoup, est le voisinage des Turcs, Moscovites et Allemans, qu'ilz ne veulent offenser, joinct que icy et en Allemagne la dévotion, en quelque lieu que soit, n'est telle qu'en France, et croy que la dernière chose don t l'on parle est de servir Dieu. Jl y a tousiours de gens de bien partout, mais ils ne prennent les matières tant à cœur que nos François. L'air est icy excellemment bon et y voyons peu de nuées ; les habillements ex-traordinairement chers, et fault estre habillé somptueusement, autrementl'on ne faict conte des personnes. De Cracovie, le 12 décembre i 57:î. Adolphe ZALESKf. LETTRES SUR LA GALICIE. 111* LE DEPART. CRACOVIE. — LE MONUMENT DE KOSCIUSZKO. BOLE ST ASZTCÉ. .........Nessun maggior do tore Che riccordarsi del tempo felicc Ne!la raiseria........ Diviua Cotnmedia, V■ Vous savez que le plus beau temps du mou de favorisa mon départ. Le soleil avait,reparu après une pluie d'été, et une brise légère modérait l'ardeur de ses rayons ; son souffle agitait lentement les cimes des peupliers et des chênes du Goustek, qui ruisselaient encore d'une rosée étincelante. Je saluai pour la dernière fois les tourelles de Tomaszow, et je m'embarquai sur la Pililza, mon fleuve natal, pour m'enfuir de ses rivages plus loin que jamais. Le bruit de ses eaux, le balancement des arbres de la patrie qui semblaient me dire un dernier adieu, me plongeaient dans des rêveries indéfinissables, auxquelles venaient se mêler mille craintes et mille espérances. Mes pensées suivaient le mouvement des ondes qui décroissaient en s'éloignant vers l'horizon, et que te soir empourprait de ses rayons. Puissent-elles, pensai-je alors, murmurer autour de ma tombe !.. Mon imagination me représentait sous les formes les plus fantastiques les nouveaux objets qui bientôt allaient frapper mes regards. 11 me semblait voir, à travers l'espace, les minarets de Cracovie, les pelouses fleuries de Proszow,les glaciers menaçants des Karpathes, bornes que la nature elle-même avait posées à notre ancienne grandeur, et qui ne sont plus maintenant que les mausolées de notre gloire. Le soir approchait, et son ombre encore incertaine prêtait facilement aux enchantements de la pensée. Tout ce que j'allais quitter et tout ce dont elle me traçait l'image se pressait en foule dans mon esprit, et provoquait un combat intérieur de regrets et de désirs, qui ne laissait que d'avoir mille attraits. J'avançais dans la nuit, bercé par mes rêveries fuyantes, par le mouvement, et le bruit Régulier de la voiture; je sentais le sommeil appesantir mes paupières, et bientôt je revis en songe les lieux et les personnes que je venais d'abandonner. Les premiers feux cle l'aurore se reflétaient sur les blanches murailles d'Opoczno. Un ait-vif et pénétrant venait cle l'est, et animait l'incarnat aux joues des voyageurs. Une vapeur bleuâtre cl, floconneuse émanait des flancs de nos coursiers, et la plaine entière semblait tapissée de toiles d'araignée, dont les fils prolongés de buissons en buissons scintillaient, comme un réseau d'amiante. Je revis Opoczuo au détour d'une forêt de bouleaux, et bientôt, le pavé de la ville retentit sous les roues sonores. Cette ville est généralement bâtie en pierre calcaire, grâce aux carrières de chaux qui u-bondent tout le long de la Pilitza. Je passai le pont, et je revis avec une joie mêlée cle sur- prise les ondes chéries du lleuve qui sem- j niaient m'apporter un baiser d'adieu dans leurs j scintillements et leurs murmures. Opocznoest | une ville comme il y en a tant : de chétives j constructions adossées contre quelque pan de j mur écroulé ou quelque tour démolie jusqu'à \ la moitié de sa hauteur; le tout peuplé d'une j population bourgeoise mêlée de juifs, parée et pimpante les jours de foire et de fête, infirme | et souffreteuse les jours de travail ; mais par- j tout quels admirables éléments de richesse el de prospérité! Dès à présent il est aisé de prévoir que du jour où les juifs, cette lèpre cor-rosive, importée de l'Orient avec l'esclavage et la peste, disparaîtront de la surface de notre pays, partout on verra des sources nouvelles de vie et d'activité jaillir du sein cle cette terre éternellement féconde, partout l'abondance et la prospérité remplaceront le désordre et la misère antiques. C'est la classe juive interposée entre la noblesse et le peuple, qui les a toujours empêchés de se rapprocher et de se confondre; c'est elle qui absorbe tous les sucs nourriciers de l'une et de l'autre, sans en devenir plus opulente elle-même, car partout nous la voyons entachée de paupérisme et de corruption. Malgré toutes les sages institutions laissées par Kasimir 1IÏ, malgré sa résistance aux empiétements de la noblesse, qui bientôt après sa mort devait hériter de sa souveraineté, nous ne pouvons nous empêcher de l'accuser d'avoir suscité les plus dangereux ennemis à ce même peuple, son enfant et son protégé, en donnant aux juifs des privilèges fort étendus, et en les assimilant presque à la noblesse qu'il voulait humilier. L'hébraïsme et le servage, tels sont les deux noms de ce cancer impitoyable dont la vieille Pologne est morte au dernier siècle. | Mais trêve à ces moroses réflexions; rappe-' j lons-nous qu'Opoczno fut la patrie de la belle Esther, de cette perle de Judée qui sut captiver les yeux et le cœur du grand Kasimir; et donnons un souvenir à cette autre Esther qui lit pendre Aman devant les portes de son palais. « La vertu dans l'oubli ne sera plus cachée ; « Aux portes du palais prends le juif Mardochée: — Son père s'appelait aussi Mardochée. —- " C'est lui que je prétends honorer aujourd'hui; « Ordonne son triomphe et marche devant lui. « Que Suse par ta voix de son nom retentisse , « Et fais à son aspect que tout genou fléchisse, etc. Voilà ce que Kasimir a dit, ou clu moins a pu dire, lorsqu'il installait dans son palais d'été, à Lobzow, cette houri de l'Orient, devenue sa maîtresse en titre. Cependant la favorite ayant perdu le genre de beauté propre à sa nation, et que l'on nomme vulgairement la beauté du diable, ne voulut pas survivre à son règne éphémère, et se précipita d'un troisième étage dans le lleuve même qui coule à nos pieds.Kasimir en fut tellement affligé qu'il fit ensevelir le corps cle sa belle Juive dans le jardin de Lobzow; et maintenant rien ne reste debout, au milieu cle ccsruines qui furent le palais d'un roi, que la colline fleurie sous laquelle repose la plus charmante des enchanteresses de Sion. C'est ainsi que le temps, qui détruit la grandeur des peuples et des souverains, prend plaisir à perpétuer la trace de leurs faiblesses. (Voyez tome Impayé 145.) Au sortir de la ville, une vaste plaine s'étendit devant, nous avec son horizon de forets; c'est là que Kasimir venait chasser habituellement le cerf et le sanglier, et, c'est, clans une de ses excursions,à travers les bois d'Opoczno, que les yeux cle la gazelle « ont, d'après l'expression du Cantique des Cantiques, réduit le lion aux abois.» Des deux côtés de la roule, des laboureurs, l'insouciance empreinte sur les traits, redescendaient les collines-à la queuodeleurschar-rues et sillonnaient une ferre grasse et féconde qui devrait leur appartenir. Leurs chants ressemblaient, dans leur monotonie, aux lignes régulières qu'ils traçaient sur le sol ; quelquefois seulement ils s'arrêtaient au bout de leur sillon, regardaient le ciel et essuyaient la sueur de leurs fronts. Nous avancions avec rapidité; les paysages fuyaient autour de moi comme un songe, et mes pensées se succédaient avec la même vitesse. Je vis des plaines tantôt couvertes cle verdure, tantôt divisées en compartiments de toutes couleurs,qui ressemblaient de loin au plaid du montagnard déployé par le vent. De la partie agricole et plantureuse cle la Pologne nous passions alors dans la région minérale, industrielle. Les vastes domaines des Malachowski s'annonçaient de très loin par des usines cle fer, des routes chargées cle limon ferrugineux et de scories, des chariots transportant, le charbon et le minerai. Je ne pouvais me lasser d'admirer ce vaste royaume, dont Konskie est la capitale, gouverné par une famille qui compte autant d'hommes d'esprit que de bons patriotes, En sortant de Konskie les routes deviennent fort mauvaises, mais en revanche les sites deviennent de plus en plus pittoresques; on y remarque déjà un mouvement de terrain qui fait pressentir le voisinage des montagnes : on dirait les ondulations de la mer à l'approche de l'orage. Je ne pouvais me défendre d'un sentiment de jubilation en voyant pour la première fois des collines, comme celles de Marly, couvertes d'une chevelure de buissons, des vallées coupées par des filets d'une eau vive et brilla nie; des horizons qui embrassaient un cercle toujours plus varié, toujours plus étendu. Cependant, les véritables sites des montagnes ne commencent que sur les limites du palatinat de Cracovie. Je saluai en passant les travaux de Bobrza, admirables pour ce qui est déjà fait, et plus admirables pour ce qui reste encore à faire : joindre deux montagnes par une digue, fermer le bassin d'un lac de deux lieues de diamètre, détourner le cours d'une rivière, la faire revenir sur elle même pour remplir cet énorme entonnoir, et la forcer à mouvoir les roues colossales des usines de fonte qui les entourent; tels étaient les vastes projets que le prince Lubeçki, alors ministre des finances, avait conçus pour utiliser les immenses ressources de Bobrza. Malheureusement son génie industriel lui fit défaut cette fois; tous les préparatifs étaient faits, les usines étaient dressées, les roues prêtes à tourner, lorsqu'on s'aperçut que le maigre filet d'eau qui traversait la plaine de Bobrza était trop chétif pour le grand œuvre qu'on voulait lui faire accomplir. Quand vint la saison ardente, il se cacha même tout honteux et tout rabougri dans le marécage paternel, et les millions furent dépensés en pure perte. Cependant l'aspect de Bobrza est imposant de loin; les maisons des mineurs, toutes sorties du même moule, et couvertes de tuiles rouges, contrastent agréablement avec l'irrégularité des collines qui les environnent. Je traversai ensuite une terre argileuse, couleur de sang, indice certain des trésors souterrains qui se trouvent ici presque à la surface du sol. Je saluai les fourneaux coniques deMiedzia-nagora, fournissant le meilleur cuivre rosette de tout le pays, et la meilleure chaussée du monde nous conduisit à Kielcé. C'est Opoczno plus l'industrie, et tout annonce dans cette ville une antique indigence replâtrée d'un vernis moderne de prospérité. Les Russes, nos maîtres aujourd'hui, aimenten général les murs peints, les enseignes, les façades postiches, qui ressemblent à des décors de théâtre. Mais Chenciny nous appelait; Chenciny, le château législatif par excellence (voir t. II, p. 182), si magnifique encore dans ses ruines, et nous eûmes hâte de nous remettre en chemin. Le ciel était chargé de sombres et pesantes vapeurs; le vent sifflait avec force : un orage allait éclater. Je demandai à un industriel allemand, qui venait du côté opposé, si Chenciny se montrerait bien tôt à mes regards ; pour toute réplique i lme demanda : «Wovon Kommen sie?» (d'où venez-vous? ), et il enfonça son chapeau sur la tête. Un paysan rencontré plus tard, après le pieux salut d'usage : « Niech bcdzie poekwalony Jezus Chrystus » ( que Jésus-Christ soit loué), nous montra clu doigt Chenciny, que je parvins alors à découvrir du haut d'une coi-line. Je ne puis entendre sans émotion ce salut fraternel, dont la formule touchante remonte aux temps primitifs du christianisme en Pologne ; elle réunit pour un moment, dans une pieuse pensée, deux voyageurs inconnus Hun à l'autre et qui vont se séparer pour jamais. J'aime mieux cela que le « Weiss nichi » des Allemands, ou même le « Complimentât c me » des Italiens, ce qui veut dire : Jetez-moi un peu de monnaie. En France, il n'est point de formule pareille; j'ai toujours regretté que les étrangers n'aient rien de fraternel à se dire, à moins que l'on ne considère comme un salut quelque plaisanterie banale échappée à l'hilarité de l'un des voyageurs. Malgré la pluie qui tombait à torrents, je ne pouvais me lasser de contempler les trois tours du château qui se détachaientpittoresquement sur un ciel couleur de bronze. Une quatrième tour est démolie, et l'on n'en voit plus que les décombres. Chenciny est célèbre par son antiquité et ses carrières de marbre. C'est à tort que l'on attribue la fondation de ce manoir, comme de beaucoup d'autres, à la reine Bone, femme de Sigismond Ier; il est d'une date beau- coup plus ancienne, puisque la première as- > semblée législative y a été tenue en 1331 par { Ladislas-le-Bref, père du grand Kasimir. On a trouvé récemment dans les caveaux une statue colossale de Nia, déesse des moissons chez les Slaves, et il est probable que le château a été bâti sur l'emplacement du temple de cette divinité. Je profilai du premier rayon de soleil pour le visiter en détail. Construit en octogone allongé, il est flanqué de deux tours vers le nord et le midi; une forte muraille le protège du côté de l'est; l'ou est inaccessible se défend de lui-même. Une vaste tour règne au milieu de l'enceinte. Je grimpai sur celle du nord,qui est la plus haute et la moins endommagée par les ravages du temps. Les ingénieurs qui s'en servaient pour construire le réseau trigonomé-trique du pays y avaient laissé des échelles délabrées, qui ne supportaient qu'en tremblot-tant le poids de mon corps. Arrivé au sommet, je laissai échapper un cri d'admiration et de surprise. Je vis tous les lieux que j'avais successivement parcourus, tout le palatinat de Kielcé, avec ses usines, ses villages riants et ses monastères. Les vapeurs que la pluie avait laissées en se retirant inondaient les bords de l'horizon, et, par un jeu de la lumière el des ombres , offraient l'apparence de mers, de montagnes et de promontoires. C'était comme une île escarpée dont j'occupais le centre et le sommet, et de même que le Pharis de Mickie wicz, « Alors, nouveau soleil, j'embrassais tout l'espace D'un regard immense, orgueilleux; Mes rivaux n'étaient plus, et sans laisser cle trace Ils avaient fui loin de ces lieux. » Aussi je ne pus me défendre d'un secret mouvement d'orgueil, lorsque, la poitrine soulevée , les yeux planant sur l'espace comme ceux d'un aigle, j'embrassai d'un coup d'œil une partie de cette Pologne que j'aimais tant! J'élais bien jeune alors! j'aurais bien voulu entendre une de ces voix d'en haut, un de ces ora des immortels que la nature transmet à l'homme dans la solitude, un seul accord de l'harmonie des sphères.... Un Polonais l'avait bien ontendu!..... Hélas! rien de tout cela, rien qu'une voix mortelle qui m'invitait à redescendre......Eveillé de mon rêve, je crus tomber des cieux, et à peine descendu sur la terre je m'engageai dans les souterrains du château. A l'extrémité d'un corridor, je trouvai une salle carrée, oii lé jour ne pénétrait que par des soupiraux pratiqués à différents endroits, et qui venaient tous aboutir à un conduit communiquant avec l'intérieur; je me tourmentais en vain pour deviner ce que signifiait cette enceinte : était-ce une prison? une cave? une place d'armes? une salle de conseil? un tribunal secret? Qu'aurais-je donné pour avoir une vague révélation du passé, pour contempler ce château tel qu'il doit avoir été avant les siècles.....Hélas ! pas une ombre menaçante glis- I saut 1e long des murs, pas une voix plaintive, pas le moindre fantôme !.....rien que la chauve-souris qui frôlait les voûtes et battait, les murailles. Désappointé, j'allais sortir à la lumière du jour, beaucoup moins heureux que Léopold Robert quittant les catacombes, lorsque j'aperçus un abîme à mes pieds____J'appelai mon compagnon de voyage, et, lui donnant ia main, je me penchai au-dessus de l'excavation taillée dans le roc. Sa profondeur devait être immense, si l'on considère la hauteur collective du rocher de marbre qui porte le château et de la montagne qui porte le rocher; aussi je n'aperçus, à la faveur du soleil, qui dardait d'en haut ses rayons, qu'un point lumineux k une distance inouïe, peut-être une armure de fer ou de l'eau croupissante; selon les uns, c'était une citerne qui alimentait, le château durant les sièges; selon d'autres, c'était là que s'élevait jadis la tour des oubliettes. En sortant de Chenciny, on voit des champs à perte de vue, diversifiés par des collines et coupés de profonds ravins. Les bonnets rouges commencent à devenir plus fréquents. Je trouve que ces petits bonnets carrés, garnis de plumes de paon, et coquettement penchés sur l'oreille, donnent aux habitants de ces contrées je ne sais quel air de bonne humeur et de crânerie. On ferait bien d'en répandre l'usage par toute la Pologne, ce qui donnerait à notre peuple un caractère distinctif, une physionomie. Mais une pensée dominait toutes les autres, et se reproduisait sous mille formes différentes à mon imagination : c'était qu'une seule journée me séparait de Cracovie! Le len-demainje m'arrêtai à Wodzislaw et je saluai en passant le château de Xionz, dont la couleur antique est démentie par les formes d'une architecture moderne. Après avoir passé un grand nombre depetites villes et un plus grand nombre de villages, je débarquai à Miechow. Il y a là une très-belle église avec une tour qui penche sur le côté, beaucoup moins cependant que la tour de Pise ou la Garisende de Bologne, et de laquelle on m'assurait que l'horizon de Cracovie était visible à l'œil nu. Je demandai la permission de monter, et je l'obtins sans peine, moyennant quelques troiaki offerts au sacristain. Celui-ci voulut me suivre; mais le voyant, malgré l'heure matinale, trop ému, par quelque pieuse libation d'une noce ou d'un baptême, je me gardai bien d'accepter son secours. Un escalier tournant et très-étroit me conduisit jusqu'au milieu, où il devint plus large, mais aussi plus escarpé. Il est rompu en plusieurs endroits, et des échelles presque verticales remplissent les intervalles. Arrivé non sans peine sur la plate-forme, je déployai ma longue-vue et je me mis à regarder de toutes mes forces. Nouveau désappointement! Malgré la transparence cle l'air et la perfection garantie de mon télescope, je ne vis ni Cracovie, ni cet horizon de montagnes après quoi j'aspirais depuis si longtemps, et persuadé que le sacristain s'était permis un puffa mon égard, je descendis un peu plus lentement que je n'étais monté. Miechow fut aussi la patrie de Mathieu Micehovita, célèbre par la publication de la première chronique de Pologne, imprimée en 1521, et qui serait plus recommandable encore si elle n'était en grande partie copiée du manuscrit de Dlugosz (Longinus), inédit à cette époque. Miechovita fut le contemporain deKopernik; il fut nommé recteur de l'université de Kraco-vie la môme année où son émule obtenait la chaire de mathématiques à Rome; ce qui ne l'empêcha pas d'introduire judicieusement l'astrologie et la cabalistique dans ses récits, et d'attribuer tel et tel événement dans l'histoire ii la conjonction favorable ou néfaste des planètes. Hélas! qu'il me lardait alors de quitter la plaine, cette plaine qui s'appelle Pologne, et qui est ce qu'il y a de plus doux au monde parce qu'elle est la patrie! Qu'il me tardait alors de m'élancer vers ces régions inconnues, vers ces montagnes que les descriptions m'avaient, faites si belles, que je rêvais sans cesse dans mes songes, sans prévoir, pauvre enfant j que j'étais, que bientôt plaines et montagnes J du pays allaient pour toujours peut-être s'effacer à mes yeux!...... Mais revenons à mon récit. Au pied de la colline qui me séparait encore du bassin de la Vistule et qui me dérobait le panorama de Cracovie, je fis arrêter la voiture et je descendis. Je ne sais quelle impulsion secrète me faisait courir vers le sommet. Je m'arrête : quel spectacle divin ! jamais mon imagination , dans ses rêves les plus brillants, n'avait entrevu rien de si magnifique. Quel magicien avait frappé la terre devant moi pour en faire jaillir tous ces prodiges ! C'est Cracovie, la ville aux cent tours, le tombeau de ma patrie ! Ici, c'est la Vistule qui serpente et brille encore au soleil comme un ruban de flamme, tandis que notre puissance et notre splendeur se sont éclipsées dans la nuit profonde de la servitude ! Là ce sont les Tatry qui portèrent si longtemps le berceau de l'aigle blanche, et qui s'élèvent aujourd'hui comme les mausolées de notre gloire ! Le soleil couchant rayonnait sur le château , les tours et les trois collines tumulaires qui entourent Cracovie d'un triangle mystérieux. Les monts ressemblaient tantôt à des sillons érigés sur un champ immense , et tantôt imitaient les formes de chaumières, d'arbres, de nuages. D'autres monts plus éloignés paraissaient à travers les intervalles des premiers comme une fumée bleuâtre. Souvent il était difficile de distinguer si telle partie tenait à la montagne ou bien à la nue qui lui servait de couronne; sur un vaste amphithéâtre parsemé de jolis villages et de touffes d'arbres, on voyait Prokocim, Koscielniki, campagne de M. Wo-dzicki; et de l'autre côté Wieliczka et Tarnow ; TarnoAV à une distance de vingt-cinq lieues. En approchant de Cracovie, on voit Kos- j ciuszko s'élançant comme un cône, Krakus arrondi en hémisphère, et Wanda dominée par un bloc de granit. Cette dernière, qui est la moins élevée, se trouve au confluent de la Vistule et du Prondnik, dont les ondes réfléchissent dans leur sein la Suisse polonaise. La plus belle verdure recouvrant ce tertre de la base au sommet attire les troupeaux et les bergers j d'alentour. On dit que les rigueurs mêmes de | l'hiver ont peu de prise sur sa belle végétation. ' Sans doute l'héroïne qui dort sous celte émi- nence, vêtue cle son armure, selon les rites des anciens Chrobates, a légué sa jeunesse et sa beauté aux fleurs de son autel. Bientôt Cracovie se montra dans toute sa splendeur. Belle de son antiquité, riche de ses souvenirs, elle exige un tribut d'admiration et de larmes du pieux pèlerin qu'elle reçoit dans ses murs. Je ne perdis pas un instant avant d'avoir visité les monuments qu'elle renferme, vestiges de vingt règnes glorieux. Le palais de Woronicz, ce Bossuet de la Pologne, s'ouvrit devant nous. Telle devait être la demeure du prophète inspiré d'Assarmota, du chantre de Lech et de la Sybille. Des vers du Tasse et de Virgile, choisis avec goût, en font un séjour de touchantes rêveries; et les plus beaux traits de notre histoire retracés par le pinceau eu font une école du patriotisme et de l'honneur. Croyons-en le vieillard octogénaire et sa prophétie, dont une partie s'est déjà vérifiée cle nos jours ; la ville dès Kasimir, des Ladislas et des Sigismond ne saurait devenir, quoi qu'on fasse, une république allemande, une ville nul-lius juris, comme Hambourg ou Francfort. De là j'allai visiter le château. Quel silence de mort a succédé aux solennités de nos pères! Les voûtes répètent sourdement le bruit cle mes pas, et l'hirondelle s'enfuit de son nid, effrayée par la présence des hommes. Est-ce bien là le palais de vingt rois? Où sont les traces cle leur grandeur? Quoi! des ennemis féroces , ceux même que Sobieski a sauvés de la dernière ignominie, auraient flétri, conspué tous nos souvenirs! Une caserne dans ce palais! un vil troupeau de soldats aurait profané la demeure de nos souverains ! Oh ! comme l'ombre du vengeur delà chrétienté a du gémir en voyant lambeau par lambeau arracher les trophées de sa victoire (1)! Et ce bras qui a renversé dans la poudre les drapeaux du prophète, qui a brisé les chaînes que l'Orient apportait aux Caligula d'Allemagne , ne s'est-il pas ému dans sa tombe, n'a-t-il pas foudroyé les impies qui changeaient notre sanctuaire national en un repaire de brigands! Comme il dort profondément dans son cercueil, le grand homme! Le marbre qui le presse a-t-il donc étouffé tout ce qu'il y avait en Pologne de ver- (1) Cracovie avait aussi hérité de co héros : on y voit encore, dans l'église du château, des tapis recueillis dans la tente du visir. TOME 111. tu, de courage et de patriotisme? A-t-il clone englouti toute cette génération de héros, depuis Lokietek et Zawisza jusqu'à Czarniecki et Chodkiewicz, qui soutenaient sur leurs poitrines l'effort de tout le monde barbare, mongol, musulman ou moscovite! Oh! non! par le ciel! comme Barberousse clans son vieux manoir sur les bords du Rhin, il attend, pour se réveiller, que les corbeaux aient cessé de tourner et de croasser autour de sa tête ! Voilà le catafalque qui supporta les restes mortels de Kosciuszko. Un vieux soldat qui a servi sous ses drapeaux en explique en pleurant les bas-reliefs retraçant des victoires qui jetèrent tant d'éclat sur notre agonie politique. Ici des laboureurs ont forgé des sabres et des lances avec le soc de leurs charrues et le tranchant de leurs faux. Là Kosciuszko s'en va respirer un air libre parmi des hommes libres; là ce grand citoyen refuse la couronne que lui offrait une main puissante, mais indigne de régénérer la Pologne; ici meurt le dernier Polonais, et la patrie en deuil réchauffe dans son sein maternel l'urne cinéraire de son glorieux fils. Mais qu'est devenu l'autel sur les marches duquel nos princes inclinaient leurs fronts clans la poussière devant le roi des rois, et l'imploraient pour le bonheur de leurs sujets? Le voilà!... Les infâmes! ils ont recouvert de boue ses ornements qu'ils ne pouvaient arracher! l'or se fait jour et brille encore clans maints endroits, comme le rayon de l'espérance à travers les larmes.....Des larmes? oh non! c'est du sang qu'il faudra pour laver ces souillures. Dans ce moment les cloches du château s'ébranlèrent pour annoncer le milieu du jour. Leurs gémissements traversaient les longs corridors et venaient mourir sous les voûtes de la chapelle. Que leurs voix sont changées !..... Autrefois elles annonçaient joyeusement nos victoires, le retour de nos rois après une glorieuse campagne, suivis de guerriers aux brillantes armures, depavillonsaux flammes vivantes et d'une multitude poussant des cris de joie et de triomphe.... Et maintenant !.....Je m'appuyai contre une colonne, car je sentais un frisson courir dans mes veines, et, les yeux levés au ciel, je dis une prière, la plus fervente que je lui aie jamais adressée. Je vis encore cet appartement isolé, celle Kurza-Stopa , si célèbre dans l'histoire ga- laritc de Pologne; cet asile enchanté de l'amour et du bonheur, où les cœurs qui régnaient sur tous subissaient à leur tour le règnecle la beauté. C'est là que la nouvelle Esther suppliait, au temps de sa faveur, le dernier des Piast de donner asileàla tribu vagabonde qui lui avaitdonné le jour ; c'est là qu'elle oblenait, au prix de ses caresses judaïques, ces bienfaits qui avaient, fait sur nommer la Pologne le Paradis des Juifs. C'est là que le sorcier Twardowski, le Faust polonais, évoquait du sein des tombeaux l'ombre d'une reine bien-aiinée, aux yeux du premier des Auguste, et qu'il jetait Barbe Gizan-ka,son image vivante, aux bras de l'inconsolable amant de Barbe Raclzivill. Mais à quoi bon tous ces souvenirs! Maintenant l'herbe et la mousse ont envahi ce voluptueux repaire, et ie vent seul siffle tristement à travers ces fenêtres désertes, et des débris de plâtre et de ciment encombrent ces salles abandonnées. Cependant de nombreuses inscriptions attestent qu'ici bien des cœurs ont battu d'espérance et de regret, de même que le mien ; je traçai seulement, avec une croix de fer que je portais sur moi, ce mot unique : « Usquequô (i ) ! » Je quRtai le château sans oser retourner la tête, et je parcourus la ville, les établissements de l'Université jagellonienne et les églises. Tout me rappelle ici un peuple antique et libre. Le paysan krakovien, le Krakus, né guerrier, costumé d'une manière qui ne laisse pas d'être pittoresque, traverse les rues en fredonnant un air des montagnes; son air est gaîment épanoui, sa démarche est celle d'un homme libre, sa taille, quoique petite, est bien prise et pleine de vigueur. Peu ou point d'uniformes. Cependant les rues sont pour la plupart désertes, et les églises sont vides. On en a démoli plusieurs; on a sacrifié le passé au présent, le culte des ancêtres à l'industrie germanique; on a méconnu les droits de cette autre population de Cracovie, les morts, qui est la plus ancienne et de beaucoup la plus nombreuse. Le ciel est couvert ; son azur ne perce que par intervalles à travers le linceul fugitif des nua ges : c'est bien, et je ne voudrais pas qu'il en fût autrement. Le soir approche, je tourne mes pas vers (1) Psaume de David. ce tertre élevé qui de loin attire et captive mes regards. Plusieurs fois j'ai cru toucher à sa base, et j'en étais encore éloigné d'une demi-lieue. Tout en cheminant, je me rappelai ces beaux vers de Wenzyk, traduits de sa description de Cracovie. Où suis-jc ? et quel miracle 1 où bien n'est-ce qu'un réve ? Sur un mont aplani, quel autre mont s'élève? Quel volcan l'a vomi de son gouffre béant? Esl-ce Un monde écroulé! le tombeau d'un géant? Ou le bras populaire a-t-il fait ces merveilles? C'est le monument le plus inviolable que la reconnaissance d'un peuple ait pu élever à la mémoire d'un héros. En effet, ce n'est ni une statue qu'il convenait d'ériger à Kosciuszko, on en gratifie les rois; ni un mausolée, dont la richesse aurait pu exciter la convoitise de nos ennemis, ou devenir l'objet de leurs insultes; construit en terre polonaise, la même qui sert à nourrir le peuple, de même que les collines de Krakus et. de Wanda, il ressemble, par sa forme et sa durée, aux monuments éternels de la nature. Je m'approchais de la Bronislawa aveccerecueillementreligieuxquel'on éprouve à l'entrée du sanctuaire, et je répétais en moi-même ces vers du poète de Glinski : Oui, je viens entonner aux marches de l'autel, En l'honneur du grand homme, un cantique immortel; Je viens pleurer sa perte, et dans un chaut du cygne, Sur ce tombeau muet briser ma lyre indigne (1). Je montai, et mon âme s'étendit au loin comme ma vue. Devenu le point le plus élevé de l'horizon, je mesurais d'un coup d'œil les distances entre les montagnes de Tarnow et les rives du Prondnik ; entre les ondulations de la Cracovie et les frontières silésiennes. Les Kar-pathes semblaient avoir pris des contours et des couleurs plus déterminées. Une partie était dans l'ombre et conservait le bleu pâle qui leur est habituel. Le violet formait la seconde nuari ce, un carmin doré découpait les formes saillantes des rochers tournés vers le soleil couchant. Biélany, Mogila, Zwierzyniéç,ct la ville (1) Wstapiç na pos'wiçconc t jj gôiy podno/.c Ku czci wielkiego meia ostatni liymn zlo/.ç s Pizclejq vv piesii labçdzia râla moja duszç , I lozstrojom-i lutnie o mogilq skruszç. étaient illuminés de ses rayons rougeâtres, de sorte qu'on aurait pu compter une à une toutes les maisons et les tours. Une ombre mystérieuse enveloppait lesdeux tertres aînés , et je voyais au sommet du Krakus une figure immobile qui contemplait silencieusement les murs de la cité. Le jour avait été nébuleux, les nuages fuyaient vers l'est, en laissant sur le ciel de longues traînées de feu. Le disque du soleil agrandi touchait à la cime d'une élévation qu'il embrasait de ses feux comme un monceau de lave lancé par les Tatry. Du côté opposé, le symbole de l'espérance, l'arc-en-ciel, courbait son auréole brillante autour de la ville, et reflété dans la Vistule formait le disque complet; les premières étoiles s'avançaient timidement comme des yeux mouillés de larmes. Je me rappelai ces vers clu Tyrtée moderne, auteur de la Varso-vienne. Aux bords de l'horizon le soleil suspendu [U'garde cette plage autrefois florissante, Comme un amant en deuil, qui, pleurant son amante, Cherche encor dans ses jeux l'éclat qu'ils ont perdu, Et trouve après la mort sa beauté plus touchante. Que cet astre a regret s'arrache à ses amours 1 Que la brise du soir est douce et parfumée 1 Que des feux d'un beau jour l'onde brille enflammée 1 Mais, pour un peuple esclave, il n'est [dus de beaux jours! C'était en 1859, l'année qui précéda notre levée de boucliers. Ce dernier vers acheva de me briser. Poussé par une main invisible, je me jetai à terre : mes yeux s'étaient fermés, fatigués de regarder le soleil; mais les yeux de mon âme veillaient toujours. Un trouble inexprimable s'empara de moi, etpendantquelques instants je restai comme abîmé dans mes sensations intérieures : l'ombre de Kosciuszko et de la Liberté me possédaient tout entier; et alors, je puis l'affirmer, quelque chose de son âme s'est révélé à la mieune; je le voyais tel que je venais de le contempler dans le château, avec un air triste, mais confiant, et sûr de trouver dans la gloire de sa patrie de quoi consoler ses revers,moins grands que ses résolntions(l). Lorsque je levai les yeux, toute la scène avait changé: le soleil avait disparu; l'arc-en-ciel s'était évanoui comme un songe de bonheur, le couchant avait pâli, une teinte fauve et monotone commençait à revêtir les tours, les ar- (1) Kosciuszko dans les prisons moscovites. bres et les montagnes; la plus haute montagne conservait encore une couronne d'or. Le vent i du nord s'était levé, et la nuit, comme un aigle, ; avait déployé ses ailes sur les campagnes.C'est ainsi que le dernier rayon de la vie s'efface sur : le front d'un frère mourant.Un changemen tsi subit, et dont je n'avais pas observé les gradations, me pénétra d'un frisson douloureux. « Ce jour, m'écriai-je en m'éloignant à grands pas, c'est notre vie entière! Orageuse à son aurore, ardente à son midi, elle brilla de tous ses feux au moment du déclin, pour s'éteindre dans une i nuit épaisse et prolongée.... la servitude ! Mais quel sera le réveil ! » O mes compatriotes, si vous sentez jamais s'éteindre en vous l'espérance d'un meilleur avenir, étoile divine qui vous guide à travers le martyre et l'expiation ; si le doute, cette mort anticipée, se glisse dans vos âmes endolories; pauvres pèlerins, si vous vous sentez défaillir au milieu de votre journée de labeur et cle souffrance, demandez à la colline de Kosciuszko la force et le courage qui vous manquent, et, comme lui, vous aimerez mieux mourir pauvres que de végéter dans un opulent esclavage. Telles furent les pensées, les impressions de cette soirée rapide, mais unique dans les siècles. C'est en vain que je tâche aujourd'hui de réunir et d'assembler à grand'peine quelques traces des émotions que ce jour-là j'éprouvais dans toute leur plénitude; et ma mémoire, après douze ans d'intervalle, me les rend affaiblies , défigurées, méconnaissables ! Mais comment vous dire ce que j'éprouve ici?..... Maintenant déployons le tapis merveilleux que les fées du Goustek nous ont donné au moment du départ, car nous aurons à franchir d'un seul trait la distance qui sépare la ville aux trois collines du vieux château de Przemyslave, et vite, vite, en côtoyant toujours la chaîne des Karpathes, dépassant Tar-now, Jaroslaw, laissant à gauche Lançut et Zarzéczé,que nous connaissons déjà, abaissons-nous doucement sur les bords du San, à la hauteur de Bolestaszycé. Nous verrons, en touchant au sol, le bourg de Rudniki sur la petite rivière de Wisznia, avec une église et un palais juxta-posés, ou plutôt attachés l'un à l'autre comme les deux frères siamois ; Radymno, espèce de ville libre, dont les produits servent à vêtir les jeunes filles de la Galicie aux jours de dimanche el de fête, et dont les filets et les tamis d'excellente qualité sont exportés dans toute la Pologne ; Buratyn, demeure de M.Jean Sladniçki, dont Je jardin plus irrégulier et plus fantastique que celui de Krysowicé, semble trahir le caractère aimable de son propriétaire; Bardyow, au pied des montagnes, avec ses eaux ferrugineuses, rendez-vous d'été pour les seigneurs slovaques ou moldaves, curieux de visiter les Karpathcs; et plus prèsNostrzec, demeure de MM.Prek,et célèbre par la saveur de ses fruits. Le plus jeune des deux frères, Xavier, est sourd-muet, de naissance, mais son génie artistique supplée à l'imperfection de ses organes. Il a consacré sa vie à recueillir et à graver les portraits des grands hommes qui, à diverses époques, ont illustré la Pologne; chaque portrait est accompagné d'une biographie sueccinte très-bien faite,et cette collection que j'ai là sous la main, la plus complète de tontes celles publiées dans ce genre, atteste que M. Xavier entend fort bien les mots de gloire et, de patrie, puisqu'il sait si bien les exprimer. Mais c'est Bolestaszycé qui est le but de notre voyage, Bolestaszycé qui fut à peu près pour moi ce que Dubieçk fut pour le poëte Krasiçki : dulcehumuspatriœ.Je vous ai montrée Zarzéczé comme un échantillon des prodiges que la terre de Przemysl peut faire éclore sons une main intelligente et guidée par les conseils de l'art. Bolestaszycé, c'est la Galicie dans sa beauté primitive, et sans autre vêtement que celui de sa grâce et de sa fraîcheur. J'arrivai vers l'heure de midi, par un temps très-doux, mais voilé, quelque chose comme des pleurs d'émotion sans amertume. Quels trésors de souvenirs ici conservés par l'absence et l'abandon ! Bolestaszycé habité, cultivé, soigné, aurait suivi le mouvement des générations et des temps; oublié un quart de siècle, il avait un air de deuil et de tristesse qui faisait peine à voir. Je parcourus avec une pieuse émotion le eastel, le jardin, la campagne ; tous ces lieux sacrés, qui semblaient pleurer avec moi l'absence d'un hôte divin. La mort, en passant par un endroit, y laisse toujours je ne sais quoi de morne et d'immobile comme elle même. Tout a vieilli et moisi, mais ce quia péri n'a jamais été remplacé. La vieille muison, quoique reblanchie, est à moitié entrée en terre; les volets vermoulus, les tapisseries délabrées tiennent encore et témoignent de l'élégance recherchée des anciens habitants du village. J'ai devant les yeux une petite statue d'albâtre supportant une pendule. C'est celle qui marquait les heures au temps où l'ange avait fait son séjour en ces lieux. Elle ne marque plus qu'une heure, une seule , tou -jours la même! Un jardinier ratisse un chemin dans la cour. J'ai reconnu le vieux Mataniçz. Il sait bien, lui, retrouver l'ancien con-I tour dans l'herbe touffue, car c'est lui qui l'a ! tracé avec celle qui n'est plus. Les cytises, les clématites, le lierre et le chèvre-feuille avaient envahi le jardin, et, suspendus d'arbre en arbre, d'allée en allée, ils formaient des ponts aériens,des voûtes hardies,chargées de feuilles mortes et de fleurs desséchées; la terre était jonchée de calices d'anémones et de ronces sauvages qui frémissaient tristement sous mes pas, en exhalant leurs derniers parfums. Je questionnai sur cette apparence le vieux , Mataniçz: a Ah! monsieur, me dit-il, sans se i douter qu'il parlait au (ils de celle qu'il croyait toujours servir, ne croyez pas que ce village ait j toujours été ce que vous le voyez aujourd'hui ! j II n'y avait point dans toute la contrée de ca~ | banes plus riches, de jardin mieux tenu, de castel plus fréquenté; celle qui l'habitait alors attirait sur nous les bénédictions du ciel ; tout prospérait sous ses mains : c'était la providence du pauvre, ou plutôt il n'y avait plus de pauvres, car tous s'excitaient à l'envi à contribuer au bonheur d'un être que tous adoraient; mais un jour l'ange s'est envolé, et la bénédiction du ciel avec lui i Les bras nous sont tombés de douleur et de consternation; et aujourd'hui maison, chaumière et jardin, tout est désert, tout est dévasté! Depuis que l'hôte divin les a quittés, personne n'ose plus y toucher ! C'était en 1813, je revenais de la sanglante bataille de Leipsik, où nous fûmes tous sacrifiés, où Joseph Poniatowski disait en se précipitant sur les flots de l'Elster : « Dieu m'a confié l'honneur des Polonais, je ne le remettrai qu'à lui seul! » Quelques gouttes tombèrent des yeux de l'invalide ; et, comme il allait me questionner à mon tour, je m'éloignai précipitamment pour ne pas trahir l'émotion terrible que son récit m'avait fait éprouver. Au détour du sentier de Malkowicé, j'aperçus un bouquet de chênes verts au milieu d'un champ de blé, qui me souriait de loin et semblait m'attirer à soi avec une irrésistible fascination. J'ai toujours aimé les chênes, vous le savez, comme le sauvage aime son bananier. Je cédai donc, jem'arrêtaià l'entrée du bosquet, et tout le pays se déploya soudain à ma vue dans sa double magnificence. Le cercle de Przemysl, je crois vous l'avoir dit,est à la lisière de ces deux régions bien distinctes de la Galicie, l'une agreste et sauvage, l'autre unie et bien cultivée, toutes deux s'inclinant vers le San. Bolestaszycé semblait suspendu au front d'une colline escarpée; des mamelons revêtus d'un manteau de forêts ou couverts d'une parure de moissons, se suivaient comme les vagues de la marée montante. Des panaches de peupliers indigènes étaient nonchalamment jetés ça et là sur le flanc des coteaux,comme pour jalonner leur distance et donner une mesure de leur étendue. Du sein de ces bosquets souriaient des villages opulents, dominés parfois par la blanche tourelle d'une église et traversés par un ruisseau : c'étaient Zorawiéç Horko, Medyka, et plus loin Krakowieç et Radymno. Medyka, staroslie du grand hetman de la couronne, avait, au XVP siècle, un château fortifié par le trop célèbre Kmita ; une grande revue militaire était passée tous les ans sur les plaines qui l'environnent. Du sein des ruines informes qui furent le manoir de Kmita, s'élève aujourd'hui la maison de M. Pawli-kowski, entourée de tilleuls et de peupliers élancés. Un souvenir mélancolique se rattache aussi à ces ombrages parfumés.Le roi Jageilon, déjà vieux, venait à Medyka se reposer des travaux de la guerre, et souvent, la nuit, il écoutait, pendant des heures entières, le rossignol assis au sommet des tilleuls. Il appelait cette voix invisible, qui chantait, l'âme de son Hedvige. Une nuit, il resta plus longtemps que de coutume ; les brises de l'automne l'avaient glacé, etj)eu de temps après i! mourut au château deGrodek (en 14 33).Ces tilleuls,déjàjvieux à cette époque, furent appelés depuis Y Allée de Jageilon. Plus loin encore, une vapeur opaque inondait le vallon d'un mirage ondoyant et nacré : c'était comme un océan écumeux sur lequel les peupliers se balançaient comme des mâts, et les collines flottaient comme des îles. Mais si parfois le zéphyr venait à soulever un pan de cette nappe aérienne, si quelque rayon de soleil pénétrait, en se brisant, à tra-' vers ses diaphanes ondulations, je voyais ap-I paraître à travers les vagues soulevées, des villages, des clochers, des chemins fréquentés, et je découvrais la partie inférieure de la vallée, la Galicie centrale. Tandis que je contemplais ces merveilles, je m'appuyai instinctivement sur une pierre à demi ensevelie dans les herbes sauvages et les feuilles mortes tombées des chênes environnants. La sensation de froid que j'en éprouvai me fit tressaillir.....cette pierre était un tombeau. J'arrachai avec soin la mousse qui l'avait recouverte, je la nettoyai avec une touffe de gazon, et jugez quelle fut ma surprise lorsque je découvris l'inscription suivante, que je traduis mot à mot : Chênes majestueux, berceau paisible et sombre Qui prêtes au passant ta fraîcheur et ton ombre, Asile d'un grand citoyen ; Que le sort du pays ait trahi son attente, Tu conserves toujours ta couronne éclatante lit ion feuillage aérien, Dans ce réduit charmant, sous ton ombre si belle, Que sa petite-fille, en rêvant, se rappelle Ses vertus et son beau trépas. El vous, petits-enfants, troupe heureuse et prospère, Venez cueillir un jour, autombeau d'un grand'perc, Des lauriers qui ne mourront pa* ! Cette inscription était signée des trois initiales J.-U. N., de ce monogramme cher à tout Polonais, et qui veut dire Julien-Ursin Niem-eewiez, le poète citoyen, l'ami, le compagnon de Kosciuszko! Cette tombe était celle d'Antoine Rozwadowski, mon aïeul maternel, et i les derniers vers de cette épitaphe étaient une I prophétie dont moi même j'étais l'objet, et qui embrassait ainsi quatre générations entières, j avec leur gloire et leurs souffrances, dans la I pensée du poëte ! Je me tournai du côté opposé : la scène avait complètement changé. C'était Przemysl, élafé en amphithéâtre, puis le château du prince de la Russie-Rouge, doré aux reflets du soleil couchant, puis, en remontant, à une distance de vingt-cinq lieues, le château de Dobromil, appuyé sur l'azur du Bieskid. Le château de Przemysl, fondé en 800 par le duc Przemy-slave ou le Rusé, en 986 pris d'assaut par Wla -dimir, prince de Kiiow, en 1018 repris par 3 i 2 LA POLOGNE Boleslave-le-Grand ; retombé au pouvoir des Russes durant les troubles qui suivirent le règne de Ryxa, récupéré en 1070 par Boleslave-le-Téméraire, après un siège de quatre mois et quand l'eau vint à manquer; en 1498 saccagé et réduit en cendres par Etienne, hospodar des Valaques; enfin, pillé, démantelé à plusieurs reprises par les Tatars, et surtout en 1623; mais toujours debout après des siècles d'existence, ce château semble défier le temps et les hommes , de môme que les montagnes qui l'environnent, de pouvoir jamais l'anéantir avec l'histoire de ses glorieux fondateurs. Do-bromil, son ténébreux rival, jadis célèbre par son imprimerie polyglotte, par ses éditions hébraïques de la Bible, clu Talmud, et par celles de Martin Gallus, cle Kadlubek, de Dlugosz : aujourd'hui séjour des fantômes et des sorciers, émules de Jean Twardowski. Plus haut encore , le nébuleux Bieskid, montagne à la triple couronne, creusée par le lit de trois rivières, le San, le Dniester et la Thciss; limite de trois états, la Chrobatie, la Pologne eUa Hongrie! Le Bieskid ! à son aspect, à ce nom formidable, toutes les vieilles histoires de magie dont ma nourrice bohémienne avait bercé mon enfance se représentèrent en foule à ma mémoire. C'est là que le dernier souverain deHalicz, Léo, fils cle Daniel, posa une pierre triangulaire, toute couverte d'anciennes inscriptions slaves, pour marquer à jamais le point de départ cle trois frontières : l'endroit fut nommé Rozrog ou séparation, le sang coula sur la pierre consacrée, et la vengeance des Biesy fut appelée sur la tôle de celui qui oserait déplacer le monument fatal; c'est là que fleurit le chêne géant, seul reste de l'antique forêt hercynienne Dombrownitza ; ses rameaux s'étendent sur la ruine de Sobien, et de ses racines jaillissent les eaux du San et de la Theiss, deux fleuves jumeaux qui vont se jeter dans les deux mers polonaises, la Baltique et l'Euxin., C'est là, dans les ruines de l'antique Sobien, cle Tustan,deux noms mal famés, sur la montagne du Diable, sur le mont d'Argent, où commence le torrent d'Or, la Zlota Byslrzyça, affluent du Pruth, que se trouvent les trésors merveilleux enfouis et gardés depuis trois mille ans par les gnomes, trésors qu'ils doivent un jour restituer aux fils des montagnards revenus de l'exil. Et que l'on n'accuse point de mensonge ces traditions perpétuées d'âge en âge, comme la plus sainte reli-| que des temps passés. Leur sens caché ne sem-| blc-t-il pas avertir que les trésors enfouis à la ■ source du San se trouvent dans la fécondité merveilleuse de ses rives? Oh non ! ce n'est point la seule avidité, auri sacra famés, qui retient sur les flancs stériles de ces rochers des générations guerrières et vaillantes, combattant les ours et les sangliers du Bieskid avant que le temps ne soit venu de combattre les Russes et les Allemands. Eh! qui les empêche de franchir la crête des montagnes et d'aller chercher un ciel moins rigide, un gain plus facile, une vie plus douce sur les côtes de la Hongrie, riche en vignobles? Oh non! d'autres liens encore les suspendent aux cimes arides clu Bieskid ! Lorsque sous leurs pieds tout est richesse et prospérité, lorsque la plaine exerce sur eux toute la perfide fascination des abîmes, ils savent que la patrie et la liberté, deux dépôts sacrés, deux trésors impalpables, se sontréfugiéesdans leurs montagnes, où jamais la corruption germanique ne saura les atteindre. C'est là que l'aigle blanche est venue replier ses ailes sur son aire sublime, \egniazdo, dont jadis au temps de Loch, elle était descendue. Assise au sommet des Karpalhes, glorieuse de son passé, confiante en son avenir, elle attend le jour où elle doit enfin, prenant son essor, de l'aile droite frapper la Baltique, et de l'aile gauche l'Euxin, où les enfants des Karpathes descendront sur les plaines de la Vistule comme les hêtres des montagnes ou les blocs de granit qui de leurs cirwes ont roulé jusqu'à ces deux lacs polonais. Et c'est ici, sur le sommet du Bieskid, que je vais vous laisser, et m'évanouir à vos yeux comme le démon aux yeux du Christ dans le désert; cette fleur des montagnes, desséchée aujourd'hui, mais dont le parfum sauvage porte • en soi tant de magie, vous en dira^ bien plus que des esquisses informes jetées auvent; heu- ! reuxsi j'ai pu vous rappeler un peu cette terre de Przemysl, que nous avons visitée ensemble, | et avec des yeux plus jeunes de douze ans. ! Agréez, Monsieur, etc. i ; Cmustieh OSTBOWSKl. POLOGfl I'.. MORT DE SOWINSKI. ■ La liberté, depuis longtemps exilée de la Pologne , revint enfin y faire luire un rayon d'espoir ; il y eut un moment où une poignée de héros fit trembler le géant du Nord. Ce terrible colosse fut enfin sur le point de succomber sous les coups des bras armés pour la liberté! Déjà depuis quelques mois on n'entendait dans la Pologne que chants de victoire, et l'Europe étonnée crut un instant voir renaître la Pologne des Sobieski. — À Saint-Pétersbourg même on redoutait le courage des Polonais, et on marquait déjà sur des cartes quelle serait la Pologne après ses victoires, tellement les circonstances étaient favorables pour le réveil de ce peuple; mais il paraît que l'heure de la délivrance de ce malheureux pays n'était pas sonnée , et il se trouva d'ailleurs des hommes assez faibles d'âme et d'esprit, qui croyaient impossible la réussite de cette tentative immense , dont on a si peu d'exemples dans l'histoire des nations. On était alors au mois de septembre 1831. C'était un beau jour d'été, le soleil éclairait, plus beau que de coutume, les bords verdoyants de la riante Vistule ; Varsovie semblait plus gaie qu'à l'ordinaire ; au hennissement des chevaux et au pas monotone des sentinelles répondaient des chants d'allégresse et des toasts à la victoire qu'on allait remporter. Varsovie ue semblait qu'un grand boulevard, tant il y avait de promeneurs et d'équipages dans ses rues et dans ses promenades ; on s'abordait avec le sourire sur les lèvres, et la joie rayonnait sur toutes les figures. Chacun veut connaître le jour de l'attaque, et célèbre d'avance la destruction des Russes. On orne de couronnes la statue de Sobieski, en disant que la Pologne verra bientôt le temps où, comme autrefois, sous le règne de ce grand roi, elle s'étendait depuis la mer Noire jusqu'à la mer Baltique, et déli- vrait du joug des Musulmans l'ingrate cité qui maintenant a concouru au partage de ses dépouilles. Quelle est cette mas$e noire qui s'avance vers Varsovie comme une muraille mouvante? elle s'approche de plus en plus et jelte l'épouvante dans les contrées voisines ; tous ceux qui peuvent fuient à son approche et viennent s'enfermer dans la capitale. Celte masse, ce sont les Russes; amalgame bizarre de guerriers de toutes les contrées et de toutes les religions, depuis le Russe chrétien qui habile des palais, jusqu'au Samoyède idolâtre qui habite des huttes misérables. Là on voit le Cosaque avec sa pique, le Basbkir et le Kalniouck avec son carquois ; toutes ces peuplades, dénature et d'intérêts divers , ne sont mues maintenant que par une seule pensée : obéir au moindre geste et à la inoindre parole du maître. Vous croyez que les habitants de Varsovie pâlissent à l'approche de cet ennemi redoutable, devant lequel tremble d'effroi l'Europe entière? les jeux .n'en deviennent que plus animés;on couvre de sarcasmes et de plaisanteries cet ennemi qui vient les écraser, tellement grande est leur confiance dans la sainteté de leur cause et dans le courage cle ses défenseurs. Mais que font les chefs dans ce moment décisif? Hélas ! divisés par la discorde, ne se fiant pas au courage de leurs soldats, ils vont faiblir à l'instant où il faut le plus d'énergie , ils vont demander Ja paix à l'ennemi; la paix, lorsqu'il est aux portes de la capitale , lorsque lui aussi se croit sur de vaincre! Quelle paix peut-il vous accorder? une paix humiliante, qui vous laissera à sa merci: c'est tout ce que vous pouvez eu attendre. Enfin la voix terrible de quelques centaines de bouches de bronze, qui vomissent le fer et le feu, appelle Varsovie au combat. Alors tout change d'aspect; la musique s'arrête au milieu d'un air joyeux, la chanson expire et reste inachevée sur les lèvres de joyeux guerriers; jeux , festins, musique, tout cesse comme par enchantement; chacun court aux armes; on quitte tout, on ne se donne même pas le temps de faire ses adieux à sa famille, à ses amis; on s'arrache des bras d'un père, d'une mère, d'une épouse éplorée; on lui fait à peine un signe d'adieu : on va combattre sur les remparts. Le siège de Varsovie dura pendant trois jours, et les Polonais firent des exploits dignes d'un meilleur sort; parmi les faits héroïques de cette terrible lutte, un des plus mémorables fut sans contredit celui de la défense de Wola, par le général Sowinski. Les Russes avaient passé la Vistule et s'avançaient avec toutes leurs forces pour diriger l'attaque du côté de Wola. Pour défendre cet endroit important, on confia le commandement à Sowinski, guerrier expérimenté, accoutumé au bruit du canon et à l'odeur de la poudre; il avait fait ses premières armes à l'école de l'empereur Napoléon, et un boulet de canon lui avait emporté une jambe dans la campagne de Russie. A la tête d'une poignée de braves, il résolut de mourir plutôt que de se rendre, car il n'y avait qu'un miracle qui eût pu sauver alors Varsovie, et ce miracle ne se fit pas. Que pouvaient,hélas! quelques bataillons de guerriers et quelques batteries contre les forces imposantes des Russes? il ne restait qu'à mourir et entraîner dans sa chute le plus d'ennemis possible. C'est ce que fit Sowinski, commandant le point le plus important des fortifications de Varsovie : il s'efforça d'arrêter le plus longtemps possible le redoutable ennemi. Dans cette journée décisive , Sowinski, quoique privé d'une jambe, se trouva partout où sa présence était nécessaire; il encourageait de sa voix les guerriers confiés à sa direction ; et on aurait vraiment cru qu'il avait la faculté de se multiplier et de se trouver en même temps en plusieurs endroits. Au moment même de ce danger suprême, il consolait les soldats blessés et mourants que la balle meurtrière frappait autour de lui. Cependant peu à peu les rangs de ces braves s'éclaircirent, tandis que l'ennemi remplaçait incessamment par des troupes nouvelles celles que détruisait le feu de ces guerriers. La redoute finit par être emportée; mais dans ce moment suprême aucun de ces braves ne demanda merci : un officier, voyant que sa batterie allait être prise , se fit sauter avec un bataillon de Russes qui l'entourait. Sowinski combattit alors en désespéré et disputa le terrain pas à pas; on n'entend plus que les gémissements des mourants, le raie de la mort avec le cortège terrible des souffrances. Sowinski a accompli son devoir comme général: il n'a plus rien à commander, il combat parmi les siens comme un soldat, son bras redoutable porte partout la mort. Mais la terrible et implacable destinée doit s'accomplir : pressé de toutes parts, il se réfugie avec les débris de sa troupe dans l'église de Wola ; là , après avoir vu tomber l'un après l'autre tous ses compagnons, il reste seul debout sur les marches de l'autel. Il saisit le fusil d'un soldat tué à ses côtés, et se bat à la baïonnette ; en vain on lui offre la vie ; en vain l'ennemi, étonné de sa courageuse résistance, veut l'épargner : tout est inutile; fidèle à sa devise : « vaincre ou mourir,» il continue de frapper tout à l'entour; mais son bras commence à faiblir, et les ennemis redoublent d'efforts. Enfin ilsuccombe percé de plusieurs coups ; heureux de mourir tandis que la Pologne est encore libre, son visage glacé par la mort semble encore défier ses ennemis et les remplit de respectetd'épou-vante. Telle fut la mort d'un des derniers et des plus courageux défenseurs de la Pologne indépendante. N. R. G. pologne PIERRE WYSOCKI. Pierre Wysocki naquit en 1799; dès sa plus I tendre enfance il fut animé de l'amour de la patrie qui dirigeait ses moindres actions. En parcourant les diverses époques de l'histoire des républiques de Rome et de Grèce, et ayant sous les yeux les pages toutes récentes encore de la révolution française, il cherchait à y saisir quelque analogie avec la situation de la Pologne , et pensait aux moyens de pouvoir la délivrer du joug de ses oppresseurs; dès qu'il en parlait, sa voix décelait un saint enthousiasme, et ses discours jetaient dans ses compagnons d'études les premiers germes de ce patriotisme qui enfanta la dernière révolution. Wysocki embrassa ensuite, en 1817, la carrière militaire ; il fit bientôt reconnaître en lui des moyens supérieurs, et fut nommé, en 1827, officier instructeur à l'école des Porte-Enseignes, à Warsovie; ce fut alors qu'il songea à l'accomplissement de son rêve, de sa sublime et grandiose pensée : la délivrance de sa patrie. — Il forma vers la fin de 1828 le premier noyau de cette société dont l'ouvrage, s'il ne réussit pas selon les désirs el les espérances de la nation, fit voir néanmoins à l'Europe ce que pouvait un peuple pénétré du saint amour de la liberté. Wysocki commença alors la carrière dangereuse et épineuse de conspirateur; la Pologne doit beaucoup au patriotisme de ses enfants; mais un de ceux qui se sont le plus exclusivement consacrés à reconquérir sa liberté, c'est Wysocki. Entouré d'espions russes, obligé de se confier à des complices de plus en plus nombreux , que de nuits n'a-t-il pas passées dans l'insomnie, lorsque dans les ténèbres il méditait les plans de son grand et vaste projet! C'est ainsi qu'il travailla sans relâche pendant deux ans , ayant toujours comme une épée de Darnoclès suspendue au-dessus de sa tête et prête à le frapper de mort. Un autre eût peut-être reculé devant cette dangereuse entreprise ; tome III. mais il semblait, au contraire, puiser de nouvelles forces au milieu de nouveaux obstacles. Il fallait qu'il eût le jugement bien sûr et una grande connaissance des replis du cœur humain pour savoir ainsi choisir des personnes fidèles à la patrie et ne pas s'exposer à la trahison. Enfin le jour tant désiré va paraître; la France et la Belgique se sont levées à l'appel de la liberté; la Pologne croit aussi le moment arrivé d'arborer le drapeau aux couleurs nationales. Le 29 novembre 1830, jour à jamais mémorable dans ses fastes, Wysocki donne le signal du réveil de ce peuple si opprimé; à sept heures, heure à laquelle il avait coutume de faire un cours à l'école des Porte-Enseignes , il se précipita dans la salle, le regard animé d'un saint enthousiasme, et s'écria : « Aux armes ! citoyens ; l'heure de la vengeance a sonné; exterminons nos ennemis jusqu'au dernier. » Ces jeunes gens, mus par une seule pensée, s'élancèrent sur leurs armes et suivirent cet intrépide patriote sur le chemin de l'honneur. En vain les Russes voulurent les arrêter et les immoler. Forts de leur nombre, ils regardèrent en souriant ces deux cents hommes; mais l'amour de la patrie les guide, et ils sont autant d'anges exterminateurs que le ciel envoie pour punir les oppresseurs; ils s'élancent sur les Russes sans hésiter un moment. Cette tentative hardie a un plein succès ; les lignes ennemies sont rompues, la terre jonchée de leurs cadavres et arrosée de leur sang; et ces fiers soldats tout à l'heure si audacieux se dispersent épouvantés, tandis que Wysocki avec ses compagnons, poursuivant sa victoire, pénètre au centre de la ville et rejoint d'autres troupes de conjurés. Là aussi il reçoit des nouvelles favorables , prend de nouvelles dispositions, reçoit de nouveaux renforts, et poursuit sa marche victorieuse en s'écriant : « La vie n'est rien pour moi; tout pour ma patrie! » Trois jours après l'aigle blanc avait remplacé l'aigle noir ; les Russes vaincus fuyaient en portant partout la nouvelle de leur défaite , et la Pologne fut libre. Pendant tout l'espace de eette guerre d'indépendance, Wysocki se distingua dans tous les combats, dans toutes les batailles. Àide-de-camp du général Chlopicki, il était toujours à ses côtés 5 toujours le premier à l'attaque , jamais il ne connut ce que c'est que la crainte : il participa à toutes les victoires , à Okuniew, à Wawer et à Grochow , et contribua surtout pour beaucoup à la gloire de cette dernière, où il eut deux chevaux tués sous lui. C'est sur son champ de bataille , au milieu d'ennemis qu'il avait terrassés et vaincus, qu'il reçut pour récompense de ses services la croix d'or de Pologne. Quand la fortune cessa de sourire à la Pologne, lorsqu'il n'y eut plus d'espoir qu'à vendre chèrement sa vie, et que les Russes étaient déjà aux portes de Warsovie, on confia à Wysocki, comme à l'homme le plus habile le j commandement de l'infanterie dans le point ' le plus important de la défense de la capitale; ; c'était la redoute de Wola, un des faubourgs de Warsovie; car pour la défendre il fallait ! beaucoup de zèle et de talent. Tout le monde connaît l'issue de cette mal-j heureuse lutte. Wysocki combattit longtemps, | fit des prodiges de valeur et repoussa plusieurs j attaques consécutives des Russes. Enfin la redoute fut emportée après de vains efforts, et, au moment de la prise, Wysocki fut blessé dangereusement à la jambe par un biscaïen, et il tomba vivant entre les mains des ennemis; quelques heures plus tard, Warsovie elle-même succombait. Les Russes y firent leur entrée; les procès commencèrent bientôt après, etWysocki, ayant subi une longue captivité dans les cachots de Warsovie, fut envoyé en Sibérie, où, après de terribles souffrances, il expira en bénissant sa patrie et lui souhaitant des jours meilleurs. N. R. G. PIÈCES OFFICIELLES POUR SERVIR A UHISTOIRE CONTEMPORAINE DE LA POLOGNE. (Suite.) Il importe de réfuter une opinion évidemment erronée et devenue traditionnelle en Europe depuis plus d'un demi-siècle. —- Les historiens, les publicistes comtemporains ont répété que le démembrement de l'antique Pologne n'eût pas eu lieu si le ministre Choiseul eût dirigé plus longtemps le cabinet de Versailles. Cette assertion est démentie par la double autorité des faits et des actes dontl'au thenticité ne peut être contestée ; elle ne peut soutenir l'épreuve d'une discussion sérieuse et impartiale. Les délégués de la confédération polonaise, à Paris, avaient, il est vrai, été parfaitement accueillis parle premier ministre, qui leur témoigna plus que de la bienveillance, pourvut avec une sorte de magnificence à tous leurs besoins, pendant leur séjour en France, et promit Je concours de tous ses efforts contre les puissances spoliatrices. La déclaration du roi au gouvernement polonais, et que nous avons publiée dans une précédente livraison (voy. page 361), ne laissait aucun doute à cet égard. Mais toutes les fastueuses promesses du ministre Choiseul se bornèrent à l'envoi du chevalier de Taules , en 1769, avec quelques fonds pour les confédérés ; c'était un honnête homme, mais timide et méticuleux. Cet émissaire du ment à Ja correspondance particulière de Louis XV. Varsovie, 28 janvier 1771. cabinet français ne put s'entendre avec les confédérés, et il était revenu en France avec les sommes qui lui avaient été confiées pour eux. A ce diplomate en sous ordre succéda le fameux Dumouriez , en 1770. Les registres autographes de Louis XV nous apprennent qu'il reçut, pour ses dépenses personnelles, avant son départ, une somme de 6,000 francs et 180,000 francs pour les confédérés. On sait comment se termina sa mission. Il se fit battre, avec sa petite troupe, à Landskron , le 22 juin 1771, et partit furtivement pour la Hongrie, avec le reste des fonds qui lui avaient été confiés. Depuis le 24 décembre 1770, M. de Choiseul avait été exilé à Chanteloup, et il est au moins présumable que, s'il fût resté au pouvoir, il n'eût rien fait de plus pour les confédérés polonais. Autrichien avant tout, il ne se serait nullement opposé aux projets du cabinet de Vienne. Le portefeuille des affaires étrangères fut par intérim remis au duc de la Vrillière, qui ne concevait, pas de gouvernement possible sans lettres de cachet; chargé du double fardeau de deux ministères et toujours préoccupé des affaires de l'intérieur, il laissait aux premiers commis des affaires étrangères la direction de notre diplomatie. Le duc d'Aiguillon reçut le portefeuille des affaires étrangères le 6 juin 1771. —Assez de fautes ont signalé le ministre de l'amant de la courtisane Dubarry. Loin de l'accuser d'in- dans l'enceinte de la forteresse, et, malgré d Les nouvelles les plus récentes et les plus sûres qu'on ait reçues ici du siège de Czens-tochowa, contiennent les détails suivants: M. Pulawski a défendu ce poste avec autant de bravoure que d'habileté, puisqu'avec un corps d'environ huit cents hommes il a soutenu, pendant seize jours, les assauts continuels d'une armée de cinq mille Russes qui, pendant cet intervalle , ont jeté dans la forteresse cent quatre-vingts bombes. Quoique les batteries des ennemis n'aient pas discontinué de la ca-nonner, elles n'ont pu y faire brèche, et elles ont brisé seulement des tuiles et des fenêtres ; de sorte que les Russes se sont vus contraints de renoncer à leur entreprise, la nuit du 1S de ce mois, et d'abandonner tous leurs magasins, ainsi que leurs morts, au nombre de quatorze cent soixante, que le commandant polonais a fait enterrer sur le champ de bataille. Ils ont emmené avec eux cent cinquante chariots de blessés, et dix huit jeunes novices qu'ils ont enlevés du couvent des religieux de Sainte-Paulc , situé au pied de la forteresse, et qu'ils onteonduitsà Cracovie pour servir de trophée à leur prétendu triomphe. Les assiégés ont eu le bonheur de ne pas perdre un seul homme différence pour la cause polonaise, il faut lui rendre cette justice que c'est à lui que les confédérés polonais ont dû d'utiles secours en hommes et en argent. Un subside de 60,000 francs par mois leur a été régulièrement payé. Un général français, beaucoup d'officiers se sont associés au courageux dévouement des Polonais, et le trésor de France avait pourvu à l'entretien de ce général et des officiers. La cause polonaise n'était alors rien moins que désespérée. Les confédérés, avant de recevoir ces secours, avaient lutté avec succès contre les Russes. Il nous suffira cle citer la levée du siège de Czenstochowa et la prise du château de Kracovie, pour donner une juste idée de l'état des choses au commencement de 1771. Nous empruntons ce doeu- leurs fréquentes sorties, ils n'ont eu que neuf hommes tués et cinq blessés. « L'artillerie des Russes consistait en seize gros canons et quatre mortiers ; elle était servie par un nombre proportionné d'ingénieurs et ! de bombardiers. On prétend que cette artillerie était tirée des arsenaux d'une puissance voisine. M. Zaremba n'a pu se rendre que le 19 à Czenstochowa. M. Mionczynski, maréchal de Relz, a attaqué Cracovie le 11. Après avoir délogé du faubourg de Kazimierz un détachement de deux cents Russes, il est entré avec les fuyards dans la ville, et ce qui restait des troupes russes s'est retiré dans le château; mais M. Mionczynski, ne voulant pas occasionner la ruine de cette capitale, a pris le parti de l'abandonner. Première campagne des Polonais confédérés et des Français contre les armées russes. — 1771 el 1772. Le baron Viomesnil, maréchal de camp, partit de Paris, en août 1771, avec beaucoup d'officiers français, au nombre desquels étaient son frère, le chevalier de Vioruesnil, de Saillant, de Choisy, Charlet, Després, Galibert, etc. L'état des finances de France n'était point florissant. Les folles prodigalités de Louis XV en faveur de la Dubarry et de sa famille ne permettaient pas la moindre réserve, et cependant le subside de 60,000 fr. par mois, affecté à la confédération, fut soldé avec une étonnante régularité. Nous donnerons plus bas le relevé textuel du deuxième registre autographe de Louis XV, avec le numéro indicatif des dates des ordonnances du roi, pour les années 1771, 1772, etc. Le général Viomesnil et tous les officiers français partis avec lui se concilièrent l'estime et toutes les sympathies des confédérés; une heureuse et constante confraternité d'armes unissait les guerriers des deux nations. Un succès éclatant, inespéré, couronna leurs prenne r s efforts. A ceux qui pourraient encore douter du généreux concours des Français dans cette première campagne, nous opposerons une dépêche officielle de l'agent diplomatique français à Warsovie, et l'extrait du journal du lieutenant-colonel Garibert, l'un des officiers qui par leur courage et leur talent ont décidé la prise du château de Cracovie. Des frontières de la Silésie, 4 février 1772. « M. de Choisi, lieutenant-colonel français au service de la confédération générale, et commandant à Tyniec, vient d'exécuter une entreprise bien hardie sur la ville et le château de Cracovie. « Cette ville,située sur la Vistule, a des forli-lications à l'antique, auxquelles les Russes ont ajouté, depuis deux ans, beaucoup d'ouvrages. Le château est bâti sur une montagne dont l'accès est très-difficile; situation qui ajoute à la force de ses remparts et des autres ouvragesdontil est entouré. LesRussesavaient établi dans cette forteresse le dépôt général de leur artillerie et des munitions en tout genre, qui devaient leur servir à faire le siège de Tyniec, et des autres postes que les confédérés occupent dans la petite Pologne. 11 y avait au château une garnison de quatre cents hommes, une autre de huit cents dans la ville, et plus de trois mille hommes occupaient les faubourgs et les villages voisins. M. de Choisi forma le projet d'eulever auxRusses cette place importante. Il sortit pour cet effet de Tyniec, la nuit du 1er au 2 de ce mois, à une heure du matin, à la tête de six cents hommes, qui formaient la plus grande partie de la garnison. Il partagea cette troupe en deux détachements; l'un, de cent quatre-vingts hommes, aux ordres de MM. de Saillant, Charlet, Després, et du chevalier de Viomesnil, officiers français au service de la confédération , fut chargé de pénétrer dans la forteresse par un soupirail qu'on avait observé dans les environs du château, et qui communiquait aux souterrains de la forteresse. M. de Choisi se réserva le second détachement, de quatre cent vingt hommes, avec lequel il se proposait de forcer l'entrée de la ville, de se saisir de la grand'garde, et d'intercepter les secours que les troupes répandues dans les faubourgs pourraient envoyer à la garnison du château. La marche de ce dernier détachement éprouva tant d'obstacles et de difficultés que M. de Choisi ne se trouva sous les murs de la ville qu'avec sept hommes; il resta près de trois heures dans cette position. Enfin sa troupe le rejoignit, ainsi que trente hommes de celte à qui l'attaque du château avait été confiée, lesquels s'étaient également égarés. Comme le jour était prêt à paraître, il craignit qu'un plus long retard n'exposât son détachement à être détruit par les Russes. Il reprit en conséquence le chemin de Tyniec; mais à peine y fut-il arrivé, qu'il entendit le bruit du canon de Cracovie et des décharges générales de mousque-terie, et bientôt il apprit que la troupe de M. de Saillant s'était emparée du château. En effet, ce détachement, après avoir été égaré pendant trois heures, et avoir perdu trente hommes, qui avaient joint M. de Choisi, descendit dans le soupirail, où l'on ne pouvait passer qu'un à un, et d'où l'on ne pouvait arriver au château qu'en hachant des palissades, des portes, des fenêtres, etc. Le chevalier de Viomesnil entra le premier clans la forteresse , ; et tua deux sentinelles et un capitaine russe, avant qu'aucun soldat de son détachement eut pu le joindre. L'intrépidité de cette petite troupe décida enfin le succès de l'entreprise. Ces braves gens tuèrent aux Russes cent vingt hommes, et firent quatre-vingt onze prisonniers. Le reste de la garnison du chûteau se sauva dans la ville et y porta l'alarme. M. de Choisi, informé de cet événement, repartit sur-le-champ de Tyniec avec quatre cents hommes, 11 poussa tous les détachements Russes qui s'opposaient à son passage, força le pont de Cracovie, culbuta une cavalerie supérieure à la sienne, qui vint fondre sur lui de la ville, entra dans le château, et rejoignit les cent-cinquante hommes qui s'en étaient rendus maîtres et qui se défendaient, depuis neuf heures, contre les efforts de huit cents Russes. Ce secours assura la victoire aux confédérés, qui n'ont eu que trois soldats tués et autant de blessés. M. Charlet a reçu une blessure dangereuse à la jambe, en faisant des prodiges de valeur. On a trouvé dans le château de Cracovie un magasin immense de toute sorte de provisions qu'on évalue à deux millions. Le maréchal du palatinat de Cracovie, Wa-lewski, ayant été informé de la prise du château de Cracovie et de la faiblesse cle la garnison qui s'y trouvait sous les ordres de M. do Choisi, assembla, le 3 de ce mois, tous les corps de cavalerie cantonnés aux environs de Tyniec et de Landskron, pour porter du secours à cette forteresse. 11 prit avec lui la division de cavalerie de Poméranie, commandée par M. Pionicki, conseiller du palatinat de Culm, cent cinquante dragons de la même division, commandés par M. Gordon, colonel du même palatinat, la cavalerie de Lenczyce, aux ordres de M. Dzicrzbicki, maréchal de ce palatinat, deux cent cinquante hommes d'infanterie, tirés de la garnison de Landskron, commandés par M. Galibert, et trois compagnies de chasseurs, aux ordres de M. de la Serre, ainsi que deux pièces de canon. Cette troupe parut devant Cracovie peu de temps après que le général Suwarow y fut arrivé, de Lublin , ainsi que M. Branicki, grand-veneur de Lithuanie , le seul officier de marque qui agisse ouvertement contre les confédérés, avec douze cents houlans du roi de Pologne. Ce renfort ! avait servi au général russe pour garnir d'infanterie tous les faubourgs de Cracovie. Il avait placé cent hommes et deux pièces de canon dans une redoute, à la tête du pont de la vieille Wistule, sur lequel il fallait nécessairement passer pour parvenir au château, et à quelque distance île ce poste, un détachement de trois cents hommes pour le soutenir. M. Galibert eut le courage d'attaquer les Russes dans la position avantageuse qu'ils occupaient. Il les força à la tête du pont, repoussa les troupes qui venaient à leur secours et pénétra avec toute son infanterie et deux cent cinquante dragons, dans le château. Pendant cette attaque, MM. Walewski et Dziercbicki chargèrent et culbutèrent avec leur cavalerie les escadrons russes qui s'étaient portés sur le flanc de l'infanterie de M. Galibert, et se retirèrent ensuite sur Tyniec, sans avoir perdu plus de quarante hommes entre lesquels se trouve M. Lysinski, lieutenant de chasseurs. La nuit du 4 au 6, ces deux maréchaux furent informés par M. de Choisy que , sa cavalerie lui étant à charge, il tâcherait cle la renvoyer, à la faveur d'une sortie qu'il les priait de favoriser. Sur cet avis ils retournèrent une seconde fois devant Cracovie, firent plier les Russes qui s'opposaient à eux et recueillirent MM. Dittewar et Blondeau, officiers de cavalerie, qui s'étaient ouvert un passage par la ville, pour les joindre avec cent cinquante chevaux. Après cette nouvelle expédition, ces deux maréchaux cle confédérés firent tranquillement leur retraite sur Tyniec, et Landskron, sans avoir été entamés par la cavalerie de Suwarow et de Branicki. La garnison du château de Cracovie est actuellement composée de huit cents hommes d'infanterie, et de deux cents dragons, et l'on ne craint point que cette forteresse, qui est pourvue de vivres et de munitions pour plusieurs années, soit enlevée aux confédérés. MM. Pulawski et Zaremba, instruits de cet événement, se sont mis en mouvement de leur côté pour resserrer les cantonnements des Russes et pour les inquiéter sur les derrières. » Le 8 février. « Nous sommes absolument resserrés par ! l'ennemi, et la femme qui nous a donné i des nouvelles de nos gens a couru tant de risques qu'elle ne veut pas se hasarder de nouveau. Réduit totalement à l'eau de la citerne, je paie le tribut avec toute la garnison; j'ai eu de plus que les autres, outre la colique, quelques douleurs dans les cuisses, n'ayant ab solument aucune espèce de remèdes, j'ai fait usage des bains, qui m'ont fait le plus grand bien possible. « Gomme un détail circonstancié des manœuvres des ennemis et des nôtres deviendrait très-ennuyeux, je me restreindrai à rapporter les principaux événements qui, jusqu'à ce jour, tendent tous à nous bloquer hermétiquement dans notre cage, et à nous empêcher de nous montrer aux fenêtres : heureusement que les ennemis n'ont pas de gros canon, sans quoi nous risquerions d'avoir bientôt des brèches à nos murailles, qui n'ont que sept à huit pieds d'épaisseur, sans terre-plein. L'état déplorable de quatre-vingt-cinq blessés, sans aucun remède, a déterminé notre commandant à en demander à M. de Suwarow, clu moins pour les officiers ; il nous a refusé, et en place il nous a envoyé une douzaine de livres cle tabac, en proposant de recevoir les officiers blessés, à condition cle ue jamais servir contre la Russie et te roi de Pologne. L'état malheureux du fils unique de M, Charlet, qui avait eu une cuisse cassée, l'a décidé à profiter de cette offre, d'autant qu'il n'en aurait pas eu pour huit jours. Si j'en excepte cent coups de canon et deux mille coups de fusil qu'on s'est tirés réci proquement tous les jours, sans beaucoup d'effet, il ne s'est rien passé d'intéressant jusqu'aujourd'hui ................... 9 février. « Après avoir fait une recherche générale des vivres, nous avons trouvé quelques pièces de lard, du millet dans le caveau des morts de la cathédrale, el quelques bouteilles de vin de Hongrie clans les chasses des saints , qui n'en est pas moins bon. On a fait des arrangements militaires pour la défense de la place. » Du 10 nu 20. « Les ennemis établissent un pont de communication sur la Wistule; nous brûlons cent vingt maisons pour défendre les approches du château : nous y percions une vingtaine d'hommes. « Beaucoup de feu cle part el d'autre ; les en- nemis font des lignes de circonvallation et de contrevallation, et nous ont donné trois alertes de nuit : inutilement on entreprend défaire de la bière, on réussit à faire de l'eau-de-vie de grain ; nous avons eu treize déserteurs qui se sont sauvés avec des cordes par les fenêtres. Deux soldats des ennemis s'annoncent comme déserteurs, et disent avoir quelque secret à communiquer à M. le commandant; un officier se présente et se dit le commandant, ces scélérats lui lâchent leur coup de fusil et se sauvent. Les ennemis nous ont donné deux alertes de nuit; nous avons eu neuf déserteurs. Les préparatifs de l'ennemi nous annoncent quelque assaut. Nous faisons des coupures, et nous ne négligeons rien de tout ce qui peut multiplier nos forces; nous n'avons absolument aucune nouvelle de nos gens. » 29 février. « Les ennemis nous donnent un assaut général ; toute leur cavalerie est mise à pied et postée dans les maisons que nous n'avons pu brûler; dans leurs lignes de circonvallation ils font un feu d'enfer, tandis que dix-huit cents hommes d'infanterie marchent sur tous points différents : leur attaque commence à deux heures du matin, pendant la plus grande obscurité. Lne cle leurs colonnes, de huit cents hommes, la plupart grenadiers, applique à la porte le pétard, qui ne fait nul effet; ils la hachent jusqu'à pouvoir y passer quatre hommes de front; les retranchements et coupures que nous y avions faits, ainsi qu'aux batteries où nous avions du canon à douze pieds du rez-de-chaussée, nous donnent l'avantage de les cribler à coups de fusil et de baïonnette. La rage s'en mêle, et les ennemis y perdent trois cents hommes , et font leur retraite à six heures du matin. Pendant que ceci se passait, mille hommes, sur deux colonnes égales, attaquent et enfoncent deux fausses portes. Les mêmes avantages qui nous ont sauvé la porte nous donnent ici le même succès. Ils laissent plus de cent hommes sur les lieux, en emportent autant, qu'ils jettent dans la rivière, et nous laissent tranquilles. Outre notre canon de la porte, notre feu et nos baïonnettes, nos cavaliers, que nous avons postés sur le haut des murailles, leur ont fait un mal incroyable à coups de pierres, au moment qu'ils appliquaient leurs échelles, dont ils ont laissé quarante-deux contre les murailles. Cette affaire doit leur avoir coûté plus de six cents hommes. Nous avons perdu un major, un capitaine et quarante-sept hommes; nous avons eu trois capitaines , deux lieutenants et soixante-huit soldats blessés. 11 s'est trouvé que nous avions tiré trois cent quatre-vingt-huit coups de canon et trente mille coups de fusil. Les ennemis ont beaucoup plus tiré que nous, surtout du canon. » Du 2 nu 8 mars. «Nous avons quinze déserteurs. Nous avons réparé tout le mal des brèches et multiplié nos défenses, jusqu'à créneler la cathédrale et le clocher, où nous établirons des gardes. Nous enlevons toute la bougie, le suif et l'huile, pour éclairer les postes pendant la nuit, tant dans les églises que chez les particuliers. Nous entendons beaucoup de feu dans le dehors; les ennemis nous donnent deux alertes générales, qui nous tiennent sous les armes pendant toute la nuit. Nous faisons encore brûler une trentaine de maisons dans nos dehors; les ennemis en font autant de leur côté. On nous fait de Landskron des signaux que nous ne devinons point. On commence le 7 à donner une portée d'eau-de-vie à tous les officiers et soldats de service. » Du 8 au 15 mars. « Nous envoyons un janissaire pour porter de nos nouvelles, dans l'espoir qu'il nous en rapportera de nos gens : nous ignorons ce qu'ils sont devenus. « Les ennemis nous donnent trois alertes qui ne laissent pas de nous fatiguer ; nous avons treize déserteurs et beaucoup de malades; nos blessés meurent presque tous : nous n'avons ni viande ni remèdes pour les soulager. Nos gens se sont présentés au nombre de quatre cents chevaux sur les hauteurs; les ennemis, au nombre cle plusieurs mille , sont allés les accueillir avec du canon ; nous avons entendu beaucoup de feu : voilà tout. Les ennemis travaillent plus que jamais à leurs lignes de con-trevallation, ce qui nous fait juger qu'ils craignent notre secours, et nous donne beaucoup d'espoir et de joie. Les ennemis commencent à nous tirer du canon de treize livres de balles. Nous envoyons un officier à nos gens : on nous fait un signal convenu pour nous dire qu'il est passé et arrivé, mais nous n'en savons pas davantage. Les ennemis tirent des grenades et des obus à force, tant la nuit que le jour, et par là nous tiennent très-alertes, parce que nous n'avons ni canons ni casemates, ni de quoi en faire. Nos gens se montrent de nouveau sur les deux rives delà rivière, et puis c'est tout. Les officiers blessés et malades achètent fort cher les corneilles des clochers et les moineaux, pour faire leur soupe. » Du 15 au 22 mars. « Nousavons dix déserteurs ; il meurt beaucoup de malades; on tue et donne du cheval, savoir : trois onces à chaque soldat et cinq à chaque officier ; on le trouve excellent. 11 se déclare beaucoup de cours cle ventre et de flux de sang; plus ou moins tout le monde y passe. Là généralité a écrit au commandant du château, par la voie du commandant de la ville, et lui mande de ne point se servir des papiers des archives du château, ni de la chancellerie, où sont les litres et fortunes de la plupart des Polonais. On lui répond sans cacheter, et par la même voie, que, dès que nous aurons consommé tous lesdils titres et papiers, nous aurons recours aux missels et aux chartes de la cathédrale, pour faire des cartouches et gargousses. Les ennemis nous donnent deux alertes; la vermine gagne foule la garnison; personne n'a une chemise de rechange; plus heureux que les autres j'en ai deux, une de femme, et une d'un rideau qui couvrait saint Kasimir, dont le gard-prètre m'a donné l'absolution; aussi ai-je très-peu de pous, mais bon appétit et très-bonne santé, grâce à deux flacons de Tokaï que j'ai enlevés aux diseurs de messes. « On découvre un complot de quarante soldats qui veulent déserter et vendre le château : plusieurs sont mis à mort, et les autres aux fers. » Du 22 mars au 1er avril. « Il s'est brûlé beaucoup de poudre de part et d'autre, tant la nuit que le jour. En place de kaeha, on donne du barszez : le barszcz est fait avec de l'avoine écrasée qu'on fait fermenter avec de l'eau; on peut faire dix barriques avec un quarteau d'avoine : cela s'aigrit, et le soldat en fait de la soupe, avec du pain et du cheval. «Nous avons fait partir, pour a'1er donner de nos nouvelles, un soldat dont nous ignorons le sort. Les ennemis nous ont donné une vive alerte, où il s'est brûlé beaucoup de poudre : nous avons eu neuf déserteurs. Le commandant a donné un grand repas; après plusieurs plats de cheval, on nous a servi un pâté chaud composé d'un rable de chat, de sept corneilles et de quatre-vingts moineaux. « Les ennemis élèvent plusieurs batteries et redoutes, et. fraisent tous leurs ouvrages sur les deux rives de la Wistule. Un service rendu en ma qualité de commandant de Landskron m'a valu deux livres de bon miel et trois têtes d'ail, avec quoi j'ai fait plusieurs repas succulents. » Du 1" avril au 8. « Quatorze déserteurs.....Les moineaux se vendent 20 sols pièce, les corneilles jusqu'à h livres. Il s'est brûlé beaucoup de poudre : il est mort beaucoup des habitants, qui sont réduits à la portion congrue, et de plus travaillent sans cesse aux moulins à bras. On a vu quatorze fusées lancées, à minuit, à Tyniec, avec plusieurs coups de canon : nous ne pouvons deviner ce qu'elles signifient. Nous avons entendu beaucoup de canon du côté de Landskron. Les ennemis travaillent plus que jamais à parachever leurs retranchements : ils ont fait deux cents coupures dans la ville et crénelé toutes les maisons. Beaucoup d'ennui, beaucoup de fatigues, mais bon cœur et bonne santé; bon appétit, mais maigre cfière. Les soldats et les officiers fument du foin, et se fabriquent du tabac en poudre avec du seigle grillé : j'ai ce mal de moins. » Du 8 au 15 avril. « Nous sommes sans nouvelles de nos gens , voilà soixante et un jours passés que nous ignorons l'existence du monde entier, si j'en excepte les dusses, qui nous prouvent la leur. Ils démasquèrent hier matin, à six heures, une batterie de quatre canons de treize livres de balles qui nous surprit autant qu'elle faillit à nous jouer un mauvais tour; mais comme, pour se mettre au niveau du pied de nos murailles, ils avaient élevé une batterie sur les ruines d'une vieille masure, après nous avoir tiré une centaine de volées, leur amphithéâtre s'écroula; ce qui nous fit d'autant plus de plaisir qu'outre le temps que cette réparation nous donne pour faire venir du secours, nous touchions au moment d'avoir la brèche faite, à laquelle nous n'aurions pu apporter pour remède que nos baïonnettes, au lieu que nous avons déjà commencé des coupures qui leur donneront une nouvelle besogne. De trois canons que nous avions, ils nous ont brisé le meilleur, ce qui nous fait une très-grande perte. «Nous avons tâché en vain de faire sortir un capitaine pour aller donner des nouvelles do notre situation ; les ennemis nous observent de si près qu'il lui a été impossible de passer, même par la rivière, sur laquelle ils ont établi des corps de garde. Les ennemis nous ont brûlé une meule de foin de soixante nulle quintaux, et nous mettent le feu chaque jour dans quelque coin du château. Nous avons eu quatorze déserteurs; nous avons découvert et puni un parti des Russes prisonniers qui avaient pris celui de s'échapper et d'égorger leur garde. «La garnison de Landskron nous a fait, un signal avec des fusées, au nombre de cinq, que nous avons vues sans pouvoir savoir à quoi nous en tenir. « Le prieur duséminaire,où jesuislogé,a fait tuer un cheval pour l'agneau pascal de ses séminaristes, qui sont tous compris dans le nombre de nos travailleurs et à la même portion : on leur a accordé cinq jours dans cette semaine, qui est la sainte, pour leurs offices, qu'ils feront sans chandelles. » Du 15 au 22 avril. « Les ennemis ont mené une batterie pour nous battre en brèche ; ils ont tiré, depuis le t î jusqu'au 17, au moins cinq cents coups de canon ; la brèche de la tour s'avance. M. de la Serre, colonel français au service de la confédération, a été dangereusement blessé; il y a eu aussi beaucoup de soldats tués et blessés ; tous nos premiers blessés meurent faute de remèdes et de bouillon : la misère augmente beaucoup; toute la garnison va nu-pieds, faute de souliers. Je me suis fait, avec la peau d'un cheval, une paire d'espadrilles que je porte sans bas, par la meilleure saison possible ; heureusement que jamais les mortels n'ont vu un aussi beau printemps; la saison est avancée de plus de six semaines qu'à l'ordinaire. Nous sommes sans aucune espèce de nouvelles de nos gens ; cela nous paraît inconcevable, mais ils ne peuvent sans doute faire autrement. Nous avons, nous, officiers, beaucoup de raisons de craindre l'impatience de nos soldats, que les plus grands maux ne mènent point au bâton de maréchal de France, pas même au pain assuré pour vivre en cas de mutilation. « Les ennemis ont fait une seconde brèche; nous passons toutes les nuits au bivouac. La misère et la désertion sont des plus grandes; deux officiers russes nous ont désertés, et nous avons tout lieu de craindre qu'ils n'aient été favorisés par nos officiers polonais, qui sont autant à redouter que nos ennemis: ceux-ci ont fait leur seconde brèche dans les murs de la cathédrale, sur les cendres des rois de Pologne. Cette église, qui est une des plus superbes, touche à l'instant d'être détruite, et tous ses trésors, qui consistent en châsses des saints, en vases sacrés, et tous les attirails du couronnement des rois, sont menacés du pillage. — Je me porte bien : d'ici à vingt-quatre heures il doit y avoir du nouveau. » Le 22 avril, à trois heures jiprè.s midi. « Les deux brèches praticables, le manquement général de pierres à fusil, et l'augmentation de la grosse artillerie qui arrive aux ennemis, nous forcent à capituler. Nous sommes faits prisonniers de guerre, gardons tous nos équipages, et devons être conduits à Léopol ( ou Lembcrg ) jusqu'à nouvel ordre. » Copie de la lettre de M. de Choisi à M. le baron de Viomcnil. Au château ()e Cracovie, le 25 avril 1772 « Je joins ici, Monsieur, copie de la capitula tion que ma situation m'a forcé de faire. Je dois à tous les officiers trois mois entiers d'appointements, età peu près les deux tiers de la paye du soldat, pendant tout ce temps-là : ce qui, joint aux emprunts que j'ai faits à différents particuliers, se monte à près de 3,000 du-tome m. cats. .l'ignore le lieu de ma prison (1) ; mais quand vous le saurez, je vous prie de m'en-voyer l'argent nécessaire pour m'acquitter des engagements que j'ai contractés et que je regarde comme sacrés. « J'ai l'honneur d'être, etc. « Signé Choisi. » Points accordés par S. Ex. M. de Suwarow, général majorau service de S. M. l'impératrice de toutes les Russies, à M. de Choisi : 1° Dans trois fois vingt-quatre heures, à compter du jour de la signature, la garnison du château de Cracovie se rendra prisonnière et sortira du château, sans armes, par centaines, du côté de la brasserie, c'est-à-dire dimanche prochain, le 26 avril, à midi précis. 2° On ne tirera point de part et d'autre, pas même le coup de retraite, jusqu'à l'échéance du terme prescrit ci-dessus, et on ne travaillera ni ne raccommodera rien au château. 3° Si la garnison recommence les hostilités avant le terme convenu, le présent accord sera nul. 4° Aucun officier ou soldat ne sera point inquiété sur son service antérieur ; les officiers garderont leurs équipages, et les simples soldats leurs effets. 5° Tous les effets qui sont dans le château, appartenant à la république, à S. M. le roi, aux églises et aux habitants, de même que les équipages militaires, et tous autres qui s'y trouvent encore, doivent rester sans y toucher; à quoi les commissaires nommés seront obligés de prendre garde. 63 Dans l'intervalle de ces trois jours, S. Ex. M. de Suwarow aura ses commissaires au château, d'où personne ne sortira. 7° 11 sera fourni aux officiers, pendant la route, des chariots pour leurs équipages, et des chevaux à ceux qui n'en auront pas. 8° Tous les magasins, de quelque nature qu'ils soient, seront remis, de bonne foi, aux préposés de S. Ex. M. de Suwarow, dans l'état où ils se trouveront lorsque la garnison évacuera la place, sans qu'on puisse rien répéter de ce qu'il aura été pris ou gâté. 9» Tous les chirurgiens, commis, employés, vivandiers, valets, dont M. de Choisi donnera un état exact et fidèle avant sa sortie, à condi- (1) t! fut. envoyé à Smolensk. tion qu'on ne prête poin t ce litre aux personnes qui ne l'ont pas, auront la liberté de les suivre ou de se retirer où. bon leur semblera, sans pouvoir être recherchés ni inquiétés en rien. 10° Les officiers auront la liberté de conserver et d'emmener leurs chevaux, suivant leur grade. 11° Les malades et blessés qui seront hors d'état de suivre seront traités avec humanité. 12° Dimanche 26 avril, comme la garnison doit sortir et se rendre à midi, le même jour avant midi, à onze heures et demie, la grande porte du château, ou celle du séminaire, sera ouverte et livrée aux troupes de S. M. l'impératrice de toutes les Russies. 13° Tous ces différents points proposés seront exécutés de bonne foi, après avoir été signés. Fait à Cracovie, le 23 avril 1771 Signé Alex. Suwarow. Louis XIV entretenait des agents secrets auprès de toutes les puissances de l'Europe. — On ne connaît que d'une manière fort incomplète les éléments de cette correspondance. — Louis XV, en adoptant le même système, l'établit sur un plan plus régulier. Nous devons à la révolution de 1789 la publication du résultat de cette correspondance. — L'histoire de la diplomatie française depuis 1746 est là. Le maintien de la nationalité polonaise dans toute son intégrité, dans toute son indépendance, a été considéré par les plus habiles diplomates de l'époque comme une condition d'existence, comme la première garantie de ce qu'on appelait la balance de l'Europe et l'équilibre européen. Les plus grands efforts qu'ait tentés la France pour la nationalité polonaise ont eu lieu en 1771-1772. Il est impossible de donner le chiffre des secours en hommes et en argent qu'elle a depuis fournis aux confédérés; mais les registres autographes de Louis XV établissent avec une parfaite précision le chiffre des sommes payées aux confédérés, pendant le cours de ces deux années, sous le ministère du duc d'Aiguillon. Ce ministre n'était cependant pas initié à la correspondance secrète dirigée d'abord par le prince de Conti, et depuis par le comte de Broglie. Il a fait d'inutiles efforts pour en pénétrer les secrets. La Pologne occupe une grande place dans cette correspondance. L'intervention du prince de Conti, qui en avait la direction, n'était pas désintéressée-, il dut aux efforts réunis des agents français et polonais son élection au trône de Pologne. Il fut élu, mais sa royauté d'un jour n'a pas laissé de trace ; le seul fait de son élection est toute l'histoire de son règne. Il cessa dès lors de diriger la correspondance particulière de Louis XV, et le prince de Broglie, de retour de son ambassade à Varsovie, lui succéda dans cette mission toute de confiance, et qu'il a conservée sous le règne de Louis XVI. Les agents français et polonais admis aux secrets ont été les mêmes jusqu'à la liu: 1° M. Durand, depuis son départ pour la Pologne, en 1755, avec un titre diplomatique; 2° M. Gérault, secrétaire du comte de Broglie, et qui l'avait suivi lors de son ambassade à Varsovie; il n'a pas cessé'd'être attaché à cette légation avec tous les ambassadeurs de cette résidence qui ont succédé au comte de Broglie ; 3° Le général Monnet, admis au secret lors de son départ pour Varsovie, pour une mission particulière, sous le ministère du duc de Pras-lin, à l'époque de la mort d'Auguste IL De retour à Paris, il avait par intérim remplacé le comte de Broglie dans la direction de la correspondance; son épouse et ses fils ont été aussi employés, avec un traitement assez élevé. 4° Le général Mokronowski a pris une part très-aclive aux événements de son pays et surtout à l'élection du prince de Conti. Louis XV lui avait assuré des appointements fixes. 5° Le brigadier Jakuboski, d'abord employé au service de France, puis en Pologne, a fait preuve d'un grand dévouement au roi Stanislas, lors de sa seconde élection, etc., etc. Nous pourrions k ces noms en ajouter plusieurs autres. Relevé textuel des sommes dépensées par le gouvernement français, en 1771 et 1772, pèuT la confédération polonaise; extrait des registres autographes de Louis XV, avec l'indication du numéro d'ordre. N 5. — Pour les confédérés de Pologne 60,000 liv. Report........ 60,000 liv. N° 6, p. 137. —Gratification extraordinaire à M. le comte Wielhorski.......... 10,000 N° 55, p. 140. — Aux confédérés de Pologne, quartier d'avril. . . ,.......... 180,000 N°87,p. 142. — Gratification extraordinaire à M. l'abbé Bie-lawski........... . 8,000 N° 121, p. 144. —Les confédérés de Pologne ....... 180,000 N° 122, idem. —M. le baron deVioméuil......... 52,000 N° 151, p. 147. —Confédérés de Pologne.......... 180,000 N° 185, idem. —Mission de M. de Vioménil....... 12,000 N° 28. — Secours aux confédérés de Pologne, quartier de janvier 1772 ......... 180,000 Mission de M. le baron de Vioménil, quartier idem . . . 12,000 N° 106. — Secours aux confédérés de Pologne, quartier d'avril, p. 157.......... 180,000 N° 107. — Mission de M. le baron de Vioménil, quartier idem, idem.......... 12,000 N° 189, p. 161. — Secours pour les confédérés de Pologne, juillet, août 1772....... 120,000 N" 190. — Entretien des officiers français en Pologne. . . 12,000 N° 198.— Dépense concernant la mission de M. le baron de Vioménil......... 42,261 Total pour 1771 et 1772. 1,260,261 liv. 11 faut, pour atteindre ce chiffre total des dépenses de la France pour la confédération polonaise , ajouter aux articles ci-dessus, les sommes envoyées pour la même cause aux divers agents diplomatiques, admis à la correspondance secrète, et notamment à M. Durand, au général Monnet-, et si l'on y joint les sommes dépensées depuis 1755, le total s'élèvera fort au-dessus de 2 millions. Nul doute que, sous le ministère de d'Aiguil- lon, le cabinet de Versailles n'ait fait beaucoup plus pour la confédération polonaise que sous celui de M. de Choiseul. Mais l'important était de dépenser à propos, et il en eût moins coûté au trésor royal, si les paiements n'eussent pas été effectués par petites parcelles. L'histoire financière de France à cette époque présente un singulier rapprochement. Dans la guerre désastreuse entre le roi de Prusse et l'impératrice-reine Marie-Thérèse, le cabinet de Versailles, alors dirigé par M. de Choiseul, se laissa engager dans une collision tout à fait opposée à la politique de ce cabinet depuis Richelieu. L'alliance de la France et de l'Autriche était plus qu'une faute : c'était une injustifiable félonie. Choiseul était plus Autrichien que Français 5 mais la Pompadour gouvernait alors, et l'impératrice-reine, dans une lettre affectueuse, l'avait appelée ma cousine. A quoi tiennent, bon Dieu! les destinées des nations et des empires, dans les pays de monarchie absolue! La France paya, pendant le cours de cette guerre désastreuse, à sa fidèle alliée Marie-Thérèse, près de 100 millions. C'est un fait démontré. Que fallait-il pour assurer l'intégrité et l'indépendance de la Pologne? 2 millions, s'il faut en croire le plus habile diplomate de cette époque, mais 2 millions comptés immédiatement et à propos. Depuis 1752 plusieurs projets avaient été proposés par M. de Broglie, Vergennes, Fa-vier, Breteuil, Scgur, etc. Je terminerai cet article par un extrait d'un mémoire présenté à Louis XVI par le comte de Broglie, le lcï mars 1775. J'ai déjà fait remarquer que la correspondance secrète de Louis XV avait été continuée sous son successeur, et été dirigée par le comte de Broglie. « Comment, dit l'auteur de ce mémoire, une « chaîne d'intrigues, ou plutôt de tracasseries « prolongées depuis 1765 jusqu'en 1771, n'a-« t-elle abouti qu'à la ruine de nos alliés, de « nos protégés, et à notre propre humiliation? c Comment avait-on commencé si faiblement o et si lard ce qu'on aurait pu et dû entamer a beaucoup plus tôt avec énergie. « Si on avait donné à la Pologne 2 millioas « de subsides au moment où la confédération « de Bar a éclaté, et qu'en reconnaissant M. de « Wielhorski pour ministre de cette confédé-« ration on eût envoyé auprès de ses chefs un « ministre de France, en état de bien faire cm-« ployer cette somme, toute la Pologne eût été « confédérée en trois mois, et il y eût eu plus de « cent mille Polonais sur pied, partagés en différents corps, qui auraient désolé l'armée « russe, auraientintercepté toutes ses commu-« nications, pillé ses convois, ses magasins, «ses hôpitaux; et certainement, l'utilité de « ces diversions intestines pour les Turcs l'au-« rait bien mise en droit de leur demander de « payer ce subside. « Tout cela a été proposé par des mémoires « que M. Mokronowski a présentés à M. de « Choiseul. Ce ministre, de son premier mou-« vement, commençait par adopter ces idées, « mais la cour de Vienne a toujours empoché « de les exécuter...... p « Comment s'est-on laissé jouer si longtemps et si grossièrement par la cour de Vienne? a Comment cette illusion, qui aurait dû finir avec le ministère de M. de Choiseul, s'est-elle soutenue jusqu'au dernier moment? « Comment la France a-t-elle pu, sans le savoir, sans s'en douter, servir jusqu'au bout d'instrument à l'Autriche, pour amener la Russie et le roi de Prusse au point de s'unir avec elle.....» (Pol. des Cab. de l'Europe, t. Pr, p. 180 et 190. ) L'auteur de ce mémoire savait bien comment tout cela était arrivé; il était parfaitement informé de tout ce qui se passait dans tous les j cabinets. Il joignait à ces avantages un esprit 1 juste et l'habitude de l'observation ; quelques-■ unes de ses prévisions se sont réalisées, î Un seul homme a pu, il y a moins de trente j ans, rendre à la Pologne démembrée, morcelée, sa nationalité telle que l'avait faite Jean Sobieski. Mais, après une lutte glorieuse de vingt-cinq années contre l'Europe absolutiste, un seul échec habilement exploité par les factions a compromis l'avenir de la civilisation européenne. DUFEY (de l'Yonne). VALÉRIEN LUKASINSKI. Un des plus grands martyrs de la cause de la Pologne fut Lukasinski; il naquit à Varsovie en 1790. Les souffrances de sa patrie se gravèrent dans son jeune cœur el le remplirent de haine pour ses oppresseurs; dès qu'il fut en état de porter les armes il s'engagea dans l'armée polonaise, qui eutalorsquelque lueur d'espoir de pouvoir reconquérir l'indépendance de la patrie par l'entremise de l'empereur Napoléon. Depuis 1800 il combattit toujours avec bravoure et se couvrit partout de gloire ; enfin fait prisonnier en 1814, il resta enfermé dans une citadelle jusqu'à ce qu'à la chute de l'empereur Napoléon on lui permit de retourner à Varsovie, et on !c fit major dans le Ie de ligne. Ne pouvant plus servir sa patrie en combattant pour elle, il chercha un autre moyen de poursuivre la tache qu'il s'était imposée : il devint conspirateur. U s'était formé vers cette époque une vaste association dans le but de briser les chaînes de l'esclavage; il fut l'un de ses chefs les plus actifs. Rien ne put entraver sa glorieuse marche ; en vain le gouvernement s'épuisa-t-il en inquisitions; en vain, parvenant à se saisir de quelque membre, il l'accablait de châtiments terribles; il ne put rien découvrir; car alors encore les loges de la franc-maçonnerie étaient permises. Cachée sous les dehors de cette société, la conspiration dont Lukasinski était l'âme et le principal chef grandissait dans l'ombre, et, malgré les suites qui pouvaient en résulter, ne faisait que s'étendre. On sait la malheureuse issue de la tentative de 1825 ; Lukasinski fut pris avec plusieurs autres et fut condamné aux travaux forcés dans la forteresse de Zamosc. Là encore son esprit actif et entreprenant s'occupa de la délivrance de sa patrie et lit d'inutiles efforts qui ne servirent qu'à réveilller la colère du grand-duc et qu'à aggraver ses tourments -, il voulut s'emparer de la forteresse de Zamosc et lever l'étendard de la révolte au moment où la Russie était en guerre avec la Turquie; mais cette entreprise fut découverte, et il fut enfermé à Varsovie dans un cachot secret. Là, cet homme courageux et si digne d'un meilleur sort subit des tourments inouïs; on l'accablait de tortures pour pouvoir lui faire échapper quelque aveu arraché par la douleur ; dès lors on n'entendit plus parler de lui, et il disparut de la scène politique. — Quelques années s'écoulèrent, et ce furentautant d'années de souffrances et de muet désespoir pour les Polonais. Ignoré au fond d'un cachot obscur et malsain, Lukasinski implorait en secret Dieu pour sa patrie opprimée, heureux si toutes les poitrines respiraient du même arnour. En lin la Pologne s'éveille ; partout les cris de vive la liberté s'élèventdans les airs ; l'heure de la vengeance, la journée du 29 novembre, a parue. Aussitôt que le peuple se sent libre, sa première pensée se porte vers celui qui tant de fois dans ses discours l'a excité et lui a montré un avenir brillant de gloire et d'espérance. La foule perce à travers les cadavres des Russes immolés à sa trop juste vengeance et court délivrer Lukasinski ; on trouve malheureusement la prison déserte. La consternation devint profonde et générale. Serait-il déjà expiré dans les souffrances, ou bien aurait-il pu s'échapper dans la fuite précipitée des ennemis, ou bien les Russes l'auraient-ils emmené avec eux pour poursuivre leur implacable vengeance? Dans ce même moment, à l'une des portes de Varsovie, les Russes fuyaient épouvantés; au milieu d'eux, attaché à l'affût d'un canon, était traîné un homme à longue barbe ; sa figure était sillonnée de rides et portait des traces de lougues souffrances, mais était encore imposante et semblait commander le respect. Cet homme, malgré toutes ses peines, avait alors le visage rayonnant de joie ; il savait que l'œuvre commencée par lui était accomplie, il savait que la Pologne était libre. Traîné dans les régions lointaines, aux monts Ourals ou en Sibérie, cette pensée le consolera; il y puisera uu baume salutaire qui allégera tous ses maux. Ce n'est que longtemps plus tard qu'on sut que cet homme que les Russes dérobaient ainsi aux embrassements de ses frères était Lukasinski; plus heureux peut-être que beaucoup d'autres, car il sera mort avec la pensée que sa patrie est libre. N. R. G. ZOLKIEW ET ZOLKIEWSKI. VICTOIRE DE KLUZYN. GUERRE. TZARS DE MOSKOU PRISONNIERS DE DÉSASTRE DE GÉÇORA. ZOLKIEW. Les villes et les bourgades de Pologne, peu dotées de splendides demeures et de monuments séculaires, ont presque toutes leur place marquée dans les fastes nationaux: chaque Monceau de ruines fournit une gloire à racon- ter, un souvenir d'une antiquité chérie. Les rues sont mal alignées et mal pavées ; les constructions portent l'empreinte d'une architecture bâtarde ou des enjolivements de mauvais goût, et pourtant on se plaît à voir leur dif. 358 LA POI formité, dans leur gaucherie naïve : car partout on découvre un passé glorieux, des actions brillantes, de sublimes dévouements. L'esprit contemplatif du philosophe et l'imagination du poëte regardent ces murailles du même œil que les magnifiques monuments de la Grèce, la belle, et de Rome, la superbe; la grandeur de l'homme rehausse celle de l'édifice. Cependant la petite ville de Zolkiew, bien visitée, n'est pas tout à fait dans ce cas-, elle possède des bâtiments d'une bonne architecture, de rares peintures ; mais ce qui la dislingue surtout, ce sont ses sites pittoresques. La plaine qui l'entoure est d'une beauté peu commune. Un ruisseau serpente doucement à travers les prairies; une ceinture de forêts ferme l'horizon du côté de l'ouest (1). Cette position donne à notre ville un air coquet et pastoral à la fois, et les flèches des églises qui s'élancent vers le ciel, toujours pur et éclatant de lumière, donnent à tout ce pays une gravité pleine de charmes. Aux approches de la ville, du sommet de la montagne de Ifaray, on aperçoit des campagnes d'un aspect ravissant, et qui arrachèrent à Jean Sobieski une exclamation qui devint par la suite le nom de cet endroit (2). Jadis on y voyait un joli petit palais et un parc immense. Le palais fut habité par le héros cle la chrétienté ; le parc s'étendait jusqu'au château, qui est dans la ville même. La ville de Zolkiew, chef-lieu du cercle de ce nom dans la Galicie ou Pologne autrichienne, renferme environ quatre mille habitants, pour la plupart Juifs, sales et importuns comme dans les autres provinces polonaises, et qui trafiquent des liqueurs, des grains, des cuirs et autres marchandises. Une garnison autrichienne et l'administration du cercle résidant à Zolkiew lui donnent le peu d'activité qu'elle possède. Deux cloîtres, un hôpital, une école supérieure (collège royal) et une église font l'ornement de la ville. Le château, où siège l'administration du cercle, est le plus beau et le plus ancien des édifices. Par sa con-structiou et par ses souvenirs, c'est un monu- (1) C'est dans cette direction que se trouve Le'opold (Lwow), capitale de la Galicie actuelle, éloigné de Zolkiew d'à peu près sept lieues de France. (2) Sobieski, en admirant de ce, point les campagnes d'alentour, s'est écrié : • Ha ray ! » ( Oh ! c'est Un paradis !) LOGNE. ment d'unegrande importance : il fut construit dans le XVII siècle par Stanislas Zolkiewski, un des plus grands hommes de la Pologne, et habité par son arrière-petit-fils Jean Sobieski, un des plus grands hommes du monde moderne. L'église paroissiale que représentenotre gravure est bâtie en guise de château fort, comme beaucoup d'églises et de cloîtres en Pologne, surtout dans les provinces méridionales. Les incursions des races barbares que vomissait l'Asie sur l'Europe venaient fréquemment se briser contre ces monuments consacrés au culte de Dieu et à la défense de la chrétienté. Sa structure de style italien est simple et noble; son intérieur renferme des beautés des pins remarquables. Dans la sacristie on conserve avec soin et on présente avec précaution des objets précieux, des morceaux d'étoffes brochées d'or, trouvées par Jean III dans la tente du grand visir, après la bataille de Vienne. Parmi les peintures qui décorent l'église, la première place appartient, sous le rapport de l'art, à une Madone de Carlo Dolce. La sainte mère tient l'enfant Jésus dans un bras; de l'autre elle feuillette la Bible. — Parmi les portraits de Zolkiewski et des Sobieski, suspendus dans la nef de l'église, on en remarque un accompagné d'une prédiction qui ne s'est pas accomplie sur la terre, malheureusement pour celui qui en est l'objet. Jacques Sobieski, fils de Jean III, y est représenté à genoux, recevant la couronne de la main d'un ange et avec la légende dérisoire : sinon hujus, alterius mundi* ( Si ce n'est pas de ce monde, c'est celle de l'autre.) La précaution fut utile: car réellement le prince Jacques n'eut que la couronne céleste. Parmi les quatre grandes toiles qui décorent l'église, trois sont consacrées à la gloire de Jean Sobieski, une à la mémoire de Stanislas Zolkiewski. Le premier de ces tableaux représente la victoire de Chocim, remportée sur les Turcs le 11 novembre 1673. Il est de Rester; un autre reproduit l'entrée triomphale du roi guerrier à Vienne, après la délivrance de cette capitale ; et le troisième, la bataille de Strygonié, une autre victoire remportée le 9 octobre 1683. Ces deux tableaux sont dus aux pinceaux de l'Italien Altamonte. — La toile en l'honneur de Zolkiewski représente la Bataille de Klnzyn, que nous raconte- rons ici avec déiail. La peinture de ce morceau est de moindre valeur artistique que les deux premiers, qui se distinguent par la vivacité du dessin, l'expression des physionomies et le coloris. Voilà tout quant à l'embellissement de ce lieu destiné à la prière et à l'édification. Ici reposent les restes mortels des familles qui ont bien mérité de la patrie, des Zolkiewski, des Sobieski, des Danielewicz. C'est à cette poussière sacrée que l'Europe doit en partie le triomphe de sa religion, de sa civilisation chrétienne-, car c'est ici que Jean Sobieski venait s'inspirer de la vengeance (1) et de la haine des Musulmans, qui ont si ignoblement mutilé et si chèrement vendu le corps de son bisaïeul, dont nous allons raconter la vie si glorieuse et la fin si cruelle. (J) Sur le sarcophage de Zolkiewski, on lit le vers de Virgile : Exoriarc atiquis noslris ex ossibus ultor. ( Que de nos os surgisse un vengeur ! ) Ces paroles ont été mises ici par ordre de Jean Sobieski, et remplacèrent l'ancienne légende racontant les faits d'armes du grand général. Sobieski ne remplit que très-glorieusement le devoir qu'il se prescrivit lui-même. STANISLAS ZOLKIEWSKL Issu d'une famille noble, Stanislas Zolkiewski la rendit illustre par l'éclat de ses actions, par l'intégrité de son caractère, par la jalousie que lui vouait la puissante maison de Potoçki, et même par son trépas, qui ferma si dignement cette longue carrière, calquée sur les plus belles pages de l'histoire grecque et romaine. Stanislas Zolkiewski vint au monde en ï 54 7, dans le village de Turynka, près de Zolkiew-Son père était palatin (gouverneur général) de la province dite Ruthénieou Russie-Rouge (1). Par sa mère, il sortait de la puissante famille de Lipski, célèbre dans les annales de la Grande-Pologne, Enfant, Zolkiewski faillit être victime de ces Tatars qu'il réprima si vigoureusement dans son âge mûr. Sa bonne se trouvait avec lui à la promenade dans la campagne quand lespaysans en fuite lui apprirent les atrocités que ces brigands de l'Asie commettaient dans les domaines de leur maître. La pauvre femme n'eut que le temps de se réfugier dans un bois voisin, et évita ainsi l'esclavage et la honte. Après avoir fini dans la maison paternelle son instruction élémentaire, Zolkiewski passa dans les écoles publiques de Léopol, où l'on enseignait le latin. Il suivit les cours d'études (1) Galicie actuelle, moins te pays en deçà du San, el. deux cercles de Czoï tkow et de Tarnopol, avec une grande application el à la satisfaction de ses maîtres. Tout le monde admirait dans ce jeune homme sa rare intelligence et sa mémoire plus rare encore ; et quand arrivait que le professeur voulait citer quelques passages des auteurs classiques, au lieu d'ouvrir le livre, il s'adressait à Stanislas, et celui-ci récitait le passage sans la moindre altération. Même dans un âge plus avancé, Zolkiewski conserva le souvenir durable de ses exercices d'écolier ; il aimait à argumenter avec les phrases des anciens. Cicéron élaitson auteur de prédilection, et le livre de Officiis faisait le charme de notre héros. C'est là qu'il puisait des préceptes pour sa conduite, des conseils dans les cas urgents. On nous cite, par exemple, que quand ses proches et ses amis démontraient à Zolkiewski l'injustice du roi envers lui et les intrigues des envieux contre sa gloire, il se plaisait à leur répéter ces phrases du premier livre de Officiis: « Cari sunt parentes, cari libcri, propinqui, « familiares : sed omnes omnium caritates palria « una compîexa est; pro quâ quis bonus dubitet « mortem appeler e, si ci sit profulurus? Quo est « detestabilior istorumimmanitas, quitacerârunt « omni seelere patriam, et in ea fundilus delenda « occupati et sunt, et fuerunt ( § à 7 ). » ( Nous aimons nos parents, nos enfants, nos proches, nos amis; mais tous ces amours particuliers sont confondus dans celui de la patrie. Un homme de bien balança-t-il jamais à se sa- crifier pour elle ? Devoir sacré, qui rend encore plus monstrueux la fureur de ceux qui ont déchiré son sein, et qui n'ont médité que sa ruine. ) Avec la stricte observance des pareils principes, depuis son entrée dans le monde jusqu'à sa mort, Zolkiewski ne pouvait qu'être en butte aux sarcasmes de la cour et même de ses compagnons de fortune. L'aménité de sa parole, jointe à sa sévérité pour lui-même, empêchait pourtant la manifestation violente de l'envie et forçait même ses rivaux à lui rendre en public l'hommage dû à un pareil caractère. Tel fut le prestige de son mérite que personne n'osait le contredire en face, et ce n'est que dans les conciliabules occultes qu'on tramait contre lui. L'arrogance même du roi Sigismond III se pliait devant ce caractère doux et magnanime, et les hautes charges que lui conféra ce roi entêtéfurenf uniquement le fruit de cette considération qui ne s'attache qu'à un mérite qui méprise les voies de l'ambition vulgaire, la soumission apparente ou la fierté insolente. U était envers ses ennemis comme ces grands fleuves passant sur les rocs sans jamais se retourner en arrière pour voir qui osa s'opposer à leur passage: calmes et majestueux, ils arrivent fièrement à la mer, grossis encore des flots qui voulaient entraver leur cours. La carrière d'un noble en Pologne commençait jadis par les armes, et on n'était gentilhomme parfait qu'avec une figure balafrée. Zolkiewski suivit la trace de ses aïeux, et il commença sa carrière au siège de Dantzig, où les gros marchands faisaient la guerre au roi de Pologne à cause de la suppression de leurs privilèges. Jean Zamoyski, parent et ami du jeune guerrier, protégea son début et obtint pour lui, en récompense de sa valeur, la cas-tellaniede Léopol, place importante et une des dignités de l'État. Ce fut en quelque sorte une faveur; mais pour cette fois-ci la graine tomba en bonne terre. Les liens de reconnaissance et de famille attachaient Zolkiewski au parti de Zamoyski ; il en appuyait les projets, en combattait les adversaires. En 1687, élu nonce à la diétine de Belz, il controversa vivement dans l'assemblée nationale avec lesaffidésdeZborowski, qui s'efforçaient d'abattre le pouvoir qu'exerçait alors Zamoyski dans les affaires publiques. L'acharnement du parti contraire fut si violent qu'on lança à la tète de Zolkiewski un marteau d'armes qui faillit le tuer. Son protecteur était absent, et seul, avec son cortège, il ne pouvait se mesurer avec les forces de Zborowski. Il se décida donc à quitter la salle de la diète et Varsovie, où ses jours étaient en danger sans aucun profit pour la patrie. U ordonna la retraite et fit expédier ses voitures, chevaux et bagages à Praga. Seul et dernier, il passait le pont de la Vistule. Les partisans et les domestiques de Zborowski le suivaient pas à pas, sans oser l'attaquer pendant le trajet; niais arrivés dans le faubourg, ils devinrent menaçants. Zolkiewski ordonna alors aux siens de se retirer derrière les barricades formées de ses chariots, comme chez les anciens Scythes. Dans ce camp retranché, il attendait les premiers coups et restait les bras croisés. Toute la ville le regardait de l'autre rive tenir tête avec tant de sang-froid à un essain d'ennemis caracolant autour de ses remparts sans se permettre de les entamer. Il sortit triomphant de cette position ; les Zborowski se retirèrent avec de vaines menaces. Bientôt Zolkiewski accompagna Zamoyski à son entrée presque triomphale à Varsovie, et là ils appuyèrent tous deux l'élection de Sigismond III. Plus tard (1588), Zolkiewski prit une part active à la bataille de Byczyna, où l'archiduc Eerdinand fut fait prisonnier; notre héros y reçut un coup de feu qui le fit clocher sa vie durant. A la suite de ces actions d'éclat, il obtint le gouvernement du palatinat de Kiow et le bâton de maréchal de camp (hetman polny)ou lieutenant clu grand-général. On le voit en cette qualité assister (1696) le grand Zamoyski contre la Valachie et contre les Tatars. Il avait le commandement des troupes soldées (Kwar-ciane wojsko). Stationné en Valachie, Zolkiewski y reçut des lettres du roi, qui lui ordonnaient, comme dans la Rome républicaine, de veiller à ce que la patrie ne fût point blessée dans ses intérêts par les révoltes des Kosaks. (La suite incessamment.) HISTOIRE. SUITE DE LA QUATRIÈME ÉPOQUE (1587-1795.) STANISLAS-AUGUSTE (1764-1795). (Suite.) Avant de prononcer la déchéance du roi, les conseillers de la Généralité résolurent d'attendre que les cabinets de Versailles, de Vienne et de Dresde, se déclarassent d'une manière plus ostensible à cet égard. D'ailleurs, tout ce qui concernait les affaires étrangères de la confédération fut exclusivement abandonné à l'évoque de Kamienieç, qui, sans titre et sans fonctions déclarés, gouvernait en réalité tout ce qu'il y avait de gouvernable dans celte honnête et impuissante machine. Il fallut bien toucher enfin aux sujets administratifs, financiers et militaires de la confédération; mais alors le rayonnement fictif dont avaient pu se consoler la diplomatie et la polémique de la Généralité tomba devant les plus misérables contrariétés. Il se trouva que le moindre braconnier avait plus de pouvoir parmi la bande qu'il avait levée, plus de crédit dans le hameau qu'il rançonnait, que ces cent soixanle-dix-neuf membres d'une assemblée à laquelle, les Russes et la cour exceptés, personne , de la mer Noire à la Baltique, ne refusait le titre de sérénissime et les honneurs de la majesté suprême. Elle échoua complètement dans son contrôle sur les commandements et les finances des cent et quelques confédérations particulières qui prétendaient délivrer et ravager, chacune à sa guise, leur morceau de palatinat. Potoçki et Krasinski étant retenus en Turquie par la méfiance et l'ingratitude des Ottomans, elle essaya de réunir au moins toutes les bandes de la Petite et de la Grande-Pologne sous le commandement provisoire d'un vieux général nommé Szaniawski; mais Malczewski, jusqu'alors si docile aux avis de l'évêque de Kamienieç, refusa de céder le maréchalat de la Grande-Pologne. Pour soustraire ses troupes à l'autorité de Szaniawski, cet homme, dont la carrière militaire depuis tome m. dix-huit mois consistait en une perpétuelle et désastreuse retraite à travers deux ou trois palatinats, résolut tout à coup de marcher droit sur Warsovie. Quelqnehasardeusequepûtparaître une telle entreprise, elle procédait au fond d'une idée large et nécessaire. Seulement, au lieu d'être tentée par dépit et avec une poignée d'égarés, elle aurait dû être accomplie à l'aide de toutes les troupes de la confédération et soumise à la direction d'un général sérieux. Il y avait alors sur la rive gauche de la Vistule près de seize mille confédérés en armes. La Grande-Pologne à elle seule disposait, comme nous l'avons dit plus haut, d'un corps de huit mille hommes passablement commandés et suffisamment aguerris. On peut affirmer avec certitude que ces forces, employées convenablement, n'eussent rencontré alors jusqu'à Warsovie aucune résistance capable de les arrêter; et la preuve en est dans la consternation profonde que la marche de trois mille des moins bonnes de ces troupes, sous un général tel que Malczewski, causa parmi les deux mille quatre cents Russes qui campaient sur la Bzura et les deux mille autres qui gardaient la capitale même. Weymarn , obligé de plier sa stratégie à celle des confédérés, avait disséminé tout le reste par colonnes mobiles sur l'immense étendue de la république. Les besoins dévorants de la guerre de Turquie entraînaient au passage et jetaient vers le sud tous les renforts russes, à mesure qu'ils entraient en Litvanie.On ne pouvait faire bouger les régiments de la couronne sans les voir aussitôt passer à l'ennemi. La confédération était donc réellement maîtresse du pays, malgré ses dissensions et son morcelle-| ment,etil faudrait entrer bienavantdansl'étudc ! des faiblesses de la nation tout entière, pour ! comprendre et excuser sa mauvaise fortune. ! 166 Cependant, tandis que Morawski, Sierasze-wski et les autres chefs, qui n'avaient point les raisons de Malczewski pour marcher sur Warsovie, se fortifiaient dans la Poznanie, et que Szaniawski, après avoir détruit une colonne russe à Piotrkow, avec l'aide de Zaremba, se faisait battre quelquesjours après àDobra,près de Kalisz, le maréchal, lui, s'avançait étourdi-ment vers la Bzura , passait celte rivière et se heurtait contre la faible division de Galitzine, la seule queWeymarn eut gardée pour couvrir à l'ouest cette capitale. C'était le 15 février 1770. Des avis nombreux et exagérés, fondés sans doute sur ce qui aurait dû réellement avoir lieu, portaient à huit mille le nombre des confédérés. La faction russo-royale crut enfin être aux prises avec une puissance intelligente, organisée, soumise à une autorité unique et commandée par de véritables généraux. Le retentissement encore tout chaud, tout vibrant, de l'assemblée de Bielsk, certains avis sur l'arrivée d'agents et d'officiers français au milieu des confédérés, enfin la bienveillance affectée dont l'empereur d'Allemagne faisait parade k l'égard des partis républicains que les hasards de la guerre jetaient en Hongrie, tout cela se combinait à Warsovie dans un sens effrayant, et donnait aux plus folles équipées de la confédération un caractère de préméditation et de profondeur sans cesse démenti par les résultats. Malczewski arriva avec ses trois mille Wielko-Polaniens jusqu'à Lowicz, à douze milles de Warsovie, sans rencontrer d'ennemis. Une glace épaisse couvrait la Bzura et ses affluents obliques, sur la rive droite. D les traversa, ainsi qu'une vaste nappe de ces perfides marécages qui, enPologne,ne gèlent jamais complètement. La division de Galitzine, soutenue par la garnison de Warsovie, accourut de Blonie et surprit les confédérés au passage d'une méchante digue, près de Kaski.Le maréchal perdit la tête et s'enfuit à Lowicz ; et, comme la rage du commandement exclusif lui avait fait laisser dans la Poznanie tous ses officiers de quelque mérite , sa troupe se trouva sans chef, dans un de ces instants où nulle espèce de courage ne peut suppléer aux dispositions supérieures. Le canon russe balaya la digue, puis renversa l'infanterie républicaine qui cherchait à protéger le débouché des cavaliers engagés pêle-mêle avec les bagages sur la glace ébranlée. Heureusement que ces mêmes obstacles qui gênaient le déploiement des confédérés arrêtèrent aussi la poursuite de l'ennemi, et tout se termina sans perles considérables de part ni d'autre. Galitzine s'en retourna triompher à Warsovie avec une centaine de prisonniers et un mortier d'église pour trophée. Les confédérés se débandèrent, en rejetant leur défaite sur Malczewski, et en vouant le malheureux à l'exécration publique. Malczewski, redoutant le ressentiment de sa province, alla chercher un refuge au milieu de la Généralité, qui, se trouvant trop exposée à Bielsk, avait obtenu de l'empereur Joseph l'autorisation de résider à Eperiès (Preszow), sur le territoire hongrois. Cette fâcheuse péripétie eut cependant son très-bon côté. Elle porta le coup de grâce à ces popularités de clocher que la confédération avait été forcée d'adopter dans sa première détresse , et qu'elle traînait à sa chaîne depuis deux ans; elle débarrassa la république des Malczewski, des Szaniawski, des Bierzynski , des vieillards inutiles et des vieillards dangereux , des fédéralistes, des peureux bavards et des agents saxons. Il y eut place pour déjeunes renommées, et aussitôt Zaremba parut, Pulawski ressuscita,Sawa retentit. Morawski lui-même, enfoui depuis plusieurs mois dans les cabarets de Posen , pour n'avoir pas à couvrir les éternelles déroules de son maréchal, se réveilla et promena de nouveau le tranchant de son sabre exterminateur à travers les cosaques. Zaremba, qui va remplacer Malczewski dans les affaires de l'Ouest, était un ancien officier, opulent et dans la force de l'âge. Après avoir servi avec une grande distinction dans l'armée de la couronne, il se retira dans ses terres,près de Piotrkow, et y vit passer, avec assez d'insouciance , les premières phases d'un mouvement dont son caractère sec et ses habitudes militaires s'expliquaient difficilement ia légitimité. U fallut, pour le tirer de cette blâmable apathie, toute la stupide brutalité des Moscovites. Menacé enfin personnellement dans sa fortune et dans son honneur, deux choses que les hommes de son espèce confondent assez volontiers, Zaremba monta à cheval, donna au vieux Szaniawski la victoire de Piotrkow, et, dès sa première apparition, se plaça si haut dans l'estime de la Grande-Pologne que la Généralité s'empressa de lui offrir le commandement militaire de tous les palatinats de cette province. Afin que son autorité ne rencontrât aucune opposition, le maréchalat, réduit à des fonctions purement fiscales, fut confié à un vieillard honnête et obscur, dont on n'avait k redouter ni l'ambition ni le mauvais vouloir. Zaremba réunit à Wielun, dans le courant du mois de mars 1770, non-seulement les débris des deux corps de Szaniawski et de Malczewski , battus à Dobra et à Kaski, mais encore l'ancienne et célèbre confédération de Bierzynski, celles moins considérables de Len-czyca et de Cujavie, et même les régiments de Morawski, de Skorzewski, de Sieraszewski et de Miaskowski, isolés jusqu'alors aux confins de la Poznanie par la mesquine susceptibilité elles mésintelligences de leurs chefs. Cette imposante concentration eut lieu à travers einq ou six mille Russes qui, dans leur étonnement, s'écartaient sur le passage de toutes ces petites colonnes sans oser tirer un coup de fusil. Jamais homme, depuis le commencement de la guerre , n'avait rallié autour de soi plus de forces en si peu de jours, ni improvisé une puissance réelle avec moins d'efforts. Et comme si enfin ce long et saint dévouement de la république dût recueillir au même moment le prix de toutes ses épreuves, le sud tout entier, depuis Cracovie jusqu'à Leopol, confiait, lui aussi, ses enfants à un seul homme, à un seul sauveur. Casimir Pulawski, que nous avons vu échapper, lui vingtième, aux carnages de Lomazy et de Bialystok, à la fin de 1769, avait employé l'hiver à ramasser les débris refoulés dans les montagnes el à fortifier les châteaux de Lands-korona, de Bolbrek et de Tyniec. C'était l'instant où la Généralité recevait du ministre français Choiseul l'assurance d'un appui sérieux, plusieurs officiers distingués et des subsides réguliers, que M. Durand, résidant à Vienne, était chargé de faire parvenir aux confédérés, en attendant qu'un commissaire spécial vînt représenter à Eperiès même la protection et l'alliance de Ja France. Cette vigoureuse manifestation, arrachée avec tant de peine et de lenteur au cabinet de Versailles par les tenaces importunités de l'évêque de Kamienieç et de Mokronowski, par les anciennes intelligence du duc de Broglie, mais surtout par des intérêts évidents et victorieux même de toutes les lâchetés de Louis XV, eut pour premier résultat de donnera la Généralité, aux yeux de l'Europe et de la république, un genre de crédit qui ne tenait ni à sa nature élective ni à son action immédiate. Mais comme, en révolution, l'origine du pouvoir est chose beaucoup plus indifférente que ses facultés, la Généralité pouvait, tantquene lui manquerait pas ce soutien, se servir de tout emprunt hardiment et sans crainte d'être contrôlée par ceux qu'elle promettait de sauver. Aussi, à peine les confédéréseurent-ils appris qu'une grande puissance reconnaissait leur ouvrage et leurs représentants , que les chefs insoumis, que les dévouements conditionnels, que toutes les prétentions insolites abdiquèrent à la fois au profit de l'intérêt général et de cette autorité qui trouvait si loin des auxiliaires. Ce fut un grand malheur pour la Généralité et pour la confédération de ne pas avoir alors sous sa main le Régimentaire-Général Potoçki, ou toute autre célébrité militaire assez puissante, assez infaillible, pour qu'on pût la mettre immédiatement à la tète de toutes les troupes réunies et de toutes les provinces confondues. Ce printemps de 1770 est le seul instant où ce grand acte de centralisation eût réussi, et, par une étrange fatalité, ce fut aussi celui où l'instrument manqua à la volonté et au pouvoir. On songea bien à donner le commandement supérieur à Pulawski; mais il y a toujours eu en Pologne de ces préventions qu'aucune gloire ne peut fléchir, qu'aucune force ne peut abattre. Pour les anciens militaires comme Zaremba , Pulawski n'étaitqu'un insurgé; pour la noblesse ce n'était que le fils du praticien des Czartoryski; pour tous, ses soldats exceptés, qu'un jeune officier de belle espérance, qui avait encore besoin de mûrir au feu du canon. D'ailleurs la Généralité,dominée par ce qu'on pourrait appeler le parti diplomatique et seigneurial,celui-là même qui avait immolé le père de Casimir aux passions de l'évêque de Kamienieç, du frère de ce prélat et de Joachim Potoçki , ne voyait pas sans inquiétude grandir une renommée qui pouvait à chaque instant demander compte à ces orgueilleux magnats d'une iniquitédoublementcondamnablecomme attentat civil et comme faute politique. On n'aime pas se lier aux héroïsmes de la vertu de ses émules et de ses victimes. Tandis que les plus sincères intentions tournaient en vain autour de cet insoluble problème, Pulawski descendait avec deux ou trois mille cavaliers, par la vallée de la Warta, pour rejoindre la confédération de Zaremba, se concerter avec ce chef puissant, et fondre, s'il était possible, les corps de l'ouest et du sud dans une seule armée. Il laissait dans les montagnes près de quatre mille fantassins, distribués dans trois vieux châteaux dont les ingénieurs français relevèrent les murailles, et dans cinq ou six gorges qui,combinées avec les premiers,constituaient un vaste et inexpugnable réduit stratégique pour toutes les confédérations de laEra-covie et de la Russie-Rouge. Les méridionaux trouvèrent les Widko-Pola-niens réunis au camp de Eoniecpol, près de Wielun. Renn s'était enfui avec sa division à Posen; Bialoîipskoï s'était retiré vers le sud, Àpraxime vers le nord, Galitzine à Warsovie; Drewitz, auquel Weyinarn avait envoyé des renforts considérables, et un pouvoir très-éten-du , avait seul osé suivre les détails de ce grand ralliement, et se tenait en observation à Secymina, à quelques lieues de Wielun et de Eoniecpol. Pulawski, que son inexpérience à l'égard du vilain côté des choses humaines éle vait sans cesse à de sublimes ingénuités, ne s'était point aperçu du dépit que son arrivée avait causé sur raine froide et envieuse de Zaremba. 11 n'eut donc rien de plus pressé que de lui proposer un plan d'attaque rapide et simultanée contre Drewitz. La destruction de cet ennemi, le seul menaçant dans un rayon de vingt lieues, paraissait un jeu d'exercice pour les huit mille hommes dont pouvaient disposer alors eten commun deux chefs tels que les vainqueurs de Piotrkow et de Brzesc-Litewski. D'ailleurs les effets d'un pareil succès devaient indubitablement conduire la confédération tout entière jusqu'aux portes de Warsovie. Les Russes, à l'observation desquels aucun des gestes de Zaremba n'avaitéchappé,s'étaient vite emparé de ce qu'il y avait de vulnérable en cet homme, et le circonvenaient déjà de toutes parts. Aux ravages exercés dans ses propriétés, l où il n'était pas resté pierre sur pierre ; aux ! injures, aux menaces les plus furieuses, suceé-j daientàson égard l'inquisition la plus flatteuse, j la correspondance la plus empressée, ces mille parodies d'une chevalerie grotesque et corruptrice, auxquelles se laisse toujours prendre la vanité d'un ancien militaire. Le ci-devant major de l'armée du roi voyait dans Pulawski une espèce d'énergumène puritain , envoyé par la Généralité pour surveiller sa con. duile et s'emparer de son commandement. 11 répondit donc à ses projets d'attaque contre Drewitz par un biais maladroit, ramassa son monde et s'enfonça dans la Poznanie.Pulawski, abandonné en face de Drewitz, ne songea plus qu'à compléter son système de défense par l'occupation de Gzenstchowa et de Kracovie, ce qui, rattaché par prolongement à la chaîne fortifiée des montagnes du sud, lui donnait une base d'opération de trente à quarante lieues, et de là un débouché facultatif et simultané sur lousles palatinats de la rive gauche de la Vistule. Ce plan d'occupation résultait d'une étude de deux ans. Et en effet, ce qu'il y avait cle plus évident jusqu'alors, dans les torts de cette i guerre, c'était une absence complète d'assise et de consistance. Pulawski en avait fait lui-même une cruelle expérience dans son excursion en Litvanie. Rien n'avait eu la patience de se reconnaître, de se cristalliser, d'acquérir une forme précise et des habitudes de voisinage. Ce n'était encore qu'un chaos d'atomes sans affinités, sans symétrie , se pourchassant dans l'espace au gré du souffle moscovite. Il fallait pourtant finir par donner à tout cela un contour et des proportions arrêtés. Pulawski résolut d'employer, pour s'emparer de Czenstochowa, le même stratagème qui avait, un an auparavant, si bien réussi à Malczewski, quoique les circonstances fussent changées, et que les sottises de ce maréchal eussent rendu les moines à la fois beaucoup plus vigilants et beaucoup moins favorables aux confédérés. Des détachements d'abord désar-j mes et peu nombreux obtinrent, non sans | peine, la liberté de venir faire leurs dévotions I à l'image miraculeuse de la Vierge. Peu à peu | les moines s'habituèrent à ces pèlerinages, et, | charmés de la piété de Pulawski et de ses of-; liciers, ils les invitèrent eux-mêmes à visiter ' l'intérieur de la forteresse et du monastère. Les confédérés eurentbientôt nouédesintelligences avec la garnison, exploréles lieux et arrêté leur plan de surprise. Un beau jour que Casimir était en pieuse conférence avec les révérends pères, sur le pont-!evis, quelques hommes déterminés accoururent en armes avec des nouvelles du camp. Les moines alarmés appelèrent leurs soldats, mais, avant qu'aucune disposition de résistance pût être prise contre cette ruse audacieuse, le pont était couvert de confédérés, et la forteresse entre leurs mains. Les moines, au reste, gens de résignation et d'esprit, prirent proinptement leur parti, et jurèrent sur l'ossuairede reliques amassé depuis trois cents ans aux pieds de la reine des cieux , qu'ils n'a-vaientjamais songé sérieusement à fermer leurs murs aux défenseurs de la foi. Pulawski se garda bien d'en douter, et, pour leur prouver à quel point il confondait leur cause avec la sienne, il n'hésita pas à se servir des soldats, des munitions et de l'artillerie qu'apparemment leur zèle prévoyant avait préparés tout exprès pour les confédérés. Maître de cette place importante, Pulawski donna l'ordre de la mettre, avec la plus grande activité , dans un état formidable de défense, et retourna lui-même, en toute hâte , dans les montagnes , pour achever l'organisation des troupes qu'il y avait laissées, mais surtout pour les dégager d'une nouvelle expédition que Wey-marn venait d'ordonner contre les palatinats de Kracovie et de la Russie-Rouge. Puis, de nouveautourmenlépar ccttesoifdepropagande vengeresse qui l'avait roulé pendant deux ans des steppes du Dniester aux marécages de la Prypeç, etdesforêtsde la SzczaraauxKarpates, il imagina de détacher une troupe d'élite aux ordres de Kossakowski, avec la mission fabuleuse de faire le tour de la république, de pénétrer parle nord jusqu'à la Dzwina,à travers la Litvanie, et de tenter une seconde insurrection au milieu de ces solitudes découragées. Cette expédition fut cependant ajournée à l'automne de 1770, époque à laquelle la promulgation de l'interrègne, sujet dont nous aurons à nous occuper plus loin, devait la rendre à la fois plus signilicativeetpluspraticable.Dansl'entrefaite, Drewitz traversa la Wistule près de Kracovie et se présenta successivement devant Lands-korona,Bolbrek et Tyniec; mais tous les assauts livrés à ces châteaux forts furent repousses par l'habileté des ingénieurs français qui en avaient organisé la défense, et par la vigilance de Pulawski. Les Russes n'avaient pas plutôt investi l'une de ces bicoques, ou, à défauld'instruinents de siège régulier, résolu une escalade, que l'ombre multiple et insaisissable des confédérés se dressait sur les revers de leur camp et les obligeait à faire volte-face. C'étaient donc des combats de tous les jours, épuisants, meurtriers, où la disposition des lieux et le danger continuel d'être surpris et écrasé entre les assiégés el Pulawski empêchaient l'ennemi de fixer ses attaques ou de tirer parti des petits succès que son nombre et sa discipline lui procuraient par-Ibis. Un jour, Pulawski surprend Drewitz à la tète de quatre cents hommes , empile toute cette colonne dans une gorge étroite et en massacre les deux tiers. A deux semaines de là, il rencontre de nouveau son adversaire à la tète d'une fraîche division, à quelque distance de Kracovie, et le met dans une telle déroule que les commandants russes laissés autour des trois châteaux, alarmés de sa disparition, se refirent en toute hâte et envoient à tous leurs détachements engagés dans les inoulagues l'avis de fuir par où ils pourront sur la rive gauche de la Wistule. Celle campagne d'été eul pour résultat de délivrer presque entièrement le triangle compris entre la haute Wistule, le San et les Karpates, de détruire plus de trois mille Russes et de refouler leurs débris complètement démoralisés dans quelques villes de la Kracovie. Le comte Weyrnarn, mécontent de ses lieutenants, les manda à Warsovie pour écouter leur justification et concerter avec eux un nouveau plan dlopérations. Drewitz, qui malgré ses désastres s'était acquis un affreux ascendant dans le conseil moscovite par sa persistance, son impitoyable cruauté et ses profondes perfidies, rejeta sa dernière disgrâce sur le morcellement des troupes czarienues et le peu d'appui que les divisions du sud avaient trouvé dans les garnisons de la Grande-Pologne. Mais ces garnisons étaient elles-mêmes emprisonnées sur la Warla par les forces imposantes de Zaremba, qui d'ailleurs communiquaient librement avec Pulawski par le monastère de Czenstochowa, devenu connue le nœud des deux ailes de la république armée. Il était même évident que, si Zaremba eût fait son devoir, dans la Grande-Pologne, avec autant de conscience que Pulawski avait fait le sien dans les montagnes du sud, tous les deux, victorieux et réunis, marcheraient déjà sur Warsovie , ralliant en chemin les confédérations éparses de la Sandomirie et de la Masovie. Cette réunion, cette marche triomphante, était si naturelle, et paraissait tellement inévitable, que plusieurs fois déjà on en avait répandu et accueilli la nouvelle dans Warsovie, d'une part avec la plus grande assurance, de l'autre avec la plus grande résignation. Weyraarn se décida alors à rappeler sous cette capitale tout ce qui excédait les besoins d'une stricte occupation observatrice, à former un corps unique de tous ces débris, puis à séparer par un coup de vigueur Zaremba et Pulawski, pour les battre l'un après l'autre. Ce dessein, qui aurait pu subir dans l'exécution plusieurs interprétations différentes, et échouer dans toutes, selon l'intelligence et l'activité que les confédérés auraient mises à le déjouer, devenait malheureu-sementpresque infaillible par l'isolement obstiné de Zaremba et la mollesse de ses opérations. Dans le mois d'août, aussitôt que Pulawski fut débarrassé de Drewitz sur la Haute-Vistule , il laissa le commandement des montagnes au maréchal Waleski, et descendit lui-même dans la Kracovie avec deux mille confédérés et la triple expectative de s'emparer de la ville de Kracovie, de rallier Zaremba et d'avancer sur Warsovie. La concentration des Russes autour de Kracovie, par suite de leur défaite dans les montagnes, contraria le premier de ces trois essais; Pulawski réussit cependant à pénétrer dans un faubourg occupé par lesuhlans de Mirow, régiment royal, et à enlever cette troupe d'élite presque tout entière. Au bruit de ce succès, plus de mille Kracoviens, San-domiriens et Sieracliens accoururent de nouveau grossir sa véloce division. H s'avança alors à la tête de quatre mille hommes par la vallée de la Pilica, comme s'il eût résolu de poursuivre jusqu'à Warsovie. Mais cette pointe n'avait d'autre but que d'accélérer la retraite de tous les détachements ennemis vers l'est, et de masquer ainsi la réunion des méridionaux avec Zaremba^ Les premiers mouvements de celui-ci avaient été lents, mais irrésistibles. De Wielun , où il s'était séparé, au printemps, de Pulawski, pour descendre vers le nord, tandis que celui-ci monterait vers le sud, il s'était porté, k la tête de cinq mille confédérés, par la vallée de la War-ta, jusqu'au cœur de la Poznanie, renversant et balayant tout sur son passage. Il arriva ainsi entre Ksionze et Kosciany, à dix lieues de Posen. Le colonel Renn , commandant en chef les forces chargées de disputer la Grande-Pologne aux confédérés, avait en vain essayé d'arrêter les confédérés à Kalisz, à Konin, à Sroda; partout défait, chassé du palatinat de Kalisz, coupé de la Cujavie, ne tenant plus aux provinces prussiennes que par de périlleuses sorties, hasardées de temps à autre vers Brom-berg et Thorn, il s'était à la fin retranché dans Posen, s'atlendant chaque jour à y être investi et réduit. Renn élaitsorti précisément de celte ville pour tirer quelques secours des garnisons de la Basse-Vistule , lorsque Zaremba, poussé plutôt par la conséquence de ses succès que par une intention précise, tomba presqu'au milieu du camp russe en avant de Kosciany. Les colonels Patkul et Olszow, commandant en l'absence de Renn, et croyant n'avoir affaire qu'à un parti égaré, massèrent à la hâte deux mille fantassins et dragons, et s'enfoncèrent entre deux colonnes de confédérés qui, n'ayant reçu aucun ordre de bataille, cheminaient tranquillement, à distance les unes des autres. Une charge de dragons russes renversa Pavant-garde républicaine, aux ordres du caméraire Zbierzchowski, et faillit envelopper le régimentaire lui-même.Mais aussitôt les capitaines Grabowski etZaIinkowski,quiconduisaienl lestêles de colonne de droite et de gauche, rabattirent celles-ci sur les flancs russes avec tant de célérité, malgré l'espace qui les séparait du centre, que l'ennemi,n'ayant pas le temps de déployer sa traînante colonne, en un clin-d'œil fut culbuté pêle-mêle, fantassins, chevaux et dragons démontés, puis étranglé dans un collier de cara-belles. Trois cents Russes périrent, dans celle mêlée, qui ne coûta que quelques blessés aux confédérés. Une centaine d'ennemis seulement s'enfuirent à Kosciany; le reste, y compris les officiers et le commandant Olszow, implora et obtint la vie sauve, à genoux dans une mare de sang. Zaremba affecta même de traiter ses prisonniers avec des égards qui semblaient une insulte aux mânes des femmes éventrées, des vieillards knoutés, des milliers de victimes brûlées vives, durant deux ans, dans leurs granges et leurs maisons, par ces démons à faces de soldats.Une faute impardonnable,et telle que n'en commettent que les officiers qui méditent une défection, confirma de suite les soupçons amassés depuis quelques mois sur la personne du Régimentaire. La victoire de Kosciany ouvrait évidemment aux confédérés les portes de Posen, et livrait à leur grâce ce qui restait du corps de Renn dans la Posnanie. Au seul retentissement de ce véritable succès , les paysans s'armaient de faux , de fourches et de haches, et couraient sus aux détachements russes aventurés dans les villages. Les habitants de Posen , de Gnèzne et de Kosciany envoyèrent demander naïvement au camp de Zaremba le moment et le signal auxquels ils devaient exterminer leurs garnisaires. Une parole sincère et une nuit encore de marche en avant, et c'en était fait du dernier sicaire moscovite, depuis la Notée jusqu'à l'Obra. Le Régimentaire se contenta de ranger ses troupes sous Kosciany, et de leur faire essuyer pendant deux heures le feu de l'artillerie ennemie. Après quoi il répondit aux cris d'assaut que poussaient ses soldats par un ordre de retraite dont personne n'a jamais bien connu le motif. Quelques jours après, il se mit en marche vers Piotrkow et Czenstochowa, par Zduny, en longeant la frontière de Silésie, apparemment pour couvrir ses domaines particuliers. Peut-être était-ce une manière de familiariser ses subalternes avec le rôle exclusivement défènsif dont il prétendait se faire un titre atténuant aux yeux de Stanislas-Auguste, du roi de Prusse et de l'ambassadeur de Russie, qui déjà, dit-on, marchandaient sa défection. Outre que le caractère vain et calculateur de Zaremba le rendait très-accessible à toute avance émanée d'une puissance établie, c'était aussi jusqu'alors le seul chef dont la renommée et l'ascendant valussent aux yeux de ces sortes de puissances lesfraisd'une séduction personnelle. Cet homme, qui avait étudié la guerre chez les Saxons et les Prussiens,qui prétendait in tro-duire au milieu de la confédération leur discipline de fer, leur insouciante rectitude, leur aveugle docilité, et jusqu'à leur hiérarchie militaire, paraissait aux spoliateurs beaucoup plus dangereux à lui seul que tous ces téméraires et généreux aventuriers dont aucune école, ua-cune imitation étrangère ne restreignait la présomption et ne dirigeait l'ardeur.La Généralité elle-même, subjuguée par cette espèce d'importance qui s'attache à toute administration persévérante et régulière, fut amenée à taire ses soupçons et accorda au Régimentaire de la Gran. de-Pologne beaucoup plus de confiance qu'il n'en méritait.Elle n'était d'ailleurs pas fâchée de donner un contre-poids à la fougue de Pulawski dont elle redoutait les ressentiments, et d'appuyer son douteux pouvoir sur une contre-surveillance qui ne coûtait rien à ses petits soucis. Tout concourait donc à perdre cette âme sans vertu,avec tout ce que l'aveuglement des confédérés avait mis sous la sauvegarde de sa trompeuse réputation, Zaremba passa l'automne de 1770 dans une mortelle inaction 7 uniquement occupé à percevoir les impôts de sa province, à calmer le zèle de ses subordonnés, la bouillante agitation de ses soldats et la défiance des hommes clairvoyants.Les colonels Sieraszewski et Skorzewski, laissés au fond de la Poznanie pour surveiller Renn,avaient beau l'avertir sans cesse des renforts arrivés parThorn aux Russes; Zaremba ne bougeait pas d'entre Piotrkow et Czenstochowa. On lui annonça enfin dans les premiersjours d'hiver l'approche de Pulawski, qui, après avoir chassé l'ennemi des montagnes et menacé Warsovie, se rabattait sur Czenstochowa pour dégager cette forteresse, prêter pour la seconde fois son appui au Régimentaire de la Grande-Pologne, el consommer en commun l'expulsion des Russes de tous les palatinats situés sur la rive gauche de la Vistule. Cette nou velle fut accueillie par Zaremba avec étonnement et mauvaise humeur. Pour éviter donc cette rencontre compromettante, il prit le parti de retourner dans la Poznanie, au risque de heurter les Russes et de devenir grand homme malgré lui. Afin de sauver les apparences, il envoya proposer à Pulawski un concert inexécutable d'expédition contre Renn; et, sans attendre aucune réponse, il se mit rapidement en marche avec les deux tiers de ses troupes, par Buki et Stenszewo, vers Posen. Pulawski arrive sous Czenstochowa , disperse l'investissement russe établi autour de cette place, et s'enquiert en vain de la portée et des moyens de l'offensive proposée par le Régimeu. taire. À tout hasard il s'avance entre la Warta et la frontière silésiennc, en se dirigeant par Wieruszow, Ostrowo et Krotoszyn, arrêté à chaque instant, par les avertissements les plus fâcheux sur les relations et la conduite ténébreuse du Régimentaire. Dans l'entrefaite, ce dernier arriva à Stens-zewo, à quatre lieues de Posen même, et, an lieu de pousser hardiment une conquête dont alors encore tout lui assurait le succès, il entra en pourparlers avec le commandant ennemi. Bien que les Russes eussent employé toute la belle saison à ramasser leurs détachements épars dans la Poznanie et dans la Prusse polonaise, et à consolider leurs établissements militaires dans ces deux provinces, Renn n'avait pas pu concentrer dans Posen et aux environs plus de dix-huit cents hommes avec six pièces de canon. Zaremba , même après avoir congédié le tiers cle ses régiments, amenait encore sons cette ville près de quatre mille confédérés parfaitement équipés et pleins d'ardeur. Renn obtint un armistice de quelques jours, durant lequel la femme et les favoris de ce colonel visitèrent souvent Zaremba sous les prétextes les plus frivoles, et compromirent à tel point le Régimentaire aux yeux des confédérés, qu'une sédition parut imminente. Des compagnies entières quittaient le camp de Stenszewo et retournaient continuer dans leurs districts cette funeste et impuissante guérilla d'aventuriers que l'on avait eu tant de peine à fondre dans une armée unique et régulière. Zaremba, livré à l'oisiveté et à la débauche, semblait attendre avec une criminelle insouciance l'instant où la désertionde ses troupesfourniraitune misérable excuseiison désenchantement. Un jour, cependant, pressé par les instances et les menaces de ses officiers, il ordonna au colonel Morawski de tenter un coup de main sur la ville, à la tête de trois cents chevaux, et fit suivre cette pointe d'un mouvement général en avant. Morawski pénétra dans le faubourg de l'ouest avec son impétuosité ordinaire, et s'y soutint un jour et une nuit, attendant en vain le renfort qui lui était promis. Il n'en fut chassé que par l'incendie. Zaremba, saisissant ce prétexte, qui n'était au contraire qu'une conséquence desa mauvaise foi, déclara que la conquête d'une ville incendiée serait un triste et inutile trophée, et que tout ce qu'il y avait de Russes dans la Poznanie ne valait pas un pareil sacrifice. Renn offrit une contribution qui fut acceptée, elle Régimen-taires'en retourna,avec la moitié deson monde, cacher ses inquiétudes et ses remords dans ses domaines que la perfide intention de l'ennemi épargnait. Pulawski, parvenu au centre delà Poznanie, apprit à la fois cette abominable retraite et la marche de dix mille Russes vers Czenstochowa. Tous les généraux ennemis, réunis à Warsovie, avaient travaillé avec le comte Weymarn au projet de cette expédition, que Russes et Polonais considéraient comme la seule décisive, la seule capable de rompre enfin l'insoluble équilibre d'une réciproque et perpétuelle négation. Pour la politique de la confédération, ce riche et antique monastère représentait à la fois le palladium des résistances catholiques et le foyer où se croisaient les relations extérieures de l'évêque de Kamienieç avec les autorités , du pays; pour sa stratégie, cette forteresse, située au nœud géographique de l'ouest et du sud de la république, avait une signification encore moins contestée. Si l'on ajoute à ces deux importances réelles cet engouement d'habitude que les guerres fédéralives contractent à la longue vis-à-vis de certains lieux forts, excentriques et solitaires , on comprendra qu'une campagne de quatre ans, que le choc des deux plus vastes États de l'Europe, que le suprême espoir d'une lutte aussi acharnée , se soit en dernière analyse réduit au siège et à la défense d'un couvent. Pulawski ajourna résolument ses projets sur la Poznanie, et courut d abord au plus fort des deux périls. C'est à celle époque que le jeune maréchal jugea convenable d'envoyer Kossakowski en Litvanie pour soulever l'est de la république et partager ainsi la traction obstinée et générale des Russes sur Czenstochowa. 11 leur suscita encore d'autres distractions au sud et à l'ouest. Zaremba fut supplié d'en finir avec Renn, et d'arriver avec toutes les confédérations cle la Grande - Pologne au secours des assiégés. Sawa,qui avaitcléjà dissipé plusieurs détachements ennemis autour de Warsovie, reçut avis de l'excursion de Kossakowski par le nord vers l'est, enfin qu'il appuyât dans cette direction et alarmât lés communications des Moscovites avec le centre de leur puissance. Il y eut alors comme une croisade de villages, de districts, de terres, de palatinats pour là délivrance du séjour choisi par la Reine des cieux; et le corps expéditionnaire n'avait pas encore doublé le coude de la Pilica que déjà il avait fallu en distraire trois mille hommes pour écarter des essaims de paysans soulevés simultanément aux alentours de Rawa, d'Uiazd, de Piotrkow, de Radom, de Szydlowiec et de Konskie, au nord et au sud de la rivière, dont l'ennemi longeait la vallée. En arrivant sous Czenstochowa, les trois divisions réunies du prince Galitzine, du général Suwarow et de Drewitz, présentaient à peine un effectif de six mille hommes; mais c'étaient des soldats éprouvés, et munis d'un parc de siège fourni à Catherine par le roi de Prusse : canons de vingt-quatre, mortiers à longue portée, munitions et artifices de toute espèce , instruments de sapeurs et échelles d'escalade, toutes chosesà peu prèsinconnueset de ceux qu'elles menaçaient et de ceux qui devaient s'en servir. On ne soupçonnait pas que ce formidable étalage de destruction fût destiné contre une simple muraille entourée de précipices, défendue par neuf cents hommes d'infanterie et une quinzaine de canons mal montés. Deux ingénieurs français y avaient ajouté, à la vérité, quelques ouvrages avancés en terre, et à l'intérieur plusieurs réduits blindés, à l'épreuve de la bombe. Les toits de l'église, du couvent et des maisons que l'on ne put démolir furent couverts de fumier. Une grande quantité de fascines, de sacs à terre et de cuirs frais, garantirent un peu l'enceinte, contre les faciles ravages que le canon du moindre calibre exerce sur les murs nus et élevés. La prévoyante activité de Pulawski y avait amassé d'ailleurs des vivres et des projectiles pour six mois. La cavalerie et l'infanterie moins exercée des confédérés se logea par gros détachements dans les bois et dans les montagnes d'alentour. Pulawski ne voulait souffrir dans la place que des troupes vieillies dans les rangs. D'ailleurs, la situation de Czenstochowa en rendait l'investissement exact impossible, et assurait aux sorties une communication presque journalière avec la campagne. Le siège commença au cœur de l'hiver, vers la fin de décembre. L'ennemi ouvrit les hostilités, selon son usage, par des tentatives de corruption sur les juifs, les dissidents, les sus-pects renfermés dans la place, et à la fin sur les j TOME iii. moines. Les généraux russes osèrent faire d'infâmes propositions à Pulawski lui-même.Toutes ces perfidies ayant été déjouées par la vigilance et la sévérité du jeune maréchal, et les batteries russes se trouvant tant bien que mal établies, un feu foudroyant de bombes et de boulets éclata le 3 janvier 1771 sur le couvent. H dura quinze jours sans autres interruptions que celles qu'amenèrent le rechange des pièces démontées ou enclouées, les fréquentes sorties des assiégés et les combats perpétuels à soutenir contre les confédérés de la campagne. Dès les premiers jours du bombardement, Pulawski arbora un drapeau blanc au haut du pont-levis qu'il fit abattre , et il descendit avec trois cents volontaires auxquels il fit gravement poser leurs armes à terre. A cette vue , les colonnes russes, qui ne s'étaient jamais attendues à rencontrer une résistance bien sérieuse devant ce qu'elles appelaient un méchant colombier , s'avancèrent dans le désordre du triomphe, officiers, drapeaux et fanfares en tète. Toute l'artillerie de la place, chargée à mitraille et étagée sur deux cavaliers à l'entrée de la poterne, les salua d'une seule décharge à bout portant, tandis que la petite troupe de Pulawski ramassait ses fusils el fondait sur leur liane. A ce signal exterminateur, la cavalerie confédérée, tapie à l'ouest et au nord de Czenstochowa, accourt bride abattue sur cette cohue de deux mille fuyards, arrive en même lemps qu'elle sur ses batteries, sabre les canonniers russes sur leurs pièces, et fait reculer toute la ligne assiégeante jusqu'à Stara-Czenstochowa, Ce sanglant stratagème rendit l'ennemi extrêmement circonspect. Dse borna, pendant deux semaines, à accabler la place de projectiles; mais comme les infatigables sorties de Casimir ne lui laissaient jamais le loisir d'asseoir avantageusement ses batteries, et que leur établissement se faisait toujours à la haie et à découvert, sur plus de cinq cents bombes lancées sur le monastère, cinq seulement tombèrent dans l'enceinte. L'une d'elles endommagea laeampa-nillc de l'église; une autre perça un toit el fut éteinte par un enfant avec une peau fraîchement écorchée; une troisième alluma un incendie presque immédiatement étouffé. La plupart bondissaient en deçà ou au delà de la place, sans éclater. Les boulets venaient mourir par dizaines au pied de la montagne, sans 167 toucher aux murailles. Quelques brèches mal ébauchées étaient aussitôt déblayées et garnies de soutènements par les assiégés mêmes, que dirigeait l'intelligente hardiesse des ingénieurs français ; de façon que ces vastes lézardes, transformées en espèce de logements pour les tirailleurs, fournissaient un second étage de feux bas et rasants contre les canonniers ennemis, lorsque ceux-ci, dans leur furieuse démence , approchaient leurs canons à portée de pistolet, comme ils l'eussent fait de béliers et de catapultes antiques. Alors ces sauvages disciplinés se signaient et se couchaient la face contre terre, en criant que les plaies de ia Vierge jaillissaient brûlantes sur leurs profanations. Ceux qui venaient les relever les trouvaient morts à côté de leurs pièces enclouées et renversées. Rien ne mordait sur ces murs que la mère du Christ protégeait de sa tunique invisible. Une alternative inouïe de gelée sibérienne et de pluie corrosive enterrait les travaux des assiégeants dans un tombeau de fange. Drewitz, qui tant de fois déjà avait eu affaire à Pulawski, était persuadé que la mort seule du jeune chef livrerait la place. Un terrible chasseur d'ours des monts Ourals, devenu cuirassier, se dévoua, et alla provoquer Casimir en combat singulier, à cent pas du ponl-levis. Les deux armées servirent de témoins à ce duel homérique. Au premier choc des deux champions, leurs sabres se brisèrent et leurs chevaux tombèrent tués poitrail contre poitrail. Comme le cuirassier tirait un pistolet de sa fonte, Casimir lui enfonça sa propre cuirasse dans la poitrine avec la garde de carabelle qui lui était restée à la main. Les Russes consternés l'appelaient tour à tour l'Antéchrist et saint Georges, Satan et l'archange Michel. Ils racontaient entre eux que les chevaux et les boulets reconnaissaient et fuyaient obstinément le sillage de son galop. Us le voyaient à la fois sur les murs et à la tète des sorties, dans les montagnes de Klobuck et devant Stara-Czenstochowa. La nuit et le jour, partout et sans cesse, tout Polonais qui tuait deux Russes et riait en les tuant était pour eux Pu-lawka. C'était comme une réminiscence du vieux monde des croisades, comme une épopée tardive entre deux peuples dont l'un n'avait pas encore de civilisation, tandis que l'autre avait oublié la sienne. Cependant Pulawski ne cessait d'envoyer courrier sur courrier à Zaremba, en le conju-rant,sur tout ce qu'il y a de sacré entre patriotes et entre soldats, d'arriver au secours de la place avec le contingent de la Grande-Pologne. Zaremba répondit d'abord que Renn lui donnait assez de besogne dans la Poznanie; puis, lorsque ses inexplicables hésitations eurent découragé et réduit presque de moitié cette magnifique confédération, le régimentaire déclara qu'il lui fallait avant tout rétablir sa discipline et son effectif, et qu'à cet effet il avait jugé nécessaire de la disperser en quartiers d'hiver le long de la frontière de Silésie. Néanmoins, dans les premiers jours de février, il parut prêt à céder au cri de la Pologne entière. Ce repentir simulé, ruse d'un homme déloyal qui ne cherchait qu'à exploiter le désastre des siens au profit de ses arrangements personnels, jeta la dernière exaspération parmi les Russes. Les trois généraux ennemis décidèrent qu'on livrerait un assaut désespéré avant l'arrivée de ce nouvel ennemi, malgré le mauvais succès de toutes les attaques de vive force dont on avait jusqu'alors alterné le bombardement. Cette résolution prise, le feu cessa, l'infanterie russe sortit de ses retranchements ; la cavalerie, sans en excepter les cuirassiers, mit pied à terre, et trois mille huit cents Moscovites, restés des six mille qui avaient ouvert le siège, se rangèrent en silence, par une nuit sombre, glacée, venteuse, derrière quelques abris que le canon des deux partis avait épargnés. Un millier de paysans, les dybyixux pieds et la baïonnette dans les reins, portaient devant eux de longues échelles d'escalade qu'on devait suspendre à la fois à tous les flancs de ce nid d'aigles. Pulawski, qui avait des espions jusque parmi la valetaille des officiers russes, apprit la nuit même et les desseins de l'ennemi et les appréhensions qui l'avaient déterminé à cette témérité. Aussitôt il descend dans les montagnes par le chemin de Klobuck, où sa cavalerie se tenait toujours prête, et il lui commande de se jeter entre la chapelle de Sainte-Barbe et une saillie appelée aujourd'hui Klarcnberg, comme l'eussent fait les contingents de la Grande-Pologne arrivant le long de la frontière de la Silésie. Lui-même revient, se met à la tête de sa fidèle garnison et débouche comme un ouragan sur les assiégeants aux cris retentissants de Zaremba ! Zaremba ! Grande Pologne ! Tout cela fondit sur les Russes immobiles, à travers les ténèbres, la neige et le rugissement «l'une tourmente effroyable. Les assiégeants ne doutèrent pas un instant que toute la confédération de l'ouest ne fût sur leur flanc droit. Pardevant, les paysans qui portaient les échelles tombaient déjà par centaines, victimes d'une lamentable méprise. Alors aussi arriva la cavalerie des confédérés, sabrant et foulant la gauche de l'armée russe. On ne sait où se fût arrêté ce massacre si les malheureux serfs qui servaient de rempart à l'ennemi ne l'eussent gêné et suspendu. Le jour naissant éclaira les colonnes russes, entourées, stupéfaites et sans mouvement, à l'embranchement des routes de Slara-Czenstoehowa et de Kruszyn. Les confédérés, de leur côté, errant dans le pins grand désordre au milieu de huit cents morts et blessés , se hâtèrent de réoccuper leurs postes avant que l'ennemi pût compter leur petit nombre. En cet instant difficile, les Russes se montrèrent dans toute la force de ce courage dur, inepte et glacé qu'ils ont emprunté à leur climat et à leur servitude. Pas un mot ne fut changé à l'ordre de la veille, comme si, chez ces redoutablesautomates, les volontés d'un général n'admissent l'intervention d'aucune puissance terrestre. D'ailleurs,s'ils venaient de perdre cinq cents hommes et tous les privilèges d'une surprise nocturne, en revanche,ils avaient gagné la certitude de l'absence de Zaremba. Ils s'avancèrent donc de nouveau sous la place, en plein jour, bravant une grêle de balles et de boulets, et faisant aussi tranquillement leurs préparatifs d'escalade que si les désastres de la nuit n'en eussent pas modifié l'opportunité. On raconte même que le prince Galitzine effaça celle nuit du calendrier de leur vie, et que défense fut faite aux soldats de s'en souvenir. Excepté un détachement placé au nord pour contenir la cavalerie confédérée, tout ce qui restait de l'armée russe enveloppa la place de tous côtés et dressa ses échelles contre les murs , sous une pluie verticale de pierres, de balles, de poutres, de matières enflammées. Alors la garnison eut son moment d'abattement et de terreur profonde. Elle était affamée, réduite de moitié, presque nue par un froid de vingt-deux degrés, et elle voyait se dresser contre elle, comme les flots de la marée montante, de gigantesques machines vivantes, remuantes, parfois rugissant à l'unisson cet épouvantable hourra des Slavo-Tartares qui a soumis aux czars la septième partie du globe, parfois muettes de ce mutisme militaire qui précède un dernier assaut. Quand un de ces énormes mille-pattes venait à rouler dans l'abîme, un antre se cabrait aussitôt lentement à sa place. Au lieu des cris et des râles que l'imminence de la mort arrache aux soldats de tous les pays, dit un témoin oculaire, on entendait ces sombres fantassins déjà inclinés vers le sol, piétiner encore en cadence sur les échelons de leur parquet fuyant, comme s'ils se crussent obligés d'entrer même au tombeau en emboîtant le pas. Ceux qui arrivèrent les premiers presque à la cime des murailles furent les cuirassiers du régiment impérial, hommes d'élite, la plupart Gourlandais, et que leurs carapaces de cuir bouilli et d'acier trempé rendaient invulnérables à la poix bouillante, au plomb et à la pierre. Quatre doubles et immenses échelles, portant chacune cent de ces hippopotames, s'étaient comme soudées au mur par le poids même de leur fardeau et résistaient aux leviers et aux crocs des assiégés. Des duels féroces s'engageaient déjà au bord des mâchicoulis, lorsque l'une de ces échelles, ens'écroulant d'elle-même , fracassa la plus voisine; d'autres furenlrcnverséesou balayées pard'énormespou-tres. Enfin la plupart, n'atteignant pas les deux tiers de la hauteur des murs, elles livrèrent tous ceux qui y étaient montés à un massacre facile et effroyable. Deux mille, c'est-à-dire les deux tiers des assiégeants, avaient déjà péri à ce jeu infernal, lorsque le détachement qui jusqu'alors avait contenu, avec une rare persistance, la cavalerie confédérée , sur les chemins de Kruszyn et de Klobuck, fut culbuté à son tour par une charge à fond du colonel Radzyminski. Le général Souwarow et le prince Galitzine n'eurent que le temps de se décider à la retraite avec quelques lambeaux de bataillons. Drewitz s'était de bonne heure enfui avec la réserve derrière la chapelle de Sainte-Barbe. Tous les | trois curent une peine infinie à rallier dans la ! nuit un millier d'éclopés, à Stara-Czcnsto-i chowa et derrière la Warta. C'était là tout ; ce qui restait des six mille hommes amenés un mois auparavant sous la place. C'était le plus sérieux , le plus sanglant affront que les armes russes eussent essuyé en Pologne depuis le commencement de la guerre; mais le siège avait tellement épuisé la garnison et décimé la cavalerie des confédérés qu'il fut impossible à Pulawski d'empêcher l'évacuation des batteries de l'ennemi ni de poursuivre les débris de son infanterie au delà de la Warta. Il y a d'ailleurs de ces triomphes inespérés que les courages les plus audacieux hésitent à couronner, de peur d'impatienter le destin. L'influence morale de cette résistance fut incalculable. En termes purement militaires, ce beau fait d'armes n'apportait aux républicains que la conservation d'un château fort et la destruction d'une de ces mille petites armées dont la Russie n'avait pas coutume de compter les revers; mais les guerres nationales , d'une nature essentiellement complexe, triomphent souvent par ces accidents secondaires dont la grande stratégie dédaigne et ignore l'équation. On ne saurait jamais estimer ce que la perte ou la conservation d'un pont, d'une ruine, d'un bois, d'une église, d'une simple salle de délibérations, ont introduit d'éléments clans les vicissitudes des luttes révolutionnaires. La victoire de Pulawski fut de ce genre-là ; elle répandit par toute la république un sentiment de fierté et d'espoir que ses résultats constatent, mais n'expliquent pas. Les ressources en munitions, en argent, en artillerie, qu'il avait fallu jusqu'alors conquérir ou mendier au jour le jour, semblèrent accourir au-devant de cette forte confiance dans l'avenir, sur laquelle la fortune ne refuse jamais de placer ses capitaux. La Généralité y gagna un nouveau degré d'autorité. Dumouriez profita avec à-propos de l'allégresse publique pour régulariser la répartition des commandements et le concours des opérations. Une espèce de plan général, fondé sur les événements mêmes, chercha à embrasser dans ses intentions toute la campagne de 1771. Zaremba, qu'il était impossible de contrôler, fut laissé à la tête des palatinats de la Grande-Pologne et de la Prusse, avec les titres réunis de maréchal et de régimentaire de ces provinces. Le commandement militaire de Pulawski fut étendu à toutes les provinces comprises sous la dénomination de Petite Pologne : Mazovie, Podlachie, Lublinie, Sandomirie, Cracovie et Russie-Rohge. Les expéditions de Kossakowski et de Sawa, en Litvanie , devaient rattacher de nouveau celte vaste province au système de l'universalité confédérée. On comptait la soumettre au maréchalat du prince Oginski, commandant le peu de troupes régulières que l'ombrageuse défiance des Russes permît au roi d'y entretenir. Toutes les provinces du sud-est, enfin, assoupies sur leurs affreux désastres de 17C8 et de 1769 , restèrent abandonnées aux tentatives de la légion réfugiée en Moldavie avec Potoçki et Krasinski. Les forts de Tyniec , de Bolbreck, de Landskorona, les postes des montagnes et les compagnies d'ordonnance qu'on put organiser autour de la Généralité, quoique relevant de l'autorité supérieure de Pulawski, formèrent un département spécial sous les ordres de Walewski, de Mionczynski et de Dumouriez. 11 en était à peu près de même pour les confédérations de Zakroczym, de Wyszogrod, de Blonie, de Czersk, figurant, dansl'ensemble de l'insurrection, comme rayonnement immédiat de Warsovie , et comprises à ce titre dans le maréchalat nominal de la Petite-Pologne, mais formant en réalité une agrégation indépendante sous les vigoureux caprices de Zakrze-wski, de Tressenberg et de Sawa. Il est vrai que la valeur fabuleuse et la singulière habileté de ce dernier, le rendaient digne de ce commandement exceptionnel. Son nom, célèbre parmi les Cosaques, avait retenti en Pologne accompagné de toutes les préventions et de toutes les défiances que deux cents ans de perfidies et de massacres réciproques avaient jetées comme un abîme infranchissable entre des tyrans humiliés et des esclaves révoltés. Il avait fallu, à ce Sertorius slave, déployer plus de grandes qualités pour se faire seule-i ment tolérer au milieu de ses anciens maîtres, qu'il n'en eût fallu affecter à chacun de ceux-ci pour devenir un géant. Eh bien, ce fils de Cham, j comme l'appelaient les gentilshommes qui tenaient son étrier, était parvenu par l'ascendant de son opiniâtre dévouement, au marécha j lat d'une province, à la domination absolue de j tout ce qui l'approchait, à une renommée tel-| lementéclatanleenfinquecelledePulawsktlui-| même ne pouvait se mesurer avec elleque sou-tenue par les faveurs de l'arnour-propre nalio- bah Le cadre de ce précis historique nous empêche d'accorder à ce magnifique roman l'horizon que lui a réellement conquis l'épée de son héros; mais il suffira peut-être, pour en donner une idée, de rappeler qu'il tint les Russes de Varsovie en haleine pendant dix-huit mois, n'ayant jamais sous la main plus de mille cavaliers. C'est avec cette poignée de coureurs qu'il anéantit Irois divisions envoyées successivement contre lui, enleva, dans l'espace de quatre mois , deux caisses, cent chariots, quarante officiers, quinze pièces de canon , plusieurs drapeaux, et un nombre si considérable de prisonniers que, ne sachant qu'en faire , il en échangea un jour jusqu'à deux cents contre un simple ïowarzysz. C'était l'impétueuse bravoure des Polonais unie à la patiente ténacité des hommes de l'Ukraine. Sa mort héroïque, dont nous aurons à parler bientôt, porta un coup irréparable à la confédération. Lorsque Dumouriez parvint à naturaliser ses idées d'ordre et d'ensemble parmi ces éléments si longtemps privés de toute cohésion, les républicains, comme on le voit, étaient déjà vainqueurs sur tous les points. Les Russes ne possédaient plus, sur toute l'étendue de la Grande et de la Petite Pologne,que Varsovie, Cracovie et Posen. Encore dans ces deux dernières villes éfaient-ils littéralement investis. En revanche ils gouvernaient militairement les villes de la Basse-Vistule, les provinces Russiennes et la Litvanie; maisl'cxpédition concertéecontreeux dans cette dernière province, portait en soi, comme conséquence inévitable, l'évacuation de Varsovie où ils ne se soutenaient qu'à force de remplissage égoutté périodiquement, péniblement et en petite quantité à travers ces palatinats septentrionaux. On évalue les forces dont disposait Weirmarn dans la Pologne tout entière, à l'époque où il remit son commandement entre les mains du général Bibikow, c'est-à-dire dans le courant de 1771, à trente et un mille hommes. Quatre-vingt-dix-huit mille hommes y étaient entrés depuis trois ans à dif férentes reprises; la guerre de Turquie en avait détourné vingt mille à peu près; plus de quarante mille avaient donc péri dans celte lutte acharnée, et la dernière attitude des confédérés était loin, comme nous le voyons, de donner aux oppresseurs une chance quelcon- que de succès. Et cependant, lorsqu'on veut estimer la puissance de la république confédérée avec les mesures qu'on se forme aujourd'hui à l'aide de supputations sommaires et palpables, on est tout surpris de ne jamais trouver sous ses drapeaux que huit, dix ou tout au plus douze mille hommes qui méritent le nom de soldats; tant il y a loin encore du plus petit Etat constitué , unanime, reconnu dans ses passions intelligentes, à une nation entière trahie par son autorité suprême et réduite à se prendre ses propres villes, à piller ses propres ressources, à tirer parti de ses désastres. Néanmoins à mesure que l'aurore d'un dénouement moins incertain perçait celle grande et lamentable histoire, la déclaration de l'interrègne, voyageant d'abord timidement, comme un simple mot d'ordre de la Moldavie à Epé-riès, et de là dans quelques camps privilégiés, se répandait chaque jour plus sonore et plus populaire. Enfin Ignace Bohusz , secrétaire de la Généralité, homme d'une opiniâtre intelligence , décida l'assemblée à revêtir celle circulaire confidentielle de tous les caractères de la souveraineté , et à la publier dans les palatinats, à l'étranger et à Varsovie même sons forme de décret national. L'acte, signé par tous les membres de l'assemblée, dé elaraitle trône vacant, accusait Stanislas-Auguste d'usurpation de titre, et le mandait en personne au tribunal de la Généralité, sous peine d'être jugé par contumace et mis hors la loi. Cet acte manquait au manifeste des premiers confédérés et en était le complément nécessaire. Il exerça les influences les plus contradictoires sur les destinées de la confédération et de la république tout entière , bien que sa promulgation officielle ne changeât absolument rien au fond des hostilités acharnées qui depuis six années séparaient la faction russo-royale des intérêts nationaux. Pulawski et tous ceux qui touchaient de plus près à la Généralité, avaient déjà publié cet acte avec la plus haute assurance , et l'avaient placé en tête de tous leurs manifestes. Un délégué, nommé Strawinski, accompagné de témoins, alla à Varsovie, et eut à la fois l'audace d'en remettre une copie aux mains propres du roi, et le bonheur d'échapper a toute recherche. De tous les maréchaux, Zaremba seul jugea téméraire et inopportun de proclamer la déchéance de Stanislas-Auguste. Nous comprenons déjà combien ses vues personnelles s'y opposaient. 11 fut en outre soutenu dans sa résolution négative par l'opinion presque unanime de ses offi ciers qui, tout en considérant Poniatowski comme l'ennemi le plus dangereux de la république, ne pensaientpas que quelques paroles de plus, ajoutées au haut d'un chiffon de papier, compensassent, par leur retentissement toutes les haines et toutes les ambitions qu'elles pouvaient soulever. Il semblerait en effet que le seul moment convenable pour une pareille manifestation fût le lendemain de l'entrée dans Varsovie de vingt mille confédérés, sérieusement victorieux de l'armée russe. Mais la Généralité et la plupart des maréchaux armés répondaient à cette objection que, pour chasser les Russes, il fallait insurger la nation tout entière contre leur satellite, et qu'on ne pouvait opérer cette révolution qu'en déclarant légalement ce satellite déchu de la couronne et de ses droits de citoyen. Au fond , ces deux avis différents ne changeaient rien à la nalure et aux chances de la guerre. Les desseins des cours spoliatrices, déjà suspendus, comme un arrêt fatal, sur l'infortunée république, étaient entièrement indépendants de cette formalité. Quant à Poniatowski, il en éprouva beaucoup plus de chagrin et de fureur qu'on ne devait en attendre de «on apparente insouciance, durant tant d'humiliations et de revers; car moins ce parvenu royal se sentait fait pour porter le noble fardeau du pouvoir, plus il en aimait la misérable majesté. Sa rancune, qu'il avait couverte jusqu'alors d'une hypocrite clémence, parut éclater avec rage. Il ordonna aux régiments de la couronne, qui, depuis lesaffaires de Berdyczew et de Bar, n'avaient plus tiré l'épée contre les confédérés, de rentrer en campagne et de se joindre partout aux troupes de la czarine. Braneeki, qui ne cessait depuis deux ans de solliciter cet ordre fratricide, se mit avec joie à la tête de cette faible mais brillante armée et courut d'abord en Litvanie arrêter les progrès de Sawa. Cette péripétie correspondait au rappel de i Wolkonski et à l'arrivée de Saldern à Varsovie. Stanislas-Auguste, habitué au terrorisme sanguinaire et effronté de Repnine, ne pou- j vait pardonner à la paresseuse mansuétude de ] Wolkonski de laisser peser sur la royauté une si large part d'impopularité et d'inquiétude. L'ambassadeur effrayé des ruines et des hécatombes que lui avait léguées son prédécesseur, avait, dans son indolenl embarras, conçu le projet honnête, mais chimérique, cle réconcilier le roi avec la confédération. Il s'était trouvé secondé dans celte illusion par tous les débris des factions russo - royale, russo-sénatoriale , russo-réformatrice, qui, fatiguées de leurs stériles méfails , désenchantées au milieu de leurs lâches triomphes, vieillies d'un siècle dès le lendemain de leur naissance, désiraient en finir à tout prix avec cet état d'alarmes et de remords qui les faisait régner dans le désert. Le primat qui avait systématisé les rages de Repnine , les Czartoryski qui avaient introduit l'ennemi au foyer, tous ces sénateurs de la diète de 1767 qui avaient livré la patrie au contrôle déclaré de Pétersbourg, imaginèrent naïvement, pour racheter toutes leurs turpitudes, de se réfugier dans je ne sais quelle congrégation repentante appelée VUnion patriotique. Wolkonski leur proposa de tenter avec ces éléments factices et ridicules une contre-confédération dont le roi deviendrait le maréchal et qui, en faisant appel à îa nation, formerait schisme à l'égard de la Généralité.Ce plan à la fois très-perfide et très-vulgaire fut agréé à Saint-Pétersbourg; mais Stanislas-Auguste, qui, au milieu de son inexplicable neutralité et de ses distractions affectées, ne manquait point de cette pénétration égoïste à laquelle n'échappent que les choses nobles et grandes, comprit tout de suite que les Russes avaient enfin résolu de le compromettre sans merci pour l'immoler sans embarras. Il était tombé à ce degré de misère où tout mouvement est un danger, chaque parole une condamnation. Mieux valait Repnine, mieux valait Karr, mieux valait, Drewitz ou Saldern, que ce vieux courtisan aux manières de procureusc qui menaçait de troubler l'inabordable obscurité oùsétait blotti l'infortuné. Il demanda donc avec détresse le rappel de Wolkonski, et supplia son impératrice de lui envoyer un de ces hardis et féroces forbans qui, attirant à eux toute la colère des nations, couvrent du moins de leur audace ce qu'ils oppriment de leur vouloir. On lui octroya Saldern , faussaire et prévaricateur mélancolique , qui mettait une épouvantable solennité dans les vices les plus bas; cet ancien médiateur entre Stanislas-Auguste. Repnine, les Czartoryski et le roi de Prusse, aussi immoral qu'eux tous, mais beaucoup plus fin, puisque envoyé, à ce qu'ils croyaient, pour les réconcilier, il les avait rendus ennemis mortels les uns des autres à la grande satisfaction de Catherine. La révocation de Wolkonski amena le retour de toutes les monstruosités dont l'ambassade de Repnine avait inquiété même les cabinets les plus hostiles à la république. Les confédérés, de nouveau traités,'dans les proclamations russes, de brigands, de voleurs de grands chemins, d'assassins mis hors la loi, retombèrent, comme au temps de Repnine, sous le bon plaisir du bourreau. D'après Saldern, quiconque ne venait pas faire sa soumission à Varsovie était confédéré. Or , il y avait cette différence entre le régime de Repnine et celui de Saldern, entre la tyrannie perfide du Tartare et la tyrannie dogmatique du Holstenois, qu'au temps du premier la confédération n'était encore qu'une héroïque exception, tandis qu'aujourd'hui c'était toute la république active. Jamais proconsul n'avait osé donner à ses paradoxes une portée plus sanguinaire; mais par une contradiction que l'indéchiffrable hypocrisie du cabinet de Saint-Pétersbourg saurait seule expliquer, le nouvel ambassadeur était chargé de mettre à exécution le plan pacificateur du ministre disgracié. Ses instructions portaient qu'il s'abouchât avec VUnion patriotique, ne laissât aux troupes russes qu'un rôle passif, et employât toute son adresse à dissoudre ia résistance nationale par des mesures séduisantes et corruptrices. Au reste, soit que ces instructions n'eussent d'autre but que d'endormir l'exaspération de la république et de ses alliés contre Catherine, soit qu'on se fût réellement trompé d'instrument, Saldern n'eut rien de plus à cœur que de soulever contre soi, non-seulement l'exécration des confédérés, mais encore l'aversion de ses propres esclaves et jusqu'au dédain de ses subalternes. Le primat, que n'avaient découragé ni l'insolence de Repnine, ni l'abandon public, ni la haine de Stanislas-Auguste, ne put supporter les fureurs ingrates du nouvel ambassadeur, et se retira dans ses terres. La plupart des sénateurs, qui avaient vécu avec tant d'orages , parlementé avec les confédérés, usé de ruse avec Wolkonski, d'égards avec Weimarn, de résignation avec ceux qui les avaient devinés et d'effronterie avec ceux qui voulaient bien encore respecter en eux un reste de majesté législative, se trouvèrent déconcertés par les emportements imprévus de cet insensé qui semblait s'indigner de ce que la raison humaine ne se pliât pas au despotisme de ses absurdes caprices. Tantôt il reprochait aux Varsoviens leur criminelle froideur pour ce qu'il osait appeler les intérêts de l'Etat; une autre fois il leur défendait sous peine du fouet et de la Sibérie de s'entretenir de politique. Les Russes eux-mêmes, honteux de sa folie, fuyaient sa rencontre et éludaient ses ordres, certains d'être également blâmés et dénoncés à leur cour pour ce qu'ils exécuteraient et pour ce qu'ils n'exécuteraient pas. Weimarn, homme de sens et doué de toute l'équité que comportait sa nature d'aventurier cherchant fortune, se révolta de n'être, sous ce séide, qu'un valet de bourreau. Il demanda son rappel. Le général Bibikow,envoyé à sa place, en conçut encore plus d'horreur. L'anarchie la plus scandaleuse se mit parmi les oppresseurs, et sans le fatal contrat de partage qui vint dominer ce désordre subalterne, les Russes, comme nous allons le voir, eussent évacué la république, faute de savoir à qui obéir, au plus fort de leurs revers. Sawa n'avait pas attendu la fin de l'hiver pour se porter en Litvanie, selon le plan général convenu pour l'année suivante. Instruit que Kossakowski s'y rendait de son côté par les provinces Prussiennes, il réunit deux mille cavaliers à l'embouchure de la Narew, et, remontant la vallée du Bug, il arriva dans les derniers jours de décembre sous Brzesc-Litewski. Tout ce qu'il rencontra de Russes sur son passage furent dispersés au loin, comme au temps où Pulawski avait pénétré pour la première fois dans ces contrées. Les Litvaniens accueillirent ce nouveau libérateur avec l'enthousiasme facile et inconstant qu'ils avaient coutume d'accorder à tout éclair d'affranchissement. Mais cette fois-ci ce n'était plus une excursion d'essai , tentée au hasard ; c'était une expédition coordonnée avec tout ce qu'il avait été possible de prévoir de plus favorable à son issue. Le jeune prince Oginski, commandant pour le roi en Litvanie, avait donné son accession secrète à la confédération. C'est à ce titre que la Généralité lui envoyait Sawa et Kossakowski. La réunion de ces trois corps promettait une armée de cinq mille hommes et de vingt pièces de canon, sous des chefs redoutables k la fois par leur expérience et par leur crédit. Le roi avait expédié k la vérité Braneeki a vecles régiments de lacouronne pour surveiller le prince et déjouer ce concert, le plus menaçant qui se fût ourdi depuis le commencement de la guerre; mais la vénalité du général royal et l'ascendant d'Oginski permettaient de croire que le premier se laisserait corrompre ou étourdir. On était d'ailleurs tellement habitué k la défection de celte sorte de troupes que les officiers royaux avaient autant de crainte à les employer contre les confédérés que ceux-ci en avaient peu k les rencontrer. Cette présomption perdit tout. Braneeki, profitant avec une sagacité infernale de l'erreur où les confédérés étaient k son égard, enveloppa k l'improvisle le camp de Sawa sur le Bug, et faillit tailler en pièces cette malheureuse division. Les confédérés, surpris, dissipés, poursuivis jusqu'à la Vistule, ne se rallièrent que sur la rive gauche de ce lleuve. Sawa, défait pour la première fois, conduisit les débris de son corps à Czentochowa. C'était à l'instant où cette forteresse, délivrée d'un siège meurtrier, servait de métropole et de place d'armes à toute l'insurrection. Pulawski répara avec empressement ce désastre et envoya son vaillant compagnon reprendre ses anciens postes de Wyszogrod et de Zakroczym, dans les îles de la Vistule, au nord-ouest de Varsovie. Sawa, à peine rétabli dans son aire favorite, rendit avec usure, aux colonels Szuba et Ritter, expédiés contre lui, la leçon qu'il avait reçue de Braneeki ; mais cette expédition de Litvanie, sur les succès de laquelle le conseil-général avait fondé de si vastes et de si légitimes espérances, paraissait entièrement compromise. On n'avait point de nouvelles de Kossakowski aventuré à la tête de quelques centaines de cavaliers dans des provinces presque hostiles à la confédération. Oginski altéré de la déconfiture de Sawa, et cerné de tous cotés par les Russes, au fond de la Litvanie, crut beau- coup hasarder, en prononçant la destitution de Braneeki, pour avoir osé, sans consulter son supérieur, attaquer desgentilshommesarrnés dans , la'défense de leur vie et de leur fortune. C'é-I tait, de la part d'Oginski, un de ces actes de [ courage civique, dont les Polonais d'alors ! aimaient à faire parade et qui suppléaient si mal à la résolution militaire. On se demande vraiment comment ce jeune el intéressant magnat, qui s'exposait avec lantde naïveté à la Sibérie, n'eut pas dès alors l'audace à la fois beaucoup moins étonnante et beaucoup plus utile de courir sus aux Moscovites avec ses deux mille hommes et ses vingt pièces de canon? Une quatrième campagne, engagée avec acharnement contre la confédération de la Petite-Pologne, laissa pendant quelques mois les affaires de la Litvanie en suspens. Mécontent de l'inhabile conduite de Drewitz devant Czenstochowa, et affectant une sévère indignation envers le bourreau et l'incendiaire de tant de contrées, Weimarn le retint en manière de disgrâce k Varsovie et remit au général Suwarow l'espèce de suprématie executive qu'avait exercée longtemps le premier sur tous les commandements secondaires. Suwarow employa les mois de février et de mars 1771 k se composer une armée de cinq k six mille hommes, envoya dans les premiers jours d'avril recueillir les colonnes de Szuba et de Ritter, presque anéanties dans deux combats que venait de leur livrer Sawa à Wyszogrod et k Do-brzyn; puis, ayant détaché le colonel Salmon, avec deux mille hommes, pour observer et contenir celui-ci sur la Basse-Vistule, il fit mine de s'avancer lui-même vers Cracovie contre les forces réunies de Pulawski. Un grand désastre venait de frapper la confédération. La révocation du ministre Choiseul, le 24 décembre 1770, venait de renverser en un instant le laborieux échafaudage d'alliance que les efforts des républicains avaient élevé sur les intelligences de la France, de la Pologne et de la Turquie. C'est du moins l'opinion unanime des nombreux panégyristes de cet homme d'Etat. Ce qu'il y a de certain c'est que l'insouciance et l'ineptie du nouveau ministère français allaient livrer les intérêts communs de la France et de la Pologne aux caprices de l'Autriche. Un mouvement général parmi les troupes autrichiennes et prussien- «es, sur les frontières du sud et de l'ouest, trahissait déjà l'inique résolution des cours conjurées, résolution dont l'effet, d'après toute apparence, n'avait été suspendu que par les gênantes indécisions de la France. Quoique, dès le 28 juillet 1770, l'Autriche eût déclaré ses prétentions sur la starostie de Spiz (Zips), et que cette terre eût été militairement envahie par les Impériaux le 29 novembre de la même année, les confédérés, exclus des congrès européens, ignorèrent jusqu'à l'exécution définitive du démembrement toute l'étendue du danger qui pesait sur la république. Au commencement de 1771, ces infortunés étaient loin de soupçonner la portée de la révolution ministérielle qui venait de s'opérer dans la chambre à coucher de la favorite Dubarry, et ils n'en éprouvaient encore d'autre contrariété qu'un amoindrissement de revenu et d'influence morale. Dumouriez, voulant se rendre absolument nécessaire, malgré la chute du pouvoir qui l'avait délégué, redoubla d'activité en raison de son impuissance. De banquier et de commissaire qu'il avait été jusqu'alors, il se fit régent, quartier-maître,généralissime, c'est-à-dire précisément tout ce que la confédération n'avait pas besoin qu'il fût. Cependant la déférence que l'empire des idées françaisesavait depuis longtemps introduite, dans les conseils de la république, pour toutce qui venait de là-bas, ne se démentit pas à l'égard de l'agent du ministre disgracié, et lui assura un ascendant dont il ne sut tirer qu'un médiocre parti. Il commença par convoquer tous les commandants militaires à Bielsk, où, le 11 avril, se tint un grand conseil. Excepte Sawa, occupé à battre successivement les colonnes russes échelonnées le long de la Vistule depuis Thorn jusqu'à Varsovie, tous les chefs de quelque renom s'y trouvèrent, et concertèrent avec Dumouriez un nouveau plan d'opérations appuyé sur le développement des montagnes et des postes retranchés de l'ouest et du sud, depuis la Silésie jusqu'aux salines de Bochnia. Zaremba devait, comme par le passé, occuper et disputer IaKalisie, la Poznanie et la Prusse polonaise; Pulawski, attirer à soi Sawa et couvrir Czenstochowa, la Cracovie et la Mazovie. Derrière cette résistance, Sziitz,Waleski et Mionczynski devaient compléter les défenses des châteaux de Bobrek, Landskorona, Tyniec, investir Cra-tome ni. covie, et organiser entre la Vistule et les montagnes une armée de réserve à l'aide d'officiers et d'ingénieurs français attirés en Pologne par les soins de Dumouriez. Ce dernier conservait une sorte de contrôle supérieur sur les opérations, et devait, aussitôt l'ennemi de nouveau refoulé sur Varsovie, introniser la Généralité soit à Oswiencim, soit k Cracovie. Tous ces mouvements sous-entendaient une insurrection diversive et simultanée en Litvanie, ce qui enveloppait en perspective l'armée russe dans un triangle mortel, et achevait ce qu'une résistance de trois ans semblait avoir largement et chèrement préparé. Cette combinaison , en apparence très-ambitieuse, ne dépassait réellementpas la force et les moyens conquis par les succès passés. L'effectif total des divisions républicaines, au commencement de 17 7 i, en y comprenant toutes les forces réparties sous Zaremba, dans la Grande-Pologne; sous Sawa, le long de la Vistule; sous Pulawski, dans la Cracovie; sousWaleski et Mionczynski, dans la Russie-Rouge, et sous Kossakowski et Oginski en Litvanie, ne pouvait pas être évalué à moins de vingt mille hommes et de soixante-dix pièces de canon, la plupart de rempart, défendant les abords de six places inexpugnables. La moitié de ces troupes étaient parfaitement exercées, commandées et aguerries comme détachements on garnisons isolés ; mais il n'existait aucun accord entre elles pour les combinaisons décisives; et ce vice constitutif était du nombre de ceux auxquels rien ne saurait suppléer, sinon un vice analogue chez l'ennemi. Or, VVeymarn ne s'aveuglait nullement sur les embarras de son commandement. Il lui restait en tout vingt-cinq mille hommes exténués et disséminés dans une étendue incalculable. A la suite de la destruction des petites armées de Renn, de Drewitz et du prince Galitzine autour de Posen, sous Czenstochowa et dans les montagnes du sud, il en écrivit franchement à sa cour, et réclama de prompts renforts, menaçant d'abandonner entièrement les provinces et de concentrer toutes ses forces à Varsovie. Mais la guerre de Turquie,qui traînait eu longueur, et qui, de concert avec la peste, dévorait, les dernières ressources de l'empire, ne permettait de distraire à son secours aucune force considérable, i Dans cette extrême détresse, il fut question 168 d'embaucher cinq ou six mille Arnautes en Albanie, et de leur livrer pour proie les provinces méridionales de la république, comme on l'avait déjà fait deux ans auparavant à l'égard des Haïdamacks. En attendant ces dignes auxiliaires, il fallut employer, non sans dépit et répugnance, cette armée royale que la promulgation de l'interrègne venait de tirer de sa prudente neutralité, pour Ja livrer aux séductions de la fraternité nationale. Le cabinet de Saint-Pétersbourg, en remplaçant Wolkonski par Saldern, en était à ses derniers expédients, et fa preuve en est dans ces inexplicables restrie-lions , dans ces involontaires déférences auxquelles cet homme féroce se trouvait condamné par son cabinet et dont nous avons parlé plus haut. La Russie abandonnait décidément la par-f ie. L'anarchique opiniâtreté d'une nation trahie par son roi, délaissée par ses alliés, privée des éléments les plus grossiers, les plus indispensables de toute définition politique , allait donc enfin triompher de celte autre opiniâtreté despotique, impénétrable dans ses desseins, infinie flans sa puissance, indomptable dans ses appétits, irrésistible dans ses revers mômes, qui constitue le secret d'Etat et la condition vitale do l'empire ezarien. «Abandonnez, écrivait Catherine à Saldern, les prétentions des dissidents; consentez à la constitution proposée par les évoques et les confédérés; laissez restreindre Je pouvoir royal; relirez le contrôle de la Russie : si à ce prix vous réconciliez le roi avec la nation et assurez au premier la conservation de sa couronne, vous aurez fait encore un bon marché. » Pouvait-on avouer plus clairement sa défaite? Il est donc parfaitement avéré que les armes de la Russie, sans en excepter les médiocres succès de Souvarow pendant l'année dont il nous reste à raconter la campagne, ne furent absolument pour rien dans le premier partage. Il est incontestable qu'en 1771, sans l'exécrable attentat des trois puissances conjurées contre la république, cette confédération de Bar, dont un désastre inouï a assombri et étouffé jusqu'au souvenir; cette guerre de quatre ans, dont tous les héros, tous les champs de bataille, tous les trophées ont disparu dans une ingrate obscurité, pêle-mêle avec les grandes ruines de l'État, eût retenti dans l'histoire comme un de ces puissants héroïsmes qui, du même coup, I ennoblissent et sauvent les empires. Aquoi donc alors tient le mérite des choses humaines? Les premières nouvelles parvenues à Sou-warow en entrant en campagne, au mois d'avril, furent celles des deux victoires successives remportées par Sawa sur les colonnes russes échelonnées le long de la Vistule. Après cet exploit, Sawa , suivant les dispositions arrêtées par le conseil de guerre tenu récemment àBielsk, se miten marche de Dobrzyn vers Czenstochowa, pour rejoindre les divisions de Pulawski et de Zaremba. Il rencontra sur la rive gauche de la Vistule le colonel Salnion , détaché de la division Souvarow, le battit, et s'avançait triomphant à travers la Mazovie, lorsque le général russe, alarmé de ses progrès et concevant avec raison que la réunion des forces républicaines sous Czenstochowa lui porterait un coup irréparable, se retourna brusquement contre ce terrible partisan, lui coupa par une marche persévérante et habile tous les chemins du sud, et le rejeta «le nouveau sur la Basse-Vistule. Pendant ce temps , Galiztine guerroyait autour de Thorn avec les confédérations de la Prusse polonaise, Renn amusait Zaremba dans la Grande-Pologne , et Drewitz sortait de Varsovie pour observer et contenir Pulawski. Braneeki, de retour de Saint-Pétersbourg, où Stanislas-Augusle l'avait envoyé en mission, devait se porter avec les régiments royaux de l'est à l'ouest, et menaça Czenstochowa. Souvarow, ayant donné de cette façon le change à tous ses ennemis de l'ouest et du sud, put rallier Salmon et porter rapidement plus de cinq mille hommes de bonnes troupes contre Sawa, qui, de retraite en retraite, en remontant les marécages el les forêts de la Wkra, se trouva arrêté, dans la nuit du 25 au 26 avril, contre le défilé de Szrensk. L'inlré-pide partisan, rejeté avec un peu plus de deux mille cavaliers entre deux digues, résolut de forcer le passage en faisant volte-face. La lutte fut des plus acharnées et dura depuis six heures du matin jusqu'au coucher du soleil. Sawa reprit et perdit cinq fois la digue fatale, qui lui interdisait tout retour vers la vallée de la Vistule, reformant sans cesse sa cavalerie sous un feu meurtrier de mitraille et de mousqueteric. A la fin une patrouille lui donna connaissance j d'un passage latéral dans la direction de Pras-i nysz. Il refoula aussitôt avec ensemble et vi- gueur tout ce qui lui faisait obstacle de ce côté, et monta sur le toit d'une maison pour maîtriser les mouvements de sa colonne déjà victorieuse. A ce moment un biscaïen lui fracassa la jambe ; mais, voyant que cet accident funeste allait ralentir l'impétuosité d'une dernière charge, il se fit placer sur un brancard el porter au milieu des troupes, qui, de nouveau animées par ses ordres et sa présence, reprirent le dessus, renversèrent la droite ennemie et passèrent outre. La division fut ainsi sauvée, mais le précieux fardeau qu'elle escortait l'obligeant de s'arrêter à chaque pas, Sawa se fit déposer dans une forêt voisine de Prasnysz, et lui ordonna de continuer sans lui sa marche vers les îles boisées de la Vistule, où elle devait occuper ses refuges habituels. Ses affidés lui envoyèrent un chirurgien juif, qui, surpris et torturé par les cosaques, découvrit la retraite du héros et le livra au colonel Salmon. Celui-ci, disent les uns, traita son prisonnier avec magnanimité et l'entoura de soins ; mais Sawa, ne pouvant supporter une dette de reconnaissance envers un ennemi pour lequel il s'était lui même montré constamment impitoyable , arracha l'appareil de sa blessure, élargit ses plaies avec ses ongles, et expira le cinquième jour de sa détention. D'autres prétendent que Souvarow se le fit livrer par Salmon el le fit lâchement assassiner par un soldat, ce qui ne semblerait pas trop surprenant de la part du massacreur de Praga. Quoi qu'il en soit, cette perte fut irréparable pour la confédération. Sawa, combattant à la manière des anciens cosaques, aux traditions desquels il avait emprunté son génie à la fois rusé, audacieux et discret, n'avait souffert auprès de soi ni émule ni confident. Personne ne se trouva pour hériter de son commandement, et sa division, égarée dans les marécages delà Wkra dès le deuxième jour de sa retraite , fut aussitôt enveloppée et dispersée sans peine par la petite armée de Souvarow. La plupart rejoignirent peu à peu la division de Pulawski, mais la résistance systémalique et sausc esse renaissante qu'avaient éprouvée pendant deux ans, par la vallée de la Vistule, les sorties, les communications, toutes les manœuvres des Russes de Varsovie sur Thorn, et réciproquement, se dissipa pour ne plus se réorganiser. Les palalinals situés sur la droite de la moyenne Vistule furent ainsi à peu près soumis. Aussitôt la division de Sawa dispersée, Souvarow ramassa ses troupes et se rabattit avec célérité sur le sud, chassant sur son passage, à droite et à gauche de la Pilica, quelques bandes mobiles de la Siéradie, de la Sandomirie et de la Cracovie. 11 arriva sur la haute Vistule dans les premiers jours de mai, traversa ce fleuve, et pénétra hardiment au milieu des défenses préparées par les confédérés dans les montagnes- Pulawski venait à la fois de dissiper les investissements formés de nouveau par les Russes autour de Bobrek, d'Oswien-eirn et de Landskorona, et d'apprendre la défaite de Sawa. Au bruit de la marche imprévue et victorieuse de Souvarow, les chefs du sud se réunirent à Skawina, entre Oswieneim et Cracovie, pour délibérer sur le parti à prendre. Dumouriez élait parti pour Vienne, afin de sonder la politique de Kaunilz et d'en tirer quelque secours s'il y avait lieu. Le plan d'opérations convenu un mois auparavant, entre lui el les chefs polonais, parut manqué par la défaite de Sawa, mais plus encore par la répugnance obstinée de Zaremba à y coopérer. Le Régimentaire de la Grande-Pologne, prévenu déjà par ses agents du décret falal porté par Frédéric II contre la république , évitait plus que jamais des rencontres qui pus-seut le compromettre sans merci, el se conter; -lait de donner à ses troupes, toujours disséminées, un aspect de discipline gendarmière qui les fît paraître plutôt destinées à réprimer les désordres de l'insurrection qu'à comballre l'ennemi extérieur. Pour tenir cependant en vogue le prix de sa défection, il lui arrivait par caprice de tomber à l'improviste sur les délachements russes et de les tailler en pièces. Son bonheur militaire et la qualité de ses troupes lui donnaient en ceci une telle supériorité sur tontes les autres divisions, qu'il ne fut jamais vaincu et détruisit à lui seul, sans Je vouloir,autant d'ennemis que tous les autres chefs réunis. H semblait qu'il se défiât de sa force; mais son inaction n'en élait que plus coupable. Dans l'impossibilité de l'attirer eu deçà de Czenstochowa pour le faire agir de concert avec les divisions méridionales contre Souvarow, qui en approchait à marches forcées, le conseil réuni à Skawina fut obligé de changer les dispositions arrêtées à l'ouverture de cette campagne. Waleski opina pour une brusque offensive avec tout ce qu'on pouvait rassembler en trois jours de détachements et de garnisons, depuis Czenstochowa jusqu'à Cracovie. Pulawski, qui s'était arrangé un système particulier de feintes simulées avec retours offensifs autour des postes retranchés que l'ennemi avait la coutume d'investir, oublia qu'il n'avait plus affaire à Drewitz, mais à Souvarow, et proposa un plan tout différent. Pendant que Waleski arrêterait l'armée russe sous les portes de Landskorona, d'Osviencim et de Tyniec, fui, Pulawski, devait avec toute la cavalerie se glisser sur les revers de l'ennemi, l'isoler de Warsovie et l'enfermer entre la Vistule et Waleski. Cette manœuvre, qui avait réussi con-fre Drewitz, Àpraxime, Galitzine et les autres généraux ennemis, fut adoptée cl échoua devant l'activité et la perspicacité de Souvarow. Pulawski se mit de suite en marche avec trois ii quatre mille cavaliers et une dizaine de pièces de canon, par Bochnia, pour tourner la gauche de Souvarow qui, ayant traversé la Vis-lule près de Cracovie, à la tête de six mille hommes et de quinze pièces de canon, s'avançait droit sur Landskorona. Dans Pentrefaite, Dumouriez revenu de Vienne sans y avoir rien obtenu dans les intérêts de la confédération, voulut rappeler Pulawski. En même temps, Waleski se préparait à une résistance opiniâtre dans les montagnes,lorsque l'ennemi, tournant brusquement vers l'est, se porta avec toutes ses forces à la poursuite de Pulawski, l'isola tout à fait de Waleski et l'atteignit au passage des marais de la Baba. La cavalerie confédérée eut à peine traversé cette dangereuse rivière, que l'arrière-garde, escortant péniblement l'artillerie et les bagages, fut entourée et assaillie par douze cents cuirassiers, dragons et cosaques qui ouvraient la poursuite de Souvarow. Toute cette mauvaise artillerie tombe sans coup férir au pouvoir de l'ennemi. Mais Pulawski n'a pas plus tôt appris ce désastre qu'il se retourne, s'abat sur la cavalerie russe embourbée sur ses traces, la taille en pièces, lui reprend le parc compromis et repasse le marais. 11 ne s'arrête qu'à la vue de celte infanterie inébranlable, qui, d'après l'expression de Frédéric II, avait besoin, pour disparaître , d'être couchée par terre après qu'on l'avait tuée, j La nuit survint d'ailleurs et empêcha de vérifier sur place le bon mot du vaincu de Kuners-dorf. Pulawski, aussi persévérant dans ses résolutions que Souvarow l'était à les parer, ne se laissa pas séduire par l'appât d'un succès douteux, et continua son mouvement tournant vers Opatowiec et l'embouchure du Dunaiec. Dans celte manœuvre, tout consistait à gagner quelques marches sur lesRusses, et à passer sur la rive gauche de la Vistule sans être pressé de trop près ni surpris. Malheureusement l'ennemi avait tout prévu; le Dunaiec, la Wisloka et tous les petits affluents transversaux jusqu'au San, qui descendent des Carpates dans la Vistule à travers la Russie-Rouge, étaient barrés par des détachements peu considérables par eux-mêmes, mais suffisants pour entraver la marche des confédérés et donner chaque jour à Souvarow le temps d'arriver sur leur arrière-garde. En effet, Pulawski s'aperçul avec dépit et inquiétude qu'il était suivi sans relâche par Souvarow, ce qui annulait complètement l'action enveloppante sur laquelle avaient été fondés le concert et la pression concentrique des deux divisions républicaines. Une fois engagé dans ce jeu de barres , il fallait le poursuivre jusqu'au bout, sous peine d'accepter un combat dont les chances avaient été calculées suides données toutes différentes. Les passages du Dunaiec et de la Wisloka furenl forcés par les républicains, sans qu'ils pussent traverser la Vistule, tant Souvarow les serrait de près et les talonnait avec ardeur. Toutes les fois que Pulawski, impatienté de cette surveillance, faisait volte-face, Souvarow se repliait sur lui-même; mais à peine les confédérés avaient-ils repris leur course vers l'est qu'aussitôt l'infanterie ennemie arrivait sur leur trace aveu: cette infatigable exactitude que rien ne lasse, que rien ne déconcerte. Pulawski se trouva rejeté de la sorte, presque sans s'en apercevoir, jusque sur le San, à vingt milles de l'endroit où il eût été possible et utile de tourner un ennemi qui rnaintenantlc tournait lui même. Dans celte situation, la division de Pulawski, par trop éloignée des postes retranchés sur la Haute-Vistule, perdait tout foyer d'attraction. Pulawski conçut alors l'idée de tirer parti de ce fâcheux mécompte en soulevant les palatinats situés à la droite du San, sauf à revenir sur ses pas, si Souvarow, las enfin d'une poursuite exténuante, toute défensive, et désormais sans objet, venait à se rabattre sur Cracovie et les postes de l'ouest. Mais il paraît qu'en ceci encore Souvarow trompa la vigilance des confédérés avec autant de succès qu'il en avait mis à leur imposer la sienne. Tandis que Pulawski traverse au gué et à la nage la rivière du San, culbute une colonne qui accourt quelques minutes trop tard lui disputer ce passage , comme déjà il a culbuté les surveillances placées sur le Dunaiec et la Visloka , et qu'appelée par l'esprit des populations d'entre le San el le Bug, sa cavalerie s'aventure, leurrée par ce triomphe illusoire , jusqu'à la mauvaise forteresse de Zamosc, Souvarow quitte brusque ment ses traces et revient à marches forcées versCracovie et Landskorona.Cet habile retour aurait dû être aussi bien prévu par Dumouriez et Waleski qui en devinrent victimes, que par Pulawski sur lequel Dumouriez en rejeta toute la faute. L'unique moyen de tenir Souvarow constamment entre deux feux, c'était d'envoyer à sa poursuite les divisions de Waleski et de Mionczynski, inaclives sous Landskorona. Dumouriez trouva plus commode de reprocher à Pulawski sa marche excentrique. Mais il le fit en termes tellement blessants, que Pulawski , ayant reçu son message à Zamosc, résolut de se soustraire à ses inintelligents caprices et d'agir isolément. Cette funeste manie de disséminer les forces confédérées à chaque crise importante n'avait pas eu de conséquences graves contre des adversaires qui, eux-mêmes, avaient l'habitude de disperser sans cesse les leurs à la poursuite de chaque détachement, de chaque bande armée ou désarmée qui venait à surgir devantou derrière eux. Mais contre Souvarow, capitaine d'un véritable talent et d'une énergie qui ne se ralentissait jamais, esprit net et vigoureux , comprenant parfaitement que le véritable ennemi n'est jamais en deux lieux diffé rents, et qu'au jour des rencontres décisives tout ce qui se trouve en dehors d'un certain rayon n'a aucune influence, aucune action sur les événements sommaires; contre un homme qui ne poursuivait guère que ce qu'il était sûr d'atteindre, et n'atteignait jamais son ennemi sans l'écraser ou en être écrasé; contre un adver- saire pareil, toute cette tactique de harcelle-ments,d'embuscades, de retraites excentriques et d'attaques inachevées, perdait beaucoup de son aplomb et exposait chaque division isolée à une catastrophe infaillible, pour peu que toutes les autres n'accourussent aussitôt à son secours. C'est ce qui venait d'arriver à Sawa etdevait nécessairement arriver à Dumouriez. Dans la seconde quinzaine du mois de juin, pendant que Pulawski se refaisait à Zamosc, Souvarow était déjà de retour, avec trois mille chevaux et trois mille cinq cents hommes d'infanterie, au milieu des postes retranchés qu'occupaient aux sources de la Vistule les deux divisions de Waleski et de Mionczynski.Toutes ces troupes, après le départ de Pulawski avec l'élite de la cavalerie, ne présentaient pas un effectif de cinq mille hommes, dont plus de la moitié, c'est-à-dire toute l'infanterie tenait garnison dans les quatre châteaux de Bobrek, de Landskorona , d'Oswiencim et de Tyniec. Il ne restait donc à la disposition d'un mouvement quelconque contre Souvarow que mille chevaux et quelques centaines de chasseurs à pied, commandés par des officiers français.Dumouriez partit, à la tète de huit cents cavaliers, en reconnaissance contre l'ennemi, et fut ramené battant sous Landskorona le 21 juin. Là, lui, Waleski et. Mionczynski, résolurent d'attendre l'attaque de Souvarow, appuyés avec tout ce qui leur restait de troupes au château, qui, garni de grosse artillerie et de huit cents hommes , leur offrait soit un pivot de manœuvre en cas de succès, soit un refuge en cas de revers, Waleski, formant la gauche, s'adosse au château; le jeune prince Sapieha, avec un régiment de cavalerie lilvanienne, et Sziitz, avec un régiment de hussards, occupent le centre, sur le prolongement de la chaîne des hauteurs que dominent le château et le bourg de Landskorona. À droite, dans un bois épais de sapins, Dumouriez embusque ses chasseurs à pied et deux pièces de canon. Mionczynski tient en réserve deux à trois cents towarzysz ( cavalerie noble. ) Souvarow arrive dans la nuit avec toutes ses forces, sur les hauteurs parallèles et opposées, et le lendemain, à la pointe du jour, il descend, cavalerie enlétedans le ravin, pour attaquer le centre des confédérés. Les chasseurs embusqués à droite dans le bois de sapins laissèrent exécuter cette téméraire manœuvre sans donner signe de vie, sans doute afin de tomber sur le flanc et les revers des escadrons russes aussitôt que ceux-ci se trouveraient engagés contre Sapieha et Szulz. Mais la cavalerie litvanienne, étonnée de cette audacieuse apparition, fut saisie d'une terreur panique et lâcha pied sans combattre. Les hussards de Szutz suivirent ce mouvement rétrograde, après avoir déchargé leurs carabines sur l'ennemi. Le prince Sapieha, les maréchaux de Gzersk et de Pinsk sont tués en faisant de vains efforts pour ramener leurs escadrons k la charge. Alors Mionczynski arrive avec ses trois cents towarzysz au milieu de l'ennemi victorieux, fait des prodiges de valeur, et succombeaveclaplupartdessiens,enveloppéde tous côtés et accablé par le nombre. Waleski, voyant les colonnes de l'infanterie russe gravir déjà le ravin, sur les traces de leur cavalerie, malgré le feu oblique de la place, el se sentant malgré lui entraîné parla déroute du centre, n'eut que le temps de se jeter derrière Landskorona , dont le feu le couvrit. Les chasseurs sortirent inaperçus de leur embuscade, par un long détour, et rentrèrent dans la place, ayant perdu leurs pièces de canon. Dumouriez, déconcerté par cette débandade, se retira rapidement dans les montagnes, k la tète de quelques cavaliers, abandonnant avec sa légèreté ordinaire à Waleski toute la charge des conséquences. Les pertes des confédérés s'élevèrent k trois cents hommes tués, blessés et pris, parmi lesquels plusieurs chefs de mérite. L'ennemi ne souffrit que du feu de Landskorona, qui, aussitôt le plateau évacué paria cavalerie républicaine , en balaya k son tour le vainqueur, et l'obligea de redescendre en désordre dans le ravin. Le lendemain, Waleski, ayant rallié derrière la place toute son infanlerie et quelques centaines de chevaux, suivit immédiatement Souvarow dans sa retraite, et lui ûlcomprendre, par l'impunité même de cette poursuite, que le succès obtenu la veille par les Russes n'avait aucune importance décisive. Souvarow délibéra quelque temps sur le parti qu'il lui restait k tirer de sa victoire. 11 fit mine de revenir sur Landskorona ; maisjnanquant de grosse artillerie pour démolir le château, et voyant que Waleski tenait habilement la plaine, il se rabattit surTyniec,qui le reçut de même. Alors dé- goûté de ses vaines tentatives de siège , et ne pouvant amener Waleski k une seconde rencontre, au milieu de ces montagnes tutélaires, le général ennemi y laissa k Braneeki et k l'armée de la couronne les embarras d'une guerre d'observation, et lui-même s'élança de nouveau contre la division de Pulawski. Drewitz et Braneeki étaient sortis de Varsovie derrière Souvarow, le premier avec trois mille Russes, pour reprendre l'investissement de Czenstochowa, le second avec tous les régiments royaux , soit pour soulenir directement Souvarow, soit pour tenter auprès de Pulawski et de Zaremba quelque essai d'accommodement et de corruption. Braneeki était si peu maître de ses troupes, qu'il avait été obligé de laisser faire Souvarow contre Dumouriez, attendant au loin l'issue de ce combat. Les soldats royaux proclamaient hautement leur sympathieenvers les confédérés, et il fallut ce malencontreux échec de Landskorona pour les décider k suivre leur chef et k s'engager contre la division vaincue La situation de Waleski n'en devenait pas moins très-embarrassante. Ce qui lui restait de troupes suffisait tout juste aux garnisons des postes retranchés, et le désastre du 22 juin avait tellement affaibli et- démoralisé sa cavalerie qu'elle suffisait k peine au service des patrouilles et des reconnaissances. Braneeki, enhardi par cette inaction forcée, se jetait chaque jour sur quelque détachement perdu et l'enlevait, tandis que Souvarow courait après Pulawski. Dans cette fâcheuse conjoncture, Waleski prit le parti de renforcer les postes les plus importants aux dépens des moins menacés, et de se retirer avec tous les débris de la cavalerie sur la frontière autrichienne, afin de les refondre dans une seule et nouvelle division. A cet effet, il évacua les châteaux de Bobrek et d'Oswiencim, et ne conserva que ceux de Tyniec et de Landskorona, se replia sur Bielsk et y refit sa petite armée. Braneeki arriva sur la frontière autrichienne avec la cavalerie royale, presque k l'instant où Waleski y concentrait ses troupes. 11 s'ensuivit un léger combat que l'intervention du cordon autrichien suspendit. Braneeki revint alors sur Cracovie, y attira Drewitz, et tous les deux s'établirent en observation sur la haute Vistule , attendant le résultat du mouvement entrepris par Souvarow contre Pulawski. Celui-ci apprit à Zamosc presque en même temps la défaite de Dumouriez et le retour de Souvarow sur le San. Il comprit alors toute l'étendue de la faute qu'il avait commise en perdant de vue ce redoutable adversaire et en s'aventurant ainsi à soixante-dix lieues de l'en droit où il eût été possible de réunir les trois divisions confédérées contre l'ennemi. Il était à craindre que pendant l'absence de Pulawski, toutes lesplaces de l'ouest ne tombassent l'une après l'autre au pouvoir des Russes, et avec cllesce prestige d'indomptabilité que leur longue et belle résistance avait acquis à la confédération. Quant à ces espérances fondées sur le soulèvement de la Lublinie, qui avaient entraîné Casimir hors du véritable foyer de la guerre, elles se trouvèrent, comme tous les calculs de cette nature, entièrement subordonnées aux succès des forces déjà existantes. D'ailleurs, l'incroyable activité de Souvarow ne laissa pas à Pulawski le loisir de tirer parti des ressources que les Polonais avaient pu trouver aux environs de Zamosc. Dans les premiers jours de juillet, Souvarow était de nouveau au confluent clu San et de la Vistule avec un corps de plus de six mille hommes, qu'il avait complété sur son chemin,en ramassanttous les détachements que les confédérés n'avaient pu détruire sur la Raba, le Dunaiec, laWisloka etle San.Pulawski avait trouvé à Zamosc quelque artillerie qui, ajoutée à la sienne, lui permettait d'accepter une bataille cle position ; mais comme il lui fallait absolument regagner d'abord ses communications avec la Cracovie et en interdire la rentrée à l'ennemi, il quitta brusquement Zamosc, et se croisante distance avec Souvarow, il occupa sur le flanc de celui-ci le défilé de Bilgoraï, d'où les confédérés étaient sûrs, dans tous les cas, d'arriver avant les Russes au passage de la Vistule. Cette évolution délicate réussit en dépit de l'excessive perspicacité de Souvarow, et replaça les deux divisions belligérantes dans leurs rapports naturels de communication; mais l'ennemi voulut faire payer chèrement cet avantage à Pulawski, et attaqua avec toutes ses forces le défilé autour duquel pivotait et s'achevait ce changement de front. Le détachement d'infanterie qui gardait le défdé lit d'abord bonne contenance ; mais quelques piè- ces de canon mal placées et encore plus mal employées tombèrent au pouvoir de la cavalerie russe, après quelques fausses décharges. Souwarow arriva alors avec son infanterie pour traverser rapidement le défilé et déboucher sur le flanc de Pulawski; mais celui-ci l'arrêta court par un simple à gauche, puis profita de la nuit pour gagner l'avance d'une marche vers la Vistule , qu'il traversa aussitôt. Par ce mouvement, dont Souvarow ne put s'empêcher d'admirer la hardiesse,Pulawski réparait en partie la défaite de Dumouriez et ramenait de nouveau les divisions confédérées sur leur foyer commun, sur Czenstochowa. Drewitz et Braneeki, qui eussentpu encore empêcher leur ralliement, secondèrent mal Souvarow, et, battus à leur tour par Pulawski avant l'arrivée du vainqueur de Landskorona, ils n'eurent que le temps de se replier vers le nord. Toutefois cette retraite rapide coûta aux confédérés une grande partie de leur artillerie; car Pulawski, impatient de regagner la haute Warta, fut obligé de la laisser en arrière, sous l'escorte de quelques- bandes à pied qui, même dans les montagnes de la Cracovie, se laissaient culbuter à chaque attaque sérieuse, De retour dans ses positions de l'ouest, qu'il avait quittées deux mois auparavant plein d'espoir, Pulawski y trouva tout dans la consternation et le désordre. Celte malheureuse échauffourée de Landskorona avait, dans ses conséquences, prisions les dehors d'une catastrophe décisive et incurable. Dumouriez, à la fois furieux et découragé, comme tous les hommes chez lesquels la vanité tient lieu d'ambition, et pour lesquels il n'y a point de vertu sans succès, calomniait les confédérés et semait la discorde dans leurs conseils, au lieu de travailler à réparer leurs revers. L'ascendant que sa mission lui donnait sur les faibles esprits de la Généralité avait soulevé celle ci contre Pulawski, et ajoutait une scission de plus à celle qui existait déjà entre ce maréchal et Zaremba. L'ennemi, parfaitement instruit de tout ce qui se passait parmi les confédérés, crut l'instant arrivé de tenter un dernier effort contre tout ces postes retranchés , où , après chaque revers , l'infatigable persévérance des républicains ralliait, renouvelait les forces et retrempait la sainte ! ardeur delà confédération. Il fut convenu que Souvarow attaquerait et réduirait à tout prix Tyniec, Landskorona et les autres postes situés entre la Vistule et les Carpalhes, pendant que Drewitz observerait Pulawski sous Czenstochowa , et que Braneeki, dont on renforcerait l'armée de cinq mille Russes , sommerait Zaremba de sortir de son commode isolement. Mais comme ce plan exigeait la réunion des innombrables petites colonnes qui sillonnaient dans tous les sens l'étendue de la république et tenaient garnison dans les villes de quelque importance, Pulawski et Waleski y gagnèrent un mois de répit, qu'ils employèrent avec une activité proportionnée au danger qui les menaçait. Quant à Zaremba, il semblait se rire de tout, quoique les plus bruyants efforts de l'ennemi parussent se diriger contre son proconsulat. Depuis le mois de mars jusqu'au mois d'août, les confédérés avaient perdu trois combats importants, deux places qu'ils avaient été forcés d'évacuer faute de garnison, trente pièces de canon, plusieurs chefs pris ou tués, et plus de deux mille hommes. Au mois de septembre il n'y paraissait plus. Souvarow retrouva Tyniec et Landskorona imprenables. La mésaventure de Czenstochowa lui avait d'ailleurs inspiré une grande répugnance pour ces sièges de bicoques, où l'on échange des milliers d'hommes contre des milliers de pierres , sans gloire comme sans résultat. Il chercha à surprendre les confédérés dans laplaine,maisne réussit pas mieux qu'après sa victoire de juin. Ses troupes, exténuées par trois mois de marches et de contre-marches , étaient réduites à mille baïonnettes et deux mille chevaux. La récolte d'automne fut donc triste et mauvaise pour cet homme de fer. Drewitz manqua périr avec toute sa division, dans une sortie générale que fit contre lui Pulawski. 11 se retira derrière la Warta. Tout le fardeau de ce plan, auquel l'ennemi avait rattaché la perspective d'un succès décisif, retomba ainsi sur Braneeki. Tout ce qu'il y avait de détachements, de colonnes mobiles ou de garnisons russes, dans un rayon de cinquante lieues, reçut l'ordre de se concentrer sur l'armée royale, entre la haute Warta et la haute Pilica. Les colonels Drewitz avec les débris de la division venue de Varsovie, Udom avec la garnison de Lowicz, Lange avec celle de Posen, Absulewicz avec celle de Bromherg, Lopuchine avec celle de Piortkow, Szuvalow avec celle de Lublin, marchèrent pour se réunir à Piortkow autour des régiments royaux, chevau-légers, dragons et lanciers. Tout cela, commandé par Braneeki, formait une masse de plus de huit mille hommes, placés de manière à séparer rapidement le département de Pulawski de celui de Zaremba, et à écraser, au choix, l'un des deux. Il est vrai que Braneeki, parvenu le premier à Piortkow avec les régiments royaux, y était de son côté exposé à une défaite partielle avant l'arrivée des colonnes russes, dont plusieurs avaient cinquante lieues à faire pour se présenter au rendez-vous de cette singulière croisade. Mais Pulawski avait à se délier de Souvarow, qui épiait sa sortie de Czenstochowa; et Zaremba, toujours confiant dans ses dispositions prudemment menaçantes, ne songeait guère à troubler celles de ses adversaires. En cet état de choses, Braneeki, confident de toutes les lâchetés royales et vaguement instruit du concert de brigandage qui se tramait contre la république dans les conseils étrangers, crut pouvoir éviter de nouveaux combats, qui sans rien ajouter ni à sa renommée militaire ni à ses succès de cour, augmenteraient uniquement le mépris de la Pologne à son égard. U était en outre chargé de porter aux confédérés ces perfides propositions d'arrangement entre le roi et le sentiment national, que quatre années de tâtonnements et d'impuissance avaient arrachées au cabinet de Saint- Pétcrsbourg, et sur lesquelles reposaient les instructions du nouvel ambassadeur. Soit qu'il voulût donner le change à Zaremba , soit qu'il n'osât encore, faute de forces suffisantes, se porter contre un ennemi qu'aucune défaite n'avait affaibli, il adressa ses premières offres et ses premières menaces à Pulawski. La division royale étant arrivée sous Czenstochowa , on conclut une sorte d'armistice ; mais, tandis que les deux chefs étaient en conférence sans pouvoir s'entendre, les deux camps en vinrent aux mains. Braneeki, soupçonnant aussitôt, soit quelque stratagème pareil à celui que Pulawski avait employé l'année dernière contre Drewitz, soit la défection de ses douteux soldats, se hâta de ramasser son monde et de s'appuyer du concours des Russes, qui arrivaient enfin de tous côtés au rendez-vous de Piortkow. Sûr alors de commander, pour la première fois depuis la campagne de Podolie, quelque chose qui ressemblât à une véritable armée, il se ravisa contre Zaremba et se porta avec toutes ses troupes, russes et polonaises, celles-ci en tète, sur Widawa, petite ville située sur la haute Warta, au centre de ralliement des confédérations de la Grande Pologne. On se demande comment Pulawski ne soutint pas mieux Zaremba dans cette circonstance, que ne l'avait fait jusqu'à présent Zaremba à l'égard de Pulawski et de Waleski ? Souvarow, obligé de partager la vigilance de ses forces disséminées entre Czenstochowa et Landskorona, situées à trente lieues de distance l'une de l'autre, n'était plus capable d'empêcher la jonction de Zaremba et de Pulawski; et Drewitz, détaché pour observer celui-ci, était trop faible et trop découragé pour suppléer Souvarow. D'ailleurs, en poussant vers Cracovie la division de Waleski, récemment réorganisée sur la frontière autrichienne, on eût infailliblement retenu l'un et l'antre dans la limite de la haute Vistule et de la haute Warta, ce qui eût rendu toute liberté d'action et de concert aux deux masses principales des confédérés. Il ne s'agissait, au reste, en tout ceci, d'aucune combinaison compliquée de stratégie ; il n'était question que d'un simple ralliement de forces voisines, tel qu'en provoquent à chaque instant les dangers les plus évidents, les plus faciles à prévenir. Mais la mésintelligence qui, depuis le siège de Czenstochowa, s'était élevée entre Zaremba et Pulawski, était parvenue à ce point d'aigreur et de défiance injurieuse où les revers de l'un font le triomphe de l'autre. En outre, depuis l'affaire de Landskorona, il n'existait entre les trois divisions de Waleski, de Pulawski et de Zaremba aucun rapport suivi, aucune solidarité de mouvement. Soit donc que Braneeki ait dérobé sa manœuvre à Pulawski, soit que celui-ci ne se crût pas obligé d'avertir un voisin généralement soupçonné de connivence secrète avec l'ennemi, Zaremba se trouva tout à coup , avec ses forces disloquées et sa nonchalante attitude , en face de l'armée la plus considérable que la faction russo-royale eût jamais dirigée sur le même point. L'insolent bonheur de cet enfant gâté de la fortune, sans doute aussi son courage et sa grande habitude de la guerre, dé-tomk m. jouèrent les méchantes espérances de ses amis et de ses ennemis. Et d'abord Braneeki, comptant un peu trop sur l'insouciance habituelle du régimentaire de la Grande-Pologne, devança les Russes, à la tête de la division royale, et parut sous Widawa fort en désordre. Au bruit de cette approche, Zaremba ne put réunir autour de lui que les régiments de Morawski, de Mazowiecki, de Laurent Potoçki et de Grodzicki, en tout trois mille cavaliers. Le reste de ses forces, et notamment celles commandées par Grabowski, Sieraszewski et Skorzewski, observaient Renn, les cordons de l'armée prussienne et Galitzine, dans la Poznanie et sur la basse Vistule. Mais ces trois mille wie/ko-polaniens étaient devenus, par les soins minutieux du régimentaire, des troupes parfaitement capables de tenir tête à tout ennemi. Braneeki s'en aperçut avec dépit, et. résolut alors d'attendre les cinq mille Russes qui le soutenaient en seconde ligne. Pour leur donner le temps d'arriver de Piotrkow , de Ra-domsko, de Sieradz, et d'envelopper Zareml.a, il tenta auprès de celui-ci les moyens de séduction qui lui avaient déjà si mal réussi auprès de Pulawski. lî est même probable que ce biais perfide aurait eu plus de succès qu'une bataille, sans un de ces mille accidents qui, dans les guerres insurrectionnelles, déroulent tout calcul particulier et laissent rarement aux chefs corrompus la faculté de leurs mauvais penchants. On convint d'abord d'un armistice de cinq jours, temps présumé nécessaire au général royal pour concentrer toutes les forces de son parti. Dès la première conférence, qui eut lieu au quartier général de Zaremba, celui-ci se laissa persuader, sans trop se fâcher, ce que ses affidés lui répétaient depuis longtemps , savoir: que l'Autriche, la Prusse et la Russie étaient à peu près d'accord pour mettre un terme prochain à la confédération, et qu'il n'y aurait ni salut ni miséricorde pour les téméraires qui, ayant dédaigné la clémence du roi, pendant que lui seul était encore maître en Pologne, s'exposeraient ainsi au ressentiment d'une coalition irrésistible. Zaremba, las de la guerre, et qui ne s'y était jeté que par vengeance contre les ravageurs de ses domaines, fléchissait visiblement, lorsque, ses longs et courtois tété à tète avec le favori royal ayant alarmé ses officiers, l'un d'eux, Laurent Potoçki, excita une sédition dans le camp des confédérés, et partit avec son régiment en criant à la trahison. Zaremba effrayé voulut aussitôt rompre les négociations; mais alors, comme le raconte un témoin oculaire auquel nous avons emprunté la plupart des bizarres anecdotes de cette histoire, Braneeki, s'ingé-niantà distraire les soupçonsde sonadversaire, lui proposa un vrai cartel polonais. Il lui proposa tout simplement de se tuer l'un ou l'antre en buvant. Ce duel incroyable dura deux jours et demi. Le troisième jour enfin, on rapporta le favori ivre mort au camp royal; Zaremba s'en retourna chancelant, mais en veine de patriotisme parmi les siens, ce qui apaisa tout à fait leur mécontentement et lui rendit toute leur tendresse admiralive. Le Régimentaire venait à peine de se coucher, bercé par les acclamations triomphales de son armée, lorsqu'on accourut le réveiller avec la nouvelle alarmante qu'un détachement de confédérés, s'étant écarté du camp sur la foi de l'armistice, venait d'être taillé en pièces par les lanciers royaux, et celle beaucoup plus alarmante encore, que les colonnes russes convergeaient cle toute part au secours de la division cle Braneeki. « Je te prends à témoin, ô mon Dieu ! que je n'ai point violé le premier ma parole de chevalier, » s'écria le Régimentaire en sautant à bas de son lit; puis, ayant fait sonner le boute selle, il rangea en bataille les trois régiments qui lui restaient après le départ de Potoçki , avec cette confiance en soi et cette prestesse militaire qu'il semblait garder en réserve, derrière ses vicieux instincts, pour tous les cas extrêmes. La division royale, qui attendait apparemment que les Russes fussent parvenus à sa hauteur, ne paraissait pas encore disposée à soutenir le premier avantage de ses lanciers. Zaremba ordonna à Mazowiecki de la prendre rapidement en flanc, à Morawski de soutenir de près Mazowiecki, et, lui-même se précipita tète baissée, avec ses hussards et les Siéradicns,sur les dragons,qui formaient le centre de l'ennemi. Les confédérés comprirent que leur salut dépendait d'une première attaque, les Russes ne pouvant tarder à paraître en ligne à droite et à gauche de la division royale. Celle-ci, au contraire, avait tout intérêt à éviter ce premier choc. Elle essaya de le faire en se repliant derrière les marécages de la Wi-dawka qu'elle avait à sa droite, mais Mazowiecki ne lui en laissa pas le temps. Il fondit avec tant de fureur sur les chevau-légers placés à la gauche de l'ennemi, tandis que le Régimentaire lui-même enfonçait les dragons et les lanciers, qu'en un clin-d'œil tout ordre de combat s'effaça et se changea en une effroyable mêlée, dont les royalistes, ayant les marais à dos, ne se dégagèrent qu'au prix de trois cents hommes tués ou blessés, et d'autant de prisonniers. Parmi ces derniers on compta vingt officiers et'prcsque tous les colonels. Braneeki, blessé, n'échappa que par miracle. Les confédérés ne perdirent pas trente hommes. En cet instant,plusieurs colonnes russes parurent derrière la Widawka ,pour recueillir les débris de la division royaliste; mais, soit qu'au fond elles ne fussent pas fâchées de la mésaventure de leurs auxiliaires, soit que les confédérés, poursuivant rapidement leur charge, ue leur donnassent pas le temps de se déployer, elles se laissèrent entraîner dans la déroule et servant partout d'avertisse- ment que le moment de l'action approchait. On n'attendait que le signal. La question était de savoir d'où et quand il partirait. Zaionczek ne cachait point ses craintes à cet égard. Les préparatifs ne lui paraissant ni mûrs ni suffisants; il mettait tout en œuvre pour calmer l'agitation qui devenait de plus en plus énergique, lorsque, dénoncé par des espions russes, il reçut l'ordre de quitter Varsovie sans délai. Igelstrom fut en outre averti par le roi que les généraux Byszcwski et Dombrowski, qui se repliaient devant l'armée prussienne surKalisch, avaient l'intention de s'emparer de la capitale. Les mesures pour mettre en état de défense cette dernière furent aussitôt prises. La surveillance fut redoublée. Force fut aux patriotes polonais de renoncer pour le moment à leurs projets. Kosciuszko quitta la frontière et se rendit en Italie. Cependant, dans l'état où se trouvait le pays, tout le monde comprenait qu'il n'y avait de salut que dans un soulèvement,et que ce dernier, pour être ajourné, ne pouvait que devenir plus inévitable. Partant de ce point de vue, et pendant que les conspirateurs poursuivaient leurs préparatifs au milieu, et en quelque sorte sous les yeux des Russes,les exilés,Potoçki, Kollon-tay et autres, tentaient de gagner à la cause nationale l'appui de quelques puissances étrangères. Leurs efforts restèrent stériles. La Turquie venait de conclure la paix avec la Russie ; la Suède craignait la guerre de ce côté; l'Allemagne se trouvait écrasée par les armées de la coalition; et la France, déjà aux prises avec l'Europe presque entière, suffisait à peine à toutes les exigences de sa position extraordinaire. La Pologne, décidée à se lever, n'avait donc rien à espérer d'aucun côté ; elfe ne devait compter que sur ses propres forces et ne s'appuyer que sur sa propre résolution. Sur ces entrefaits, parut un édit d'Igel-strom, prescrivant la réduction de l'armée polonaise, forte encore de trente mille hommes, à dix-sept mille huit cents. Cette opération» devait être terminée au 15 mars, et on était au mois de février. La laisser s'exécuter, c'était souscrire pour la troisième, et peut-être la dernière fois, à l'anéantissement de la Pologne. L'explosion devint une nécessité, un devoir, et ce fut l'armée qui en donna le signal. Le colonel de cavalerie Madalinski, en garnison aux enviions d'Ostrolenka, leva l'étendard de la régénération le 12 du mois de mars 1794. Il marcha, à la tête de sept cents cavaliers, sur Mlawa, s'empara en route d'une caisse prussienne , contenant 60,000 florins, culbuta àSchrensk un escadron de hussards prussiens, passa la Vistule près de Tokary, et de là, se dirigeant sur Rawa, et dispersant encore les Prussiens à Inowlodz, il s'avança jusqu'auprès de Cracovie pour y prendre position, et donner à son appel le temps de retentir dans le pays. Les commandants des autres détachements suivirent l'exemple de Madalinski. Le palatinat de Sandomir vit bientôt presque toute l'armée réunie. Son commandant en chef ne se fit pas attendre. Dans la nuit du 23 au 24, Kosciuszko parut à Cracovie. L'enthousiasme avec lequel les habitants de cette antique cité saluèrent l'aurore de la délivrance de la Pologne fut an comble. Porté en triomphe à l'hôtel de ville , Kosciuszko reçut de la main du sénat le bâton de généralissime des armées et nn pouvoir dictatorial illimité. Cet acte fut publié le 24 mars, au milieu des acclamations générales. C'était en effet un événement immense et qui aurait été capable de sauver le pays, s'il n'avait pas été faussé dans sa base. Les vœux de la nation et les calculs de ^oligarchie s'y trouvèrent encore en présence. La nation conféra à Kosciuszko un pouvoir illimité. L'oligarchie lui prescrivit de nommer et d'organiser un conseil national suprême. La Première ne voulait voir à côté du chef que ses subordonnés, relevant de lui et chargés uniquement d'exécuter ses ordres; la seconde éri-geaità côté de lui dans ce même conseil national un pouvoir rival. Le pouvoir de Kosciuszko Pouvait-il être illimité là où il y avait un autre pouvoir national suprême? Cette contradiction était frappante; mais, introduite à dessein et noyée clans un déluge d'articles et cle phrases, eHc passa inaperçue. Le conseil national restait chargé de pourvoir aux besoins du trésor pu-klic; il devait organiser et entretenir la force armée; il se trouvait autorisé à grever provisoirement d'impôts les habitants, à disposer des domaines royaux, à contracter des emprunts , à °rdonner la levée des conscrits; il devait présida l'administration militaire, exercer la haute Police cle l'Etat, diriger l'esprit public et entre* 0n-r desrelations avec les gouvernements étran-^Crs. Il reçut, en outre, la mission d'organiser la cour criminelle suprême,pour statuer sur tous les crimes de lèse-nation, sur tons les actes entrepris contre le but de l'insurrection, et sur tousles délits commis contre le bien de la patrie. Il était évident qu'avec de pareilles dispositions la dictature restait plutôt entre les mains du conseil national qu'entre celles de Kosciuszko, à qui en effet les rédacteurs de l'acte en question ne conservaient que le titre de généralissime, et dont le pouvoir presque exclusivement militaire se bornait à l'exécution des ordonnances militaires et législatives. À cet acte. le sénat en joignit un autre par lequel, empiétant lui même sur les autorités qu'il venait de constituer, il appelait tous les citoyens de dix-huit à vingt-cinq ans à prendre les* armes, et réglait la levée générale et l'impôt extraordinaire dans le palatinat de Cracovie. Quelque difficile que dût paraître à Kosciuszko la tâche qu'on lui imposait, il l'accepta sans hésister. Le jour même, c'est-à-dire le 24 mars, il publia une proclamation pleine de dignité et d'énergie, par laquelle il appelait la nation à prendre les armes. Les jours suivants lui suffirent pour pourvoir aux besoins d'une administration naissante et pour organiser les volontaires qui venaient de toutes parts grossir les rangs de l'armée. Le 1er août, il sortit de Cracovie à la tête de cinq mille hommes, et se porta au-devant de l'armée russe qui s'avançait vers cette ville.lllaroncontra à Itaclawice, le 4 août. La bataille dura toute la journée atfut des plus meurtrières. Les Russes furent taillés en pièces. Ils perdirent quinze cents hommes et douze canons qui, avec leurs trains, restèrent au pouvoir des Polonais. Cette victoire ranima les espérances des conjurés. Averti de leurs projets, Igelstrom fit venir cle nouvelles troupes dans la capitale, prescrivit au conseil permanent de mettre hors la loi les insurgés de Cracovie, et commanda vingt arrestations. 11 expulsa de son propre chef quelques étrangers suspects, convertit son palais en prison, expédia à Vilna l'ordre de transporter au fond de la Russie les citoyens les plus notables, fit répandre à Varsovie des circulaires menaçantes, et médita lepland'ôter aux troupes polonaises la garde de l'arsenal. Les conjurés comprirent combien il était important d'en prévenir l'exécution. Les plus influents d'entre eux, le banquier Kapustas et le 420 LA P( cordonnier Kilinski, hommes d'un patriotisme •M d'un courage à toute épreuve, résolurent de soulever le peuple le 17 avril, le jeudi de la semaine sainte.Ils firent annoncer partout que, ce jour, toutes les églises de la capitales devant être remplies de fidèles, les Russes les cerneraient, et qu'ils n'hésiteraient pas à se porter aux dernières extrémités, si le désarmement des troupes polonaises, qui devait e'opérer en même temps, provoquait parmi le peuple la moindre agitation. Cet avertissement ne manquait pas de vérité. Igelstrom venait, en effet, de mander au roi de désarmer sans délai les soldats polonais, et de lui livrer l'arsenal et les magasins à poudre. Toutes les observations opposées à cette insolente demande par le faible Stanislas-Auguste restèrent sans succès. Le désarmement était sur le point d'être mis à exécution , lorsque, dans la nuit du IGau 17 avril, les dernières dispositions des conjurés se trouvant prises, on entendit le cri national de Vive la liberté! vive Kosciuszko! retentir de toutes parts. A cinq heures du matin toute la ville élait sur pied. Les troupes polonaises, sorties de leurs casernes, se concentraient auprès de l'arsenal. Le peuple s'y pressait pour prendre les armes. Le feu roulait sur différents points. La journée du 17, sanglante pour les deux partis, fut meurtrière pour les Russes. Refoulés partout, ils se concentrent et se barricadent, le 18, autour du palais d'Igelslrom. Bientôt ils sont cernés; les murs qui leur servent d'abris cèdent à l'ac tion du canon. La cour du palais se jonche de cadavres. Igelslrom n'a que le temps de brûler ses papiers; il change de costume, et, accompagné desgénéraux Apraxin,ZouboffclPistor, il s'enfuit par la porte du jardin, prend les rues détournées, gagne les fossés de la ville, et parvient, avec six cents hommes environ qu'il ramasse, à gagner la frontière de Prusse. Victorieux, au château, le peuple le fut également sur tous les autrespoints de la ville. Au ftwbourg de Cracovie, soutenu par le colonel Haumann, commandant le régiment de Dzialynski, il culbuta les quatre régiments du prince Gagarin, Aux environs du palais de Saxe, il barra le passage au général Klugen, qui courait, à U. tête de trois mille hommes et avec quinze pièces de canon, au secours d'Igcl- strom. Les généraux russes Novicki et autres, qui se trouvaient hors des barrières, battirent en retraite avec les débris qui se sauvèrent de la ville. Le 19 au matin, les Russes n'avaient à Varsovie que leurs prisonniers et leurs cadavres ; les uns et les autres furent respectés On soigna les blessés russes comme s'ils étaient Polonais; les morts furent ensevelis. La tranquillité et l'ordre succédèrent au carnage. La demeure d'Igelstrom fut la seule livrée aux flammes. Maîtres du champ de bataille, qui avait coûté aux Russesprèscle quatre mille hommes tués et jusqu'à deux mille soldats et cent officiers faits prisonniers, les Varsovicns s'occupèrent à prendre les mesures nécessaires pour assurer la tranquillité intérieure et extérieure. Les portes de la capitale furent fermées, les remparts furent garnis de canons, et les troupes dressèrent leurs tentes sur les places et les points principaux. Le nonce du pape, le chargé d'affaires d'Autriche, le baron Toll, ambassadeur de Suède, et l'ambassadeur de Prusse Bu-choltz, furent placés sous la sauvegarde de l'honneur national. Un conseil provisoire formé le 19, pour gérer les affaires, en attendant l'arrivée du généralissime, à qui on avait expédié un courrier, approuva par un acte public la confédération de Varsovie et proclama le rétablissement de la constitution du 3 mai. L'arsenal se remplit des armes dont le peuple venait de faire un si glorieux usage. Quelques arrestations parmi les personnes suspectes eurent lieu, et l'autel de la patrie rendu à son culte fut comblé d'offres et de présents consacrés parle patriotisme et l'amour de la liberté. Pendant et en même temps que la nouvelle des succès obtenus par les insurgés cle Varsovie électrisait tous les palatinats et districts de la Pologne, la Lithuanie et les «provinces attenantes arboraient partout le drapeau de l'indépendance. Déjà le 16 avril l'insurrection éclatait en Samogitie. Les Russes, poursuivis à travers celte province par le commandant Nic-siolowski,lc vice-brigadier Romuald Giedroyc, le brigadier Sulistrowski et le général-major Cblcwinski se replièrent sur Vilna. Le colonel du génie Jacques Jasinski, instruit de cet événement, et comprenant combien il était important d'assurer aux patriotes la possession de celte capitale avant que la garnison reçût aucun p o i.ocn e / " ; : renfort, attaqua avec son corps de trois cents . hommes et une partie des habitants les principaux postes, se rendit maître en quelques minutes delà demeure du général Àrsenieff et de son état-major. Quinze cents Russes mirent bas les armes sans coup férir. Jasinski fut nommé gouverneur de Vilna. Un conseil d'insurrection, formé des plus notables citoyens, proclama la constitution du 3 mai,etrcconnutKosciuszko Pour son chef. Le Grand Général Kossakowski, traître à la patrie, fut jugé par une commission militaire et pendu. L'insurrection commencée sous de si beaux auspices marchait à grands pas. L'enthousiasme national éclatait partout avec la même force et la même énergie. Le peuple de Varsovie organisait sa défense avec vigueur ; hommes, femmes et enfants travaillaient à l'érection des batteries qui devaient protéger cette ville. La tranquillité intérieure n'avait qu'un ennemi à craindre, et cet ennemi fut bientôt terrassé. Le général Ozarowski, l'évêque prince Massalski, l'évêque Kossakowski, le député Ankwiczet quelques autres, convaincus de haute trahison et condamnés par une commission militaire, expièrent leur crime sur la potence. Sauf cet incident, rien ne troubla ni la tranquillité ni l'ordre public. Kosciuszko appritlê mouvementdeVarsovie au camp de Polanicc. Occupé jusqu'alors de l'organisation de l'armée, il constitua, parle décret du 10 mai, le conseil national suprême: ec pouvoir décela dans sa composition, malgré 'a liberté qu'il avait, en vertu de l'acte du 2i avril, d'en choisir les membres, le partage du pouvoir dictatorial et la présence des éléments les plus contradictoires. À côté des hommes du mouvement, élus en quelque sorte par la force des événements, s'assirent les hommes influents par leurs noms, leurs richesses ou leurs relations. Le progrès social et le statu quo, l'esprit de réforme et les idées de conservation , le développement large, sincère, indispensable de la constitution du 3 mai, et les plans rétrogrades et coupables, quoique occultes, de la confédération defargowiee, y trouvèrent leurs représentants. C'était la vieille lutte des deux partis s'abordant face à face, l'un avec son influence populaire, l'influence d'hier, instantanée, vague et flottante; l'autre avec ses habitudes gouvernementales, ses prestiges tra- ditionnels et ses ressources de caste. Kosciuszko fut à la tête du premier, mais il ne put s'affranchir du second; il lui eût fallu pour cela annuler l'acte constitutionnel cle Cracovie : il préféra s'y soumettre, espérant sans doute surmonter par son talent, son énergie et son patriotisme, les difficultés qu'il lui opposait. Le conseil s'organisa. Ses travaux furent divisés en huit sections, telles qu'ordre public, sûreté, justice, finances, approvisionnement des habitants, approvisionnement de l'armée, affaires extérieures et instruction publique. Chaque section eut son chef, dépendant du conseil et tenu à présenter toutes ses décisions à l'approbation de ce dernier , composé en ce cas d'au moins cinq membres et statuant à la majorité des voix.Le dictateur, converti en une espèce de roi constitutionnel, n'eut pas même les honneurs de la présidence, qui passait à tour de rôle, et par huitaine, à chaque membre du conseil, suivant l'âge. 1! fut également privé de toute action immédiate et directe sur les autorités inférieures, dont le conseil devint l'unique organisateur et chef. Il ne lui resta, en un mot, que le commandement de l'armée, et encore fallait-il que cette dernière fût recrutée et approvisionnée par les soins et les ordres du conseil. Pour signer un acte pareil, il faut croire que Kosciuszko eut la main forcée. Les circonstances étaient graves : l'ennemi occupait encore une vaste partie du pays ; l'armée s'organisait à peine. Et cependant le 18 brumaire trouva la France dans une situation presque aussi difficile ! Le conseil national entra en fonctions le 28 mai; ses premiers soins furent d'en avertir les ambassadeurs présents à Varsovie. Les réponses qu'il obtint, le 31 mai et le 1er juin, cle la part du nonce clu pape et des représentants d'Autriche, d'Espagne, d'Angleterre,de Hollande et cle Suède, furent des plus flatteuses, L'insurrection fut, sinon approuvée, au moins jusliliée aux yeux de l'Europe ; pour obtenir ses droits cle légitimité, elle n'avait qu'à réussir jusqu'au bout. Or, son succès paraissait d'autant moins douteux que les forces nationales, desquelles il dépendait, étaient, à tout bien considérer, sinon supérieures, au moins égales à celles de l'ennemi. Le pays, quoique épuisé, possédait encore des ressource* mim^u- ses; il ne s'agissait que de les mettre en action d'une manière sûre et énergique. Ce point capital fit éclater la division dans le conseil. Kol-lontay, Zakrzewski et deux ou trois de ses membres furent pour les mesures révolutionnaires; tous les autres, pour la marche régulière, sage et prudente. Ce désaccord paralysa l'action gouvernementale et plongea le pays dans une incertitude mortelle. La noblesse, partagée, comme le conseil, en deux partis opposés, celui des hommes d'action et celui des conservateurs, autrement nommé parti de la cour, prit une attitude des plus malheureuses. Au lieu d'agir, on se mit à discuter. Les incriminations ne firent pas défaut. On se reprocha réciproquement d'être de connivence avec la Russie, ou d'avoir trop de prédilection pour le terrorisme français. On oublia ou on ne voulut, pas comprendre que plus les circonstances étaient graves et solennelles, et plus l'union était nécessaire. La bourgeoisie, dont l'émancipation politique ne datait que de la constitution du 3 mai,se montra seule disposée à comprendre cette situation; mais, habituée à être gouvernée par ia noblesse, elle se trouva trop faible pour s'emparer de la direction des affaires. Restaient les paysans, dont les bras forts et les âmes pures n'auraient point manqué à l'appel de la patrie, si cet appel eût été assez puissant pour pénétrer jusqu'à eux. Kosciuszko prit sur lui de faire ce coup d'Etat. Mais à peine publia-t-il sa proclamation, à peine,en appelant cette classe si longtemps asservie aux armes, lui promit-il quelques garanties et quelques droits, que les propriétaires crurent-y voir une atteinte flagrante à leurs privilèges et se récrièrent en masse. Leur méfiance s'accrut encore lorsque Kosciuszko leur enjoignit de n'exiger aucune corvée des paysans devenus soldats cle la patrie. La noblesse n'en tint aucun compte. Le sort despaysans, au lieu de s'améliorer, se trouva aggravé, et ils se montrèrent de plus en plus sourds à la voix delà liberté. C'est en vain que Kosciuszko chercha à les encourager par d'autres moyens; c'est en vain qu'il mit en relief leurs plus petits mérites, qu'il éleva au rang d'officiers ceux d'entre eux qui s'étaient distingués à Raclawice, qu'il endossa lui-même leur costume et devint leur camarade; rien ne put ranimer leurs espérances et réveiller leur foi éteinte. Le 20 mai, Kosciuszko quitta le camp de Polaniec pour se mettre à la poursuite du général russe Denisow, qui, posté jusqu'alors devant lui, se retira précipitamment dans la direction de Szczekociny. Il l'atteignit près de ce bourg. Le corps du général russe se composait de neuf mille deux cent vingt hommes i et vingt-neuf canons ; il pouvait se joindre à un corps de l'armée prussienne qui,fort de treize mille hommes et de douze canons, s'avançait sous le commandement du général Fewrat. Kosciuszko n'avait que douze à treize mille hommes pour s'opposer à ce tte force; mais il comptait encore sur la neutralité de la Prusse, et accepta la bataille. Le soleil du G juin s'éleva radieux sur les deux armées combattantes. Le désir d'en venir aux mains était égal des deux côtés, et pendant longtemps la victoire resta incertaine. » Les faucheurs polonais parurent un instant la faire pencher de leur côté, lorsque l'artillerie prussienne, débouchant subitement, vint jeter le désordre parmi eux. Kosciuszko fait des prodiges, mais le nombre l'écrase. L'aile gauche de son armée se replie, se rallie, et se jette deux fois, sous le feu de la mitraille, sur les canons de l'ennemi. Son général, le brave Grochowski, tombe frappé à mort au moment où l'artillerie ennemie paraît faiblir. La colonne presque victorieuse s'ébranle, se heurte et recule. Kosciuszko se jette au-devant d'elle et la rallie encore. Deux chevaux tombent sous lui; il résiste encore; tout à coup la cavalerie ennemie fond au milieu de ses rangs éclaircis et les met en déroute. Cet échec porte le trouble dans l'aile droite. Kosciuszko rallie encore les masses prêles à se débander; mais, voyant l'impossibilité cle prolonger le combat qui durait déjà depuis près de cinq heures, il commande la retraite. Elle s'opéra avec ordre, grâce au 'courage et à la présence d'esprit du prince Eustache Sanguszko. L'ennemi n'osa pas poursuivre. Il quilla le champ de bataille jonché de cadavres. La Pologne eut à pleurer dans cette journée près de mille combattants, entr'autres deux généraux et plusieurs officiers d'un grand mérite. La nouvelle de ce malheur fut à peine connue à Varsovie qu'on y apprit également la reddition de Cracovie, livrée par son jeune commandant aux Prussiens, et la défaite du général Zaionczek à Chelm. Le peuple cria à -a trahison; son exaspération fut bientôt au comble. Le 28 juin, l'émeute se déclara en règle. Les potences furent dressées, les prisons envahies. On en tira plusieurs individus prévenus de malveillance pour la cause nationale, et on les pendit. Le lendemain de cette scène, un détachement de troupes, expédié par Kosciuszko du camp de Golkow, accourut en toute hàtc à Varsovie. C'était trop tard pour rétablir la tranquillité que le peuple avait déjà replacée sous sa sauvegarde; c'était beaucoup trop tôt pour commencer des représailles. Cependant les chefs de l'émeute et un grand nombre de citoyens furent arrêtés. L'instruction de cette affaire qualifiée par Kosciuszko, dans sa proclamation du 29, d'une basse cabale, fut ordonnée. La cour criminelle fut appelée à juger les coupables. Négligente ou faible, comme par le passé, envers ceux qui venaient d'échapper à la vengeance populaire, elle déploya contre ceux qui n'en étaient peut-être qu'un instrument passif, une rigueur sans exemple dans les annales de la juridiction de Pologne. Neuf d'entre eux expirèrent sur la potence, quatre autres furent expulsés de la ville, eton enrôla plus de trois cents des moins coupables dans l'armée. Le peuple, blessé au cœur de ce prétendu acte de justice, manqua de se soulever sur les différents points, lorsqu'il vit surtout des hommes tels que Skarszewski, évêque de Chelm, Félix Potoçki et Branicki, convaincus de haute trahison , échapper au dernier supplice par la grâce du généralissime , ou périr, comme le prince Michel Poniatowski, frère du roi, par le poison pris, à ce qu'on prétendit, de la main même d'un membre de sa famille. Siir ces entrefaites, Kosciuszko, longeant la rive gauche de la Vistule, re rapprochait de Varsovie. À Blonic il refoula les Russes, qui fondirent sur son arrière-garde : il évita le combat qu'ils lui offrirent à quelques lieues Pms loin, et entra dans la capitale le 10 juillet. Son armée se montait à vingt-deux mille hom--nes. Le roi de Prusse, qui la veille campait àNa-darzyn, et le général Fersen, nommé commandant des forces russes à la place d'Igelstrom, ue tardèrent pas à se présenter devant les remparts avec soixante mille hommes. L'assaut Paraissait imminent: Kosciuszko s'y attendait, comme le prouve sa lettre adressée le 17 juil- let au prince Joseph Poniatowski; mais son talent se surpassa dans celte circonstance, et les dispositions pour la défense furent arrêtées avecune telle sagesse et une telle prévoyance que l'ennemi n'osa entreprendre rien de décisif. Pendant que le sort de Varsovie, sur laquelle l'Europe entière avait les yeux fixés, paraissait presque assuré, d'autres parties de la Pologne et d'autres corps de l'armée nationale luttaient avec peu de bonheur contre là mauvaise fortune. Le brave Madalinski fut battu, le 17 août, sur la Narew, par le général Schœn-feld. Le colonel Jasinski, le libérateur de Vilna, promu depuis au grade de général lieutenant, échoua dans son attaque sur Minsk, contre les généraux Zubow etBcningsen, ctfut rappelé. Le général Wielhorski, qui le remplaça comme commandant en chef des armées de Lithuanie , se trouva au-dessous de cette haute mission. L'antique capitale de Jageilon, défendue, les 19 et 20 juillet, avec autant de courage que de succès par ses habitants et une garnison de deux cent cinquante hommes, tomba le 12 septembre entre les mains des Russes. Les insurgés enfermés dans Grodno et Kowno furent trop faibles pour leur disputer cette proie, et les mouvements opérés en Samogitie et en Courlande par Michel Oginski, Wawrzecki et Giedroyc, ne firent qu'ajourner une ruine totale et complète. informé de ces événements, le roi de Prusse ordonne l'attaque de Varsovie pour le Ier septembre ; mais tout à coup, le 23 août, l'insurrection éclate en Grande-Pologne. Un détachement prussien est battu à Brzesc : les mortiers sur lesquels comptaient les assiégeants sont pris et noyés dans la Vistule. Une confédération générale est formée à Koscianie, et le 1er septembre, au lieu de marcher à l'assaut, Frédéric-Guillaume se hâte de commencer ia retraite. Le général Fersen en fit autant et se porta du côté de la Lithuanie. Après avoir mis les généraux Madalinski et Dombrowski,avec sept raille hommes,àla poursuite du roi de Prusse, Kosciuszko, de concert avec le conseil national, allait pourvoir à la défense de la capitale du côté de Praga, lorsqu'il apprit l'entrée du général d'Harnoncourt, avec un corps autrichien, eu Volhynie, et Ii marche précipitée du général Souvarow ai ec vingt mille hommes sur le Bug. Il envoya aussitôt contre le premier le général Poninski, avec trois mille hommes, et résolut de se porter lui- i même avec le reste de son armée au-devant de Souvarow, afin d'empêcher sa jonction avec le général Fersen. Souvarow,battu parle général Sierakowski à Krupczyce, et vainqueur à Té-respol, venait de traverser le Bug.Eerscn, débouchant du palatinat de Sandomir , courait à sa rencontre. Placé entre eux deux , Kosciuszko se replie vers ce dernier et lui barre le passage à Maciejowice. Le 10 octobre, Fersen, renforcé du corps de Deuissow, commence l'attaque. Les forces sont inégales; mais, inférieurs en nombre, les Polonais brûlent du désir de vaincre ou de mourir. Le combat devient sanglant. Les Russes, trois fois repoussés par la mitraille, se rallient trois fois, et finissent, la baïonnette à la main, par enlever nos batteries. L'infanterie polonaise, composée pour la plupart de soldats jeunes et inexpérimentés, plie devant un adversaire bien armé, bien vêtu et exercé par de longs services; Kosciuszko redouble d'activité pour sauver la cavalerie; vains efforts! un coup de lance le renverse de son cheval. Il se relève et essaie de combattre à pied. Mais bientôt, entouré de cosaques et blessé par l'un d'eux d'un coup de sabre à la tête, il tombe entre leurs mains en s'écriant : Finis Poloniœ! C'était en effet la dernière lutte de la Pologne : lutte sublime d'héroïsme et de douleur, mais terrible dans ses résultats. La bataille de Maciejowice, per- j due uniquement par la faute du général Ponin- , ski, qui, loin d'empêcher le passage cle Fersen par la Vistule, négligea en outre, malgré des j ordres réitérés et pressants, d'arriver à l'aide \ de Kosciuszko, engloutit tout un corps de l'armée polonaise. Sur sept raille combattants, près de deux mille furent blessés ou pris. Parmi ces derniers se trouvaient les généraux Kuiazievvicz, Sierakowski, Kaminski, les colonels Zaydlitz, Kopec et le poéLe Niemccwicz. Apporté sans connaissance par les cosaques au camp de Souvarow, Kosciuszko n'apprit tout ce qui s'était passé que deux jours plus tard. C'est alors seulement qu'il revint à lui et qu'il put être pansé. Souvarow le traita avec beaucoup d'égards. Kosciuszko refusa la proposition du conseil national d'échanger tous les prisonniers russes contre sa personne. 11 fut mené à Kiiow, de là à Moscou, puis à Saint-Pétersbourg, et enfermé dans le fort de Pétro-Paw-lo, ou il resta jusqu'à l'avènement de Paul Ier. Ce désastre, au lieu d'unir les esprits et les forces , déchaîna tous les éléments de dissolution et cle ruine qui minaient depuis longtemps la cause nationale. Les haines de parti, d'opinion, éclatèrent dans toute leur violence. L'enthousiasme populaire se refroidit. Le doute, l'indifférence ou le désespoir s'emparèrent des provinces et delà capitale. Les troupes réunies daus cette dernière, au nombre cle trente mille hommes, n'eurent ni armes, ni munitions, ni équipement. Le manque des vivres se fit bientôt sentir. Et cependant par l'honneur et pour l'honneur national, sinon pour autre cause, il fallait songer à la défense. Cette lâche difficile fut confiée au général Tomas Wawrzecki, membre du conseil national,officier peu connu, et privé sinon de connaissances spéciales, au moins de ce talent supérieur qui devait en ce moment distinguer le généralissime de la Pologne. En attendant, Souvarow approchait cle Praga à la tète de quarante mille hommes. Varsovie n'avait dece côté que des fortifications élevées à la hâte, et en hommes huit mille fantassins et deux mille cavaliers. Le reste de l'armée couvrait la capitale contre les Prussiens ou faisait les ravitaillements. Dans la nuit du 3 au 4 novembre, après un combat acharné, Praga tombe entre les mains de l'ennemi. Couvert clu sang des combattants, Souvarow donne aux vainqueurs le signal du massacre et du pillage. Le sang des victimes innocentes ruisselle aussitôt; hommes, femmes, vieillards, tout tombe sons le glaive de la soldatesque déchai-née. Les enfants voltigent en l'air sur la pointe des piques, pour retomber sur le pavé et y être écrasés. Les flots de la Vistule, qui sépare ce malheureux faubourg de la capitale, engloutissent pêle-mêle et les vivants et les cadavres. Varsovie voit ces saturnales à la lueur des ilammes qui les couronnent. Praga présente bientôt à ses regards un amas de débris et un vaste cimetière. Le même sort l'attend. Déjà le glaive clu bourreau est levé sur elle, quand, par un dévouement digne des Grecs ou des Romains, Ignace Potoçki, principal fondateur de la constitution du 3 mai, eteonséquemment de l'insurrection, paraît devant Souvarow et BOLOGNE POLOGNE demande à mourir seul pour tous. Le chef moscovite, frappé de cette grandeur d'âme, calme sa fureur. Les négociations sont ouvertes. Le 9 novembre 1794 , Varsovie capitule. Le 10, l'évacuation commença. Les autorités et l'armée sortirent les premières. Les troupes russes entrèrent aussitôt. Un morne silence régnait dans la population. Souvarow manqua à sa foi; lacapitulalion fut violée. Ignace Potoçki, Thadée Mostowski, le président Zaknewski, Kilinski et plusieurs autres citoyens notables furent saisis et conduits à Saint-Pétersbourg. Kolontay, Zaîbnzcek et Stanislas Potoçki tombèrent comme prisonniers entre les mains de l'Autriche. Madalinski, Grabowski, Gielgud, Niemoiewski furent enfermés dans les forteresses de la Prusse. A ces vexations se joignit la confiscation des biens. La Pologne couverte du linceul touchait à son heure suprême; ses troupes, faible soutien de ses dernières espérances, mirent bientôt bas les armes. Le roi Stanislas, qui, pendant toute l'insurrection, avait conspiré plus ou moins ouvertement avec les ennemis de sa patrie; qui, en lisant le décret de mort rendu par la cour criminelle contre le traître évêque de Clielm, s'était oublié jusqu'au point de dire qu'il ne fallait que copier ce même décret pour le conduire lui-même à l'échafand, le roi, dont la coupable correspondance avec Igelstrom n'avait échappé à l'infamie qu'en tombant dans les flammes, et qui, en apprenant la prise de Praga , s'était écrié en levant les mains au ciel: grâce à Dieu ! ce roi, faible d'abord, indolent ensuite, et misérable à la fin, ne tarda pas à recevoir son châtiment de la main de ceux même qu'il avait servis. Transporté par l'ordre de Catherine à Grodno, il signa,le25 novembre 1795, son acte d'abdication et le troisième partage delà Pologne. Deux ans plus tard, il fut appelé à Saint-Pétersbourg, et mourut dans cette capitale, le 12 février 17 98, sans y avoir excité d'autres sentiments que ceux du mépris ou de la curiosité. Avant de procéder au dernier partage de la Pologne, les trois cours prirent le temps nécessaire pour lui enlever à la hâte et au sort tout ce qui pouvait tenter leur convoitise. Les archives nationales, l'immense bibliothèque de Zaluski,propriété publique,furent transportées à Saint-Pétersbourg. Le roi de Prusse mit la main sur Je trésor royal, les insignes royaux et les diamants de la couronne. Varsovie devait bientôt augmenter son lot. En attendant, la Russie proclama, par les ukases des 26 juin et 25 décembre 1705, l'incorporation à l'empire de la Courlande et de la Lithuanie. L'Autriche accéda, pour avoir sa part aux négociations qui devaient régler définitivement le partage; ces négociations furent terminées dansles premiers jours de l'année 1796. Le 5 janvier, les troupes autrichiennes entrèrent à Cracovie; le 9, Varsovie passa entre les mains des Prussiens. Le Niémen et le Bug séparèrent les possessions russes d'avec les prussiennes. La Pilica, la Vistule et le Bug déterminèrent la part de l'Autriche. Les trois frontières se rencontrèrent à Niémiraw sur le Bug, laissant à la Russie deux mille cent quatre-vingts lieues carrées et un million deux cent mille habitants; à la Prusse, neuf cent quatre-vingt-treize lieues carrées et un million d'habitants et Varsovie; et à l'Autriche, huit cent trente-quatre lieues carrées et un million d'habitants. CINQUIÈME ÉPOQUE. LÉGIONS POLONAISES. —GRAND DUCHÉ DE VARSOVIE. — ROYAUME CONSTITUTIONNEL DE POLOGNE (1795-1830). Pendant qu'enivrés de leur triomphe les ] dont les nobles espérances ne devaient s'étein-Oppresseurs de la Pologne prenaient leurs me- dre qu'avec leur vie, quittaient leurs foyers, sures pour régner en maîtres sur des villes en rui» vouant a la patrie en deuil leurs dernières pen-nesctdespopulationsconstcrnécsjlespalriotes, secs, et emportant dans un exil lointain leurs tome m. 174 derniers projets de salut et de délivrance. Plusieurs d'entre eux se rendirent à Venise; d'autres, après avoir traversé l'Allemagne inondée de troupes ennemies, s'arrêtèrent à Paris. L'accueil bienveillant qu'ils trouvèrent dans ces deux capitales auprès des autorités françaises ranima leur courage. Des relations intimes ne tardèrent pas à s'établir entre eux. Venise et Paris virent bientôt augmenter leur nombre, La pierre angulaire d'un nouveau temple destiné à abriter le culte des patriotes polonais venait d'être posée. L'émigration élait recueillie, reconnue etadoptée par le génie victorieux et libérateur de la France. Malheureusement cet appui ne devait dans la pensée du gouverncmentfrançais avoir d'autres limites que celles que lui auraient tracées les événements. En donnant asile aux débris de la Pologne, le Directoire ne songeait qu'à réunir sous sa main un nouveau faisceau cïe forces révolutionnaires, se réservant la faculté de s'en servir comme d'une arme offensive ou défensive, suivant les circonstances. Les affaires de l'Europe, celles de la France marchaient en première ligne ; celles de la Pologne n'étaient pas même placées sur la seconde. Les proscrits, rêvant le contraire, se sentirent blessés dans leurs plus chères croyances quand ils virent la France signer, le ô avril 1795, un traité de paix avec le roi de Prusse, sans que les provinces envahies de la Pologne y fussent mentionnées. Michel Oginski, ancien ambassadeur en Hollande, et le citoyen Bars, agent des Polonais à Paris, depuis l'époque de la diète constituante, protestèrent contre cet oubli. Le Directoire se réfugia dans la pureté de ses intentions, donna tort aux circonstances, augura mieux pour l'avenir, et finit par déclarer aux Polonais réunis à Venise par le citoyen Vorni-nac, ambassadeur à Constantinople, que, rassuré qu'il était sur la situation intérieure, et extérieure de la France, il allait sous peu, soit les armes à la main, soit par des négociations, demander le rétablissement de la Pologne. Pour compléter celte promesse, le citoyen Verninac conseilla à ces mêmes Polonais d'intéresser en leur faveur la Turquie et la Suède, et d'envoyer un représentant à Constantinople et un autre à Stockholm. En conséquence, Michel Oginski recul, par l'entremise du citoyen Lallemant, ambassadeur à Venise, plusieurs instructions lues et approuvées par le comité du salut public, et quitta le 4 novembre 1795 les rives de l'Adriatique pour se rendre à Constantinople. En attendant, le nombre des réfugiés à Paris augmentait tous les jours. Leurs vœux étaient uniformes; ils désiraient tous le prompt rétablissement de leur patrie; mais ils différaient profondément, et sur l'esprit dans lequel devait être dirigée cette immense entreprise, et sur les moyens de l'accomplir. A travers une foule de tendances individuelles, deux partis se dessinaient visiblement. Le parti constitutionnel, en admettant comme butja réorganisation de la Pologne sur les bases de la constitution du 3 mai, complaît principalement sur l'appui de la France et des puissances amies; le parti démocratique dépassait ce but, et n'admettait d'autre moyen de réaliser ses idées tant soit peu vagues qu'une révolution sociale en Pologne. Le premier de ces deux partis l'emporta, et te salut de la cause polonaise resla, dans l'esprit d'unegrande majorité des réfugiés, définitivement attaché aux efforts de la diplomatie et aux succès des armées françaises. Il fut en outre convenu parmi les plus influents d'entre eux qu'on s'occuperait de former des légionsqui, combattant sous les drapeaux tricolores, auraient une double mission à remplir, celle de fixer l'attention des peuples libres sur la Pologne, et celle de leur servir, dans une occasion favorable, d'avant-garde vers les bords de la Vistule. Ce projet fut à peine arrêté qu'on se mit à l'œuvre. Disporsés jusqu'alors dans Paris, les réfugiés sentirent le besoin de se rapprocher* L'hôtel Diesbach devint le centre de leurs réunions. Leur appel fut entendu : plusieurs notabilités artistiques et littéraires de la capitale se joignirent à eux. La cause du malheur et de la liberté éveilla partout de vives sympathies; le gouvernement lui-même parut les partager. Toutefois, lorsqu'on lui demanda en forme dt note s'il consentirait à rassembler en France la diète du 3 mai, et à faire lever des corps polo-; nais libres de servir ou les circonstances l'exige raient, il refusa de s'expliquer et se retrancha dans un silence profond. Quelque significative qu'eût été cette conduite, elle ne découragea ni les réfugiés ni leurs amis. Le projet de réunir les débris échappés au grand naufrage, loin d'être abandonné, prit POLOGNK m*, ï au contraire plus de consistance. On crut entrevoir que ie gouvernement françaiscraignait plutôt de compromettre ses ressources matérielles que sa responsabilité. Or la Pologne ne manquait ni d'hommes, ni d'argent. L'essentiel élait d'établir entre elle et Paris des relations sûres et rapides. C'était une mission périlleuse; on la confina Elie Tromo, jeune Polonais connu honorablement dans la dernière guerre de l'indépendance, et à Charles de Laroche, Français de naissance, mais élevé en Pologne, et attaché pendant longtemps à la maison de Stanislas-Auguste. * Varsovie venait d'être occupée par l'année prussienne. Les débris de l'armée polonaise s'y trouvaient encore; Elie Trerno y courut en toute hâte. A peine arrivé, il s'aboucha avec le général Henri Dombrowski, et lui communiqua le projet de l'association parisienne. Dombrowski , tout en l'approuvant, prétendit que sa réalisation élait plus facile avec l'appui de la Prusse. La politique de la cour de Berlin à l'égard de la Pologne paraissait en effet prendre tous les jours des allures plus nobles et plus accommodantes. Dombrowski fit valoir ces raisons : il voulut tâter le terrain et se rendit à Berlin. Ce voyage n'eut aucun résultat satisfaisant. Reçu avec distinction en ville, présenté en uniforme de général polonais à la cour, entouré et flatté par les ministres, Dombrowski resta fidèle à ses devoirs de représentant d'une cause grande et noble quoique opprimée. Il refusa de prendre du service dansl'arméc^prussienne.Le cabinet de Berlin ne voulut, de son côlé, ni se conslituerprolectcur delà Pologne, nicréer une ttrméc polonaise de Irente mille hommes. Les explications étant devenues d'une part comme de l'autre claires et positives, Dombrowski quitta Berlin et se rendit à Dresde. 11 se disposait à partir pour Paris lorsque le mariage d'un prince de la branche royale de Prusse avec la princesse Radziwill, et le départ de son ami de Laroche pour Berlin, le ramenèrent aussi dans celle capitale. Dans ce second Voyage, qui, comme le premier, resta stérile pour la cause de la Pologue, il se lia avec l'am-jbassadeur français,le citoyen Gaillard, repartit ensuite pour l'armée du Nord , y fit connaissance avec les généraux Jour dan, Bernadette et Champion net, et se dirigea vers Paris oiiil arriva le 9 vendémiaire an V (30 septembre 1796). L'état dans lequel se trouvait à cette époque la question de Pologne était peu satisfaisant. Les réfugiés de Paris , divisés entre eux, s'épuisaient en démarches stériles auprès du Directoire; ceux de Venise menaçaient de secom-promellrc à chaque instant par quelque éclat inopportun en Galicie, où ils avaient leurs émissaires. Les négociations poursuivies avec activité à Constantinople par Oginski ne promettaient rien de positif ni de favorable. En un mot, il n'y avait de toutes parts qu'obstacles el difficultés. Dombrowski ne se découragea point. Le terrain purement militaire lui paraissant le plus propre pour servir son pays, il s'y plaça franchement. Il demanda et obtint, par l'entremise du ministre de la guerre Petiot, la permission de servir volontairement dans l'état-major du général Kléber. Ce premier pas fait, il adressa au Directoire un mémoire très-sub-stanliel, et dans lequel le projet de la formation des légions polonaises fut pour la première fois traité à fond, examiné sous toutes les faces, et démontré aussi facile dans l'exécution qu'utile à la France. Le Directoire se rendit à l'évidence des faits. 11 approuva ce projet, et le transmit, par son arrêté du 7 brumaire an V (28 octobre 1796), au général Bonaparte, afin qu'il fût exécuté par quelques gouvernements provisoires de l'Italie, vu qu'aux termes de la Constitution le gouvernement français ne pouvait prendre à sa solde aucune troupe étrangère. L'administration lombarde répondit la première aux sollicitations de Dombrowski, lequel, depuis le 12 frimaire an V(2 décembre 1796), se trouvait à Milan. Bonaparte accucillitce général polonais avec bienveillance, et le 20 nivôse ( 9 janvier 1797), une convention stipulant la formation des légions polonaises en Lombardie, aux frais et à la solde de cette dernière , mais avec les costumes et les insignes militaires de Pologne, fut signée. Aussitôt après, Dombrowski adressa une proclamation à ses compatriotes, en les engageant à venir se joindre à lui. Àmilcar Ko-sinski, Elie Tremo, Strzalkowski, Liberadzki et plusieurs autres officiers de l'ancienne armée accoururent à cet appel. En moins de deux mois la légion polonaise fut complètement organisée. Le 23 ventôse (13 mars), elle entra à Mantoue, forte de deux mille hommes. Composée de deux bataillons, elle s'accrut bientôt d'un troisième et de deux compagnies d'artib lerie, et, à la fin de ce même mois, plusieurs de ses détachements se signalèrent dans la répression des troubles qui venaient d'éelater à Brescia, à Rimini et dans les montagnes de la Romagnc. Ce brillant début paraissait devoir être suivi de succès plus réels et plus éclatants. Le jeune vainqueur de l'archiduc Charles campait à vingt-cinq lieues de Vienne. L'Autriche tremblait. Dombrowski, impatient de voir la Croatie , la Transylvanie et la Hongrie se soulever à la voix de la liberté, n'attendait que l'ordre pour se jeter dans ces provinces. Le plan venait d'être communiqué à Bonaparte. Sa légion, forte déjà de cinq mille hommes, avait reçu l'ordre de se porter à Palma-Nuova. Tout semblait concourir à ranimer les espérances patriotiques des Polonais, lorsque la nouvelle que les préliminaires de la paix venaient d'être signés à Léoben vint glacer leurs cœurs et arrêter leur élan. Après cette déception, les légions polonaises furent dirigées sur Trévise. Elles y arrivèrent le 17 floréal (6 mai), partagèrent les travaux de l'armée bloquant Venise, et se retirèren l ensuite à Bologne où elles se réunirent toutes le 28 du même mois, afin d'y recevoir leur organisation définitive. Pour remplir cette tache, Dombrowski se transporta à Milan. Là, tout à ses travaux d'organisation militaire , il trouva le moyen de mettre à la disposition du comité de Paris le magnifique palais Scrbelloni, pour y ouvrir la diète qui allait se réunir. Ce projet échoua. Le découragement qui s'ensuivit menaçait de briser plus d'un cœur polonais. Dombrowski se jeta au milieu de celte tourmente avec son drapeau couvert de gloire : il ranima les uns, encouragea les autres, rappela à tous leur mission el leurs devoirs, et réussit à réunir autour de lui l'élite de l'émigration. Joseph Wybicki, diplomate habile et écrivain distingué; le général Wielhorski, le colonel Chamand, Forestier, Zobrocki et plusieurs autres officiers de mérite accoururent à Milan. Les soldats s'y rendant également de toutes paris et en grand nombre, on forma deux légions d'infanterie, composées chacune de trois bataillons. La première de ces légions quitta Bologne le 30 fructidor ( 16 septembre) pour rejoindre l'armée à Maeslre, près Venise; la deuxième la suivit dans la même direction. Le 8 octobre, elles étaient sur la Livenza, espérant de nouveau se frayer, à travers les armées défaites de l'Autriche, un chemin vers la patrie, lorsque le traité de Campo-Formio, signé le 6 vendémiaire (17 octobre), vint dissiper pour la seconde fois leurs nobles illusions. Cet événement fit rentrer les légions dans leurs anciennes positions. Le deuxième bataillon resta à Venise, les autres se retirèrent sur Ferrare : l'artillerie et deux compagnies se rendirent à Mantoue. Le congrès de Rastadt allait s'ouvrir. Dombrowski courut à Milan pour rappeler à Bonaparte le sort de la Pologne. U reçut, quelques temps après, l'ordre de se porter sur la Roma-gne et d'occuper le fort de San-Leo. Les légions, réunies vers la fin de novembre à Rimini, entrèrent aussitôt en campagne. Le fort de San-Leo se rendit le 17, après deux jours de résistance désespérée. La garnison sortit avec armes et bagages; tontes les pièces d'artillerie et tous les magasins'' estèrent entre les mains des vainqueurs. Le quartier général des légions se trouvant fixé à Rimini, elles prirent, sous le commandement du général Kniaziewicz, leurs quartiers dans les villes environnantes. Sur ces entrefaites, une révolution éclata à Rome. L'ambassadeur français, Joseph Bonaparte, avait été insulté; le sang français avait coulé, les représailles étaient inévitables. L'arméeilalo-polonaise,dont le commandement venait cle passer à Masséna, reçut l'ordre de se porter sur Rome. L'expédition eut un plein succès. Le 1 i floréal an VI (3 mai 1798), Dombrowski établit son quartier général au Capitule. Après avoir rétabli l'ordre dans Rome, les légions polonaises qui, vers cette époque, avaient pris le nom de division au delà du Pô , se couvrirent cle gloire en comprimant la sédition de Circeo, celle de Frosinone et surtout celle de Tcrracina. Leurs pertes furent considérables; mais le département de Circeo, dont l'embrasement était sur le point de devenir général , fut pacifié. Le premier bataillon de la première légion resta à Tcrracina, les deux autres retournèrent à Rome. Les trois batail- Ions de la deuxième légion rentrèrent à Mantoue, à Ferrarc et à Crémone. Le séjour des Polonais à Rome rehaussa leur gloire militaire d'un nouvel éclat. Les beaux-arts trouvèrent parmi eux plusieurs talents remarquables. Un journal hcbclomaire publié en polonais, sous le titre de Décade Légionnaire,répandit jusque parmi les soldats la connaissance des meilleurs ouvrages étrangers! On leur ouvrit des cours d'histoire et de mathématiques. Et au milieu de tous ces travaux on vit ces braves légionnaires se mêler aux indigents pour cultiver les champs, et suppléer ainsi au dénûment dans lequel les laissait le gouvernement lombard. Le consulat romain, touché de cette conduite des troupes, et voulant prouver sa reconnaissance à leur chef, remit à Dombrowski l'étendard du prophète pris sur les Turcs trois siècles avant par Sobieski, et le sabre dont ce dernier s'était servi clans cette mémorable affaire. Dombrowski garda le drapeau (I),et envoya le sabre, au nom des légions, a l'immortel Kosciuszko, qui depuis quelque temps se trouvait à Paris. Ce pacifique épisode de l'histoire des légions ne fut pas de longue durée. Le traité de Ça m-po-Formio rapprocha l'Angleterre de l'Autriche et de la Russie. La cour cle Naplcs, cédant aux intrigues de cette nouvelle coalition , prit sans aucune déclarai ion préalable une attitude hostile à la France. L'armée napolitaine, forte de soixante mille hommes, envahit le 4 frimaire (2i novembre 1798) le territoire romain. Les armées gallo-ilalo-polonaises, dont le commandement venait d'être confié au général Cham-pionnet, se concentrèrent aux environs de Rome. Maedonald prit la position en avant de Monte-Rossi; Kniaziewicz chassa l'ennemi de Migliano, et s'établit entre Bonpulto et Ponle-Fclix, sur le Tibre; Championne! se retrancha avec le gros des' troupes derrière Civita-Cas-tellana. L'armée dispersée ainsi n'avait que six mille hommes à opposer aux quarante mille qui vinrent l'attaquer le 14 frimaire (4 décembre), sous la conduite des généraux autrichiens Mack et de Saxe,venant de Rome. Le (!) Ce drapeau fur, en 1818, après la morl de Dombrowski, déposé dans une salle du château de la Société royale des Amis des Scieuces, it Varsovie, combat fut sanglant, et ce furent le premier et le troisième bataillon polonais qui, sous les ordres du chef Bialowieyski, décidèrent la victoire. Une autre colonne de troupes napolitaines s'étant portée sur Calvi, Kniaziewicz courut avec sa brigade au secours du général Mathieu qui venait delà cerner dans cette ville, et l'aida à la faire capituler. Cette action, qui laissait entre les mains des vainqueurs quatre mille prisonniers, deux généraux, plusieurs officiers, cinq mille fusils, cinq pièces de canons et dix-sept drapeaux, valut a Kniaziewicz le grade de général de brigade. Repoussé sur tous les points, l'ennemi fut poursuivi l'épée dans les reins jusqu'à Corèze. Le général Championnet rentra à Rome le 15 décembre ; le quartier général y fut établi le même jour. La légion polonaise, formant Pavant-garde de l'armée aux ordres du général Rey, se porta vers les frontières clu royaume de Naplcs. La place de Gaëte tomba au pouvoir de Dombrowski. Kniaziewicz s'avança jusqu'à Traètta.La légion polonaise, fortifiée d'un régiment de cavalerie qui venait d'être formé, marcha ensuite sur Capoue et se disposait à bloquer celte ville, lorsque la conclusion de l'armistice et bientôt la convention de paix, signée au camp même, le 10 janvier 1799 (17 nivôse an Vil), vinrent arrêter ses succès. Maîtresse de Capoue, l'armée républicaine s'occupa à pacifier le pays. Serra, Itri, Casti-glione, Mola di Gaeta, Cascano et Castel-Forte furent prises de vive force. Plusieurs autres villes se rendirent à discrétion. La population de Naplcs, attribuant ces succès à la trahison, chassa le général autrichien Mack, rompit l'armistice et attaqua les avant-postes français. Aussitôt l'armée s'ébranla dans cette direction, et le 3 pluviôse (22 janvier 1799) Championnet fixa son quartier général dans le château même de Ferdinand. La part glorieuse que les troupes polonaises avaient prise à tous ces travaux demandait une récompense éclatante. Le général Kniaziewicz fut, à cet effet, chargé de porter à Paris et de présenter au Directoire les drapeaux conquis sur l'ennemi. Celle cérémonie eut lieu le 18 ventôse an VII (8 mars 1799). Immobile jusqu'alors, la coalition reprit les hostilités. Le général Scherer, qui venait de remplacer Brune dans le commandement de 430 LA PO l'armée d'Italie, attaqua, le 6 germinal (26 mars), l'armée autrichienne, campée sur la rive gauche de l'Adige. Cette première levée de boucliers fut couronnée d'un succès aussi brillant que complet; mais le combat fut des plus sanglants, et la 2me légion polonaise y fit de tels prodiges, que le Directoire se crut obligé de lui adresser la lettre suivante : « Braves Polonais! vous n'avez pu arracher votre patrie à l'asservissement, mais vous avez juré de défendre la liberté partout où elle portera ses étendards ! C'est avec un courage digne d'elle que vous avez combattu le 6 germinal. Le Directoire exécutif, à qui le général en chef de l'armée d'Italie en a rendu compte, vous en témoigne sa satisfaction. En cimentant de votre sang l'édifice républicain, vous laisserez à vos compatriotes votre souvenir, votre exemple, et le noble désir de vous imiter. » La bataille de Lcgnago ouvrait au général Scherer la porte de l'Autriche : il n'avait qu'à poursuivre l'ennemi. Au lieu de cela, il se retira lui-même, et établit son quartier à Nola-della-Scala. L'armée autrichienne, revenue de sa première terreur, marcha vers celte ville. Une rencontre terrible eut lieu le 16 germinal (5 avril). Les pertes furent immenses des deux côtés.Labrave2mclégion polonaise compta àelle seule hors de combat l'intrépide Rymkiewicz, plusieurs officiers, et environ mille soldats. Après cet échec, l'armée française se relira sur Mollinella. La légion polonaise rentra à Mantoue, et reçut l'ordre d'y rester en garnison. Pendant ce temps, la lre légion, qui venait d'être augmentée d'un bataillon de trois compagnies de grenadiers, travaillait à maintenir l'ordre et la tranquillité dans l'Italie méridionale. Les Apennins, infestés dans le rayon d'Isola et de Sora par des insurgés, furent purgés en peu de temps. Rome, Ancône, Ponte-Corvo furent tenus en respect. Tout entier à cette mission, Dombrowski reçu l'ordre de joindre avec cette légion l'armée d'Italie. Scherer, débordé par l'armée autrichienne, venait de quitterMincio,ctse retirait derrière l'Adda. Sans être poursuivi il laissait derrière lui une armée formidable composée e\e quarante mille Russes et de trente à quarante mille Autrichiens, sons le commandement du feld-raaréchal Souvarow. Une ren- contre était imminente; Scherer, qui n'avait que trente mille hommes à mener au combat, préféra donner sa démission. C'est alors, le 26 avril, que Moreau fut appelé au commandement. L'ennemi s'avançait, et à peine l'armée française eût-elle pris ses positions qu'ellq se trouva attaquée sur toute la ligne, depuis Pozzo jusqu'à Cassano. Après un combat dé-, sespéré, Moreau se retira au delà de Milan. Souvarow, laissant dans la Lombardie le gé-t néral Mêlas, se porta sur Novare et Pavie, jetant au nord et à sa droite des colonnes pour pénétrer en Suisse, où se trouvait l'archiduQ Charles, et au sud et sur sa gauche une division en face de l'armée de Macdonald. Le quartier général de Moreau, établi d'abord à Novare, fut, le 7 mai, porté à Alexandrie. La jonction avec Macdonald paraissant indispensable, Moreau se porta sur Coni. Toutes les divisions de l'armée d'Italie reçurent l'ordre de se diriger sur ce point. Arrivées à Rome dans les journées des 27 et 28 floréal ( 16 et 17 mai), elles trouvèrent la Toscane, qui venait de s'insurger, to-talementpacifiéc.Le général Dombrowski, couvert de nouveaux lauriers, et promu au commandement de la division des Apennins, poursuivait l'ennemi dans les montagnes, dominait tous les débouchés qui donnent dans la plaine. La jonction avec Moreau étant désormais facile et pouvant se faire rapidement, Macdonald quitta le 20 (9 mai) Viterbe, rejoignit le 26, à Florence, les généraux Gauthier, Miollis et Vignolcs, et porta ses forces, en réunissant tous les corps de troupes, à vingt-huit mille hommes environ. L'armée ennemie, partagée en deux corps, opérait sur deux points différents. Entre Souvarow, qui était en Piémont, et le général Kray, qui occupait le Mantouan, se trouvait le Parmesan, libre encore presque tout entier. Macdonald conçut le projet hardi de s'y porter, et de battre successivement l'armée russe, placée à gauche, et l'armée autrichienne plaeéo à droite. Ce projet étant approuvé par Moreau, il se porta à Plaisance ; mais là il apprit que cq dernier, renonçant tout à coup aux dispositions prises en commun, se bornailà manœuvrer sur la Trebbia, tandis que le feld maréchal Souvarow s'avançait à marches forcées vers Voghera, Sa position devenant des plus critiques, il n'en prit pas moins la résolution de combattre. La division polonaise se porta aussitôt sur Ponte-Nura. Les avant-postes se rencontrèrent à Castel-San-Giovani. Les forces ennemies se trouvant trop considérables, la division Victor, prête à en venir aux mains , se relira sur Gossolengo. Le 18 et le 19 juin, Souvarow tenta en vain de la déloger de la position qu'elle Venait de prendre sur la rive droite de la Trebbia. Après deux batailles sanglantes, l'armée russo - autrichienne s'arrêta, et le 1er messidor (2G juin), l'armée française commença sa retraite. Harcelée par l'ennemi jusqu'à Castel-Arquato, elle le perdit de vue à Borgo-San-Donino. Son aile gauche se dirigea ensuite sur Modène et Bologne, pour pénétrer dans les Apennins. La division de Victor, dans laquelle se trouvait la première légion polonaise, se rendit clans les montagnes de Pontre-moli. La cavalerie, commandée par le général Karwowski, fut envoyée à Massa et à Carrara. Le gros de l'armée fit sa retraite par son aile droite vers Gênes. Dès que le quartier général fut établi dans cette ville, on s'occupa de remplir les cadres et d'approvisionner les troupes. La légion polonaise fut complétée par des soldats venant de différents dépôts. Le bataillon de grenadiers et celui de chasseurs furent réorganisés. Un grand dépôt fut établi à Nice, et l'on y envoya, sans désemparer, les malades et les blessés. La bataille de Trebbia, remettant entre les mains des armées coalisées toute l'Italie septentrionale, devait nécessairement entraîner la perte des places fortes qui s'y trouvaient. La citadelle de Turin capitula le 23 juin, et celle d'Alexandrie le 22 juillet. Mantoue était la seule qui se défendît encore. Cernée de tous côtés par les généraux Oit, Lattermann, Zopf et Bagration, elle avait soutenu le siège depuis le 29 mars, avec une garnison d'à peu près douze mille hommes. Le général Foissac-La-tour, commandant en chef, les généraux Meyer, Monnet, Wielhorski, Balleydier, commandants des forts, et plusieurs autres officiers supérieurs composaient le conseil de défense. La sortie du 19 floréal (8 mai) dans laquelle la 2me légion polonaise se couvrit de gloire, et la brillante action de l'artillerie polonaise, renversant, le 18 messidor (6 juillet), sous les ordres d'Axamitowski, tous les ouvrages de l'en- nemi, entre Cerese et Pradella, couvrirent la place jusqu'au 6 thermidor (24 juillet). Mais ce jour, la garnison du fort de Saint-Georges se trouvant obligée d'évacuer, et la citadelle n'étant plus tenablc, la question de la capitulation qui venait d'être proposée par l'ennemi fut portée au conseil et débattue. Les pourparlers durèrent jusqu'au 10 thermidor (28 juillet), et enfin, le même jour, la capitulation fut signée. Par cet acte, la garnison fut déclarée prisonnière de guerre jusqu'à parfait échange, et les officiers durent être renvoyés en France après trois mois de séjour en qualité d'otages dans les Etats héréditaires. Cependant la légion polonaise, réduite à huit cents hommes, de quatre mille qu'elle comptait à l'ouverture de la campagne, eut le malheur de voir presque tous ses soldats retenus de vive force parmi les Autrichiens. Le général Wielhorski, l'adjudant général Kossinski, et tout le reste des officiers furent conduits à Leoben comme prisonniers de guerre. Quelque difficile que fut alors la position de la France, ses revers en Italie ne pouvaient rester sans être réparés. Le Directoire le comprit. Le général Championnet futappelé à présider à l'organisation d'une réserve. Le général Joubert eut le commandement de l'armée d'Italie; les ordres de reprendre l'initiative des hostilités furent donnés. Soutenu par cet acte d'énergie de la part du gouvernement, Joubert concentre et porte, le 24 thermidor (11 août), toutes ses forces vers la plaine de Novi. Le combat, un des plus, sanglants de la Révolution,ne s'engage que le 28 (15 août), près d'Arquata et Rigoroso. Il dure, malgré la mort glorieuse de Joubert, trois jours, et permet à la division Watrin de pousser, le 21 fructidor (7 septembre), jusqu'à Novi. Repoussé le soir même sur tous les points, l'ennemi se retire vers Alexandrie; ses colonnes, affaiblies par la retraite aussi précipitée qu'inattendue du feld-marécbal Souvarow en Suisse, s'arrêtent incertaines et inactives dans leurs positions jusqu'au 2 vendémiaire (24 septembre), et laissent à l'armée française, dont le commandement venait d'être remis à Championnet, le lemps de se préparer pour les attaquer le 11 du même mois (3 octobre) avec une nouvelle vigueur. La plaine de Novi se jonche, dans celte seconde bataille, des cadavres ennemis. La légion polonaise fait des prodiges de valeur. Tous les officiers de son 2mc bataillon sont morts ou blesses ; la balle qui devait lui ravir son chef, l'illustre Dom-browskij ne s'arrête que sur l'exemplaire de PHistoire delà Guerre de Trente Ans, de Schiller, qu'il portait ce jour là sur lui. La perte de l'ennemi, tant en tués, blessés et prisonniers, qu'en canons, armes et bagages, fut considérable. Toutefois ces succès n'eurent d'autre résultat que celui de laisser l'armée républicaine dans ses positions. On était au cœur de l'hiver, et les chemins dans les montagnes étaient tellement mauvais, qu'il fut impossible de poursuivre la marche offensive. La retraite vers Gènes devenant indispensable, on transporta le 11 frimaire (2 décembre 1799) le quartier général à Masone. L'armée s'échelonna entre Montebello, Cabane et Poggio. La légion polonaise s'arrêta à Ronciglione et Campo-Fredo , la cavalerie à Voltri. Profilant de cet instant de repos, Dombrowski se rendit à Paris, dans le but d'obtenir qu'on incorporât les troupes polonaises dans l'armée de la république, ou au moins qu'on améliorât leur situation devenue désespérante presque sous tous les rapports. En effet, solde, habillement, vivre , tout manquait depuis longtemps aux braves légionnaires. Dombrowski exposa leursort au premier consul Bonaparte, et obtint : 1° que tous les corps polonais seraient réunis à Marseille ; 2° qu'on en formerait, à la solde de la république française, une légion composée de sept bataillons d'infanterie et d'un «bataillon d'artillerie; 3° qu'on procéderait immédiatement aux enrôlements, et qu'ils se feraient par les officiers polonais ; et enfin, 4° que tous les officiers et soldais seraient admis à l'hôtel des Invalides avec les mêmes droits que les Français. Ces dispositions furent précédées d'une lettre adressée, le 5 nivose ( 2G décembre ), par le premier consul à Dombrowski, et conçue dans ces termes : «De retour en Europe, citoyen général, j'ai appris avec intérêt la conduite que vous et vos braves Polonais avez tenue en Italie pendant la dernière campagne. «Des revers ont obscurci un instant la gloire de nos armes, mais tout nous promet qu'elle brillera bientôt d'un nouvel éclat. Dites à vos braves qu'ils sont toujours présents à ma pensée, que je compte sur eux, que j'apprécie leur dévouement pour la cause que nous défendons, et que je serai toujours leur ami et leur camarade.» La ville de Marseille ayant été assignée pour l'armement et l'habillement de la légion, Dombrowski s'y transporta, le 4 prairial an VIII (24 mai 1800). Des recrues arrivaient de toutes parts, et l'organisation s'effectua avec une telle promptitude qu'en moins de quelques mois la légion fut prête à entrer en campagne. Pendant ce temps, les troupes polonaises que nous avons laissées aux environs de Gènes disputaient, au milieu d'engagements plus ou moins sanglants, leur existence si triste et si remplie de privations. L'état des troupes françaises n'était guère plus satisfaisant. Masséna, qui venait de succéder dans le commandement en chef au général Championnet, mort le 10 janvier 1800, à Antibes, put à peine réunir sous ses ordres vingt-cinq mille combattants, et encore la misère et les maladies faisaient parmi eux tous les jours des ravages terribles. Après avoir partagé celte armée en deux grands corps, et l'avoir disposée sous les ordres des généraux Soult et Suchet,de manière à garder les débouchés de la Toscane,du Plaisantain, de la Lombardic et du Piémont, Masséna, dont le quartier général était à Pietra, résolut do reprendre l'offensive afin de prévenir l'ennemi qui paraissait cherchera le resserrer dans le rayon de Gênes, entre ses colonnes et l'escadre anglaise. En conséquence, le général Suchet reçut l'ordre de se maintenir sur le Var. Rejetés sur la rive gauche de celte rivière par la légion polonaise , et poursuivis jusqu'à Utelle, les Autrichiens renoncèrent bientôt à tout succès de ce côté. Us se préparaient à se porter vers la droite, commandée par le général Soult,lorsque Bonaparte, fondant des sommets du mont Saint-Gothard avec l'armée de réserve, vint arrêter leurs projets et changer totalement les destinées des deux parties belligérantes. A peine descendu dans la Lombardie, Bonaparte s'empare de Pavic, entre à Milan, passe le Pô, culbute l'ennemi à Crémone et à Plaisance, et ouvre le 20 prairial ( 1 i juin 1800), , par la bataille de Montebello, une nouvelle carrière que la bataille de Marengo et la reprise de Gênes ont terminée d'une manière h jamais mémorable. Trente jours après l'ouverture de la campagne, le Piémont, la Ligurie, la Lom-bardie et toute l'Italie , jusqu'au Mincio, étaient entre les mains des Français, et, le 26 prairial an VIII (lô juin 1800), le général Bcrthier signa la convention qui rejetait les Autrichiens jusque dans les provinces héréditaires de l'empire. Après ces exploits, le premier consul se rendit à Turin , et de là se remit en route pour Paris. Le général Bcrthier continua de s'occuper de la réorganisation de la république cisalpine. Masséna prit le commandement en chef de toutes les armées réunies en un seul corps. Malgré ses frayeurs, le cabinet deVienne songeait à reprendre les hostilités. La campagne d'hiverallait s'ouvrir.Le général Dombrowski, occupé à Marseille de l'organisation de sa légion, et jaloux de tourner tous les événements au profit de sa patrie, envoya au premier consul un plan de soulèvement de la Galicie. Il accourut lui-même à Milan, le 11 vendémiaire an IX (3 octobre 1800), et, le 30 brumaire (21 novembre), quatre bataillons de sa légion, forts de cinq mille hommes, se mirent en campagne. Les trois autres bataillons et trois compagnies d'artillerie les suivirent plus tard. Le 28 frimaire ( 19 décembre), ce corps ainsi que le quartier général quittèrent Brescia, et s'arrêtèrent le 22 et le 21 clu même mois à Cas-tiglione et à Cavriaux. Le 25, Dombrowski alla investir la forteresse de Peschiera, et, le même jour, le général Brune, qui venait de remplacer Masséna dans le commandement en chef, battait l'armée autrichienne à Pozzolo. Depuis le 7 nivose (28 décembre) jusqu'au 16, plusieurs engagements, dans lesquels le corps polonais lit des prodiges de valeur, eurent lieu entre Peschiera et Lermione. Le 11 le siège de la première de ces places commença sous la direction du général Chasseloup-Laubàt, Jusqu'au 18, la garnison, forte d'environ trois mille hommes, fit plusieurs sorties plus ou moins malheureuses. Le 22 nivose ( 12 jan-Vter), la grosse artillerie étant prête, les assiégeants ouvrirent la tranchée.Lesjourssuivants, 24, 25 et 26 , les travaux furent poussés avec vigueur, malgré le feu roulant des batteries de TOME Ht, la place. Le 28 ( 18 janvier), l'attaque générale allait s'ouvrir, lorsqu'on reçut la nouvelle de l'armistice conclu à Trévise le 26 du même mois ( 16 janvier 1801 ), en vertu duquel Peschiera, évacuée par les Autrichiens, rentra lo 2 pluviôse (22 janvier) au pouvoir de l'armée républicaine. L'armistice de Trévise ne s'étendant point h Mantoue, cette ville continuaà être bloquée. La direction en chef des travaux de siège fut confiée au général Dombrowski. Le 4 pluviôse (24 janvier), toute la légion polonaise s'y rassembla, et, le 26, les différents corps, précédés des drapeaux qu'ils venaient de recevoir de Paris, allaient se précipiter à l'assaut, lorsqu'on publia le traité de paix conclu à Lunéville, traité d'après lequel Mantoue devait être évacuée. Celte évacuation s'effectua le 28 pluviôse (17 février). C'est vers cette époque que la légion polonaise du Danube vint, sous les ordres du général Kniaziewicz, se joindre à l'armée d'Italie. L'armée polonaise se trouva tout à coup portéo à quinze mille hommes. Ce nombre ranima les espérances des patriotes. Le sort de la Pologne paraissait désormais assuré; les événements en décidèrent autrement. Une partie do cette armée fut envoyée à Saint-Domingue : on sait quel sort elle y trouva. Le reste, après avoir occupé les différentes parties de l'Italie, suivitlcsaiglesvictorieusesde l'empire à travers tous les pays de l'Europe, et fixa, ainsi que nous allons le voir, plus d'une fois, en se couvrant de gloire, les yeux du monde sur le sort de sa patrie. Au milieu ou à la suite de ces événements, tout changea ou se modifia en Europe. La politique révolutionnaire de la France entra ouvertement dans les voies pacifiques et conservatrices. La France sentit le besoin d'affermir sa domination au dehors et sa tranquillité au dedans. Appuyée sur son épée et prête à combattre encore, elle profita de l'abaissement de ses ennemis pour leur tendre la main. Mais, soit égoïsme mal compris, soit désir de satisfaire aux besoins les plus pressants, elle termina toutes ces négociations sans loucher une seule fois la question de Pologne. Après la paix de Lunéville et le traité d'Amiens, où celte question aurait pu être soulevée tout aussi bien que celle du roi d'Etrurie 175 m LA POLQNGE. ou de la république de Gènes, là oïi la France montra le plus d'indifférence pour la Pologne, Ce fut dans la grande affaire des indemnités. Aujourd'hui encore on a de la peine it comprendre comment, au milieu de ce vaste remaniement des Etats, dont elle était le plus puissant sinon l'unique et le seul arbitre, sa pensée ne s'était pas arrêtée un seul instant sur les immenses avantages qu'elle aurait retirés en rétablissant, aux dépens de quelques-unes de ces principautés microscopiques qu'elle allait, créer en Allemagne,une alliée fidèle et une barrière puissante sur les bords de la Vistule. D'ailleurs, la possibilité de réaliser cette pensée, qui, en elle-même, eût été au moins aussi légitime et féconde que fut celle qui a présidé à la réorganisation du corps germanique, n'a-t-elle pas été assez prouvée plus tard par la création tant soit peu fragile et tardive clu grand duché cle Varsovie? La Prusse aurait-elle était plus récalcitrante à céder ses droits sur les provinces polonaises qu'elle ne le fui en 1809, si, avec la certitude d'affaiblir l'Autriche, mise alors plus que jamais par la force des événements à la disposition de la France, on lui eût présenté une indemnité suffisante en Allemagne? La Russie, qui seule aurait pu se sentir blessée par cette combinaison, n'au-rait-clle pas trouvé, tant clans ses finances que dans ses préoccupations intérieures , assez de motifs pour l'accepter, et pour hâter, au prix même de quelques sacrifices de sa part, le tétablisseinent cle la paix générale? U esl vrai que pour refaire l'édifice européen sur de pareilles bases, il eût fallu commencer par se rapprocher sincèrement de l'Angleterre; il eût fallu sacrifier quelques-unes cle ces pré tentions qu'elle n'a reconnues dans le trailé d'Amiens que pour s'en faire presque aussitôt un prétexte de rupture; il eût fallu songer moins à lui disputer l'empire des mers que chercher à l'associer par des intérêts réciproques et réels au sort de la politique continentale et de l'équilibre européen. La passion icmporta le premier consul; les besoins du moment prévalurent sur les intérêts de l'avenir; l'alignement des frontières en deçà du Rhin fut préféré à ce point d'appui que la France devait et pouvait se donner sur la Vistule. En agissant ainsi,la France manquait le double but de sa politique, Elle restait sur le qui- vive avec l'Angleterre, et n'affaiblissait pas l'Autriche autant qu'elle aurait voulu. Elle n'en* c h a î n a i I pa s n on p I u s a ssez I a R u ssi c po u r q u'a u premier moment elle n'eût à craindre delà voir se ranger du côté de ses ennemis. La Prusse seule lui paraissait attachée; mais elle ne pouvait être ni dévouée ni fidèle, vu que toutes les faveurs particulières dont elle venait d'être l'objet ne la mettaient pasàcouvert de la Russie, et la laissaient encore trop faible à l'égard de TA u triche. De sorte que, sons le rapport des alliances, la France ne gagnant rien de sûr ni de durable, ses inquiétudes pour la paix qu'elle venait d'établir et pour ses propres acquisitions durent rester les mêmes qu'auparavant. En effet, à peine le premier consul met la main à l'exécution des traités qu'il voit les embarras et les difficultés surgir cle tous côtés. L'Angleterre la première relève la tête. L'île d'Elbe, le Piémont et le duché de Parme sont à peine déclarés faire partie cle la république française qu'elle s'en révolte comme s'il s'agissait d'une spoliation tout à fait, inattendue. Les affaires cle la Suisse , dans lesquelles la France joue un rôle plus honorable que lucratif, la blessent plus profondément encore. Le 13 mai 1803 , son ambassadeur, sir Wilworlh, quitte Paris. Le 16 , cette mesure fut annoncée par le roi aux Chambres, et presque aussitôt, et. avant que la rupture devînt officielle,plusieurs bâtiments français furent saisis dans des ports ou sur l'Océan. A celte conduite tant soit peu sauvage de l'Angleterre, le promu r consul répond, le 22 mai, par l'ordre d'arrêter et de constituer prisonniers de guerre, comme otages, tous les Anglais voyageurs ou commerçant en France. U comprend, en outre, que pour triompher d'un ennemi aussi perfide que redoutable, il faut l'attaquer avec vigueur et sur tous les points vulnérables. L'occupation clu Hanovre et celle cle Tarente deviennent indispensables et s'effectuent presque immédiatement. Les cours de Berlin et de Saint-Pétersbourg s'en offusquent et ne dissimulent point leurs inquiétudes. L'Autriche, tout en se déclarant neutre, trahit sa pensée intime de profiter des chances de la guerre, et ordonne un rassemblement de troupes en lllyric. La cour de Napies, soumise à la France par nécessité, affectionne tout bas l'Angleterre, et est prête, ainsi que l'Espagne, à se jeter dans des témérités coupables et inopportunes. Une nouvelle coalition est imminente, et la Pologne , !e seul pays capable de la contrecarrer, sinon de l'arrêter, n'existe pas. L'Angleterre comprend cette situation de l'Europe et la tourne à son profit. Elle ne refuse point de négocier avec la France, elle accepte nième la médiation de la Russie; mais, plus elle réussit à circonvenir cette dernière, et plus elle se montre exigeante et cliflicile. Déjà l'arbitrage russe sur les affaires de Suisse, de Hollande, sur les intérêts du roi de Sardaigne, et sur la plus grande partie des affaires d'Italie, ne lui suffit pas; son ultimatum va plus loin : elle obtient que la Russie réclame contre l'occupation de Hanovre et du royaume de Naples; elle fait demander par le môme organe, au premier consul, le maintien de l'indépendance des villes anséatiques et du commerce du Wcser et de l'Elbe. Cette demande, bien que dénuée de tout fondement, trouve l'appui de la Prusse. Le cabinet de Berlin adopte également les réclamations de la Russie au sujet du Hanovre. Le projet d'une triple alliance de la Prusse, de la Russie et de b France, projet tant rêvé par le premier consul depuis 1802, se dissipe au milieu des soupçons, des craintes et des préventions réciproques , et la fin de l'année 1803 trouve le continent, à peine pacifié, prêt à se soulever contre celui dont il paraissait tour à tour envier l'amitié et redouter la vengeance. L'année 1804 s'ouvre par d'atroces conspirations etd'inqualifiables attentatsaudroit des gens. Placée derrière les acteurs que nous venons de signaler, l'Angleterre les pousse et les anime. Sa haine contre le premier consul va jusqu'aux tentatives de meurtre. L'étoile de Bonaparte les déjoue les unes après les autres, et, comme pour grandir les proportions du drame qui va se dérouler, fait celui qu'elle protège , d'abord consul à vie, et puis empereur. î*lus le cabinet de Saint-James cherche à être cruel, et plus Napoléon veut être implacable. Il oppose aux intrigues sourdes la plus grande Publicité, aux trames ignobles la plus franche énergie, aux actes de brutalité les plus justes représailles, et, mettant entre lui et son déloyal antagoniste, pour juge, non-seulement l'Europe qui est malveillante, mais le monde entier , il électrise la France, sa patrie, qu'il dote en ce même moment des plus belles institutions, à un point tel qu'un jour, prèle à se lever à sa voix comme un seul homme, elle lui fait dire, par la bouche d'un de ses premiers magistrats, ces paroles mémorables : « La France n'a qu'un chef: c'est vous; elle n'a qu'un ennemi: c'est l'Angleterre. » Aussi c'est au delà de la Manche que se portent tous les regards de l'empereur. C'est là que doit être frappé le grand coup, le coup décisif. UnedescenLe projetée en 1801 est remise sur le tapis. Les fonds pour l'armement et l'entretien de la flottille sont votés par les conseils d'arrondissement et les grandes villes avec^un enthousiasme sans égal. On établit partout des chantiers et des cales de construction. Paris devient pour un moment un arsenal maritime. Les sept corps d'armée se réunissent à Boulogne. Le port de cette ville et les rades de Wi-mereux, d'Etaples ctd'Ainbleteuscse couvrent de bâtiments. Napoléon apparaît au milieu des troupes : il va lui-même présider à leur embarquement, lorsque la défaite de l'amiral Villeneuve, au cap Finistère, et l'accession de la Suède, de la Russie et de l'Autriche à la coalition, viennent arrêter ses projets et donner un autre cours à ses vastes conceptions. Unplandecainpagne de l'Autriche est aussitôt tracé. La Grande-Année s'ébranle et vole vers le Rhin. L'empereur ia suit et se met bientôt à sa tête. Le 6 octobre, les Autrichiens sont battus à Donawerth. Cette première victoire est suivie de quinze autres remportées en quinze jours. L'Autriche tremble , ses troupes sont dispersées : le même sort attend les Russes. En quinze jours encore ils sont battus à Branau, à Amstelten, et rejetés sur la rive gaucho i du Danube. Leur retraite précipitée vers | la Pologne ouvre à Napoléon les portes de I Vienne. U se contente d'établir son quartier I général au château de Schœnbrùnn. L'empereur Alexandre et François 11 réunissent cent quatre bataillons et cent cinquante escadrons dans les plaines cle Brunn. Napoléon y plante son bivouac le 1er décembre, et, deux jours après, son invincible armée lit la proclamation suivante : « Soldats, je suis content de vous : \ vous avez, à la journée d'Austerlilz, justifié tout ce que j'attendais de vous ; vous ave2 décoré vos aigles d'une immortelle gloire. Une armée de cent mille hommes, commandée par les empereurs de Russie et d'Autriche, a été, en moins de quatre heures , ou coupée ou dispersée j ce qui a échappé à votre feu s'est noyé dans les deux lacs..,. » Deux jours après cette glorieuse bataille , l'armistice est conclu avec l'Autriche. François II demande la même grâce pour Alexandre, dont l'armée est cernée. Le général Sa-vary se présente au quartier général des deux empereurs. «Dites à votre maître, lui crie Alexandre en le voyant, que je m'en vais; qu'il a fait hier des miracles; que celle journée a accru mon admiration pour lui; qu'il est prédestiné d" Ciel; qu'il faut pour mon armée cent ans pour égaler la sienne. Mais puis-je me retirer avec sûreté?—Oui, lui répondit l'aide de camp de Napoléon, si Votre Majesté ratifie ce que les empereurs de France et d'Allemagne ont arrêté dans leur entrevue.— Eh! qu'est-ce?—Que l'armée russe se retirera par journée d'étape et évacuera la Pologne autrichienne et prussienne. A cette condition , je suis chargé de me rendre à nos avant-postes, qui vous ont déjà trouvé, et d'y donner des ordres pour protéger votre retraite, l'empereur voulant respecter l'ami du premier consul. — Quelle garantie faut-il pour cela?—Sire,votre parole. — Je vous la donne. » Napoléon ne se méprend point sur cet acte de générosité; il le qualifie lui-même d'une grande faute. U en commet une autre bien plus grande encore en négligeant de nouveau, à la paix de Prcsbourg, la question de Pologne, et en posant une confédération des princes du Rhin pour toute barrière aux desseins ambitieux de la Russie et de l'Autriche. L'agrandissement des Etats de Bavière et de Wurtemberg n'aura d'autre effet que celui de blesser la Prusse. Le traité de Presbourg porte daus son sein une quatrième coalition. En effet, une année ne s'était pas écoulée depuis la campagne de 1805, que la Prusse, oublieuse de tout ce qu'elle devait àNapoléon, par la grâce duquel elle venait encore d'entrer en possession du Hanovre, déclara la guerre. Les griefs qu'elle allégua contre la France furent l'occupation prolongée des provinces allemandes , et l'extension de puissance acquise à l'empire français par le dernier traité. Elle marcha appuyée sur ia Russie et la Suède. Napoléon partit de Paris le 28 septembre 1806 ; le 6 octobre il était à Bamberg, à la tète de cent quatre-vingt mille hommes. L'armée prussienne, sans compter les troupes de la Saxe et de la Hcsse électorale, qui s'y étaient réunies plus tard, s'élevait à deux cent mille hommes. Les corps cle Bernadette,de Davoust et de la garde impériale, formant le centre de l'armée française, ouvrirent les hostilités par des succès qu'ils obtinrent à Saalbourg, à Schbilz età Géra. Le 14, les deux armées se rencontrèrent entre Auerstœdtet Iéna. Battus sur toute la ligne, les Prussiens manquèrent, dans leur retraite précipitée sur Weimar, d'être taillés en pièces. Ils perdirent toits leurs généraux et laissèrent au pouvoir de Napoléon quarante mille prisonniers, soixante drapeaux et trois cents pièces de canon. En dix jours, qui suivirent cette bataille, l'armée française s'étendit clans toute la Prusse. Le 27 octobre elle rentra à Berlin. Jusqu'au 15 novembre elle s'empara de Lubeck, de Magdebourg, de Brème, de Hambourg, du Hanovre, et mit pied dans le duché de Posen. C'était pour la première fois que les aigles françaises touchaient le sol de la Pologne. Aussi l'enthousiasme, alimenté depuis si longtemps par le malheur et l'espérance, fut-il au comble dans l'antique cité clu duché de Posen. Cependant le rétablissement delà Pologne n'entre point encore dans les plans de Napoléon. 11 y entrevoit une question capitale, mais on dirait qu'il craint de l'aborder franchement. Il voudrait que la Pologne s'élevât et se joignît à lui ; il sent que pour l'ébranler jusque dans ses derniers fondements il n'a qu'à lui dire: « Lève-toi! tues libre et indépendante;» et pourtant il se tait, ou plutôt il ne répond aux cléputations qui accourent auprès de lui pour s'informer cle ses intentions que par des paroles glaciales et décourageantes. Quelque légilime qu'eût été la défiance, la Pologne la rejette comme indigne d'elle et du peuple français. Sa conduite sera, comme toujours, noble, franche et loyale. Fidèle à ce qu'elle croit son devoir, elle le remplira dignement, laissant retomber son sang sur la tête de ceux qui se joueront encore de sou dévouement et de sa bonne foi. 'LA POLOGNE. 437 Déjà, depuis le 3 octobre, les proclamations revclues des noms de Dombrowski et AVybicki remuaient le pays. Le palatin Radziniwski appela un arrière-ban. Sa voix fut entendue dans tout le duché de Posen. L'insurrection éclata presque simultanément à Kalisch, à Czenslo-chow, à Lcczyce, et s'étendit au delà de la Vistule. Le peuple courait partout aux armes, et partout l'enthousiasme était tel que Napoléon, arrivé le 27 à Posen , ne put s'cmpèchcr d'en être touché et de lui rendre un hommage public. « L'amour de la patrie, disait il alors dans un de ses bulletins, ce sentiment national, s'est non seulement conservé en entier dans le cœur du peuple polonais, mais il a été retrempé par le malheur; sa première passion, son premier désir est de redevenir nation. Les plus riches soldent de leurs châteaux pour venir demander à grands cris le rétablissement du royaume, et offrir leurs enfants, leur fortune, leur influence. Ce spectacle est vraiment touchant. Déjà ils ont partout repris leur ancien costume, leurs anciennes habitudes.» Et pourtant il méconnaissait cette héroïque nation ou doutait de sa propre puissance quand il ajoutait : o Le trône de Pologne se rétablira-t il, et cette grande nation reprendra-t-elle son existence et son indépendance? Du fond du tombeau re-naîtra-t-ellc à la vie? Dieu seul, qui tient dans ses mains les combinaisons de tous les événements , est l'arbitre de ce grand problème politique ; mais certes il n'y aura jamais d'événement plus mémorable, plus digne d'intérêt. » Le 28 octobre, la cavalerie de Murât et le corps de Davoust entrèrent à Varsovie. Le général Gouvion fut nommé gouverneur de la capitale; le pouvoir civil fut confié à une commission composée de Polonais, sous le nom de Chambre de l'administration militaire. L'avant-garde française ayant poussé jusqu'au Bug, le centre de l'organisation des forces nationales fut fixé à Lowicz. Napoléon arriva à Varsovie dans la nuit du 18 au 19 décembre. Il n'y resta que peu de jours, parut peu satisfait de la nouvelle administration , remplaça la Chambre de l'administration militaire par un comité gouvernant , et courut rejoindre les avant-gardes prêtes à venir aux mains avec les Busses, près de Czarnowa, sur la Wartha. Cette rencontre eut un plein succès. L'armée russe, forte de quinze mille hommes, fut culbutée. Le même sort attendait ses autres divisions à Lauter-bourg, dans la Saiwa etàPultusk. A la suite de ces avantages, l'armée russe évacua en masse la Pologne, tandis que l'armée française, harassée par trois mois de marches continuelles, s'étendit, pour prendre du repos, sur la Vistule, depuis Elbing jusqu'à Varsovie. L'empereur retourna à Varsovie et y établit son quartier général. Jusqu'à la fin de décembre 1806, les deux armées restèrent dans une complète inaction. Dans les premiers jours du mois de janvier 1807, l'armée russe, forte encore de cent soixante mille hommes, reprit l'offensive. Son but était de forcer la ligne française et de porter la guerre en deçà de la Vistule. Napoléon traversa cette combinaison, et, voulant prendre l'ennemi dans ses propres filets, ordonna au prince de Ponte-Corvo de faire une marche rétrograde. Battue à Mohrungen, l'armée russe n'échappa à une ruine certaine et complète qu'en se retirant précipitamment sur Kcenigsberg. Poursuivie l'épée dans les reins par Napoléon lui-même, elle perdit, à la suite des combats de Begfricd, de Deppen et de Hoff, ses communications avec le Bug. Enfin, le 7 février, elle s'arrêta à Eylau, qu'elle fut obligée d'abandonner le même jour, et qu'elle ne tenta de reprendre le lendemain que pour laisser sur le champ cle bataille environ trente mille combattants. Après ce carnage, car la bataille d'Eylau, dans laquelle Napoléon perdit seize généraux et près de seize mille braves , mérite bien ce nom, l'armée française revint sur la Passarge, où elle prit cle fortes positions, et rentra dans ses quartiers d'hiver. Les Busses tentèrent encore cle reprendre l'offensive; mais, culbutés successivement à Ostrolenka , à Zecheren, à Lingnau, ils se retirèrent définitivement dans le courant de mars vers la Lithuanie. Tandis que Napoléon suivait les négociations que la cour cle Saint-Pétersbourg, épouvantée par tous ces désastres, s'était empressée d'ouvrir, le général Mortier, vainqueur, à Stral-sund, de Gustave IV, chassait les Suédois de la Poméranie, et le maréchal Lefebvre faisait capituler Dantzig. Tout semblait annoncer l'approche d'une pacification générale, lorsque tout à coup, cédant aux instigations do l'Angleterre, la Russie reprit les hostilités. Cette campagne ne dura que dix jours, et fut au moins aussi glorieuse pour l'armée française que la première. Battus, le 5 juin,par le prince de Ponle-Corvo, à Spandcn, et par le maréchal Soult à Lomitten; culbutés, le 6, par le maréchal Ney à Deppcn ; réunis, le 10, au nombre de trente-cinq mille hommes, et renversés le mêmejour à Hcilshcrg par l'empereur en personne, les Russes se concentrèrent le 14 à Friedland. La bataille livrée ce jour fut décisive. Dix-sept mille Russes et Prussiens furent mis hors de combat; soixante-seize pièces de canon, un grand nombre décaissons, plusieurs drapeaux et vingt mille prisonniers restèrent entre les mains des vainqueurs. L'ennemi se retira en déroute sur le Niémen. Soult entra à Kcenigsberg, Masséna poussa jusqu'à Ostrolcnka, Ney s'établit à In-Storburg. L'arrivée de Napoléon à Tilsitt termina les événements militaires de cette campagne. Menacée sur ses frontières, la Russie demanda à reprendre les négociations; Napoléon eut la faiblesse de consentir. Le 21 juin, un armistice fut signé.Le 24,Napoléon et Alexandre se rencontrèrent sur le Niémen. La paix, conclue le 7 juillet avec la Russie, fut signée le 9 avec la Prusse. C'était le cas ou jamais d'imposer aux vaincus une tranquillité longue et durable : la Prusse s'attendait à être anéantie; la Russie, affaiblie et humiliée , était prête à tous les sacrifices. Mais il était dans la destinée du chef de l'empire français de s'arrêter encore à moitié du chemin. Toutefois il comprit qu'il ne suffisait plus d'affaiblir la Prusse en Allemagne en créant le royaume de Westphalie , et d'éloigner la Russie de la Turquie en faisant déloger les troupes russes de la Valachie et delà Moldavie, mais qu'il fallait élever entre ces puissances et l'Occident une barrière quelconque. A cet effet, on détacha de la Prusse une partie des provinces qu'elle avait arrachées depuis 1772 à la Pologne, et le grand-duché de Varsovie fut formé. On déclara, en outre, libre et indépendante la ville de Dantzig, avec un rayon de deux lieues. Quoi qu'il en soit, il nous est impossible de reconnaître au trailé de Tilsitt ce cachet de gloire que lui attribuent les historiens français. A notre avis, il ne garantissait pas suffisamment l'empire français, et sanctionnait en quelque sorte les trois premiers partages de la Pologne. C'était, en effet, pour la première fois que la France reconnaissait à la Prusse la possession de la AVarmie et d'une partie de la Prusse occidentale; c'était pour la première fois qu'elle abandonnait à la Russie le district de Bialyslok et la Lithuanie. Cependant la création du grand duché de Varsovie fut un événement important, en ce sens qu'elle transplantait sur les bords de la Vistule les grands principes sociaux proclamés par la Révolution française. La constitution donnée à ce duché était, sous ce rapport, beaucoup plus large et plus libérale que celle clu 3 mai. L'égalité civile et l'égalité politique s'y trouvent formellement reconnues. Les castes furent abolies. Les paysans furent élevés à la dignité de citoyens ; leurs personnes et leurs propriétés furent placées sous la protection de la loi. La langue polonaise et la liberté de penser et d'écrire furent reconnues et garanties. Quant au gouvernement du pays, c'était un gouvernement représentatif largement conçu. Le pouvoir exécutif reste entre les mains du roi. Sa personne est sacrée et inviolable. Ses décrets et ordonnances ne sont valides qu'après avoir été contre-signes par les ministres responsables. Les ministres, qui sont au nombre de six, forment un conseil de minisires. En s'adjoi-gnant quatre conseillers ils forment un conseil d'Elat. Ce dernier tient les Chambres au courant des travaux des ministres, propose les projets de loi, prononce sur la mise en jugement des fonctionnaires publics, et intervient dans certains cas comme juridiction suprême du pays. Le pouvoir législatif est dans la diète. Il s'exerce collectivement par le roi, le sénat et la Chambre des députés. Le roi propose les lois : lui seul les sanctionne et les promulgue. Les lois ne sont disculées à fond que dans la Chambre desdéputés.Votées par ceftedernière à ta majorité des voix , elles ne passent au sénat (pie pour être approuvées, si elles ne sont contraires ni à la constitution ni à la sûreté de l'Etat. | Tous les projets de loi, avant d'être discu- tés dans la diète, sont examinés dans une des Irois commissions qui sont choisies dans la diète, et qui se nomment commission de finances, commission des lois civiles, et commission des lois criminelles. La diète ordinaire se rassemble tous les deux ans ; ses travaux durent quinze jours. Le roi proroge les diètes ordinaires et convoque les diètes extraordinaires. La Chambre des députés se compose, de soixante députés nobles et de quarante dépu- | tés non nobles. Les membres des commissions I et ceux du conseil d'Etat ont seuls le droit à la parole ; les autres députés ne font que voter. Le sénat est composé de seize sénateurs et i évêques. Us sont nommés à vie par le roi. Le pouvoir électoral réside dans le peuple. Il est exercé par tous les habitants réunis en collèges communaux. Ces assemblées ne s'oc- J cupent que du choix de leurs mandataires, j Toute discussion sur les questions politiques , I administratives ou financières, y est défendue. ! La plus grande centralisation règne dans j l'administration. Les préfets, les sous-préfets, les membres des commissions, en un mot tous les fonctionnaires et employés publics, sont nommés par le roi et ne relèvent que du pouvoir exécutif. La base de l'édifice politique ainsi organisé est le Code civil de Napoléon. Applicable également à tous les citoyens, il reste sons la sauvegarde d'un pouvoir judiciaire libre et indépendant. Les juges nommés par'le roi sont inamovibles. Outre les tribunaux de paix, les tribunaux civils, criminels, et les tribunaux d'appel, il y a des tribunaux d'administration et un tribunal de commerce. Le Code criminel prussien est maintenu, sauf quelques modifications. Plus monarchique dans la forme, mais plus libérale au fond que la constitution du 3 mai, la constitution du grand duché de Varsovie fut signée par Napoléon le 22 juillet, à Dresde. Le roi de Saxe acceptant L'honneur de gouverner ce nouvel Etat, son ministre, le comte de Schonfeld, reçut la mission de pourvoir à son organisation intérieure. Conformément à cet ordre, le 5 septembre 1807, la commission gouvernante fut remplacée par le conseil d'Etat, sous la présidence de Stanislas Malachowski. On nomma les ministres. Le roi Frédéric-Auguste fit son entrée à Varsovie le 20 du même mois. Ses ordonnances complétèrent bientôt la charte constitutionnelle, et la Pologne prit, sur le petit pied, sa place parmi les Etals de l'Europe. Après avoir divisé le pays en six déparlements (I) cf. installé dans chacun tous les pouvoirs civils et administratifs, le gouvernement s'occupa de l'organisation de l'armée. Quelques mois suffirent pour former douze régiments d'infanterie et six de cavalerie, formant trois divisions. Il y avait, en outre, une légion de la Vistule : en tout, artillerie comprise, trente mille hommes. On établit une école de génie à Varsovie, et deux corps de Cadets, l'un à Chelrn et l'autre à Raliseh. Tranquillisée au nord et fortifiée contre l'Angleterre par le système continental, la France semblait compter sur une paix durable, lorsque, cédant aux suggestions du cabinet britannique, le Portugal lui déclara la guerre. L'Espagne, hostile au fond , mais retenue par la peur, ouvrit ses frontières aux troupes françaises. Elle crut ne leur accorder que le libre passage; Napoléon en décida autrement. L'occupation de l'Espagne fut résolue ; la révolution d'Àranjnez et la fuite du vieux roi Charles IV justifièrent, cette mesure; le peuple espagnol l'appuya de son assentiment. Une junte nation aie convoquée par l'empereur à Bayonne se prononça contre le nouveau roi Ferdinand et toute sa famille, et, le trône se trouvant vacant défait, un décret impérial du G juin 1808 proclama Joseph Bonaparte roi des Espagncs et des Indes. L'Angleterre sentit la portée de ce coup. Préparée par ses agents, l'insurrection éclata bientôt dans toutes les parties de l'Espagne non occupées par les troupes françaises. Le général Cuesta, qui voulait, à la tète de. quarante-cinq mille hommes, empêcher Joseph d'arriver à Madrid,fut battu par le maréchal Bcssières. L'armée française fut inoins heureuse à Baylen. La capitulation du général Dupont et le soulèvement de l'Andalousie forcèrent celte année à se retirer sur l'Ebre. Cependant le Portugal fut pacifié. Les hostilités suspendues un instant en Es- (1) Ces départements étaient ceux de Posen, de Kalisch, de riock, de Varsovie, de Laniza cl de Bydgasz, faisant dix-huit cenls lieues carrées d'étendue, avec une population de quatre millions d'habitants. pagne permirent à l'empereur cle quitter Rayonne pour courir à Erfurl h, où Alexandre le rejoignit. Cette entrevue fit resserrer les liens qui unissaient la France et la Russie. L'Autriche garda son attitude menaçante. Tout prescrivait à Napoléon cle hâter le coup décisif au delà des Pyrénées.La Grande-Armée reçut l'ordre de s'avancer vers les frontières. La légion de la Yistule et les quatrième, septième et neuvième régiments cle l'armée clu grand duché cle Varsovie furent appelés à se joindre à cette expédition. La guerre se ralluma vers la moitié du mois de juin. Les combats de Tudela , de Malien, d'Alagon, d'Epila et la prise de Saragosse couvrirent les troupes polonaises de gloire. Napoléon arriva en Espagne dans les premiers jours de novembre. Il se mit à la tête de la cavalerie, commandée par le maréchal Bes-sières, et du deuxième corps, aux ordres du maréchal Soult, et se dirigea sur Burgos. Le 10 novembre, l'armée espagnole d'Eslramu-dure, forte de vingt mille hommes, fut. battue et dispersée à Gamonal.Presqu'cn même temps l'armée de Galice, forte de quarante-cinq mille hommes, éprouva le même sort à Espi-nosa. L'empereur marchait sur Madrid : il ordonna aux maréchaux Lannes et Moncey de se porter avec leurs corps à la rencontre de l'armée d'Andalousie, qui comptait cinquante mille hommes. Elle fut atteinte le 23 , près clu village de Coscante, et s'enfuit en déroute après quelques heures de combat, en laissant sur le champ de bataille quatre mille hommes tués ou blessés, trois mille prisonniers, trente pièces de canon et sept drapeaux. L'armée française, dirigée par l'empereur en personne, arriva le 30 novembre à Somo-Sierra. Cette place réputée inexpugnable, et défendue par douze mille Espagnols derrière seize pièces decanon,fut enlevée par une charge des lanciers polonais. La route de Madrid devenant dès lors entièrement libre, l'empereur s'y porta le 2 décembre. On combattit pendant deux jours. Le 4, Madrid capitula, cl le lendemain l'empereur y fit son entrée. Il revint le 9 à son quartier général cle Chammarlin, où une nombreuse députation cle notables vint lui présenter ses hommages et prêter devant lui serinent de fidélité au roi Joseph. La pacification de la Péninsule, qui, dès ce jour, paraissait prochaineet inévitable, fut obtenue par la défaite de la quatrième armée, formée des débris des trois autres, et dispersée complètement par le maréchal Victor, à Uclès. Le corps auxiliaire anglais, battu par le maré-c 11 a 1S o u ! t à M a n si 1 la e t La cab cl 1 os ,se rembarq ua à La Corogne. A la suite de ces succès, Joseph rentra à Madrid, et l'empereur revint à Paris. Vaincue sur le Tage , l'Angleterre se rejeta avec ses machinations au delà du Rhin. La Prusse et la Russie restèrent cette fois sourdes à sa voix; mais l'Autriche, qui depuis le traité de Presbourg avait fait cle grands préparatifs pour ressaisir ses provinces perdues, se décida à tenter un dernier effort. L'Angleterre lui donna un subside de 100 millions, et promit de faire une diversion aussitôt que la guerre serait commencée, soit sur les côtes de l'empire français, soit en Allemagne. Les trois armées autrichiennes, formant une masse de trois cent cinquante mille hommes, appuyée de cent cinquante mille landvvehrs, se mirent en mouvement vers la (in de mai 1809; la première , sons les ordres de l'archiduc Charles, entra en Bavière le 10 avril. Napoléon apprit celle nouvelle à Paris le 12 : il parfit le 13, eut le I fi, à Louisbourg, une entrevue avec le roi de Wurtemberg, et à Dil-lingenavec le roi de Bavière,et rejoignit le 17 son quartiergénéral à Donawerth. L'armée qu'il allait conduire à de nouvelles victoires s'élevait à peine à cent soixante mille hommes, y compris tous les contingents d'Allemagne. Pendant ce temps, la seconde armée autrichienne, forte de soixante-dix miile hommes, entrait, sous les ordres de l'archiduc Jean, en Italie, où l'attendaient Eugène et Macdonald avec quarante cinq mille combattants; el la troisième, commandée par l'archiduc Ferdinand, el évaluée à trente-trois mille hommes, pénétrait dans le duché de Varsovie. Le 19, les hostilités commencèrent sur les trois points. Cinq jours suffirent à l'empereur pour disperser l'armée de l'archiduc Charles. Le combat de 'i'iiane, la bataille d'Abcnsbcrg, l'affaire de LandsluiU, la bataille d'Eckmuhl et le combat de Ralisbomie valurent aux vainqueurs cinquante mille prisonniers, cent pièces de canon, quarante drapeaux et Irois mille voilures de bagages. Les débris de l'armée ainsi dé-failefiuenl rejetéssur la livcgauchcduDanube, PQLO&KE L'armée française passa sans obstacle lTser Gtl'lnn. Vienne capitula le 12 mai. Napoléon établit son quartier général à Schœnbrunn. Pendant ce temps, l'armée d'Italie culbutait l'ennemi sur la Piavc, à San-Daniclo, à Tarvis, à Laybach, et bientôt maîtresse de la Carin-thie, de la Carniole et de la Styrie, elle descendait en Autriche. L'armée de l'archiduc Charles, fortifiée des débris des corps des archiducs Louis et Maxi-milien, élait campée aux environs de Marck-feld et de Biamberg. Napoléon, décidé à poursuivre l'offensive, fit jeter, le 18, des ponts sur le Danube. Le 26, les divisions Molilor, Lasallc et Boudet passèrent ce fleuve et prirent position entre Essling et Gross-Aspern. Affaiblie, mais non vaincue dans la bataille qui fut livrée, le 21, entre ces deux villages, et où le brave duc cle Montebello trouva une mort glorieuse, l'armée française repassa le Danube. L'ennemi employa ce temps à fortifier Aspern, Essling et Enzerdorff. Sur ces entrefaites, l'armée d'Italie se joignit à la Grande Armée, dont les forces se trouvèrent portées à cent cinquante mille hommes et quatre cents pièces de canon. Le 4 juillet, toutes les divisions repassèrent le Danube. Le 5, la célèbre bataille de Wagram fut gagnée. L'ennemi, poursuivi en déroute de tous les côtés et battu encore près d'JIolIabrùn, de Schon-graben et de Znaïm, n'échappa à une destruction complète que par un armistice que l'empereur eut la faiblesse de lui accorder. Les négociations de paix s'ouvrirent. Ces négociations portèrent un nouveau coup aux espérances patriotiques des Polonais. Loin de songer au rétablissement de leur patrie, Napoléon ne chercha qu'à se rapprocher de la Russie. L'avenir prouvera que celle politique était aussi fausse qu'elle était coupable à l'égard de la Pologne, dont la fidélité et le dévouement à Napoléon ne se montrèrent jamais avec autant d'éclat que pendant la campagne de 1809. En effet, abandonné depuis le commencement de la guerre à ses propres forces, et pressé par le cabinet cle Vienne de se déclarer contre la France, le grand duché cle Varsovie non-seulement resta fidèle à cette dernière, mais il fit, pour la soutenir, des efforts onéreux et presque extraordinaires. Au 1er janvicr!809, TOME III. la force armée nationale fut portée a dix-sept mille trois cent quatre-vingt-dix-sept hommes. On y joignit un corps auxiliaire saxon fort cle trois mille quatre cent quarante-sept hommes. La diète , réunie au mois de mars, vota, tant pour l'entretien de ces troupes que pour l'approvisionnement des places fortes, une somme immense de 48 millions de florins. Une levée de huit mille conscrits fut ordonnée. On s'occupait de ces préparatifs lorsque l'archiduc Ferdinand se rapprocha des frontières du duché. Le 14 avril, son quartier général élait à Odrzywol. Le 16, il entra sur ie territoircel s'avança dansladirccliondc Pilica. Le prince Poniatowski, auquel, sur l'invitation expresse de l'empereur, le roi de Saxe venait de conférer le commandement en chef de l'armée polonaise, prit le même jour position à Raszyn. Le 16, le conseil des ministres ordonna la levée en masse des départements. La garde nationale de Varsovie fut réorganisée. Dans la journée du 18, l'armée de l'archiduc Ferdinand, qui ne cessa de s'avancer sur Varsovie, s'empara de Folenty et se déploya devant Raszyn. La bataille livrée le lendemain fut sanglante; elle coûta aux Autrichiens plus de deux mille cinq cents hommes. Après cette action, l'armée polonaise se relira sur Varsovie. Elle comptait à peine douze mille hommes. Toute défense contre une force au moins double de l'ennemi paraissant inutile, cette arméo évacua Varsovie, et se retira le 21 sur la rive droite de la Vistule. Le 23 , à l'expiration du délai fixé par l'armistice, Ferdinand fit son entrée dans la capitale. Le gouvernement soi-disant national fut réorganisé. Son président, le comte de Saint-Julien, prit le titre de gouverneur militaire du duché. Toutefois l'évacuation de Varsovie n'eut d'autre résultat que celui d'affaiblir Parmée autrichienne. Ferdinand le comprit le jour même qu'il voulut reprendre l'offensive. L'armée polonaise occupait Sierock, Zegrze ctModlin;clle quitta cette position le 2ô, et se porta, vers Praga, à la rencontre du général Mohr, qui venait de passer la Vistule, à la tète de six mille hommes. Après avoir entamé ce corps à Radzywin, le général Sokolnicki l'atteignit et le culbuta sur les champs de Gro- elcnv. Le général Mohr perdit dans cette journée plus de douze raille hommes, et se retira en désordre sur la Vistule. Impatient de réparer cet échec, l'archiduc fit ses préparatifs pour déboucher sur la rive droite, mais avant qu'il pût exécuter ce projet, le général Mohr fut de nouveau battu par Sokolnicki à Karczen, et rejeté sur la rive gauche de la Vistule. L'armée polonaise s'étendit dans les cercles de Stanislawow, Biala et Siedlec. Poniatowski, placé sur la frontière des provinces polonaises appartenant à l'Autriche, adressa le 4 mai, à leurs habitants, de son quartier général à Wionzowna, la proclamation suivante : « Polonais! « Vos compatriotes se trouvent sur votre territoire; c'est sous les auspices du grand protecteur de leur existence nationale qu'ils s'en sunt ouvert la route. Vous les recevrez sans doute comme des frères; et nos cœurs, animés, plus que jamais, d'une même sympathie, pourront se rapprocher et s'entendre. Longtemps séparés par les désastres de notre commune patrie, sa gloire et l'honneur du nom polonais resserreront les liens qui nous unissent. Il serait pénible pour nous de vous traiter en ennemis, parce que la destinée vous a été jusqu'ici moins favorable qu'à nous. » Celte proclamation produisit un excellent effet en Galicie. Poniatowski reçut l'ordre de Napoléon d'entrer dans ce pays. En conséquence, l'armée polonaise s'étendit jusqu'au Wieprz. L'esprit patriotique des Galiciens se réveilla avec éclat. L'insurrection paraissait imminente, et, en attendant, de nombreux détachements de volontaires venaient tous les jours grossir les rangs des combattants. L'armée autrichienne, résolue à faire une diversion, se porta sur Thorn. Elle se présenta devant cette place le 14 au soir. L'assaut commença dans la nuit même du 14 au 15, et fut poussé avec une telle vigueur, que la tête du pont tomba bientôt entre les mains de l'ennemi. Ferdinand proposa au brave gouverneur de la place, le général Woyczynski, de capituler. « Lorsque la ville sera réduite en cendres, répondit celui-ci, lorsqu'une brèche sera pratiquée, lorsque le dernier mur de défense sera renversé, lorsque la garnison de la place sera refoulée dans le dernier réduit, j'entrerai en arrangement; en attendant, l'artillerie polonaise qui est en batterie répondra à la sommation. » Après cette réponse, une canonnade violente s'ouvrit. Elle dura toute la journée, et n'eut d'autre résultat que de mettre quarante-cinq hommes parmi les assiégés hors de combat. Les Autrichiens complèrent cinq cents morts ou blessés. Us ne firent dans les journées suivantes aucune tentative sérieuse, et se retirèrent le 26 sur Radzieiowo. Leur quartier général retourna à Varsovie. Pendant ce temps, l'armée polonaise s'avançait avec succès dans la Galicie. Avant d'arriver à Lubartow, Poniatowski eut la satisfaction de démasquer devant Napoléon les vrais sentiments de la Russie, dont les troupes se concentraient en Volhynie. Une lettre dans laquelle le général en chef de cette armée, le prince Gortschakow, assurait à l'archiduc Ferdinand que les Russes allaient joindre leurs efforts à ceux des Autrichiens, fut interceptée et envoyée à l'empereur. Le ministre des affaires étrangères, M. de Champagny, se plaignit de cette conduite, et n'obtint de l'ambassadeur russe que des explications évasives et peu satisfaisantes. Le séjour du prince Poniatowski à Lubartow accrut considérablement son armée. Les recrues accouraient de toutes parts. Le même enthousiasme animait les habitants du duché. Les levées en masse se concentraient sur tous les points. La rive droiLe de la Vistule prenait surtout une attitude imposante. Le 14 mai, le prince entra à Lublin. Le jour même, il ordonna la création de trois nouveaux régiments, et adressa à l'armée la proclamation suivante: « Soldats, « Arrivé en cette ville, où votre seule présence est un titre de gloire, j'aime à vous retracer vos actions passées et à vous faire connaître le but auquel vous devez tendre encore. Un gouvernement étranger s'appesantissait sur nous, et partout le nom polonais était presque considéré comme un crime, lorsque le bras victorieux du héros de la France, réveillant dans nos cœurs l'antique valeur sarmate, vous fit désirer de prouver qu'aucune considération ne saurait vous arrêter quand le bonheur de votre patrie est le prix de vos efforts. Le Ciel a récompensé des sentiments si purs; celui qui écrasa vos ennemis, vous permit de le convaincre que vous méritiez qu'on vous rendit One patrie. De nombreux bataillons, dont la réunion seule tenait du prodige, concoururent à l'envi à acheter au prix de leur sang le droit de porter encore le nom de leurs ancêtres. Votre existence nationale relevée fut le prix de vos vertus guerrières, et la défense de votre patrie conûée à vos efforts vient d'achever de faire connaître ce que votre grand libérateur peut attendre de votre courage. Mais déjà, soldats, vous avez justifié de si belles espérances; déjà un ennemi supérieur en forces a éprouvé que le nombre ne suffit point pour remporter la victoire. Vous l'avez prouvé sur la terre de vos frères, et les exploits qui vous en ont ouvert la route les convaincront sans doute qu'elle fut jadis votre commune patrie.» Le 16, les avant-gardes polonaises conduites par les généraux Sokolnicki et Rozniecki, se rapprochèrent de Sandomir. La garnison de cette ville comptait quatre mille hommes, sous les ordres du lieutenant général Eger-mann. Sa défense extérieure consistait en un vieux mur flanqué de tours et protégé par une tranchée, et quelques ouvrages ayant vingt-sept pièces de canon. A la tète du pont, débouchant sur la rive droite de la Vistule, s'élevait un ouvrage bastionné de deux fronts et de trois lunettes, avec quinze pièces de canon. L'attaque commença dece côté dans la nuit du 17 au 18. Elle fut dirigée par le général Rozniecki, tandis que les généraux Sokolnicki et Sierawski cernaient la ville du côté de la porte d'Opatow, sur la rive gauche de la Vistule. La tête du pont fut enlevée d'assaut. Six pièces de canon et un grand nombre de prisonniers tombèrent entre les mains des Polonais. Egermann demanda à capituler. La garnison autrichienne, réduite à deux mille hommes, obtint la permission de sortir avec armes et bagages. Elle se retira sur laNida,en laissant Sandomir au pouvoir des vainqueurs, Çui y entrèrent dans la soirée du 18. Ce brillant fait d'armes fut suivi d'un autre Aon moins éclatant, de la prise de Zamosc. Située sur un terrain marécageux et couverte par une enceinte bastionnée, cette forteresse avait une garnison de trois mille hommes. Les assiégeants, conduits par le général Pelletier, étaient au nombre de deux mille hommes. Les préparatifs de l'assaut remplirent les journées du 18 et du 19. Le 20, à l'aube du jour, l'attaque commença. En quelques heures, les remparts furent enlevés. L'ennemi, refoulé dans l'intérieur de la ville, se défendit avec courage, mais il ne tarda pas à mettre bas les armes. Sa perte s'éleva à cinq cents blessés ou tués; deux mille cinq cents prisonniers, quarante-six pièces de canon, et une grande quantité de munitions de guerre et de bouche, tombèrent au pouvoir des vainqueurs. Poniatowski apprit l'occupation de Sandomir et de Zamosc dans son quartier général à Ulanow. L'excellente position qu'il occupait sur le San lui laissant la faculté de se porter sur les derrières de l'archiduc ou cle marcher vers la vieille Galicie, il prit ce dernier parti, et s'avança, le 22, sur Sandomir. La garnison de cette ville, qui venait de repasser entre les mains des Autrichiens, se rendit sans coup férir. Le 26, le général Rozniecki se porta sur Léopol, abandonné quelques jours avant par le prince cle Hohenzollern; la capitale de la Galicie ouvrit avec joie ses portes au général polonais. Une proclamation énergique aurait suffi pour bouleverser toute la province; celle de Rozniecki, écrite sous l'influence visible de l'indécision de Napoléon, était d'une modération glaciale. Et cependant l'insurrection éclata sur plusieurs points, et s'étendit bientôt jusqu'aux frontières de la Podolie. Effrayés par ces succès, les Autrichiens résolurent de franchir la Vistule et de marcher vers le midi. Battus successivement, dans le courant de mai, à Wyszogrod, à Dubrzyn, à Niestawa,àTokary et dans l'île de Tokarewka, près de Plock , ils se présentèrent le 26, au nombre de huit mille hommes, devant Sandomir. C'était la division du général Schaurolh; le reste de l'armée de Ferdinand continuait à rester à Varsovie et dans les environs, excepté la division du général Mohr qui, quittant le 22 Rudziejowo, s'était porté sur Klodawe, où s'avançait, à marches forcées, le général Dombrowski, avec un corps de quatre mille hommes, levé à la hâte dans la Grande-Pologne. Disséminées depuisLowiczjusqu'à Sandomir, les troupes autrichiennes furent, du 22 au 31 mai, contraintes à lever le siège de Czensto-chow, et à se replier, sur toute la ligne, devant la marche offensive cle Dombrowski et de Zaionczek. La crainte de se voir définitivement couper le chemin de ses Etats, et la nouvelle cle l'échec qu'éprouva la division Schauroth près de Sandomir, décidèrent Ferdinand à rassembler toutes ses forces sur ce dernier point. En conséquence, le général Geringer reçut l'ordre de se porter en avant, et de se rallier avec sa division, forte cle six mille hommes, à la division de Schauroth. Dans la nuit du 1er au 2 juin,l'armée de Ferdinand évacua Varsovie et se mit en marche dans la même direction. Le général Mondet resta dans le duché, à la tète cle treize mille hommes, pour s'opposer aux progrès des généraux Zaionczek et Dombrowski. Ces dispositions manquèrent totalement leur but. Zaionczek entra sans obstacle à Varsovie; ses troupes, ranimées par l'enthousiasme des habitants de la capitale, forcèrent bientôt Mondet à se retirer sur Pilica. Battue le 7 à Warka par le général Haukc, et poursuiviejus-qu'à Nowcmasto, l'armée autrichienne, forte jncore de onze mille hommes, fut surprise le i 1, clans celte dernière ville, par l'avant-garde du général Dombrowski, et laissa en son pouvoir cinq cents blessés. Elle se releva un instant de cet échec, en tombant inopinément, dans la journée du 12, près de Jecllinsko, sur Zaionczek; mais sa démoralisation était telle qu'au lieu de poursuivre ce dernier, qu'elle avait forcé de se retirer sur Pulavvy, elle se replia elle-même sur Radom, et de là sur Sandomir. A la suite de ces événements, le duché tout entier se retrouva au pouvoir des Polonais. Le gouvernement national fut réorganisé à Varsovie. Le conseil d'Etat et les ministres reprirent leurs fonctions. On créa, en outre, trois tribunaux extraordinaires, chargés de poursuivre tous les traîtres à la patrie. Pendant ce temps Poniatowski achevait la conquête delà Galicie. Installé par ses soins, le gouvernement de celte province formait de nouvelles troupes, organisait la milice dans les villes, et recrutait dans les villages, en demandant à chacun d'eus un cavalier, un renfort de quatre à cinq mille chevaux ; son appel fut entendu, non-seulement dans la Podolie autrichienne, mais dans la Podolie russe, et jusque dans la Volhynie. Plus de mille cavaliers sortirent de ces provinces et vinrent se joindre aux armées nationales. Et pourtant rien n'était [dus propre à amor* tir cet enthousiasme que l'incertitude clu sort réservé aux Galiciens par Napoléon. Gouvernés au nom de l'empereur des Français, contraints à faire cause commune avec ses alliés, leurs ennemis, les Russes, que n'eussent-ils pas entrepris, accompli, si le nom de Pologne eût une seule fois frappé officiellement leurs oreilles, si une seule fois le grand conquérant leur eût parlé de leur patrie î Dans les premiers jours de juin, toute l'armée autrichienne se trouvant réunie devant Sandomir, Poniatowski y accourut aussi, et prit position derrière la Wisloka. Repoussé le \ par le général Sokolnicki, Ferdinand renonça au projet d'enlever Sandomir par un coup de main, et conçut le projet del'investir, en faisant déloger Poniatowski de la position qu'il occupait. Le général Schauroth s'avança à la tête de neuf mille hommes. 11 rencontra à Tuszyn l'avant-garde polonaise, conduite par le général Rozniecki, et la força de se mettre en retraite. En apprenant cet échec, Poniatowski quilla Trzesnia,ct se porta à Wrzawy. Celte nouvelle position, plus forte que la première, permeltaitauprince d'attendre l'arrivée des Russes. Mais il fut convaincu bientôt que l'armée russe, qui en effet entra en Galicie le 2 juin, n'avait d'antre but que de comprimer l'élan des Galiciens; réduit alors à combattre avec ses propres forces, qui se montaient à six bataillons et quatre compagnies d'infanterie, onze escadrons cle cavalerie, et quatorze pièces, ou à environ sept mille trois cents hommes, il les disposa, dans la journée du 11, sur les deux rives du Sau. Le 12, dans l'après-midi, le combat s'engagea près de Wrzawy. Disputé vivement des deux côtés, le champ de bataille resta, à la nuit tombante, auponvoirdes Polonais. Pendant la journée clu 13 les deux armées ne firent que s'observer. Vers le soir, Poniatowski, perdant tout espoir d'être soutenu par les Russes, qu'il voyait se tenir immobiles près de Raclomyse, ordonna la retraite. Ses troupes repassèrent, dans la nuit du 13 au 14 le Sau. levèrent le pont et se portèrent sur Ulanow. Ferdinand profita de ce mouvement pour investir Sandomir. Le 15, Mondet unissant ses forces à celles de l'archiduc, la place fut serrée au nord et au midi. Sokolnicki, enfermé avec cinq mille hommes et trente-neuf pièces de canon, refusa de capituler. Le feu s'ouvrit aussitôt. L'armée autrichienne se partagea en neuf colonnes, et attaqua la ville sur neuf points différents. Le combat dura toute la nuit du 15 au 16. Àu jour, les assaillants furent )bligés de se retirer, laissant sur le terrain six cent quatre-vingt-neuf morts et neuf cent quatre-vingt-six blessés. Le 17 l'attaque recommença. La garnison polonaise, réduite à quatre mille hommes, riposta encore avec vigueur; mais, la lutte devenant de plus en plus inégale, Sokolnicki crut devoir négocier. Le 18 une capitulation fut signée. Les troupes polonaises se retirent avec artillerie, armes et bagages. Malgré ce succès, Ferdinand ne songea plus qu'à se rapprocher de l'Allemagne et de l'archiduc Charles. Il entra le 19 à Sandomir, quitta celle place le 22, et se porta sur Piotrkow. Quelques jours après, il fut appelé au commandement des troupes autrichiennes réunies en Bohème. Le général Mondet, investi du commandement de celles qui restaient en Pologne, continua à se replier sur Cracovie et sur Oswiecim. Décidé a ne point perdre l'ennemi de vue, Poniatowski quitta le 21 sa position de Pniow, où. l'avait rejoint le général Zaionczek, et se porta sur Pulawy. Son armée s'élevait à douze mille hommes. Dombrowski et Sokolnicki manœuvraient avec onze mille hommes sur la rive gauche de la Pilica. Le 2 juillet, le prince an-nonça à ses soldats qu'il avait reçu l'ordre d'occuper provisoirement la Galicie au nom de Napoléon. L'armée galicienne et celle du du-îhé prirent le titre d'armée franco-galicienne, et passèrent à la solde de France. Le 5 Poniatowski quitta Pulawy; le 8 il établit son quartier général à Kietce. Le 12 et le 13 il battit l'ennemi à Miechow ; le 14, le général Rozniecki, commandant l'avant-garde, arriva devant Cracovie. Le général Mohr, qui occupait cette Place, capitula. Le 15 le prince entra dans la ville avec son état-major. Ces succès ôtèrent aux Autrichiens tout es- poir de prolonger ïa campagne. Le général Mondet quitta la Galicie et se relira sur la Si-lésie autrichienne. Poniatowski, maître du duché et de la Galicie, se voua plus particulièrement à l'organisation de l'armée, et parvint en peu de temps à la porter à cinquante mille hommes environ. Appuyés sur une force aussi imposante, les Polonais commençaient à croire que l'heure de la restauration de leur patrie allait sonner, lorsque la nouvelle de la conclusion du traité du 14 octobre, entre l'Autriche et la France, arriva à Cracovie. Les négociations qui précédèrent ce traité furent aussi longues que laborieuses, et la question de Pologne y joua un rôle important. Presque hostile à la France durant la guerre, la cour de Saint-Pétersbourg se présenta aux conférences comme alliée, et fut aussi difficile que susceptible. Ce qu'elle lui demandait avant tout, c'était un engagement formel qu'il ne serait jamais question du rétablissement de la Pologne, qu'on supprimerait les noms de Pologne et de Polonais dans tous les actes publics et privés, et qu'on écarterait tout ce qui pourrait classer le duché de Varsovie autrement que comme une province du royaume de Saxe. Napoléon consentit à conclure sur ces bases une convention spéciale avec la Russie. Il confia cette tâche au duc de Vicence, son ambassadeur à Saint-Pétersbourg. Les négociations s'ouvrirent vers la fin de 1809 ; mais elles ne servirent qu'à jeter, ainsi que nous allons le voir, le premier germe d'une rupture entre la France et la Russie. Quoi qu'il en soit, le traité de Schœnbrunn augmenta le duché de Varsovie de toute la Galicie occidentale, avec un arrondissement autour de Cracovie, sur la rive droite de la Vis-tulc, et le cercle de Zamosc, dans la Galicie orientale. Il assura, en outre, au roi de Saxe, en commun avec l'empereur d'Autriche, la possession de Wieliczka et de tout le territoire des mines de sel. Le cercle de Tarnopol échut à la Russie. Toute la vieille Galicie retourna sous la domination de l'Autriche, i L'empereur Alexandre reçut la communication de ce traité le 27 octobre. Il parut d'abord peu satisfait de la part qui lui avait ét<5 réservée dans ce cinquième partage de la Pologne; mais il s'en consola bientôt, par des motifs qu'il explique assez clairement dans une lettre autographe, adressée le ïfr novembre au prince Kourakin, son ambassadeur à Paris. a Le traité de paix, disait Alexandre dans cette lettre, entre la France et l'Autriche est signé. Nos différends avec cette dernière puissance cessent aussi. L'Autriche reste comme par le passé notre voisine. Les provinces de l'ancienne Pologne, au lieu d'être réunies dans un seul corps, demeurent à jamais partagées entre les trois puissances... Nous n'avons plus à craindre une révolution politique en Pologne. Le traité dont il s'agit établit nos frontières dans ce pays de manière qu'au lieu de perdre nous y gagnons en territoire et en domination. » Telle élait en effet la véritable portée cle la convention conclue entre l'ambassadeur français à Saint-Pétersbourg et le cabinet russe, le 4 janvier 1810. Celte convention stipulait entre autres que le royaume de Pologne ne serait jamais rétabli, que les dénominations de Pologne et de Polonais ne s'appliqueraient jamais à aucune des parties qui avaient précédemment constitué ce royaume, et disparaîtraient pour toujours de tout acte officiel et public ; que les Polonais sujets de la Russie ne pourraient être jamais admis au service du roi de Saxe, et enfin que Je duché de Varsovie ne pourrait à l'avenir, par principe fixe et inaltérable, obtenir aucune extension territoriale prise sur l'une des parties qui composaient l'ancien royaume de Pologne. La joie causée à l'empereur Alexandre par cet acte fut sans bornes. « Ce n'est pas seulement, répétait-il au duc de Vicence, vers voire nation que me portent mes goûts, mes opinions et mes vœux, c'est vers le grand homme... Comme tout le monde, j'admire sa gloire et son génie; comme souverain et comme ami, je forme d'autres vœux, qui doivent lui prouver que ma volonté et mes vœux sont, pour tout ce qui peut asseoir et perpétuer sa dynastie. » Séduit par ces démonstrations, l'ambassadeur français crut de son côté avoir d'autant mieux rempli sa mission qu'il était parvenu à écarter de la convention diverses clauses qui auraient eu pour objet l'annexion du duché de Varsovie au royaume de Saxe, de manière à ne faire de ce duché qu'une province saxonne. Napoléon se montra moins accommo- dant. Il trouva que cette convention, admissible quant au fond, le blessait par sa forme; qu'elle le rendait responsable d'événements qui ne dépendaient pas de lui; et qu'en affichant dans certaines clauses un caractère trop tranchant, trop absolu, elle consacrait dans certaines autres des dispositions nouvelles in troduites en dehors des instructions données et ne tendant qu'à décourager à jamais les habitants du duché et de la Galicie. Aussi refusant de la ratifier, il ordonna d'en rédiger une autre, qui, tout en plaçant la Pologne dans les mêmes conditions que la première quant au présent, lui laissait quelques espérances de se relever dans l'avenir, et surtout enchaînait davantage les projets ambitieux de la Russie. Ainsi, pendant que, par l'article 1er de celte nouvelle convention, l'empereur des Français s'engageait à ne favoriser aucune entreprise tendant à rétablir le royaume de Pologne, il rejetait par l'article 2 la proscription générale que la Russie voulait établir contre les dénominations de Pologne et de Polonais, et élablissait en principe, par l'article 5, qu'à l'avenir ni la Russie ni le duché de Varsovie ne pourraient accroître leur territoire aux dépens des provinces qui faisaient partie de l'ancien royaume de Pologne, ou que, si le cas arrivait, ce ne serait qu'après un concert préalable entre les deux hautes parties contractantes. C'était plus qu'il ne fallait pour blesser la Russie. La parité admise entre cette dernière et le duché de Varsovie, et plus encore la réserve avec laquelle Napoléon s'exprimait sur l'avenir de la Pologne, irritèrent la cour de Saint-Pétersbourg. Le comte de Romanow reprocha à l'empereur des Français son refroidissement. Alexandre se crut menacé. « Si les choses changent, dit-il un jour au duc de Vicence, ce ne sera pas ma faute. Ce n'est pas moi qui troublerai la paix de l'Europe, qui attaquerai personne ; si on vient me chercher, je me défendrai. » La convention envoyée de Paris fut repoussée à son tour. Un contre-projet de convention fut rédigé à Saint-Pétersbourg et expédié au prince Kourakin, ambassadeur, pour être communiqué au ministère français. Mais, dans ce projet, ce que l'empereur de Russie veut encore et avant tout, c'est que l'empereur Napoléon s'engage à ce que le royaume de Pologne ue sera jamais rétabli. A cette exigence de la Russie, que M. de Champagny qualifie, dans une note remise le 24 avril au prince Koukarin, de déraisonnable, Napoléon oppose plusieurs pages de ses propres observations ; il avoue que ni à Tilsitt, ni à Vienne, il n'avait eu l'intention de rétablir la Pologne ; mais il ne veut pas s'enchaîner au delà, et surtout il ne veut pas enchaîner l'avenir. « Si les Lithuaniens, écrivait-il dans une note au duc de Cadore, ou quelque autre circonstance venaient à rétablir la Pologne, je serais donc obligé de faire la guerre pour m'y opposer? » C'était en effet la Lithuanie qui inquiétait le plus la Russie, et ses réclamations devinrent bientôt tellement violentes qu'elles provoquèrent de la part de Napoléon une réponse énergique, dans laquelle on lisait ces paroles. « Je ne veux point me déshonorer en déclarant que le royaume de Pologne ne sera jamais rétabli, me rendre ridicule en parlant le langage de la Divinité, flétrir ma mémoire en mettant le sceau à cet acte d'une politique machiavélique; car c'est plus qu'avouer le partage de la Pologne que de déclarer qu'elle ne sera jamais rétablie. Non, je ne puis prendre l'engagement de m'armer contre des gens qui ne m'ont rien fait, qui m'ont au contraire bien servi, qui m'ont témoigné une bonne volonté constante et un grand dévouement. Non, je ne me déclarerai pas leur ennemi, et je ne dirai pas aux Français : « 11 faut que voLresang coule pour mettre la Pologne sous le joug de la Russie.» Si je signais quele royaume de Pologne ne sera jamais rétabli, c'est que je voudrais le rétablir, et l'infamie d'une telle déclaration serait effacée par le fait qui la démentirait. » Cette subtilité diplomatique, que l'histoire devra placer parmi les fautes de Napoléon, ne satisfit point la Russie. Les négociations fuient abandonnées vers le commencement du mois de septembre ; et dès lors à Paris, comme à Saint-Pélersbourg, on ne songea plus qu'à se préparer à une rupture qui devint inévitable. En effet, les années 1810 et 1811 semblent n'être employées, d'une part comme de l'autre, qu'à envenimer la querelle et à se préparer à la vider autrement que par des notes et des paroles. L'envahissement des villes anséatiques et autres pays, jusqu'aux embouchures de l'Ems, de la Meuse et du Rhin, décidé brusquement par Napoléon et accompli par le sé- natus-consulte du 13 décembre 1810, blesse l'empereur Alexandre d'autant plus qu'il y voit enveloppés les Etals de son beau-frère, le duc d'Oldenbourg.Le duc de Vicenceest assailli de plaintes. Il les transmet à Paris. Napoléon, tout en cherchant à se justifier, ordonne une levée de quarante mille hommes pour le service de mer, et de cent vingt mille pour le service de terre. L'ambassadeur français s'épuise en explications pour présenter comme inoffensif ce développement de la force régulière; le cabinet de Saint-Pétersbourg persiste à y voir une menace. Le duché de Varsovie lui apparaît comme le premier jalon du rétablissement de la Pologne. Il s'offusque de voir les noms de Pologne et de Polonais répétés à chaque instant dans les journaux français et allemands. L'ordre de presser les travaux défensifs à Riga, à Dunamunde, à Revel, et sur laDwina, est donné. L'armée russe reçoit des renforts et une organisation nouvelle. Napoléon s'en plaint à son tour. Il prétend que ces ouvrages sont des ouvrages de campagne, et qu'il décèlent de la part de la Russie de mauvaises intentions. « 11 ne désire pas celte guerre, écrit son ministre des affaires extérieures dans une dépêche du 7 décembre, adressée au duc de Vicence, mais il sera toujours prêt à la soutenir. Tous ses vœux sont pour la continuation de la paix sur le continent; mais telle est la nature des choses que, pour être en paix, le continent doit faire la guerre à l'Angleterre tant que l'Angleterre fera la guerre à la France. » Or le cabinet de Saint-Pétersbourg ne songe plus à soutenir ce système. Bien au contraire, il se tourne vers l'Angleterre, et le déclare par l'ukase du 31 décembre, en frappant de prohibition tous les articles fabriqués en France, et en permettant l'entrée des denrées coloniales sous pavillon neutre, qui ne servait alors qu'à masquer la propriété anglaise. Il décide en outre que cette mesure, qui vaut presque une déclaration de guerre, sera exécutée sous la protection d'une armée de quatre-vingt-dix mille hommes, dont il ordonne la formation sous le nom de gardes des frontières. Les choses étant arrivées à ce point, les deux parties, déjà presque belligérantes, reportèrent de nouveau leurs regards vers la Pologne, dans les plaines de laquelle elles seu- tirent que devait se vider Jeur querelle. Les légions polonaises, occupées jusqu'alors en Espagne, reçurent l'ordre de reprendre le chemin delà Vistule. Bignon, diplomate habile et intelligent, remplaça le résident Serra à Varsovie. Le gouvernement du duché, invité à s'occuper de l'organisation de l'armée et de l'approvisionnement des places fortes, tourna de ce coté tous ses soins. Le pays fut divisé en quatre divisions militaires, commandées par les généraux Zaionczek, Dombrowski, Sokolnicki et Kamieniecki. Les généraux de brigade prirent le commandement des départements. Les fortifications de Modlin et de Sierock furent relevées; l'armée active, commandée par Poniatowski, s'accrut de trois nouveaux régiments de cavalerie, et ses forces, composées vers la fin de l'année 1811 de dix-sept régiments d'infanterie et de seize de cavalerie, s'augmentaient tous les jours. Quelque absorbants et onéreux que dussent être ces préparatifs pour le duché, ils ne l'empêchèrent point de travailler en même temps à son bien-être matériel et moral. L'instruction primaire s'étendit clans les campagnes ; les villes départementales virent souvrir d'excellents lycées. L'Académie de Cracovie retrouva son ancienne splendeur. L'esprit public, formé sous l'influence des idées nouvelles, prit un essor à la fois national, patriotique et civilisateur. L'égalité, proclamée par la loi, commença à pénétrer clans les mœurs. Les propriétés, en se divisant, acquirent de la valeur. L'industrie, le commerce et l'agriculture se ranimèrent; en un mot, le grand duché devint parmi les anciennes provinces polonaises un pays modèle, un centre dans lequel rayonnaient à chaque instant leurs pensées et leurs espérances. Effrayée de cette disposition des esprits, et résolue à contrecarrer à tout prix l'influence française, la cour de Saint-Pétersbourg non-seulement toléra dans la Lithuanie et dans les provinces russes les sentiments polonais, qu'elle ne pouvait pas étouffer, mais même fit semblant de sympathiser avec eux. « Qui pourrait nier, répétaient ses agents aux habitants de ces provinces, que ce bonheur et cette tranquillité, que les Polonais viennent de conquérir par tant de travaux héroïques, vous sont dus aussi?qui pourrait nier que vousayez des droits incontestables à cette nationalité pour laquelle vous avez si bien prouvé votre attachement? Personne, certes; mais il est certain aussi que vous ne pourrez obtenir ce que vous désirez tant qu'en vous plaçant sous la protection de Sa Majesté l'empereur de toutes les Russies, et en mettant à profit son influence toute puissante et toute paternelle. » Ce langage séduisit quelques familles aristocratiques. La masse de la nation, quelque naturelle cl légitime qu'eût été sa méfiance à l'égard de Napoléon, n'attendait que la déclaration de la guerre pour courir sous les drapeaux français. Cet esprit animait les diètes de 1811 et de 1812. La nouvelle de l'approche de l'armée française du Niémen fit tressaillir de joie toutes les parties de la Pologne, et cette joie fut au comble lorsqu'on lut la proclamation suivante, adressée par Napoléon à ses troupes, le 22 juin 1812. « Soldats ! la seconde guerre de Pologne est commencée. La première s'est terminée à Friedland et à Tilsitt. La Russie a juré éternelle alliance à la France et guerre à l'Angleterre ; elle viole aujourd'hui ses serments; elle ne veut donner aucune explication de cette étrange conduite que Iesaiglesfrançaisesn'aient repassé le Rhin, laissant par là nos alliés à sa discrétion. La Russie est entraînée par la fatalité : ses destins doivent s'accomplir. Nous croit-elle donc dégénérés? Ne sommes-nous plus les soldats d'Austerlitz? Elle nous place entre le déshonneur et la guerre : le choix ne saurait être douteux. Marchons donc en avant, passons le Niémen, portons la guerre sur son territoire. La seconde guerre de Pologne sera glorieuse aux armées françaises comme la première; mais la paix que nous conclurons portera avec elle sa garantie, et mettra un terme à la funeste influence que la Russie a exercée depuis cinquante ans sur les affaires de l'Europe. » Le li, l'armée française commença à passer le Niémen. Elle se composait de la garde impériale, de neuf corps d'infanterie, et de quatre corps de cavalerie, ce qui faisait plus de quatre cent mille hommes, avec neuf cents bouches à feu. Toute cette masse imposante, le vainqueur dTénâ, d'Austerlitz et de Wagram en tète, | foulât déjà Je sol de Pologne, et poursuivait sans aucun obstacle, l'ennemi vers la capitale! cle l'ancienne Lithuanie, et pourtant pas un mot, pas un acte ne venait soutenir et ranimer les espérances et les efforts des habitants do ces pays; rien n'annonçait que Napoléon songeât au rétablissement de la Pologne. Cependant deux événements paraissant devoir être de quelque importance venaient de s'accomplir. Varsovic,qui n'avaitjusqu'ici qu'un résident français, avait reçu dans ses murs un ambassadeur de l'empereur, et la diète, convoquée le 26, était constituée en diète confédérée. Malheureusement ni l'archevêque de Pradt, comme ambassadeur, ni le prince Czartoryski, Zamoyski, Linowski, Budeni, Kosmian et autres, comme membres du conseil de la confédération , ne se trouvèrent à la hauteur des circonstances. Diplomates manques, politiques méticuleux, administrateurs à expédients plutôt qu'à grands moyens, ils ne furent propres qu'à paralyser l'enthousiasme national; et si Napoléon voulait réellement, comme il le disait, fanatiser les Polonais , ils ne purent que trahir et Napoléon et la Pologne. Aussi, dès le commencement, il était facile de prévoir que tout allait se passer en paroles. L'acte de confédération était rempli des plus belles protestations. Les mesures indiquées pour remuer le pays étaient admirables de justesse et de précision. La Pologne, déclarée libre et indépendante, était appelée à former des confédérations sur tous les points. Les diétines devaient s'ouvrir, sans désemparer, dans le grand duché. Officiers, soldats, employés civils et militaires, en un mot, tous les Polonais au service de Russie se trouvaient invités, à venir embrasser la cause nationale. Mais tout cela resta sur le papier. La diète fut dissoute, et le conseil de la confédération, prenant les rênes du gouvernement, passa les plus beaux moments dans une inaction complète. Or, quels que fussent les projets secrets de Napoléon à l'égard de la Pologne, ce n'était pas par de pareils moyens qu'on pouvait l'intéresser à son sort. Si l'ambassadeur français était incapable ou malintentionné, si ses instructions étaient vagues ou incomplètes, si Napoléon lui-même était indécis ou tâtonnant, c'étaient au contraire autant de raisons pour presser les événements, pour agir soi-même, pour déborder enfin les calculs ou l'impuissance de la di- TOME III, plomatie par l'énergie nationale. Au lieu de se poser ainsi, au lieu de se faire reconnaître soi-même et son peuple par ses actes, le conseil préféra faire de la diplomatie : il voulut, en admettant qu'il eût compris la portée de sa mission, ne prêter son concours à Napoléon qu'autant que celui-ci aurait mis de son côté de l'empressement à proclamer la Pologne libre et indépendante. Tel était, en effet, le but de la députation qu'on envoya auprès de Napoléon à AVilna. Le discours prononcé dans l'audience du 14 juillet parle sénateur Wybicki, président de la députation , ne laisse aucun doute à cet égard. «La confédération, disait-il, nous a députés devant vous, sire, pour soumettre son acte de confédération à votre suprême sanction, etpour vous demander votre puissante protection pour le royaume de Pologne. Sire, dites : le royaume de Pologne existe, et ce décret serapour le monde l'équivalent de la réalité. Nous sommes seize millions dePolonais : il n'en estpas un dont le sang, les bras, les biens, ne soient dévoués à votre Majesté. Tous les sacrifices seront légers pour nous, lorsqu'il s'agira d'achever la restauration de notre patrie. Depuis la Dwina jusqu'au Dniester, depuis le Borysthènc jusqu'à l'Oder, un seul mot de votre Majesté va lui dévouer tous les bras, tous les efforts, tous les cœurs. « L'intérêt de l'empire de votre Majesté veut le rétablissement de la Pologne: peut-être l'honneur delà France y est également intéressé. Si le démembrement de la Pologne fut le signe de la décadence de la monarchie française, que son rétablissement prouve la prospérité où votre Majesté a élevé la France. La Pologne opprimée a tourné ses yeux, duranlpresque trois siècles, vers la France, cette nation grande et généreuse. Mais ses destinées ont réservé ce dénoûment au chef de la quatrième dynastie, à Napoléon-le-Grand, devant qui lapolitique de trois siècles a été l'objet d'un moment, et l'espace du midi au nord ne fut qu'un point... «Nous renouvelons, devant votre Majesté, au nom de tous nos frères, l'engagement solennel de poursuivre jusqu'à la fin, et par le concours de toutes les volontés, de tous les moyens, s'il le faut, de tout le sang qui coule dans nos veines, l'entreprise que nous n'aurons pas formée en vain, si votre Majesté daigne la protéger ! » Napoléon répondit en ces termes ; 177 « J'ai entendu avec intérêt ce que vous venez de me dire. Polonais, j'aime votre nation ; depuis seize ans j'ai vu vos soldats à mes côtés, sur les champs d'Italie comme sur ceux d'Espagne. J'applaudis à tout ce que vous avez fait; j'autorise les efforts que vous voulez faire; tout ce qui dépendra demoipour seconder vos résolutions, je le ferai. Si vos efforts sont unanimes, vous pouvez concevoir l'espoir deréduirevos ennemis à reconnaître vos droits; mais, dans des contrées si éloignées et si étendues, c'est surtout sur l'unanimité des efforts de la population gui les couvre, que vous devez fonder vos espérances de succès. «Je vous ai tenu le même langage lors de ma première apparition en Pologne ; je dois ajouter ici que j'ai garanti à l'empereur d'Autriche l'intégrité de ses Etats, et que je ne saurais autoriser aucune manœuvre ni aucun mouvement qui tendrait à le troubler dans la paisible possession de ce qui lui reste des provinces polonaises. Que la Lithuanie, la Somogitie, Wi-tepsk, Polock, Mohilew, la Wolhynie, l'Ukraine, la Podolie soient animés du même esprit que j'ai vu dans la Grande-Pologne, et la Providence couronnera par le succès la sainteté de votre cause ; elle récompensera ce dévouement à votre patrie, qui vous a rendus si intéressants, et vous a acquis tant de droits à mon estime et à ma protection, sur laquelle vous devez compter dans toutes les circonstances. » Ce discours, dont l'effet aurait été à coup sûr plus éclatant, si Napoléon y avait proclamé, d'une manière formelle, le royaume de Pologne, confirma le conseil de la confédération dans ses projets de lenteur, de sagesse et de modération. L'approvisionnement des magasins et la formation de l'armée régulière s'opéraient avec peu d'activité et au milieu d'hésitations et de discussions sans lin. La convocation de l'arrière-ban (pospolite ruszenie), proposée par quelques membres, fut rejetée par la majorité du conseil, comme mesure inutile et onéreuse. Or cette mesure, à laquelle Napoléon aura recours plus tard, et hélas! trop tard, n'avait qu'un tort : elle était trop révolutionnaire, elle s'adressait au peuple, et à ce titre elle était redoutable aux privilégiés. Cependant l'acte de la confédération trouva un grand retentissement en Pologne et en Europe. Le roi de Saxe, grand duc de Varsovie, l'approuva le premier. Le prince de liesse, le comte d'Engslrom, ministre des affaires extérieures de Suède, et plusieurs autres hommes j d'Etat et grands personnages de l'étranger, l'appuyèrent de leurs adhésions. Jamais la cause delà Pologne n'excita plusdesympathies dans les hautes sphères de la politique européenne. Sur ces entrefaites, le roi de Westphalie, con duisant toutes les troupes réunies de l'Allemagne, arriva à Varsovie. L'insubordination de ces troupes, le désordre, le pillage, et la prétention du roi lui-même à être hébergé plus que royalement par les habitants de la capitale, refroidirent tous les esprits. Le peuple se mit à douter de Napoléon et de son amitié pour la Pologne. Les mêmes causes produisirent les mêmes résultats en Lithuanie. L'enthousiasme excité à Wilna par l'apparition de Napoléon dura peu de jours. L'esprit naturellement calme et froid des Lithuaniens fut froissé de prime abord. La réception sèche et décourageante des élèves de l'université, venant demander la permission de soulever le pays, le choix malheureux des hommes appelés à former le gouvernement provisoire, la division du pays en préfectures et sous-préfectures, comme s'il venait d'être conquis par l'armée française, amenèrent ici un découragement plus général encore que dans le grand duché. Quelques lieutenants de Napoléon se plaignirent devant les généraux lithuaniens qui étaient à ses côtés, en leur rappelant l'ardeur des Varsoviens en 180G. Ces généraux répondirent « que les positions n'étaient pas à comparer; qu'en 1806,c'était après avoir vaincu les Prussiens que les Français avaient délivré la Pologne, au lieu qu'aujourd'hui, s'ils affranchissaient la Lithuanie du joug russe, c'était avant d'avoir subjugué la Russie. « Et avec quels moyens ? Pourquoi la liberté ne leur avait-elle pas été apportée en 1807? Alors la Lithuanie était riche et peuplée! depuis, le système continental, en fermant à ses productions leur seul débouché, l'avait appauvrie, en même temps que la prévoyance des Russes l'avait dépeuplée de recrues, de paysans , de chariots et de bestiaux , que l'armée russe venait d'entraîner avec elle. » Ces raisons étaient d'autant plus plausibles, que ni la conduite des troupes composant la Grande-Armée, ni les dispositions prises par l'empereur à l'égard de l'armée polonaise, u'étaient guère propres à rassurer les esprits. Cette armée, qui, marchant en avantgarde, devait, par sa tenue, ses couleurs, ses paroles et ses actions, animer les populations, était confondue avec les troupes étrangères. En Wolhynie on ne voyait que les Autrichiens, et les provinces polonaises du nord étaient livrées aux Prussiens. « Etait-ce bien aux usurpateurs inquiets de la Galicie et de la Prusse occidentale, disaient alors ces mêmes généraux lithuaniens, qu'on devait confier la délivrance du reste de la Pologne? Youdraient-ils asseoir la liberté si près de l'esclavage? Que n'y envoyait-on des Français ou des Polonais?» Et, à défaut d'une réponse satisfaisante à ces questions, ils s'abandonnaient^ croire que Napoléon ne courait qu'après une victoire, et qu'il sacrifiait tout à cette pensée. Napoléon n'ignorait ni ces discours, ni les plaintes des habitants, ni la triste position de ses soldats au milieu d'un pays dévasté. Mais il était engagé; sa dignité et son intérêt lui prescrivaient depoursuivre la guerre. Une paix honorable ne pouvait s'obtenir qu'à ce prix. Autrement il n'avait qu'à se retirer en deçà duNiémen. C'est Alexandre qui le lui proposait, en promettant d'entrer en accommodement et de regarder ce gui s'était passé comme non avenu. « Traitons sur-le-champ, à Wilna même, répondit Napoléon au général Bolaschof, porteur de cette missive, et je repasserai le Niémen dès que la paix l'aura ainsi réglé. » Il renouvela cette offre dans une lettre adressée à Alexandre. Mais cette lettre resta sans réponse, et la guerre fut poursuivie. Le centre de l'armée russe, commandé par le général Barclay de Tolly, fuyait vers la Dwina. Dès le 15 juillet ce fleuve avait été abordé de Disnaà Diinabourg, par Murât, Montbrun, Sé-bastiani et Nansouty. L'empereur marchait dans la même direction, avec les quatrième et sixième corps d'armée. Oudinot poussait l'ennemi vers Dunabourg. Le vice-roi se dirigeait sur Nieswisz, contre l'armée russe de gauche, sous les ordres de Bagration. Macdonald, avec un corps prussien, pénétrait en Samogitie. Des engagements partiels eurent lieu à Mo-bilow, à Ostrowa, à Witepsk et Oboiavrina. Le 16 août, Barclay de Tolly passa le Dnieper et se porta sur Krasnoï. Il y fit sa jonction avec Bagration. Alexandre courait en poste à Moscou pour fanatiser le peuple. A Papproche de l'armée française, les Russes se replièrent vers Smolensk. Krasnoï, défendu un instant par le général Neweroski, tomba le 14 au pouvoir de Murât. Poursuivi jusqu'à Korytni, l'ennemi perdit dans cette journée huit pièces de canon et environ trois mille combattants. Le 16, les deux armées s'arrêtèrent à Smolensk. La bataille parut un instant inévitable. Le 17, la canonnade s'ouvrit. Les Russes, chassés de leurs positions, se défendirent jusqu'à la nuit dans la ville. Us l'évacuôrent vers une heure du matin, et passèrent le lleuve. Bagration marcha sur Saint-Pétersbourg ; Barclay de Tolly prit la route de Moscou. Le lendemain Napoléon entra dans Smolensk, rendit un témoignage public à la valeur des troupes polonaises, mais repoussa le projet de Poniatowski, de diriger les troupes sur Kiew, et décida qu'on marcherait sur Moscou. Aussitôt l'armée s'ébranla. L'ennemi entamé, le 26, à Dorohobut, se retira précipitamment sur Wiazma, et de là sur Czarewo-Zalotomitch. Sur ces entrefaites , Kutusoff vint remplacer de Tolly dans le commandement en chef. L'armée russe n'en continua pas moins de suivre son système de retraite. Elle s'arrêta cependant près de Borodino, en avant de Mojaisk, et parut décidée à ne pas laisser les Français arriver à Moscou sans livrer bataille. En effet, le 5 septembre, Kutusoff, dont les forces, depuis l'arrivée sur la ligne des corps MiloradowitchetMarkofjSe trouvaient portées à cent vingt mille hommes, prit une forte position derière la Moscowa, la droite appuyée sur Borodino, la gauche sur Kaluga, et en avant une redoute gardée par seize mille hommes. Le 7 septembre, Napoléon, dontles dernières dispositions étaient prises de la veille, se montra sur le champ de bataille au point du jour. Le soleil, couvert alors de nuages, parut bientôt pur et radieux. « C'est le soleil d'Austerlitz! » s'écria-t-il, et ce cri, retentissant dans tous les rangs, vint encore ajouter à l'enthousiasme que provoqua la lecture de l'ordre du jour suivant : « Soldats, voilà la bataille que vous avez tant désirée. Désormais la victoire dépend de vous; elle vous est nécessaire, elle vous donnera l'a- bondance, de bons quartiers d'hiver et un prompt retour dans la patrie. Conduisez-vous comme à Austerlitz, à Friedland, à Witepsk, à Smolensk, et que la postérité la plus reculée cite avec orgueil votre conduite dans cette journée; que l'on dise de vous : « Il était à cette grande bataille sous les murs de Moscou. » Quelques instants après, tous les corps s'ébranlèrent; le feu, ouvert sur la droite par l'artillerie de réserve de la garde, s'étendit bientôt sur toute la ligne. Le prince Eugène, Poniatowski, Davoust, Ney, Murât, les généraux divisionnaires, les officiers et les soldats rivalisèrent de zèle, d'intrépidité et de courage. Battue sur tous les points de la ligne, l'armée russe évacua à la nuit le champ de bataille, jonché de plus de trente mille cadavres, et se retira sur la route de Mojaisk à Moscou. Le cinquième corps, composé de Polonais, surpassa dans cette mémorable bataille toutes les espérances de Napoléon. Poniatowski, Kniaziéwiez, Sakolnicki, Gawronski, Szneyde, Rybinski et plusieurs autres s'y couvrirent de gloire. Napoléon, que ni les prières, ni les observations, ni les murmures des siens, n'avaient pu retenir à Witepsk et à Smolensk, brûla d'impatience d'arriver à Moscou. On marcha pendant sept jours, et enfin, le 13 septembre, l'armée française se trouva devant cette grande et magnifique cité. Elle y fit son entrée le 15, et le même jour l'empereur établit son quartier général dans l'antique résidence des czars, au Kremlin. Enivré de ce prétendu succès, Napoléon oublie un instant qu'il a derrière lui ces vastes déserts dont il se plaignit si souvent, qu'il est à quatre cents lieues de la France, et qu'il se trouve dans une ville belle et riche, mais morne et silencieuse comme un tombeau. Les boyards, avec lesquels il se proposait de traiter, ont fui en abandonnant leurs palais et leurs trésors; cette population, à laquelle il comptait, à la dernière extrémité parler le langage du bonheur et de la liberté, est allée chercher un asile dans les campagnes lointaines; les murs seuls restent en son pouvoir; leur vue imposante flatte son ambition. «Je suis donc enfin dans Moscou, s'écrie-t-il, dans l'antique palais des czars! dans le Kremlin ! L'armée française sera ici comme le vaisseau pris par les glaces ; mais, au retour de la belle saison, si l'on nous y oblige, nous recommencerons la guerre. » Trois jours après, Moscou n'était plus qu'un amas de décombres et de cendres! un mois plus lard, mois perdu dans des négociations fallacieuses et stériles, Napoléon quittait ces décombres et ces cendres pour commencer sa terrible retraite. « Jusqu'au 6 novembre, écrivit-il dans son vingt-neuvième bulletin, le temps a été parfait, et le mouvement de l'armée s'est exécuté avec le plus grand succès. Le froid a commencé le 7; dès ce moment, chaque nuit, plusieurs centaines de chevaux mouraient au bivouac. Arrivés à Smolensk, nous avions perdu bien des chevaux de cavalerie et d'artillerie. « L'armée russe de Wolhynie était opposée à notre droite. Celle-ci quitta la ligne d'opérations de Minsk, et prit pour pivot de ses opérations la ligne de Varsovie... L'empereur espérait arriver à Minsk, ou du moins sur la Bérésina, avantl'ennemi; il partit le 13 de Smolensk ; le 16, il coucha à Krasnoï. Le froid s'accrut subitement, et le 14, le 15 etlelG le thermomètre marqua 16 et 18 degrés au-dessous de glace. Les chemins furent couverts de verglas ; les chevaux de cavalerie, d'artillerie, du train, périssaient toutes les nuits, non par centaines, mais par milliers, et surtout ceux de France et d'Allemagne. Plus de trente mille périrent en peu de jours; notre cavalerie se trouva toute entière démontée ; notre artillerie et nos transports étaient sans attelages. Il fallut abandonner et détruire une grande partie de nos pièces et de nos munitions de bouche et de guerre. « L'ennemi trouva sur les chemins les traces de cette affreuse calamité qui frappait l'armée française, il chercha à en profiter. Il enveloppait toutes les colones par ses Cosaques, qui enlevaient, comme les Arabes dans le désert, les trains et les voitures qui s'écartaient. « Le duc d'Elchingen, qui, avec trois mille hommes, faisait l'arrière garde, avait fait sauter les remparts de Smolensk. « L'armée de Wolhynie s'était portée sur Minsk, et marchait sur Borysow. Le général Dombrowski défendit la tête de pont de Borysow avec trois mille hommes. Mais, le 23, il fut forcé et obligé d'évacuer cette position. L'ennemi passa alors la Bérésina et se dirigea sur Bohr, la division Lambert faisant l'avant- garde... Le 24, le duc de Reggio rencontra cette division à quatre lieues de Borisow, l'attaqua et la battit. « Cependant l'armée russe occupait tous les passages de la Bérésina : cette rivière, large de quarante toises, charriait beaucoup de glaces; de plus, ses bords sont couverts de marais de cinq cents toises de long, qui rendaient le passage plus difficile encore. Le 26, à la pointe du jour, l'empereur, après avoir trompé l'ennemi par divers mouvements faits dans la journée du 25, se porta sur le village de Studzianka, et fit aussitôt, malgré une division russe et en sa présence, jeter deux ponts sur la rivière. Le duc de Reggio passa, attaqua l'ennemi et le repoussa jusque sur la tête du pont de Borisow. Pendant les journées du 26 et du 27, l'armée passa. « Le duc de Bellune, commandant le neuvième corps, arrière-garde de l'armée française , était chargé de contenir l'armée russe de la Dwina. La division Parthounaux faisait l'arrière-garde de ce corps. Le 27, h midi, le duc de Bellune arriva avec deux divisions au pont de Studzianka. « Toute l'armée avait passé le 28 au matin. Le duc de Bellune gardait la tête de pont sur la rive gauche; le duc de Reggio, et derrière lui toute l'armée, étaient sur la rive droite. a Borisow ayant été évacué, les armées de la Dwina et de Volhynie communiquèrent; elles concertèrent uneattaque. Le 27, à la pointe du jour, le duc de Reggio fit prévenir l'empereur qu'il était attaqué; une demi-heure après, le duc de Bellune le fut sur la rive gauche ; l'armée prit les armes. Le duc d'Elchingen se porta à la suite du duc de Reggio, et le duc de Trévise derrière le duc d'Elchingen. Le combat devint vif : l'ennemi voulut déborder notre droite. Le général Doumcrc, commandant la cinquième division de cuirassiers, et qui faisait partie du deuxième corps resté sur la Dwina, ordonna une charge de cavalerie aux quatrième et cinquième régiments de cuirassiers , au moment où la légion de la Vistule s'engageait dans le bois pour percer le centre de l'ennemi, qui fut culbuté et mis en déroute. Six mille prisonniers, deux drapeaux et six pièces de canon tombèrent en notre pouvoir. « Dans le combat de la Bérésina, l'armée de Wolhynie à beaucoup souffert. « Le lendemain 29, nous restâmes sur le champ de bataille. Nous avions à choisir entre deux routes: celle de Minsk et celle de Wilna. La route de Minsk passe au milieu d'une forêt et de marais incultes, et il eût été impossible à l'armée de s'y nourrir. La route de Wilna, au contraire, traverse de très-bons pays. L'armée, sans cavalerie, faible en munitions, horriblement fatiguée de cinquante jours de marche, traînant à sa suite les malades et les blessés de tant de combats, avait besoin d'arriver à ses magasins. Le 30, le quartier général fut à Plechnitsi, le 1er décembre à Slaiki, et le 3, à Molodetchuo, où l'armée a reçu ses premiers convois de Wilna. » L'empereur terminait ce tableau, tracé avec une vérité et une dignité admirables en avouant que l'armée avait besoin de rétablir sa discipline, de remonter sa cavalerie, son artillerie et son matériel; en un mot, de prendre du repos, de se refaire. Il espérait qu'elle se trouverait à même de le faire à Wilna, et, remettant ce soin et le commandement en chef au roi de Naples, il courut en poste remplir à Paris ses devoirs comme chef de l'Etat, et ranimer par sa présence dans la capitale toutes les ressources du grand empire. Le grand homme se trouva encore à la hauteur de cette tâche. Paris et la France répondirent à son appel. Mais, pendant qu'une armée nouvelle surgissait comme par enchantement, les débris de la vieille armée, de cette immense armée de Russie, évacuaient par Wrilna et Kowno la Lithuanie, et par Ostrolcnka la Pologne. Jusque - là Napoléon n'était aux prises qu'avec les éléments. Le tour de la trahison vint ensuite. La Prusse l'abandonna la première; elle livra aux Russes le passage de l'Oder, et obligea le vice-roi à se retirer derrière l'Elbe. L'Autriche cessa de le seconder et se mit en observation. Le roi de Naples quitta à Posen l'armée, et repartit pour ses Etats. Plusieurs maréchaux rentrèrent en France. Au milieu de celte débâcle, la Pologne seule resta fidèle au drapeau tricolore, illustré par tant de victoires. La levée en masse fut ordonnée le 12 décembre. Tous les propriétaires fonciers, nobles et non nobles, furent appelés à monter à cheval. « Les sacrifices que nous vous | demandâmes, il y a quelque temps, disait la confédération générale , en' s'adressant a ses braves concitoyens, étaient immenses, mais ils devaient grandir suivant la fortune des armées de notre libérateur. En jurant alors de mourir ou de rétablir votre patrie , vous sentîtes, comme nous, que vous lui engagiez jusqu'à la dernière goutte de votre sang. Le moment de remplir cet engagement est venu. Notre sort, notre honneur, nos devoirs, nos serments 3 tout nous le commande aujourd'hui. Aux armes donc, Polonais ! 11 s'agit de notre patrie, de notre existence. Formez de vos corps un rempart pour la Pologne; courez au secours de vos frères d'armes; aidez par votre courage et votre persévérance le grand Napoléon à revenir parmi nous, et à reprendre sur votre ennemi commun ce que lui vient d'arracher la sévérité du climat. « Nobles de Pologne ! montrez-vous dignes de vos ancêtres : prouvez que les honneurs qu'ils vous ont transmis avec leurs noms reposent dignement sur vos propres vertus.Ombres de Gzarniecki, réveillez-vous, et faites que notre confédération devienne, comme jadis celle de Tyszowiec, le salut de notre roi, de notre religion et de notre patrie. « Nobles de Pologne! rangez-vous, dans les districts et les départements, sous la bannière de vos maréchaux! Vos sacrifices, vos efforts ne resteront pas sans récompense. Les honneurs vous attendent. La patrie reconnaissante vous comblera de ses bienfaits. » Cet appel, bien que tardif, fut entendu dans toute la Pologne: ses résultats eussent été incalculables s'il avait été adressé aussi bien aux paysans qu'à la noblesse; néanmoins, en peu de temps, il se forma plusieurs régiments de cra-cuses. Les cadres de l'armée régulière, commandée toujours par le prince Poniatowski, se remplirent ; mais toutes ses ressources se trouvèrent insuffisantes pour arrêter les forces formidables dei'ennemi. Aussi le gouvernement et le conseil de la confédération quittèrent-ils, au commencement de l'année 1813,Varsovie,et se transportèrent à Cracovie. Quant aux troupes, elles prirent la route de la Moravie, p*bur aller se joindre à la Grande-Armée, qu'elles retrouvèrent en deçà de l'Elbe. Les batailles de Lutzen el de Bautzen remirent entre les mains de Napoléon, combattant à la tête des conscrits, Leipzig, Dresde et tous les débouchés de la Saxe, de la Bohême et de la Silésie. Son génie avait grandi dans l'adversité. Les chefs de la coalition tremblaient de nouveau pour leurs trônes et leurs Etats. L'Autriche se consumait de peur et d'indécision. Elle paraissait vouloir la paix, mais elle demandait, comme prix de sa médiation, la dissolution du duché de Varsovie, et son partage entre la Russie, l'Autriche et la Prusse; le rétablissement des villes de Hambourg, de Lubeck, etc., etc., dans leur indépendance; la reconstruction de la Prusse avec une frontière sur l'Elbe, et la cession à elle-même de toutes les provinces illyriennes, y compris Trieste. Qui aurait cru que de toutes ces conditions, la seule à laquelle Napoléon souscrivait sans hésiter était encore celle de sacrifier la Pologne! Or, en 1813 comme en 1812, au milieu des grands revers comme au milieu des chances les plus douteuses, la Pologne et son armée n'avaient jamais connu qu'un cri de ralliement, celui de la patrie; qu'un commandement, celui de l'empereur ! Le 18 octobre,l'armée française, forte à peine de quatre cent mille hommes, livre une bataille meurtrière, dans les plaines de Leipzig, à une masse compacte de huit cent mille Russes, Prussiens, Àutrichieus, Suédois et autres coalisés. Les Saxons la trahissent. Les Polonais, après avoir partagé tous ses dangers, la couvrent dans sa retraite. La mort de Poniatowski leur arrache des larmes, mais ne les décourage point. Ils restent braves et fidèles. Toutefois, méconnus, oubliés, maltraités si souvent, ils ne peuvent enfin que s'inquiéter de leur sort et de celui de leur patrie. Leurs craintes, leurs prévisions, leurs plaintes frappent un jour l'oreille de l'empereur. « Sire, lui deman-da-t-on à la suite d'une longue allocution, dans laquelle il chercha à excuser sa politique antérieure à l'égard de la Pologne, que forez-vous désormais de nous?»— u Je vous garderai, répondit-il, comme un corps auxiliaire du grand duché de Varsovie, comme une représentation de votre nation. Vos rapports avec moi seront réglés par mon ministre des affaires étrangères. » Et aussitôt les cris de vive l'em-pereur! retentissent dans tous les rangs. Mais, aussitôt à Paris, Napoléon oublia ces promesses. Au lieu de réorganiser le corps po- Ionais, il sembla chercher à le dissoudre dans l'armée française. Les officiers et les soldats, rassemblés dans les différents dépôts, végétèrent dans l'inaction ou coururent se mêler comme volontaires aux glorieux combats de 1814. Le 1er régiment de grenadiers à cheval, de Brzezanski à Saint-Dizicr, la brigade de Pac à Brienne, les lanciers de la garde de Krasinski à Craon, se couvrirent de gloire. L'artillerie, réduite à cinq batteries de six pièces chaque, se montra digne de sa haute renommée. Les cracuses, commandés par Dwernieki, furent les derniers à abandonner la barrière de Clichy, les derniers à croire que Paris avait capitulé. Aussi, et c'était un spectacle rare dans l'histoire, le sort, de cette brave armée atti-ra-t-il à la fois, au milieu des plus graves intérêts, l'attention des vainqueurs et des vaincus. Napoléon signant l'abdication à Fontainebleau, et Alexandre réglant les affaires de l'Europe à Paris, ne s'occupèrent pendant quelque temps que de cette question. « Tachez surtout, écrivait le premier au duede Vicence, chargé de négociations, d'obtenir de bonnes garanties pour les débris de l'armée polonaise. » Ce vœu fut entendu, et l'article XIX du traité du 11 juin 1814 accorda à l'armée polonaise au service de la France la liberté de rentrer chez elle avec armes et bagages, comme un témoi-gnagne de ses services honorables. Les officiers, les sous-officiers et les soldats conservè-rent leurs décorations et les appointements attachés à leurs grades. Alexandre, dont les vues s'arrêtaient déjà sur la Pologne comme devant rentrer dans ses Etats, s'engagea, en outre, hautement à laisser à cette armée son organisation primitive, et lui donna pour chef son frère, le grand duc Constantin. Le 11 juin, Napoléon quitta Fontainebleau. Une centaine de Polonais se rendit avec lui à l'Ile d'Elbe. Le reste de l'armée reprit, quelques jours après, le chemin de la patrie. Alexandre, fidèle à son système de dominer par la douceur ce qu'il conquérait plus souvent par la souplesse de son caractère et la finesse de son esprit que par la puissance cle son génie ou celle de ses armées, se montra inépuisable dans ses moyens de séduction envers les Polonais.Occupé depuis le mois de février 18 i 3 par l'armée russe , le grand duché de Varsovie continua à jouir de son nom, de ses armes, de sa constitu- tion. On forma un gouvernement provisoire, on opéra quelques changements dans l'administration , mais tout cela sans qu'aucune des susceptibilités nationales eût à souffrir. La même habileté présida aux dispositions prises en 1814. Le comité organique chargé de préparer un projet de constitution pour le royaume de Pologne, le comité civil et le comité militaire, dont l'un devait s'occuper du remaniement du Code de Napoléon, et l'autre de la réorganisation de l'armée, furent composés, sauf quelques Russes, de patriotes distingués, et eurent une pleine liberté d'action. Aussi la confiance en Alexandre, conservée jusqu'ici parmi quelques seigneurs polonais, devint-elle, sinon générale, au moins plus prononcée. Sur ces entrefaites, s'ouvrit le congrès de Vienne. La question polonaise, reconnue par les plénipotentiaires pour une des plus ardues, demanda à être résolue la première. La Russie, arrêtée dès le commencement dans ses prétentions sur le duché de Varsovie, proposa, en invoquant le traité de Reichenbach, de le diviser entre les trois cours copartageantes. L'Angleterre se prononça pour la reconstitution du royaume de Pologne, et proposa d'offrir à la Prusse une indemnité en Saxe. L'Autriche, d'abord favorable à ce projet se rallia bientôt à celui du partage du grand duché. La France dépassa l'Angleterre, et opina pour l'antique et complète indépendance du peuple polonais. Les débats devinrent vifs, et déjà on craignait la rupture des négociations, lorsqu'on apprit le débarquement de Napoléon et son entrée triomphale à Paris. Cet événement rapprocha les coalisés. Inébranlable jusqu'alors , le roi de Saxe renonça, le 16 mai 1815, à ses droits au grand duché de Varsovie; on rendit à l'Autriche les quatre districts qu'elle avait perdus en Galicie, par le traité de 1809, à la Prusse le grand duché de Posen, les villes de Dantzig et de Thorn, et on laissa le reste à l'empereur Alexandre, pour être réuni et lié irrévocablement à l'empire de Russie par sa constitution. On décida, en outre, que l'empereur prendrait le titre de roi de Pologne, et qu'il donnerait à son nouvel Etat une administration distincte,ainsi qu'une représentation et des institutions nationales. En apprenant ce nouveau partage de la Po* logne, les amis les plus chaleureux d'Alexandre restèrent comme frappés de la foudre! La masse cle la nation s'écria avec douleur :«Nous voilà sacrifiés encore!» Le pacificateur de l'Europe répondit à ce cri eu redoublant de prévenances et de promesses. Despote et russe parmi les Russes, il se fit, parmi les Polonais, polonais et homme du progrès. Il flatta leurs goûts, fréquenta leurs réunions, prit leur uniforme, toléra et partagea leur amour de la patrie et de l'indépendance, promit et fit espérer la réunion de la Lithuanie au royaume de Pologne, et donna à ce dernier une constitution aussi sage que libérale. En effet, tous les droits de l'homme et du citoyen se trouvaient reconnus et garantis par cette constitution, et quelques uns d'une manière plus positive et plus étendue que dans la constitution du grand duché. Ainsi le droit électoral, borné jusqu'alors aux propriétaires fonciers, fut étendu jusqu'aux curés, médecins, artistes, savants distingués, professeurs et chefs d'atelier. Les nonces et les députés élus dans les assemblées communales eurent tous également dans la diète le droit cle prendre part aux débats. Le vote fut rendu public. Les assemblées communales acquirent le droit de choisir les membres des conseils généraux et de présenter des candidats à tous les emplois administratifs. Le pouvoir parlementaire vit s'accroître sa puissance. La diète, convoquée par le roi tous les deux ans, avait à s'occuper non-seulement de projets de lois civiles, criminelles et administratives , de l'impôt, du budget et de la levée de l'armée, mais aussi elle statuait, soit en substituant ses projets à ceux du gouvernement, soit par la voie de pétition , sur tous les changements ou modifications à introduire dans la machine gouvernementale et administrative. Le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire se trouvèrent plus rapprochés de la nature du gouvernement représentatif que dans la constitution du grand duché. Aussi, le 2 décembre, jour où Alexandre fit publier la constitution du royaume de Pologne, fut-il un jour de réjouissance publique. On oublia un instant que le pouvoir militaire était placé entre les mains du grand duc Constantin, et le pouvoir suprême de l'Etat entre celles du vice-roi Zaionczek. On pardonna même le choix peu rassurant des ministres et le renvoi du projet de l'union de la Lithuanie à unavenir indéterminé. Cette harmonie, plutôt apparente que réelle, entre le royaume de Pologne et la cour de Saint-Pétersbourg, dura jusqu'en 1819. A partir de cette époque, l'opposition éclate dans la presse. Le gouvernement prend des mesures répressives. La Gazette quotidienne, rédigée par Morawski et Kicinski, la Chronique et Y Aigle Blanc se succèdent et tombent sous les coups cle la censure. La Sybille, de François Grzy-mala, revue politique, tout aussi patriotique et indépendante que les journaux précédents, subit en 1821 le même sort. Les rédacteurs sont persécutés. La diète, assemblée cette année, vient à l'aide de la presse, demande la mise en accusation du ministre coupable de lèse constitution, et n'arrive qu'à provoquer des rigueurs plus anti-constitutionnelles encore contre les députés indépendants eux-mêmes. Depuis cette époque jusqu'en 1825, la tribune nationale resta fermée. La nation frémissait d'indignation. Les patriotes conspiraient. Le gouvernement se tourna contre eux, les atteignit et les frappa sans pitié. La diète de 1825 s'ouvre et travaille à huis clos. Les abus du pouvoir deviennent de plus en plus monstrueux. La constitution n'est bientôt qu'un mot vide de sens. Les commissions militaires remplacent les tribunaux. L'espionnage, la corruption sont érigés en système do gouvernement et alimentent la tyrannie infatigable de Constantin. Depuis l'arrivée au trône de Nicolas, les choses, au lieu de s'améliorer, empirent. L'histoire des cinq années qui précèdent la révolution ne présente qu'une longue suite cle vexations, de persécutions et d'illégallités de toute espèce. Aussi, lorsque le moment arriva, il ne fallut qu'une poignée de braves, et quelques cris aux armes! pour soulever d'abord la capitale et puis le pays entier. Vaincue en 1830, subjuguée ou dispersée depuis, la Pologne porte plus fièrement que jamais son drapeau et sa devise : Gloire et Espérance* LA POLOGNE, 457 ZOLKIEW ET ZOLKIEWSKI. VICTOIRE DE KLUZYN. — TZARS DE MOSKOU PRISONNIERS DE GUERRE. —DÉSASTRE DE CEÇORA. STANISLAS ZOLKIEWSKI. ( Suite et fin. ) La turbulence des Kosaks et leur fréquente infidélité à la mère-patrie décidèrent la république à en faire tirer un exemple mémorable. Zolkiewski quitta la Valachie et se rendit en Ukraine; il surprit les avant-postes kosaks à Maciejowice et donna la chasse à leur chef Na-lewayko, auprès de Biala Cerkiew. Après quatorze jours de résistance, les Kosaks se rendirent à discrétion, déposèrent les armes, et livrèrent leurs chefs : Nalcwayko fut envoyé à Varsovie et exécuté. La campagne contre les Kosaks consolida la réputation de Zolkiewski. Il refusa toute espèce d'ovation,et la nation lui sutgré dece sentiment. La Pologne déplorait dans cette guerre le sort des vaincus: ils étaient tous ses enfants égarés. Zolkiewski rentra en Valachie, en expulsa Michel, le prétendant, et conféra à Si-méon Mohila la dignité d'hospodar. La paix ne dura pas longtemps, et les guerriers ne pouvaient se reposer de leurs fatigues que dans la tombe. Zolkiewski partagea le sort commun, et se trouva partout oii le besoin cle la défense élait pressant, le danger imminent. A peine avait-on mis à couvert les frontières du sud, qu'il fallait courir vers le nord, pour repousser les agressions de la Suède. Zolkiewski n'agissait dans cette campagne qu'en sous-ordre, et pourtant sa valeur et son génie lui assignaient la première place. En 1606, Zolkiewski soumet de nouveau les Kosaks rebelles, force les Tatars à jurer paix et soumission à la république. La Moscovie était en proie aux usurpateurs, TOME III, après la mort d'Ivan Vasilewitsch-le-Cruel, Les faux Dimitri mettaient le pays en révolution. Les Polonais, de leur côté, voulaient mettre sur le trône de Moscou Marie Mniszech, fille du palatin de Sandomir. Zolkiewski embrassa cette mission, avec l'engagement de vaincre ou de mourir. La victoire merveilleuse de Kluzyn ouvrit à Zolkiewski les portes de Moscou. Les boyards, épouvantés par les progrès de l'armée polonaise, offrirent la couronne des tzars à Ladis-las, fils de Sigismond III, et cet acte mémorable fut signé à Moscou, le 27 août 1611, par toutes les notabilités du pays. Le 29 octobre 1611, Zolkiewski entrait triomphant à Varsovie, avec ses captifs le tzar Bazilc Schouyski, ses deux frères, Dimitri et Ivan, ainsi que Sekain, commandant de Smolensk. Quelques jours après la présentation du tzar prisonnier devant la diète et le roi, on le conduisit, ainsi que ses frères, au château de Goslyn, où Schouyski mourut. Sigismond lui fit élever un sarcophage dans l'église des Dominicains à Varsovie. En 1635,1e roi Laclislas se rendit aux prières des Moscovites et leur délivra le corps du tzar Bazile et d'un de ses frères. Dans des temps plus récents, l'invasion moscovite viola et brisa la pierre tumulaire. L'église même fut démolie. La toile qui représentait la cérémonie de triomphe, peinte par Dolabella, fut également détruite... mais l'histoire de ce fait reste intacte dans la mémoire des deux nations. Après l'abandon volontaire de cette con- 178 453 LA P( quête par le9 Polonais, la Moscovie se donna un nouveau tzar; Sigismond III se réveillait trop tard de sa torpeur habituelle, et Zolkiewski refusa d'entreprendre une nouvelle campagne en Moscovie. Dès ce moment, Zolkiewski concentra toute so^ activité sur les frontières du midi, où les Turcs et les Tatars, sous prétexte de représailles pour les invasions des Kosaks, continuaient à commettre de terribles ravages; et tandis que le prince royal, Ladislas, s'aventurait dans une expédition contre Moscou, no-tregénéral, dépourvu des forcesnécessaires, et d'après les instructions du roi, fut obligé de signer (1617) avec Skinder-Bacha un traité de paix qui conférait en quelque sorte à la Porte ottomane la suzeraineté sur la Moldavie et la Valachie, toutes deux relevant jusqu'alors de la Pologne. Cette cession, malgré l'ambiguité des termes, mérita à Zolkiewski le blâme universel, et le vieillard sans reproche fut obligé de se justifier en pleine diète. En finissant son discours, ce vaillant guerrier disait au roi avec amertume : a Je suis tellement courbé par Page que je ne pourrais plus servir dignement la république. Il est temps que je me repose et de tant de fatigues et de tant de calomnies. J'ai répandu mon sang dans quarante-quatre campagnes, dans des combats, batailles et assauts sans nombre; et pourtant, on le dit,jesuis un homme sans mérite, parce que je charge mes épaules de tous les revers de mon pays; et ceux-là seulement ont de la considération et de la vertu, qui l'ont conduit au désastre. Sire, délivrez-înoi de ce fardeau; je tiens de vous mon pouvoir, c'est entre vos mains que je le dépose. » Ces parolesproduisirent sur l'assemblée un effet magique, et le respectable vieillard fut reconnu avoir bien mérité de la patrie. U a scellé par sa mort cette réhabilitation. En 1620, l'hospodar de Valachie, insurgé contre la Turquie, soumettait son pays à la suzeraineté et à la protection du roi de Pologne. Sigismond III ordonna à Zolkiewski de porter secours à l'hospodar et de combattre l'armée Ottomane. Cette expédition lui répugnait, mais l'ordre était précis, les reproches pour le traité de Busza lui pesaient au cœur; il se résigna donc, et, pressentant sa fin prochaine, il écrivit au roi en ces termes : «Bientôt je me présenterai devant Dieu, mon juge suprême; j'atteste le ciel et la terre que j'ai toujours servi fidèlement et mon roi et mon pays; si j'ai manqué en quelque chose à mon devoir, sire, pardonnez à la fragilité humaine, je suis homme. Si le sort de la guerre préserve mon fils du danger, que votre Majesté daigne avoir pour mon enfant une bienveillance royale. » Son pressentiment s'est accompli. Dans la fatale retraite de Ceçora, après la défection de Gratien, hospodar deValachie, Zolkiewski eut à combattre toutes les troupes turques, triples en nombre des forces polonaises. Ce combat inégal dura sept jours et sept nuits; le jour on luttait avec l'ennemi, la nuit on opérait la retraite. Le soldat, épuisé par la faim, la soif, la fatigue et des attaques continuelles, faiblissait et tombait en marchant... Le chef veillait pour tous, et, malgré son grand âge, ni l'insomnie, ni le danger imminent ne pouvait atténuer son courage ni tromper sà surveillance ; mais le septième jour, lorsque s'éteignit la dernière lueur du salut, Zolkiewski embrassa son fils, demanda l'absolution à son confesseur, et périt le sabre à la main. La nuit a voilé son trépas. Le lendemain les Tatars retrouvèrent son corps, en détachèrent la tête et la portèrent à Skinder-Bacha, qui, pendant un quart-d'heure à peu près, la contempla sans dire un seul mot. La rage et l'admiration se peignaient sur son visage. Ainsi finit, le 7 octobre 1620, danslasoixante-treizième année de sa vie, ce grand homme delà Pologne ancienne, homme intègre et capitaine intrépide, grand-général et grand-chancelier de la république polonaise. Son corps fut racheté des mains des barbares, qui l'avaient mutilé et promené dans les rues de Constantinople, pour 3 millions de florins de Pologne, par sa veuve, née Régine de Herburt, mère de trois enfants. Elle lui éleva le sarcophage qu'on voit encore avec l'inscription que lui fit son arrière-pelit-fils, Jean Sobieski, et que nous avons déjà citée. Sur le champ de bataille où il mourut, en Moldavie, on lui éleva un autre monument avec ces paroles en latin : -Passager, si lu es musulman, regarde avec effroi l'inscription de celle pierre, et, qui que lu sois, apprends de moi combien il est doux el glorieux de mourir pour son pays. 0 octobre 1G20.» A, S. PO 1.0 ON K VARIÉTÉS. BIOGRAPHIES, DESCRIPTIONS, SITES ET MONUMENTS. SAMUEL MACIEIOWSKI, ÉVÊQUE DE CRACOVIE, CHANCELIER DE LA COURONNE, Les chroniques écrites par le savant Orze-cliowski nous apprennent que Samuel Macieiowski reçut le jour de Bernard Macieiowski, issu d'une famille noble et ancienne du palatinat de Lublin. 11 fit ses premières études auprès de son père, qui surveilla son éducation, et qui, lorsqu'il l'eut suffisamment préparé, l'envoya auprès de l'évêque de Cracovie, Pierre To-miçki, chancelier de la couronne, homme d'un grand mérite, qui cultivait les sciences et comblait les savants de bienfaits. Samuel se lit bientôt remarquer par son application à l'étude, et surpassa tous ses compagnons ; son mérite ne resta pas ignoré; il fut envoyé à l'université de Padoue pour se perfectionner dans les sciences ; il y suivit un cours d'éloquence sous Boni u lus Amasée, et un cours de philosophie sous un autre professeur; puis il revint en Pologne, où on ne tarda pas à le présenter à la cour du roi Sigismond-Auguste. Celui-ci fut charmé de son entrelien clos la première entrevue, et lui envoya peu cle temps après le brevet de grand secrétaire de la couronne, 11 resta pendant quelque temps dans celte position, et lo roi Sigismond le distingua cle plus eu plus, particulièrement à cause de son jugement droit et de ses conseils judicieux, qui étaient d'un très grand poids clans les décisions royales. Voulant rendre justice à son mérite, il le fit évêque de Chelm, et, après la mortcle l'évêque de Cracovie, il le nomma sous-chancelier de H couronne. Mais Macieiowski quitta cette place quelque temps après, pour en occuper une plus haute et plus brillante; car le roi, touché des services qu'il rendait au pays dans l'exercice de ses fonctions, le nomma évêque de Cracovie et chancelier de la couronne. Les bienfaits dont le roi le comblait dès le commencement cle sa carrière ne le rendirent pas ingrat. Non-seulement il lui fut tout dévoué jusqu'à sa mort, mais il aida encore de ses conseils le roi son fils, avec le même zèle. Ce jeune homme, à peine monté sur le trône, en butte aux attaques des mécontents qui profitaient de l'avènement d'un roi jeune et inexpérimenté pour susciter des troubles, ne dut la tranquillité de son royaume qu'aux sages conseils de Macieiowski et de Tarnowski. La carrière de Samuel Macieiowski, jusqu'alors si brilla rite, si exempte d'inquiétudes et de revers, fut obscurcie par les menées d'hommes envieux de sa haute dignité et de son ascendant sur l'esprit du roi. Le sénat et la noblesse s'élevèrent contre lui, car il voulut réprimer la turbulence df cette dernière; il fut cité devant le sénat commt exerçant deux charges à la fois, ce qui était contre la loi. L'évêque Macieiowski fit voir les lettres de privilège qui lui avaient été accordées à cet effet par Sigismond ; mais ses ennemis n'en persistèrent pas moins dans leurs accusations. Voulant les faire cesser, il déclara à la diète de Piotrkow, en 1550, qu'il se désistait de l'évêché de Cracovie et qu'il ne gardait que la charge de chancelier. 11 prouva dans cette circonstance une grande abnégation, car, quelque élevée que fut cette dignité, elle rapportait fort peu de bénéfices. Le roi prit alors la parole et dit qu'il exigerait à l'avenir que i GO LA POLOGNE, cette loi s'exécutât dans toute sa rigueur envers tous les nobles, ce qui fit cesser les clameurs, car beaucoup d'entre eux craignaient d'être frappés par la loi nouvelle. Bientôt après cette diète, et par suite des peines que lui avaient causées ce procès et l'acharnement de ses adversaires, il tomba malade et termina ses jours à l'âge de cinquante-deux ans. C'était un homme respectable dans ses paroles et doux dans ses jugements ; des schismes religieux s'étant introduits dans le pays, il effrayait plutôt les hommes qui embrassaient ces nouvelles croyances par la crainte des châtiments, qu'il ne les accablait de punitions; cela l'a fait accuser de tolérer le luthéranisme dans son diocèse, ce qui n'a jamais existé et ce dont personne n'a pu donner la preuve. Il savait aussi être sévère pour les crimes quand sa conscience le lui dictait. Il était très-versé dans les sciences et les lettres, aimait les hommes savants et trouvait un grand plaisir à converser avec eux. 11 parlait et écrivait le latin le plus pur : aussi le cardinal Jérôme Ginani, homme fort spirituel et judicieux, avait coutume de dire qu'aucune des lettres venant à Rome n'était mieux écrite ni d'un plus beau style que celles qui venaient du roi de Pologne Sigismond, écrites par le chancelier Macieiowski. Du reste, sa taille était élevée, sa figure très-agréable et d'une expression qui annonçait un esprit droit et de la douceur; il avait de la facilité dans les affaires, il n'était pas arrogant dans le bonheur et ne succombait pas sous le poids de l'adversité; il était tellement maître de ses passions qu'on ne peut lui reprocher aucun acte irréfléchi. De tous les travaux de Macieiowski, il nous reste seulement la collection des privilèges du diocèse de Cracovie, qu'il a rassemblés, et un discours qu'il a prononcé aux funérailles de Sigismond Ier, roi de Pologne. Il a été enterré à Cracovie, dans l'église de Saint-François. Sur son tombeau est un portrait en pied qui le représente dans ses habits pontificaux, et de grandeur naturelle : les ornements en sont beaux et remarquables. N. R. G. ELISABETH DRUZBAÇKA. Le nom d'Elisabeth Druzbacka, dans l'histoire de la littérature polonaise, mérite sous beaucoup de rapports une attention particulière, et elle doit être regardée comme écrivain de premier rang. D'abord c'est la seule femme qui ait écrit des poésies pastorales en Pologne au dix-huitième siècle, ou plutôt c'est la seule qui soit digne de mémoire et dont les œuvres puissent charmer et intéresser le lecteur; secondement elle est le meilleur poëte que sou siècle ait produit ; nous pouvons donc mieux connaître et apprécier l'esprit et le caractère de la poésie polonaise dans la première moitié du dix-huitième siècle, en jugeant d'après ses œuvres plutôt que d'après les écrits d'aucun autre écrivain de la même époque; il ne faut pas non plus oublier d'ajouter que les qualités et les beautés qu'on remarque dans ses poésies sont dues plutôt au talent de l'auteur, tandis que les vices qu'on pourrait y trouver sont le résultat de l'influence de l'époque. L'ode qu'elle a composée en montrant à son fils le portrait de son père, où elle lui recommande de ne jamais s'écarter du chemin de l'honneur et de suivre en tout les traces de celui dont il reçut le jour, est regardée comme la meilleure de toutes ses poésies. Elle plaît au lecteur par l'élégance comme par le choix des expressions, et parle droit au cœur par la sensibilité et l'amour maternel qui s'y exhalent de chaque phrase. D'ailleurs la plupart des poésies de M™° Druzbacka, et surtout les idylles, les Quatre Saisons, l'Eloge des bois, méritent des louanges unanimes et d'être citées comme des exemples de style, quand bien même elles auraient été écrites à l'époque la plus florissante de la littérature polonaise. Du temps de K0-7 chanowski ou de Karpinski, elles auraient acquis à l'auteur une juste gloire par la douceur et la simplicité qui y régnent, par l'harmonio de l'expression et la pureté de la langue. Le charme de ces vers n'aurait pas pâli à côté des chefs-d'œuvre de ces poètes. Mais que l'on observe qu'étant née en 1693, elle est morte en 1760, et qu'on se transporte dans le siècle où elle vivait. La noblesse ne s'occupait dans ce temps-là que de chasse et de bonne chère, sans s'inquiéter nullement d'aucune littérature ni d'aucune science, et les dérèglements de cette époque sont passés en proverbe. Quelque ouvrage que l'on examine, on y retrouve à chaque page le pédantisrae et autres défauts de l'école jésuitique, et à peine ose-t-on appeler littérature quelques écrits insignifiants et oubliés. On pourra alors s'étonner avec raison qu'une femme ayant toujours passé son temps à la campagne, mariée à un magistrat rural, ne connaissant aucune langue étrangère, et privée par cela même des meilleurs exemples de la littérature étrangère et des trésors qu'elle aurait pu y puiser, soit parvenue dans ses ouvrages, sinon toujours, du moins le plus fréquemment, à éviter l'influence de la société des personnes qui l'entouraient, de même que celle de leur littérature, et à pouvoir se distinguer glorieusement au milieu d'elles. Il faut cependant convenir que nous ne trouvons pas dans ses poésies le type de cette puissance du génie qui ne paraît qu'à de longs intervalles, qui renverse tout ce qui se trouve sur son passage et se met au-dessus de tout un siècle, en élevant avec soi la nation dont il fait partie. On serait tenté de croire que tandis que les hommes, ne s'occupant que de leur existence matérielle, méconnaissaient tout le mérite des écrivains du temps du dernier des Sigismond , le sentiment de l'harmonie de leurs couvres et de la vénération due à leur nom a trouvé un retentissement sympathique dans le cœur des femmes, de cette moitié sensible et délicate du genre humain, et s'y est exclusivement réfugié. Cette supposition paraît avoir d'autant plus de vraisemblance, qu'à cette même époque non-seulement Mme Druzbaçka, mais encore d'autres personnes du même sexe, s'occupaient de littérature, surtout la princesse Radziwill, auteur de quelques tragédies qui furent représentées sur la scène, et Mmc Nie-mierzyç. Enfin, bientôt après, l'immortel Konarski, à qui la Pologne doit des hommages unanimes, rallume le flambeau de la science prêt à s'éteindre, remet de nouveau la littérature en renom, et la fait aimer et honorer de la nation. C'est dans le concours laborieux des premières dames du pays que Konarski trouve l'assistance la plus efficace pour l'introduction de la réforme scientifique, et en dernier lieu la Pologne en est redevable à l'influence des mères éclairées qui vivaient justement pendant le siècle dont nous parlons, et qui donnèrent lo jour aux plus grands protecteurs et amis des lettres, comme le roi Stanislas-Auguste et le prince Czartoryski, général des terres de Podolie. Elisabeth Druzbaçka semble être l'astre précurseur du soleil qui devait se lever, et l'aurore de ces jours glorieux qui allaient luire par leurs soins pour la littérature de la Pologne. Dieu aussi a récompensé son talent et ses soins, car, dans la longue carrière qu'il a permis qu'elle parcourût, elle a vu le commencement de cette gloire dont elle a montré le chemin. Dans toutes ses compositions et dan3 toutes ses poésies on remarque des beautés et des traits particuliers qu'on ne trouve pas dans les œuvres des écrivains contemporains, et qui sont le symbole et le type des écrits qui lui ont succédé ; on peut dire en quelque sorte que c'est elle qui commence la nouvelle ère de la poésie polonaise sous le roi Stanislas-Auguste, et non, ce qui est en effet, qu'elle termine cette série d'écrivains obscurs et pédants, dont on sait à peine le nom, qui a duré pendant tout le règne de la dynastie saxonne. On n'a aucune connaissance sur les particularités de sa vie : tout ce qu'on sait d'elle, c'est qu'elle était originaire des environs de Léopol, née Kowalska, et qu'elle fut mariée à Druz-baçki. Après la mort de son époux, veuve inconsolable, et remplie de vertus chrétiennes, elle choisit, pour le reste de sa vie, une retraite dans le monastère de filles de la règle de saint Bernard, à Tarnow; et là, sans avoir prononcé les vœux, mais se conformant à l'exemple des anciennes personnes pieuses, cllt porta l'habit monastique, et dans cette dernière époque de sa vie elle fut encore l'exemple des vertus dont une âme pieuse et dévouée à l'Être suprême est remplie; elle s'occupa aussi de ses devoirs comme mère, en tâchant de faire germer dans son fils les sentiments grands et nobles dont elle était pénétrée, et que personne ne pouvait enseigner mieux qu'elle. Elle mourut à l'âge de soixante-treize ans, en 1760, et fut enterrée à Tarnow, où longtemps encore après sa mort on se souvenait de ses qualités et on pleurait sa perte. Ses œuvres ont été imprimées pour la première fois dans le recueil des poètes polonais, par l'évêque Joseph Zaluski, à qui on est rede- vable de la conservation d'une foule de monuments historiques et littéraires. N. R. G. PIERRE BIELINSKÏ. Le nom de Bielinski restera à jamais célèbre dans l'histoire de notre pays comme celui d'un grand citoyen, modèle de patriotisme, de fermeté et d'indépendance , comme la plus forte expression de cette opposition nationale qui s'est manifestée avec tant d'éclat dans le royaume de Pologne reconstitué par le Congrès de Vienne. Néen 1754, Bielinski appartient à une famille d'ancienne noblesse. Envoyé plusieurs foisaux diètes nationales, il fut en 1782 membre de la commission des finances. Rentré dans la vieprivée aprèsle partage qui a suivi la diètede quatre ans, il reparut en 1806 à la tête du gouvernement insurrectionnel de Kalisz. Membre de la commission suprême du gouvernement du grand duché de Varsovie en 1807, il fut élevé un peu plus tard par Frédéric-Auguste à la dignité de sénateur palatin. C'est dans cette haute position que nous verrons Bielinski, après 1815, couronner sa vie par un fait sublime qui lui assure pour toujours la reconnaissance de la patrie. Les germes de révolution déposés, à l'insu des diplomates, parla constitution donnée à la Pologne au Congrès deVicnnc, curent bientôt porté leurs fruits. D'un côlé, les Polonais n'aspiraient qu'à étendre leurs libertés, recouvrer l'indépendance et leurs antiques frontières -, de l'autre, le maître absolu de toutes les Russies ne pouvait souffrir longtemps les liens légaux imposés par la constitution -, il les éludait ou les violait ouvertement. U n'en fallait pas davan-tant pour réveiller l'esprit national. Les plus ardents patriotes se jetèrent dans des conspirations, tandis que la diète et le sénat, se retranchant derrière la constitution, résistaient aux empiétements du pouvoir. Bielinski était à la tête de l'opposition du sénat ; inaccessible à la peur, n'ayant d'autre guide que la conscience de son devoir, il ne manqua jamais de signaler les abus, de dévoiler la ruse, de combattre les mesures violentes du gouvernement. Aussi il a mérité bientôt sa haine, et, lorsque la présidence du sénat fut devenue vacante, en 1821, le tzar, malgré les droits incontestables de Bielinski, le plus ancien des sénateurs, éleva à cette dignité le comte Zamoyski, aveugle et servik. instrument des intérêts de la Russie. Nous ne raconterons point l'histoire de la conspiration qui éclata en Russie à la mort d'Alexandre : ces détails nous arrêteraient trop longtemps. II suffira de dire qu'une foule de patriotes polonais y avaient pris part et furent jetés en prison. Le grand duc Constantin, rompant ouvertement avec la légalité, nomme de son chef une commission d'enquête, et désigne Zamoyski pour la présider. C'est à la faveur de cette circonstance que Bielinski apparut plus tard, comme président intérimaire, à la tête du sénat constitué en haute cour nationale. En effet, ajorès une longue inquisition et de cruelles tortures infligées aux accusés, lorsque lo gouvernement russe croyait avoir amoncelé assez de charges sur leurs têtes, il voulut reveuir aux voies légales et convoqua le sénat, seule juridiction compétente en matière de crimes d'Etat. Ce n'était pas cependant le respect de la constitution tant de fois violée, mais un calcul de profond machiavélisme qui avait inspiré au tzar l'emploi de cette mesure. Pouvait-il penser que le sénat absoudrait uno révolte? Non sans doute. 11 se promettait au contraire d'associer à ses vengeances et de compromettre devant la nation le premier corps de l'Etat ; il se faisait un plaisir de faire condamner les patriotes, conspirant pour conquérir l'indépendance, par les hommes les plus éminents de la Pologne. Persuasion, menaces , corruption , rien ne fut négligé pour arriver à ce but infernal. On déploya un appareil immense de la force armée pour effraye* la cour et pour faire taire l'opinion publique, qui se manifestait hautement en faveur des acv cusés, justement considérés comme des représentants du principe de l'indépendance nationale. Tout fut inutile. La violence ne fit qu'accroître la force de l'opinion publique ; le sentiment de la justice, l'amour de la patrie et l'exemple d'une inébranlable fermeté, donné par Bielinski, ne permirent pas aux membres de la cour de faillir à l'honneur national. La cour débuta par annuler la procédure inique suivie par la commission d'enquête, et ordonna une nouvelle instruction. A cet acte POLOGNE de fermeté, le gouvernement russe comprit, mais trop tard, qu'il était pris lui-même au piège qu'il avait dressé. On chercha encore à semer l'effroi, et le grand duc Constantin était bien l'homme le plus capable d'atteindre ce but-, mais il avait en face de lui un adversaire qu'il était impossible d'effrayer. C'est ici l'occasion de rappeler deux traits peignant admirablement le caractère de Bielinski. L'instruction se faisait dans le plus grand secret, impénétrable même a la police russe. Cependant le grand duc voulait en connaître la marche. Il se rend chez Bielinski pour lui demander les pièces; mais sollicitations, menaces, tout est inutile ; il ne reçoit qu'un refus absolu. Une autre fois, après l'ouverture des débals, Kinski, sénateur de l'empire, vient s'asseoir clans l'enceinte réservée aux juges; Bielinski donne l'ordre cle le faire sortir. L'huissier chargé de ce soin revient, effrayé, et fait connaître la qualité de l'intrus. «Un sénateur russe n'est pas membre clu sénat polonais; faites-le sortir, » fut la réponse clu président; et Kinski se retira tout Confus. Enfin le jour de l'épreuve arriva. Le 17 octobre 1828, après une délibération solennelle, le sénat prononça à l'unanimité, moins la voix de Vincent Krasinski, l'acquittement de tous les accusés. Cotte sentence, attendue dans une angoisse extrême, fut accueillie par la nation avec de bruyantes manifestations de joie, que la police russe se vit impuissante à comprimer. On devine aisément l'impression qu'elle produisit à Saint-Pétersbourg. 11 n'était pas possible, même au. gouvernement russe, d'annuler le décret, après avoir annoncé à la face de l'Europe le jugement solennel et légal des accusés. On en ar-ïcta la publication jusqu'au 18 mars 1829, jour °ù il parut, après des réclamations énergiques et réitérées de Bielinski. On se vengea seulement sur les membres de la cour en leur i n il i— ftcant un blâme sévère au nom du tzar, et en leur interdisant de quitter la capitale avant deux mois. C'était rendre la défaite plus éclatante par une illégalité et une mesquine tracasserie. La tâche cle Bielinski fut remplie. Quelques Jours avant la publication du décret, Varsovie °Pprit, dans une tristesse profonde, la mort de ce grand citoyen. Ses funérailles furent un véritable triomphe, que rehaussa encore l'appareil des précautions employées par l'autorité. Toute la police était sur pied; les troupes veillaient sous les armes ; les canons chargés occupaient les places publiques ; mais rien ne put comprimer l'élan de la reconnaissance nationale. La jeunesse de l'Université, les membres des deux Chambres, les fonctionnaires et la population entière de Varsovie suivaient le char funéraire dans un recueillement profond. Lorsque le cortège fut arrivé à la porte de l'église de Sainte-Croix, une barrière de soldats s'ouvrit devant le cercueil et se referma aussitôt. La jeunesse de TUniver-sité, indignée de cette mesure odieuse, maltraita les gens de la police, rompit les rangs des soldats et pénétra dans l'intérieur, suivie d'une foule immense. Force fut à l'autorité consternée de laisser tranquillement achever la cérémonie. Après le service, les étudiants s'approchèrent respectueusement du cercueil, dépouillèrent le velours dont il était recouvert, et en partagèrent les morceaux, comme de saintes reliques, parmi la foule des assistants. Les restes inanimés de Bielinski furent déposés provisoirement dans le caveau de l'église de Sainte-Croix. Ce n'est que deux mois plus tard que sa famille a pu les faire transporter dans le tombeau de ses ancêtres : le tzar, en effet, nous l'avons dit plus haut, avait défendu aux membres de la cour de quitter la capitale avant deux mois! La sentence impériale fut exécutée après la mort clu coupable, selon l'esprit de la justice moscovite. Mais ce drame sublime du procès, cette vie-toire remportée Un jour de funérailles, retrempèrent l'esprit national, et l'heure de la délivrance devait bientôt sonner. Ce jour fut, on le sait, le 29 novembre 1830. KILINSKl ET MOKRONOWSKI. SCÈNE DE l'INSURIUXTION de varsovie EN 1794. A lanouvelledcrinsurrectiondeKosciuszko Varsovie se préparait à secouer le joug moscovite. C'est Kilinski, simple cordonnier , homme d'énergie et jouissant d'une grande considération parmi les habitants de la vieille cité, qui a noué les trames du complot. 11 a LA POLOGNE. 4 Ci donné le signal et commencé la lutte. Le sang coulait déjà dans les rues de Varsovie, lorsque Kilinski courut vers la demeure du commandant des troupes polonaises, Mokronowski, pour l'engager à remplir son devoir de Polonais. Telle est la scène représentée par notre gravure. Mokronowski balance encore, malgré les pressantes sollicitations du chef populaire. Une balle perdue vient briser le carreau de la fenêtre, et au même instant un soldat vient annoncer au général que les troupes polonaises n'ont pas attendu ses ordres pour passer du côté des patriotes. C'est là ce qui fait enfin cesser l'indécision de Mokronowski., JOSEPH SULKOWSKI. De tous les enfants que la Pologne a perdus au service de la France, il n'y en a pas qui fut plus regretté et plus digne de l'être que Joseph Sulkowski. 11 naquit en 1772, année du premier partage; son père, appartenant à une famille princier e, était cependant fort pauvre. Ce fut Auguste Sulkowski, l'oncle de Joseph, qui, n'ayant point d'enfant, l'adopta et se chargea du soin de son éducation. La diplomatie était la carrière à laquelle il destinait son neveu; mais celui-ci montra de bonne heure un penchant décidé pour les armes. Le prince Auguste tenait cependant, avec l'obstination d'un vieillard, à son projet favori; de là une lui te entre l'oncle et le neveu, dont celui-ci sortit enfin vainqueur, au prix de l'immense fortune qu'il devait posséder un jour. Son oncle, en effet, aigri par les refus constants du jeune homme, le déshérita en mourant. Ce n'était pas un vain désir de gloire qui poussait ainsi Sulkowski sur les champs de bataille ; il puisait la force nécessaire pour repousser les vœux d'un oncle, qu'il chérissait, dans une source plus pure. Au début des revers qui commençaient à accabler sa patrie, il avait compris que la question de l'indépendance devait être vidée par les armes, que la seule diplomatie digne d'un Polonais était celle du glaive. En jugeant Sulkowski de ce point de vue, on ne sait ce qu'il faut le plus admirer, de son désintéressement ou de sa prévoyance, que l'avenir bientôt justifia. Des réformes importantes s'accomplissaient alors en Pologne. La grande diète abolissait les élections des rois et décrétait l'hérédité du trône. Sulkowski était du petit nombre de ceux qui blâmèrent alors cette atteinte portée aux principes républicains, cet abandon des traditions nationales. Il exprima ces idées avec beaucoup d'énergie, dans une brochure intitulée : Le dernier cri d'un citoyen polonais. Cependant son attachement pour les principes démocratiques ne lit pas oublier à Sulkowski ses devoirs de Polonais, et, tandis que quelques grands seigneurs, dont la réforme froissait l'orgueil, cherchaient à l'étranger des armes pour la combattre, Sulkowski courait aux frontières de la Lithuanie, où trente mille Russes venaient d'entrer (1792). Pendant cette guerre de triste mémoire, qui ne fut qu'une honteuse retraite ordonnée par un lâche couronné, exécutée par des chefs plus lâches encore, Sulkowski trouva moyen de se distinguer dans quelques combats désespérés. Il fut élevé au grade de colonel et reçut le premier la croix nouvellement instituée : Virtuti militari. Après l'accession du roi à l'infâme complot de Targowiça, Sulkowski se rendit en France. C'est là qu'il a publié le précis historique de la campagne de 1792, dans lequel il a apprécié avec une rare justesse les fautes militaires et politiques. Attaché à l'ambassade de Constantinople par le gouvernement français, il dut bientôt quitter ce poste honorable pour voler au secours de la Pologne, qui se levait à la voix de Kosciuszko. Surveillé et poursuivi, il vainquit enfin toutes les difficultés et toucha le sol de la patrie ; mais, hélas ! il était trop tard: Kosciuszko venait de succomber. Revenu eh France en 1795, Sulkowski prit part à la campagne d'Italie, en qualité de capitaine aide de camp du général Bonaparte, et fut grièvement blessé au combat de Saint-Georges. Ses talents, son courage lui ont mérité cet éloge du célèbre Carnot : « Si l'on avait besoin de faire une campagne aussi ardente que celle-ci, et si nous avions perdu Bonaparte, voilà le jeune homme qui serait capable de le remplacer ! » Le général Masséna le demanda pour son chef d état-major ; mais Sulkowski, dont l'âme ardente se plaisait dans les entreprises audacieuses, préféra suivre l'expédition d'Egypte, ne prévoyant pas que i>olo<;„\k. Masséna allait se mesurer avec Souwaroff, le bourreau de Praga. L'Egypte devait être le tombeau cle Sulkowski : à chaque combat il se signalait par des traits de bravoure, mais au prix des plus cruelles blessures. Au siège d'Alexandrie il fut deux fois culbuté sur la brèche, et Bonaparte, qui, jusqu'à présent, n'avait songé à Sulkowski que pour le charger cle quelque mission périlleuse, écrivit enfin au Directoire : « Je vous demande le grade de chef d'escadron pour le citoyen Sulkowski, qui est un officier clu plus rare mérite. » Au combat de Soulehyeh (le 19 thermidor an VII (1798), il reçut huit coups de sabre et plusieurs coups de feu, à la tête d'une charge exécutée contre les mameloucks. L'appareil de ses blessures n'était pas encore levé lorsqu'é-clata, le 30 vendémiaire, la révolte du Caire. Le lendemain on apprend au général en chef que des Arabes s'approchaient de la ville. Sulkowski se charge cle faire la reconnaissance, malgré les efforts cle ses amis qui l'engageaient à se guérir avant de braver de nouveau les périls d'un combat. « L'ennemi n'attend pas avec tant de patience ; il faut marcher à sa rencontre, » répond Sulkowski ; et il part à la tète cle quinze guides. Au retour, il est assailli par la populace d'un faubourg ; son cheval s'abat, et le malheureux Sulkowski est enveloppé et haché en pièces. Quelques lambeaux de son corps lurent recueillis et déposés clans l'enceinte d'un fort, auquel Bonaparte a donné le nom cle la victime. Sulkowski n'était pas seulement officier d'un grand mérite; savant distingué, versé dans les langues orientales, il fut nommé membre de l'Institut d'Egypte. La nouvelle de sa mort fut accueillie en Pologne avec une tristesse profonde. On comprendra toute l'étendue cle ces regrets par le mot suivant de Napoléon. On lui demandait pourquoi il avait si peu avancé son aide de camp. « C'est, répondit-il, que du premier jour il me parut digne d'être général en chef. » Glorieux mais tardif hommage rendu à tant de courage et de dévouement; triste consolation pour la Pologne qui pressentait déjà dans le jeune héros son libérateur. TOME III. JEAN ET ANDRÉ SNIADEÇRI. En donnant les portraits de ces savants illustres, nous regrettons cjue le manque d'espace ne nous permette point cle leur consacrer une notice plus étendue. Jean Sniadcçki fut. physicien et astronome célèbre; André, son frère, chimiste et médecin distingué. Tous les deux ont le plus contribué, vers la fin clu XVIIIe siècle, à relever l'instruction publique en Pologne. La Géographie physique de Jean et la Théorie des êtres organiques de André Sniadcçki sont des monuments impérissables qui attesteront aux siècles à venir la puissance cle leur génie. ADAM LOGA. Tandis que tout citoyen venait apporter son courage et son bras à la cause de la liberté, et que chacun faisait des sacrifices pour servir la patrie, les ecclésiastiques vinrent aussi offrir leurs efforts patriotiques et se joignirent aux guerriers pour faire triompher une si juste entreprise. Un grand nombre de ces hommes vertueux offrirent à la patrie les lumières cle leurs conseils et le secours cle leur voix pour encourager et enflammer d'un saint enthousiasme l'armée qui combattait pour la liberté; l'abbé Loga doit être mentionné parmi les premiers d'entre eux. Né en 1800, il fit ses premières éludes au gymnase de Posen, et alla ensuite se perfectionner à l'Université de Berlin, une des plus célèbres de l'Allemagne, où il suivit avec assiduité les cours de savants et illustres professeurs, en dernier lieu il alla terminer ses éludes à Bonn, où il fut un des é'^ves du célèbre Hermès. Ayant à peine achevé son éducation , il tourna ses soins vers l'affranchissement de son pays, et entra dans une société secrète; mais, bientôt découvert, il fut condamné avec plusieurs autres jeunes gens à quelques mois de réclusion. Quelque temps après, il entra dans le séminaire cle Posen , où il se fit remarquer par son éloquence et son érudition, et sut se concilier les cœurs de ses supérieurs, qui remarquèrent en lui un homme au-dessus clu vulgaire. L'ar- 179 chcvêque fie Posen fut un des premiers à l'apprécier et L'attacha à son consistoire vers l'an 1825. Lorsque Loga montait en chaire, ses éloquents sermons émouvaient tous ses auditeurs et les remplissaient de cet amour du prochain et de la patrie dont respiraient toutes les paroles du vertueux prédicateur. En 1829, rendant hommage à son talent et à son mérite, on le nomma professeur de droit canonique dans le collège où il avait fait ses premières études et OÙ il avait laissé d'ineffaçables souvenirs. C'est là qu'il se plut à orner l'esprit de ses jeunes élèves de sentiments de piété el de patriotisme. Dès que la nouvelle de la révolution de Pologne parvint à sa connaissance, il s'empressa d'accourir à Varsovie et de donner ainsi un exemple de i amour de la patrie à ses concitoyens. Il fut suivi par un grand nombre de ses élèves, et il se forma un corps de lanciers de Posen dont il fut le chapelain. Semblable à ces religieux du moyen-âge qui prirent l'épée pointe défense du Saint-Sépulcre, l'abbé Loga prenait souvent les armes des mains d'un mourant auquel il venait de donner les dernièns consolations, et allait le remplacer dans la mêlée où il ne le cédait à personne en courage. C'est ainsi qu'on le vit à Grochow et à Dembé. On forma une expédition pour la Lithuanie; Loga en lit partie, et se mettant en tête de l'armée, la croix à la main, il traversait les villes et les villages, il haranguait les populations assemblées et, les exhortait à se joindre à la cause de ce qu'ils avaient de plus cheret de plus sacré. Sa voix remplissait tout le monde d'enthousiasme, chacun courait aux armes, fier d'avoir un guide tel que lui. Dans toutes les rencontres, il se distingua par son courage; enfin, à Sza\vh'\ il pansait les blessés épars sur le champ de bataille, lorsqu'il aperçut un fuyard; alors son sang bouillonna, il arracha à cet homme J'arme qu'il était indigne de porter et se précipita dans la mêlée, mais ce fut pour la dernière fois; car, quelques instants après, une balle meurtrière le lançait dans l'éternité et privait la terre d'un homme courageux et l'Eglise d'un vertueux ecclésiastique. N. R. G, LOUIS KIÇKI. Parmi les hommes qui, par leur dévouement, illustrèrent la cause polonaise dans les derniers temps, et qui, par leur zèle et leur capacité, contribuèrent à lui donner le plus d'éclat, le général Kiçki lient un rang très-distingué. 11 naquit en 1790, de Kiçki, grand écuyer du royaume de Pologne sous Stanislas-Auguste, et qui devint plus tard sénateur-palatin du grand duché de Varsovie. Il passa son enfance et fit ses études à Varsovie, ayant devant ses yeux l'exemple de son vertueux père, et il était encore auprès de lui, lorsque Napoléon fit un appel, en 1807, aux courageux enfants de la Pologne. Son jeune et noble cœur répondit avec transporta la voix du grand homme, de celui qui promettait de faire revivre l'antique Pologne; à peine âgé de dix-sept ans, il s'arrache des bras de son père et de sa mère et court s'enrôler. Dès le premier combat, il se distingua parmi ses compagnons d'armes, et le général Rozniecki le fit son aide de camp. Partout, dès lors, il se fit remarquer par son courage à toute épreuve; en 1809 , sur le champ de bataille, au milieu des drapeaux qu'il avait conquis sur l'ennemi à l'assaut do Sandomir, il fut décoré de la croix militaire de Pologne, et le prince Poniatowski le plaça auprès de lui en qualité d'aide de camp, en le nommant capitaine d'état-major. Il fit dans la campagne de 1812 des prodiges de valeur qui, hélas! ne furent d'aucun secours pour l'issue de l'entreprise, car la nature; et les éléments s'étaient déclarés contre Napoléon et avaien: protégé les Russes. Les batailles de Smolensk, de la Moscowa, enfin la prise de Moscou et le passage de la Brzezina, furent tous marqués par quelque fait d'armes du jeune guerrier. Aussi, en récompense de son courage et de ses services, il reçut la croix de la Légion-d'IIon-neur avec le grade de chef d'escadron. A la désastreuse bataille de Leipzig, il tomba, couvert de blessures au pouvoir de l'ennemi cl fut retenu prisonnier de guerre en Autriche. Lorsque ses blessures furent guéries et que son état lui permit de rentrer en Pologne, il trouva,tout comme au sortir d'un rêve, Napoléon déchu et retiré à Pile d'Elbe, seul débris POLOGNE POLOGÎŒ de son immense puissance, et la Pologne sous la domination moscovite. Le grand dueConstam tin le nomma lieutenant-colonel et son aide de camp : il accepta cet emploi, mais bientôt son noble cœur se révolta au spectacle des cruautés du grand duc, et en 1820 il se retira tout à fait du service avec le grade de colonel. Ne pouvant plus servir sa patrie opprimée, il chercha des consolations et le bonheur dans le sein du mariage , et il épousa Sophie Matuszcwicz, fille du ministre. Mais l'année 1822 fut une année fatale pour lui; il perdit, à peu de distance, son épouse et deux filles; il fut d'abord inconsolable, mais l'espoir de voir renaître sa patrie et de pouvoir un jour la servir fut un soulagement à ses maux. Une conspiration se forma et commença à se propager; Kiçki devint un de ses membres les plus zélés. En 1829, il fut nommé chambellan par l'empereur Nicolas, mais celte charge ne l'empêcha nullement de se livrer avec ardeâr au salut de son pays et de lui consacrer ses veilles. Lorsque la révolution éclata, le 29 novembre 1830, Kiçki prit les armes pour la délivrance de sa patrie, et c'est à son courage et à sa présence d'esprit qu'elle dut les premiers succès qu'elle remporta snr les Russes. Il fut bientôt nommé général, mais malheureusement il fut dangereusement blessé, et il resta pendant plusieurs jours étendu sur un lit de douleur. Ce fut alors qu'une jeune dame de la Lithuanie, Mlle Biszping, vint au chevet de son lil, comme un ange gardien, lui prodiguer des soins, et le distraire de ses souffrances en lui racontant les succès des Polonais. Enfin le jour qu'il attendait avec impatience arriva, Kieki fut rétabli : il suivit alors la première impulsion de son cœur; ce fut d'offrir sa main à cetle jeune personne si bonne et si dévouée. H alla ensuite rejoindre l'armée, et là son courage et ses talents contribuèrent à la gloire de la journée de Grochow. Dans chaque bataille on était sûr de le trouver au plus fort de la mêlée; partout où il commandait, l'ennemi élait forcé de reculer devant ee défenseur de la liberté, aussi ses compagnons d'armes rendaient un hommage unanime a sa valeur et à 5a force physique en le nom- mant, de son vivant même, le Bayard ell'Ajax de la Pologne. Le 26 mai 1831, à la bataille d'Ostrolenka, il s'élançait, selon sa coutume, le premier à Pat taque et donnait l'exemple à toute l'armée, quand un boulet le frappa mortellement; alors, rassemblant ses dernières forces, il se lit apporter un drapeau qu'il bénit en le recommandant aux soins des personnes qui l'entouraient, et expira. Le lendemain , quelques officiers et quelques soldats suivaient le modeste cercueil du guerrier courageux et du martyr de la liberté, et le reconduisaient à sa dernière demeure. Près d'Ostrolenka, dans un jardin fruitier et près d'une pauvre cabane, est une pierre funéraire, simple et sans inscription ; là, souvent après que la Pologne eut succombé sous les coups de son implacable ennemi, on voyait une jeune dame et une fille en bas âge verser des larmes silencieuses de regret; c'était l'épouse du général Kiçki et sa fille, née sans avoir recules embrassementsde son père, qui venaient pleurer sur son tombeau. N. R. G. JEAN OLRYCH SZANIEÇKI (SIIANIEÇKI). En terminant cet ouvrage, nos sentiments de gratitude nous font un devoir de rendre hommage à la mémoire d'un homme de bien, qui lui consacrait tout son temps et toutes ses ressources; d'un homme qui travailla de tous ses moyens à réaliser les intentions bienfaisantes des fondateurs de cette entreprise; de Jean Olrycli Szanieçki, président de la com-mision des fonds de l'émigration polonaise. Nous n'entreprendrons point ici la tache difficile du biographe : la vie de Szanieçki appartient à l'histoire, c'est à elle de juger l'homme public: nous nous renfermerons donc dans la simple narration de quelques actes de sa vie, qui fut toute consacrée à son pays. Jean Olrych Szanieçki naquit le 26 décem bre 1783, à Plewiska, village situé dans une des provinces de l'ancienne Pologne, connue aujourd'hui sous le nom de grand duché de Posen. Encore en bas âge, il eut le malheur de perdre ses parents, et leur patriotisme fut son seul héritage; mais la famille de son père se chargea généreusement du soin de son éducation. Il n'avait pas encore terminé ses études en droit, lorsque la fameuse bataille d'Iéna ébranla la monarchie prussienne et facilita le soulèvement do la Pologne. Le désir de délivrer sa patrie fit taire en lui le désir d'apprendre; il abandonna donc les Panclcctes, et s'engagea comme simple soldat dans le corps d'artillerie formé à. Posen, parle grand homme du siècle, en qui les Polonais mettaient alors toutes leurs espérances. Mais bientôt, sa faible santé ne lui permettant plus de supporter les fatigues du service militaire, il le quitta au moment même ou le traité de Tilsitt mit fin à la guerre de l'indépendance en Pologne, pour suivre de nouveau la carrière de la jurisprudence, plus compatible avec ses goûts et ses forces corporelles. Ses études achevées, il fut nommé en 1808, secrétaire du procureur général; un an après, substitut du même magistrat, et enfin avocat près les tribunaux de Varsovie. Dans toutes ces places il se fit remarquer par son savoir, son dévouement et son intégrité. Étant avocat, il avait coutume de répéter ce mot du célèbre Thadée Czaçki : « que la société gagne plus par la réconciliation des parties que par les arrêts des juges et les plaidoyers des plus habiles avocats. » Sa conduite ne démentit jamais ses paroles. En peu de lemps, sa probité et ses talents lui valurent une popularité immense, et bientôt après une fortune considérable qu'il fit toujours servir à des desseins généreux. Dans ses terres, il s'adonna de cœur et d'âme au bien-être des paysans. Pour faire mieux connaître de quels sentiments il était animé en se voyant à la tête d'une population honnête et laborieuse, nous citerons les propres paroles qu'il leur adressa lorsqu'il se trouva pour la première fois au milieu d'eux : « Ne me considérez pas Comme votre maître, mais comme votre ami. Lors même que je vous ferai tout le bien possible, ne me considérez pas encore comme votre père et votre bienfaiteur: Dieu seul est notre père et nous sommes tous frères. Ainsi, faire le bien, ce n'est pas répandre des bienfaits, c'est remplir un devoir. Les lois de notre siècle sont celles de l'égalité, elles assurent la même protection à tous, etc. t> Après avoir organisé le travail dans ses ter- res, il conçut le projet de fonder une Société agricole et commerciale, dans le but de soulager les paysans et de faire prospérer l'agriculture nationale. Son plan a été applaudi dans le pays et à l'étranger. Dès cette époque, Szanieçki devint célèbre, non-seulement comme jurisconsulte, mais comme économiste et philanthrope. Toujours etpartout saplusgrande sollicitude était pour la classe pauvre; il ne se contentait pas de lui procurer l'aisance, il désirait la mettre sur la voie du progrès moral et intellectuel. A côté des hôpitaux, des caisses d'épargnes, des greniers communaux, il établit des écoles dans les villages, il fonde un collège et un pensionnat cle demoiselles dans sa ville de Pinczow, à laquelle il donne sa bibliothèque, consistant en dix mille volumes. Les services rendus par Szanieçki à son pays ne s'arrêtent pas là. Elu, en 1825, député à la Chambre des représentants de la Pologne, il commence cette année sa carrière d'homme public. Il s'y distingue d'abord comme membre de la commission législative, où, entre autres discours, on l'entendit prononcer ces mémorables paroles inspirées par l'amour le plus pur de l'humanité; il s'agissait d'un projet de loi sur les incendiaires; Szanieçki, en combattant ceux qui penchaient pour une rigueur extrême, s'écriait : « La rigueur des peines ne diminue pas le nombre des crimes; faites plutôt disparaître leurs causes. Je ne sois pas qui est le plus coupable, cle celui qui, poussé au désespoir et à la vengeance par l'ignorance et la misère, commet un crime, ou de celui qui, riche et éclairé, sévit contre ses semblables. — Malheur à la nation où la justice tardive suit la vengeance au lieu de la devancer! » Il s'acquit non moins de gloire par la guerre qu'il fit aux droits absolus des seigneurs; c'est là qu'il se montra le plus ardent défenseur des réformes sociales et politiques. La session de 1830 trouva Szanieçki dangereusement malade; mais, ami constant et intrépide de la cause du peuple, animé d'un patriotisme sublime, il rappelle ses forces et se présente, quoique souffrant, à la Chambre, où il propose l'abolition des corvées, la donation do la propriété aux paysans et l'établissement d'écoles primaires : le tout d'après un plan préparé par lui. Ce projet, grâce aux intrigues de ! l S quelques meneurs, a été ajourné. C'était quelques mois avant la révolution clu 29 novembre 1830. Le 20 novembre, Szanieçki se trouvait h Varsovie. Au premier appel aux armes, il accourt grossir les rangs des défenseurs de la patrie, et le lendemain, en ouvrant la porte du château où siégeait la Chambre des représentants, aux patriotes rassemblés, il s'écrie: « La Chambre a été fermée par la main du despotisme, c'est la main de la liberté qui doit l'ouvrir!» Dans la session de 1831 il proposa cle nouveau l'émancipation complète des paysans, l'égalité des devoirs et des droits pour tous les citoyens, la levée générale, et l'adoption des formes du gouvernement républicain, sans parler d'une foule d'autres projets, tous également énergiques et salutaires. Après tant de preuves cle dévouement, Szanieçki fut nommé, par le gouvernement provisoire, ministre cle l'intérieur ; mais la malheureuse issue de notre guerre ne lui laissa pas le temps de réaliser dans ce poste éminent tout le bien qu'il avait en vue. Après la prise de Varsovie, il accompagna l'armée nationale jusqu'à son entrée en Prusse; mais, forcé par le gouvernement prussien à quitter le pays, il se rendit en France, où il partagea l'exil et les souffrances de ses compatriotes. . Au milieu des calamités publiques et de ses propres malheurs, l'idée de servir son pays ne l'a pas abandonné un instant; toutes les entreprises qu'il croyait utiles à sa patrie, il s'y livrait avec amour. C'est ici que son âme se révélait clans toute sa beauté : s'oubliant lui-même, travaillant à soulager les souffrances des autres, s'usant à force cle méditer sur le sort des enfants de la Pologne ; il s'est endormi après avoir largement payé sa part du tribut que chaque citoyen doit à la société. Le 21 février 1810, presque tous les Polonais résidant à Paris ont conduit ses dépouilles mortelles au cimetière clu Mont-Parnasse, rendant ainsi un dernier hommage à ses vertus civiques. Szanieçki a laissé plusieurs écrits dont la plupart sont inédits; nous citerons seulement ceux qui ont été imprimés: 1° en latin Delin-gud Bohcmicâ in Poloniâ diplomaticâ et forensi, per Johanncm Szanieçki, jureconsullum Polo-num (Cracovie, lSlû); 2°, 3°, 4°, 6° et C°cnpo- lonais, sur le Majorât des Marquis de Gonzaga Myszkowski, de 1817 jusqu'à 1829; 7°Projet dune Société agricole et commerciale, in-4° (Varsovie, 1820) ; 10° Différents articles dans les écrits et les journaux périodiques, 11° sur le clergé en Pologne, (1831, Varsovie); 12° Plan | delà Société des Amis des Paysans; 13° il fait imprimer un manuscrit important du XVe siè— cle, sur l'amélioration de la république polonaise, par Jean Ostrorog; 17° enfin notre ouvrage patriotique, ce monument élevé à la Pologne sur le sol étranger par la main de ses fils exilés, ne doit son achèvement qu'aux efforts persévérants et laborieux de notre illustre ami, trop tôt enlevé aux lettres et à la cause nationale. Adolphe Zaleski, PINCZOW. Pinezow est une assez jolie ville, située au pied d'une montagne, dans le palatinat de Sandomir, entourée de murailles; elle renferme un couvent de moines réformés et un ancien château, autrefois splendide et redoutable, où demeuraient les seigneurs de la contrée, mais maintenant en partie dévasté par le temps et les guerres. Sur une belle place, au milieu de la ville, s'élève une fontaine d'où l'eau jaillit à une très-grande hauteur; ensuite on remarque, tout à l'entrée de la ville, au pied d'une montagne, un grand palais nouvellement construit, entouré cle magnifiques jardins qui en dépendent. Cette ville, après avoir passé par diverses phases de splendeur, contient actuellement quatre mille habitants. On a trouvé en creusant le terrain, dans ses environs, une grande quantité de coquillages et de plantes aquatiques, ce qui donne une grande probabilité à une tradition qui dit que de grandes eaux s'étendaient autrefois jusque cet endroit, et qu'elles joignaient la mer Noire à la mer Baltique. Les protestatns, poursuivis et persécutés dans les autres pays, trouvèrent dans cette ville refuge et protection. Vers le milieu du j XVI6 siècle, sous le règne de Sigismond-Au-! guste, Nicolas Olesniçki, dont celte ville était i l'héritage, embrassa avec enthousiasme la nou> | velle croyance^ et poussa même le zèle jusqu'à chasser les moines catholiques du couvent et de l'église, pour mettre à leur place des ministres prolestants. Ce même seigneur reçut chez lui le célèbre Stancar, né en Italie, un des plus fervents protestants, élève et compagnon de Zwingle, qui prêcha dans cette ville et y resta assez longtemps. Ce fut là aussi que la Bible fut pour la première fois traduite en polonais ; elle fut imprimée à Brzesc en Lithuanie, sous le titre de Bible des Radziwill. Les protestants se réunirent à Pinczow de tous les poinls du royaume, et y tinrent, en 1555, leur premier synode. Mais c'est surtout sous le rapport littéraire et scientifique que cette ville a acquis une juste réputation et une grande célébrité: un grand nombre de Sociétés savantes s'y étaient rassemblées et propageaient les lumières et la science, ce qui lui valut le nom de l'Athènes sarmate. Ce fut à cette époque aussi que cette ville atteignit à sa plus grande splendeur, les plus illuslres savants de la Pologne de ce temps y venaient pour disputer sur la philosophie et la théologie. Après la famille Olesniçki, la puissante et antique famille des Myszkowski devint propriétaire de cetendroii. Sigismond Myszkowski, évêque de Cracovie;, maréchal du royaume de Pologne sous le règne de Sigismond 111, étant ambassadeur à Rome, auprès de sa sainteté Clément VIII, reçut du saint siège une bulle qui lui conférait le titre de marquis de Mirow, petite ville que les agrandissements de la ville de Pinczow comprirent dans son enceinte. Vers cette même époque (1620), fut bâti le couvent de moines qui a existé jusque dans les derniers temps. En 1700, Ladislas, dernier rejeton de la famille des marquis Myszkowski, grand ami des lettres, fit construire sur la grande place de la ville un grand palais qu'il nomma Académie, et il y établit trois professeurs qui enseignaient la philosophie, les mathématiques et d'autres sciences; mais malheureusement les désordres que subit la Pologne dans le dernier siècle ne laissèrent pas longtemps subsister cet établissement. En 1813, Jean Olrych Szanieçki, acquit cette propriété et y fonda plusieurs établissements utiles et scientifiques, entre autres un collège ayant dix professeurs, et qui posséda jusqu'à quatre cents élèves. Il commença aussi à former une bibliothèque qui contenait déjà quelques milliers d'ouvrages; il établit dans la ville un cabinet de gravures et d'histoire naturelle, ainsi qu'une école d'enseignement mutuel et une pension de demoiselles ; enfin il embellitetagranditlaville. Lorsque vint la révolution du 29 novembre 1830, ce citoyen vertueux, qui avait fait tant de bien au pays, y prit une part active, et ensuite, forcé de se réfugier en France, il consacra encore ses veilles au bien-être de ses coémigrés. Quant à Pinczow, sa bibliothèque, ses rares curiositées, ses recueils précieux , tout devint la proie des Russes, qui saccagèrent la ville en 1832 : maintenant elle appartient aux spoliateurs, et il faudra longtemps pour qu'elle puisse se relever. N. R. G. RYGA. La ville de Ryga est située au bord de la Dzwina, un peu en amont de l'embouchure dé cette rivière dans la mer Baltique, avec un port cl une forteresse aux bords de la mer. Capitale de la Semigalie, ancienne province polonaise , siège d'un archevêque qui fut autrefois métropolitain de la Courlande, autre; province polonaise, et plus tard de la Suède, elle fut célèbre par ses manufactures, son commerce étendu etses richesses. Aujourd'hui encore elle compte trente-sis mille habitants et son port est visité chaque année par plus de mille vaisseaux. LE CHATEAU DE TENCZYN. Ce château, situé à quelques lieues de Cracovie, dans un site admirable, fut bâti en 1319 par Nawoy de Przeginia, fils de Zegota Topor-czyk, palatin de Sandomir, et plus tard castellan de Cracovie. Il échut par héritage a André; fils du fondateur, qui a pris le nom de ïenczynski, illustré depuis par plusieurs hommes éminents. En 1655 ce château fut assiégé par les Suédois commandés par Kœnigsmark. Après une longue et brillante résistance il fut forcé do capituler; mais les Suédois, sans tenir compte de la foi jurée, font pillé el saccagé. La Providence a bientôt vengé ces méfaits; leur auteur, 3 Kœnjgsnïark, s'est noyé à Kwidzyn. Mais le château ne s'est plus relevé de sa chute; de grandes ruines attestent seulement son antique puissance. LE CHATEAU DE ZAMEK. Ce château est l'héritage de la famille des Gie'gud, dont plusieurs membres servirent le royaume de Pologne avec gloire. Le style élégant de sou architecture, les tours qui le défendent rappellent encore les temps féodaux. Celle place était d'une grande importance, (■tantsituée entre la Pologne et la Samogitie; elle dominait une grande étendue de terrain. Plus Lard elle fut embellie par l'art et l'architecture modernes, et les seigneurs auxquels ce château appartenait en firent leur séjour favori. On découvre, de ses fenêtres en ogives, un magnifique paysage, le Niémen, lleuve majestueux et large, baigne le pied de la montagne au sommet de laquelle s'élève cet antique édifice ; de l'autre côlé du fleuve on aperçoit de charmantes prairies couvertes de verdure et situées déjà sur le territoire de la Pologne. Quelques faits historiques pleins d'intérêt se sont accomplis dans ses murs, et c'est avec raison que cet endroit jouit dans le pays d'une grande célébrité. N. P«. G. L'ÉGLISE DE SAINT-FRANÇOIS D'ASSISE A CRACOVIE. Si le voyageur porte ses pas vers Cracovie, cette antique capitale de la Pologne, et dont l'histoire et les souvenirs se lient si intimement avec celle du pays qu'en écrivant l'histoire de la ville on écrit aussi celle de tout le royaume, il sera saisi d'admiration par la beauté et par la variété des sites et des environs ; d'un côté la Vistule avec ses rives riantes semées de villages, et de l'autre la haute cime des monts Karpathes, couverte d'antiques et célèbres châteaux. A chaque pas qu'il fait dans la ville, il foule un sol auquel est attaché quelque souvenir; de quelque côlé qu'il porte ses regards, il rencontre des débris encore imposants de l'ancienne splendeur cle ce peuple jadis si puissant; il voit les tombeaux de Krakus et de Wanda, dont l'histoire se perd dans la nuit des temps, et qui sont en quelque sorte regardés comme les génies tulélaires de la ville; le tertre tout récent consacré à la mémoire de Kosciuszko, et la longue suite de tombeaux de rois qu'il voit dans la cathédrale, lui font parcourir toute l'histoire de la Pologne; s'il arrête ses yeux sur la ville, il aperçoit les flèches élevées d'une multitude d'églises, qui se distinguent toutes par quelque souvenir, quelque tradition; celle qui une des premières doit fixer son attention est, sans contredit, l'église de Saint-François-d'Assise, dont nous allons donner une esquisse. Ce fut Boleslas,surnommé le Pudique, cinquième.du nom, roi de Pologne, qui, cédant aux désirs de sa mère Grzemislawa , veuve clu roi Leszek-le-Blanc, femme d'une très-grande piété, fit bâtir, en 1239, celte église et. un monastère pour les religieux de saint François-d'Assise, venus de Prague à Cracovie. Le chœur est d'un ouvrage très-précieux, et la haute tour qui le surmontait, œuvre de la fondation de Boleslas-le-Pudique, s'écroula sous le règne de Casimir Jageilon, en ,1465. L'église elle-même éprouva plusieurs incendies , un surtout du temps cle l'invasion des Suédois, et l'édifice de l'église tel qu'il existe maintenant, bâti en forme de croix, est du aux soins des prieurs de cette congrégation, Antoine Hokoszowicz et Valérien Gutowski. La belle peinture de la voûte qu'on y remarque maintenant, est due au pinceau d'André Bad-wanski, peintre natif de la ville cle Cracovie, vers 1757. Riais ce qui doit fixer l'attention, ce sont plusieurs tableaux cle Thomas Dolabella, peintre attaché à la cour clu roi Sigismond III, natif cle Bellune et élève d'Antoine Vasileski, qui ornent cette église; deux peintures surtout d'une très-riche composition, qui sont ses chefs-d'œuvre, clans lesquels on reconnaît le pinceau d'un maître possédant tous les secrets de son art. Dolabella fit présent de ces tableaux à l'église, en 1613; placés au-dessus des stalles, près du grand autel, ils 472 LA POl représentent, l'un le Jugement dernier, et l'autre saint Dominique et saint François joignant leurs prières pour implorer la clémence de Dieu courroucé contre les pécheurs endurcis. Le plus bel ornement de cette église sont les stalles placées près du maître-autel, leur beauté mérite les plus grands éloges, car non seulement elles se distinguent entre toutes les églises de Cracovie, parla richesse du travail et la délicatesse des ornements, mais doivent être regardées encore comme une des choses les plus magnifiques de la Pologne; on peut même dire que peu de pays pourraient se glorifier d'en avoir d'aussi belles. Leur sculpture est laborieuse et richement incrustée de nacre, elles sont revêtues de belles peintures à l'huile, exécutées sur fer-blanc, représentant d'un côlé les principaux faits de l'histoire de saint Antoine, et de l'autre celle de saint François; les stalles, ainsi que les peintures, sont l'ouvrage d'Antoine Schwach : né en Bohême, et moine du couvent de saint François-d'Assise, qui excellait non-seulement comme peintre, mais aussi comme sculpteur et graveur, et qui a laissé des ouvrages pleins de goût et de talent. La nef, ainsi que les chapelles qui l'entourent, sont remarquables par une foule de mo-numenls antiques qui sont dignes d'être vus el admirés. Le plus ancien de tous ces monuments, et en même temps le plus beau et le plus riche, est un bas-relief représentant Bo!eslas-le-Pudi-que, exécuté en pierre, et placé dans le mur, à droite du maître autel. D'après des suppositions très-vraisemblables, ce doit être le fronton du tombeau de ce roi, qui est mort à l'âge de cinquante-trois ans, après trente-sept ans de règne, en 1279, à Cracovie, et qui fut enterré au côté septentrional de cette église, dont il avait été le fondateur. On trouve aussi dans une chapelle latérale le tombeau de sainte Saiornée, fdle de Leszek-le-Blanc et sœur de BoIeslas-le-Pudique, et le tombeau de Pierre Kochanowski, qui illustra la Pologne par sa science et ses poésies. On voit aussi dans cette église les tombeaux de vingt-huit évêques de Cracovie, surmontés de leurs portraits. Uno bibliothèque ornée de très-beaux tableaux, et riche en manuscrits, se trouve dans ie couvent; enfin la magnificence de cette basilique fait connaître qu'un grand peuple avait travaillé a sa construction. N. R. G. LA TOUR DE KRUSZWIÇA. Kruszwiça, située sur le lac Goplo, est peut-être la ville dont les historiens font mention le plus anciennement, et les traditions les plus curieuses y sont attachées; mais telle qu'elle est actuellement, elle est loin de présenter quelque trace de sa splendeur primitive comme capitale des premiers ducs polonais. File se compose d'une trentaine d'habitations, et contient à peine trois cents habitants; mais de nombreux et riches fondements, ainsi que des ruines qu'on aperçoit de dislance en distance, sont autant de preuves irrécusables de l'état florissant dans lequel elle se trouvait jadis. Sa position est pittoresque : située sur une montagne, elle est baignée par les vagues écumanles de l'immense lac Goplo. En avançant dans la presqu'île l'on remarque des vestiges d'anciennes fortifications; quelquefois le voyageur étonné se croit transporté dans un autre monde, et l'on ne peut s'empêcher de penser que ce séjour n'a pu être que celui des dieux et des rois; surtout le soir d'un beau jour d'été, lorsque le soleil, près de quitter la terre, jette ses derniers rayons sur les eaux transparentes du lac, et leur prête toutes les teintes de l'arc-en-ciel. On découvre plus loin des prairies riantes, entrecoupées de bois jetés ça et là dans un charmant désordre; puis on aperçoit des villages épars, tandis que, d'un autre côté, on voit une île formée par un rocher escarpé, au sommet duquel s'élève une tour. L'époque de sa construction se perd dans la nuit des temps; c'est à cette tour qu'est attachée l'ancienne tradition populaire affirmant que le due Popiel lut poursuivi par les rats pour punition-de ses méfaits, et que, réfugié dans cette tour, ces rats l'atteignirent et le mangèrent. Cette fable, toute semblable aux traditions allemandes, où figure aussi un prince poursuivi et dévoré par les rats jusque sur une île du Rhin où il s'était réfugié, ne peut être qu'une allégorie qui a donné lieu à beaucoup cle commentaires cle la part des historiens; mais l'explication la POLOGNE \ W * plus vraisemblable e! la plus plausible est celle > donnée par Martin Gai 1 us, que les habitants d'un village, Myszy, dont le nom signifie en polonais rats, s'étant révoltés contre le duc Po-picl, le poursuivirent jusque dans cette tour et le privèrent de la couronne et de la vie. Dans le dernier siècle, un des plus illustres poètes de la Pologne, l'évêque Ignace Krasiçki, im-morlalisa cet endroit et cette tradition par un poème rempli de talent, intitulé : Myszeis, ou Guerre des Hais. Quant à la destination de la tour de Kruszwiça, elle a été longtemps un problème pour les historiens ; beaucoup d'entre eux ont soutenu qu'elle a dû être un phare pour guider les navigateurs" sur le lac Goplo. Mais un document que possède M. Antoine Oleszczynski résout celte énigme : non-seulement on y voit cette tour, mais aussi les ruines d'un grand château-fort dont elle n'était qu'un simple donjon. L'église de Kruszwiça, bâtie en pierre de taille, a été fondée par Boleslas-le-Grand et renferme de fort curieuses antiquités; entre autres les portraits de Boleslas-le-Grand et de Mieczyslas, rois de Pologne, d'une exécution remarquable. ' N. B. G. ROCHER AUX ENVIRONS D'URYCZ. Aux environs du village d'Urycz, situé en Gallicie, dans le cercle de Sambor, se trouve nu amas de rochers d'une structure particulière. On se perd en conjectures sur l'usage auquel ils ont pu être destinés; car la main de l'homme qui a construit les hautes pyramides et les immenses autels dédiés au puissant Tentâtes, n'a-t-ellepas aussi pu contribuer à l'érection de ce rocher, consacré peut-être à quelque divinité ? N'est-ce pas un autel de la trinité païenne, Tryzna, que les Slaves ont autrefois vénérée ? Il s'élève à une grande hauteur et se compose de trois divisions qui, réunies entre elles par la base, montent au ciel comme trois pyramides. Cette base est recouverte de terre et de mousse, et offre la forme d'un quadrilatère dans lequel on remarque un grand nombre de caveaux. Au commencement du XIXe siècle, un ingénieur français y a fait TOME IH. des fouilles et y a trouvé des vases sur lesquels élait gravée l'image de saint Georges, un appareil pour fondre les pierres précieuses, et un papier, mais dont malheureusement la vétusté était telle qu'au premier toucher il tomba en poussière. On assure que ces cavernes, dans lesquelles on pénètre parhuitouvertures, communiquent la plupart entre elles; mais on en parle avec crainte, et il n'y a pas d'homme as.-sez audacieux pour se hasarder dans ces souterrains ténébreux où jamais un rayon de soleil n'a pénétré. Dans la plus haute des trois pyramides se trouve une petite salle garnie d'un banc de pierre, et dont les parois sont couvertes des noms des visiteurs; à quelques pas de là se trouve un puits digne de remarque, creusé verticalement dans le roc et à moitié recouvert de verdure; souvent autrefois les bestiaux qui paissaient dans les prairies d'alentour se précipitaient dans le gouffre, ce qui peut donner une idée de l'extrême largeur de l'orifice, tandis que l'œil se perd dans les profondeurs du puits et ne peut pas en apercevoir le fond. Une espèce de corridor réunit les trois pyramides : il est formé de briques d'une très-grande force, et tant de siècles ont passé sans y avoir laissé aucune trace de destruction. Tout au sommet de cette pyramide se trouve creusée une autre enceinte, mais peu de personnes ont le courage de la visiter, tant à cause de l'élévation où elle se trouve que de la difficulté de l'ascension. Mais, quelque pénible que soit le trajet pour parvenir à celte habitation aérienne, on est récompensé de ses peines par la beauté du point cle vue dont on jouit. Peu d'inscriptions se lisent sur les parois cle cette excavation : trois armoiries gravées clans le roc sont celles des seigneurs auxquels a appartenu cet endroit. La descente est encore plus difficile que l'ascension. On a fait beaucoup de suppositions, mais qui n'ont abouti à rien, sur le but qu'on a pu avoir dans les siècles reculés, en construisant une chambre d'un accès si difficile et à une si grande hauteur : aucune tradition ne nous est parvenue à ce sujet, et les renseignements qu'on peut obtenir des habitants de cette contrée ne donnent aucune solution satisfaisante. N. R. G. 47i LA PO SOFIOWKA. Salut, pays charmant, favorisé du ciel, Où coulent des ruisseaux de neelar et de miel. St. Trembeçki. # Pourquoi n'avons-nous que quelques lignes à consacrer h la description de cette belle contrée, qui est en même temps le jardin et le pays nourricier de la Pologne, ce pays qui se trouve à la limite de l'Europe et de l'Asie comme une oasis de chant et de liberté, cette oasis qui se nomme l'Ukraine, et dont le nom harmonieux signilie Frontière! L'Urbaine! ce nom seul porte à l'imagination je ne sais quel parfum de poésie et d'indépendance-, il réveille un souvenir mélancolique comme celui des premières joies d'un premier amour; il évoque devant nous les fantômes de ses chantres mélodieux, les plus grands que la Pologne ait jamais possédés, comme Antoine Malczewski ou Bogdan Za-leski; de ses rhapsodes errants, improvisateurs cl musiciens à la fois, comme Padoura ou Vernyhora l'inspiré; de ses héros, l'objet et le thème éternel de ses doumka, comme Ma-zeppa, et de nos jours Venceslas Rzewuski, le Pharis à la Barbe-dOr ! —- «La brise, après avoir traversé ses campagnes lleuries, ses bosquets peuplés de génies invisibles, devient elle-même un chant sublime, « a dit le poëte. Ge pays, dans sa désolation actuelle, malgré le soufQe flétrissant de la domination moscovite, qui a détruit ses châteaux, dépeuplé ses villages par la conscription militaire ou les massacres, ressemble encore à un paradis dont les démons auraient expulsé les anges : It il, as llioupli tlic demis prevall'd Against tue seraphs they assail'd, And, fii'd on heavcnly llirones, sboukl dwell The freed injjerilors of hcll.... GlAOLK. Des terres d'alluvion grasses et fécondes, sur un plateau tellement uni, que l'œil, embrassant l'étendue de plusieurs lieues à la fois, se croit placé au centre d'un océan de verdure; des sillons brusquement interrompus par un vallon étroit, creusé par le lit d'une rivière, et sur les deux bords de cette rivière des habitations, des arbres fruitiers et des jardins de fleurs, voilà toute l'Ukraine. C'est au milieu de ce pays, déjà si richement doté par la nature, que se trouve le jardin magnifique de Sofiowka, le plus beau sans contredit de la Pologne, et peut-être de tout l'orient de l'Europe. « Au milieu de ces plaines riches et ondulées qui composent l'Ukraine, dit le duc de Baguse dans son Voyage en Turquie, à une demi-lieue de Human, est une de ces dépressions subites du terrain, communes dans le pays, et qui forme un vallon arrosé de sources abondantes. Des blocs de rochers de granit erratique se trouvent à la surface de la terre, jetés çà et là. C'est de cet endroit que le comte Potoçki eut l'idée de faire le centre d'un jardin magnifique... « D'énormes quartiers de roches furent transportés et placés à peu près comme une convulsion souterraine aurait pu le faire... « Des grottes que le hasard semble avoir créées forment des galeries qui établissent des communications enlre le fond de la vallée et le sommet du plateau, et deviennent des salons frais pendant les chaleurs de l'été. Un canal souterrain, qui amène l'eau comme si une rivière toute formée sortait des flancs d'une montagne, donne l'illusion que l'art est venu seulement régulariser et embellir l'ouvrage de la nature, tandis que c'est l'art qui a tout fait. Un lac qui embrasse presque la téta lité du vallon, orné de temples et d'ouvrages de grand prix; de superbes plantations qui meublent le coteau et les parties adjacentes, font de cet ensemble une des plus belles choses et du meilleur goût que les hommes aient jamais exécutées... « On prétend que la création de ce jardin a coûté plus de 5 millions de francs au comte Potoçki... » Cette fidèle description de Sofiowka perd beaucoup de son charme quand on se rappelle le nom de son créateur : le comte Félix Potoçki appartient à cette trinité maudite qui, sous prétexte de vouloir anéantir les réformes salutaires opérées par la diète de quatre ans ( 1787-1791 ), a livré la Pologne pieds et poings liés à la diplomatie de Catherine. Je me rappelle avoir entendu moi-même, il v a bien POLOGNE des années, une chanson dont voici le premier couplet : • Oi Panu Potoçki, Vkraintki synn _ Zaprodaîes Poltzciu i u>siu Ukraînu Dumka twoia buta stczop Jcorolom stati I poszotes do Caryci pomoszci bîahali Pryidie na tie smutek; ciarnoia hodina Zhiniesz bisie proklety i twoia rodina. » Dans ses rê*ves d'ambition, Potoçki voyait aussi la couronne planer sur sa tête orgueilleuse... Trompé dans ses espérances, après avoir trahi deux fois son pays et cette Catherine qui l'avait acheté pour une paire d'épaulettes, il est venu mourir à Sofiowka, dans le dégoût des hommes et le mépris de lui même. C'est en vain qu'il voulait s'environner de toutes les merveilles des arts pour donner le change à sa conscience et pour étouffer dans son cœur la voix du remords : ù travers les bosquets enchantés, les grottes harmonieuses de Sofiowka, toujours l'écho de cette chanson populaire venait troubler ses rêves, toujours il croyait l'entendre jusque dans le murmure aérien de ses cascades... Quelques-uns de ses enfants, hâtons-nous de le dire, ont noblement expié le crime de leur père : l'aîné de ses fils, Vladimir, est mort sous les drapeaux, après avoir équipé a ses frais une batterie d'artillerie à cheval, daus laquelle il s'était engagé comme simple volontaire. Le propriétaire actuel, Alexandre, est l'objet du blâme le plus sévère de la part du trop illustre voyageur dont nous avons déjà cité quelques passages, pour avoir pris part à la révolution de 1830, et pour avoir repoussé avec dédain toutes les offres d'amnistie de la part de Nicolas. — Honneur à ce pays où les fils savent ainsi réparer les torts de leurs ancêtres! honneur à ce pays où la trahison n'est jamais un vice héréditaire, où le patriotisme seul devient une tradition de famille ! Rien n'a manqué à la célébrité de ce beau jardin, pas même les louanges des poètes. Le poème de Stanislas Trembeçki sur Sofiowka, auquel nous avons emprunté notre épigraphe, est une des plus belles productions de la littérature polonaise. Nous regrettons de ne pouvoir citer, faute d'espace, l'épisode des amours de Thétis et de la naissance d'Achille, qui semblerait être un chant retrouvé des Métamorphoses. Mais voici la fin du poème polonais, traduit avec élégance, sinon avec fidélité, par le comte de Lagarde, membre de l'Académie de Naples, et qui a fait à Sofiowka un séjour de plusieurs années : * Enfin, il l'on a th chez un peuple poil Les lesquels enchantés du riant Tivoli, Admiré Pausilippe et celte grotte obscure Où lei maîtres du monde ont vaincu la nature, On retroute en ces lieux, réuBis par les arts. Ces prodiges dirers en cent endroits épars : Et l'esprit abusé s'y transporte sans cesse- . Des champs de l'Ausouic aux rives de la Grèce. O Grèce! nom chéri qui rappelle à mon cœur Des souvenirs d'amour, de gloire et de bonheur ! Grèce 1 à qui l'univers doit les arts, le génie, Berceau de la beauté, tu nous donnas Sopb»! De tes autres bienfaits nous sommes peu jaloux; Elle nous vient de toi : ce trésor les vaut tous. Combien j'aime à la voir dans ce temple de Guide Parcourir ces jardins, rivaux de ceux d'Armide; Prêtant à chaque pas ses grâces aux tableaux Qui charmeraient sans elle et qu'elle rend plus beaux. Vient-elle en cette grotte, on croit voir à Vaucluse Laure inspirant Pétrarque et devenant sa muse ; Sur ces après rochers, n'est-ce pas Malviua Conduisant Ossian aux palais de Selma ? Ou vers cette fontaine une nymphe Égérle Révélant à Numa les lois de sa patrie? C'est ainsi que sens art elle sait réunir Les charmes du présent à ceux du souvenir. Oh ! des filles d'Adam, vous, la plus accomplie, D'un mortel trop sensible inestimable amie, Tant que vous daignerez habiter parmi nous, D'un sexe vous pourrez exciter le courroux, Mais de l'autre, plus juste, enlevant les suffrages, Vous obtiendrez l'amour, l'estime et les hommages. » La comtesse Sophie était en effet une des plus belles femmes de son temps. Enfin, Sofiowka a fourni un article à la plume excellente de Kraszewski, dans un ouvrage intitulé les Jardins et les Poètes. Cl!R. OSTROWSKI. TOMBEAU DE BOLESLAS-LE-TÉMÉRAIRE. Le savant Czaçki a trouvé dans le plus ancien manuscrit de Martin Gallus une remarque qui ne se rencontre pas dans d'autres manuscrits plus modernes, savoir que le roi Boleslas a tué saint Stanislas, non pas seulement pour l'avoir excommunié, mais encore pour avoir conspiré contre l'Etat, de concert avec la Bohême. Czaçki présume donc que les auteurs religieux qui ont écrit plus tard ontsupprimé ce passage, qui aurait terni l'éclat de la vie de saint Stanislas. Lelewel, le célèbre historien polonais, partage la même opinion et approfondit encore davantage les secrets de l'histoire. M. Podcza-szynski, appuyé de l'autorité de ces deux écrivains, n'hésite pas à accuser de partialité les auteurs monastiques, et cherche à démontrer que très-souvent ils glorifiaient des personnes bien moins dignes de louange que celles qu'ils poursuivaient de leurs accusations. L'ouvrage de M. Witwiçki, qui soutient la sainteté de la vie de saint Stanislas, nous porte à faire la remarque combien il est dangereux de se laisser entraîner par l'esprit de parti en énonçant des faits historiques, et combien il faut se méfier de certaines traditions appuyées par l'autorité de l'Eglise. Tandis que d'un côté beaucoup d'historiens s'étendent sur le récit des cruautés du roi Boleslas-le-Téméraire-, nous trouvons d'autre part dans les historiens russes, bohèmes et hongrois, de nombreux faits dignes de louange. Oublions un instant son crime, et nous trouverons que la vie de ce roi fut remplie d'actions qui dénotent un homme supérieur, surtout si nous considérons qu'il s'est sacrifié pour le bonheur du pays. Nous devons aussi louer en lui un grand homme de guerre, car il remit la Pologne dans le même état oit l'avait laissée Boleslas lc-Grand ; la paix de Przemysl et Theureuse issue de la guerre dans la Russie Rouge assura par la suite la possession de cette province. Il fit aussi une loi qui défendait aux étrangers d'occuper en Pologne des dignités séculières et ecclésiastiques. Le sentiment qui dicta cette loi ne peut être que l'amonr de la nationalité. Bien plus magnanime que ses voisins, il rendit la Hongrie à son légitime possesseur, après l'avoir conquise. Enfin, lorsqu'il eut exercé sa colère contre la personne sacrée de l'évêque Szczepanowski, il renonça à une illustre couronne, jaloux de pouvoir par celle expiation apaiser la colère du Saint-Siège, qui lançait ses analhèmes sur toute la Pologne pour la faute d'un seul homme. Son admiration pour le beau sexe, si commune aux chevaliers du moyen-age, est appelée libertinage par beaucoup d'historiens ; nous savons cependant, d'après Lclewcl, que Boleslas ne s'est pas arrêté à Kiow, qu'il a hiverné dans la Russie Rouge, et qu'abandonné par ses guerriers, qui désiraient revoir leurs foyers après une longue absence, il revint bientôt à Cracovie. Quant à sa retraite précipitée, sujet de nombreuses accusations et récriminations de la part du clergé et de la cour de Rome, nous devons remarquer que même les plus grands guerriers, tant anciens que modernes, n'ont pu tenir longtemps dans un pays éloigné de leur patrie. D'ailleurs son armée était composée, pour la plupart, cle guerriers volontaires et sans solde qui n'étaient pas soumis à ces lois rigoureuses qui constituent aujourd'hui la discipline militaire. Tout cela a troublé l'esprit de ce roi accablé d'infortunes, et l'a porté à commettre une action criminelle étrangère à son cœur. On lui attribue aussi une cruauté peu croyable, celle de faire attacher des chiens nouveau-nés au sein des femmes, punition tout à fait étrangère aux mœurs et au code des Slaves; elle existait seulement dans l'antique Allemagne: il est présumable que les historiens ont pu imputercette nouvelle cruauté à ce roi pour le dépeindre sous des couleurs plus odieuses. Aucun écrivain n'est d'accord sur le lieu et le genre de mort de ce roi. Les uns affirment qu'il est mort furieux,, couvert d'ulcères, comme lïérode; d'autres,, qu'il s'est lui-même donné la mort; d'autres disent qu'étant un jour allé à la chasse, il est tombé de cheval et a été dévoré par ses propres chiens comme Actéon; enGn la version la plus probable et qui est la plus digne de croyance,, c'est qu'il est allé, de même que Charles-Quint,, s'enfermer dans le monastère d'Ossiaque et y passer les dernières années de sa vie. Quant au célèbre tombeau qui se trouve â Ossiaque, en Carynlhie, s'il n'a pas été érigé immédiatement après la mort de Boleslas-le-Témé-rairc, il a néanmoins, par son antiquité et par sa beauté, attiré l'attention d'une foule d'écrivains : un journal dirigé par une Société savante de Vienne a beaucoup écrit sur ce sujet; Kro-mer et Naruszewiczsont d'accord pour affirmer le séjour et la mort de Boleslas-le-Téméraire à Ossiaque. L'opinion universelle, en se fondant non-seulement sur l'existence de ce tombeau ; mais encore sur les traditions orales du pays et surtout sur le témoignage de l'ancienne chronique : Valneri annus millesimus monasterii Ossiacensisf confirme la légende que, dans l'année 1082, 37 Boleslas-le-Téméraire estafrivé au couvent sous la domination de l'abbé Teuchon, et qu'il y a passé huit ans sans être connu de personne : ce n'est qu'en 1090 qu'il aurait fait connaître son nom en donnant, aumoment de sa mort, son anneau à l'abbé de ce couvent. On voit encore de nos jours, sur le mur extérieur de l'église, une pierre funéraire sur laquelle est sculpté un cheval sellé avec l'inscription : Rex Roleslaus Polo-niœ, occisor sancti Stanislaï, et au-dessus de cette pierre un tableau représentant Boleslas-le-Téméraire, restauré par l'abbé Christophe, en 1682, avec cette inscription en vers latins : Occidit, Rotnam pcrgit, placet Ossiacu illi, Igaolus servit, etc. Un des abbés de ce monastère a écrit un poëme sur le roi Boleslas-le-Téméraire, sous le titre : Virgilii Gleisscnbergis, ex ordine Bened. abbalis Ossiacensis in Carinlhia, de Bolcsiao rege fcenitente, Libri VI* N. R. G. TOMBEAU DE LADISLAS-LE-BLANC. L'histoire de ce prince, le dernier des Piast du duché de Kuïavie, présente dans toute sa force le caractère des chevaliers du moyen-âge, moitié guerriers et moitié moines, avides de gloire et d'aventures ; il est à regretter seulement que son courage et son talent aient manqué de théâtre assez vaste pour s'exercer et se créer un grand nom. Ladislas, prince de Gniew, surnommé le Blanc à cause de la couleur de ses cheveux, était le type de ces chevaliers; doué d'un caractère fier et indomptable, il ne voulut pas se soumettre, en 1365, à la souveraineté et à la suprématie du roi de Pologne : ce fut le premier acte de sa vie orageuse. Toujours en querelle avec ses voisins, il les combattait, et souvent avec succès. Désespéré par la perte de sa femme, qui était d'une beauté rare et célèbre, et à laquelle il portait un grand attachement, il se lit pèlerin et visita le Saint-Sépulcre. Après avoir voyagé pendant quelques années, il revint dans son duché et se joignit aux Chevaliers Porte-Glaives pour com- battre les Lithuaniens, qui étaient encore plongés dans les ténèbres du paganisme. Il montra dans cette guerre un courage remarquable et un talent supérieur dans l'art militaire. Partout il jetait l'effroi parmi les vaillants Lithuaniens conduits par Kieystut ; il leur prit Kowno et les refoula dans leurs forêts. Après cette guerre, dans laquelle il avait déployé tant de valeur, il quitta son armure, se revêtit d'une robe de pèlerin, et pendant neuf années il parcourut l'Europe; ilarriva enfin à Avignon, ouilse jeta aux pieds du pape Urbain, reçut sa bénédiction, et vint ensuite à Dijon, où il prit les ordres dans le monastère des Bénédictins. A la nouvelle de la mort du roi de Pologne, son caractère entreprenant lui suggéra la pensée de rentrer dans ses biens, qui avaient été vendus; il arriva seul à Bude en Hongrie, où, repoussé de tous ses partisans, il conçut néanmoins le projet de s'emparer par force de son patrimoine. Ce fut dans le moins d'août 1373 qu'il partit, accompagné seulement de quatre hommes d'armes; plusieurs chevaliers se joignirent à lui; il remporta de grands avantages sur les troupes qu'on lui opposa, et il se rendit maître en une seule journée de trois villes. On peut dire que sa présence seule faisait fuir ses ennemis, tant étaient grandes la force de son bras et la hardiesse de ses entreprises. Le roi de Pologne, effrayé des succès de Ladislas, publia les bans, rassembla l'armée, en menaçant de déclarer félon et de priver de ses terres quiconque ne viendrait pas la rejoindre. Pressé par le nombre, il se réfugia dans le Brandebourg. La honte de sa défaite et l'espoir d'un meilleur succès lui firent reprendre les armes un an après. Le siège de Zlotorya et sa prise d'assaut furent le début de cette campagne; il s'empara aussi de quelques autres villes, et s'y maintint assez longtemps en faisant des prodiges; il fut enfin surpris près de Gniew par Kmita, général expérimenté, commandant une armée nombreuse ; ses troupes furent taillées en pièces, et lui-même put à peine se réfugier, avec les débris de son armée, à Zlotorya, où il se maintint quelque temps; mais enfin, forcé de capituler, il abandonna la périlleuse carrière des armes, et revint en France dans le couvent des Bénédictins de Dijon. Mais, dans cet endroit consacré à la paix, la soif de la gloire et des conquêtes ne l'abandonna point ; il formait toujours de vastes projets de campagnes, et déjà il était parti de Dijon et avait noué des négociations avec ses anciens partisans, lorsque la mort le surprit à Strasbourg, en 1388, au moment où il allait passer en Allemagne. Son corps fut transporté au couvent de Citcaux, à Dijon, où il fut enterré avec éclat; c'est là qu'on lui éleva aussi le monument dont nous donnons ci-contre la gravure. N. R. G. TOMBEAU DE LADISLAS JAGELLON, DANS LA CATHÉDRALE DE CRACOVIE. La cathédrale de Cracovie, dont l'intérieur nous rappelle tant de souvenirs, est depuis des temps immémoriaux la sépulture privilégiée des rois de Pologne ; la longue suite de leurs tombeaux nous fait parcourir toute l'histoire du pays et nous transporte dans les temps de sa gloire et de sa grandeur; c'est aussi dans cette basilique que la reconnaissance nationale a déposé les cendres de Kosciuszko et de Poniatowski. On distingue parmi d'autres tombeaux non moins dignes d'être vus, dans la chapelle de Sainte Croix, fondée par la reine Elisabeth, fille de l'empereur Albert et épouse de Casimir Jageilon, un monument situé à la droite de la porte d'entrée, qui renferme les restes de Ladislas Jageilon, un des plus grands rois de Pologne. C'est un dôme supporté par des colonnes élégantes, enrichi de préciouses sculptures, et au-dessous un sarcophage sur lequel est représenté ce roi, revêtu de son armure guerrière et portant le diadème sur son front ; sur les côtés de ce sarcophage sont les armes de Pologne et de Lithuanie, que ce roi a réunies sous un même sceptre, et dont il a cimenté l'impérissable union. Des figures allégoriques, représentant les vertus de ce souverain , s'y font aussi remarquer et sont d'un travail fort habile. Ce monument fut érigé en 1524 par Sigismond 1er, roi de Pologne. La-disias Jageilon, fils d'OJgerd et petit-fils de Gcdymin, naquit en 1310, de Marie, princesse de Tvvcr; il devint, aprèsJa mort de son père, en 1381, grand duc de Lithuanie ; il venaitdc ter miner avec gloire plusieurs guerres, lorsque la belle et jeune Edvige, reine de Pologne, fixa son attention : il déposa à ses pieds sa couronne et son cœur, et bientôt son mariage avec elle, célébré avec une grande pompe, cimenta l'impérissable union de la Pologne et de la Lithuanie. TOMBEAU DE CATHERINE JAGELLON, DANS LA CATHÉDRALE D'UPSAL. Catherine Jageilon était fille de Sigismond Ier, roi de Pologne, et de Bonne Sforce. Sa beauté, ses vertus la firent rechercher par plusieurs souverains , et entre autres par l'archiduc Ferdinand, beau-frère de Sigismond-Auguste, et par le tzar Ivan de Russie. Mais Jean, duc de Finlande, etfrèredu roi de Suède, devait, grâce aux instances de son envoyé, Jean Tenczynski, être plus heureux'que tous ses rivaux, etson mariage fut célébré à Wilna, en 1562. L'héroïque dévouement de Catherine, et sa longue captivité avec son mari, enfermé dans la forteresse de Gripsholm par le roi Eric-le-Fou; la délivrance de Jean de Finlande etson avénementau trône, etc., appartiennent plutôt à l'histoire de Suède qu'à la nôtre : nous nous contenterons de décrire ici le tombeau dont le roi Jean voulut honorer la mémoire de Catherine. C'est une chapelle, ornée des armes de Pologne, de Suède et des principautés dépendant de ce dernier royaume. Au milieu de ces armoiries est une table de marbre, sur laquelle est gravée la relation des principaux faits de la vie de Catherine, tandis que sur le sarcophage, qui tientle milieu delà chapelle, est couchée sa statue en marbre, revêtue des ornements royaux et de la couronne. Les côtés du sarcophage sont ornés des armes des royaumes de Pologne et de Suède, avec des inscriptions latines qui énumèrent les nombreuses vertus de cette princesse, dont la vie fut signalée par tant de cruelles épreuves. N. R. Giedrovç. POLOGNE MONUMENT DE JEAN KOCHANOWSKI, dans l'église de zwolen. Après avoir parcouru avec un pieux recueillement cette vaste nécropole de l'ancienne Pologne, qui commence au premier de ses rois, Boleslas-le-Grand, et finit au demie de ses héros, Thadée Kosciuszko, arrêtons-nous dans la petite église de Zwolen, qui renferme aussi les cendres du roi de la poésie polonaise. Là, sur une table en marbre noir, nous lisons l'inscription suivante : Johannes . Kochanowski. tribunus . Sandomir . Hic . quicscit. Ne . insalulata . pratterircl. hospes . erudilus . Os sa . tanii. viri. Hoc . marmor . indieio • eslo . Obiit. anno . sal. 1584, die 22 aug., œtalisLIV. Kochanowski fut, on le sait, le premier qui éleva l'idiome polonais, parlé par vingt millions d'individus, à la dignité d'une langue littéraire. L'histoire de l'esprit humain peut, en Pologne, de même que chez la plupart des nations modernes, se partager en trois grandes époques, savoir : celle des Moines, celle des Chevaliers et celle du Peuple. — La première, embrassant une période de plus de quatre siècles, commence à Martin Gallus, premier chroniqueur latin (1110), et finit à Stanislas Orzechowski ( I54 8)$ —la seconde commence à Jean Kochanowski (1550) et finit à Krasiçki et Niemcewicz (1800) ; — la troisième, préparée par Woronicz et Brodzinski ( 1800 et 1820), glorieusement continuée par Miçkiewicz et Za-lcski (1825 et 1830), a déjà fourni des chefs-d'œuvre incomparables. Kochanowski appartient donc [à la seconde de ces époques, dont il est l'expression la plus fidèle et qu'il remplit tout, entière de son nom et de ses écrits. Né dans le village de Siczyn, il passe sa jeunesse dans les voyages; il va visiter Borne et Padoue, avec ses compatriotes Jean Zamoyski, Patrice Nideçki et Luc Gorniçki ; puis il fait un séjour de sept ans à Paris, et se lie d'amitié avec Ronsard, le compagnon et rémule poétique de Charles IX. Revenu en Pologne, il devient secrétaire du roi Sigismond-Auguste, et bientôt il se dérobe aux ovations et aux JGNE. 470 plaisirs de la cour pour passer le reste de sa vie dans le village de Czarnolas, entre le culte des Muses et les douces joies de la famille. Le lecteur trouvera sa biographie très-détail-lée dans les Chefs-d'œuvre des théâtres étrangers, par A.Denis (1823), en tête du premier drame polonais, traduit par Brykczynski, le Congé des ambassadeurs grecs. Ce drame, dont le sujet est emprunté à YJliadc, et qui atteste de fortes études sur l'antiquité, a été composé un demi-siècle avant le Cid de Corneille (1637), et dix ans avant la trilogie de Shakspeare, Henri VI, représentée entre 1589 et 1591. A cette époque, les mystères et les sotties, annoncés à son de trompe, faisaient encore les délices du peuple de Paris et de la cour galante de François Ie'. Les autres écrits de Kochanowski offrent une immense variété : épopée, tragédie, ode, satire, épigramme, il s'est essayé dans tous les genres, et dans tous il approche de la perfection. Les littératures chrétiennes ont généralement commencé par la traduction des Livres saints : le Psautier de Kochanowski fut aussi le point de départ de la nôtre. Mais le plus beau fleuron de sa couronne poétique, ce sont les élégies inspirées par la mort de sa fille, de cette jeune Ursule, qui, en s'cnvolant aux cieux, avait emporté la meilleure moitié de son âme... Ursule, chère enfant, combien après ta perte La maison paternelle est muette et déserte! Toi seule remplissais tous les cœurs à la fois Et du bruit de tes pas et du chant de ta voix : Aujourd'hui tout se tail I... etc. Jamais douleur paternelle ne fut plus profonde, plus sincèrement exprimée: c'est ainsi que la poésie polonaise est née sur le tombeau d'une jeune fille. Kochanowski expirait en 1584 (tout un siècle avant le grand Corneille), en plaidant au tribunal de Lublin la cause de son beau-frère Podlodowski, assassiné, contre toutes les lois de la guerre, par les Moscovites. Son nom, qui renferme un mystère d'amour, fut glorieusement porté par ses frères puînés, tous guerriers et poêles comme lui : son frère André traduisait YEncide et prononçait d'excellents discours aux assemblées quelquefois orageuses de son pays ; son frère Nicolas dictait à ses enfants les Rotules, ou conseils en vers sur les devoirs du citoyen, et battait les Turcs avec l'avant-gardc de Ladislas IV, à la bataille de Chocim j son frère Pierre polonisait la Jérusalem délivrée en faisant passer dans notre langue toutes les beautés de l'original, et prenait part, comme chevalier de Malte, à toutes les expéditions maritimes de sa république. L'histoire lui donne encore deux frères, moins connus, il est vrai, que les premiers : François Kochanowski, dont il nous reste un poème latin intitulé : Décades duœ, de imma-culata Conceplione D. M. Vif g.; et Troïan, qui commandait l'infanterie à la bataille de Chocim, et la forteresse de Kozielsk dans l'expédition contre Ivan de Moscou. Voilà tous les titres de la maison des Kochanowski à la reconnaissance de la postérité; voilà tous les rayons de cette lumineuse auréole qui environne leurs tombeaux. Toute la vieille Pologne est là. Le chant semblait être le langage naturel dans cette famille ; jamais nichée de rossignols ne fut plus nombreuse et mieux assortie. A deux lieues de Zwolen, dans le district de Radom, se trouve le village de Czarnolas, patrimoine de notre poëte, et dans lequel s'écoula délicieusement la seconde moitié de sa vie. Quand je visitai ce lieu trois fois saint à tout Polonais, la maison cle Kochanowski avait subi le sort dé la plupart de nos souvenirs nationaux : quelques ruines dans un jardin, deux salles voûtées et une alcôve dont la fenêtre grillée donnait sur le canal et la prairie, voilà tout ce qui restait de la demeure du grand boinine ! Aucune pierre, aucune inscription ne rappelait que là Kochanowski avait passé sur cette terre ! En vain je cherchai le tilleul célèbre qui l'abritai! durant la chaleur du jour, et dont le feuillage murmurant avait fait descendre tant d'inspirations dans son âme de poëte : tontavait disparu ! Trois peupliers seulement, à la taille élancée, marquaient la place où le cygne de Czarnolas avait chanté, avait souffert, avait aimé! Son crâne fécond, ce soleil éteint aujourd'hui, qui avait répandu des Ilots de lumière sur la patrie d'Edvige, a été recueilli dans une urne précieuse et déposé dans le Musée national de Pulawy, avec l'inscription : « Et le fds de Latone ne permettra pas que la postérité outrage ma cendre ! » La fureur des barbares s'est-elle arrêtée devant cette précieuse et sainte relique? Mais son véritable monument, celui queni le temps ni les hommes ne sauront anéantir, c'est la langue polonaise, dont il fut à la fois le poëte et le législateur. Avant Kochanowski, nous ne trouvons que des fragments obscurs, quelques ruines, épargnées par les âges, qui témoignent de son antiquité. Un hymne à la Vierge, un chant de bienvenue à Kasimir de-Moine, une complainte sur l'infortunée Ludgarda, voila tous les documents de son existence primitive. Elle présente cependant un phénomène qui ne se retrouve dans aucun dialecte de l'Europe moderne. Depuis plus de huit siècles, elle semble n'avoir subi que d'inappréciables modifications : témoin l'hymne à la Vierge que nous avons cité plus haut, et que saint Adalbert transmit par testament au premier de nos rois, Boleslas. De même que les mélopées d'Homère et du Dante, elle apparaît, dès son origine, dans toute sa force et sa splendeur. Ce caractère de persistance et de ténacité, qui est celui de la nation elle-même, ne pliera pas, nous pouvons l'affirmer, sous le torrent des barbares qui s'efforcent de la corrompre et de l'avilir; car le langage c'est l'âme d'un peuple, comme l'histoire en est le corps; c'est en lui, et non pas ailleurs, qu'il faut chercher son principe vital; c'est vers sa conservation qu'il nous faut porter tous nos soins et notre sollicitude. En terminant cet ouvrage nous éprouvons le besoin de témoigner notre reconnaissance h ceux de nos lecleurs qui nous ont suivi durant notre longue et laborieuse carrière. L&Potognc pittoresque, de même que l'émigration polonaise dont elle est la fille légitime, a eu ses bons et ses mauvais jours : plus d'une fois même, nous pouvons aujourd'hui l'avouer, elle a élé menacée de sa ruine; mais elle devait sortir triomphante de la lutte, car, indépendamment de sa valeur littéraire, elle est restée fidèle à sa grande mission ; — car elle n'a jamais perdu de vue les nobles sympathies qui lui avaient donné naissance ni les glorieuses infortunes qu'elle était appelée à secourir. Ciiristjen OSTROWSKI. FIN DU TROISIEME ET DERNIER VOLUME. POLOCNK. 4918553703