UDK 821.133.1.09-1 Du Bellay J. LE TEMPS ET LA PERTE D'IDENTITÉ DANS LA POÉSIE DE JOACHIM DU BELLAY Miha Pintaric "Le Temps qui tousjours vire, Riant de nos ennuiz, Bande son arc qui tire Et noz jours & noz nuiz. Ses fléchés empennées De siecles revoluz Emportent noz années Qui ne retournent plus."1 "Et qu'est-ce des ans qui glissent? Qu'est-ce des biens allechans? Ils florissent, ils fanissent, Ainsi que l'herbe des champs."2 L'échec des idées de gloire posthume, qui devrait assurer au poète de la Renaissance une survie dans la Mémoire de la postérité, et d'éternel retour stoïcien3, bref, l'échec des "chimères" héritées de l'Antiquité ("les songes antiques"4) qui ne peuvent garantir le moi contre l'invasion destructrice de la réalité dans son for intérieur5, entraîne dans la poésie de Du Bellay un sentiment de fragmentation et de perte d'identité: " ... suivant de ce lieu les accidents divers, Soit de bien, soit de mal, j'escris à l'adventure."^ 1 Op. cit., t. IV, pp. 32-3, vv. 117-24 2 Œuvres poétiques, t. V (Recueils lyriques de 1558, 1559 et posthumes), éd. H. Chamard, Paris, Nizet, STFM, 1987, p. 339, vv. 81-4; cf. Ronsard, op. cit., t. XV/II, p. 204, v. 4 3 Cf. M. Pintaric, "Le thème de retour dans la poésie de J. Du Bellay", Acta Neophilologica, XXVIII, 1995, 3-6 4 Op. cit., t. IV, p. 116, v. 125; cf. Les Regrets, son. IV: "Je ne veulx feuilleter les exemplaires grecs,/Je ne veulx retracer les beaux traicts d'un Horace ... " (id., t. II, p. 55, vv. 1-2); pour apprécier la différence, cf. Deffence et illustration de la langue françoyse, éd. cit., p. 201 ss. 5 Cf. Roudaut, op. cit., p. 70; P. Debailly, "Du Bellay et la satire dans Les Regrets" in Du Bellay et ses sonnets romains, éd. cit., p. 214; H. Weber, op. cit., pp. 403, 451, 462 51 Aucune de ces chimères n'a pu garantir au poète, voire à sa persona poétique, le sentiment d'une intégrité du moi, et c'est le moment du désespoir. Faute de mieux, le poète, adoptant le "beau style bas", choisit de chanter l'instant, tout en gardant une nostalgie du temps entier perdu qu'il croyait trouver, à ses moments, dans ces quelques fantasmes de la réalité. Il ne faut même pas attendre son arrivée en Italie (1553) pour voir Du Bellay s'adonner au désespoir: il écrit un "Chant du desesperé" déjà pour ses Vers lyriques publiés en 1549. On y lit quelques vers, plutôt conventionnels7, traduisant ce qui aurait été son état d'âme: "Mais je ne puy' mourir, Et si ne puy' guérir."8 Cet "ennui", si connu déjà aux troubadours, aux moments où l'amour manque, et au dolce stil nuovo, se confirme de manière symptomatique dans les vers 57-58: "Et n'est qui tant me plaise Comme le déplaisir." C'est encore dans cette ode qu'on trouve une image, fort précieuse, de la dispersion: "Comme d'une fonteine Mes yeux sont degoutens Ma face est d'eau'si pleine Que bien tost je m'attens Mon cœur tant soucieux Distiler par les yeux."10 Pendant son séjour à Rome, ce sentiment ne fera que s'intensifier11: la sensibilité de Du Bellay se révélera comme une sensibilité essentiellement temporelle. Les ruines elles-mêmes, qui figurent d'une part la dispersion du temps historique12, figurent d'autre part son éloignement de la maison natale, puisqu'elles sont dans un rapport analogue avec l'ancienne grandeur de Rome que la maison, symbole du passé que le poète regrette et auquel il ne peut retourner, l'est avec son moi déchiré. La poésie de Du Bellay, étant une poésie du temps, repose en partie 6 Op. cit., t. II, p. 52, vv. 7-8; cf. Roudaut, op. cit., p. 70 7 Cf. H. Weber, op. cit., pp. 400-403 8 Op. cit., t. III, p. 37, vv. 17-8; cf. la "Complainte du desesperé", id., t. IV, p. 110, vv. 496-8, et H. Weber, op. cit., pp. 403-413 9 Op. cit., p. 39; Du Bellay l'appellera de son propre nom ("ennuy") dans la "Complainte" (1552), id., p. 89, v. 54; cf. id., t. II, p. 77, v. 10; Roudaut, op. cit., pp. 121-122 10 Op. cit., vv. 7-12 n C'est pourtant dès la première publication des Inventions, dans laquelle paraît la "Complainte" (1552), que cette dernière se trouve immédiatement suivie par 1'"Hymne chrestien", qui chante, évidemment, un état d'âme tout différent. 12 Cf. G. Venet, Temps et vision tragique - Shakespeare et ses contemporains, Paris, Université Paris III, Serv. pub. Sorb., 1985, p. 260: "La métamorphose ovidienne, jubilation païenne d'éternel recommencement par delà le pessimisme du présent, est devenue 'Songe' apocalyptique pour Du Bellay ... une anti-vision de l'histoire ... " 52 sur cette éternelle illusion à demi (ou même pas) avouée, que le temps est récupérable même s'il est vécu comme un temps "spatialisé". La sensibilité que traduit cette poésie dépend du concret voire du contingent, que ce soit la maison, la France, les ruines, quelque autre objet ou événement rappelant la jeunesse13 et le temps heureux, ou bien la femme aimée. C'est l'attitude du poète face à l'amour qui trahit son oscillation entre un temps entier et un temps fragmenté. Il y a des moments où Du Bellay ne croit plus au paradoxe de pouvoir "aimer le corps sans aimer le corps", c'est-à-dire aimer dans le corps un je ne sais quoi14 qui dépasse le corps. Alors, il n'est plus platonicien et il écrit "Contre les petrarquistes".15Dans l'amour, c'est le corps qui devient sa préoccupation principale16 et ce n'est que la jouissance qu'il cherche, c'est-à-dire Y instant: "Mais quant à moy, qui plus terrestre suis, Et n'ayme rien, que ce qu'aymer je puis, Le plus subtil, qu'en amour je poursuis, S'appelle jouissance."17 Un tel amour est la conséquence, sinon l'origine, du sentiment de la dispersion irrémédiable dans le temps: "N'attendez donq'que le grand'faux du Temps Moissonne ainsi la fleur de vos printemps, Qui rend les Dieux & les hommes contens: Les ans, qui peu séjournent, Ne laissent rien, que regrets & souspirs, Et empennez de noz meilleurs désirs, Avecques eux emportent noz plaisirs, Qui jamais ne retournent."1 L'expérience de l'existence équivaut nécessairement à celle d'une perte, et le présent à une "morte peinture" du temps passé19, tant sur le plan historique que sur le plan personnel. Le célèbre oxymoron qui termine le sonnet III des Antiquités en est une confirmation lucide: 13 Cf. op. cit., t. II, p. 216, son. V 14 II dit lui-même: "D'où vient souvent qu'on ayme à l'aventure/Un incogneu, & ne sçait on pourquoy,/Fors que Ion trouve en luy je ne sçay quoy ... " (id., t. V, p. 80, vv. 64-6) 15 Id., t. V, pp. 69-77; la pièce a été écrite pendant son séjour à Rome; puisqu'il s'agit d'une reprise du poème "A une dame" (id., t. IV, pp. 205-15), publié en 1553, il est possible qu'il ne s'agisse pas d'une simple casuistique amoureuse, ce qui est le cas du poème suivant ("Elegie d'Amour", id., pp. 77-82), qui chante pourtant un amour "platonicien" (cf. vv. 53-8), où Du Bellay se sert du même mythe des Androgynes dont il s'est moqué dans le poème précédent (cf. Rieu, op. cit., p. 137). 16 Cf. id., vv. 157-60 et les deux strophes finales. 17 ¡bld., vv. 133-6; cf. Les Amours, son. XXV; id., t. II, p. 249: le poète semble séparer l'être aimé de Dieu et déclarer qu'il est possible d'avoir une expérience analogue (vv. 7-8) à celle de l'éternité, dans un instant d'amour. 18 lbid., vv. 177-84; cette attitude face au rapport amour-temps n'est pas la plus fréquente chez Du Bellay, même si elle dispose d'un potentiel esthétique considérable; elle est plus caractéristique d'un Ronsard; pour Du Bellay, cf. les deux "Baysers", id., t. V, pp. 88-93 et 96-7 19 Cf. id., t. II, p. 8, v. 4; p. 77, son. XXXII, v. 11 (noter l'identification du "voyage" et de la "perte"); p. 84, son. XLII, v. 4 53 "Le Tybre seul, qui vers la mer s'enfuit, Reste de Rome. O mondaine inconstance! Ce qui est ferme, est par le temps destruit, Et ce qui fuit, au temps fait résistance."20 Du Bellay n'avait pas besoin d'Héraclite, dont la philosophie, connue en fragments transmis par Cicéron et Aristote, était l'une des inspirations importantes son époque,21 pour être conscient de la stabilité fallacieuse du fleuve romain dont la forme, toujours identique, ne peut cacher l'écoulement irréversible de sa substance. Le poète ne croyait pas à la mission rédemptrice de l'art, incapable de revivre le temps perdu; c'est ainsi qu'il essaie de consoler le poète Salmon Macrin, qui avait perdu sa femme: "La harpe Tracienne, Qui commandoit aux bois, Aussi bien que la tienne Lamenta quelque fois. Son pitoyable office Aux enfers pénétra, Ou sa chere Euridice En vain elle impetra. Macrin, ta douce Lire, La mignonne des Dieux, Ne peult surmonter l'ire Du sort injurieux."22 L'amour est toutefois un sentiment où le temps et l'éternité semblent se rencontrer, ce qui expliquerait l'oscillation de Du Bellay entre les deux, oscillation qui se traduit non seulement d'un poème à l'autre, chacun étant écrit selon l'inspiration du moment et considéré respectivement comme unité, mais parfois aussi au sein même d'un seul poème: "C'est mon feu, c'est ma cordelle, Mon froid, ma flesche mortelle, C'est mon aigle dévorant, Qui m'ard, lie, englace, & blesse, Et qui devore sans cesse Mon cueur sans cesse mourant."23 Etre "éternellement mourant", c'est le sentiment le plus poétique et le plus beau, quitte à être le plus conventionnel. C'est une fusion du moment et de l'éternité qui fait sentir l'éternité dans l'extase du moment sans abolir la conscience de celui-ci: le sujet se sent, paradoxalement, "devenir" et "demeurer" en même temps, mourir et persister, être dans le temps et à la fois, le dépasser. A la fois, il se sent divin et humain. Un tel amour n'est ni simple jouissance ni amour platonicien: 20 Id., p. 6, vv. 11-4 21 Cf. Le Feu et le Fleuve, éd. cit.; cette constatation n'est pas valable pour la poésie, id., p. 70 22 Op. cit., t. IV, p. 32, vv. 101-112; ces trois strophes précèdent les deux strophes citées supra, p. , sous n. 1 23 Id., t. V, p. 56, vv. 7-12 54 c'est peut-être l'amour tout court, vécu dans un temps qui n'est ni entier ni fragmenté, oscillant perpétuellement entre ces deux extrêmes. Dans la poésie amoureuse de Du Bellay, l'enthousiasme du temps entier l'emporte souvent sur le désespoir du temps fragmenté. Cela tranche sur le reste de sa poésie, sur son sentiment du temps en général, qui manifeste plutôt la tendance opposée. La disposition des sonnets dans un recueil n'est pas sans importance au XVIe siècle. L. Spitzer a analysé le rapport significatif entre la succession des sonnets à l'intérieur d'un recueil et la sensibilité signalée par un tel ensemble successif. Un sonnet - en tant que, du point de vue historique, une strophe détachée de la canzone - est une unité de temps, un instant. Les canzonieri de Dante ou de Pétrarque sont des biographies poétiques d'un amour, décomposées en sonnets, c'est-à-dire en instants lyriques dont chacun témoigne d'un mouvement qui lui est propre. Cependant, cette succession d'instants lyriques - les sonnets de Dante ou de Pétrarque - est garantie contre la dispersion totale par de sublimes canzoni qui rétablissent chacun des instants "détachés" dans son rapport avec l'éternité. En revanche, un recueil composé exclusivement de sonnets, tel L'Olive, traduit la révolte "moderne" contre l'"intemporalisme" médiéval. Le poète, ayant pris sa distance par rapport à l'ancienne échelle hiérarchique des formes lyriques, proclame, indirectement, l'autonomie de chacun des instants poétiques.24 Le temps "moderne" pénètre la conscience des hommes lettrés: les uns s'en réjouissent, les autres s'en attristent. Souvent, les deux sentiments se disputent le même cœur. Le désespoir semble dominer dans la poésie de Du Bellay. Son expérience du temps est celle d'une chasse acharnée à ce feu follet dont il entrevoit si lucidement l'impossible conquête: " ... l'espoir flatteur, qui nos beaux ans devore. Appaste noz désirs d'un friand hamesson ... "2 Le tragique de cette impossibilité se fait d'autant plus cruellement sentir que le poète se voit glisser de plus en plus loin du rivage désiré: "Las, & nous ce pendant nous consumons nostre aage Sur le bord incogneu d'un estrange rivage, Ou le malheur nous fait ces tristes vers chanter: Comme on void quelquefois, quand la mort les appelle, Arrangez flanc à flanc parmy l'herbe nouvelle, Bien loing sur un estang trois cygnes lamenter."26 Le poète se voit cloué, dans l'espace, sur un rivage inconnu et hostile, tandis que la belle et suggestive image des cygnes, qui ne sont rien d'autre qu'une 24 "The Poetic Treatment of a Platonic-Christian Theme", in Comparative Literature, Summer, 1954, p. 198; cf. Fontaine, op. cit., p. 68 25 Op. cit., t. II, p. 64, vv. 3-4; cf. F. Preeren, "Slovo od mladosti": " ... povsod vesele luèice priiga/ji up golj'fivi, k njim iz stisk ji miga." - Poezije in pisma, éd. A. Slodnjak, Ljubljana, Mladinska knjiga, 1964, p. 85; Ronsard comparera le "don de Poësie" elle-même au feu follet (op. cit., t. XIV, pp. 193-4, vv-13-28). 26 Op. cit., t. II, pp. 64-5, vv. 9-14 55 projection du moi, évoque son temps - mentionné dans le premier des vers cités -qui se perd en glissant vers sa fin.27 27 Cf. Roudaut, op. cit., p. 105; H. Weber, op. cit., pp. 402, 440 56