Revus Journal for Constitutional Theory and Philosophy of Law / Revija za ustavno teorijo in filozofijo prava 17 | 2012 Pravo, nogomet in nauk o razlaganju Jouer au football avec les mains Playing Football with Hands Éric Millard Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/revus/2210 DOI : 10.4000/revus.2210 ISSN : 1855-7112 Éditeur Klub Revus Édition imprimée Date de publication : 10 juin 2012 Pagination : 35-52 ISSN : 1581-7652 Référence électronique Éric Millard, « Jouer au football avec les mains », Revus [Online], 17 | 2012, Online since 10 June 2014, connection on 30 April 2019. URL : http://journals.openedition.org/revus/2210 ; DOI : 10.4000/ revus.2210 All rights reserved 35 european constitutionality review (2012) 17 www.revus.eu revus (2012) 17, 35–52 Eric Millard* Jouer au football avec les mains La métaphore du jeu sportif est fréquemment utilisée par les théoriciens du droit pour illustrer la manière dont se pose un certain nombre de questions de philo- sophie juridique. Ici, l’auteur poursuit cette démarche en s’attachant aux fautes de mains durant les matchs de football, pour réexaminer la notion de « faute » contre les règles, et d’ « esprit » des règles. Il montre que les fautes font partie du jeu, parce que ces fautes sont déinies par les règles et que les règles leur attachent des consé- quences ; dès lors un usage stratégique des fautes est possible, qui fait partie du jeu. Mots-clés : règles du jeu, usage des règles, fautes 1 La métaphore du Jeu eN théorIe du droIt La métaphore du jeu, et particulièrement la métaphore du jeu sportif, se ren- contre fréquemment dans les écrits théoriques des juristes ou des philosophes du droit. Les théoriciens du droit se servent de cette métaphore pour toute une série de choses  : notamment identiier et caractériser un système normatif, analyser le fonctionnement d’un système normatif, analyser les modalités de compréhension, d’explication ou de description d’un système normatif, étudier la question des rapports entre systèmes normatifs. C’est sans doute ce dernier point qui retient aussi l’attention des juristes depuis quelques années quand, avec la professionnalisation du sport, il faut comprendre comment les ordres juridiques, nationaux ou internationaux, s’articulent avec des ordres normatifs non étatiques : fédérations sportives, comités olympiques nationaux et interna- tional, Tribunal Arbitral du Sport, etc., par exemple s’agissant des restrictions à l’accès des compétitions sportives fondées sur la nationalité, ou sur la sanction d’un comportement contraire aux règles sportives, comme le dopage. Cet aspect n’est pas exempt de problèmes théoriques, mais ce n’est pas prioritairement celui qui conduit les théoriciens du droit à réléchir à partir de la métaphore du jeu. Parmi les théoriciens du droit qui recourent à cette métaphore, on peut citer Hart dans he Concept of Law,1 et Ross dans On Law and Justice.2 Pour Hart, * eric.millard@u-paris10.fr | Professeur de droit public. Centre de théorie et analyse du droit, Université Paris Ouest Nanterre La Défense. 1 Herbert L.A. Hart, he Concept of Law, 2nd Ed., Clarendon Press, 1994. 2 Alf Ross, On Law and Justice, University of California Press, 1959. 36 european constitutionality review DROIT ET JEUX (2012) 17 www.revus.eu la métaphore du cricket, et particulièrement celle du marqueur (scorer) est mo- bilisée pour introduire notamment la question de la validité, de la règle de re- connaissance et de sa dimension sociale, et pour rejeter l’hypothèse que le droit puisse être ce que décide le juge en fait, de la même manière que le cricket est autre chose que la décision discrétionnaire du marqueur (scorer’s discretion) : si au cours d’un match de cricket, le marqueur s’éloignait trop de ce qui est com- munément admis comme les canons du jeu, alors ce ne serait plus du cricket mais la simple discrétion du marqueur  ; ce ne serait plus le même jeu et ce ne serait peut-être même plus un jeu. Pour Ross, dont l’approche théorique est critiquée de fait par la métaphore du cricket dont se sert Hart, la métaphore de l’observateur du jeu d’échec introduit la question de ce qu’est le droit, et la question de l’externalité de l’observateur  : ce n’est qu’en référence à des règles qui l’organisent que le phénomène des échecs, qu’observe de l’extérieur celui qui ne joue pas, est un phénomène c’est-à-dire peut être compris par l’observateur comme le phénomène « jeu d’échec » : une pratique spéciique et organisée. Il y a sans doute bien des points fructueux dans la mobilisation de cette mé- taphore du jeu, même si le raisonnement par analogie n’est jamais décisif et ne sert qu’à mettre en évidence des types de problèmes que chaque théorie doit élucider directement. Mais on peut également s’inquiéter de certaines diicultés ou insuisances (à moins, ce qui est possible, que ma propre ignorance de ces jeux ne me conduisent à voir des diicultés et insuisances là où il n’y en a pas). Une première insuisance, en tout cas une première curiosité, tient à ce que Ross analyse le phénomène droit par analogie (limitée certes) avec le phéno- mène des échecs : le jeu d’échec est vraisemblablement un des jeux où se fait le moins sentir la nécessité d’un arbitrage, c’est-à-dire la mise en place d’une au- torité qui ne joue pas mais prend des décisions qui orientent le jeu, sanctionne des manquements aux règles du jeu, interprète les règles du jeu et inalement détermine l’issue du jeu. Il y a évidemment des compétitions, parfois, avec des arbitres. Mais convenons que c’est un jeu qui se joue le plus souvent dans un cadre non oiciel, sans autre arbitre que les joueurs eux-mêmes. Ce qui n’est peut-être pas l’analogie la mieux adaptée pour introduire à une théorie qui fait de l’efectivité des décisions de certaines autorités un élément prépondérant du fonctionnement du phénomène juridique, et de sa description. Une deuxième insuisance tient sans doute à la faible capacité explicative de l’analogie du cricket mobilisée par Hart. Si la théorie générale du droit se veut apte à parler du droit, sans autre précision peut-être que de dire qu’elle parle du droit positif, donc si ces enseignements et conceptualisations doivent permettre de comprendre tout système de droit positif et d’être compris par toute personne intéressée par le droit positif en général ou n’importe quel système de droit posi- tif, alors l’analogie est sans doute mal choisie tant le cricket semble irrémédiable- ment devoir rester hermétique à toute personne n’ayant pas été imprégnée d’une 37 european constitutionality review Jouer au football avec les mains (2012) 17 www.revus.eu culture toute britannique, comme le seraient pour un anglais peut-être la corrida ou la pétanque. D’ailleurs, même si on peut comprendre que Hart ait le souci de parler d’un sport que ces premiers lecteurs comprennent, la raison nationaliste (ou socio-culturelle) n’était pas déterminante : bien d’autres sports sont d’origine britannique, et certain d’entre eux, autres que l’aviron, sont même pratiqués à Oxbridge, plus universels et peut-être plus proches de ce que sont les relations so- ciales dans le monde réel. D’un autre côté, il est vrai que pour le lecteur moyen du continent, quel que soit d’ailleurs ce continent, l’analogie avec le cricket présente un intérêt : nous placer réellement devant un phénomène dont nous ne savons rien, et qu’il nous faut comprendre dans sa dimension sociale (la régularité des comportements) et normative (les règles qui les commandent). Un des projets possibles et utiles de la théorie actuelle du droit serait de réécrire les classiques de la théorie du droit à partir de métaphores plus compréhensibles, par exemple à partir de l’analogie avec un sport universellement répandu comme le football, même si, comme c’est mon cas, mes préférences personnelles ne vont pas vers ce sport. Ce n’est évidemment pas cela cependant que je chercherai à faire. Une troisième insuisance peut-être réside dans le fait que, quel que soit le jeu choisi, la métapĥore n’est pas poussée jusqu’au bout. Sans doute est-il possible, en prenant au sérieux l’idée que le jeu est une représentation idéale du droit, et que sa compréhension permet de pointer diverses questions qui sont aussi des questions de théorie du droit, d’introduire d’autres questions que celles-ci. Une de ces questions pourrait être celle du regard moral sur la viola- tion des règles. Je dois dire que c’est une question qui m’importe assez peu en tant que telle, sans doute parce que mon bagage théorique déinitivement non cognitiviste me conduit à penser que la validité du droit n’est pas une validité morale et que la violation des règles du droit est une question à voir du seul point de vue de l’ordre juridique. Mais l’existence de ce regard moral ne me pa- raît pas contestable et le fait que ce regard, vu d’un point de vue métathéorique, ne soit pas objectivement fondé n’y fait rien. 2 Le proBLème eXamINé Il y a dans la vie académique des moments de convivialité, qui la rendent supportable  : quand par exemple en marge d’une rencontre d’universitaires nous nous retrouvons autour d’un verre ou d’un repas, et que nous discutons de choses et autres. Malgré le sujet, évidemment, nos conceptions philosophiques se retrouvent dans ces discussions, même lorsqu’elles sont aux antipodes de la théorie du droit. J’ai eu l’occasion et le plaisir à de nombreuses reprises de parta- ger de tels moments avec le Professeur Zenon Bankowski de l’Université d’Edin- bourg, le Dr. Claudio Michelon des universités fédérale du Rio Grande do Sul et Edinburg et le Pr. Fernando Atria de l’Université du Chili. Immanquablement, 38 european constitutionality review DROIT ET JEUX (2012) 17 www.revus.eu à un moment de la conversation, celle-ci s’orientait vers le football (il n’a jamais été possible que les quatre personnes concernées se retrouvent autour d’un autre sport, comme le cricket ou le rugby) et devenait animée, au point qu’il est de- venu habituel lorsque nous nous retrouvions de considérer que nous devions envisager nos arguments sur cette question. Nous ne soutenons évidemment pas les mêmes équipes. Nos intérêts académiques et nos conceptions philosophiques sont évidemment diverses voire opposées  : Zénon Bankowski soutient sur la question morale des vues radicalement opposées aux miennes. Au cours de ces conversations, que nous appelons en France des conversations de comptoir, nous refaisions les matchs, nous commentions les faits des matchs et nous en tirions des conséquences, pour certaines morales, pour d’autres tactiques, pour d’autres enin normatives. Comme le font bien d’autres amateurs de ce sport, une fois dite notre admiration pour certains joueurs et pour certaines actions, l’essentiel de la conversation se focalisait sur les fautes : les fautes des joueurs, et les fautes d’ar- bitrage. C’est ici que l’accord de l’assemblée, systématiquement, laissait place aux désaccords. Pour certains, dont Zénon Bankowski s’était fait le porte-parole, ces fautes traduisaient, lorsqu’elles étaient un fait volontaire des joueurs, ou tradui- saient un mauvais jugement de l’arbitre, non seulement une faute contre la règle de jeu, mais aussi et surtout une faute morale contre l’esprit du jeu : elles sui- saient à déprécier un résultat, et devaient appeler une modiication des règles du jeu elles-mêmes, pour les rendre factuellement impossible. Quelles devaient être ces modiications n’était pas toujours très clair : introduction d’un arbitrage vidéo, ou d’une voie de recours une fois le match terminé ; mais en toute hypo- thèse, l’existence de telles fautes devaient conduire à pouvoir annuler le résultat du match, voire à en inverser le résultat au proit de l’équipe qui avait été victime de la faute du joueur adverse ou de l’arbitre. Pour d’autres, et je faisais partie de ceux-là, toutes ces fautes étaient des incidents de jeu, qui ne pouvaient être évaluées que par référence aux règles du jeu, et qui font partie intégrante du jeu : l’esprit du jeu n’est rien d’autre que le contexte que construisent les règles du jeu, et il n’existe aucune raison qui militent pour un changement des règles au simple fait que celles-ci peuvent ne pas être respectées, par les joueurs ou par l’arbitre. En bref, Zénon Bankowski me reprochait de ne pas avoir une conception morale du football en acceptant la possibilité des fautes, et je lui rétorquais qu’en voulant modiier les règles pour en exclure cette possibilité (à imaginer que ce soit fai- sable), il transformerait le football en autre chose qui ne serait plus du football, et autre chose qui plus est de passablement ennuyeux. 3 LeS rèGLeS du Jeu de FootBaLL Il est assez clair que derrière ces positions se cachent toute une série d’argu- ments qui sont les mêmes que ceux qui nous permettent de faire de la théorie 39 european constitutionality review Jouer au football avec les mains (2012) 17 www.revus.eu du droit, et qui marquent nos diférences. Les règles du jeu de football (appe- lées Lois du football), établies par la l’International Football Association Board (IFAB), composée pour moitie de représentants de la Fédération Internationale de Football Association (FIFA), pour moitié de représentants des fédérations britanniques, sont au nombre de 17. Elles prévoient explicitement (lois n° 5 et 6) la présence d’un arbitre et de ses assistants, et que les décisions de l’arbitre sur les faits en relation avec le jeu sont sans appel, sous réserve à sa discrétion qu’il revienne lui-même sur sa décision tant que le jeu n’a pas repris. Si une règle prévoit bien (loi n° 12) le statut des fautes et des comportements anti sportifs, elle ne concerne que des fautes énu- mérées (dont le fait de toucher délibérément le ballon des mains sauf les cas où cela est permis), passibles en cours de match de sanctions énumérées (coups- francs directs ou indirects, penalties, avertissement et exclusion). A côté des règles du jeu lui-même existe également un code disciplinaire éla- boré par la FIFA, mais ce code est sans efet sur le jeu lui-même : il sanctionne certains comportements ou attitudes, individuels ou collectifs, dans le cours du jeu ou en dehors, mais ces sanctions lorsqu’elles visent des faits de jeu au cours d’un match sont sans efet sur le match au cours duquel ils se sont produits  : suspensions de joueurs ou de stades pour l’avenir par exemple, amendes, radia- tions, etc. Surtout, et à la diférence de ce qui se produit avec le cricket, cher à Hart, dans la version actuelle des Lois du Cricket qui disposent dans leur préambule que « Le cricket est un jeu qui doit beaucoup de son attrait unique au fait qu’il se joue non seulement en respectant ses Lois mais également en respectant l’Esprit du Jeu. Toute action jugée comme allant à l’encontre de cet esprit nuit au jeu même. Les capitaines sont les principaux gardiens de cet esprit du jeu loyal. », il n’y a dans les Lois du football de référence à l’esprit du jeu, et donc de base pour une sanc- tion d’un manquement à l’esprit du jeu : la Loi 18, souvent invoquée à tort pour indiquer que l’arbitre devrait non seulement faire respecter les 17 lois édictées, mais aussi l’esprit du jeu, n’est tout simplement pas une règle positive du jeu de football. 4 Jeu de pIed et FauteS de maIN Parmi les fautes classiques qui retiennent les commentaires des amateurs de football igurent bien sûr les fautes de main. Le football, comme son nom pour- rait l’indiquer, est un jeu qui se joue principalement avec les pieds, éventuelle- ment avec d’autres parties du corps, mais pas avec les mains. Les lois du football prévoient pourtant des cas où le ballon peut être (ou doit être) touché avec les mains : par exemple lors d’une remise en touche, le ballon doit être lancé avec 40 european constitutionality review DROIT ET JEUX (2012) 17 www.revus.eu les deux mains (loi n° 15) et le gardien de but peut dans sa surface de répara- tion, sous certaines conditions, toucher ou se saisir du ballon des mains. Parce qu’il s’agit de football, la faute de main est, en dehors des actes de violence, sou- vent vue comme la faute la plus inacceptable, la plus contraire à l’esprit du jeu. En outre, et sans doute en liaison avec ce que le football est devenu du moins dans sa version médiatisée (plus qu’un sport, et qu’un sport professionnel ; une passion, une religion, avec ses cortèges aussi de débordement, de violence, de nationalismes, d’intérêts inanciers, etc.), c’est souvent sur ce genre de fautes, silées ou non, que se cristallisent les jugements les plus sévères. Et ce, quelle que soit la faute, et qu’elle que soit la sanction ou la non sanction de la faute. C’est aussi contre ce genre de faute que se dresse Zenon Bankowski, même si son propos est plus mesuré que certains propos de supporters. Son argument est le suivant : une faute de main, même si elle est sanctionnée dans le cours du jeu par l’arbitre, à plus forte raison si elle ne l’est pas, dénature le jeu lui même dès lors qu’elle a eu une inluence déterminante sur le jeu, par exemple en abou- tiissant à ce qu’une équipe marque un but, ou ne puisse marquer un but ; elle est moralement inacceptable car contraire à l’esprit du jeu lui-même ; le football est un jeu dans lequel on se sert des pieds (et de la tête) pour marquer plus de buts que son adversaire : dès lors que c’est en jouant avec les mains que ce résultat est atteint, ce n’est plus du football. Un argument qui pourrait ne pas être sans lien avec l’argument de Gustav Radbruch,3 qu’une grande partie de la théorie du droit actuelle, Robert Alexy notamment4, reprend à son compte : un droit particulièrement injuste n’est pas du droit. Or les choses me semblent passablement plus compliquées, comme le sont d’ailleurs les problématiques aférentes auxquelles renvoie la métaphore dans la théorie du droit : la question du non respect de la règle juridique, et celle de la réaction du système, dans la sanction du comportement comme dans l’évolu- tion des règles. Il n’est pas du tout certain que toutes les fautes de main, même en limitant l’examen à celles qui auraient été déterminantes sur le résultat d’un match de football, dénotent les mêmes problèmes, si on estime qu’il doit y avoir problème, et aient donc la même signiication emportant les mêmes jugements, qu’ils soient moraux ou normatifs. Au contraire, je crois que l’on peut aisément distinguer des situations diférentes, et c’est ce que je me propose maintenant de faire à partir de trois événements dont deux au moins sont réels (le premier 3 Gustav Radbruch, Gesetzliches Unrecht und übergesetzliches Recht, Süddeutsche Juristen- zeitung (1946). Sur la Formule de Radbruch, voir notamment Brian H. Bix, Radbruch’s For- mula, Conceptual Analysis and the Rule of Law, in : Imer B. Flores & Kenneth E. Himma (eds.), Law, Liberty and the Rule of Law, Springer (Ius Gentium n° 18), 2011, et Stanley L. Paulson, Radbruch on Unjust Laws: Competing Earlier and Later Views?, 15 Oxford Journal of Legal Studies (1995) 489, 489–90. 4 Robert Alexy, he Argument from Injustice: A Reply to Legal Positivism, Oxford University Press, 2002. 41 european constitutionality review Jouer au football avec les mains (2012) 17 www.revus.eu est peut-être légendaire, aucun historien n’ayant jamais conirmé qu’il se soit réellement produit) : la main (supposée) de William Webb Ellis en novembre 1823 au cours d’une partie de football dans la ville de Rugby en Angleterre ; la main de hierry Henry au Stade de France le 18 novembre 2009 (une version plus récente et peut-être moins élégante dans la faute que la « mano de dios » de Diego Armando Maradona lors du mondial mexicain de 1986) ; enin la main de Luis Suárez le 2 juillet 2010 lors du mondial en Afrique du Sud. 5 La Faute de maIN Comme reFuS du Jeu Selon la légende du rugby, ce jeu serait né un jour de novembre 1823 quand au cours d’une partie de football, un jeune étudiant du collège de Rugby s’est emparé du ballon des deux mains et a couru déposer le ballon dans les buts, c’est à dire aussi derrière la ligne délimitant le terrain. Les raisons qui ont poussé Webb Ellis a agir ainsi nous demeurent assez obscures : peut-être a-t-il pensé qu’il était plus facile de marquer ainsi ; peut-être trouvait-il le geste plus élégant d’un point de vue esthétique ; peut-être que du point de vue de sa conception de la raison, un sport pratiqué par des êtres humains devait mobiliser l’ensemble de leurs membres, sous peine d’être, comme le disent en France les amateurs de rugby à propos du football, un sport de manchots ; peut-être trouvait-il le jeu qu’il pratiquait simplement ennuyeux. Toujours est-il que voilà ce que it Webb Ellis selon la légende. A vrai dire même, nous ne savons pas ce qu’était le football en 1823, et ses règles n’ont été codiiées par Ebenezer Cobb Morley qu’en 1863, quarante ans après que ce fait supposé ait pu se produire. On peut d’ailleurs voir au Musée Guggenheim de New-York un très beau tableau du peintre naïf fran- çais Henri Rousseau, peint en 1908 et intitulé Les joueurs de football, dans lequel la position corporelle des joueurs, et celle du ballon, semblent indiquer que l’on joue au football... avec les mains. Mais il ne devrait être contesté par personne que ce que raconte cette légende est que le jeu de rugby est né d’une faute com- mise dans un autre jeu. Et que ce qui devait être une faute selon les règles de ce jeu est devenu un mythe fondateur pour le nouveau jeu, au point que le trophée qui est décerné au vainqueur de la inale de la coupe du monde de rugby porte le nom de Webb Ellis, celui qui aurait commis cette faute. Ce que nous pouvons en revanche imaginer aisément, c’est que l’acte qu’a commis Webb Ellis est davantage qu’une faute de main aux yeux des règles du football : c’est l’expression d’un refus du jeu lui-même. La tombe de Webb Ellis à Menton est d’ailleurs ornée de cette épitaphe : « William Webb Ellis, avec un parfait mépris pour les règles du football tel que joué à son époque, a le premier pris le ballon dans les bras et couru avec, créant ainsi le caractère distinctif du rugby ». A un moment indéterminé, cet acte s’est vu conféré une portée plus large, et d’autres joueurs, issus ou non du même jeu de football, y ont trouvé un 42 european constitutionality review DROIT ET JEUX (2012) 17 www.revus.eu intérêt, pour les raisons les plus diverses, et ont élaboré à partir de ce fait fonda- teur des règles pour instituer et organiser un nouveau jeu qui s’est appelé rugby : se saisir du ballon de la main n’est pas une faute au regard de ces nouvelles règles, non plus que le fait d’entrer en contact violent avec les adversaires dans certaines conditions ; par ailleurs il a été décidé de changer la forme du ballon, et d’instituer des règles qui n’auraient généralement aucun sens pour le football, telles que l’obligation de ne pas envoyer à la main le ballon vers la ligne de but adverse (cela n’aurait aucun sens car évidemment le fait se saisir du ballon de la main y est généralement prohibé). Je trouve personnellement que ces règles et le jeu qu’elles instituent sont bien supérieurs au football. Et que les règles concer- nant l’arbitrage y sont bien meilleures : l’arbitre peut exclure temporairement un joueur ; il peut recourir à un arbitre vidéo pour déterminer ce qui s’est réelle- ment passé ; il peut inverser le bénéice d’une pénalité si l’équipe qui en bénéicie a un comportement anti-sportif (si elle se fait justice elle-même) ; il peut sanc- tionner une équipe pénalisée qui protesterait en déplaçant à son désavantage le lieu d’une pénalité contre elle ; il peut également accorder un essai de pénalité si l’équipe qui défend empêche par des fautes caractérisées l’équipe qui attaque de marquer (donc faire comme si l’équipe qui attaque avait marqué et lui accorder les points qu’elle n’a pas marqués) ; il peut encore ne pas sanctionner une faute si l’équipe qui en est victime en tire un avantage puis, si cet avantage n’est pas conirmé, revenir à la faut ; surtout il doit, à la diférence de l’arbitre de football, justiier toutes ces décisions, et communiquer de manière permanente avec tous les joueurs pour les avertir qu’ils sont sanctionnables, et qu’ils seront sanction- nés s’ils ne rectiient pas leur position (une manière notamment de comprendre ce grand mystère qu’est le hors-jeu). Mais ce n’est là que l’expression de mes préférences. Pour autant, il est clair que le football est un jeu avec ses règles, et le rugby un autre jeu, avec ses règles. Car c’est bien là la signiication du geste de Webb Ellis : instituer une rupture par un acte qui, faute pour le football, rejette les règles de ce jeu pour en instituer un autre radicalement diférent dans son contenu : une révolution, qui fait de ce que le système ancien jugeait fautif une constitution historiquement première. Et c’est bien des choses de ce genre qui se passent aussi quand nous par- lons de révolution politique, paciique ou non, et d’acte constituant.5 Dans la plupart des cas, il est vraisemblable que l’acte constituant est aussi, au regard des règles qu’il rejette, une faute. Mais il ne l’est pas pour les règles qu’il ins- titue. Les révolutions anglaise, américaine ou française de l’époque moderne, comme toutes celles qui ont suivi jusqu’aux révolutions arabes de cette année, connaissent cette ambivalence. Et c’est bien cette ambivalence qui traduit une rupture entre les deux systèmes, au point qu’il n’est pas possible de dire que l’un 5 Sur l'acte constitutant et la notion de constitution historiquement première, voir la théorie développée par Kelsen dans Hans Kelsen, Reine Rechtslehre, 2. ed., Wien 1960. 43 european constitutionality review Jouer au football avec les mains (2012) 17 www.revus.eu continue l’autre en modiiant simplement le contenu des règles que le premier système contenait. De tels actes n’ont pas de signiication fautive en soi, et c’est bien la raison pour laquelle un regard moral porté sur eux ne peut pas être un regard vrai ; ils n’ont de signiication normatives que rapportés à un système, qui en dit la validité ou la non validité (ce qui laisse ouverte la question de leur validité morale, i.e. du point de vue d’un système moral donné)6. Bien sûr, habituellement, le nouveau système fait disparaître l’ancien, si le nouveau sys- tème est eicace. Et c’est pour ça que nous tenons l’ancien et le nouveau comme des systèmes de droit. C’est ici que l’analogie avec le sport connaît des limites. Le rugby n’a pas fait disparaître le football, et le rugby lui-même a été rejeté lorsque les universités américaines en 1876 adoptèrent des règles communes pour jouer à un jeu commun, alors que précédemment les rencontres qui les opposaient était composées de deux mi-temps, jouée pour l’une selon les règles du football, pour l’autre selon celles du rugby : ce sera le football américain, où l’on joue pourtant davantage encore qu’au rugby avec les mains. Si ces systèmes peuvent coexister, c’est qu’aucun ne prétend à la souveraineté dont nous di- sons qu’elle caractérise les systèmes de droit, en tout cas étatique. Pour autant, lorsqu’un pays fait sécession, et s’institue en Etat souverain, l’analogie n’est pas dénuée de sens. Nous ne savons pas non plus ce que fut la réaction de l’arbitre face au geste de Webb Ellis, ni celle des autres joueurs ou des spectateurs. Mais ce qui devrait être clair, c’est que si le rugby n’est pas du football, ce n’est pas tant du fait de l’ar- bitre, qui aurait abusé de sa discrétion : ce sont des joueurs eux-mêmes qui ont rejeté les règles et l’arbitre que ces règles instituent, pour en instituer d’autres. Je ne sais pas si on peut parler de démocratie ici. Webb Ellis était peut-être seul, et peut être a-t-il fallu attendre un certain temps pour que d’autres personnes don- nent à ce geste une signiication constituante, par exemple la Fédération anglaise de rugby, qui ixa les première règles en 1871, remplacée ensuite en 1886 par l’International Rugby Board (IRB) une fois que l’on comprit qu’on ne pourrait jouer au rugby que si les règles étaient communes (de 1871 à 1886, les difé- rentes fédérations britanniques édictaient leurs propres règles, ce qui donna lieu à des diférends que l’on ne pouvait trancher selon les règles quand des équipes issues de diférentes fédérations se rencontraient). Je doute même que ce soit intéressant de lier d’un point de vue théorique l’apparition de ce nouveau jeu à ce caractère démocratique. Mais ce qui fait que nous pouvons parler du rugby comme d’un jeu diférent du football tient essentiellement à ce que ce jeu est pratiqué selon ces règles, et que les décisions prises par les autorités instituées par ces règles produisent des efets : par exemple en sacrant une équipe cham- pionne du monde de rugby. 6 Ibid. 44 european constitutionality review DROIT ET JEUX (2012) 17 www.revus.eu 6 La Faute de maIN Comme éLémeNt du Jeu Le 18 novembre 2009 au Stade de France à Saint-Denis en banlieue pari- sienne, l’équipe de France de football joue le match retour des barrages quali- icatifs pour la coupe du monde 2010 en Afrique du Sud contre l’équipe de la République d’Irlande. La France a gagné le match aller à Dublin 0-1 mais les irlandais inscrivent un but au cours de la partie. Il faut donc jouer des prolonga- tions, et au cours de celles-ci, hierry Henry touche le ballon de la main avant de faire une passe à William Gallas qui fait pénétrer le ballon dans les buts irlan- dais. L’arbitre de la rencontre ne sile pas la main de hierry Henry. Le but est validé, l’équipe irlandaise éliminée et l’équipe de France est qualiiée pour une coupe du monde en Afrique du Sud où elle connaîtra les momemnts les plus honteux de son histoire. Les vainqueurs ne sont pas ceux qui le méritent. Voilà bien le genre de faute de main qui agace les amateurs de football. Voilà bien une faute d’arbitrage qui énerve les amateurs de football. Mais c’est ici davantage la supposée faute de l’arbitre qui est décisive, qui conduit parfois à dire que les règles n’ont pas été respectées, parce que la faute de main n’a pas été sanctionnée, que cette faute elle-même. Mais évidemment, cette supposée faute d’arbitrage ne prend de réelle signiication qu’en fonction de la coniguration du système. Les décisions de l’arbitre selon les lois du football n’ont pas à être justiiées et elles ne sont pas discutables. L’arbitre ne prend sa décision qu’en fonction de ce qu’il a vu ou des informations que lui communiquent ses assistants (il n’y a pas d’arbitrage vidéo pour l’aider), il n’a pas à justiier ses décisions, et lui seul peut revenir sur une de ses décisions tant que le jeu n’a pas repris (aucun appel n’est ensuite possible). Cela a d’ailleurs été la position de la FIFA qui a immédiatement indiqué à pro- pos de la main de hierry Henry : « Aucun texte juridique ne permet de sanc- tionner un fait ayant échappé aux oiciels ». De plus, elle a elle-même reconnu que ce qui pouvait poser problème n’était pas la faute de main : sa commission de discipline a jugé le 18 janvier 2010 que «  la faute de main ne peut pas être considérée comme un fait grave tel que l’exige l’article 77a du Code disciplinaire de la FIFA » pour justiier non une remise en cause du résultat mais une sanction pour l’avenir du joueur. La décision de l’arbitre d’accorder le but est valide du point de vue des règles du football, et la faute de main du joueur a été valide- ment appréciée par l’arbitre. Connaître les raisons qui ont poussé l’arbitre à valider le but est impos- sible. Ni les raisons oicielles puisqu’il n’a pas à en donner, ni les raisons réelles puisqu’il faudrait pour y accéder des méthodes d’investigations psychologiques qui nous échappent. Peut-être n’a-t-il pas vu la main ? Peut-être a-t-il considéré qu’elle était involontaire et qu’elle ne devait donc pas être sanctionnée ? Peut- être a-t-il jugé qu’il était juste qu’il ne sanctionne pas ce fait fautif pour compen- ser le fait qu’il n’ait pas lui-même sanctionné d’un penalty une faute commise 45 european constitutionality review Jouer au football avec les mains (2012) 17 www.revus.eu quelques minutes auparavant par un défenseur irlandais sur un joueur fran- çais ? Peut-être était-il fatigué, ou partial ? Nul ne le sait et ne le saura jamais, et cela est sans doute peu important puisque ce n’est pas de cela que découlerait la validité de sa décision. Toutes les décisions de l’arbitre, selon les règles du foot- ball, sont par déinition valides, mais cette validité est évidemment limitée aux efets que les règles du football y attachent. Parler de faute d’arbitrage n’est donc rien d’autre que porter un regard moral sur ce qu’a fait l’arbitre. Un regard moral d’ailleurs loin d’être unanime (et au moins dans le cas de la main de hierry Henry, l’arbitre a été somme toute peu critiqué). Ce qu’indique le philosophe français Michel Serres (à propos des ar- bitres de rugby, critiqués publiquement par un international français, Sébastien Chabal, ce qui a été jugé par la Fédération Française de Rugby comme une faute disciplinaire justiiant plusieurs mois d’exclusion du joueur) : « L’arbitre se trompe tout le temps mais il est nécessaire au jeu. Et évidemment de ce fait il est indiscutable, même s’il se trompe ».7 Cette question n’est évidemment qu’une illustration d’un problème plus large qui porte sur l’application des règles d’un système normatif par les au- torités que les règles de ce système instituent à cette in. Bien sûr on pourrait soutenir que les règles du football sont passablement insuisantes, puisque elles n’obligent pas à donner des raisons à une décision, et ne permettent pas de re- venir sur une décision. Pour autant cet argument n’est pas décisif. Imposer de donner des raisons n’oblige pas à donner de vraies raisons (des raisons vraies, ou des raisons véritables). Et même si on pouvait revenir sur une décision après le match (appel), ou pendant le match (arbitrage vidéo), il y aura toujours un moment où la décision sera souveraine, c’est-à-dire qu’on ne pourra pas revenir dessus, quand bien même certains le souhaiteraient : sans ça il n’y aurait jamais de décision. L’existence d’un appel complexiie le mécanisme de la décision, et peut apporter l’avantage de la pluralité des examens et des regards ; mais elle ne garantit pas que ces regards seront diférents (ils peuvent aussi procéder d’une même interprétation des faits, ou être aussi partiaux notamment). D’un autre côté, l’admission de ce regard vériicateur pose de sérieux problèmes : il est clair que tous les joueurs adaptent une stratégie en fonction de la réalité du terrain. Une équipe qui mène au score ne joue pas de la même manière qu’une équipe qui est menée. Réécrire le match une fois qu’il est ini, pour valider ou invalider des buts ne se limite pas à améliorer le respect des règles  : cela change le jeu lui-même, puisqu’il faudrait jouer tout le temps comme si l’on ignorait le score, celui-ci n’étant pas déinitif. Peut-être que ce nouveau jeu serait plus intéressant, mais ce ne serait pas le même jeu. Vraisemblablement, le genre de problèmes qu’illustre la main de hierry Henry est assez fréquent dans le jeu de football, et les réactions du genre de 7 Midi Olympique, Octobre 2010. 46 european constitutionality review DROIT ET JEUX (2012) 17 www.revus.eu celle de cet arbitre aussi. La « mano de dios » a permis à l’Argentine d’éliminer l’Angleterre en coupe du monde, d’accéder à la inale et de gagner le titre, et peut être de solder aussi quelques problèmes qui dépassent le football  ; il est vrai aussi que le second but de Maradona au cours du même match, qu’on a appelé le « but du siècle », pour une fois sans doute sans trop d’emphase, a pu conduire les amateurs de beau jeu à ne pas juger trop sévèrement la faute de main entachant le premier. Léo Messi a poussé l’imitation de Maradona jusqu’à commettre la même faute dans un match Barça-Espanyol en 2007, ce que Sergio Agüero avait fait quelques mois auparavant avec l’Atletico. (Je prie mes amis argentins de ne voir aucune peridie dans le fait que tous ces exemples portent sur des joueurs de leur pays ; je pourrais allonger la liste sans in et sans considérations de fron- tières, mais cela n’aurait pas d’intérêt). Et vraisemblablement ce même genre de problèmes se rencontrent aussi avec le droit : des règles ne sont pas respectées, et les autorités ne sanctionnent pas nécessairement ces manquements, avec les conséquences qui peuvent en découler. La main de hierry Henry a donné lieu à de nombreuses réactions et com- mentaires, y compris au niveau des autorités les plus élevées des Républiques françaises et irlandaises. Le sentiment majoritaire dans les deux pays a été que hierry Henry avait triché, et que la qualiication de la France avait été volée et était injuste. Un vocabulaire qui montre bien un jugement moral. Je partage ce jugement, tout en sachant que ce jugement ne traduit que ma réaction émotive par rapport à ce que j’aimerais que le jeu de football soit. hierry Henry lui- même, après le match, a reconnu avoir commis une faute et estimait qu’il serait équitable que le match soit rejoué  : «Je suis naturellement gêné de la manière dont nous avons gagné et je suis extrêmement désolé pour les Irlandais, qui méri- tent vraiment d’être en Afrique du Sud » . Mais aucun de ces jugements n’a d’efet, comme la FIFA l’a reconnu, sur le résultat. La validité de la décision ne dépend pas de son caractère juste ou injuste, mais simplement de ce qu’elle est efective, et elle est efective parce que le système des règles lui fait produire des efets. Qu’aurait-il fallu que hierry Henry fasse pour se comporter moralement ? Sans doute selon ceux qui portent ce jugement sur son action qu’il se dénonce spon- tanément : qu’il s’arrête de jouer une fois la main efectuée, sans faire de passe, ou qu’il donne le ballon à l’adversaire, ou qu’il le pousse hors des limites du jeu, ou enin qu’il signale sa main lui-même à l’arbitre avant que l’arbitre ne fasse la remise en jeu, après avoir indiqué qu’il validait le but. Encore faudrait-il que l’arbitre dans ce cas le suive, et ne considère pas que la faute de main soit invo- lontaire. Pour autant ce comportement n’est pas hypothétique : en 2005, dans un match Roma-Messine, Daniele De Rossi marqua de la main un but que l’arbitre avait validé ; De Rossi a avoué sa faute avant que l’arbitre n’ordonne la remise en jeu, certes peut-être sous la pression des protestations des joueurs de Messine, et la décision a été renversée par l’arbitre qui n’a inalement pas validé le but. (Je prie mes amis italiens de ne pas voir dans cette illustration l’octroi d’un certiicat 47 european constitutionality review Jouer au football avec les mains (2012) 17 www.revus.eu plus général de fair play aux joueurs de football italiens, susceptible notamment d’exonérer les provocations de Marco Materazzi en inale de la coupe du monde 2006 en Allemagne). On peut rêver que le football soit joué exclusivement par des joueurs ayant à ce point l’exigence d’un comportement moral (je parle évi- demment de De Rossi et non de Materazzi) ; d’un autre côté, si tel était le cas, il est probable que nous n’aurions pas besoin d’un arbitre, et d’un système norma- tif dynamique. 7 uN uSaGe StratéGIQue deS rèGLeS Le match disputé entre le Ghana et l’Uruguay le 2 juillet 2010 lors d’un quart de inale de la coupe du Monde en Afrique du Sud est un des matchs les plus intéressants de ces dernières années : aussi bien pour l’intensité du jeu et un scé- nario incroyable, que pour le problème que poserait la faut de main commise par Luis Suarez, qui fut décisive sur le résultat inal. Les ghanéens marquent un premier but en première période et les uruguayens égalisent en seconde pé- riode. S’agissant d’un match éliminatoire, il faut un vainqueur et l’on dispute donc des prolongations, qui ne voient aucun but marqué, malgré une pression de plus en plus forte des ghanéens. Ceux-ci sont à l’attaque et à la 120° minute, dans les toutes dernières secondes de la dernière prolongation, le joueur gha- néen Dominic Adiyiah décoche une tête qui prend la direction des buts et sur laquelle le portier de la Céleste, Muslera, ne peut rien. Luis Suarez, l’attaquant uruguayen, est en position de dernier défenseur sur sa ligne de but et des deux mains il empêche le ballon de pénétrer dans les buts. La faute est évidente pour tout le monde, et l’arbitre prend les deux décisions que requièrent les règles du football : 1) Suarez a annihilé une occasion de but manifeste, en touchant délibérément le ballon de la main, ce qui est passible d’une exclusion qu’il prononce contre Suarez et 2) cette faute commise dans la surface de réparation est réparée par un penalty qu’il accorde au proit des gha- néens. En revanche, et toujours confomément aux lois de football, il n’accorde pas le but puisque le ballon n’a pas pénétré dans la cage uruguayenne. Les uruguayens ne contestent aucune des deux décisions et Suarez quitte le terrain en pleurs. Asamoah Gyan qui tire le penalty pour le Ghana ne parvient cependant pas à le transformer en but, et le ballon est repoussé par la barre. Fin du temps de jeu : les ghanéens ont raté l’occasion d’aller en demi-inale et il faut recourir pour départager les deux équipes à une série de 5 tirs au but. Les uruguayens en transforment 4, les ghanéens 2, et ce sont les uruguayens qui continuent la compétition (ils seront éliminés en demi inale par les Pays-Bas mais remportent en 2011 la Copa America en Argentine, au cours de laquelle Luis Suarez sera élu meilleur joueur de la compétition). 48 european constitutionality review DROIT ET JEUX (2012) 17 www.revus.eu Il est sans doute là encore impossible de connaître les raisons pour lesquelles Suarez àa mis la main : est-ce par rélexe ou par calcul ? Il est sans doute tout aussi impossible de savoir pourquoi Gyan a tapé sur la barre : est-ce le résultat d’une surexcitation et d’un manque de concentration devant cette in de match inédite, ou le simple hasard ? Mais on peut supposer que cet enchaînement de circonstances a pu jouer sur la concentration et la coniance des 5 joueurs de chacune des équipes qui ont participé à la série de tirs aux buts : les ghanéens doutant et ressassant leur occasion manquée, les uruguayens assez chanceux se trouvant davantage en coniance. Ce qui paraît diicile à contester, même et surtout pour ceux qui pensent que les règles en général, et celles du football en particulier, préexistent à leur mise en oeuvre par le juge ou l’arbitre, c’est que l’arbitre a pris les décisions ap- propriées qu’il pouvait prendre selon les règles pour sanctionner la main de Suarez : il a retenu que la main était volontaire (délibérée) et n’a donc pas cher- ché à savoir si c’était un rélexe, puis il en a tiré toutes les conséquences compa- tibles avec les règles du jeu au proit de l’équipe qui avait vu son occasion de but annihilée par la main de Suarez. A la diférence ainsi de la main de Webb Ellis, il n’y a nulle volonté dans le geste de Luis Suarez de mépriser les règles du football, et à la diférence de la main de hierry Henry, nul ne peut envisager de soulever une erreur d’arbitrage qui ne l’aurait pas sanctionnée selon les règles. Nous sommes dans un cas ty- pique où les règles ont fonctionné de la manière dont elles doivent le faire selon le système : elles produisent exactement les efets qu’elles énoncent. Un cas qui devrait se retrouver fréquemment dans tout système normatif où une autorité du système sanctionne un comportement d’un acteur de la manière dont les règles du système le prévoient. Même les plus formalistes ne devraient pas trou- ver de raison de se plaindre. Evidement les circonstances du match sont particulières. Evidemment Suarez est exclu d’un match (il sera exclu aussi des matchs suivants mais ce n’est pas le point ici) dont il ne reste que quelques secondes à jouer, et qui ne re- prendra même pas une fois le penalty de Gyan tiré : la sanction peut sembler ineicace, dans la mesure où elle n’afaiblit la Celeste, dans ce match éliminatoire pour l’obtention de la qualiication, qu’en privant l’équipe uruguayenne de la possibilité de faire participer Suarez à la série de tirs aux buts consécutive à la in du match, ce qui est sans commune mesure avec l’avantage que tire une équipe de l’exclusion en cours du jeu d’un adversaire, mais d’un autre côté la sanction ne fait que suivre la faute, qui elle-même intervient à la dernière mi- nute du match ; évidemment les ghanéens n’ont pas transformé un penalty qui, parce que justement il ne restait que quelques secondes à jouer, aurait été décisif et leur aurait donné la victoire, mais d’un autre côté il n’est contesté par per- 49 european constitutionality review Jouer au football avec les mains (2012) 17 www.revus.eu sonne que ce penalty a été régulièrement tiré et que le tireur ghanéen n’a pas été capable de faire rentrer le ballon dans les cages. Les réactions à l’issue de ce match ont généralement été très sévères à l’égard de cette qualiication de l’Uruguay, et de la main de Luis Suarez. La comparaison avec la main de hierry Henry a été souvent proposée, concluant qu’il s’agissait dans les deux cas d’un mauvais geste, d’une tricherie identique, aboutissant au vol du résultat. Mieux : les manifestations de joie de Suarez après que Gyan ait manqué le penalty, puis après que l’Uruguay se soit qualiiée, ont été vue comme contraire à l’esprit du jeu, alors que hierry Henry aurait eu l’élégance de recon- naître sa faute et de s’excuser du résultat. De plus, nombreux sont ceux qui ont jugé que la sanction (expulsion et penalty) était trop légère, puisque chacun reconnaît que sans cette faute de main, le Ghana aurait marqué et aurait été qualiié, alors que du fait de cette faute de main, le Ghana n’a pas marqué et a été éliminé. La sanction ne réparait pas le préjudice. Il y a au moins deux diférences qui ne sont pas minimes entre la main de hierry Henry et celle de Luis Suarez. La première tient à ce que la main de hierry Henry n’a pas été sanctionnée conformément aux énoncés valides du football : même si je ne crois pas que ces énoncés sont des normes, et si je pense qu’ils ne sont des normes qu’en fonction de leur application efective par les arbitres, donc même si je considère que ce que l’on appelle erreur d’arbitrage est simplement les efets valides que le système met en place (ce que disait Serres d’une certaine manière), je peux comprendre que d’un autre point de vue on parle d’erreur d’arbitrage ; la main de Luis Suarez a, quant-à-elle, été sanction- née conformément aux énoncés valides du football et je ne vois aucun point de vue ici qui permettrait de parler d’erreur d’arbitrage. La seconde tient à ce que si hierry Henry avait eu un comportement moral, c’est-à-dire conforme au fair play, à l’esprit du jeu, il se serait comporté peut-être, comme cela a été vu, comme De Rossi : en signalant sa faute à l’arbitre avant que le jeu ne reprenne ; reconnaître sa faute et s’en excuser une fois que l’on sait que les conséquences favorables de la faute sont acquises et ne peuvent plus être remises en cause ne me paraît pas forcément moral, si l’on tient pour moral le fair-play et l’esprit du jeu. D’un autre côté si Suarez a manifesté son contentement de voir qu’une faute qu’il avait commise et pour laquelle son équipe a été sanctionnée ne se voyait pas attachée, du fait des circonstances de match, des conséquences dé- favorables, est-ce bien immoral ? Si l’on applique les mêmes critères que pour hierry Henry, être fair-play et respecter l’esprit du jeu consistent à ne pas cher- cher à tirer avantage de la commission d’une faute qui ne serait pas sanctionnée, par exemple en en faisant spontanément l’aveu. Or Suarez n’est évidemment pas dans ce cas puisque justement sa faute a été sanctionnée et donc que si l’Uru- guay tire avantage de la faute commise par Suarez, ce n’est pas en raison du fait qu’elle aurait échappée à l’arbitre, mais en raison de ce qu’est la sanction de la 50 european constitutionality review DROIT ET JEUX (2012) 17 www.revus.eu faute selon les règles du jeu et des circonstances du match. Donc en fonction de ce qu’est très exactement le jeu dont on prétend que l’esprit devrait être respecté. Je ne vois pas là non plus pourquoi la satisfaction manifestée par Suarez serait immorale. Mais même si cela était le cas, ce n’est pas ce que fait Suarez dans le match (une faute contre les règles du jeu) qui est immoral, mais le fait (après le match donc sans rapport avec les faits auxquels les règles du jeu s’appliquent) de s’en réjouir. Ou alors ce qu’il faut tenir pour moral devient non seulement le fait de ne pas échapper aux conséquences de sa faute, mais surtout le fait de ne pas commettre de faute. Une exigence morale qui sera peut-être diicilement com- patible avec toute forme de vie collective. Et certainement même avec la notion de jeu. Ce qui serait paradoxal s’agissant d’un supposé esprit du jeu. J’ai dit ne pas savoir ce qui avait animé Suarez dans son geste. Il est fort pro- bable que ce soit un simple rélexe, ce qui exclut évidemment de considérer la moralité ou l’immoralité d’un rélexe. Admettons l’interprétation la plus sévère : que ce soit un calcul qui lui fasse comprendre que commettre une main à ce moment là est le seul moyen d’empêcher l’élimination immédiate de son équipe (en annihilant le but qui sans la main serait irrémédiablement marqué alors qu’il ne reste plus de temps à jouer), de risquer une élimination indirecte si le pénalty est transformé mais de laisser une chance soit à ce que l’adversaire rate son tir, soit à ce que le gardien uruguayen arrête le tir, et donc inalement de risquer de gagner le match si une fois la main faite et le pénalty raté, les tireurs uruguayens ont plus de succès que les tireurs ghanéens. Bref, un calcul qui part d’une hypothèse rationnelle : ne pas mettre la main est une élimination certaine, la mettre est la seule chance de pouvoir gagner le match. Un calcul qui bien sûr n’est pas éloigné de ceux à partir desquels des économistes comme Garry Becker ont conduit une analyse économique du droit.8 (Avant Becker bien sûr de nombreux philosophes et théoriciens du droit ont également mis en avant ce point, sans nécessairement partager les présupposés de l’analyse économique du droit). Becker prétend d’ailleurs que ces modes de calcul lui sont venus quand il s’est trouvé devant le choix, en se rendant à un entretien d’embauche à l’univer- sité de Chicago, entre garer sa voiture en stationnement régulier loin de l’uni- versité, arriver en retard et risquer de ne pas pouvoir participer à l’entretien, ou garer sa voiture de manière illégale devant l’immeuble où se déroulait l’entretien et y participer en arrivant à l’heure. Je ne sais pas si Garry Becker a sponta- nément cherché un policier avant ou après l’entretien pour signaler sa faute et payer l’amende, ce qui rendrait peut-être son comportement moral aux yeux de certains. Mais je sais qu’il a pris une décision à partir d’une analyse de la situation, tenant compte du point de vue normatif et des autres points de vue, pour considérer qu’au regard de son intérêt, il valait mieux risquer de payer 8 Voir particulièrement Gary Becker, Crime and Punishment: An Economic Approach, he Journal of Political Economy 1968, n° 76, pp. 169–217. 51 european constitutionality review Jouer au football avec les mains (2012) 17 www.revus.eu une amende pour devenir profeseur à l’Université de Chicago, puis prix Nobel d’économie, que de risquer de ne pas avoir le poste en cherchant à ne pas en- freindre la loi. 8 LA FAUTE DE MAIN N’EST PAS UNE FAUTE CONTRE LE JEU La faute de Suarez, ou celle de Garry Becker, sont les fautes les plus intéres- santes. Elles ne traduisent ni un mépris à l’égard du système normatif comme la faute de Webb Ellis, ni des imperfections de ce système dans la mise en oeuvre des règles que ce système institue, du fait de la discrétion de l’arbitre, comme certains le disent à propos de la main de hierry Henry. Ce sont des fautes pour le système normatif, et elles sont sanctionnées par le système normatif  ; mais ces normes qui sanctionnent sont des ressources, ou des contraintes, pour les acteurs. C’est à partir d’elles que peuvent être élaborées des stratégies par celles et ceux dont les comportements sont réglés par ces normes. Michel Troper note à cet égard, à propos de l’analyse des constitutions : Il serait absurde de prétendre qu’une Constitution n’a aucune inluence sur les com- portements, mais on ne doit pas se méprendre sur la nature de cette inluence. Elle ne provient pas de l’obéissance aux principes et aux règles qu’elle contient mais des straté- gies qu’elle incite à adopter. Chacune des autorités qu’elle met en place et qu’elle habili- te à prendre certains types de décisions doit anticiper les comportements des autres et choisir en conséquence le contenu de ses actions. C’est la Constitution qui, en distri- buant les compétences, détermine les stratégies et donc le style de l’action politique.9 On peut porter un regard moral sur une action ou sur une décision évaluant une action (un jugement), à condition bien sûr de disposer de normes morales. Mais il est probable que cette action et son évaluation ne sont jamais totalement détachées d’une certaine prise en compte des systèmes normatifs eicaces qui les concernent efectivement : les règles du jeu pour le football, tel ordre juri- dique de manière plus générale. Invoquer l’esprit du jeu (ou l’esprit de la consti- tution, ou l’esprit de justice) suppose qu’existerait un esprit de ce jeu, ou de cette constitution, ou de ce qui est juste, diférent de ce que les règles de ce jeu, ou de la constitution, ou du droit, mettent en place : une hypothèse aprioristique dont ceux qui la soutiennent ont la charge d’en démontrer la vérité. D’un autre côté, il semble assez probable que les actions qui sont efectivement concernées par un système normatif eicace résultent au moins pour partie de l’analyse rationnelle de la coniguration de ce système par les acteurs, et des ressources et contraintes qu’il met en place. Au point qu’en toute hypothèse, porter un regard moral sur une action ou sur une décision évaluant une action concernés efectivement par 9 Michel Troper, Terminer la Révolution, Fayard, Paris, 2006, p. 17. 52 european constitutionality review DROIT ET JEUX (2012) 17 www.revus.eu un système normatif eicace n’est rien d’autre que porter un regard moral sur ce système normatif et ce que sa coniguration produit : ni Webb Ellis, ni hierry Henry, ni Luis Suarez10 n’ont commis une faute autrement que selon les règles du jeu de football, et les arbitres qui ont eu à juger les actions de ces joueurs n’ont commis aucune faute selon les règles du jeu ; airmer que ces actions ou ces jugements posent un problème moral n’est rien d’autre qu’un jugement mo- ral porté sur le système des règles du jeu de football lui-même ; d’un autre côté, si ce jugement moral est fondé sur l’esprit du jeu de football, il est sans consis- tance car il n’y a pas d’esprit du jeu de football en dehors des règles du jeu de football qui créent ce jeu de football, car il n’existe tout simplement pas quelque chose que nous appelons « jeu de football » sans ces règles. 10 Par la suite, Suarez a remporté la Copa America en Argentine en 2011, au cours de laquelle il a élu meilleur joueur de la compétition. Puis il a été mis en accusation in 2011 d’avoir proféré des insultes à caractère raciste au cours d’un match du championnat anglais. On peut évidem- ment porter un jugement moral sur chacun de ces trois faits, et un jugement moral diférent : autant les faits sportifs de Suarez m’enthousiasment, autant tout acte de racisme quel qu’il soit me révulse. Mais ces jugements moraux ne sont que des expressions apparemment ration- nelles de nos émotions. Si je prends prétexte de ce que je juge moralement inacceptable les actes de racisme que Suarez aurait commis pour dire qu’un autre acte de Suarez, par exemple la main commise dans un autre match, ou ses manifestations de joie, est moralement inaccep- table, alors je ne juge pas moralement cet autre acte, mais je préjuge (ou ici plus exactement je post-juge), ce qui veut exactement dire que je ne juge plus l’acte mais la personne de Suarez, et que j’impute à ses actes les valeurs morales que je porte sur cette personne.