UDK 821.133.1.09 Claudel P. L'INSPIRATION THOMISTE DANS LES CINQ GRANDES ODES DE PAUL CLAUDEL Boštjan Marko Turk Abstract L'étude présente s'applique 'à mettre en relief l'unité ontologique dominant l'écriture de Claudel. C'est l'unité thomiste, l'être en ouvre, « la bienheureuse harmonie » que les Cinq grandes Odes reproduisent fidèlement. Mais il ne s'agit pas, de loin, dans cette grande poésie, d'un ouvrage laborieux qui sentirait l'effort, incarnant pesamment une idée abstraite. Nous tâchons de montrer que la synthèse est « flagrante » et le thomisme claudélien parfaitement spontané, sans en rien gréver la substance poétique. Il évolue gracieusement jusqu'aux derniers horizons de l'art « profane », jusqu'à la danse et à son érotisme voilé. La danse touche la fusion de l'âme et du corps, glorifiant in extenso la première. C'est dans cette rencontre que l'étude voit l'essentiel de l'inspiration thomiste dans les Cinq grandes Odes. L'esthétique littéraire de Claudel - si vaste soit l'espace qu'elle englobe - présente de toute évidence une unité assurée par la permanence idéologique entre les modes d'expression les plus divers. C'est le schéma grâce auquel se constitue la continuité entre les genres littéraires les plus différents: c'est à la lumiere de celle-là que se préserve l'identité formelle entre les deux pivots les plus éloignés: entre la subjectivité et l'objectivité claudélienne, allant d'une « composition en abîme » qu'incarnent ses Journaux1 jusqu'à une théodicée que présente son Art poétique.-2 C'est à la lumiere de cette continuité que se réunissent sous un seul dénominateur commun les lieux, les temps et les personnages de ses oeuvres: c'est celle-ci qui permet de réconcilier une palette des tons les plus différents, la tragédie rejoint l'humour et les banalités les plus surprenantes, tout cela se faisant parfois dans l'espace très réduit d'une ligne, d'un verset ou meme d'une seule phrase. C'est cette unité d'inspiration que reflète l'extrait suivant: « L'effort théorique de Claudel consiste en effet essentiellement, nous semble-t-il, à revêtir d'une cohérence les intuitions éparses, fragmentées et sans aboutissement du Symbolisme; de cette cohérence le ciment est son catholicisme qui lui fournit le fondement métaphysique et moral de 1 Paul Claudel, Jl, J2, Gallimard, Paris, 1968-1969. 2 Paul Claudel, Oeuvre poétique, Gallimard, Paris, 1967. 73 sa construction esthétique: plus exactement c'est au coeur de la symbolique catholique qu'il s'est approprié, et en son point névralgique, cette mystérieuse et douloureuse figure féminine porteuse de la chute et du salut, que se rejoignent tous les fils d'une réflexion née avec le Symbolisme et poursuivie dans la solitude d'une Eglise intérieure ».3 La forme de cette « cohérence », fondée en « symbolisme catholique », doit par une rigueur déductive relever du domaine de l'être. En fait, tous les procédés poético-logiques dont se sert Claudel, installent son écriture à la proximité immédiate de cette source unificatrice ainsi exprimée dans Y Art poétique: « Aussi loin que l'action va de sa source, jusque-la là connaissance. Comprenez que plus une chose est générale, plus elle est génératrice »4 L'unité de l'inspiration claudélienne semble donc équivaloir à l'unité (générative) de l'être, l'expérience poétique étant la saisie immédiate de la totalité entitative. Les Cinq grandes odes,'5 1'« unité centrale » de l'inspiration poétique de Claudel, rentrent visiblement dans le cadre de la poésie de l'être et ne peuvent etre explorées qu'à partir de ce contexte: « Dans l'ode il (le poete) n'est que l'instrument d'un objet extérieur qui l'émeut. D'un côté, introversion et de l'autre extraversion lyrique. L'ode sort le poète de ses gonds. C'est la poésie de l'être qui cherche à se surpasser » ,6 « La poésie de l'être » des Cinq grandes odes se justifie par les indications mises en exergue de chacune d'entre elles et c'est par ceux-là que s'expliquent abondamment les spécificités de cette poésie, tout ceci requérant « la présence scolastique »7 au plus intime du génie créateur. 1. Pourtant, « en toutes choses il faut commencer par le commencement, c 'est à dire par la fin »8 Ainsi, de l'extérieur il faut s'emparer de l'intérieur: il faut surprendre la poésie « en idéologie », en commentaire, exposer le chemin. La parole qui se prépare au silence est impatiente, lourde. Elle est Epigraphe. A voir celui-ci de près, on constate que les épigraphes désignées sous le titre des Arguments9 renseignent par un style nominal sur la structure du monde où se cachent les énergies de cette force générante. Tout au début, le poète place l'adage qui permet de focaliser l'optique à travers laquelle s'opérera la prise de la réalité: « Vision de l'Eternité dans la création transitoire ».10 « La création transitoire » ne peut ne pas etre soumise à la corruption, c'est pour cela que le poete introduit dans la proximité 1 Dominique Millet-Gérard, Anima et Sagesse, p. 756. 4 Paul Claudel, Oeuvre poétique, cit. supra, p. 158. 5 Paul Claudel, Oeuvre poétique, cit. supra, p. 219, dans le texte Cinq grandes odes. 6 Alexandre Maurocordato, L'Ode de Paul Claudel, 1, Archives des lettres modernes, Paris, 1974, p. 12. 7 Dominique Millet-Gérard, « Lecture scolastique de Cinq grandes odes: l'ordination de la parole poétique » in Paul Claudel, Les Odes, Les éditions Albion Press, Ontario, 1994, p. 58. * Dominique Millet-Gérard, Anima et sagesse, en exergue. <; PO, pp. 233, 248, 263 et 277. 10 PO, p. 234. 74 immédiate du passage cité l'idée de la contingence, celle-ci complétant le schéma proposé: « Élan vers le Dieu absolu qui seul nous libère du contingent »." A partir de ces fragments commence à se dessiner la limite qui esquisse en meme temps le rendement fonctionnel de l'action créatrice. C'est la césure qui sépare l'absolu de l'éventuel prenant compte du vaste univers de l'être ou tout s'ordonne vers l'ultime finalité. L'univers est la « maison fermée », systeme clos et fini imprégné littéralement dans chacun de ses moments synchro- et diachroniques de l'action entitative: « Mon devoir premier est Dieu et cette tâche qu'il m'a donnée à faire qui est de réunir tout en lui. Contemplation de la Maison fermée ou tout est tourné vers l'intérieur et chaque chose vers les autres suivant l'ordre de Dieu. Ma Miséricorde est a la mesure de l'univers; elle est catholique, elle embrasse toutes choses et toutes choses lui sont nécessaires. Pour etre capable de contenir, il faut que le poete lui-meme soit fermé a l'imitation de l'univers que Dieu a créé inépuisable et fini ».'2 Il se dégage de ces lignes l'idée d'une unité sans pareille, de l'unité catholique sortant le poète de sa subjectivité, de ses « gonds » individuels. C'est l'unité qui fait taire meme « la nourrice des Muses », leur aînée, ci-dite Mnémosyne, parce que c'est l'unité ineffable de l'etre: « L'aînée, celle qui ne parle pas ! L'aînée, ayant le meme âge. Mnémosyne qui ne parle jamais ! (...) Elle est le poids spirituel. Elle est le rapport exprimé par un chiffre très beau. Elle est posée d'une maniéré qui est ineffable sur le pouls meme de l'etre ».'3 2. En analysant le texte « immédiat » des Cinq grandes odes, celui ou le caractère discursif revêt la forme poétique sans pourtant rien perdre de son acuité intellectuelle, on éprouve un « fondamentalisme entitatif » dont n'est exempte aucune page. S'il fallait citer les exemples témoignant in extenso de cette typologie, on devrait mentionner les phrases suivantes: « Je vois devant moi l'Eglise catholique qui est de tout l'univers ! Ô capture ! O peche miraculeuse ! O million d'étoiles prises aux mailles de notre filet, Comme un grand butin de poissons a demi sorti de la mer dont les écailles vivent à la lueur de la torche ! Nous avons conquis le monde et nous avons trouvé que Votre Création est finie, Et que l'imparfait n'a point de place avec Vos ouvres finies, et que notre _ imagination ne peut pas ajouter " PO, p. 233. 12 PO, p. 277. 11 PO, pp. 222-223. 75 Un seul chiffre a ce nombre en extase devant Votre Unité! » 14 A cette gradation exclamative, « dramatisée » par des « envols hymnisants », on pourrait joindre de nombreux extraits dont la passion est encore plus exacerbée. Ainsi lorsque le poète rend louange à la perfection de l'acte créateur qui s'étend « aux confins du monde où le travail de la création s'achève », jusqu'aux « nébuleuses »-,15 il se met à chanter les miracles de la création dans un style qui surprend par son lyrisme réaliste, tellement il fascine par sa métaphysique irrésistible. L'extrait suivant en témoigne et nous le rapportons presque intégralement étant donné sa force implicite à l'ensemble de l'ontologie claudélienne: « Salut donc, ô monde nouveau a mes yeux, ô monde maintenant total ! Ô credo entier des choses visibles et invisibles, je vous accepte avec un cour catholique ! Où que je tourne la tete j'envisage l'immense octave de la création ! Le monde s'ouvre et, si large qu'en soit l'empan, mon regard le traverse d'un bout a l'autre. J'ai pesé le soleil ainsi qu'un gros mouton que deux hommes forts suspendent a une perche entre leurs épaules. J'ai recensé l'armée des Cieux et j'en ai dressé l'état. (...) Ainsi du plus grand Ange qui vous voit jusqu'au caillou de la route et d'un bout de votre création jusqu'à l'autre, il ne cesse point de continuité, non plus que de l'âme au corps; le mouvement ineffable des Séraphins se propage aux neuf ordres des Esprits, Et voici le vent qui se leve à son tour sur la terre, le Semeur, le Moissonneur! Ainsi l'eau continue l'esprit, et le supporte, et l'alimente, Et entre toutes vos créatures jusqu'à vous il y a comme un lien liquide ».16 Ce qui ressort au premier plan dans les extraits cités, c'est le caractere insistant de l'ontologie claudélienne. La réduction du « poete-faiseur » a ce qu'il supplie et invite, tout en invoquant la réalité de l'etre dont lui seul partage les secrets, cette réduction n'étant que signe ultime de l'unité transcendantale dans laquelle se tisse la trame de l'univers. Claudel est conscient de ce que le moindre défaut dans le schéma de cette « continuité » pourrait entraîner des conséquences néfastes occasionant l'affaissement du monde, l'action créatrice étant soustraite à son agencement, le « lien liquide » s'étant dissout. Cela nous rapproche de l'exclamation traduisant succinctement la matière en question, c'est-à-dire, « Qui ne croit plus en Dieu, il ne croit plus en l'Etre, et qui hait l'Etre, il hait sa propre existence ». '7 14 PO, p. 289. 15 PO, p. 252. PO, pp. 240-241. 17 PO, p. 254. 76 3. L'ontologie thomiste fait dériver l'existence des êtres du simultanéisme de l'être meme. C'est ce qui fait la distinction antinomique de sa philosophie; c'est cela dont a hérité Claudel faisant reposer sur cette distinction l'individualité de ses theses. De ce premier principe selon lequel l'unité du monde repose sur la « distinctio creaturarum », Thomas en parle dans la Questio XCVII,'8 introduisant ainsi les données les plus générales de son ontologie. La théodicée thomiste commence par la considération générale sur la différence entre les êtres, de laquelle sera dérivée la plus obligeante nécessité. La production des choses en l'être n'est pas un verbalisme gratuit. C'est une affirmation qui entraîne une suite logique. Son premier élément est l'idée d'un ordre hiérarchique ou les entités se distinguent selon la participation qu'elles opèrent au sein de l'être. Plus une chose est parfaite, plus elle sera proche de la Cause générale et générante. La perfection uniforme et simple de l'être se confirme dans le monde par la diversité et par la multiplicité, toutes les deux étant soumises au principe de la réversibilité. L'imparfait va de pair avec le Parfait, la dernière et la plus imparfaite matière (minérale) est la « première » preuve de la perfection divine. C'est la le mystere ineffable de l'unité de l'être. Dans un langage plus rigoureux, c'est le primat de la forme sur la matiere originaire, sur la vaste possibilité d'engendrer les choses nouvelles, bref le primat claudélien de 1'« esprit sur l'eau ». 4. L'affirmation de l'etre ne s'exprime que par distinction, celle-ci se rapprochant de la soustraction, bref de la privation. Cette idée, Claudel la fait comprendre par l'intermédiaire d'un dialogue, celui-ci, en fait, n'étant qu'une apostrophe où la voix du poete reste irrévocablement seule. Pourtant, en avant-plan, cette poésie fait ressortir le paradigme de l'etre pris dans son aspect positif: l'homme, et surtout le poète, « couronnant la création » se sent solidaire des êtres qui l'entourent, leur diversité spécifique étant en meme temps preuve et de sa suprématie et de 1' indicibilité de l'etre: « Qui peut savoir ce que tu me demandes ? Plus que jamais une femme. Tu murmures a mon oreille. C'est le monde tout entier que tu me demandes ! Je ne suis pas tout entier si je ne suis pas entier avec ce monde qui m'entoure. C'est tout entier moi que tu demandes ! C'est le monde tout entier que tu me demandes ! Lorsque j'entends ton appel, pas un être, pas un homme, pas une voix qui ne soit nécessaire a mon unanimité. Mais en quoi ma propre nécessité ? A qui Suis-je nécessaire, qu'a toi-meme qui ne dis pas ce que tu veux. 18 Cf. infra. 77 Où est la société de tous les hommes? Où est la nécessité entre eux de tous les hommes ? Où est la cité de tous les hommes ? Quand je comprendrais tous les êtres, Aucun d'eux n'est une fin en soi, ni le moyen pour qu'il soit, il le faut. Et cependant quand tu m'appelles ce n'est pas avec moi seulement qu'il faut répondre, mais avec tous les êtres qui m'entourent ».19 L'unité de l'être est l'unanimité du monde. C'est la nécessité générale de se présenter au plan des choses présentes, au milieu des systèmes complétant par leur insuffisance la vaste « cité de l'etre ». C'est ce que reflètent les mots: « Tout être comme il est un ouvrage de l'Éternité, c'est ainsi qu'il en est l'expression. Elle est présente et toutes choses lui sont présentes et se passent en elle ».20 L'appel qui descend de l'ultime finalité est l'appel à la solidarité qui étreint la totalité de l'existant. Cette étreinte s'appelle la continuité. Elle est le schéma univoque que réalise la créativité transcendantale dans l'émission de l'etre aux spheres inférieures. De la continuité abonde toute l'oeuvre de Claudel et notamment les Cinq grandes odes. Cette idée se traduit parfois directement, mais dans sa forme implicite elle est assise à la plupart des phrases dans le recueil: « Ainsi du plus grand Ange qui vous voit jusqu'au caillou de la route et d'un bout de votre création jusqu'à l'autre, Il ne cesse point de continuité, non plus que de l'âme au corps ».2I Ou d'une façon plus explicite: « Je ne vous vois pas, mais je suis continu avec ces etres qui vous voient ».22 Dans ces extraits les idées du thomisme ne sont pas difficiles à reconnaître. L'unanimité du monde est le reflet du fait que Dieu donne l'être afin de tout assimiler à sa perfection, à faire participer la créature à l'action meme par laquelle il administre la synchronie actualisante de l'univers. La répartition des etres soumis à la meme Loi se traduit par l'idée de l'ordre. La continuité ne pouvant pas s'en passer, l'ordre s'établit comme son principe déterminant: « Respondeo dicendum quod ipse ordo in rébus sic a Deo creatis existens unitatem mundi manifestai. Mundus enim iste unus dicitur unitatem ordinis, secundum quod quaedam ad alia ordinantur. Quaecumque autem sunt a Deo, ordinem habent ad invicem et ad ipsum Deum ut ostensum est »,23 19 PO, p. 274. 211 PO, p. 241. 21 PO, p 241. 22 PO, p. 243. 23 ST, 1,47,3. Trad. fr.: « Cordre même qui règne dans les choses, telles que Dieu les a faites, manifeste l'unité du monde. Ce monde en effet est d'une unité de l'ordre, selon que certains êtres sont ordonnés à d'autres. Or tous les êtres qui viennent de Dieu sont ordonnés entre eux...» ST, I, 104, 2.Trad. fr: « La conservation des choses par Dieu ne suppose pas une nouvelle action de sa part, mais seulement qu'il continue à donner l'être, ce qu'il fait en dehors du mouvement et du temps. Ainsi la conservation de la lumière dans l'air se fait par la continuation de l'influx solaire ». 78 3. L'ordre et la continuité ne sont pas à considérer unilatéralement, dans une seule dimension, horizontale et statique. Par contre, l'ordre inébranlable est empli d'un dynamisme sans pareil; la continuité, figeant les choses dans le monde est - elle aussi - souple et flexible, à vrai dire, liquide. Les deux « variables », il faut les considérer exclusivement sous leur aspect mobile, sous le signe d'une actualité éperdument rénovatrice. L'être est faire sans cesse renouvelé, sous l'action immédiate de la Cause divine. L'acte créateur se distingue par une actualité permanente, la création se poursuivant dès le premier moment avec une seule et meme insistance. Non que les choses aient été mises à l'etre a un temps donné, elles « subissent » l'être d'un moment à l'autre, en dépendant radicalement dans le fait de leur actualité. C'est là le mystere de la création continuée et de la maîtrise sans aucune réserve et nulle restriction de Dieu. L'etre présuppose donc conservation et création, l'acte créateur est l'acte entitatif, l'oeuvre du monde est par les liens d'une indicible synchronie attaché à l'amour de son Auteur.24 C'est une idée qu'on replace volontiers dans le contexte global des Cinq grandes odes. Les données de premiere évidence sont les extraits où Claudel parle directement de la création continue, s'exprimant en termes du présent créateur, mettant au centre l'idée de l'existence gratuitement accordée de l'instant à l'instant, tout cela provenant d'une source au-dela de l'espace et du temps:25 « Je Vous salue ô monde libéral a mes yeux ! Je comprends par quoi Vous etes présent, C'est que l'Éternel est avec vous, et qu'où est la Créature, le Créateur ne l'a point quittée. Je suis en vous et vous etes à moi et votre possession est la mienne. 24 Cf. Alexandre Maurocordato, L'Ode de Paul Claudel, Droz, Giard, Genève, Lille, 1955, où l'auteur en paraphrasant les sources inspiratoires des Psaumes, aborde la Miséricorde éternellement présente sous le même angle que notre écrit, bien que de façon moins explicite: « Mais là où l'inspiration des Psaumes atteint son point culminant, c'est dans le commerce de l'âme avec Dieu. Tout change s'écoule, seul Jéhovah reste immuable; sa pensée pénètre le temps et son regard jusqu'au fond des ténèbres; où que l'on soit sa main nous soutient. Sa puissance est telle que la création et ses merveilles ne lui ont coûté qu 'un mot: c 'est lui qui consetve à tout l'existence, et, s'il détournait la face, tout s'écroulerait dans le néant », Ibid., p. 7. 25 Le présent « éternisé » ne siège pas uniquement aux bancs de la philosophie thomiste. Incarné au moyen d'une transposition négative, il a trouvé sa place prestigieuse dans la philosophie de l'absurde. Etant donné que vivre l'absurde coupe le sujet de l'espace-temps concret, l'homme absurde est un irréconcilié, refusant l'adaptation quelconque à la réalité ontologique. Il est ainsi un « détemporalisé », tout cela reflétant per negationem la vigueur créatrice de l'agir divin, tel que le propose et décrit la phénoménologie chrétienne et thomiste. Eéternité du présent absurde étant l'éternité du néant, celle du présent créateur, par contre, est l'éternité de l'être, on comprendra mieux l'extrait suivant. Eunivocité du vocabulaire ne traduisant aucune équivalence, les mots identiques révèlent une différence vraiment inexprimable: « Le monde, les choses et moi-même sommes là sans cause et sans raison. Comme de purs objets, étrangers au sens et aux lois qu'on voudrait leur prescrire. L'absurde supprime la conscience du temps. L'homme absurde vit un éternel présent. Puisque tout est privé de sens il ne se passe jamais rien », François Ewald, « Labsurde et la révolte », in: Magazine littéraire, Paris, avril 1990, p. 44. 79 Éclate le commencement, Éclate le jour nouveau, éclate dans la possession de la source je ne sais quelle jeunesse angélique ! Mon cour ne bat plus le temps, c'est l'instrument de ma perdurance, Et l'impérissable esprit envisage les choses passantes. Mais ai-je dit passantes ? Voici qu'elles recommencent. Et mortelles ? il n'y a plus de mort avec moi. Tout être, comme il est un Ouvrage de l'éternité, c'est ainsi qu'il en est l'expression. Elle est présente et toutes choses présentes se passent en elle ».26 Ainsi, les Cinq grandes odes ne manquent pas des réminiscences directes à la continuité de la création, prise sous l'angle exclusif de l'être et Claudel formule avec insistance - expressément et à maints endroits - la communauté factitive des termes en question: « Phrase mère ! Engin profond du langage et peloton des femmes vivantes ! /Présence créatrice ! Rien ne naîtrait si vous n'étiez neuf.»21 En conséquence, l'unité de l'être créateur fait suspendre la limite entre ce qui est dans le temps et ce qui l'excède. Les choses passantes s'enrichissent de l'éternité en la « constituant » par le fait meme de leur anéantissement. L'éternité se restitue par les moments qui la composent « antérieurement », et la nécessité de l'être affecte en premiere instance la nécessité d'un simultanéisme ou le temps de l'être, le temps « reçu », doit etre rendu (restitué) afin que soit assurée l'unité ontologique et temporelle. La « présence créatrice » ne se comprend qu'en considérant le simultanéisme temporel résidant en Dieu. 6. Cette attitude est en fait fondamentale: elle n'est pas difficile à « dépister » meme aux endroits qui surprennent par leur « frivolité ». Elle apparaît plus particulièrement sous l'allégorie de la muse qui est la grâce, la plus belle femme qui soit, la grâce d'être et l'être de grâce, invitant le poète à participer a la grande danse théogonique. L'éternelle jeunesse que la Grâce lui accorde vient de l'éternelle perfection et le cour volage de la danseuse contient le même secret qu'engendre le monde - au fur et à mesure qu'avancent les pas du mouvement rythmé: « Et je ne veux pas que tu aimes une autre femme que moi, mais moi seule, car il n'en est pas de si belle que je suis, Et jamais tu ne seras vieux pour moi, mais toujours plus a mes yeux jeune et beau, jusque tu sois un immortel avec moi! ».28 C'est la meme idée qui se traduit dans les vers suivants, pleins d'une ambiguité se rapprochant de l'oxymore que provoque « le grand rire divin »29 à la veille de l'éternel matin: « Avance-toi et vois l'éternel matin, la terre et la mer sous le soleil du 26 PO, p. 241. 27 PO, p. 222. 211 PO, p. 268. M ¡bid. 80 l'éternel matin: « Avance-toi et vois l'éternel matin, la terre et la mer sous le soleil du matin, comme quelqu'un qui paraît devant le trône de Dieu ».30 L'éclat insoutenable de la lueur brillante précédant le Soleil de la révélation finale fait bégayer les créatures et la muse: les choses se couvrent d'une ambiguïté volontaire, toutes emportées par la danse vive de la création immédiate: « Ris donc, je le veux, de te voir, Ris, immortel ! de te voir parmi ces choses périssables ! Et raille, et regarde ce que tu prenais au sérieux ! car elles font semblant d'etre la et elles passent. Et elles font semblant de passer, et elles ne cessent pas d'etre la ».3I 7. La mesure « du rire », à laquelle « toute production véritable etre si minime soit-t-il appartient »,32 ne peut pas ne pas être Dieu, Sa Sagesse. Cette mesure est l'amour « au-dessus de toute parole »,33 l'amour qui a produit le monde et qui le maintient en existence stable. Si jusqu'à présent notre attention a été surtout accordée à l'agencement des causes secondes réalisant directe la création continue, le large extrait précité fait appel surtout à la recherche de la Source meme de l'être, de la Cause Subsistante, muette dans son silence créatif. Ainsi la « creatio continua » se voit opposer son aspect statique, dont le témoignage exclusif est la genèse du monde. L'attention que Claudel vouait au fait de la Création, nous évoque ostensiblement l'inspiration dont était imprégné son esprit poétique: « Mon Dieu, qui au commencement avez séparé les eaux supérieures des eaux inférieures, Et qui de nouveau avez séparé de ces eaux humides que je dis L'aride, comme un enfant divisé de l'abondant corps maternel, La terre bien chauffante, tendre-feuillante et nourrie du lait et de la pluie, Et qui dans le temps de la douleur comme au jour de la création saisissez dans votre main toute-puissante L'argile humaine et l'esprit de tous côtés vous giclent entre les doigts, De nouveau après les longues routes terrestres, Voici l'Ode, voici que cette grande Ode nouvelle vous est présente, Non point comme une chose qui commence, mais peu à peu comme la mer qui était là » 34 Claudel reprend l'histoire de la Création au moment où apparaissent les premières formes de l'univers sensible. Ainsi la création claudélienne, pris sous l'angle statico-diachronique, se présente essentiellement comme un don de l'être. La, aux « prémices » 1(1 PO, p. 269. 31 lbid. 12 Cit. supra. 11 Cit. supra. J4 PO, p. 234. 81 de la création, a l'accomplissement initial des ouvres divines, on assiste à une ornementation de l'être, dont les traits pertinents sont la création et la distinction. En fait, la hiérarchie des natures se manifeste par celle des causes: « Et ideo dicendum est quod sicut sapientia Dei est causa distinctionis rerum, ita et inaequalitatis >>.35 La Cause première engendre la distinction première et dans le monde objectif et dans la sphère de la subjectivité humaine. La création procédé en distinguant: les eaux se séparent puis se sépare de l'amorphisme du monde hébété l'être intelligent, l'homme. L'homme est instauré maître du monde, il est l'ultime produit de l'oeuvre divine: « Moi, l'homme, Je sais ce que je fais, De la poussée et de ce pouvoir meme de naissance et de création J'use, je suis maître, Je suis au monde, j'exerce de toutes parts ma connaissance. Je connais toutes choses et toutes choses se connaissent en moi »,36 L'homme, premier au monde, est le dernier produit de la distinction qu'a opérée la Cause. C'est la distinction de l'être que replace l'homme au sommet de la Création et qui le distingue nettement de la Source entitative. Claudel fait suivre le passage cité par une « exégese » de la distinction ontologique, où il affirme orgueilleusement que: « Je regarde toute chose, et voyez tous que je n'en suis pas l'esclave, mais le dominateur. Toute chose subit moins qu'elle n'impose, forçant que l'on s'arrange d'elle, tout etre nouveau une victoire sur les etres qui étaient déjà ! Et vous qui etes l'etre parfait, vous n'avez pas empeché que je ne sois aussi ! Vous voyez cet homme que je fais et cet etre que je prends en vous, mon Dieu, mon être soupire vers le vôtre ! Délivrez-moi de moi-meme ! Délivrez l'être de la condition ! Je suis libre, délivrez-moi de la liberté ! Je vois bien des maniérés de ne pas etre, mais il n'y a qu'une maniéré seule Etre, qui est d'etre en vous, qui est vous-meme ! L'eau »,37 8. Pourtant, le discours cataphatique, l'orientation délibérée vers la quiddité des choses qui les connaît au moyen de la pénétration, cette derniere étant basée originairement sur l'intelligence n'est qu'un revers dissimulé des dires claudéliens. L'affirmation positive, dont le signe le plus éminent est le fourmillement de l'être, 35 ST, 1,47, 2. Trad. fr.: « Aussi faut-il dire que la Sagesse de Dieu, qui est cause de la distinction entre ¡es mires, est aussi cause de leur inégalité ». PO, p. 238. 17 PO, pp. 238-239. 82 nous parle d'une certaine insuffisance de la démarche adoptée. En fait, le passage évoque l'idée de la différence analogique prélevée sur le caractere foncier de l'altérité. Cette altérité, Claudel l'a saisie à sa source meme, assimilant un apophatisme rigoureux à la prolificité de l'être. En fait, la parole claudélienne est - malgré toute l'abondance - négative, l'expérience de Mnémosyne, mère des muses, s'élargit à travers l'oubli dans une indicibilité inexprimable. Elle se tait plus qu'elle ne parle, elle s'immerge dans un silence figé lorsqu'elle doit exprimer le secret meme de l'être: « L'aînée, celle qui ne parle pas ! L'aînée, ayant le meme âge. Mnémosyne qui ne parle jamais ! (...) Elle est le poids spirituel. Elle est le rapport exprimé par un chiffre très beau. Elle est posée d'une manière qui est ineffable sur le pouls meme de l'être ».38 9. Par-la, l'écriture claudélienne renoue avec une tradition essentielle de « theologia negativa », dont le promoteur est le Pseudo-Denys.39 Thomas d'Aquin était son commentateur exhaustif, de meme que Albert le Grand. Le concept thomiste de la réversibilité analogique de l'être est enraciné en chaque signe des Cinq grandes odes. L'être est réversible, coincé dans le paradoxe de la relation d'identité ou le revers nie l'endroit, cette formule à double face étant l'explication de l'aspect apo-cataphatique dans le recueil. Dieu ne s'affirme que par la négation, par la soustraction des attributs qui le désignent,40 par la substantialisation exclusiviste de toute accidence. 18 PO, pp. 222-223 Pseudo-Denys, dit l'Aréopagite. 4" Cf. les commentaires de Thomas des Sentences de Pierre Lombard et du Pseudo-Denys. La question qui se pose lorsqu'on s'approche de la theologia negativa concerne l'intersection de la pensée thomiste et l'auteur des Noms divins et de la Hiérarchie céleste. (Pseudo-Denys l'Aréopagite, Aubier, Paris, 1943). Ce problème s'aggrave par le fait que l'œuvre du Pseudo-Denys est inséparable de la tradition chrétienne occidentale; en tant que telle elle fait aussi figure d'autorité dans les écrits de Thomas. En vérité la carrière de celui-ci commence par le commentaire de l'Aréopagite et se termine dans le silence des silences (1), tel que le professait le mystérieux docteur. Le modèle de l'analogie thomiste semble être bien conforme à l'anagogie dionysienne, le paradoxe de la distribution entitative ressortant de toute évidence: « C'est la théologie elle-même qui déclare Dieu Dissemblable, qui affirme qu'on n'a le droit de le comparer à aucun être, car, dit-elle, il diffère de tout, et suprême paradoxe, rien ne lui ressemble », (Les noms divins, p. 158, cit. supra). Le « suprême paradoxe » est largement identifiable avec le prologue cité. Laffirmation de l'essence divine étant positivement impossible, elle s'affirme négativement, cette « affirmation » constituant le coeur sacré de tout existant. C'est l'unique « théologie de la Transcendance » qui ramène Thomas aux sources du mysticisme apophatique, là où toute affirmation pâlit en face de la Luminosité seule essentielle. « Il faut que la négation ait pénétré au coeur même de l'affirmation pour que l'affirmation vaille. Et c'est dans cette affirmation transcendantale et purifiée que la négation elle-même se justifie. Par là, la théologie négative se présente comme une théologie éminente, comme la vraie théologie de la Transcendance » (René Roques, « Signification de la pensée Dyonisienne », pp. 26-27 in: Denys l'Aréopagite, La Hiérarhie céleste, Cerf, Paris, 1958). Pourtant, la théologie négative, résultant en un agnosticisme définitif, ne saurait être la formule explicative de Thomas. La présence ontologique étant la présence réelle, l'univers thomiste est bien plus que celui de Pseudo-Denys imprégné de l'«analogie positive », accordant à tout la facticité de l'être. Pour mieux sentir l'originalité spécifique de l'un et de l'autre, nous proposons le texte de l'Aréopagite qui parle de la dérivation entitative. Le texte est chargé de pronoms indéfinis qui devraient origininellement 83 C'est pour cette raison que le traité thomiste sur Dieu s'ouvre par une postulation qui paraît de prime abord erronnée, dans la suite elle se découvre essentielle. L'univers thomiste est l'univers d'« exitus et redditus » de toute nature partant de Dieu; tendant vers Dieu. C'est Dieu qui garantit l'existence de cette structure; il la garantit par l'essence meme de son être. Or, plus que la pensée thomiste souligne que la dérivation « ad extra » n'est que reflet des relations « ad intra », de l'essence (nature) même de Dieu, plus elle affirme l'ineffabilité définitive de toute donnée « ad intra » et, par conséquence logique, aussi de celle « ad extra ». De cette ambiguité vient le prologue célèbre, ou Thomas d'Aquin met en valeur le problème de la connaissance de Dieu englobant le principe et la fin des choses, surtout de la créature rationnelle. Le prologue s'ouvre par la cataphase concernant le monde créé (Dieu principe évident de la fin des choses), pourtant à la fin le texte plonge dans une indicibilité définitive, englobant tout dans un mystère incommunicable: Cette formule est un programme véritable de « sacra doctrina ». La science sacrée observant l'univers à la lumiere de la dérivation analogique de l'essence divine, s'acharne sur l'epiphenomenologie du créé, voulant a tout prix systématiser et homogénéiser la création, c'est-à-dire, les milliers de ses innombrables formes finies et toute l'inepuisabilité de l'etre. Elle retombe la dans un « paradoxe » qui constitue également le plan central de l'écriture claudélienne: réunir les données positives dans la vision de leur source négative, tout ceci en affirmant le fait de leur existence actuelle, actualisée et renouvellée d'un instant a l'autre. La clef de ce paradoxe sont les versets précités ou Mnémosyne est à l'écoute du mystère ultime: « Mnémosyne qui ne parle jamais! (...) Elle est le poids spirituel. Elle est le rapport exprimé par un chiffre tres beau. Elle est posée d'une maniere qui est ineffable sur le pouls meme de l'etre ». 10. La poésie qui parle de l'être est celle qui ne parle pas. La mère des muses, étendue sur un espace inépuisable, réunissant les quatre directions de l'univers, est indescriptible: son rapport avec la source entitative est plongé dans l'ineffabilité. Ces déterminer la totalité du nombre et de l'espèce. Néanmoins, le passage - débordant des êtres, finit par déborder de leur absence. Eindicibilité totale de la Cause suspend la totalité de ses effets (épiphénomènes), en les « punissant« d'une nullité toute logique et toute fondée. Par cette curieuse énumération, aboutissant à une parfaite affirmatio per negationem, la mystique onto-réaliste manifeste supérieurement sa différence essentielle, nous menant loin du thomisme et, en conséquence, loin de l'univers claudélien: « Car cette Cause est le principe des êtres: c'est d'elle que procèdent l'être même et tout ce qui existe sous quelque mode que ce soit: tout principe, toute fin, toute vie, toute immortalité, toute sagesse, tout ordre, toute harmonie, toute puissance, toute conservation, toute situation, tout partage, toute intellection, tout raisonnement, toute sensation, toute propriété acquise, tout repos, tout mouvement, toute union, tout mélange, toute amitié, toute concordance, toute distinction, toute définition, et toutes les autres modalités qui, procédant de l'être, caractérisent tous les êtres », Pseudo-Denys, L'Hiérarchie céleste, cit supra, p. 133. (1.) « omnia quae scripsi, pala mihi videntur, respectu eorum quae revelata sunt mihi«, Fontes vitae Sancti Thomae Aquinatis, ed. D. Pruemmer, 1936, Toulouse p. 376 84 antinomies, pourtant, ne sont pleinement perceptibles qu'au niveau de la poésie de Claudel en tant que telle, c'est-a-dire, appliquée a ce que Claudel a ambigument exposé sous le nom de « poein », faire. Le secret des Muses se révélé par la mise en évidence de l'aspect multiple de chaque action venant de leur part,41 se couronnant, en instance finale, par l'inspiration catholique (thomiste: cf. La Prudence, la Force, la Tempérance et la Justice). A cela suit l'idée du poète, lui meme étant étendu entre la totalité et le néant, entre la parole totale et le silence total. Il est peu de passages qui transmettent de façon plus aiguë le dilemme central de la poésie (poein) claudélienne. Nous le rapportons entièrement en raison de sa force d'implication: « Mais comme le Dieu saint a inventé chaque chose, ta joie est dans la possesion de son nom, Et comme il a dit dans le silence "Qu'elle soit!, c'est ainsi que, pleine d'amour, tu répétés, selon qu'il l'a appelée, Comme un petit enfant qui épelle " Qu'elle est" ». O servante de Dieu, pleine de grâce! Tu approuves substantiellement, tu contemples chaque chose dans ton coeur, de chaque chose tu cherches comment la dire! Quand il composait l'univers, quand il disposait avec beauté le Jeu, Quand il déclenchait l'énorme cérémonie, Quelque chose de nous avec lui, voyant tout, se réjouissant dans son oeuvre, Sa vigilance dans son jour, son acte dans son sabbat! Ainsi quand tu parles, ô poete, dans une énumeration délectable Proférant de chaque chose le nom Comme un père tu l'appelles mystérieusement dans son principe et selon que jadis Tu participas a sa création, tu coopères a son existence! Toute parole une répétion. Telle est le chant que tu chantes dans le silence, et telle est la bienheureuse harmonie »,42 En prenant le syntagme « la bienheureuse harmonie » dans le sens littéral, la polysémie foncière du monde se lève peu a peu, proposant une solution « positive » à l'énigme de l'indicibilité. La porté ultime des Cinq grandes Odes serait ainsi une certaine coexistence synesthésique dont les racines remontent très loin. La « bienheureuse harmonie » est un rapport préalablement perçu, par lequel le poete englobe tout l'univers, étalé devant lui dans ses formes multiples. Cette connaturalité du monde et de la parole, de l'etre et du poete a toutefois les bases les plus sublimes qui soient. Elle seule permet de réunir l'oeuvre de Claudel dans ce qu'il a d'original et de génial. Univerza v Ljubljani 41 « J'ai dit le Nymphes nourricières; celles qui ne parlent pas et qui ne se font point voir; j'ai dit les Muses respiratrices et maintenant je dirai les Muses inspirées ». 42 PO, p. 230. 85