Filozofski vestnik | Volume XXXII | Number 2 | 2011 | 7-24 Alain Badiou* Conference de Ljubljana Dans Logiques des mondes, j'indique que quand un individu participe a un processus de verite, cela est signale par un affect. Pour chaque type de verite, il y a un affect different. J'ai choisi de parler d'enthousiasme pour la politique, de joie pour la connaissance scientifique, de plaisir pour l'art et de bonheur pour l'amour. Il est vrai que je n'ai pas vraiment decrit ces affects. Je ne suis pas entre dans une phenomenologie de leur valeur individuelle. Je vais probablement y remedier si j'arrive a ecrire le troisieme volume de la serie dont le titre general est l'etre et l'evenement : L'immanence des verites. Ce livre va porter sur l'ensem-ble de ce qui se passe pour un individu determine quand il s'incorpore a une procedure de verite, quand il est pris dans l'ldee. J'aurai a aborder des points nouveaux, en particulier celui de la distinction de ces affects : le bonheur, ce n'est pas le plaisir, le plaisir, ce n'est pas la joie, et l'enthousiasme differe des trois autres. Mais quelle est la necessite generale d'un troisieme livre, apres L'etre et l'evenement et Logiques des mondes ? Mettons d'abord les choses en perspective. On peut le faire assez simple-ment. L'etre et l'evenement peut etre considere comme la premiere partie d'une construction en trois temps. ll concerne principalement la question de l'etre. Qu'en est-il de l'etre, de l'etre en tant qu'etre comme le dit Aristote ? Qu'en est-il des voies et des moyens de le connaitre ? Ma proposition ontologique est que l'etre en tant qu'etre est multiplicite pure, c'est-a-dire multiplicite non composee d'atomes. L'etre est evidemment compose d'elements, mais ces elements sont des multiplicites qui sont elles-memes composees de multiplicites. On arrive toutefois a un point d'arret, qui n'est nullement l'Un - l'Un serait forcement un atome - mais le vide. Voila donc ma proposition sur l'etre. Quant a la connaissance de l'etre, ma proposition est d'identifier l'ontologie - le discours sur l'etre - a la mathematique. Par ailleurs, L'etre et l'evenement developpe en contrepoint une theorie des verites, qui est une theorie formelle des verites : les verites sont, * EcoleNormaleSuperieure, Pariz, Francija 7 comme toutes choses, des multiplicites ; il s'agit de savoir de quelle sorte. Le livre traite donc a la fois d'une theorie de l'etre et d'une theorie des verites, tout cela dans une theorie du multiple pur. La deuxieme partie de cette construction, Logiques des mondes, s'attelle a la question de l'apparaitre. Il s'agit d'une theorie de ce qui, de l'etre, apparait dans des mondes determines et forme des relations entre les objets de ces mondes. Je propose de dire que cette partie de la construction d'ensemble est une logique. Il s'agit d'une logique en tant qu'elle ne porte plus sur la composition de ce qui est, mais sur les relations qui se tissent entre toutes les choses qui apparaissent localement dans les mondes. Apres donc une theorie de l'etre, une theorie de l'etre-lä - pour employer un vocabulaire proche de celui de Hegel - c'est-a-dire de l'etre tel qu'il est place et dispose dans les relations d'un monde singulier. Dans Logiques des mondes, la question de la verite est evidemment reprise. L'etre et I'evenement traitait de l'etre des verites en tant que multiplicites speciales, ce que, apres le mathematicien Paul Cohen, j'ai appele des multiplicites generi-ques. Avec Logiques des mondes, on entre dans la question des corps reels, de la logique de leurs relations, et en particulier dans la question de l'apparaitre des verites. Si tout ce qui apparait dans un monde est un corps, il faut aborder la question du corps d'une verite. Ce deuxieme tome a donc largement pour finalite une theorie des corps, qui puisse aussi etre une theorie du corps des verites. Alors que le premier tome a pour finalite une theorie des verites comme multiplicites generiques. Le projet du troisieme tome sera d'examiner les choses du point de vue des verites. Le premier tome demande : Qu'en est-il des verites par rapport a l'etre ? Le second : Qu'en est-il des verites par rapport a l'apparaitre ? Le troisieme deman-dera : Qu'en est-il de l'etre et de l'apparaitre du point de vue des verites ? Ainsi j'aurai fait le tour de la question. Une verite, du point de vue humain, du point de vue anthropologique, se compose d'incorporations individuelles dans des ensembles plus vastes. Je voudrais donc savoir comment se presentent, se disposent le monde et les individus du monde, lorsqu'on les examine a l'interieur du processus des verites lui-meme. C'est une question qui renverse en quelque sorte la perspective des deux premiers volumes. On se demandait ce qu'etaient les verites du point de l'etre et du 8 point de vue du monde, on se demande maintenant ce qu'il en est de l'etre et du monde du point de vue des verites. On trouve naturellement des esquisses de ce propos dans les deux reuvres an-terieures. L'etre et l'evenement, en particulier, contient une theorie assez com-pliquee du retour des verites sur le monde dans la figure du savoir. La these est que l'on appellera savoir, nouveau savoir, creation d'un savoir, la maniere dont une verite eclaire de fagon differente la situation ontologique. C'est comme dans Platon : on arrive a l'ldee en sortant de la caverne des apparences, mais il faut redescendre dans la caverne pour eclairer ce qui existe a partir de l'ldee. Et il faut le faire quitte a courir un certain nombre de risques. C'est en effet au moment du retour dans la caverne que le risque est le plus grand, au moment ou vous vous prononcez, du point de vue de ce que vous estimez etre des verites, sur le monde tel qu'il apparait, et donc sur les ideologies dominantes. Cette question du retour, je l'ai deja traitee dans L'etre et l'evenement sous le nom de theorie du forgage : on force une transformation du savoir a partir de la verite. C'est une theorie assez complexe, comme l'est deja, a vrai dire, la theorie du retour dans la caverne chez Platon. Platon, en fin de compte, n'en dit pas grand-chose, sinon que le retour est tres risque, tres difficile, incertain. Platon nous dit que ce retour, il faut y etre force, sinon on resterait dans le calme domaine de la contemplation des verites. En cela, le terme de forgage, utilise dans l'etre et l'evenement en ce qui concerne la relation d'une verite aux savoirs, est tout a fait a sa place. Ce n'est pas une procedure naturelle, spontanee. Quant a Logiques des mondes, le livre ne comporte pas de theorie du forgage, mais une theorie des relations intimes entre la singularite du monde et l'uni-versalite d'une verite, a travers le phenomene des conditions concretes, appa-raissantes, empiriques de la construction du corps des verites. Je soutiens que la verite est un corps. A ce titre, elle est faite avec ce qu'il y a, c'est-a-dire avec d'autres corps individuels, et c'est ce qui s'appelle une incorporation. Cette incorporation nous eclaire sur la maniere dont une verite procede dans un monde et sur sa relation avec les materiaux de ce monde lui-meme, a savoir les corps et le langage. Vous savez que, dans Logiques des mondes, je pars de la formule : « Dans un monde, il n'y a que des corps et des langages, sinon qu'il y a des verites. » Je procede a un premier examen materialiste de ce « sinon que » : les verites sont aussi corps et langage, corps subjectivables. Pour eclairer la relation des verites aux corps et aux langages, j'utilise une notion qui est l'equivalent du 9 10 forgage dans L'etre et I'evenement, a savoir, le concept de compatibilite. Un corps de verites est compose d'elements compatibles, en un sens a la fois technique et elementaire : ils se laissent dominer par un meme element. Une verite, au fond, est toujours une multiplicite unifiee, dominee ou organi-see par quelque chose qui rend compatible ce qui ne l'etait pas necessairement. Pour prendre un exemple tres simple, une bonne partie de la conception de ce qu'etait un parti revolutionnaire consistait a creer une theorie ou intellectuels et ouvriers seraient compatibles, et ou la politique rendrait compatibles des differences de classe qui normalement ne le sont pas. La theorie de Gramsci de l'intellectuel organique, et d'autres theories voisines, sont de ce type. Elles ne traitent pas simplement des differences de classe en tant que conflit, elles creent aussi des compatibilites entre classes qui n'existaient pas, d'ou par exemple une theorie des alliances de classe. En esthetique, on a une situation du meme or-dre. Une ffiuvre d'art - consideree comme sujet - cree des compatibilites entre des choses qui etaient considerees comme non compatibles, absolument separees. Une peinture en cree entre des couleurs qui ne paraissaient pas destinees a aller ensemble, entre des formes qui etaient disparates. Elle integre formes et couleurs dans des compatibilites de type superieur. Bref, le concept de forgage, au niveau ontologique, et le concept de compatibi-lite, au niveau phenomenologique, traitent deja du rapport entre la verite et la situation dans laquelle la verite procede. Le troisieme volume, si j'ai vraiment le courage de l'ecrire, systematisera tout cela. Il s'installera en quelque sorte dans les differents types de verite pour se demander : Que se passe-t-il quand tout un monde est aborde du point de vue de la verite ? Que se passe-t-il onto-logiquement quand on adopte le point de vue des multiplicites generiques sur les multiplicites ordinaires, quelconques, qui composent ontologiquement une situation ? Et dans ce cadre, je traiterai des affects singuliers qui signalent, au niveau indivi-duel, le processus d'incorporation. Qu'est-ce que le bonheur amoureux ? Qu'est-ce que le plaisir esthetique ? Qu'est-ce que l'enthousiasme politique ? Qu'est-ce que la joie - ou la beatitude - scientifique ? Dans L'immanence des verites, tout cela sera systematiquement etudie. La construction de ce livre a venir sera en somme assez simple. Je prevois un grand developpement inaugural, plus technique et plus precis, du probleme que je viens de vous presenter rapidement : le probleme de la relation entre les individus incorpores a une verite et les multiplicites ordinaires, pensees dans leur etre comme dans leur apparaitre mondain. Je prevois ensuite une deuxieme partie qui degagera les lois generales, les dispositifs formels, qui organisent les rapports au monde a partir du point de vue des verites. On aura ainsi une theorie generale de l'incorporation individuelle et des affects qui la signalent. On demandera : Qu'est-ce que l'eclaircie du monde du point de vue des verites ? Qu'est-ce qu'un obstacle ? Une victoire ? Un echec ? Une creation ? Une troisieme partie reprendra les choses procedure de verite par procedure de verite, en pro-posant une theorie systematique de l'art, de la science, de l'amour et de la poli-tique. Une telle theorie, meme si elle est esquissee dans de nombreux endroits de mon ffiuvre, n'y est presente nulle part. Voila le plan, ideal, dans son actuelle absence, de L'immanence des verites^ Je voudrais insister sur le fait que dans la second partie, je compte proposer une theorie de ce qu'il y a de commun entre les quatre procedures de verite et de leur unite virtuellement possible. Cette partie comportera en effet la reprise d'une theorie des verites, mais cette fois du point de vue des verites elles-memes. Il s'agira de se demander ce qui les identifie en elles-memes, non plus ce qui les differencie de l'etre anonyme ou des objets du monde. Mais il s'agira aussi de continuer mon interrogation sur la philosophie. Vous savez que, dans le Manifeste pour la philosophie, je la definis comme ce qui cree un lieu de compossi-bilite, un lieu de coexistence, pour les quatre conditions. Il reste a examiner si la philosophie ne s'appuie pas en outre sur une figure de vie qui integrerait ces procedures. C'est une question qu'on me pose assez souvent et j'ai l'intention de l'attaquer de front. Cela revient d'une certaine fagon a se demander : Qu'est-ce qu'une vie complete ? Je ne parle pas seulement d'une vraie vie. Cette derniere question, je l'aborde d'ailleurs a la fin de Logiques des mondes. Qu'est-ce que la vraie vie, dont Rimbaud dit qu'elle est absente, mais dont je soutiens qu'elle peut etre presente ? C'est vivre sous le signe de l'ldee, c'est-a-dire vivre sous le signe de l'incorporation effective. L'autre question est voisine, mais differente : Y a-t-il une Idee des idees, c'est-a-dire une Idee de la vie complete ? On retourne ainsi a l'ambition de la sagesse antique. On retrouve cette aspiration initiale d'une vie, 11 12 non seulement marquee par I'Idee et la verite, mais par I'idee d'une vie achevee, une vie ou aurait ete experimente en matiere de verite tout ce qui peut I'etre. Cette interrogation ira-t-elle jusqu'a supposer que peut exister un sujet philo-sophique ? Ce qui se tient pour ainsi dire au milieu des quatre conditions, ce qui circule conceptuellement de l'art a la science en passant par la politique et l'amoutr, c'est la philosophie elle-meme et non pas un sujet philosophique, dont l'existence est douteuse. La question du sujet va cependant hanter ce troisieme tome. Je me suis toujours defendu contre la these que la philosophie etait une procedure de verite comme les autres. Elle ne peut pas etre comme les autres, puisqu'elle depend de leur existence, alors que ni l'art, ni la science, ni l'amour, ni la politique, ne dependent de l'existence de la philosophie. Il est donc evident que la philosophie est decalee par rapport aux quatre type de procedures de verite. Toutefois la question de savoir si on peut neanmoins indiquer la place d'un sujet philosophique est ouverte. S'il y a un sujet philosophique, de quoi s'agit-il ? Qu'est-ce qu'avoir acces a la philosophie ? Qu'est ce qu'etre dans la philosophie ? Il n'y a certainement pas d'incorporation philosophique, au sens ou on la trouve chez le militant politique, l'artiste, le savant ou l'amant. Et pourtant on a bien acces, dans la philosophie, a une pensee consistante, et non pas a rien. La question reste ouverte : Si on suppose l'existence d'un sujet de la philosophie, quelle en serait la place ? Est-il, comme quelques unes de mes metaphores le suggerent, un centre absent ? Il est clair que la philosophie propose une doctrine generale de ce qu'est un sujet de verite. Mais comment entre-t-on dans cette proposition philosophique, comme s'y alimente-t-on ? De quelle nouvelle maniere permet-elle de faire retour sur les procedures de verite ? Comment, enfin, peut-elle ouvrir la voie a la vraie vie ou a la vie complete ? Ce sont les questions que je vais poser. Il est clair que mes approches de ces questions ont toujours ete quelque peu hesitantes. Je suis devant un probleme non regle. Ce n'est pas parce que ma philosophie est systematique qu'elle pretend avoir resolu tous les problemes ! Il faut dire que jusqu'a ce jour j'ai eu tendance a aborder certains problemes ne-gativement, en rejetant plutot qu'en proposant. Ainsi j'ai rejete la these sophisti-que selon laquelle la philosophie n'est une unification generale des choses que parce qu'elle est une rhetorique generale. Le tournant langagier du XXe siecle a fondamentalement abouti a un type de doctrine qui assimile la philosophie a une rhetorique generale. Cela peut aller jusqu'a la these de Barbara Cassin : il n'y a pas d'ontologie, uniquement une logologie. C'est le langage qui decoupe et constitue tout ce qu'on a propose comme forme de l' etre. Le XXe siecle a connu une tendance, a la fois academique, critique, antidogmatique, qui s'est centree progressivement sur la puissance creatrice du langage. Derrida est en plein dans cette tendance. Ä mes yeux, cela fait de la philosophie une rhetorique generale, rhetorique subtile, moderne, tout ce que l'on voudra. Mais, je l'ai dit a plusieurs reprises, je ne suis pas dans ce registre-la. Je m'inscris dans la discussion entre Platon et les sophistes. Comme le Cratyle l'etablit, nous, les philosophes, nous partons des choses et non des mots. Donc, negativement, j'ai deja pris une serie de positions sur l'acces a la philosophie. Sur un mode plus affirmatif, j'ai designe ce que j'ai appele des operations philosophiques : j'ai donc parle non pas d'evenements, mais d'operations. Deux d'entre elles m'ont paru impossibles a contester. En premier lieu, les operations d'identification : la philosophie repere des verites, en particulier des verites de son temps, a travers la construction d'un concept renouvele de ce qu'est une verite. Deuxieme operation : a travers la categorie de verite, la philosophie rend compossibles des registres differents et heterogenes de verite. Il s'agit d'une fonction de discernement et d'une fonction d'unification. La philosophie a tou-jours ete prise entre les deux. Le discernement aboutit a une conception critique, distinction de ce qui est vrai et non vrai, l'unification aboutit aux differents usages de la categorie de totalite et de systeme. Je maintiens ces deux fonctions classiques de la philosophie. J'ai toujours af-firme que j'etais un classique. Je montre que la philosophie elabore, en contem-poraneite avec ses conditions, des categories de verite qui lui permettent de dis-cerner ces conditions, de les isoler, de montrer qu'elles ne sont pas reductibles au train du monde ordinaire. Par ailleurs, elle essaie de penser en quelque sorte un concept du contemporain, en montrant comment les conditions composent une epoque, une dynamique de la pensee, dans laquelle tout sujet s'inscrit. Tout cela je l'ai deja accompli. Mais il faut aller plus loin et se demander quel est le rapport de la philosophie a la vie. C'est une question primordiale. Si l'on ne peut dire a quoi la philosophie sert du point de vue de la vraie vie, elle n'est qu'une discipline academique supplementaire. Le troisieme volume tentera donc aussi de creer la possibilite d'un abord frontal de cette question. Il s'agira de reprendre la question platonicienne du rapport de la philosophie et du bonheur. 13 14 En somme, il faut passer d'une doctrine negative de la singularity universelle des verites a une doctrine immanente et affirmative. Je suis frappe moi-meme par le fait que je n'ai traite pour l'instant des verites, et par consequent du sujet - le sujet est le protocole d'orientation d'une verite, verite et sujet sont absolument lies -que d'une maniere differentielle. Je me suis demande quel type de multiplicite est une verite. Qu'est-ce qui la differencie d'une multiplicite quelconque ? C'etait le propos fondamental de L'etre et l'evenement. Deja a cette epoque j'etais donc dans l'exception. Si une verite est une exception aux lois du monde, on doit pouvoir expliquer en quoi consiste cette exception. Si on est dans le domaine de l'ontologie, de la theorie de l'etre, de la theorie mathematique de l'etre, on doit pouvoir expliquer mathematiquement quel est le type de multiplicite qui singu-larise les verites. M'appuyant sur la theorie des ensembles et les theoremes de Cohen, je montre que cette multiplicite est generique. En d'autres termes, c'est une multiplicite qui ne se laisse pas penser a travers les savoirs disponibles. Aucun predicat du savoir disponible ne permet de l'identifier. C'est a cela que sert la technique de Cohen : a montrer qu'il peut exister une multiplicite indis-cernable, qui ne se laisse pas discerner par les predicats qui circulent dans les savoirs. De cette fagon, la verite echappe au savoir au niveau de son etre meme. Cela parait une determination positive des verites : elles sont des multiplicites generiques. Mais a y regarder de pres, il s'agit d'une determination negative : ce sont des multiplicites qui ne sont pas reductibles au savoir disponible. La definition de la verite passe donc par une demarche differentielle et non pas par une construction intrinseque ou immanente. Dans Logiques des mondes, la verite est definie comme corps subjectivable. Quels en sont les caracteristiques propres ? Il y en a plusieurs, mais l'une est centrale : le protocole de construction de ce corps est tel que tout ce qui le compose est compatible. Toutefois, cette compatibilite n'est au fond qu'une caracte-ristique relationnelle de ce qu'est une verite. Ä l'interieur d'une verite, on trouve une relation de compatibilite entre tous ses elements. C'est une caracteristique objective. Dans les deux cas, je suis donc parvenu a une determination objective precise, respectivement de l'etre d'une verite et de l'apparaitre d'une verite. Mais il manque une determination subjective, precisement. Tout cela ne nous dit pas ce qu'est la verite vecue de l'interieur de la procedure de verite, c'est-a-dire ce qu'elle est pour le sujet de verite lui-meme. Mes reponses a ces questions restent, a mon avis, trop fonctionnelles. Je dis que le sujet est au niveau ontologique un point, un moment local de la verite. Au niveau phenomenologique, je dis qu'un sujet est une fonction d'orientation de la construction d'un corps subjectivable. Ce sont des definitions fonctionnelles qui restent elles-memes objectives. ll faut desormais parvenir a quelque chose qui materialise, ecrit, organise le protocole de verite, vu cette fois de maniere immanente, c'est-a-dire subjective en tant que tel. Dans Theorie du sujet, je distinguais le « proces subjectif » et la « subjectivation ». Pour utiliser cette distinction, je dirai que L'etre et l'evenement et Logiques des mondes contiennent des choses decisives sur le « proces subjectif », mais la « subjectivation » reste obscure, traitee negativement et de fagon purement differentielle. La subjectivation est la fagon dont on subjective de l'interieur le protocole de verite. Il manque une intuition de ce qu'est une subjectivation. Mais comment traiter de fagon convaincante de la subjectivation ? Et quels sont les protocoles formels d'un pareil traitement ? Pour l'instant je sais en tout cas une chose : cela va supposer une transformation formelle de la categorie de negation. Si les protocoles subjectifs d'une verite se composent de ralliements ou d'incorporations des individus au devenir d'une verite, la question est alors de savoir comment fonctionne la difference individuee a l'interieur du protocole de verite. C'est une question qui m'a toujours interesse. Prenons un exemple tres simple. Deux personnes regardent un tableau. On aura un fragment d'incorpo-ration, fragment signale par un certain affect, par un travail de l'intelligence, par l'immobilisation du regard sur le tableau. Je me place plutot du point de vue du spectateur que du createur, pour bien indiquer qu'une verite est constamment disponible a l'incorporation. Cet acte de subjectivation qu'est l'incorporation est-il identique chez les deux spectateurs ? S'agit-il d'identite ou de compatibili-te ? On ne peut pas dire en tout cas que la dualite au sein de cette experience - il peut y avoir par ailleurs des millions de personnes dans cette meme experience -va rompre l'unite du sujet. Comment est-ce possible ? Une grande partie du scepticisme en ce qui touche aux verites s'enracine dans ce type d'experience. Ä chacun sa verite, disait Pirandello ! « A chacun sa verite » implique qu'il n'y ait pas de verite du tout. Dans le cas d'un tableau, il y aura un objet unique qui va se disloquer selon les perceptions des uns et des autres. Pourquoi, maintenant, cela conduit-il au probleme de la negation ? Parce que tout le probleme est de savoir quel est le type de negation auquel renvoie cette 15 16 difference. Chacun voit le tableau a sa maniere, la perception de l'un n'estpas la perception de l'autre. Mais que signifie « n'est pas » ? Ce qui disloque la perception et conduit au scepticisme, c'est l'idee que ce « n'est pas » est une negation classique, c'est-a-dire que l'une des perceptions peut et doit etre contradictoire avec l'autre. Sur quelle theorie de la negation peut-on alors s'appuyer pour eviter cette consequence sceptique de la negation ordinaire ? La reponse est que l'on doit prendre appui sur la theorie de la negation paraconsistante, le troisieme type de logique (apres la classique et l'intuitionniste) decouvert par le Bresilien Da Costa, dans lequel le principe de contradiction n'est pas valable. Le formalisme nouveau qui sera donc introduit a grande echelle dans ce troisieme tome sera la negation paraconsistante, laquelle contredit explicitement le principe de non contradiction. Ce formalisme permet que des perceptions contradictoires, des lors qu'il s'agit d'une verite, puissent coexister sans interrompre l'unite de cette verite. Cela m'interesse d'autant plus qu'au creur de l'amour se pose un probleme de ce genre, si l'on admet, ce qui est ma these, que l'on doit partir, pour le comprendre entierement, de la coexistence d'une position feminine et d'une position masculine - positions a certains egards entierement disjointes. Si donc le formalisme majeur de L'etre et I'evenement a ete la theorie des ensembles et le theoreme de Cohen, si le formalisme majeur de Logiques des mondes a ete la theorie des faisceaux, la topologie, et donc largement la logique intuitionniste, le formalisme du troisieme volume sera la logique paraconsistante, avec toute une meditation sur les limites du principe de non-contradiction. Ceci etant, il n'y a pas que les formalismes. Ils ne sont en fait que des sortes d'echafaudages pour la construction conceptuelle, et ils supposent en fait une bonne dose d'intuition. On peut soutenir que tout philosophe part d'un contact subjectif a la verite - son point personnel de rencontre avec la verite en quelque sorte. C'est ce point qu'il cherche a transmettre a travers sa philosophie. Mais en meme temps, il sait, au fond de lui-meme, que ce point n'est pas transmissible, etant son contact absolument propre avec la verite. Cela n'explique-t-il pas, en particulier, la difficulte que Platon eprouve a definir l'ldee du Bien ? Ne risque-ton pas d'arriver, en ce point, a l'ineffable ? Cela arrive dans beaucoup de dispositions philosophiques. On aboutit a un point qui est l'ultime point reel. Ce dernier, conformement a ce qu'en dit Lacan, ne se laisse pas symboliser. Spinoza, par exemple, nomme un point ultime qui est l'intuition intellectuelle de Dieu, mais il n'en donne pas d'intuition reelle. Preuve en est que la meilleure approximation en est la beatitude eprouvee dans le savoir mathematique. Or, le savoir mathematique est du deuxieme genre de connaissance, non du troisieme. L'in-tuition du point ultime echappe donc. Quant a Platon, il declare expressement, dans la Republique, qu'il ne peut donner qu'une image du Bien, et rien d'autre. L'Immanence des verites sera en partie une tentative d'encercler au maximum ce point, avec l'espoir de le reduire en tant que point ineffable. Il s'agira de le ren-dre aussi peu ineffable que possible et donc aussi transmissible que possible. Je ne sais pas pour autant, a l'heure actuelle, jusqu'ou je dois aller dans cette direction. Mais je sais que je me separe ici de Platon. Platon part d'une experience philosophique de l'ldee, mais la necessite de trans-mettre cette experience reste chez lui largement exterieure au contenu de l'expe-rience elle-meme. C'est pourquoi il affirme qu'il faudra forcer les philosophes a se faire politiques et pedagogues. Quand on les aura amenes a l'Idee du Bien, ils n'auront qu'une idee, c'est d'y rester ! Cette necessite de transmettre, qui vient du dehors de l'experience meme de la verite, est pour Platon une exigence so-ciale et politique. Il faut que cette experience puisse etre partagee au niveau de l'organisation generale de la societe. Si l'on ne transmet pas, on laisse les gens sous l'empire des opinions dominantes. Il faut donc « corrompre » la jeunesse, au sens qui etait celui de Socrate, c'est-a-dire lui transmettre les moyens de ne pas etre asservie aux opinions dominantes. Je partage entierement cette vision de la philosophie. Et je suis tres attache, comme on le sait, a sa didactique. Mais il faut reconnaitre que chez Platon il y a une obscurite sur la question de savoir quelle est la nature de la verite. Cette verite, il ne l'a pas vraiment dite. On sait qu'il y a eu des interpretations ab-solument contradictoires de Platon. Il a pu etre vu, chez Galilee et beaucoup d'autres, comme l'exemple meme du rationalisme scientifique. Mais chez les neoplatoniciens il a ete tenu pour l'exemple meme de la theologie transcendan-te. Ces divergences s'expliquent par le fait que Platon n'a pas dit grand-chose de cette verite dont il parle. Il en a en quelque maniere reserve l'experience. Pour moi, les verites existent, je les caracterise, j'ai dit et je dirai de maniere explicite - dans L'immanence des verites - comment et pourquoi elles existent. Il est vrai que la transmission est ici difficile. Ce qu'il faut transmettre, c'est que 17 18 les verites, en tant qu'elles existent, sont en exception du reste. Platon lui aussi d'ailleurs presente l'ldee du Bien comme exceptionnelle. L'Idee du Bien n'est pas une Idee ! Elle depasse de beaucoup l'Idee en prestige et en puissance, selon un passage de la Republique souvent commente. Qu'est-ce que cela peut bien etre ? La theologie negative dira que c'est Dieu, et de Dieu on ne peut rien dire. Du cote du rationalisme, on trouve l'interpretation de Monique Dixsaut et de bien d'autres - la mienne aussi, en l'occurrence. Elle consiste a montrer qu'il y a un principe d'intelligibilite qui n'est pas reductible a l'Idee elle-meme. Que l'Idee soit principe d'intelligibilite se situe naturellement au-dela de l'Idee com-me principe regional de l'action ou de la creation. Platon est un personnage fondateur et d'une importance tres grande pour moi. Mais il faut reconnaitre qu'il est fuyant. Il montre une obliquite, que favorise d'ailleurs le dialogue, car on ne sait jamais exactement qui parle et qui dit la verite. Cela coule comme un torrent ; au terme, on a bien saisi le probleme, mais non la solution. On ne sait pas exactement en quel sens s'est prononce Platon. C'est un peu une deception organisee. Par exemple, les interlocuteurs de So-crate, dans la Republique, lui font remarquer qu'il est grand temps qu'il defi-nisse cette Idee du Bien dont il les entretient depuis assez longtemps deja. On voit alors Socrate faire des manieres et dire a peu pres : « Vous m'en demandez beaucoup trop ! » Ce n'est pas mon genre. J'essaie au contraire de dire le maximum de ce que je peux dire. Je suis un platonicien plus affirmatif et moins fuyant que Platon. J'es-saie du moins ! C'est la conception que je me fais de la philosophie : un exercice de transmission de quelque chose qu'on pourrait se contenter de declarer intransmissible. En ce sens, c'est cela l'impossible propre de la philosophie, son but, son terme. Je suis donc engage dans la lutte contre le scepticisme contem-porain, le relativisme culturel, la rhetorique generalisee, exactement comme Platon etait engage contre les sophistes. Il s'agit pour moi d'affirmer la position d'exception de la verite, mais de ne pas la declarer pour autant intransmissible, car ce serait endosser une faiblesse considerable par rapport au nihilisme dominant. Je laisse toutefois ouverte la possibilite que le concept de verite, et plus encore ce que j'appelle son ideation, ce qui veut dire l'incorporation d'un individu au devenir d'une verite, soit, comme cela parait bien etre le cas chez Platon, assez malaisement transmissible. Il est a ce propos tout a fait interessant d'observer le programme d'apprentissage de la philosophie dans la Republique : i. Arithmeti-que, 2. Geometrie, 3. Geometrie dans l'espace, 4. Astronomie, 5. Dialectique. Or, dans le passage sur la dialectique, comme tout le monde peut le remarquer, il n'y a presque rien ! On se contente donc d'enregistrer que l'apprentissage phi-losophique est a base de mathematique et d'astronomie, donc refere explicite-ment a une condition scientifique. Au dela de cette base, « dialectique » nomme quelque chose de different. Mais cette difference reste abstraite, elle n'est pas plus claire que l'idee du Bien. Faut-il alors se rallier a la these fameuse de Bergson selon laquelle chaque phi-losophe trouve dans sa conscience un point insaisissable ? Comme le dit Bergson, « En ce point est quelque chose de simple, d'infiniment simple, de si ex-traordinairement simple que le philosophe n'a jamais reussi a le dire. Et c'est pourquoi il a parle toute sa vie » ? Si dans ma philosophie je vois un point de ce genre, c'est celui que nous avons cerne et identifie, et qui consiste en fait a penser jusqu'au bout la subjectivation du vrai - et non pas seulement l'existence du processus de verite. C'est ce que j'appelle l'incorporation, non saisie dans sa logique objective, mais ressaisie du point de vue de l'individu lui-meme, dans le moment ou il prend part a l'activite d'un Sujet, parce qu'il est incorpore au devenir-corps du vrai. L'intuition de cette incorporation est accompagnee en general d'un affect singulier qui n'est, sans doute, rien d'autre que ce sentiment de difficulte a transmettre dont nous par-lions. C'est le probleme qui sera l'objet de l'reuvre que je projette et dont nous avons parle. J'hesiterai toutefois a dire que l'obstacle est la simplicite. Cette simplicite est evidemment typique de l'ontologie bergsonienne, une ontologie non pas ma-thematique, mais vitaliste. Le point radical d'une ontologie vitaliste consiste a se situer dans le differentiel pur du mouvement ou de la duree pure. C'est en effet la l'experience de la simplicite absolue et en meme temps le fondement de la pensee pour Bergson. Mais quand l'ontologie est mathematique, comme c'est le cas pour moi, on part d'une complexite intrinseque, d'une multiplicite pure qui ne renvoie pas a une simplicite originaire autre que le vide. Que du vide on ne puisse d'ailleurs rien dire, cela va de soi. 19 Finalement, je suis d'accord avec Bergson sur le fait qu'il y a un point origi-naire de l'experience, point que toute la didactique philosophique s'efforce de rejoindre et de transmettre. Mais je pense que l'experience de ce point est l'ex-perience concentree d'une complexite et non l'experience d'une simplicite. Je suis au fond assez d'accord avec Spinoza. L'exemple que Spinoza propose pour le troisieme genre de connaissance, connaissance intuitive et absolue, est celui d'une demonstration mathematique qui serait ramassee en un point. Cela me convient. Quand on a veritablement compris une demonstration mathematique, on n'a plus besoin des etapes : on a compris quelque chose qui se rassemble en un point. Cela dit, la didactique est obligee de reprendre les etapes, car il y a une complexite de ce point, complexite cachee, dans la mesure ou nous avons affaire a un point. Ce n'est pas la meme chose d'avoir une complexite contractee et une simplicite pure comme chez Bergson. Plutot que vitaliste, je crois que je suis a la fois materialiste et platonicien. Je peux partir d'un fait qui m'a beaucoup frappe. Althusser a lui-meme soutenu, avec une force particuliere, l'idee que la contradiction principale de la philosophie etait entre le materialisme et l'idealisme. Or, pour aller jusqu'au bout de cette these dans les conditions du materialisme moderne, compte tenu de la ma-thematique, de la science moderne, du bilan general du materialisme, il s'est vu contraint d'introduire la notion de materialisme aleatoire. Pour des raisons fort nombreuses, il fallait faire une place ineluctable a la question du hasard dans tout materialisme contemporain, la plus spectaculaire de ces raisons etant le de-veloppement de la mecanique quantique. Dans l'unite de plan materialiste que je developpe, l'existence objective des multiplicites est bordee, si je puis dire, par la possibilite de l'aleatoire, par la possibilite que quelque chose survienne qui ne se laisse ni prevoir, ni calculer, ni reincorporer a partir de l'etat de choses existant. C'est ce que j'appelle un evenement. Il y a quelque chose comme un point absolu hasardeux, hasardeux au sens ou il ne se laisse pas organiser par ce de quoi il procede. Je n'ai besoin de rien d'autre qu'un tel point hasardeux. Un evenement me suffit pour deployer l'exception du vrai. Et je ne sors pas du materialisme, qu'aucune raison intrinseque ne contraint a etre organiquement lie au determinisme. Le determinisme n'a ete que l'une des conceptions possibles du materialisme. Comme on le sait depuis les origines du materialisme, le determinisme est in-suffisant, puisque, des l'atomisme primitif, le clinamen, cette deviation sou- 20 daine des atomes, sans lieu ni cause, introduit un evenement soustrait a toute determination - j'en ai longuement parle dans Theorie du sujet. J'admire tout particulierement les premiers materialistes, consequents, heroi'ques, Demo-crite, Epicure, Lucrece, qui dans un monde peuple de dieux, de superstitions, introduisent la these radicale qu'il n'y a que des atomes et du vide. Toutefois, ils ont bien du se rendre a cette evidence qu'ils ne pouvaient deduire l'evene-ment du monde des seuls atomes et du vide. Il faut un troisieme terme, qui a la forme d'un hasard pur. Finalement, quand je dis : « Il n'y a que des corps et des langages, sinon qu'il y a des verites », j'accomplis un geste epicurien. Je dis qu'il y a une exception. Mais cette exception n'est fondee elle-meme que sur l'existence de l'evenement. Et l'evenement n'est rien d'autre que la possibilite de l'aleatoire dans la structure du monde. Je ne pense pas du tout qu'avec l'intro-duction des evenements je sorte du materialisme. Certains ont juge qu'il y avait la un nouveau dualisme. On m'a dit: « Vous introduisez de l'exception, ce n'est plus du materialisme ». Mais il se trouve que les consequences d'une exception sont entierement situees dans un monde. Il n'y a pas de plan sensible et de plan intelligible, de plan de l'evenement et de plan du monde qui soient distincts. Je soutiens d'ailleurs que l'on peut interpreter Platon en faisant l'economie de cette dualite du sensible et de l'intelligible, qui releve plutot d'un platonisme vulgaire. Certes, Platon s'exprime souvent ainsi. Mais n'oublions pas son cote fuyant, retors, et l'utilisation tres frequente des images. Pour en revenir a l'evenement, a l'aleatoire, il faut bien insister sur l'existence d'une coupure. Il y a l'avant et l'apres. Cette coupure ne fait pas passer d'un monde inferieur a un monde superieur. On est toujours dans le meme monde. Les consequences de la coupure ont certes un statut d'exception par rapport a ce qui ne depend pas de la coupure. Mais il va falloir demontrer que ces consequences sont organisees selon la logique generale du monde lui-meme. C'est une demonstration, c'est un labeur que je m'impose a chaque fois. Mes amis vieux-marxistes, comme Daniel Bensai'd, qui m'accusent d'introduire un element miraculeux, sont simplement des materialistes mecanistes. Marx, deja, et meme Lucrece, croisaient le fer contre eux. Ajoutons que quand vous etes un materialiste non mecaniste, c'est que vous etes dialecticien. Je crois en effet que l'on peut considerer mon entreprise philo-sophique comme une vaste traversee de la dialectique. J'ai maintenu, de bout en bout, l'idee que le statut ontologique des verites est un statut d'exception : ex- 21 ception du generique par rapport a ce qui est constructible, exception du corps subjectivable par rapport au corps ordinaire, exception de mon materialisme par rapport a un materialisme simpliste pour lequel il n'y a que des corps et des langages. Or, la categorie d'exception est une categorie dialectique, la pensee de l'exception ayant toujours lieu sur deux versants contradictoires. Il faut penser une exception comme une negation, puisqu'elle n'est pas reductible a ce qui est ordinaire, mais il faut aussi ne pas la penser comme miracle. Il faut donc la penser comme interne au processus de verite - non miraculeuse - et la penser malgre tout comme exception. C'est peut-etre ce que Lacan voulait signifier par « extime » : a la fois intime et exterieur a l'intime. Or, on est bien la dans le noyau de la dialectique. Chez Hegel, par exemple, la negation d'une chose est immanente a cette chose, mais en meme temps la depasse. Le noyau de la dialectique, c'est ce statut de la negation, comme un operateur qui separe et inclut a la fois. En ce sens-la, je dirai que je suis de fagon continue dans la dialectique, et tout particulierement dans Theorie du sujet, livre encore tres lie au marxisme classique et a ses develop-pements maoi'sants. Dans Theorie du Sujet, il n'y a pas de theorie generale des quatre conditions de la philosophie, pas plus d'ailleurs qu'il n'y a de theorie generale de l'evenement. Les categories fondamentales de L'etre et I'evenement n'y sont qu'en creux, comme ce qui permettrait de reunifier ce qui reste quelque peu fragmentaire dans Theorie du sujet. Mais on peut dire que je poursuis d'un bout a l'autre de mon entreprise philosophique, de Theorie du Sujet il y la trente ans au futur L'immanence des verites, une meditation sur la negation. Je cherche tout simplement a rendre raison de la possibilite du changement, de la possibilite de passer d'un certain regime des lois de ce qui est a un autre regime, par la mediation du protocole d'une verite et de son sujet. Je suis donc dans la pensee dialec-tique. Mais comme ma pensee dialectique inclut une figure du hasard, elle est non deterministe. Je rappelle que la dialectique hegelienne est implacablement deterministe. En cela elle est une grande pensee typique du XIX siecle. Elle est le spectacle de l'auto-developpement de l'absolu dans la necessite immanente de ce developpement. Je suis evidemment tres eloigne de tout cela. C'est la raison pour laquelle j'ai avec Hegel un rapport serre et complique en meme temps. Il ne faut pas oublier que dans mes trois grands livres, Hegel est un auteur minutieu-sement discute : dans Theorie du sujet, a propos du processus dialectique lui-meme, dans L'etre et l'evenement a propos de l'infini, dans Logiques des mondes, a propos de l'etre-la, des categories de l'etre-la. Dans L'immanence des verites, 22 je discuterai directement le concept hegelien de l'experience de la conscience, et aussi le concept hegelien de l'absolu. J'ai donc toujours eu une discussion intime avec Hegel, mais aussi avec Marx, Lenine, les grands revolutionnaires dialecticiens, a propos de la condition politique. Simplement, avec la presence d'un element aleatoire, j'introduis un principe de coupure qui n'est pas exacte-ment homogene aux principes classiques de la negation. C'est pourquoi finale-ment j'utiliserai trois logiques differentes et enchevetrees : la logique classique, la logique intutionniste et la logique paraconsistante. Cette triade renvoit probablement a ma definition de la philosophie, sur laquel-le je vais conclure. La philosophie, est cette discipline de pensee, cette discipline singuliere, qui part de la conviction qu'il y a des verites. De la, elle est conduite vers un imperatif, une vision de la vie. Quelle est cette vision? Ce qui a valeur pour un individu humain, ce qui lui delivre une vie veritable et oriente son existence, c'est d'avoir part a ces verites. Cela suppose la construction, tres compliquee, d'un appareil a discerner les verites, appareil qui permette de circuler au milieu d'elles, de les compossibiliser. Tout cela sur le mode de la contemporaneite. La philosophie est ce trajet. Elle va donc de la vie, qui propose l'existence des verites, a la vie qui fait de cette existence un principe, une norme, une experience. Que nous donne l'epoque dans laquelle nous vivons ? Qu'est-ce qu'elle est ? Quelles sont les choses qui y ont de la valeur ? Quelles sont les choses qui n'y ont pas de valeur ? La philosophie propose un tri dans la confusion de l'expe-rience, d'ou elle tire une orientation. Cette elevation de la confusion a l'elevation est l'operation philosophique par excellence et sa didactique propre. Cela suppose un concept de la verite. Cette « verite » peut tres bien recevoir un autre nom. Ainsi, dans toute une partie de l'ffiuvre de Deleuze ce que nous appelons ici « la verite » s'est appele « le sens ». Je peux identifier, dans n'im-porte quelle philosophie, ce que j'aurais, moi, nomme « verite ». Cela peut etre nomme « Bien », « esprit », « force active », « noumene » Je choisis « verite » parce que j'assume le classicisme. Il faut donc un tri, et pour cela il faut une machine a trier, c'est-a-dire un concept de verite. ll faut montrer que cette verite existe vraiment, mais qu'il n'y a pas pour autant de miracles et qu'il n'est pas necessaire d'avoir des dispositifs trans- 23 24 cendants. Certaines philosophies tiennent a ces dispositifs transcendants. Mais ce n'est nullement ma voie. On revient alors a la question simple, la question initiale : Qu'est-ce que vivre ? Qu'est-ce qu'une vie digne et intense, non reductible aux stricts parametres animaux ? Je pense que la philosophie doit inclure, a la fois dans sa conception et dans sa proposition, la conviction que la vraie vie peut etre experimentee en immanence. Quelque chose doit signaler la vraie vie de l'interieur d'elle-meme, pas seu-lement comme un imperatif exterieur, comme un imperatif kantien. Cela releve d'un affect lequel signale, indique, en immanence, que la vie vaut la peine d'etre vecue. Il y a chez Aristote une formule que j'aime beaucoup et que je reprends volontiers : « Vivre en immortel ». Il y a d'autres noms pour cet affect, « beatitude » chez Spinoza, « Surhomme » chez Nietzsche. Je crois qu'il y a un affect de la vraie vie. Cet affect n'a pas de composante sacrificielle. Rien ne negatif n'est exige. Il n'y a pas, comme dans les religions, de sacrifice dont la recompense est demain et ailleurs. Cet affect est le sentiment affirmatif d'une dilatation de l'individu, des lors qu'il co-appartient au sujet d'une verite. J'ai compris assez recemment cette incroyable obstination de Platon a demon-trer que le philosophe est heureux. Le philosophe est plus heureux que tous ceux qu'on croit plus heureux que lui, les riches, les jouisseurs, les tyrans... Platon y revient sans cesse. Il nous livre d'innombrables demonstrations de ce point : seul est veritablement heureux celui qui vit sous le signe de l'Idee, et c'est le plus heureux de tous. Ce que cela signifie est assez clair : le philosophe experimentera, de l'interieur de sa vie, ce qu'est la vraie vie. La philosophie, c'est donc trois choses. C'est un diagnostic de l'epoque : qu'est-ce que l'epoque propose ? C'est une construction, a partir de cette proposition contemporaine, d'un concept de verite. C'est enfin une experience existentielle relative a la vraie vie. L'unite des trois, c'est la philosophie.