491 Pregledni znanstveni članek/Article (1.02) Bogoslovni vestnik/Theological Quarterly 81 (2021) 2, 491—501 Besedilo prejeto/Received:10/2020; sprejeto/Accepted:02/2021 UDK: 27-36-1sv.Hieronim DOI: 10.34291/BV2021/02/Mantel © 2021 Mantel, CC BY 4.0 Emmanuelle Mantel La lettre de consolation chez saint Jérôme Tolažilno pismo pri sv. Hieronimu Letter of Consolation in St. Jerome Résumé: Mon étude porte sur sept lettres de consolation écrites par Saint Jérôme : Ep. 23, à Marcella à la mort de Léa ; Ep. 39, à Paula sur la mort de sa fille Blesilla ; Ep. 60, à Heliodorus sur la mort de son neveu Népotien ; Ep. 66, à Pamma- chius à la mort de sa femme Paulina ; Ep. 77, à Oceanus sur la mort de Fabiola ; Ep. 79, à Salvini à la mort de son mari ; Ep. 108, à Eustochium à la mort de sa mère Paula. Nous analyserons si ces lettres peuvent être considérées comme des consolations, s’il existe des particularités hiéronymiennes dans ce genre littéraire, si Jérôme se conforme à un style existant ou s’il crée son propre style à partir de la tradition consolatoire. Nous étudierons aussi l’évolution de l’écri- ture de Jérôme au fil du temps et selon les destinataires. Mots clés: epistula, consolatio, rhétorique, laudatio, exhortatio, lamentatio, chri- stianisme, style Povzetek: Študija zadeva sedem tolažilnih pisem, ki jih je sv. Hieronim napisal: Mar- celi ob Lejini smrti (Ep. 23); Pavli ob smrti njene hčere Blezile (39); Heliodorju ob smrti njegovega nečaka Nepocijana (60); Pamahiju ob smrti njegove žene Pavline (66); Oceanu ob smrti Fabiole (77); Salvini ob smrti njenega moža (79); Evstohiji ob smrti njene matere Pavle (108). Analizirana bodo vprašanja, ali lah- ko ta pisma uvrščamo v žanr tolažilnega pisma, ali obstajajo hieronimijanske posebnosti v tej literarni zvrsti, ali Hieronimovo pisanje ustreza obstoječemu slogu ali na podlagi tolažilne tradicije ustvarja svoj slog. Preučevan bo tudi ra- zvoj Hieronimovega pisanja glede na čas in prejemnike. Ključne besede: pismo, consolatio, retorika, laudatio, exhortatio, lamentatio, kr- ščanstvo, slog Abstract: My study is about seven letters of consolation written by Saint Jerome: Ep. 23, to Marcella on Lea’s death; Ep. 39, to Paula on her daughter Blesilla’s death; Ep. 60, to Heliodorus on his Nepotian nephew’s death; Ep. 66, to Pam- 492 Bogoslovni vestnik 81 (2021) • 2 machius on his wife Paulina’s death; Ep. 77, to Oceanus on Fabiola’s death; Ep. 79, to Salvina on her husband’s death; Ep. 108, to Eustochium on his mother Paula’s death. We will analyze if these letters can be considered as consolations, if there are any of Jerome’s peculiarities in this literary genre, and if Jerome conforms to an existing style or borrows his style from the Consolatory tradi- tion. We will study the evolution of Jerome’s writing over time and according to the addressees. Keywords: epistula, consolatio, rhetorics, laudatio, exhortatio, lamentation, Chri- stianity, style Jérôme de Stridon est une personnalité à part chez les Pères de l’Eglise : jamais évêque, entouré de femmes, en général très tranché, parfois à contre-courant. Pour les lettres de consolation latines chrétiennes, qu’en est-il ? Jérôme réussis- sait-il à être un »bon« consolateur ? Lui qui ne voulait pas être »cicéronien mais chrétien«, se conformait-il au modèle existant ? Existe-t-il des particularités hié- ronymiennes ? Y a-t-il eu une évolution au cours des vingt années qui séparent sa première lettre considérée comme consolatoire de la dernière (de 384 à 404) ? Diffèrent-elles en fonction du degré d’intimité qui lie le destinateur et le desti- nataire ? Ou en fonction du sexe du destinataire ? Nous essaierons de répondre au mieux à ces questions à l’aide de notre corpus. 1. Notre corpus Il est composé de sept lettres, évoquant toutes des morts de proches : – Ep. 23, rédigée à l’automne 384, à l’adresse de Marcella sur la mort de Lea, une amie (ad Marcellam de exitu Leae) – Ep. 39, rédigée la même année, adressée à Paula sur la mort de sa fille Blesilla (ad Paulam de morte Blesillae) – Ep. 60 à Heliodorus sur la mort de son neveu Nepotianus, vers 396 (ad Helio- dorum epitaphium Nepotiani) – Ep. 66 à Pammachius sur la mort de son épouse Paulina (ad Pammachium de dormitione Paulinae), rédigée en fin d’année 397 – Ep. 77 à Oceanus sur la mort de Fabiola (ad Oceanum de morte Fabiolae), ré- digée vers 400 – Ep. 79 à Salvina (ad Salvinam) sur la mort de son époux Nebridius, rédigée en 400 ou 401 – Ep. 108 à Eustochium sur la mort de sa mère Paula (epitaphium sanctae Pau- lae), rédigée en 4041 En quoi ces lettres sont-elles des consolations ? Et pour commencer, qu’est-ce qu’une consolation ? 1 »La vierge Eustochium, aussi dévouée dans le Christ, sa fille, pour la consolation de laquelle ce petit ouvrage est forgé.« (Hier., Ep. 108.2) Les traductions sont de l’auteur, sauf mention contraire, et le texte latin est cité de l‘édition Les Belles lettres de Labourt 1949–1963. 493Emmanuelle Mantel - La lettre de consolation chez saint Jérôme 2. Qu’est-ce qu’une consolation ? La consolation est, tout d’abord, une réponse face à une perte vécue dans la do- uleur, généralement la mort d’un proche, comme dans notre corpus. La consolation est aussi, pour les Romains, un officium : au nom de l’amicitia, il est un devoir d’écrire une consolatio à celui qui est en deuil, un court billet la plupart du temps (la brevitas étant une des qualités de la lettre de consolation antique) pour rappeler au consolé qu’il n’est pas seul et qu’il participe à une vie en société. Il existait alors un impératif social de maîtrise de soi. Toutefois, cette consolatio ne devait pas être envoyée dès l’annonce du décès. En effet, les Anci- ens pensaient qu’il fallait laisser un peu de temps au deuil, sur les conseils du sage Chrysippe. C’était la trinité du consolateur païen en quelque sorte : l’opportunitas temporis, l’amicitia, puis la philosophie. Voici les trois points importants que l’on retrouve dans une lettre de consolation : 1. Le destinateur doit faire preuve de sympathie envers le destinataire, en expri- mant ses regrets dans une lamentatio, en partageant la douleur du consolé, en utilisant un vocabulaire choisi, des euphémismes, la première preuve de sympathie étant bien entendu la lettre, objet de consolation en elle-même, puisqu’elle marque la présence en pensée du consolateur. Rappelons le sens premier du terme sympathie, qui prend toute sa valeur dans le cas de la conso- lation : le consolateur souffre avec le consolé. 2. Après avoir partagé la douleur du consolé, le consolateur doit l’aider à surmon- ter cette douleur et l’exhorter à ne pas se laisser submerger par les émotions. C’est un modus vivendi typiquement antique de ne pas se laisser envahir par les passions. La pensée chrétienne n’est pas en reste puisqu’un chrétien ne doit pas (trop) pleurer face à la mort, dans la mesure où ce sont la résurrection et le bonheur auprès du Christ qui attendent le défunt (et le consolé lui-même d’ailleurs à plus long terme). Ainsi donc, le consolateur doit amener le consolé à la metriopatheia, à »modérer la douleur pour en maîtriser les manifestations extérieures« pour reprendre les termes de Sabine Luciani (2016, 279). Pour ac- compagner le consolé dans cette démarche que beaucoup de philosophes an- tiques associaient à un processus thérapeutique, le consolateur puise dans une mine de topoi consolatoires et d’arguments philosophiques ou spirituels selon les époques, appuyés sur des exempla historiques, mythologiques ou bibliques. Le consolateur n’exhorte pas à oublier le défunt, mais à apprendre à vivre avec la douleur en la domptant, grâce à la philosophie, la foi ou la medicina temporis. 3. Face à un deuil, le consolateur peut aussi faire l’éloge du défunt, rappeler quelle belle personne il était, pour la communauté, à travers une laudatio : celle-ci mettra en avant les origines du défunt ou ses vertus, selon que la consolation est païenne ou chrétienne. Une fois exposé ce modèle-type de la consolation, voyons si les lettres de notre corpus y obéissent. En effet, »les chrétiens, tout en subissant l’influence de la tra- dition, ont, dans une large mesure, renouvelé le genre« (Favez 1937, 12). 494 Bogoslovni vestnik 81 (2021) • 2 3. Les lettres de Jérôme sont-elles des consolations stricto sensu ? Commençons par traiter de l’epistolaris brevitas, principale caractéristique de la let- tre antique (A. Canellis 2002, 312), caractéristique la plus visible. En effet, Jérôme en a une définition assez personnelle. L’epistula 23 fait 3 pages, l’epistula 39 14 pages. Jérôme l’appelle d’ailleurs »li- ber« au paragraphe 2. L’epistula 60 fait 20 pages. Là encore, Jérôme emploie le terme »libro« au paragraphe 6, aussitôt corrigé en quelque sorte par »parvo isto volumine« au paragraphe suivant. L’epistula 66 comporte 13 pages et est appelée ,epistulae‘ (au génitif) au paragraphe 15, repris ensuite dans l’epistula 77 comme étant ,brevem epistulam‘, puis dans l’epistula 108 par ,parvum libellum‘ : l’epistula 108 comporte 42 pages. Elle est d’ailleurs appelée ,prolixior liber‘ au paragraphe 27 et ,librum‘ au paragraphe 32 par Jérôme, même si, au paragraphe 2 il évoque un »libellus«, peut-être parce qu’il ne s’attendait pas à être si bavard au début de son écrit. Comparées à cette lettre, toutes les missives sont parvae ou libelli. Tou- tefois, l’epistula 66 peut nous servir d’aune pour déterminer de ce qui semble res- pecter la brevitas epistolaris pour Jérôme, ce que nous confirme l’epistula 79 au paragraphe 11 : il y est évoqué ,libelli brevitatem‘ alors qu’elle comporte 14 pages.2 Quelles hypothèses déduire de cette litanie de chiffres ? 1. Qu’au début de sa lettre, Jérôme ne sait peut-être pas la taille de son écrit. Au paragraphe 2 de l’epistula 39, il parle de liber alors qu’à ce même paragraphe de l’epistula 108, il parle de libellus. L’inverse eût été moins étonnant. 2. Si on excepte ces deux lettres (mais cela restera à vérifier lors de mes recher- ches futures), le terme libellus est employé pour évoquer des missives de taille moyenne (une quinzaine de pages environ), associé à une notion de brièveté brevitatem et parvum : les epistulae 66 et 79. Cette idée de brièveté se retrouve aussi dans l’epistula 60, associée alors à volumine. Jérôme est bavard, ce qui s’oppose à l’idée de brevitas attendue dans les lettres antiques, mais en accord avec sa personnalité. Venons-en maintenant à l’étude à proprement parler des lettres de notre corpus. 3.1 Ep. 23 La lettre 23, adressée à Marcella sur la mort de Léa, est une consolatio. Elle répond à tous les impératifs cités ci-dessus : Jérôme partage la douleur de son amie, à laquelle il exprime toute sa sympathie par le biais de la lettre et par l’usage d’eu- phémismes (comme »Leam exisse de corpore« [Hier., Ep. 23.1]) et son inquié- tude au §1 »Ibique ita te paluisse conspexi, ut vere aut pauca aut nulla sit anima quae fracto vase testaceo non tristis erumpat« (23.1).3 Puis il fait l’éloge de Léa, 2 L’epistula 77, de 12 pages, ne contient aucune évocation de ce style. 3 »Et là, je t’ai vue, pâlie, à tel point qu’il n’existe que, peu d’âmes, voire aucune, vraiment, qui n’en exploserait de tristesse comme jaillissant d’un vase d’argile brisé.« 495Emmanuelle Mantel - La lettre de consolation chez saint Jérôme ,sanctissimam Leam‘, dans tout le paragraphe suivant. Il apaise ensuite Marcella en lui assurant que Lea est heureuse là où elle est : »aeterna beatitudine fruitur : excipitur angelorum choris, Abrahae sinibus confovetur«4 (23.3). Enfin Jérôme clôt l’épître par une exhortation à Marcella : n’oublions pas que nous sommes mortels afin d’accéder à l’immortalité : »Pro brevibus et caducis aeterna succe - dant, et cum cotidie -secundum corpus loquor- praemoriamur, in ceteris non nos perpetuos aestimemus, ut possimus esse perpetui.« (23.4)5 A priori cette lettre a tout d’une consolation classique. Toutefois, le terme re- plicatio au début du second paragraphe nous interpelle rapidement : après la mise en contexte du premier paragraphe, surprenante au demeurant, nous pou- vons nous étonner du retour sur cet événement alors même que Marcella était avec Jérôme au moment des faits. Pourquoi cette replicatio, effectivement, et par courrier qui plus est ? Le saint expose vite les raisons de cet écrit : »primum, quod universorum gaudiis prosequenda sit« (23.2).6 Cette première raison peut cho- quer le lecteur, surtout après le premier paragraphe où est évoquée la tristesse de Marcella. Mais la joie est un sentiment bien normal pour un chrétien qui sait ce qui l’attend dans l’au-delà. La deuxième raison, »ut eius vita breviter explice- tur« (»pour exposer brièvement sa vie« [23.2]) est logique dans une consolatio. La troisième en revanche est atypique : »tertio, ut designatum consulem de suis saeculis detrahentes esse doceamus in tartaro« (23.2).7 Pourquoi cet homme ap- paraît-il ici ? Tel un contre-exemple à la belle personne qu’était Lea, »Christi an- cilla« (23.2), le consul désigné, Vettius Agorius Praetextatus, un païen, est cité, puis au troisième paragraphe, clairement critiqué, comme modèle d’une société que Jérôme refuse, celle du siècle. Le saint oppose donc deux personnes, qui cha- cune représente son monde : celui de Dieu d’un côté contre celui des païens de l’autre. Tout est dès lors construit sur des antithèses : »divitem purpuratum /…/ nunc desolatus est, nudus« ; »non in lacteo caeli palatio /…/ sed in sordentibus tenebris« ; »haec vero, quam unius cubiculi secreta vallabant, quae pauper vide- batur et tenuis /…/ Christum sequitur.« (23.3)8 Le but inavoué de cette consolatio n’est donc pas de consoler Marcella, mais de porter atteinte au monde d’ici-bas : »non pariter et Christum habere velimus et saeculum« (23.4)9 et de mettre en garde Marcella et son entourage contre les vices du monde présent. 4 »Elle jouit d’une béatitude éternelle : elle est reçue par les chœurs des anges, elle est réchauffée dans le sein d’Abraham.« 5 »A la place des choses brèves et caduques succèdent les choses éternelles, et puisque chaque jour -selon le corps je veux dire- nous nous préparons à la mort, pour le reste, ne nous estimons pas immor- tels, afin de pouvoir être immortels.« 6 »D’abord parce qu’elle doit être accompagnée par nos cris de joie.« 7 »Troisièmement pour enseigner aux détracteurs de son siècle que le consul désigné est au tartare.« 8 »Le riche couvert de pourpre. /…/ Maintenant il est abandonné et nu.« ; »non dans le palais lacté du ciel /…/ mais dans de misérables ténèbres« ; »alors que celle-ci, que la solitude d’une unique chambre protégeait, qui semblait pauvre et chétive /…/ suit le Christ.« 9 »Ne souhaitons pas avoir également et le Christ et le siècle.« 496 Bogoslovni vestnik 81 (2021) • 2 3.2 Ep. 39 La lettre 39, adressée à Paula sur la mort de sa première fille Blesilla, répond là encore aux caractéristiques de la consolatio : la sympathie, les lamentations (»Matris prohibituri lacrimas ipsi plangimus. Confiteor affectus meos, totus hic liber fletibus scribitur.« [Hier., Ep. 39.2]),10 l’exhortation à ne pas verser de larmes puisque nous sommes chrétiens (»Nos vero, qui Christum induimus et facti su- mus iuxta apostolum genus regium et sacerdotale, non debemus super mortuos contristari.« [39.4]),11 la laudatio avec l’éloge de Blesilla tout au long de la lettre, et enfin les paroles consolatoires puisque Blesilla accède à l’immortalité près du Christ mais aussi auprès des hommes grâce à Jérôme (»Breve spatium aeterna memoria pensabit. Quae cum Christo vivit in caelis in hominum quoque ore vic- tura est.« [39.8]).12 Nous n’avons pas remarqué d’éléments supprimant ou amoindrissant la conso- latio dans cette lettre, mais au contraire, un argument nouveau, a priori jamais lu ailleurs auparavant : l’utilisation de la prosopopée du Christ (»Nonne vereris ne tibi salvator dicat« [39.3] suivi des paroles imaginaires du Christ) à laquelle Jérôme imagine une objection de Paula (»sed dicis«, [39.4]) puis de la défunte elle-même (»Quas nunc Blesillam nostram aestimas pati cruces, quae ferre tormenta, quod tibi Christum videat subiratum?« [39.7]).13 Argument fort pour convaincre Paula que son chagrin est inutile, voire déplacée, et la consoler de manière plus efficace. 3.3 Ep. 60 La lettre 60, quoiqu’un peu longue et présentée par Jérôme comme un epita- phium,14 est une consolatio : sympathie et lamentations (»Nepotianus meus, tuus, noster, immo Christi, et quia Christi, idcirco plus noster, reliquit senes et desiderii sui iaculo vulneratos intolerabili dolore confecit.« [60.1]),15 paroles consolatoires (»cum quo loqui non possumus, de eo numquam loqui desinamus.« [60.19]),16 exhortation à la metriopatheia (»obsecro ut modum adhibeas in dolore, memor illius sententiae : ›ne quid nimis‹« [60.7]),17 laudatio avec l’éloge du défunt tout 10 »A sa mère nous interdisons les larmes, alors que nous-mêmes nous pleurons. J’avoue mes émotions, tout ce livre est écrit avec des larmes.« 11 »Mais nous, qui avons revêtu le Christ et sommes devenus selon l’Apôtre une race royale et sacerdota- le, nous ne devons pas être attristés au sujet des morts.« 12 »La brièveté de sa vie, une éternelle mémoire la compensera. Car c’est avec le Christ qu’elle vit dans les cieux, mais sur la bouche des hommes aussi elle vivra.« 13 »Quelles croix maintenant notre Blesilla supporte-t-elle, à ton avis, quelles tortures, en voyant le Christ un peu irrité contre toi ?« 14 Ep. 77.1 »ad Heliodorum episcopum Nepotiani scribens epitaphium«: »quand j’ai écrit à l’évêque Héli- odore l’éloge funèbre de Népotianus.« 15 »Mon Népotianus, le tien, le nôtre, non plutôt celui du Christ, et parce qu’il est au Christ, justement plus le nôtre, nous a abandonnés vieillards et par le manque de lui qui nous touche tel un trait, il nous a blessés et nous souffrons, c’est insupportable!« 16 »Puisque nous ne pouvons pas lui parler, ne cessons jamais de parler de lui.« (Trad. CUF) 17 »Je te prie d’adopter une juste mesure face à la douleur, en te souvenant de cette sentence: ‚rien de trop‘« 497Emmanuelle Mantel - La lettre de consolation chez saint Jérôme au long de la lettre, tout y est. 18 »Letter 60 is certainly the greatest of his conso- lations.« (Scourfield 1993, 28) 3.4 Ep. 66 La lettre 66 a été écrite deux ans après le décès de Paulina (»per biennium tacui« [Hier., Ep. 66.1]). Cela ne fait pas figure d’exception dans l’Antiquité, mais c’est, à ce qu’il semble, la première fois que Jérôme met autant de temps à consoler quelqu’un. D’ailleurs il se présente ouvertement comme »consolateur en retard« dès le premier paragraphe : ,serus consolator‘. Toutefois, il suit toujours le même procédé : lamentations et sympathie (»Quae enim aures tam durae, quae de si- lice excisa praecordia et Hyrcanarum tigrium lacte nutrita, possunt sine lacrimis Paulinae tuae audire nomen ?« [66.1]),19 euphémisme (,de dormitione Paulinae‘), laudatio avec l’éloge de Paulina dans les paragraphes 2 et 3 notamment, paroles consolatoires (»illa cum sorore Paulina dulci somno fruitur, tu duarum medius ad Christum levius subvolabis.« [66.15]),20 exhortation à redoubler d’ardeur au com- bat du Christ (»Haec dico, non quo de ardore mentis tuae quicquam dubitem, sed quo currentem inpellam, et acriter dimicanti fervorem fervore augeam.« [66.13]).21 Pourtant la lecture de cette épître peut laisser dubitatif. Nous avons plus l’im- pression de lire l’éloge de Pammachius qu’une véritable consolation, comme nous le montre ce passage : »Nobis post dormitionem somnumque Paulinae Pamma- chium monachum ecclesia peperit postumum, et patris et coniugis nobilitate pa- tricium, elemosynis divitem, humilitate sublimem.« (66.4)22 Cet extrait est empli de lyrisme, comme si nous assistions à une renaissance sous nos yeux. De l’en- dormissement de Paulina naît Pammachius, et loin d’être triste, au contraire c’est un moment de douceur et de beauté qui nous est offert à travers les quatre der- niers mots de cette phrase : »elemosynis divitem, humilitate sublimem«. Cette construction en parallélisme, contenant de part et d’autre le même nombre de syllabes ainsi qu’une homéotéleute, nous amène au sublime. Il n’est plus question ici de consolatio, mais bel et bien de la laudatio du vivant. Ce passage est assez représentatif de l’épître et nous éloigne de ce que nous pensions être, au départ, par la forme, une consolatio. 18 Nous renvoyons à l’ouvrage très détaillé de Scourfield, notamment au chapitre intitulé „Letter 60 and the consolatory tradition“ (1993, 15–33), extrêmement complet. 19 »En effet, quelles oreilles suffisamment insensibles, quelles entrailles taillées dans le silex ou nourries au lait des tigresses d’Hyrcanie, peuvent sans larmes entendre le nom de ta chère Pauline?« 20 »Blesilla et sa sœur Paulina jouissent d’un doux sommeil, toi, au milieu d’elles deux, tu t’élèveras en volant vers le Christ de manière plus légère.« 21 »Je dis cela, non que je doute en quoi que ce soit de l’ardeur de ton âme, mais je souhaiterais te pous- ser à accélérer, et augmenter ardemment la ferveur d’un combattant par leur ferveur.« 22 »Pour nous, après l’endormissement dans le sommeil de Paulina, l’Eglise a engendré Pammachius, un moine, né de manière posthume, patricien par la noblesse de son père et de son épouse, riche de miséricordes, sublime d’humilité.« 498 Bogoslovni vestnik 81 (2021) • 2 3.5 Ep. 77 L’epistula 77 évoque les trois dernières consolationes rédigées par Jérôme. Ici, à la différence des précédentes, le saint répond à une demande d’Oceanus.23 Nous retrouvons les caractéristiques habituelles à l’exercice : la laudatio de Fabiola, tellement vertueuse qu’il lui faut un nouveau type d’éloge (»quo pro novitate virtutum, veterem materiam novam faciam« [Hier., Ep. 77.1]),24 la sympathie par le biais de la réponse accordée, voire réclamée, par Jérôme à Oceanus, la lamen- tation (»Nos hoc tantum dolemus, quod pretiosissimum de sanctis locis monile perdidimus.« [77.9]).25 Peu de douleur dans cette lettre, pas de parole consolatoire à proprement parler, ni d’exhortation. Est-ce une autre nouveauté ? En fait, il semble que l’identité de la défunte pose problème à Jérôme : ce der- nier souhaitait répondre favorablement à un ami au sujet d’une personne très pieuse, il lui eût été difficile de se dérober. Mais l’enjeu est de taille : comment écrire une lettre de consolation, avec laudatio, paroles consolatoires, et lamenta- tio, au sujet d’une pécheresse ? En effet, Fabiola s’était mariée une deuxième fois, après avoir demandé le divorce, ce que rappelle Jérôme au début du troisième paragraphe. Certes, elle a été par la suite pénitente, et a consacré sa vie à Dieu de manière très pieuse. Mais le mal a été fait. Et Jérôme doit encenser Fabiola. Il parle d’ailleurs de »praeconiis« plutôt que de »laudatione« (Hier., Ep. 77.2)26 et prévient qu’il ne louera la défunte qu’à partir de sa conversion. Comment encou- rager les autres à suivre un tel modèle ? Face à la difficulté de l’entreprise et grâce à la nouveauté qu’il s’autorise, Jérôme supprime tout simplement le recours à l’exhortation de sa consolation de commande. Dans ces divers changements ap- portés à la consolatio, nous pouvons peut-être voir le manque de sincérité d’un Jérôme qui n’a pas su dire non à un ami ou refuser la couronne blanche à une femme pieuse, accidentée de la vie, mais néanmoins pécheresse. 3.6 Ep. 79 L’epistula 79 est à nouveau une pièce de commande, présentée comme un ‚of- ficium‘, dès le début de la lettre, et comme une réponse à une demande : »ex- trema, quae et validior, quod filio meo Avito roganti negare nihil potui.«27 ; en effet, Jérôme ne connaît pas Salvina : »loquimur ad eam cuius faciem ignoramus«28 (Hier., Ep. 79.1). Cela induit immédiatement dans la lettre un manque : la sympa- 23 »Nunc mihi, fili Oceane, volenti et ultro adpetenti, debitum munus imponis.« »Maintenant, Océanus, mon fils, j’accepte, je recherche même, cette charge que je te dois, que tu m’imposes.« (Hier., Ep. 77.1) 24 »Et pour cette nouveauté des vertus, je renouvellerai un vieux matériau.« 25 »Nous souffrons de cela seulement que nous avons perdu le collier le plus précieux des lieux saints.« 26 »Unde nouis mihi est efferanda praeconiis, et ordine rhetorum praetermisso, tota de conuersionis ac paenitentiae incunabulis adsumenda.« »Je dois donc la louer avec des éloges d’un genre nouveau, et après avoir laissé de côté le style des rhéteurs, c’est à partir des origines de sa conversion et de sa pénitence que je dois l’exalter tout entière.« (Hier., Ep. 77.2) 27 »Voici la dernière raison, et la plus forte : parce que je ne peux rien refuser à mon fils Avitus qui me l’a demandé.« 28 »Nous parlons à une personne dont nous ne connaissons pas le visage.« 499Emmanuelle Mantel - La lettre de consolation chez saint Jérôme thie. Comment partager la douleur de quelqu’un que nous ne connaissons pas ? Jérôme a bien essayé l’exercice, mais, en recourant à la troisième personne pour évoquer Salvina (,eam‘), une distance est aussitôt mise entre le consolateur et la consolée, distance qui nuit à la consolation mais qui dans le même temps est rendue nécessaire par le rang de Salvina, qui appartient à la famille impériale, et par le fait que Jérôme ne la connaisse pas. Le passage est beau, mais manque foncièrement de sincérité : »Orbitatis magnitudo, religionis occasio fuit. Nebri- dium suum sic quaerit, ut in Christo praesentem noverit.« (79.2)29 Les quatre premiers mots nous rappellent le lyrisme du parallélisme adressé à Pammachius qu’ils imitent, mais sans la sincérité, le sublime ne prend pas. Au mieux Salvina nous fait-elle pitié… Toutefois, cette lettre ressemble à une consolatio, comme le montrent la lau- datio du défunt (Hier., Ep. 79.2; 79.5), les paroles consolatoires qui se retrouvent dans les portraits des deux enfants, notamment celui de la petite sœur : »iungi- tur ei germana, rosarum et liliorum calathus« (79.6).30 Cette image n’est pas due au hasard et a une connotation très précise depuis saint Cyprien : elle évoque la couronne rouge du martyre et celle blanche, lot de ,consolation‘ des personnes pieuses qui ne sont pas mortes sous les coups de la persécution mais qui, par leur vie chrétienne irréprochable, ont été des milites ou ancillae Christi. La fille de Ne- bridius apparaît alors comme une consolation pour sa mère. A défaut de connaître Salvina, Jérôme ruse en recourant à des images lyriques pour emporter l’adhé- sion et, espère-t-il, consoler l’épouse du défunt. Enfin, et c’est, pensons-nous, le véritable but de cette lettre, le saint exhorte sa destinataire à rester veuve. Est- ce le souvenir de la consolation précédente, toute fraîche encore, qui pousse Jé- rôme à insister sur ce point ? En tout cas, ce dernier met à profit toute la fin de la consolation pour mettre en garde Salvina et lui conseiller de ne pas se remarier, comme dans ce passage »tu vero quae in tumulo mariti sepelisti omnes pariter voluptates, quae litam purpurisso et cerussa faciem super feretrum eius lacri- mis diluisti« (79.7)31 où nous retrouvons les couleurs blanche et rouge, qui nous signifient : »ne te maquille pas, tes enfants sont ton ornement«, telle Cornelia, exemple de vertu de la République romaine dans sa grande époque. Toute cette consolatio tend, d’après nous, vers cet unique but : empêcher Salvina de se rema- rier, et pour cela tous les moyens sont bons, comme écrire à une inconnue sous peine d’être taxé d’opportunisme. 3.7 Ep. 108 Enfin, l’epistula 108, la plus longue, apparaît d’emblée comme un epitaphium. Par sa longueur d’une part. Par la quantité de louanges et de mises en valeur de la défunte, Paula, qui était une amie très proche de Jérôme. Par la quasi-absence de 29 »La grandeur de la perte fut l’occasion de sa piété. Ainsi son Nébridius, elle le cherche, alors qu’elle le sait présent dans le Christ.« 30 »Lui est attachée sa sœur, panier de roses et de lis.« 31 »Mais toi qui as enterré dans le tombeau de ton mari également toutes les voluptés, toi qui as nettoyé de tes larmes, sur son lit funèbre, ton visage couvert de fard rouge et de céruse.« 500 Bogoslovni vestnik 81 (2021) • 2 destinataire. Sur la quarantaine de pages qui constitue cette lettre, seules deux occurrences nous permettent de savoir que Jérôme s’adresse à Eustochium : »se- cura esto, Eustochium.« (Hier., Ep. 108.2; 108.31) Cette consolatio contient une laudatio de Paula, sur la majeure partie du texte et une lamentatio, diffuse, par touches, lorsque Jérôme raconte des anecdotes de vie en commun avec son amie à la première personne du singu- lier (,fateor‘ par exemple) : nous sentons bien que Paula lui manque, il l’avoue d’ailleurs très clairement aux paragraphes 27 et suivants. Après le récit de la mort de son amie, Jérôme offre des paroles rassurantes à Eustochium pour la consoler : »Quo magis gaudeas, mater tua longo martyrio coronata est.« (108.31)32 Les adieux à Paula sont déchirants : »Vale Paula, et cultoris tui ultimam senec- tutem orationibus iuva.« (108.33)33 Jérôme a beau savoir que son amie a rejoint le Christ, il a perdu quelqu’un de cher et cela reste un moment très difficile pour lui. Ce qui peut expliquer l’absence d’exhortation dans cette longue missive. Il a du mal à exhorter les autres à être heureux de la mort de Paula. Alors il répète les paroles d’exhortation de son amie agonisante (108.19), mais est incapable d’en prononcer lui-même. Et puis, il la connaissait tellement qu’il lui est difficile d’exhorter les autres à imiter Paula, il en vient même à la critiquer au paragraphe 21 : »hac re pertinacior fuit«, »vitia loquor« (108.21).34 4. Conclusion En conclusion, Jérôme savait être un bon consolateur lorsqu’il était sincère, les consolationes de commande nous l’ont prouvé. Nous n’avons pas noté, a priori, d’évolution flagrante entre les premières et les dernières pièces. Si évolution il y a, elle serait liée à la personnalité du défunt plus qu’au temps qui passe. Que le destinataire soit un homme ou une femme ne change pas grand-chose au style, c’est surtout le degré de proximité qui joue dans la beauté du texte. Existe-t-il des particularités hiéronymiennes ? Oui, sa propre définition de la brevitas, en est un exemple. Et il y en a d’autres, c’est d’ailleurs à cela que l’on reconnaît un grand auteur. 32 »Pour que tu te réjouisses davantage, ta mère a été couronnée pour son long martyre.« 33 »Adieu, Paula, et aide par tes prières l’extrême vieillesse de celui qui te vénère.« 34 »Sur ce sujet elle fut trop obstinée«, »je parle de ses défauts.« 501Emmanuelle Mantel - La lettre de consolation chez saint Jérôme Références Source primaire Labourt, Jérôme, éd. 1949–1963. Jérôme: Lettres. T. 8. Paris: Les Belles Lettres. Sources secondaires Canellis, Aline. 2002. La lettre selon saint Jérôme: L’épistolarité de la correspondance hiérony- mienne. In: Léon Nadjo et Elisabeth Gavoille, éd. Epistulae Antiquae II: Actes du IIe colloque international ‚le genre épistolaire antique et ses prolongements européens‘, 311–333. Lou- vain: Peeters. Favez, Charles. 1937. La consolation latine chré- tienne. Paris: Librairie philosophique J. Vrin. Luciani, Sabine. 2016. Levatio aegritudinum: Consolation et Vérité chez Cicéron. In: Perrine Galand et Ermanno Malaspina, éd. Vérité et ap- parence: Mélanges en l’honneur de Carlos Lévy, offerts par ses amis et ses disciples, 269–286. Turnhout: Brepols. Scourfield, J.H.D. 1993. Consoling Heliodorus: a commentary on Jerome, Letter 60. Oxford: Clarendon Press.