Julie LeBlanc CDV 801.561.61 Universite Carleton (CALIF A) Ottawa LA LINGUISTIQUE DE L'ENONCIATION ET LE CONCEPT DE DEICTIQUE En linguistique de l'enonciation, le concept de deictique est souvent evoque comme allant de pair avec celui de modalite. Tout en etant disposes a prendre en charge divers elements du cadre enonciatif (le phenomene de la deixis s'occupe sur­tout d'identifier les protagonistes et de preciser le cadre spatio-temporel de l'enon­ciation tandis que celui de la modalite privilegie les donnees logiques, linguistiques et psychologiques des enonces), ce que ces deux concepts ont egalement en commun, c'est leur "statut clairement enonciatif" 1 • Les deictiques et les modalites sont non seulement disposes atenir compte "du surgissement du sujet dans l'enonce" (deic­tique), de la "relation que le locuteur entretient par le texte avec l'interlocuteur", mais ils peuvent egalement traduire "l'attitude du sujet parlant a l'egard de son enonce" (modalite), la "marque que le sujet ne cesse de donner a son enonce" .2 Compte tenu de ce que ces deux phenomenes sont susceptibles d'engendrer, ils doi­vent etre perc;us comme les lieux d'inscription "les plus manifestes, les plus voyants"3 de la subjectivite dans le langage. De fac;on analogue ade nombreux concepts enonciatifs, celui de "deictique" est egalement polysemique.4 Dans la mesure ou il est designe par de multiples appella­tions, ce phenomene vehicule egalement certaines ambigui"tes semantiques resultant de l'emploi synonymique qu'en font les linguistes et les analystes du discours: "shif­ter ou embrayeurs" (Jespersen 1964, Jakobson 1963, Greimas 1979), "denomination absolue" (Bally 1969), "indicateurs" (Benveniste 1966, Collot 1980), "operateurs d'individualisation" (Pariente 1973), "deixis anaphorique/deixis indicielle" (Todo­rov 1970), "reference relative" (Lyons 1970), "designateurs" (Corblin 1983), "in­dexical ·symbols" (Peirce 1955), "egocentric particulars" (Rusell 1947). 1 Catherine Fuchs, "Les Problematigues enonciatives:· esquisse d'une presentation historique et cri­ tique", DRLA V (1981): 42. 2 Jean Dubois, "Enonce et enonciation", Langages 13 (1969): 100-106. 3 Kerbrat-Orecchioni, L 'Enonciation. De la subjectivite dans le langage (Paris: Armand Colin, 1980) 32-33. 4 Pour Maingueneau qui distingue les pronoms personnels et les embrayeurs, les deictiques ne ren­ voient qu'aux enonces spatio-temporels. Approchea l'enonciation en linguistiquefranraise (Paris: Ha­ chette, 1981). Russel et Reichenbach reduisent la problematique de la deixis au demonstratif "ceci". Voir Reichenbach, Elements oj Symbolic Logic (London: MacMillan, 1947) et Russell, Human Knowledge: /ts Scope and Limits (New York: Simon and Schuster, 1948). En depit de sa terminologie fluctuante, dans le cadre general de la deixis, deux courants semblent etre favorises: celui des "shifters" ou embrayeurs ainsi qu'ils sont definis par Jespersen, Jakobson et Greimas et celui des deictiques au sens que leur donnent Benveniste, Dubois, Kerbrat-Orecchioni et Pariente. On retrouve egale­ment chez ces auteurs un certain interet pour les problemes de la personne et du temps. C'est en nous concentrant sur ces deux phenomenes que nous nous propo­sons d'aborder la problematique de la deixis, laissant de cote la question des demon­stratifs et des indicateurs spatiaux. Bref, meme si nous reconnaissons la valeur d'une esquisse historique et critique du concept de la deixis, notre intention ici, n'est pas de retracer l'evolution conceptuelle de ce phenomene, mais plutot d'indiquer l'apport de la linguistique et de la linguistique de l'enonciation au phenomene de la deixis. C'est en privilegiant les ouvrages de nombreux linguistes et analystes de dis­cours de langue fran\:aise que nous nous appreterons aeclairer le brouillage termi­nologique qui entoure le concept de la deixis et l'eventail des termes qui lui sont as­socies (embrayeurs, "shifters", deictiques et operateurs d'individualisation). 1. LES EMBRAYEURS (SHIFTERS)5 Le terme d'embrayeur nous parvient de Nicolas Ruwet comme traduction de "shifter". Bien qu'on retrouve ce concept chez Otto Jespersen (1921), sa popularite date des Essais de linguistique generale de Roman Jakobson et d'un article en parti­culier: "Les Embrayeurs, les categories verbales et le verbe russe. "6 Le concept d'embrayeur, que Jespersen percevait comme une "classe de mots [ ... ] dont le sens varie avec la situation, "7 sera redefini par Jakobson comme une · "classe speciale d'unites grammaticales [dont] la signification [ ... ] ne peut etre definie en dehors d'une reference au message" comme des elements du code linguistique qui possedent "une signification generale propre" et qui "renvoient obligatoirement au message. "8 C'est, d'une part, en depla\:ant l'accent de la situation au message, et d'autre part, en privilegiant la personne grammaticale et les categories verbales, en fonction de l'opposition embrayeurs/non-embrayeurs, que Jakobson aborde la question 5 L'introduction du mot embrayeur, comme traduction du terme "shifter", a fait !'objet de nombreux commentaires. Pierre Kuentz suggere que le concept de "shifter" qui dit "glissement" et "decalage" acquiert par le mot "embrayeur" de nouvelles connotations faisant appel aux concepts de "prise" et "d'ancrage". "Parole/Discours", Langue franraise no 13 (1972): 27. Michel Collot qui prefere le ter­me "indicateur" aceux de deixis et de "shifter" explique que tout en possedant le merite d'accentuer l 'articulation des expressions referentielles sur une situation, le concept d "'embrayeur" est peu satis­faisant: "il ne comporte pas de racine deik-, et done ne suggere pas assez nettement la parente essen­tielle pour notre propos". "La Dimension de la deictique", Litterature no 38 mai (1980): 65. 6 La version originale s'intitulait "Shifters, \ierbal Categories and the Russian Verb," The Russian Language Project 1957. 7 C'est ainsi que Nicolas Ruwet traduit la definition des "shifters" evoquee par Jespersen dans lan­guage. lts Nature, Development and Origin (New York: W.W. Norton and Company Inc., 1964) 123. "Shifters. A class of words which presents grave difficulty to children are those whose meaning dif­fers according to the situation [ ... ] father, mother. The most important class of shifters are the perso­nal pronouns." 8 Essais de linguistique generale (Paris: Minuit, 1963) 178-179. d'embrayage linguistique.9 La presence et/ou l'absence d'embrayeurs s'averent es­sentielles par exemple aux distinctions: "histoire/discours" (Benveniste 1966); "distance/modalisation, transparence/tension" (Dubois 1969); discours explicite/ /discours implicite" (Todorov 1972); "subjectivite explidte/subjectivite implicite" (Kerbrat-Orecchioni 1980). En depit de la nature heterogene de ces nombreuses op­positions, ce qui leur semble commun c'est l'idee de marques enonciatives, tendant vers l'enonce ou vers l'enonciation.10 Si nous avions aresumer l'essentiel de l'etude de Jakobson, nous dirions que la classe d'embrayeurs recouvre, selon celui-ci, deux elements essentiels: les personnes et les formes verbales. Greimas et Courtes introduiront, plus de trois decennies apres Jakobson, au sein d'une theorie globale de l'analyse du discours, le concept d'embrayage actantiel, temporel et spatial. En tentant de formaliser un concept qui, al'origine, etait restreint aquelques phenomenes, ces auteurs sont parvenus aarti­culer tout un ensemble de procedures: distance enonciative, identification entre su­jet d'enonciation et sujet d'enonce, structure pronominale et temporelle, qui ont fait l'objet de nombreuses etudes litteraires. 11 C'est par la dichotomie embrayeurs/non­embrayeurs que Jakobson cherchait atenir compte de la presence et de l'absence de reference au proces d'enonciation. Greimas et Courtes opposeront le concept d"'embrayage" (engagement) acelui de "debrayage" (disengagement). 12 A l'inverse du debrayage qui est l'expulsion, hors de l'instance de l'enonciation, [ ...] l'embrayage designe l'effet de retour al'enonciation, pro­duit par la suspension de l'opposition entre certains termes des categories de personne et/ou de l'espace et/ou du temps [ ... ] (Greimas/Courtes, 118). 9 C'est en distinguant l'enonciation de l'enonce et l'acte des protagonistes que Jakobson se propose de classer les categories verbales. Ce qui sert en quelque sorte aux classements des verbes, c'est la presen­ce (l'implication) et l'absence (manque d'implication) des protagonistes au sein du proces d'enon­ciation. On pourrait done interpreter cette idee de categories marquees ou denuees de references au proces d'enonciation comme le principe fondamental sur lequel repose de nombreuses etudes traitant le phenomene de l'enonciation. 10 Dans le Dictionnaire de linguistique, l'on propose de decrire la classification