Rémi Brague 17 Rémi Brague Je voudrais signaler ici un événement massif, mais qui ne me semble pas avoir été encore assez remarqué. Il date de quelques décennies tout au plus, mais me semble représenter le franchissement d’une ligne de partage des eaux sur la très longue durée. D’un transcendantal à l’autre Je le formulerai comme une thèse: On comprenait jusqu’alors l’activité hu- maine comme située dans un domaine où s’opposent le bien et le mal. L’éthique devait régler l’action humaine en fonction de cette opposition fondamentale. Elle permettait de savoir ce que l’on devrait faire (le bien) en le distinguant de ce que l’on ne devrait pas faire (le mal). Or, voici ma thèse: l’action humaine déborde le champ que structure la po- larité entre le bien et le mal; elle empiète désormais sur un domaine qui n’était jusqu’alors pas le sien. Par suite, l’ensemble du domaine de l’éthique est appelé à subir un remanie- ment profond. Pour caractériser ce domaine, on pourrait avoir recours au con- cept scolastique des propriétés transcatégorielles, appelées classiquement les »transcendantaux« (transcendentalia). Le domaine de la morale était jus- qu’alors celui d’un transcendantal déterminé, à savoir le bien et son opposé, le mal. C’est d’ailleurs à propos du bien (agathon) qu’Aristote a mis pour la première fois en évidence ce genre de propriétés qui peuvent se retrouver dans plusieurs catégories différentes: le bien est, dans la catégorie de la substance, le EN DEÇÀ DU BIEN ET DU MAL Phainomena xviii/68-69 Rémi Brague 18 dieu, dans celle de la quantité la juste mesure, dans celle de la qualité la vertu, dans celle du temps le moment opportun (kairos), etc.1 Pour ces propriétés, Aristote n’avait pas lui-même de nom. Les scolastiques feront plus tard la théo- rie de ces concepts, à partir de la Summa de Bono de Philippe le Chancelier (vers 1225-1228).2 Ils finiront pas les nommer transcendentia. Aristote proposait cette doctrine dans un but précis. Il voulait rappeler que le bien dont s’occupe l’éthique n’est pas un bien abstrait. Il visait par là son maître Platon et sa fameuse »idée du Bien« (idea tou agathou).3 Pour Aristote, le bien dont traite l’éthique est le bien tel qu’il est l’objet de l’action, le »bien faisable« (prakton agathon).4 Permettre de l’atteindre était le domaine de la phi- losophie pratique, comprise comme théorie d’une action (praxis) dont le but était fixé par le choix de vie (prohairèsis) et dont la poursuite était guidée par la »prudence« (phronèsis). En termes scolastiques, donc, la morale relevait jusqu’alors du transcendan- tal du bien. Or, l’éthique me semble en train de se déplacer et porter désormais aussi sur un autre transcendantal, à savoir l’Être. On pourrait d’ailleurs dire la même chose dans l’autre direction et dire que notre époque marque l’entrée dans le domaine de la pratique humaine d’un transcendantal, en l’occurrence juste- ment l’Être, qui y échappait jusqu’alors. Un nouveau concept de l’agir Pourquoi en est-il ainsi? Parce que c’est l’idée même de l’action humaine qui a changé. Elle a connu diverses révolutions depuis la modernité. Le xviie siècle a proposé comme fin de l’action humaine la transformation de la nature, avec pour but sa soumission, le »règne de l’homme« (regnum hominis) selon Fran- cis Bacon, le projet de devenir »maître et possesseur de la nature« chez Des- cartes qu’il définit comme le but d’une »philosophie pratique«, donnant ainsi, et sans le dire, une acception entièrement nouvelle à un terme traditionnel.5 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 4, 1096a, p. 23-29. 2 Voir par exemple Albert le Grand, Metaphysica, X, i, 7; Opera omnia, XVI-2, B. Geyer (éd.), Aschendorff, Münster 1960, p. 441a: utrumque istorum (sc. unum et esse) sequitur et circuit omnes categorias; Thomas d’Aquin, De Virtutibus in communi, a. 2, ad. 8m; P.A. Odetto (éd.), Quaestiones Disputatae, Marietti, Turin 1953, t. 2, p. 712: [transcendentia], quae circumeunt omne ens. 3 Platon, République, VI, 508e. 4 Aristote, op.cit., I, 7, 1097a23. 5 Bacon, Novum Organon, I, §68, W. Krohn (éd.), Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt 1990, p. 144; Descartes, Discours de la Méthode, VI; Œuvres, C. Adam et P. Tannery (éd.), Vrin, Paris 1983, t. 6, p. 62. Rémi Brague 19 Ce programme n’a commencé à trouver les moyens de sa réalisation effective qu’avec la Révolution industrielle du xixe siècle, mais il a été formulé deux siècles auparavant. Le sens du mot »pratique« a changé pour englober ce qu’Aristote aurait ap- pelé »fabrication« (poièsis), voire pour se réduire à celle-ci, comme c’est le cas à partir de Hegel et Marx.6 Le terme grec de praxis a changé de sens en pas- sant dans les langues européennes, le français comme l’allemand. Un certain économisme diffus, et pas seulement chez les marxistes, accrédite l’idée selon laquelle l’activité humaine serait avant tout productive, et seulement secondai- rement politique. L’Être qui est désormais entré dans le domaine de cette praxis est d’abord ce qui, de l’Être, se trouve à la portée de l’action humaine. Mais il y a plus: l’exis- tence même du sujet moral, de l’homme en l’occurrence, est entrée à l’intérieur du domaine de l’action humaine. Jusqu’à la modernité, elle dépendait du bon vouloir de la nature. L’existence de l’homme dépend en effet de plus en plus de l’action de l’hom- me. Cela veut d’abord dire une plus grande indépendance par rapport à la na- ture: la fin de la famine, le recul de certaines maladies, etc. Toutes réalisations emphatiquement positives. Le risque d’une fin de l’homme Or, une »puissance rationnelle« (dynamis meta logou) est toujours la capa- cité de faire une chose, mais aussi son contraire.7 Rien d’étonnant donc à ce que s’ouvre, en même temps que le projet d’une autocréation de l’homme, la possi- bilité d’une cessation de le vie humaine qui dépendrait de l’action de celui-ci. Cette possibilité logique est devenue une possibilité réelle par des concrétisa- tions qui se sont mises en place plus ou moins subitement. J’en distinguerai quatre, que je classerai par ordre d’entrée en scène: écolo- gie, stratégie, démographie, biologie. Examinons-les rapidement tour à tour. a) Depuis les débuts de l’ère industrielle, l’humanité rejette des déchets que la planète a du mal à éliminer et qui compromettent son confort et peut-être sa survie. Peut-être détruit-elle sans pouvoir les remplacer des protections na- turelles, menaçant ainsi la régularité du climat. On peut en tout cas le penser. 6 Voir Hegel, Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften im Grundriss [1830], p. 245; F. Nicolin, O. Pöggeler (éd.), Meiner, Hambourg 1969, p. 199; Marx, Deutsche Ideologie, I: Feuerbach, dans Frühe Schriften, S. Landshut (éd.), 7e éd., Kröner, Stuttgart 2004, p. 438: materielle Praxis. 7 Aristote, Métaphysique, Θ, p. 2. Phainomena xviii/68-69 Rémi Brague 20 Ce qui est sûr, en revanche, c’est qu’elle consomme des énergies fossiles qui ne se renouvellent pas. Malthus a dès 1798 protesté contre l’optimisme de Con- dorcet. Le problème des énergies non-renouvelables a été posé au xixe siècle à propos du charbon.8 Il reste posé à propos du pétrole. b) Depuis les années quarante, avec l’armement atomique et ses perfection- nements successifs, l’humanité a la capacité de se détruire en totalité par une spectaculaire conflagration, activement, en appuyant sur un bouton. Depuis lors, d’autres armes encore plus terrifiantes (bactériologiques, chimiques, etc.) sont devenues possibles, pour ne pas dire discrètement réelles. La date-clé est ici 1945, Hiroshima. Les philosophes ont réfléchi sur le problème, comme Karl Jaspers et Günter Anders. c) Depuis les années soixante, avec les progrès de la contraception artifi- cielle, mécanique ou chimique, l’humanité a la capacité de se détruire peu à peu par extinction, discrètement, passivement, sans peut-être même s’en ren- dre compte, en cessant tout simplement de se reproduire. La contraception est vieille comme le monde. La mise à son service de la puissance de la technique industrielle est plus récente. La date-clé est sans doute 1960, année de la com- mercialisation de la pilule anticonceptionnelle de Gregory Pincus. A ma con- naissance, peu de philosophes ont réfléchi sur le phénomène. d) Il y a beau temps que l’humanité rêve de se prendre en main comme espèce biologique, non seulement en éliminant les individus qu’elle considère comme des »défauts«, mais en se redéfinissant elle-même selon un projet glo- bal. Depuis les années quatre-vingt, elle tente de se donner les moyens techni- ques de réaliser ce projet, dont de plus savants que moi diront s’il est ou non techniquement faisable. La fin de l’homme prend alors une apparence plus riante, puisqu’il s’agit d’un dépassement qui le remplacerait par quelqu’un ou quelque chose de mieux. L’idée est à peu près aussi vieille que Darwin, et Sa- muel Butler parla d’un règne des machines succédant au règne de l’homme dès 1863, quatre ans seulement après L’Origine des espèces.9 On commence à parler de trans-humanisme à partir de Julian Huxley, ou de post-humanisme.10 8 Voir par exemple A.-A. Cournot, Considérations sur la marche des idées et des événements dans les Temps Modernes [1872], V, 6; A. Robinet (éd.), Vrin, Paris 1973, p. 422. 9 S. Butler, Darwin among the machines, dans: The Note-Books of Samuel Butler […], Fifield, Londres 1913, p. 42-47, précédé d’une note explicative p. 39-42; le texte seul est repris dans H. F. Jones, A. T. Bartholomew (éd.), The Shrewsbury Edition of the Works of Samuel But- ler. Vol. 1: A First Year in Canterbury Settlement and Other Early Essays, Dutton, Londres - J. Cape - New York 1923, p. 208-213. 10 J. S. Huxley, New Bottles for New Wine, Chatto & Windus, Londres 1957; F. Fukuyama, Our Post-human Future. Rémi Brague 21 Désormais, la vie humaine dépend de plus en plus de la décision de l’hom- me. La Modernité rêvait d’une autonomie absolue, d’une situation dans laquel- le l’homme ne dépendrait que de l’homme. Elle a réalisé ce programme de façon pratique. J’ai choisi de présenter quelques réflexions sur le troisième danger, démo- graphique, parce qu’il me semble présenter un problème philosophique inté- ressant. Les deux premiers défis, ainsi que le dernier, s’ils peuvent entraîner des problèmes difficiles à résoudre sur le plan technique, ne nous placent pas de- vant un dilemme moral très complexe. Qu’empoisonner la planète, à plus forte raison que provoquer une guerre qui entraînerait la disparition de l’humanité soit condamnable, on le comprend aisément. Ce serait en effet nuire à autrui, à quelqu’un de déjà là. Mais à qui nuit-on quand on refuse de donner la vie? Le passage de la reproduction dans la sphère de la volonté délibérée La reproduction de l’espèce humaine était jusqu’alors assurée par des mé- canismes qui ne différaient pas fondamentalement de ce qui se passe chez les animaux. Le désir sexuel était l’appât instinctif qui assurait la survie de l’es- pèce, en une sorte de ruse de la déraison. Schopenhauer en a tiré toute une métaphysique.11 Les animaux n’ont pas le projet conscient de se reproduire, mais leur instinct les pousse à copuler, et la nature fait le reste. L’homme ne faisait pas vraiment exception jusqu’à une date récente. Avec la contraception, il peut manger l’asticot sans avaler le hameçon, garder le plaisir tout en évitant, aux femmes le fardeau de la gestation, et aux deux sexes celui d’avoir à nourrir et éduquer les enfants. Cette évolution correspond à une humanisation, au sens littéral, de la re- production. Elle était jusqu’alors dictée par la nature. Elle entre dans le do- maine de la liberté humaine. Prenons un peu de recul pour apprécier l’ampleur du phénomène. Toute l’histoire humaine est constamment suspendue à la génération présente. Les quelques millions d’années de cette histoire reposent tout entiers sur le glisse- ment constant, le long de l’axe temporel, d’une mince zone, longue de quelques dizaines d’années (en gros cinquante ans), à savoir la durée pendant laquelle la reproduction est biologiquement possible. Il est clair que la population ne 11 Voir par exemple Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung, IIe volume ; IV, §44: »Metaphysik der Geschlechtsliebe«; Werke, E. von Lohneysen (éd.), Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt 1982, t. 2, p. 678-727. Phainomena xviii/68-69 Rémi Brague 22 peut se maintenir que si les gens en âge d’avoir des enfants en ont. La survie de l’humanité dépend donc de la volonté d’une génération, laquelle est par définition la génération présente. On peut certes rêver, rêve ou cauchemar, à l’»ectogenèse«, telle que l’a formulée pour la première fois le biologiste écossais J. B. S. Haldane, qui semble avoir inventé le mot, et telle que l’a représentée Aldoüs Huxley dans un roman célèbre.12 Si elle venait à devenir une réalité, le problème resterait entier: il faudrait encore prendre la décision d’appuyer sur le bouton. Sans la décision de chaque génération d’avoir des enfants, l’humanité est con- damnée à disparaître. La survie d’une lignée familiale, d’une nation et, à l’hori- zon, de l’humanité entière, tout cela dépend de micro-décisions prises par les individus ; les macro-décisions des dirigeants dans un sens ou dans l’autre (»po- litique familiale«, »nataliste«, etc.) contribuent seulement à les orienter, et encore ne sommes-nous pas très sûrs de leur efficacité réelle. La reproduction, l’autopro- duction de l’humain, donc, est la pratique la plus importante, la plus fondamen- tale, sans laquelle les autres perdent leur cause efficiente et leur cause finale. S’il est donc une activité qui doit avoir une importance capitale, c’est bien cel- le-ci. Elle l’est bien évidemment pour l’homme comme être vivant. Elle l’est aussi pour l’homme comme être moral, puisqu’elle fournit à la morale rien de moins que son sujet même. Demandons-nous donc quelle morale doit la régler. Défaillance de la morale Or, une surprise nous attend ici : aucune morale ne s’y applique. Qui plus est, aucune n’a le droit de s’y appliquer. On a donc un paradoxe: l’existence même du sujet moral ne dépend pas d’une décision de nature morale. Pour le montrer, distinguons schématiquement trois types de morale selon que le concept-clé est celui du bien, celui du devoir ou celui du contrat. (a) Avoir des enfants est-il un bien? Mais pour qui? Pour les parents, peut- être. Pour des raisons sentimentales, ou matérielles: il faut des bras pour tra- vailler, pour s’occuper des vieux. Pour un enfant déjà au monde, c’est un bien d’avoir des parents qui prennent soin de lui. Mais puis-je dire que c’est un bien pour ce qui n’est pas de venir à l’être? (b) Avoir des enfants est-il un devoir? Ce serait un devoir envers qui? Les devoirs n’ont lieu qu’entre sujets. Je dois toujours quelque chose à quelqu’un. 12 J. B. S. Haldane, Daedalus or Science and the Future. A paper read to The Heretics, Cam- bridge on February 4th, 1923, Kegan Paul et al., Londres 1924, p. 63-68; A. Huxley, Brave New World, 1932. Rémi Brague 23 Les »devoirs envers soi«, dont on hésite d’ailleurs de plus en plus à parler, con- cernent bien entendu un sujet déjà existant et qui ne doit pas son existence à soi-même. Les devoirs envers les enfants que l’on a mis au monde sont une réalité. Nous devons à ceux qui sont déjà nés nourriture, soins, éducation, etc. On peut discuter en bioéthique du statut de l’embryon, par exemple à propos de l’expérimentation, ou du statut du fśtus, à propos de l’avortement. Mais com- ment avoir des devoirs envers ceux qui n’existent pas du tout et dont l’existence même dépend de moi? Bien sûr, une fois que j’ai pris la décision de les appeler à l’existence, je suis tenu de respecter la logique de mon action. Mais quelle est la règle de mon action avant de prendre cette décision? Nous avons des devoirs envers les enfants que nous avons. Mais nous n’avons pas le devoir d’avoir des enfants. (c) Avoir des enfants est-il le résultat d’un contrat? Certainement pas envers l’enfant à naître. En n’ayant pas d’enfants, nous faisons peut-être tort aux gens de notre gé- nération en ce que nous refusons de prendre notre part de l’entretien de ceux qui pourront plus tard les prendre en charge. Je fais allusion ici à la question souvent posée quand on parle de démographie : »qui paiera nos retraites?« Cette question peut être tout à fait pertinente quant à l’économie. Mais elle est d’une pertinence morale douteuse, voire elle est, quant à la morale, carrément scandaleuse. On tire en effet de Kant une règle d’ailleurs assez intuitivement plausible: éviter de considérer l’homme comme un moyen, et le considérer toujours com- me une fin.13 Or, »faire« des enfants (comme on a pris l’habitude de dire, d’une manière d’ailleurs assez significative) pour qu’ils paient les retraites, soit celles d’autrui, soit les nôtres propres, serait le comble de l’instrumentalisation. Dans tous les cas, nous nous heurtons à cette constatation banale qu’il n’y a pas de commune mesure entre l’être et le néant. Avons-nous donc des raisons moralement légitimes d’avoir des enfants? C’est-à-dire des raisons telles qu’elles ne les traitent pas comme des moyens, etc.? Il faut que la vie que nous imposons aux enfants que nous appelons à l’être soit un bien pour les enfants eux-mêmes. Or, il n’est pas si facile de le montrer. Appeler à la vie, c’est aussi rendre possible bien des souffrances. Et c’est de toute façon condamner à mort. Je ne vois qu’une seule raison possible, c’est de con- sidérer que la vie est un bien en soi. Mais ce bien doit être si grand qu’il puisse 13 Kant, Grundlegung zur Metaphysik der Sitten, II; Werke, W. Weischedel (éd.), Wissen- schaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt 1956, t. 4, p. 61. Phainomena xviii/68-69 Rémi Brague 24 contrebalancer tous les maux possibles susceptibles d’arriver à quelqu’un qui est en vie et qui, bien entendu, ne sauraient survenir à quelqu’un qui n’aurait jamais existé. Il doit s’agir d’un bien en un sens très fort. Le bien au sens faible, je lui donne un nom, l’adjectif anglais fun. Je dis donc: montrer que la vie est fun (ce qui, pour ma part, est une évidence) ne suffit pas; il faut encore montrer qu’elle est un Bien. Le décrochage du Bien et de l’Être Le Bien et l’Être étaient jusqu’à une certaine époque de l’histoire de la pen- sée accrochés l’un à l’autre au sein du système des transcendantaux. Le décro- chage s’effectue au xviiie siècle, où l’on commence à envisager la possibilité de n’accepter à l’existence que certaines catégories d’humains, et donc d’en ex- clure d’autres. Dès 1725 apparaît chez Francis Hutcheson l’idée selon laquelle il pourrait être légitime d’éliminer les vieillards inutiles ou encore »une race pervertie ou faible qui ne pourrait jamais, par son génie ou son talent, se ren- dre utile à l’humanité, mais en viendrait à constituer un insupportable fardeau, tel qu’il entraînerait un état entier dans la misère.«14 Cette pratique n’est encore envisagée qu’à titre d’hypothèse. Mais sa fon- dation éthique vient au jour avec l’idée de bonheur. Celle-ci est effectivement »une idée neuve en Europe«, comme le dit le 3 mars1794 le jeune Saint-Just.15 De prime abord, cette formule est une contre-vérité éhontée: l’eudaimonia n’était-elle pas au centre de la réflexion éthique des Grecs? Et les Médiévaux n’ont-ils pas réfléchi sur la felicitas ou la beatitudo? En un autre sens, peut-être plus profond que ce dont il avait lui-même conscience, Saint-Just a pourtant raison. L’idée de bonheur représente en effet le décrochage entre Être et Bien. Je puis être sans être heureux. Les Anciens et les Médiévaux concevaient une volupté d’être plus fondamentale que tous les malheurs possibles. A ce point que, par exemple, saint Augustin explique quelque part que les gens malheu- reux préfèrent toujours leurs souffrances à la mort.16 14 F. Hutcheson, Inquiry concerning the original of our Ideas of Virtue or Moral Good, IV, §138 ; dans: British Moralists, L. A. Selby-Bigge (éd.), Clarendon Press, Oxford 1897, t. 1, p. 122. 15 L.-A. Saint-Just, Rapport au nom du Comité de salut public sur le mode d’exécution du décret contre les ennemis de la Révolution, présenté à la Convention Nationale dans la séance du 13 ventôse an II, dans: Œuvres complètes, édition établie par M. Duval, P. G. Lebovici, Paris 1984, p. 715. 16 Saint Augustin, De civitate Dei, XI, xxvii; De libero arbitrio, III, vii; Baudelaire parle même de préférer »La douleur à la mort et l’enfer au néant«, voir »Le jeu«, dans: Les Fleurs du mal, XCVI. Rémi Brague 25 La même année que Saint-Just, Condorcet, le premier du bon, l’autre du mauvais côté la guillotine, marque de ce point de vue un tournant. Les phi- losophes des Lumières étaient jusqu’alors plutôt natalistes ; ils étaient »amis des hommes« (Mirabeau père), de la »population«, et critiquaient la règle du célibat sacerdotal, et encore plus les vśux monastiques, comme condamnant à la stérilité. Or, Condorcet écrit : »s’ils [les hommes] ont des obligations à l’égard des êtres qui ne sont pas encore; elles ne consistent pas à leur donner l’existence, mais le bonheur; elles ont pour objet le bien-être général de l’espèce humaine ou de la société dans laquelle ils vivent, de la famille à laquelle ils sont attachés, et non la puérile idée de charger la terre d’êtres inutiles et malheureux.«17 On remarquera que tout est soumis à une protase hypothétique et bien incertaine : »si les hommes ont des obligations«, etc. On remarquera aussi que Condorcet est sur ce point d’accord avec Malthus, qui, quatre ans plus tard, écrira dans le but de le critiquer. Un autre homme des Lumières, le géographe Alexander von Humboldt, était resté vieux garçon, et s’en justifie ainsi : »je suis convaincu que l’homme qui accepte le joug du mariage est un fou et je dirais même un pécheur. Un fou car il renonce à la liberté de soi-même, sans y gagner une compensation correspondante. Un pécheur, car il donne la vie à ses enfants sans pouvoir leur léguer la certitude qu’ils seront heureux. […] Je prévois que nos successeurs se- ront encore plus malheureux que nous. Ne serais-je pas vraiment un criminel si, en dépit de ces opinions sur notre descendance, je ne me préoccupais pas de ces infortunés ?«18 Donner la vie sans être certain que ses enfants seront heureux est une légèreté, voire un crime. Or, il est trop clair qu’il est impossible d’avoir la certitude absolue de ce que nos enfants seront heureux. Le nihilisme Nietzsche, dès les années quatre-vingt du xixe siècle, a prédit que le problème majeur des siècles suivants serait ce qu’il appelle, après d’autres, le nihilisme.19 Il écrit: »ce que je raconte est l’histoire des deux prochains siècles.«20 Quant 17 Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Xe époque, A. Pons (éd.), Garnier-Flammarion, 1988, p. 282. 18 Cité sans référence dans: J.-P. Duviols, C. Minguet, Humboldt, savant-citoyen du monde, Gallimard (»Découvertes«), Paris 1994, p. 116. Je n’ai pas encore réussi à trouver la source exacte. C’est moi qui souligne. 19 Sur l’histoire du mot, voir la synthèse de F. Volpi, Il nichilismo, Laterza, Bari 1996. 20 Nietzsche, Fragment 11 [119], Novembre 1887–Mars 1888; Kritische Studienausgabe, De Gruyter, Berlin et al. 1980, t. 13, p. 57. Phainomena xviii/68-69 Rémi Brague 26 à définir le nihilisme, je ne le ferai pas de la même façon que Nietzsche, qu’il suffit de lire. Je préférerai essayer de définir la question centrale du nihilisme. Pour ce faire, rappelons-nous une question plus ancienne, posée au début du xviiie siècle, plus précisément en 1714, par Leibniz: »pourquoi y a-t-il plutôt quel- que chose que rien?« Question étrange. Le philosophe allemand l’expli- quait en poursuivant: »car le rien est plus simple et plus facile que quelque chose.«21Leibniz n’éprouvait pas le besoin de comparer les prétentions des deux possibilités et de mettre en face de celles du »Rien« les droits ou les avantages du »Quelque chose«. Pour lui, il allait de soi que l’Être valait mieux que le Néant. Il a fallu attendre John Belushi, surtout connu pour son interprétation du rôle principal des Blues Brothers (1980) pour expliciter ce que Leibniz avait laissé dans l’implicite. Parmi ses obiter dicta, nous possédons cette formule que je n’hésite pas à qualifier de géniale: »Entre l’être et le non-être, je choisis l’être, y’a pas photo. L’être botte le cul au non-être« (Between being and not being, I pick being, hands down. Being beats the hell out of not-being). 22 C’est beau comme du Leibniz, c’est peut-être même mieux que Leibniz. On pourrait dire: Belushi beats the hell out of Leibniz. La déclaration de John Belushi jette en tout cas une vive lumière sur une phrase de saint Bonaventure: »l’être même n’accourt que dans la pleine déroute du néant, de même que le néant dans la pleine déroute de l’être« (ipsum esse purissimum non occurrit nisi in plena fuga non-esse, sicut et nihil in plena fuga esse).23 Cette »fuite éperdue« du néant devant l’être s’explique par la poursuite à coup de pied au cul qu’évoque ici John Belushi. Cette évidence de la supériorité de l’être sur le non-être était vieille de plus de deux millénaires. Elle se trouve dans les deux sources de la culture euro- péenne, à »Athènes« tout autant qu’à »Jérusalem«, aussi bien dans la Grèce antique que dans la Bible. C’est vrai même si sa formulation explicite n’apparaît que rarement. Ce qui est d’ailleurs le cas des présupposés les plus fondamen- taux d’une culture: ils sont d’une évidence tellement aveuglante qu’on hésite à les rappeler, pour ne pas avoir l’air d’un pédant. On trouve en tout cas deux ou trois fois chez les philosophes grecs, posée avec plus ou moins de discrétion, une équation: l’Être est bon, voire il est iden- 21 Leibniz, Principes de la nature et de la grâce, §7; A. Robinet (éd.), P.U.F., Paris 1954, p. 45. 22 Je n’ai pas encore réussi à trouver la source précise de cet apophtegme sublime, trouvé sur Internet. 23 S. Bonaventure, Itinerarium mentis in Deum, V, 3; Quaracchi, t. 5, p. 308b. Rémi Brague 27 tique au Bien.24 On la trouve aussi sous la forme d’une inéquation, posée au moins une fois par Aristote: l’Être vaut mieux que le Néant.25 Dans la Bible, la même affirmation est implicite dans l’admiration que le Créateur exprime pour son śuvre une fois achevée, selon le premier récit de la création: ce que Dieu vient de créer, et qui était déjà »bon« pris morceau par morceau, est, une fois envisagé dans sa totalité, »très bon«, ce qui veut d’ailleurs dire aussi »très beau« (tôv meod) (Genèse, 1, 31). Au Moyen Âge, l’identification de l’Être et du Bien est reprise chez les pen- seurs des trois religions.26 Dans l’Occident latin, elle est même formalisée dans la doctrine des transcendantaux, à laquelle j’ai déjà fait allusion. Ceux-ci sont en effet dits »convertibles«: tout ce à quoi on peut appliquer un transcendantal quelconque, on peut lui appliquer aussi tous les autres. En particulier, tout ce qui est, en tant que tel, est bon.27 Cette prépondérance axiologique de l’Être contrebalançait ce que Leibniz appelait la »facilité« du Néant. Or donc, tout se passe comme si cette évidence nous avait abandonnés. No- tre question, la question nihiliste, n’est plus: »pourquoi y a-t-il quelque chose 24 Théophraste, Métaphysique, IX, §32, 11a26, A. Laks, G. Most (éd.), Les Belles Lettres, Paris 1993, p. 21: ta […] onta kalôs etukhen onta; Plotin, Ennéades, V, 8 [31], 9, 40-41: dio kai to einai potheinon estin, hoti tauton tô kalô, kai to kalon erasmion, hoti to einai ; voir aussi V, 5 [32], 9, 37-38 (implicite); ces deux passages n’ont pas d’équivalent arabe dans la »Théo- logie d’Aristote«. Important pour la réception médiévale, Liber de causis, XIX (XX), §158, O. Bardenhewer (éd.), Herder, Fribourg en br. 1882, arabe p. 96: wa-l-khayr wa-l-huwiyya shay’ wâhid; latin, A. Schönfeld (éd.), Meiner, Hambourg 2003, p. 40: bonitas prima non influit bonitates super res omnes nisi per modum unum, quia non est bonitas nisi per suum esse et suum ens et suam virtutem, ita quod est bonitas, et bonitas [et virtus] et ens sunt res una, fit quod ipsum influit bonitates super res influxione communi una. Le passage n’a pas d’équivalent clair dans le passage correspondant de Proclus, qui, ailleurs, soutient même le contraire: Proclus, Eléments de théologie, §8 ; E. R. Dodds (éd.), Clarendon Press, Oxford 1933, p. 8, 32-10, 2. 25 Aristote, De la génération des animaux, II, 1, 731b30: beltion […] to einai tou mè einai. 26 Avicenne, Shifâ’, Métaphysique, VIII, 6; arabe: G. C. Anawati (éd.), Le Caire, p. 355, 14- 16: fa-yakûna al-mutasawwâq bi-l-haqîqah al-wujûd, fa-l-wujûd khayr mahd wa-kamâl mahd; latin: Avicenna Latinus, Liber de philosophia prima sive scientia divina, S. van Riet (éd.), Peeters et Leyde, Brill, Louvain 1980, p. 412: Id […] quod vere desideratur est esse, et ideo esse est bonitas pura et perfectio pura; Maïmonide, Guide des égarés, III, 10 ; arabe: S. Munk (éd.), arabe, p. 17a, 4 et 10-11 ; tr. fr. p. 63-64; I. Joël (éd.), Junovitch, Jérusalem 1929, p. 317, 5-6: wa-kullu wujûd khayr […] kulluhu khayran idh huwa wujûd. 27 Augustin, De diversis quaestionibus LXXXIII, §24 ; A. Mutzenbecher (éd.), CCSL, XLIVA, Brepols, Turnhout 1975, p. 29: omne […] quod est, in quantum est, est bonum; Thomas d’A- quin, Summa contra gentiles, II, 41; Rome, Editio leonina manualis, 1934, p. 131b: Omne […]enim quod est, inquantum est ens, necesse est esse bonum : esse namque suum unum- quodque amat et conservari appetit ; signum autem est, quod contra pugnat unumquodque suae corruptioni. Phainomena xviii/68-69 Rémi Brague 28 plutôt que rien?« Elle est devenue : »pourquoi y aurait-il quelque chose plutôt que rien?« Ou, si l’on préfère: »tout compte fait, faut-il vraiment qu’il y ait quel- que chose plutôt que rien?« En effet, l’Être n’est plus considéré comme quelque chose de bon, mais tout au plus comme un fait neutre, voire, dans certains cas extrêmes, comme mauvais.28 Conclusion : essoufflement de l’éthique Pour concevoir ce bien, l’éthique, comme optimisation des rapports entre sujets humains déjà existants, voire comme pratique en général, s’avère trop courte. La morale, très à son aise là où il faut donner des règles à la coexistence de sujets déjà existants, s’essouffle là où il faut expliquer pourquoi au juste il faut des sujets. Nous retrouvons de la sorte une très vieille querelle, puisqu’elle date de deux millénaires et demi. Elle a opposé Platon et son disciple Aristote. Une sorte de come back de Platon avec son idée du Bien est nécessaire, à sup- poser bien sûr que l’humanité veuille pouvoir continuer à exister et à rester morale. Le visage aristotélicien du bien, le prakton agathon, dont nous vivons depuis des siècles, ne suffit peut-être plus. 28 Sur certaines des raisons qui ont mené à la neutralisation axiologique de l’Être, voire à sa valorisation négative, voir mon La Sagesse du monde. Histoire de l’expérience humaine de l’univers, LGF (Biblio-essais), Paris 2002.