UDK 821.133.1-21.09Corneille P. L'ASCENDANT DU DOUTE HYPERBOLIQUE SUR LE PROTOPROLOGUE DES GRANDES TRAGEDIES CORNELIENNES Boštjan Marko Turk Synopsis L'etude presente se propose comme objectif de mettre en relief la fonction du protoprologue qui, en presence de son aspect d'archetype, prend le sens du bloc de construction architecturalement principal dans les drames majeurs de cet auteur. On trouve l'element du protoprologue dans l'exposition des unites les plus importantes de l'opus de Corneille : Il determine de fagon essentielle l'entiere pulsation de ce genre de theatre, qui, par un chaos apparent, s'equilibre en une perspective rationnelle et cartesienne, typique du rationalisme du 17eme et des siecles suivants. Son facteur determinant essentiel est le doute hyperbolique, qui ne se suffit pas a lui-meme, mais devient l'outil methodologique de la rationalisation des passions devastatrices humaines, le tout se deroulant dans le domaine dans lequel la physiologie, au seuil de la nouvelle ere, vient a peine d'entrer, de toucher la frontiere ou le contact entre le spirituel et l'organique. Mots-clefs: Pierre Corneille, Rene Descartes, Rome, folie, rationalisme, protoprologue, passion, tragedie, physiologie, volonte, mort. Les reuvres cardinales de Pierre Corneille ont toujours ete reconnues par la critique comme la voix rationnelle de l'heritage romain, pour lequel l'approche analy-tique du monde, prevue pour le maitriser, constitue l'element sans lequel il n'y a pas de reelle percee dans aucun de ses moments dramatiques. La passion qui tourne a la folie est d'ailleurs frequemment l'element du tragique surtout dans la periode du classicisme mature de Corneille. Mais l'auteur evite cet element des le debut, dans le protoprologue1 qui, en presence de son aspect d'archetype, prend le sens du bloc de construction architecturalement principal dans ses drames majeurs. On trouve l'element du protoprologue dans l'exposition des unites les plus importantes de l'opus de Corneille : Il determine de fagon essentielle l'entiere pulsation de ce genre de theatre, qui, par un chaos apparent (et une folie), s'equilibre en une perspective rationnelle et cartesienne, lL'expression »protoprologue« vient de la theorie dramatique d'Aristote. Il suit le theätre depuis ses debuts et en ce sens il en est lui-meme son »protoelement«. Comparez : »The first .scene of all, which preceded the entrance of the chorus, was called the protoprologue and its invention is ascribed to Thespis« (Haigh, A.E. The Tragic Drama of the Greeks. New York: Dover, 1968: 350). typique du rationalisme du 17eme et des siecles suivants. Son facteur determinant es-sentiel est le doute hyperbolique, qui ne se suffit pas a lui-meme, mais devient I'outil methodologique de la rationalisation des passions devastatrices humaines, le tout se deroulant dans le domaine dans lequel la physiologie, au seuil de la nouvelle ere, vient a peine d'entrer, de toucher la frontiere ou le contact entre le spirituel et l'organique, c'est a dire la matiere physique. De fagon inductive, l'Histoire de la folie a I'age classique^, qui n'est autre que l'analyse des aberrations humaines en Occident, nous apprend deja les applications externes de ce genre de conduite. Michel Foucault y donna l'affirma-tion que la folie, en tant que telle, est en fait, une invention de notre epoque contempo-raine, et avant tout du cartesianisme, qui, en tant que passion releguee au dernier rang, l'a eliminee de tout type de discours socialo-constitutif. Foucault a d'ailleurs reconnu qu'avec le rationalisme du 17eme siecle frangais, le pays a commence a mettre en place des systemes d'hopitaux, dans lesquels on isolait les desequilibres, comme les autres institutions de sous-cultures les connaissaient jusque la : des bordels aux bandes de mendiants en passant par les hospices pour indigents. En meme temps, il enleva a la folie sont sens generalisant : Il est vrai que le pays ne s'en est rendu compte qu'au seuil de l' ere moderne et l'a ainsi sanctionnee en tant que telle : mais comme chaque epoque lui ajoute son interpretation et son sens il en est de meme pour elle que pour le doute cartesien : ce n'est que lorsque l'objet du doute deviendra l'objet de mes pensees3 que je penserai seulement de la folie qu'elle n'existe pas ou autrement : tant que je douterai d'elle, elle existera, et avec elle je serai moi meme normal et non-fou. La critique moderne dirait que ce n'est qu'avec Foucault qu'il a ete possible de penser la folie comme partie integrante de l'exil social ::»Desormais la folie est exilee«, 4 et c'est aussi la difference, que l'exegese contemporaine (ainsi que sa raison) etablit a travers Descartes entre Sophocle et Corneille. La raison pour laquelle les heros du poete classique maitrisent aussi bien leurs passions et, a la difference des tragedies grecques, ne cedent jamais a leur resultante extreme, la folie, est l'epoque moderne et plus preci-sement le cartesianisme. Ce dernier a perce meme plus profondement que les sto'iques, qui etaient trop rigides aussi bien pour leur epoque qu'aujourd'hui. Surena, le heros eponyme de la tragedie du meme nom,5 bien que parfait, a une perfection intentionnelle et non empirique : elle est comme un fait ontologique : on peut y croire, on peut s'effor-cer de se persuader soi-meme et les autres de son existence potentielle, on ne peut pas la sentir, elle echappe a notre experience et a nos representations que l'on se fait d'elle. La passion sto'ique est un materiel radioactif dore que Descartes transformera par la suite en une matiere maitrisable, qui prouvera la suprematie de l'Homme sur la nature et sur-tout sur le monde vivant. Mais on ne peut pas se defaire de l'impression qu'il y a deja beaucoup de „philosophie" cartesienne dans le chef parthe. On doit cependant a Erich Auerbach, qui se consacra aux analyses de ce sentiment, egalement en relation avec la folie, dans son reuvre Le Culte des passions, une des meilleures analyses de la passion 2 Foucault, Michel: Histoire de la folie ä l'age classique. Paris: Gallimard, 1961. Comparer aussi: Derrida, Jacques. »Cogito et histoire de la folie». In L'ecriture et la difference. Paris: Seuil, 1967. 3 Dans cet exemple la tautologie n'est pas possible : douter du doute est une constitution de predicat incorrecte par le sens. 4 Foucault, Michel. Histoire de la folie ä l'äge classique: 82. 5 Corneille, Pierre. Theatre, III. Paris: Gallimard, 1960: 413. Il constatait ainsi que le sage sto'ique ne permettra jamais que le monde le domine : c'est que tout contact avec le monde provoquera une contamination : la passion n'est pas seulement contagieuse, mais elle est aussi dangereuse dans son impurete a tous ceux qui se respectent : passio deviendra ainsi le contraire de ratio. »C'est ainsi que passe a I'arriere plan I'opposition initiale entre passio et actio, et que passio devient I'oppose de ratio: auxpassions mouvementees s'oppose la quietude de la raison: mais le mouvement implique une sorte d'activite. Ici, pour la premiere fois, le mot peut etre rendu par notre passion moderne, en partie a cause du mouvement, en partie a cause de l'emportement qu'il suppose toujourspour lest stoiciens: ici se constitue l'image des orages et des remous passionnels, et passio est souvent remplace par le terme claire-ment pejoratif de perturbatio«.7 Le sentiment difficilement controlable oppose a la raison et celui-ci oppose a la folie, dont la passerelle de liaison est justement le dernier concept de la citation d'Auerbach (»perturbatio«), que l'on traduit en „choc, trouble" est le domaine Des Passions de l'äme^ de Descartes. Ce debat s'est maintenu dans l'attention egalement des lecteurs d'aujourd'hui, justement a cause de Corneille, meme si ses hypotheses phy-siologiques et ses theories furent emportees par le temps. On peut lire dans cette reuvre, que la matiere cerebrale est liee aux organes sensoriels (les sens), puis aux muscles et au creur a travers le systeme nerveux. Celui-ci, le philosophe le comprend comme un ensemble de fins tubules dans lesquels circulent sans cesse des »esprits animaux«,9 comme il nomme l'ensemble debride des souffles, echappements et substances impures qui coulent dans le corps. Notre corps est une machine : son mecanisme de base est la circulation d'une substance jaune, que le creur chauffe et surtout sa pression est aug-mentee par les impulsions declenchees par les sens. Une alerte dans l'environnement exterieur se traduira immediatement dans tout le corps comme un choc ou une perturbation qui demandera a tout prix une reaction en reponse. Les muscles s'activeront, les articulations se reconnecteront, les membres bougeront, qui seront de ce fait le dernier moteur de l'accomplissement du reflexe de la passion dans le corps. Et enfin, l'etre dont la vie et le comportement sont determines par les besoins corporels et les instincts, s'enfuira du danger ou bondira hors d'une menace imminente. Si cette dialectique est entierement valable pour les animaux, il en est different pour l'Homme. Celui-ci possede une ame qui est une entite superieure, liee au corps par une trouvaille sur laquelle on ne peut s'appuyer aujourd'hui. Il s'agit d'une glande par-ticuliere glanspinealis (»glande pineale«),^" ou epiphyse aujourd'hui, liee a la secretion de la melatonine, une hormone du sommeil. Intuitivement, Descartes pressentit que la glande pourrait remplir une fonction importante dans l'apaisement (endormissement) de la passion. Le role physiologique de cet organe, place au centre meme du cerveau, serait de detecter chaque vapeur de nature animale et de la sublimer. La glande equipe ensuite l'ame d'une image precise du monde exterieur. La volonte, qui est le mecanisme essentiel des perceptions du classicisme, regule alors 6 Auerbach, Erich. Le Culte des passions. Paris: Macula, 1998. 7 Auerbach, Erich. Le Culte des passions, p. 56. 8 Descartes, Rene. Les Passions de l'äme. Paris: Flammarion, 1996. 9 Descartes, Rene. Les Passions de l'äme: 105. 10 On peut trouver une representation graphique de la glande ici : http://fr.wikipedia.org/wiki/Glan-de_pin%C3%A9ale. les „esprits animaux" dans le sens qu'ils ne representent plus de danger a la sensation integrale de dignite du sujet ainsi congu. La passion est active et l'Homme est en relation de subordination a elle jusqu'au moment ou ses composantes principales atteignent la glande par l'aqueduc de Sylvius,11 comme le nomma le philosophe. C'est pourquoi, leur nature est etymologi-quement active, patior, l'Homme est le seul etre qui, justement, grace a cet organe, est capable de maitriser la nature active (et incontrolable) de la passion. En comparaison avec le personnage sto'ique de Surena, chef parthe et prototype de la tragedie hero'ique de Corneille, la passion cartesienne est non seulement isolee et neutralisee, mais elle est en plus mise en rapport avec la raison. Ce n'est que dans cette relation qu'elle devient une des formes de base de la passion, bonne ou mauvaise. La palette irisee de la passion est soumise a la raison par le fonctionnement de la glande pineale. Cependant, on peut voir chez les Hommes differents niveaux de reponse a l'action de la passion : certains sont capables de cela avec une force qui fait envie, tandis que pour d'autres cet art reste inconnu, a la fin se retrouvent ceux qui sont entierement sous le pouvoir de la passion: des personnes maniaques pour lesquelles une reclusion ou un exil dans un etablissement psychiatrique est de mise, comme l'enseignait Foucault et comme l'expliqua Descartes, le premier enfant de l'ere moderne tournee vers la maitrise de la face obscure de l'etre humain. L'asile n'est pas tout a fait un concept cartesien, mais c'est une invention entierement de notre temps. A l'oppose, il y a »I'homme genereux«, un homme genereux ou noble que Les Passions de I'ame definissent de cette maniere: »Ainsi je crois que la vraie generosite qui fait qu'un homme s'estime au plus haut point qu'il se peut legitimement estimer, consiste seulement, parti en ce qu'il connait qu'il n'y a rien qui veritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontes, nipourquoi il doive etre loue ou blame sinon qu'il n'en use bien ou mal, etpartie en ce qu'il sent en soi-meme une ferme et constante resolution d'en bien user, c'est a dire de ne manquer jamais de volonte pour entreprendre et executer toutes les choses qu'il jugera etre les meilleures, ce qui est suivre parfaitement la vertu«. 12 La generosite fait partie des „grandes ames" et sert de remede a tout les types d'aberrations que les passions font naitre. Ses supports, les nobles genereux, sont deja par nature (par la structure physiologique de l'epiphyse et par ses implications dans les zones de rangs inferieurs de la matiere cerebrale et d'autres composantes du corps) enclins aux grandes choses. Celles-ci determine le critere : l'essentiel est que l'Homme conserve une relation correcte de la raison envers la passion, de fagon a ce qu'elle lui permette toujours d'avoir la »partie gagnante«. Disposer librement de la volonte qui etouffe meme la plus bouillonnante des emotions, fait d'eux les geants de leur generation. Rien ne peut les atteindre. »Je suis maitre de moi comme de l'univers; Je le suis: je veux l'etre. O siecles, o memoire, Conservez a jamais ma derniere victoire! Je triomphe aujourd'hui du plus juste courroux De qui le souvenirpuisse aller jusqu'ä vous«.13 11 C'est le canal dorsomedial au dessus du tronc cerebral 12 Descartes, Rene. Les Passions de l'ame: 129. 13 Corneille, Pierre. Theatre. Paris: Gallimard, 1965: 957. Ainsi le grand Auguste, une des preuves les plus fortes de la force de la raison et de la volonte sur la passion, decrit la difference entre lui et les conspirateurs, qui menacent sa vie dans un brouillard de passion non libre, sans savoir qu'ils pechent contre eux-memes : a la fin, quand ils se convertissent, ils le reconnaissent L'Homme de Corneille est grand : sa vocation est la noblesse genereuse, et celle-ci est issue des consequences pratiques d'une physiologie theorique, qui n'est d'ailleurs utilisable aujourd'hui que comme materiel d'archives. La grandeur des per-sonnages de Corneille, malgre du concept scientifique qui a fait son temps, provient de la maitrise : Ceci donne une double resultante, la maitrise de l'Homme en lui-meme et comme le dit Auguste „Je suis le maitre du monde et je regne sur moi-meme" le monde aussi. C'est seulement grace a ce mecanisme que l'on peut expliquer pourquoi le fatal protoprologue s'etablit toujours de maniere a ce que la stature integrale du heros n'est jamais remise en question. Au contraire, on a plusieurs fois l'impression qu'elle est meme renforcee parfois malgre la mort. Dans ce sens on peut suivre un interessant gradatio in maius qui suit la ligne Auguste - Pompee - Surena. Mais les leviers physiologiques seuls ne seraient pas suffisants pour aligner completement les geants avec la ligne ideale de la generosite noble. Une lecture appro-fondie nous devoile donc que la these de l'influence de l'epiphyse sur le fonctionnement de l'Homme n'est qu'une formulation plus maladroite des autres idees cartesiennes, qui se sont toutes transferees dans les drames corneliens et surtout dans la mentalite de l'ere moderne. Au creur du rapport entre les sources animales et spirituelles, qui se regule par l'intermediaire de la fameuse glande, se trouve une connaissance du dualisme, de la dualite. La dualite est etablie selon le principe de proportionnalite et ne permet pas d'apaisement. Cette phrase pourrait servir egalement de synopsis pour expliquer l'es-sentiel de la matiere de l'opus de Corneille. On peut comprendre l'essence du systeme methodologique de Descartes comme une exclusion de tous les facteurs qui ne sont pas relies a la raison et de ce fait inverifiables de la fagon gnoseologique la plus exclusive, c'est a dire le doute. C'est justement le doute cartesien qui est la base du cogito, or celui-ci n'est possible qu'a partir du moment ou le sujet pensant rejette toutes les impulsions cognitives comme eventuellement inspirees d'un esprit malin : au terme d'une reduction aussi complete, il lui reste le moi pensant, support de l'operation et son produit : le doute. »Il n'y a donc point de doute que je suis, s'il me trompe; et qu'il me trompe tant qu'il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je pen-serai etre quelque chose. De sorte qu'apres y avoir bienpense, et avoir soigneusement examine toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition: Je suis, j'existe, est necessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la congois en mon esprit«.14 Le sujet pensant est alors devenu, avec l'action de penser (le doute etant l'operation de l'esprit), la derniere base de la realite, la premiere autorite de la connaissance au dela de laquelle il n'y a plus rien. 14 Descartes, Rene. Meditations metaphysiques. Paris: Flammarion, 2011: 73. Descartes a ecrit a ce sujet plusieurs fois : au coeur de la guerre de trente ans, le 10. novembre 1619, aupres d'un poele chaud quelque part au centre de l'Allemagne, a moitie assoupi, un tentateur lui apparait et le persuade que tout ce qu'il vit est une illusion : c'est la que naquit sa methode qui ventilera le systeme de pensže occidental. C'est pour ainsi dire I'homonyme du drame auquel I'analyse presente se consacre. L'Homme n'est pas seulement grand parce que des glandes le protegent d'un derapage dans la bestialite : sa grandeur est le produit d'un soupesement, mais avant tout du doute hyperbolique de solutions potentielles et de la situation donnee. Il est caracteristique pour celle-ci qu'elle soit tout sauf simple et facile. Au contraire, elle est tellement detournee que les critiques ont plusieurs fois reproche au poete l'invrai-semblance ou l'improbabilite de sa matiere fabulative, de sorte qu'il a dü finalement se refugier dans la legende pour repondre a ce probleme aux critiques et surtout au postulateur de l'art classique »Le vrai peut quelques fois n'etre pas vraisemblable«..15 Les protagonistes de ses tragedies se retrouvent en regle generale dans des situations ou ils doivent repousser le doute existentiel au point de rester seul, dans leur pensee : cogito signifiera alors aussi un levier d'Archimede avec lequel ils tourneront, dans la suite, le protoprologue a leur avantage. Le heros cornelien est le sujet pensant du doute expansif en tout a part en lui-meme. Il s'etablit entierement justement dans la difference qui s'aligne sur celle que Descartes utilisait pour justifier la pensee de la nouvelle ere et de son support. Plus la situation est impossible, plus fort dubito resonnera dans les termes des protagonistes ; il formera le cogito de l'histoire dramatique dans sa synthese philo-sophique aussi inhabituelle egalement pour notre epoque. Don Rodrigue vengera la gifle que son futur beau pere infligea a son pere. Il battra celui-ci lors d'un duel pour ensuite plonger dans la question cle de ce qui est le plus important entre l'honneur ou l'amour. Il emettra un doute si puissant envers tout (de meme que son elue), que leurs etres (sociologique, erotique et aussi metaphysique) s'effaceront face a tout, sauf devant le fait que Rodrigue (et Chimene) effectuent une operation de l'esprit avec laquelle ils recentrent l'integralite de la realite physique et conceptuelle vers un seul dilemme du sujet pensant concretement pour ce cas, de meme qu'en general : L'honneur passe devant l'amour et avant lui il y a le devoir, le code, lex. Pour les protagonistes de la tragicomedie eponyme Le Cid, il existera le doute de tout, sauf de la pensee creee par une determinante de base. Emilia sera le generateur de toute l'histoire dans Cinna (ou la Clemence d'Auguste). La premiere information que le lecteur regoit a son sujet est justement le doute. Dans l'expose present nous avons inclus l'integralite du protoprologue de la plus grande tragedie romaine : nous pourrions inclure encore plus de vers, tellement qu'ils refletent directement tous le noyau du doute selon la position de l'hero'ine. Personne ne pourrait, pour ainsi dire, douter d'avantage de sa famille, son origine, la justesse de son comportement en rapport avec son pere, Auguste et son amant, qu'Emilia. Citons propedeutique du doute dans son integralite : »Durant quelques moments souffrez que je respire, Et que je considere, en l'etat ou je suis, Et ce que je hasarde, et ce que je poursuis. Quand je regarde Auguste au milieu de sa gloire, Et que vous reprochez a ma triste memoire 15 1 ' Boileau, Nicolas. L'Artpoetique. Paris: Garnier, 1961: 172. Que par sa propre main mon pere massacre Du trone ou je le vois fait le premier degre Quand vous me presentez cette sanglante image, La cause de ma haine, et l'effet de sa rage, Je m'abandonne toute a vos ardents transports, Et crois, pour une mort, lui devoir mille morts. Au milieu toutefois d'une fureur si juste, J'aime encore plus Cinna que je ne hais Auguste, Et je sens refroidir ce bouillant mouvement Quand il faut, pour le suivre, exposer mon amant. Oui, Cinna contre moi meme je m'irrite Quand je songe aux dangers ou je te precipite. Quoiquepour me servir tu n'apprehends rien, Te demander du sang, c'est exposer le tien«}'6 Le cogito d'Emilia met ainsi tout a I'envers sauf la synthese d'Auguste. Apres la phrase la plus connue de l'auteur dramatique: »Je suis maitre de moi comme de l'univers; Je le suis: je veux l'etre. O siecles, o memoire, Conservez a jamais ma derniere victoire! Je triomphe aujourd'hui du plus juste courroux«^'7 la synthese d'Emilia est aussi: Est-il-perte a ce prix qui ne semble legere? Et quand son assassin tombe sous notre effort, Doit-on considerer ce que coute sa mort?^^ seulement le produit d'une pensee, qui n'est, a la fin tournee que sur elle-meme, en fonction de son propre point de depart epistemologique. Le doute et la raison etouffent tout sentiment et passion meme s'ils visent le plus grand defi dans l'univers connu alors, la mort du dirigeant absolu, et sont l'outil le plus grand contre la folie. Cette attitude est le contenu du protoprologue. Le doute hyperbolique apparait de fagon encore plus forte dans la tragedie qui est integralement consacree a la relation dont la propriete premiere est d'exclure la probabilite d'une conclusion sur la certitude de quelque chose. Il n'y a pas de point de support dans Horace, rien de solide, de definitif, en rea-lite tout est inverse, de la meme maniere que cela c'est passe dans l'histoire ou Descartes etait tente par l'esprit malin19. Corneille a place cela sur la base logique et delicate, la ou il semble que meme le doute devient deficient. Le sujet de la tragedie est le conflit entre 16 Corneille, Pierre, Theatre-. 902. 17 Cite supra. 18 Corneille, Pierre, Theatre-. 903. 19 Comparez la note 14. Albe et Rome, ce qui signifie le conflit de sang le plus proche, generalise aussi bien sur des personnes representatives que sur l'histoire elle-meme. C'est qu'Albe etait la mere de Rome. Numitor etait autrefois son roi mais son frere Amule le renversa du trone. La fille de Numitor etait ensuite promise a la vie de vestale : elle ne devait pas se marier ou avoir d'enfants. Mais quand le dieu de la guerre, Mars, tomba amoureux d'elle, elle congut et donna naissance a des jumeaux : l'un d'eux est invoque directement par le monologue de Sabine dans le debut de la tragedie. L'oncle mura vivante la mere, 20 mais epargna les enfants comme ils etaient issus de sang divin. Romulus et Remus ont ete - selon la legende - abandonnes dans un panier en osier dans le Tibre. Ils echouerent sur la cote ou ils furent nourris au debut par une louve, puis par la famille d'un paysan. Ils se vengerent d'Amule lorsqu'ils devinrent adultes et remirent le grand-pere Numitor sur le trone. En meme temps, ils constaterent qu'Alba longa etait trop petite pour leurs ambitions, c'est pourquoi ils coloniserent chacun une des collines de ce qui seront plus tard les sept col-lines de la ville eternelle. Romulus survecut a Remus, car il le tua apres un sacrifice. Il reconnut plus tard que ce qu'il avait fait etait une erreur et l'enterra avec dignite. Ce n'est qu'avec ce point de vue que le protoprologue d'Horace devient le prolegomene exhaustif de la philosophie cartesienne, ce qui est d'autant plus evident si l'on prend en compte l'ebauche de l'histoire : l'histoire romaine a commence avec le sang fraternel verse. »Je suis Romaine, helas! Puisque Horace est Romain; J'en ai regu le titre en recevant sa main; Mais ce nxud me tiendrai en esclave enchainee S'il m'empechait de voir en quels lieux je sois nee. Albe, ou j'ai commence de respirer le jour, Albe, mon cher pays, et mon premier amour, Lorsqu'entre nous et toi je vois la guerre ouverte, Je crains notre victoire tant que notre perte. Rome, si tu te plains que c'est la te trahir, Fais-toi des ennemis que je puisse hair. Quand je vois de tes murs leur armee et la notre, Mes trois freres dans l'une et mon mari dans l'autre, Puis-je former des vxux et sans impiete Importuner le ciel pour ta felicite«.^^ Et cet effusion de sang continue dans l'opposition du doute raisonne contre la base de passion et de folie, que l'on pourrait nommer pour le besoins present le sexus incestueux, si l'epithete, ne signifie pas pour nous l'inceste, mais une action encore plus futile, celle de verser le sang de son parent. Sabine, a cause de son nom, implique la premiere action du fondateur de Rome, lorsqu'il lui vint a manquer de materiel pour la »reproduction«. A l'occasion de la fete de Neptune, »consualia«, il invita dans la ville les habitants des lieux voisins, dont egalement les Sabines avec les femmes et les filles. 20 Cet exemple semble etre une allusion a Antigone de Sophocle et son destin : c'est une sorte de reflet selon le principe antique eros thanatos : l'une est muree car elle celebre la mort, et l'autre parce qu'elle apporte la vie. 21 Corneille, Pierre, Theatre:: 838. Lorsque le rituel religieux detournait leur attention, les soldats de Romulus s'accaparerent des femmes et les enleverent.22 C'est qu'a cette epoque, Rome manquait justement de membres du sexe faible et la ville ne pouvait pas grandir au dela de ses frontieres. Sabine, des alexandrins cites ci-dessus, est comme si elle revivait de fagon eponyme le destin de ses demi-sreurs du 8eme siecle avant le Christ. »L'enlevee« de la ville de Romulus, comme elle le supplie elle-meme, est devenue l'element constitutif23 du nouveau royaume, tout comme jadis ses sreurs dans le desespoir. Ceci deja est la premiere impulsion du doute : le second est le pressentiment d'une guerre fratricide qui a lie Romulus et Remus en un destin commun. La vie d'un des freres jumeaux finit sous la pelle assenee de la main meme de son frere sur sa nuque. L'ensemble exprime le vers »Tu oses transpercer le cxur de la mere«, ce qui est gradatio in maius distinct et la grande trouvaille de Sabine. En dehors de l'enlevement, du viol, de l'inceste, du fratricide et du meurtre de son oncle24 c'est maintenant le tour de la forme la plus grave de parricide, c'est-a-dire l'assassinat de la mere. Comment un homme raisonne pour-rait, face a cela, agir differemment que le philosophe, lors de cette nuit au centre de l'Allemagne, lorsque tout lui semblait si vide de sens que le doute en toute chose etait le seul chemin vers la lumiere ? Et ceci est l'etat emotionnel de base de Sabine dans le protoprologue d'Horace. Meme la foi en le plus sacre, en Dieu et les divinites ne l'arrete pas, comme en temoignent ces trois vers : »Bien loin de m'opposer a cette noble ardeur, Qui suit l'arret des Dieux et court a ta grandeur, Je voudrais dejä voir tes troupes couronnees, D'un pas victorieux franchir les Pyrenees, Va jusqu'en l'Orientpousser tes bataillons; Va sur le bord de Rhin planter tes pavillons; Fais trembler sous tes pas les colonnes d'Hercule«.^^ Ceux-ci en sont la contradiction puisque l'on ne peut pas remplir les comman-dements des dieux avec une desobeissance diametrale : c'est que Sabine appelle Rome a partir »vers l'Est« : alors que les divinites l'envoyerent dans la direction opposee. Il s'agit d'un doute hyperbolique integral, ou tout est flou sauf le cogito. La continuation du drame aussi signifie l'experience du doute radical : la figure emblematique et la copie directe de la position intellectuelle de Sabine est sa belle sreur, Camille. Celle-ci effectue seulement un pas de plus de la pensee theorique a la realisation pratique du doute : au prix de sa vie, elle rejette le resultat de la bataille et le triomphe romain : si elle reconnaissait une telle realite, elle se trahirait elle-meme et le cogito qui la place, en tant qu'etre pensant, au dessus de l'ordre contingent des choses dans le monde. C'est comme si tout ce qui suit ensuite dans la tragedie, confirmerait la connais-sance cartesienne. Les forces qui tirent dans le sens contraire sont d'ailleurs tellement en desaccord avec la premiere phrase du Discours de la methode de Descartes: »Le bon 22 Ils tuerent principalement les hommes. 23 C'est le materiel de reproduction. 24 L'expression latine est avunculicidus - Les jumeaux tuent le frere de leur pere, Amule. 25 Corneille, Pierre, Theatre:: 838. sens est la chose du monde la mieuxpartagee«,'2'6 que Corneille a dü baser la plausibilite de son histoire non pas sur une realite de vie mais sur l'authenticite de la legende de Livie. Peut-on attendre que le pere (le vieux Horace), lorsqu'il apprend que son fils est le dernier survivant de la bataille, maudirait celui-ci pour couardise ? Est-il possible qu'ensuite le jeune Horace, survivant miracule, vaincrait les Curiaces absolument seul et tuerait sa sreur ? Est-ce que c'est ensuite plausible que le vieil Horace feterait cette fois-ci ses actions ? Et ensuite : qu'il obtiendrait pour lui une grace de l'empereur Tulle? Et finalement, que ce dernier comprendrait tout cela et conclurait de fagon heureuse cette histoire totalement malheureuse ? Ainsi on arrive a la conclusion qui accompagne les tragedies de Corneille. La sortie du protoprologue n'a qu'un sens secondaire en comparaison avec le dilemme de base que ce dernier etablit. 27 La mort de Pompee est l'exemple gradue du meme genre. Au tout debut, on trouve le doute hyperbolique. Photin, Achillas, Ptolomee et Septime debattent de toutes leurs forces sur l'attitude a adopter. Ne rien faire ? Cacher le chef militaire ? Le sauver ? Le livrer a Cesar ? Le tuer ? »C'est de quoi, mes amis, nous avons ä resoudre. Il apporte en ces lieux les palmes ou la foudre: S'il couronna le pere, il hasarde le fils; Et nous l'ayant donnee, il expose Memphis. Il faut le recevoir, ou hater son supplice, Le suivre ou le pousser dedans le precipice. L'un me semble peu sur, l'autre peu genereux, Et je crains d'etre injuste, et d'etre malheureux. Quoi que je fasse enfin, la fortune ennemie M'offre bien des perils, ou beaucoup d'infamie: C'est ä moi de choisir, c'est ä vous d'aviser A quel choix vos conseils doivent me disposer. Il s'agit de Pompee, et nous aurons la gloire D'achever de Cesar ou troubler la victoire: Et je puis dire enfin que jamais potentat N'eut ä deliberer d'un si grand coup d'Etat«.2^ Finalement, ils decident de faire un attentat: les avis sont que Cleopatre se rap-proche trop de Cesar pour pouvoir laisser Pompee en vie. De ce fait, ils le tuent. Toute 26 Descartes, Rene. Discours de la methode. Paris: Flammarion, 1996: 33. 27 Le Cid, que nous n'avons cite qu'en introduction, est le jumeau dramaturgique d'Horace. Base sur le doute radical des personnes dans des situations identiquement impossibles comme le sont Camille et Sabine. A la fin, la solution est aussi provisoire : Le deus ex machina apporte le denouement voulu qui tourne la tragedie en tragi-comedie. S'il y a des drames qui se ressemblent vraiment, ce sont ces deux la. Chimene et Rodrigue doutent et reflechissent sans cesse sur la possibilite qui est la plus adaptee pour le futur. Sur la base de cette »vivisection« d'alternatives se forme leur identite, se confirme leur sentiment mutuel et renforce la conscience d'autonomie du sujet. Bien que Le Cid merite une analyse au debut du texte, on ne designe le probleme que dans la partie marginale. Que l'etude sur le phenomene de Jean Racine, ecrit par Roland Barthes, serve d'excuse (Barthes, Roland. Sur Racine Paris: Seuil, 1963). De nombreuses affirmations de base sur la structure psycho-historique des drames de Racine y sont traitees sous forme de notes. 28 Corneille, Pierre, Theatre:: 1050. l'action sera ensuite tournee en arriere par Cesar : Il le retournera litteralement au pro-toprologue et lavera l'honneur du chef assassine. Le premier vers nous dirige litteralement dans ce sens, comme suit : »Il est juste, et Cesar est tout pret de vous rendre / ce reste ou vous avez tant de droit de pretendre««2^ Cesar remet ainsi les choses du monde dans leur etat initial : Ceci est l'une des manieres qu'on a deja vue dans Le Cid, Polyeucte et Horace : c'est la methode comple-mentaire pour faire revenir les choses a leur point de depart integral. Ici, il possede aussi cette propriete supplementaire montrant qu'il s'agit d'un double doute. La plus haute autorite du monde de l'epoque place ce que pense Ptolemee et ses conspirateurs dans le point de depart radical de negation (donc le doute). Comme si le drame n'avait jamais eu lieu. Le rationalisme, base sur le scepticisme d'un cote et sur la representation de la »noblesse genereuse« de l'autre, n'est pas visible uniquement dans les postulats physio-logiques, les questions sur le dualisme philosophique : res cogitans versus res extensis ou la chose pensante (cogito) en opposition a la matiere animale, et ensuite dans le doute methodique qui mene le sujet pensant, mais represente l'appareil d'expression de la totalite des figures de Corneille, du moins de celles pour lesquelles s'applique que l'hypophyse etouffe l'impulsivite impure et les oriente vers l'ideal de la grandeur parfaite. 30 Il est aussi reconnaissable en ce qui concerne les quatre regles (la procedure planifiee). Une fois que le doute est arrive au tabulae rasae de ce qu'il a dü suppri-mer comme etant un fantasme de la connaissance, le cogito a oriente la methodologie de sa connaissance vers le chemin de la rationalisation des objets de connaissance. Il est arrive ici au point cle qu'il a defini dans le sens que la pensee sans objet ne peut exister : L'Homme pensant s'etablit donc dans le doute et ce dernier dans l'objet de la pensee : »Nulle pensee sans objet«...3'1 La regle de l'analyse est aussi la regle premiere des drames de Corneille, ou du moins de ses protoprologues. Toutes les figures de ce theatre cherchent un objet sur lequel elles appliqueraient leur stature d'identite. Le mot »objet« qui est aussi important que la relation relative a la derniere phrase subordonnee, est la composante cle des drames de Corneille. »Digne objet de ma gloire« est la phrase qui resonne un nombre incalculable de fois dans ses drames. Le message qu'il apporte est simple a comprendre : le nouveau sujet doit s'etablir dans le monde objectif, c'est pourquoi il cherche l'objet de sa realisation. On pourrait ici de nouveau tout recommen-cer depuis le debut, revenir a Chimene et Rodrigue, doubler cela sur Horace, arriver a la relation entre Cesar et la veuve de Pompee et nous retrouverions toujours la meme situation. Celle-ci pourrait bien presenter l'enjeu dialectique de ce type du theatre et mettre en question l'idee du tragique dans l'oeuvre cornellienne. 29 Corneille, Pierre, Theätre: 1102. 30 Ils ne sont pas tous ainsi - En accord avec les convictions de Descartes - : Emilie, Ptolomže, Don Gomes, Felix et les autres. Ceux-ci sont restes au niveau de l'humanoide qui est plus proche du monde animal qu'il n'y parait. 31 Cette expression est l'une des formules de Descartes, elle signifie cependant la meme chose que ce qu'indiquent les lignes pržcždentes. BIBLIOGRAPHIE : Auerbach, Erich. Le Culte des passions. Paris. Macula, 1998. Barthes, Roland. Sur Racine. Paris. Seuil, 1963. Boileau, Nicolas. L'Artpoetique. Paris. Garnier, 1961. Corneille, Pierre. Theätre. Paris. Gallimard, 1965. Corneille, Pierre. Theätre, III. Paris. Gallimard, 1960. Derrida, Jacques. »Cogito et histoire de la folie». In L'ecriture et la difference. Paris. Seuil, 1967. Descartes, Rene. Discours de la methode. Paris. Flammarion, 1996. Descartes, Rene. Les Passions de l'äme. Paris. Flammarion, 1996. Descartes, Rene. Meditations metaphysiques. Paris. Flammarion, 2011. Foucault, Michel. Histoire de lafolie ä l'äge classique. Paris. Gallimard, 1961. Haigh, A.E. The Tragic Drama of the Greeks. New York. Dover, 1968.