JOURNAL D'UN VOYAGE AUTOUR DU MONDE, \ x. f .- SUPPLÉMENT AU VOYAGE DE M. DE BOUG AIN VILLE; o u JOURNAL D* U N VOYAGE AUTOUR DU MONDE, Fait par MM. Banks & SoLANDER > Anglois, en ij68riy6c), ijyo, ijji* Traduit de l'Anglois, par M. de Fréville, Ornari res ipfa negat, contenta doceri. H or. A PARIS, Chez Saillant & N y o n , libraires, rfte Saint-Jean-de-Beauvais. M. DCC. LXXIL Avec Approbation st Pbjvilègs du Rot. AVERTISSEMENT. M , de laLande publia en 1764 un Mémoire fur le paffage de Vénus, qui devoit arriver le 5 Juin 1769 , dans lequel il démontra que l'endroit le plus propre pour cette obfervation étoit le milieu de la mer Pacifique, La Société Royale de Londres demanda au Gouvernement un v ai fléau , pour aller obferver ce phénomène intéreflant. Le Gouvernement Anglois, à qui ce projet ne parut pas moins avanta- tageux au commerce , qu'utile aux progrès des fciences , fit armer un vaiffeau, dont il donna le commandement au Capitaine Cooke , & fur lequel s'embarquèrent MM. Banks & Solan-der, Savans qui jouiflent dans toute l'Europe dune réputation juftement méritée. Le premier a contribué aux frais de cette entreprife avec un zele & une magnificence bien dignes de fer-vir d'exemple ; & le fécond a enrichi l'hiftoire naturelle d'une infinité d'obfervations nouvelles faites dans ce voyage. C'eil le Journal de cette expédition fcientifique dont on préfente aujourd'hui au Public une traduction. M. Banks, dans une lettre adreflee à l'Académie des Sciences de Paris, & inférée dans le Journal des Savans > nous apprend que le nombre des productions naturelles découvertes dans ce voyage , eft prefque incroyable. «, On peut, dit-il, » tirer un grand parti de » ces découvertes , fpéciale-» ment de la belle teinture des » Otahitiens , & de la plante » dont les habitans de la nou-» velle Zélande font leur étoffe. » La belle couleur rouge, em-» ployée par les infulaires fitués n entre les tropiques dans la a iij vj AVERTISSEMENT. » mer du Sud, & dont la tein-m ture paroît être celle de lé-» carlate & de l'œillet, eft faite » en mêlant du jus d'un figuier » particulier à ces îles, avec le » jus des feuilles du cordia Je-m bejlena orientales. Nous avons j> trouvé peu de quadrupèdes, » & rien de remarquable en ce genre, à. l'exception d'une » efpece totalement différente » de toute autre forte connue. $> Un de ces animaux , parvenu s> à toute fa croiffance , mar-3> choit fur fes jambes de der-» riere , comme le Jerbua & » le Tarfier de M. de Buffon : » mais dans toutes les autres » parties de fa ftruâure exté-» rieure » il différoit entiére-» ment de ces deux animaux ». Le Recueil des obfervations nautiques , agronomiques & phyfiques, faites dans le cours de ce voyage extraordinaire , fera publié en trois Volumes i/z-40. Ceft M. Hawkerworth qui eft chargé de donner fes foins à l'édition de ce grand & magnifique Ouvrage. MM. Banks & Solander , animés du louable defir de contribuer aux progrès des fciences & de perfectionner la connoifTance du? globe, fe difpofoient à retourner dans la mer du Sud , dans a iv viij AVERTISSEMENT. le delTein de découvrir les régions polaires auftrales. Les deux: vaifîeaux qui dévoient tranfporter ces illuftres Voyageurs , avoient déjà mis à la voile ; mais le changement qu'il a fallu faire à un de ces navires, & des jaloufies particulières , ne leur ont pas permis de s'engager dans certe glorïeufe en-. treprife. Une expédition non moins brillante, & qui couvrira d'une gloire immortelle le Capitaine expérimenté à qui elle doit être confiée*, eft de fe frayer une route dans la mer du Sud par la mer glaciale. M. de Boy nés % qui ne doute pas que le fuccès de cette navigation n'ouvre à la France de nouvelles fources de bonheur, de puiflance & de richeffes, a promis à l'Académie des Sciences de faire tenter, dans le printems prochain, ce paffage fi ardemment defiré de l'Europe entière depuis plus de deux fiécles. Il feroit fans doute inutile de faire obferver que ce paffage rendroit le chemin des Indes beaucoup plus court que celui que tiennent les vaiffeaux qui font, jufqu'ici, obligés de doubler les pointes méridionales de* l'Afrique ou de l'Amérique, C'eft au fujet de cette tentative projettée, qu'on a joint à la fuite de ce Journal une Lettre dans laquelle on expofe le fyf-tême de M. Engel. Les lumières & les réflexions de ce favant Géographe fur la poflibilité de ce paffage, les moyens de l'exécuter , & les grands avantages qui en feront les fuites, ne peuvent manquer de plaire au Public. On fait affez qu'il n'eft plus queftion de vérifier l'exiftence du détroit du Nord, mais feulement de le bien reconnoître , afin de pouvoir y placer des entrepôts fur les côtes de TA- mérique , & dans une des îles qui font à fon Eft. Dès-lors on pourroit former les plus utiles établiflemens à l'Oueft & au-Nord-Oueft de la Californie. Les relations des Efpagnols & de Drake nous apprennent que ces belles contrées, arroféés par de grands fleuves, offrent tout ce qui peut faire fleurir des colonies. Eh, quelle fituation plus avantageufe pour un immenfe commerce ! Si on veut révoquer en doute les récits de MM, Jérémie & de la Hontan , qui nous aflurent qu'on trouveroit au Nord dans le continent de l'Amérique, des xïj AVERTISSEMENT. peuples policés, qui font de l'or & de l'argent l'ufage que nous faifons du fer & du cuivre, il faut du moins convenir que la mer méridionale préfente de toutes parts des richeffes inta-riflables. Vers le Sud, il y a les îles de Salomon , auxquelles on a donné ce nom à caufé de leurs riches productions ; la terre auftrale du Saint-Efprit, découverte par Quiros : vers l'Eft , elle a le Mexique & le Pérou : vers l'Oueft, le Japon, la Chine , les Philippines, les Moluques, la nouvelle Guinée, & un nombre infini d'îles, tous pays riches & abondans. 11 eft Inconteftable que des établiflemens dans des régions qui s'étendent des climats froids dans ceux où l'on trouve les productions les plus précieufes de la nature , doivent faire ef-perer les découvertes les plus grandes & les plus régulières pour l'efprit humain , & procurer , à l'égard du commerce, les mêmes avantages que ceux que les Efpagnols ont trouvés au Mexique.& au Pérou, les Portugais au Bréfil, & les Hol-landois à Batavia. foit de naviger : mais aujour-» d'hui , que le flambeau des » connoiflances phyfiques & » géographiques du globe, & » l'étude des navigateurs qui » ont ouvert la carrière, offrent *> tous les moyens pour diriger, » fixer & afliirer ces fortes d'ex-» péditions, les fuccès ne font » plus douteux ». Ces voyages, entrepris pref-que dans le même tems aux r AVERTISSEMENT, xv deux pôles, par les deux nations de l'Europe les plus éclairées , achèveront la connoif-fance du globe , dont il n'y a encore que la moitié qui nous foit bien connue , malgré le haut point de perfection où font par-» venus les fciences, la navigation & le commerce. On croit devoir faire obfer-ver ici que les cartes de la route que le vaifTeau XEndeavour a fuivie , ne font pas néceffaires pour l'intelligence de ce Journal ; il fuffira de jetter les yeux fur la première mappemonde. Si ion veut quelque chofe de plus précis, on pourra conful- xvj AVERTISSEMENT. ter , pour le Journal, la carte qui fe trouve à la tête du Voyage autour du Monde de M. de Bou-gainville , qui, à quelques différences près, a fait la même route que les Anglois : & pour la Lettre fur la poffibilité du paffage par le pôle , on aura tous les éclairciffemens qu'on peut defirer dans la petite carte que M. de Vaugondy a dreffée fur les Mémoires de M. Engel* JOURNAL JOURNAL D'UN VOYAGE AUTOUR DU MONDE. :9£||||^E Gouvernement , pour re-aîft^ffi pondre aux vues de la Société fâmSm Royale, fe propofad'envoyer un vaifïeau à la Californie, pour y faire obferver le palTage de Vénus fur le dif-que du foleil. Il falloit que ce vaiffeau fût pourvu d'un pafTeport de la Cour d'Efpagne : FAmbafTadeur d'Angleterre à Madrid le demanda, & on le lui promit, à condition que l'Altronome feroit un Catholique Romain, Ce fut en con-féquence de cette claufe que le P. Bof-covich , cclebre par l'étendue de fes connoiffancesdans les fciences exactes, A fut chargé de cette entreprife. Mais le pafTeport qu'on avoit d'abord promis fut enfin r»efufé. Le Miniftere Efpagnoi prétexta qu'il étoit contre la politique du Gouvernement de recevoir dans fes ports de l'Amérique les étrangers, à moins que la nécefïïté ne les forçât d'y relâcher; & fpécialement ceux qui, par le genre de leurs connohTances, étoient en état de bien reconnoître les côtes, & de faire des obfervations propres à y faciliter, en cas de guerre, les defcentes des ennemis de l'Efpagne. Le refus de la Cour d'Efpagne fît prendre à notre Gouvernement la résolution d'envoyer le P. Bofcovich ob-ferver le pafïage de Vénus à la baie d'Hudfon. On fit donc par fes ordres Tacquifition d'un vaifTeau de quatre cents tonneaux^ pour cette expédition. Ce vaiffeau fut nommé TEndeavour. Selon le plan d'abord projette, ce bâtiment devoit être commandé par ua autour- du Monde» 3 maître d'équipage qui àuroit fous fes ordres quelques Officiers mariniers & trente matelots, qui furent retenus pour ce fervice; & l'Amirauté donna en même rems les ordres néceffaires pour l'équipement du vaiffeau deftiné à ce voyage. Dès les premiers jours de Mai le premier & le fécond maîtres reçurent ordre de fe rendre à leur bord ; mais cet ordre fut ptefque aufli-tôt révoqué. De certaines confidérations firent changer le plan du voyage de la baie d'Hud-fon, 6k on prit d'autres arrangemens. Lé 27 du même mois le vaiffeau fut remis en armement. Le Capitaine Cooke fut nommé pour le commander ; & ait lieu de trente matelots, on en engagea foixante êv dix pour cette expédition. On auroit defiré d'avoir aufli un certain nombre de foldats de la marine, mais le Gouvernement fe refufa à cette demande» An Le 21 de Juillet nous defcendîmes la Tamife jufqu'à Greenwich, & le lendemain au Galleons, où nous reçûmes à bord (ix canons de quatre, douze pierriers & des munitions de guerre. Le 30 au foir nous mouillâmes à Gra-vefend , & le jour fuivant nous fîmes route pour les Dunes, où nous arrivâmes le 3 d'Août, & le même jour nous fîmes voile pour Plymouth. Nous arrivâmes à la rade de Plymouth le 14 de Septembre. Ce fut là que MM. Green, Banks & Solander fe rendirent à notre bord avec leurs gens, qui furent con-fidérés comme furnuméraires. Nous eûmes encore l'ordre d'y recevoir douze foldats de la marine & trois autres matelots ; de manière qu'avant notre départ nous étions au nombre de quatre-vingt-feize, tant Officiers que foldats, moulTes & domeftiques. Dans la rade de Plymouth nous achevâmes d'armer notre vahTeau, où nous autour du Monde. f fîmes pludeurs changemens avantageux; & le 20 du même mois nous nous trouvâmes prêts à mettre en mer : mais le vent, qui fouffloit de la partie du Sud-Oueft grand frais, nous retint encore cinq jours devant Ply-^ mouth. Le 25 le vent pafla au Nord-Nord-Ouelt, & à quatre heures après-midi nous mîmes à la voile. Mais bientôt le vent reparla & continua d'être dans la partie du Sud-Oued jufqu'au 2 de Septembre, qu'il redevint Nord ; Se à cinq heures Se demie du matin nous eûmes la vue de la terre dans le Sud-Sud-Oueft : à dix, nous diftinguâ-mes le cap Ortugal, qui nous reftoit au Sud-Eit-quart-d'Eft ^ 30' à l'Eft, & à la diftance de fept lieues. Les vents fraîchirent, mais varièrent jusqu'au 4 ; cv ce même jour à huit heures du matin nous découvrîmes le cap Fi-nifterre, qui nous reitoit au Sud-Oueft-quart-de-Sud, Se à la diilance de dix lieues, A iij Les fept jours fuivans il ne nous arriva rien de remarquable. Le 1i à fix heures du matin nous vîmes Porto* Santo dans le Nord-Ouelt 5d 3 c/ au Nord, 6k environ à neuf lieues de distance : à fept nous découvrîmes Tîle de Madère à l'Oueit-quart-Nord-Oueft -, les Dèfenes parurent en même tems à }'Oueft-quart-Sud-Oueft~ 5 d-3 auSud. Le même foir à huit heures notre vaif-feau mouilla avec fa grotte ancre par vingt-deux braffes de profondeur. Le lendemain à cinq heures du matin nous levâmes l'ancre pour nous approcher plus près du rivage ; mais le vent & la marée qui nous étoient défavorables, nous en éloignèrent encore davantage. Le Commandant du Fort le Loo, qui rfous obfervoit, crut que notre intention étoit de partir de l'île fans lui faire notre rapport, conformément à Tufage établi; il fit tirer fur nous deux coups de canon. Cette faute lui fit perdre le 'autour du Monde, 7 falut, politeffe que les vailleaux de guerre étrangers ne manquent jamais de rendre aux Commandans des forts. Cependant nous parvînmes à mouiller une féconde fois par quinze brafTes d'eau. Notre Conful fe rendit auffi-tôt chez le Gouverneur, pour fe plaindre du traitement que nous avions éprouvé de la part du Commandant du fort. Le Gouverneur affura le Conful qu'il étoit très-irrité de la conduite de cet Officier , & qu'il lui ordonneroit, fi le Capitaine Cooke l'exigeoit , d'aller lui faire des excufes fur fon bord ; mais M. Cooke, fatisfait de cette réponfe honnête , eut la générofité d'épargner au Commandant cette petite humiliation. La ville de Fonchial eft la capitale de l'île : elle eft fituée au fond de la baie à laquelle elle donne fon nom. Cette ville a deux portes, & elle eft défendue du côté de la baie par un ïempart & quatre ou cinq baftions. Ses A iv rues font étroites, mal pavées , & les maifons en font fort hautes. On fait monter à fept ou huit mille le nombre de fes habitans, parmi lefqueis il y en a bien peu qui ne commercent pas. Fonchial a deux hôpitaux ; l'un eft def tinépour les lépreux, l'autre pour les pauvres journaliers trop indigens pour pouvoir par eux-mêmes fe procurer dans leurs maladies les fecours qui leur font néceffaires. Il y a dans cette ville un grand collège de Francifcains & une vafte cathédrale ; mais les églifes y font d'un très - mauvais goût. 11 y a auffi dans cette ville deux couvens de Eeligieufes. Je fus préfenté àl'AbbefTe de l'une de ces maifons -, j'en reçus un très-gracieux accueil. Elle me fit faire la connoiffance de toutes les Religieu-fes, dont elle eft la plus agréable; mais il n'y en a point parmi elles qui puiffent avoir des prétentions à la beauté ; & çlle me pria de l'air le plus obligeant de autour du Monde. 9 leur faire quelques vintes pendant mon iéjour dans l'île. J'y retournai avec MM. Banks & Solander : elle fut charmée de leur converfation, ainfi que fa petite communauté qui faifoit' cercle autour de nous. Toutes ces pieulés filles s'imaginoient que ces deux Meffieurs avoient des connoiilances furnatureiles : elles leur demandèrent en quel tems il y auroit du tonnerre & de la pluie j fi dans les murs du couvent ils ne pour-roient pas découvrir une fource d'eau fraîche. Elles leur firent cent autres queftions pareilles avec une bonne-foi & une naïveté furprenantes. Nous avons dans cette île un comptoir. Il eft compofé d'un Conful, d'un vice-Conful & de vingt-deux négo-cians. Entre ces négocians il y en a dix d'élus, dont quatre font annuellement choifis par tour pour diriger les affaires du comptoir, conjointement avec le Conful : mais tous payent une égale Î>art des taxes impofées pour payer les irais qu'entraînent indifpenfabiement les affaires du comptoir, 6k l'entretien d'un hôpital qui fubfifte aux dépens de cette compagnie. A l'Eft de Fonchial 11 y a une plus petite ville, appellée Sainte-Croix : ce font les deux feules villes de l'île. Le Gouverneur, dont la penfion 6k les émolumens fe montent par année à près d'onze cents livres fterlings, réfide ordinairement à une affez jolie maifon de campagne qui eft éloignée de Fonchial d'environ un demi-mille. Il y a néanmoins dans la ville un château pour fa réfidence. Ce château commande la baie, 6k fe trouve fortifié par quelques batteries : il eft féparé de la ville même par un grand mur. Ce Gouverneur ne fe fouciant point de recevoir les complimens des étrangers qui viennent à Madère, charge un Officier de Fonchial de çe cérémonial. autour du Monde. it A notre arrivée dans cette île, notre Conful pria le Gouverneur de permettre à MM. Banks & Solander & aux per-fonnes de leur fuite de vifiter la contrée. Le Gouverneur ne voulut d'abord y confentir qu'avec des reïtri6tions j mais lorsqu'il fut mieux informé des vues que ces Meilleurs s'étoient propo-fées dans leur voyage , il leur lahTa l'entière liberté de faire toutes les recherches qu'ils jugeroient à propos : il eut même la politeffe de leur faire vi-fite, & ces Meilleurs lui donnèrent le fpeclacle de quelques expériences très-curieufes fur l'éiecliricité. L'île de Madère fut découverte en 1419 par la flotte Portugaife. Cette flotte, qui étoit fous les ordres de Jean Gonzales Zareo, Triftan Vaz, & Pe-rello, avoit eu pour objet de doubler le cap Bajador, l'année d'après la découverte de Porto-Santo. Elle eft fituée par les 3 2<1 3 3' 3 3" de 12 Journal d'un Voyage latitude feptentrioriale, 6k les \6à 49' 45" de longitude occidentale de Londres. La boufîole, après plufieurs ob-fervations, fut trouvée avoir varié vers l'Oueft de 1 fd 30', & l'aiguille d'incli-naifon plongeoit au foixante-dix-fep-tieme degré dix-huit minutes. Le meilleur mouillage qu'offre la rade de Madère eft dans le voifinage du château le Loo. On peut y ancrer par vingt, vingt-cinq 6k trente braffes de profondeur : mais du côté" oriental de la baie on n'y rencontre qu'un mauvais fond de roche. On eftime que cette île renferme foixante mille habitans. Sa plus grande étendue eft entre le Nord-Eft 6k le Sud-Oueft. Elle s'élève fort haut, 6k fe termine en une pointe appel-lée Pico-Rucço. On prétend que cette pointe eft de cinq mille foixante-huit pieds au-deffus du plan de l'horifon. La terre, en s'éloignant du rivage, s'élève inégalement 6k forme une chaîne de autour du Monde. 13 collines fréquemment interrompue par des coupures profondes qui s'étendent prefque dans toute la longueur de l'île. Cette inégalité de la furface du terrein a forcé les habitans à faire les chemins en ferpentant, pour éviter ces coupures ou canaux profonds qui fe font d'eux-mêmes formés dans toute la contrée. Les plus confidérables de ces canaux naturels courent prefque en ligne droite porter à la mer les eaux des torrens & des ruhTeaux qui viennent s'y perdre : mais ces eaux, à mefure qu'elles approchent de la mer, diminuent, parce qu'on permet aux payfans de les détourner par des petits folles, félon le befoin qu ils en ont pour arrofer leurs vignes. L'île produit fix efpeces de raifins ; deux de noirs, trois de blancs, & le rnalmfey. C'eft la peau des raifins noirs qui colore les vins de Madère, le jus lui-même en eft blanc ; & dans ces yins la différence de la couleur vient 14 Journal d'un Voyage des difFérentes proportions qu'on observe dans le mélange des blancs & des noirs. C'eft une opinion affez générale qu'on n'ajoute à ces vins aucune liqueur diftillée; mais c'eft une erreur > & j'en fuis très-convaincu : j'ai vu des diftilla-tions préparées pour cetufage. Le meilleur vin de Madère fe vend vingt-flx livres la pipe ; & ce qu'il y a de plus médiocre dans la partie feptentrionale de l'île eft encore vendu treize livres fterlings. Les vins de Madère qui fe tranfportent en Angleterre s'y vendent vingt-trois livres fterlings la pipe. Il y en a auffi deux efpeces inférieures en qualité ; l'une fe vend dix - huit j Se l'autre feize livres fterlings. Tous ces vins s'améliorent beaucoup dans les traverfées , & il n'eft pas rare de voir les habitans du pays envoyer à différentes fois fur mer les vins qu'ils defti-nent à leur confommatiort. Le rnalmfey eft le plus excellent j autour du Monde. î j àuffi fe vend-il quarante livres fterlings la pipe. On compte qu'année commune on recueille dans l'île trente à trente-cinq mille pipes de vin, dont dix mille font exportées en Angleterre 6k dans fes colonies. Six vaiffeaux chargés de vin partent chaque année de Madère pour les côtes du Bréfil. Je n'en ai vu faire aucun tranfport pendant notre féjour dans cette île ; mais on m'a parlé d'un envoi qui devoir fe faire pour le compte d'un marchand Anglois. Nous trouvâmes par l'obfervation que Porto-Santo étoit au trente-troi-fieme degré de latitude feptentrionale, 6k au feizieme degré cinquante-fix minutes de longitude occidentale , méridien de Londres. Le dix-neuf Septembre le vent ayant pafTé à l'Eft-Sud-Eft , nous levâmes l'ancre 6k mîmes à la voile. Le tems continua de nous favorifer, 6k le vingt- t6 Journal d'un Voyage deux nous eûmes la vue des Salvages "Mans le Sud-Sud-Oueft, onze degrés quinze minutes à l'Oueft, & à la dif-tance de huit lieues. Les Salvages font deux petites îles inhabitées & fituées entre Madère & les Canaries. Le vingt-trois nous trouvâmes les vents alliés, Se nous les eûmes alors au Nord-Eft. Le même jour nous découvrîmes le pic de l'île Teneriffe, Tune des Canaries ; la plus confidérable par fes richeiTes & par fon étendue. Son plus grand diamètre a cinq milles de longueur. Selon le Docteur Halley, le pic de Tenerifle n'a que douze mille dix-huit cents pieds de haut ; mais le Docteur Heberden lui donne quinze mille trois cents quatre-vingt-quinze pieds d'élévation. Son fommet, lorfque le ciel eft fans nuages, s'apperçoit â trente-fept lieues en mer. Cette île produit du vin, des fruits & du bétail. Laguna en eft la principale ville. Le autour du Monde» ij Le vingt - quatre Septembre nous fîmes voile entre la grande Canarie & TenerifTe, avec des vents frais & une brume épaiffe. Nous obfervâmes alors que le fer fe rouilloit, & que la moifif-fure commençoit à couvrir tout ce qui en étoit fufceptible. Le vingt-fept, le vent & la mercon* tinuant de nous être favorables, nous commençâmes 4à faire fervir à L'équipage du vin 6k de .la fourkrout. Le vingt-huit, nous découvrîmes'pluficurs oifeaux de terre. Nous en prîmes deux: ils étoient fort reflemblans à des hauffe-queues. Le vingt-neuf à onze heures du matin, nous eûmes connoifTance de l'île de Bona-Viita; elle nous reitoit au Nord quarante-huit degrés à rOueft* & à la diftance de onze lieues* Le deux d'Octobre nous apper-çûmes un courant qui portoit Eft? Sud-Eit & Oueft-Nord-OuefL Quatre jours s'écoulèrent enfuite fans que là B route fournît d'obfervations intéreffan-tes. Le fept les vents varièrent du Sud à FOueft par grains. Ce même jour nous prîmes deux hirondelles de mer, & plusieurs autres animaux marins. Tous nos uftenfiles de fer fe rouilloient de plus en plus, & la moififfure faifoit de nouveaux progrès ; pîufieurs gens de l'équipage furent auffi attaqués de maladies bilieufes. Les vents continuèrent d'être variables jufqu'au dix-neuf, qu'ils parlèrent prefque au Sud - Eft $ & le vingt-un nous eûmes les vents alifés au Sud-Eft. Dans ce même tems nous commençâmes à faire faire une bokTon d'une efpece de chou*, pour ceux qui étoient affectés du fcorbut. Le vent continua de nous favorifer jufqu'au quatre de * Ce remède a été propofé.par le Dofteur Mak-bride : il découvrit, après plusieurs expériences réitérées avec un égal fuccès, que cette bouTon étoit très-propre à fuppléer au défaut des végétables fraîchement cueillis. autour du Monde. 19 Novembre. Ce même jour, quoique le foleil fût à notre zénith, il fit plus froid de quelques degrés que les jours précédons ; le thermomètre baiffa du quatre - vingtième degré au foixante-dix-feptieme. Depuis le quatre jufqu'au fept nous éprouvâmes les vents variables & des rafTales fréquentes. A fix heures du matin nous étions par trente-deux bradés de profondeur, fond de corail, de fable fin & de coquilles brifées. A trois heures la fonde donna trente-huit braf-fes, à quatre heures quatre-vingts ; & à fix nous ne trouvâmes plus de fond avec une ligne de cent braffes. Mercredi huit, les vents continuant de varier, nous eûmes à fix heures du matin la vue de la terre dans le Nord-Ouefr., à la diftance de fept ou huit lieues. Les fondes rapportèrent entre trente-fept & quarante braffes, fond de gros fable brun & de corail. A dix Bij 20 Journal d'un Voyage heures nous abordâmes un petit vai£ feau de pêcheurs Portugais : M. Banks en acheta des dauphins, des brèmes, & plufieurs autres poifîbns dont il voulut nous régaler. Cette barque , qui appartenoit à un Capitaine de navire du Saint-Efprit, avoit fur fon bord onze hommes, tous de la plus craffe ignorance fur le giiTement de cette côte. Nous leur demandâmes à quelle dif-tance nous étions du cap Frio & du cap Saint-Thomas ; il leur étoit impof-fible de nous donner des eclaircifle-mens : ces deux caps leur étoient fi peu connus, qu'ils ne favoient pas les dif-tinguer l'un de l'autre. Nos interprètes furent un Vénitien & un Portugais, qui nous alfurerent que les gens de cette barque leur avoient dit que depuis huit ans ils n'a-voient' pas vu un feui vaiffeau : mais comme ils parloient fi imparfaitement l'Anglois que nous ne les comprenions autour du Monde. 21 qu'avec peine, je préfume que c étoit une méprife. Il n'y a point d'année que de Madère il n'arrive fur les côtes du Bréfil Ctt bâtimens chargés de vins, outre les vaiffeaux de guerre & marchands qui y viennent de Lisbonne. En quittant cette barque nous nous approchâmes de la terre, qui nous pré-fentoit trois montagnes. Depuis ce moment jufqu'au treize nous rangeâmes la côte pour arriver à l'île Frio. Sa iituation eft par les vingt-trois degrés huit minutes de latitude auftrale, & les trente-huit degrés trente minutes de longitude occidentale de Londres. Au Nord du cap Frio eft une bâture qui s'étend fort loin au large. Nos fondes varièrent beaucoup depuis le cap du Saint-Efprit jufqu'à l'île Frio, ce qui nous fit croire que ce rivage devoit être irrégulier. Lorfqu'on fait voile pour Rio-janéiro, il eft en quelque manière néceffaire de toucher à Biij cette île, d'où la route qu'il faut fuîvre jufqu'à l'entrée de la radeèjde Rio Janeiro , eft l'Oueft du compas. Le mieux eft de prolonger la côte en la ferrant d'un peu près. En-dehors de la baie , fur la droite, font deux îles, dont la plus avancée s'élève fort haut en forme de cône ; l'autre a une pointe à l'une de fes extrémités qu'on prendroit d'abord pour une troiiieme île. Lorfquê nous découvrîmes ces îles auSud-Oueft-quart-d'Oueft, à la distance de cinq lieues, elles fe préfente-rent à nous comme une feule île -, mais à mefure que nous en approchions , nous les reconnûmes diftin&emenr. Un peu en-dehors de Frio, il y a aufîi une île qui a la forme d'un pain de fucre ou d'un promontoire fur la principale terre ; mais en arrivant du côté du Nord cette île ne peut pas fe découvrir. Entre la plus haute de ces îles & le rivage, il y autour bu Monde. 13 a trois ou quatre petites îles qui ne font que des rochers. Le promontoire ou pain de fucre s'appelle le mont de Saint-Jean, & on a donné le nom de pain de fucre à la pointe conique. Ce promontoire tient à la péninfule fur la rive occidentale de la rivière. La péninfule forme elle-même une grande baie. Au-dedans de la baie & en - dehors du pain de fucre, on trouve un rivage fablonneux, fortifié d'une batterie qui a vingt-deux embrâ-fures, conffruite pour s'oppofer à une defcente dans la péninfule, où font aufîi plufieurs autres batteries & un fort régulier, appelle le fort Saint-Jean. Ce fort commande les fortifications de l'île du Rocher, qui lui fait face à l'entrée de la rivière, & qui eft prefque vis-à-vis le fort Sainte-Croix, de l'autre côté du paffage. L'ennemi qui fe rendroit maître du fort Saint-Jean , defcendroit, fans qu'on pût s'y oppofer, dans lapénin- Biv 24 Journal d'un Voyage; fuie $ & après avoir franchi la hauteur, il defcendroit dans la plaine , où il troiiveroit la ville abfolument fans dé-fenfe. L'ouvrage dont on a fortifié i'ilho de Lozio ou l'île du Rocher, qui eft de^ vant le promontoire, eft un exagone régulier. A L'oppofite, fur la rive orient taie, eft le fort Sainte-Croix, qui eft , de tous ceux qui défendent la rivière, le mieux fortifié. On nous a dit que de-> vant ce fort & celui de I'ilho de Lozio, il y avoit un rocher à fleur d'eau qui commande aufli la rivière. La largeur de cette rivierç eft d'un demi-niille en^ viroii. Le fort de Sainte-Croix eft environné d'un fofle large & profond, taillé dans le vif ; ce qui le rend d'un difficile accès du côté de la terre : mais comme il eft fitué fur un terrein bas, il feroit çxpofé à tout le feu des vaiffeaux, Se incapable de réftfter à l'attaque d'une flotte Angloife, autour du Monde." if Au-deffus de Sainte-Croix font deux batteries -, l'une de fix canons , placée fur la rivière \ & l'autre fur une haute île appellée I'ilho de bon-Voyage. ; Un peu au-deffus & fur la rive occk dentale, eft une autre île qu'on nomme Berghalion, fur laquelle on a confinait vine batterie avec vingt-fept embrâfu-res ; mais, autant que j'ai pu l'obferver, il n'y a pas un feul canon. Le cours de la rivière en remontant eft Nord-Nord-Oueft. Devant la ville eft une île nommée ilhos dos Scobros , l'île des Couleuvres. Cette île couvre le port, Se efl fortifiée de tout ce que l'art a pu inventer. Au Sud de cette île il y a un banc de fable qui s'étend en plan incliné vers la terre ; & pour entrer dans la baie, il faut néceffairement paffer fous la pointe feptentrionale de cette fortereffe. Le dimanche treize Novembre, à huit heures du matin > nous- fîmes voile / 16 Journal d'un Voyage pour Rio-janéiro. Cette ville, la plus belle & la plus confidérable du Bréfil, eft fituée par les vingt-deux degrés cinquante-fix minutes de latitude au-ftrale, & par les quarante-deux degrés quarante-cinq minutes de longitude à l'Oueff. de Londres. Nous dépêchâmes d'abord au Viceroi un Lieutenant Se un contre-maître , pour obtenir la per-mifîion d'avoir un pilote qui nous fît entrer dans la rade : mais comme le vent continuoit de nous être favorable, fans attendre le retour de notre canot, nous nous approchâmes ; & laiffant à notre droite les îles qui bordent la rivière , nous vînmes mouiller à l'entrée de la rade , d'où nous obfervâmes en même tems les fignaux des différons forts. Le lendemain notre chaloupe revint avec un Officier de la part du Viceroi, qui avoit retenu le Lieutenant Se le contre-maître -, Se comme il ne nous autour du Monde. 27 avoir pas envoyé de pilote, nous entrâmes dans la rade, & nous vînmes jetter l'ancre par cinq braffes de profondeur, proche la pointe feptentrionale de l'île des Couleuvres, 6k environ à un quart de mille de I'ilho dos Ferreres, l'île de la Pompe. L'inflant d'après nous reçûmes la vifîte d'un Colonel & de deux Officiers qui fe rendirent à notre bord dans un des canots de la douanne. Ils vifiterent notre vaiffeau, s'informèrent de la quantité d'eau dont nous avions befoin, & demandèrent la permifïion de vifiter notre journal, ce que nous leur accordâmes volontiers. Le Colonel affura MM. Banks & Solander qu'ils avoient la liberté de defcendre à terre; mais les voyant s'y préparer, il leur confeilla d'attendre au lendemain. Il nous dit encore que la détention de nos Officiers jufqu'après la vifite de notre vaiffeau, étoit une précaution d'ufage. Après cette information, le Capi- z8 Journal d'un Voyage taine Cooke fe rendit au palais du Viceroi pour le faluer; mais on lui dit que Son Excellence avoit ce jour-là des en-gagemens, & qu'il ne pourroit lui parler que le lendemain dans la matinée. Cependant le même jour il fut réfoludans le Confeil qu'on nousaccorderoit toutes les chofes dont nous manquions, mais qu'il ne nous feroit point permis de quitter notre bord. Cette défenfe, fi contraire à la politefle , nous mortifia tous, Se particulièrement MM. Banks & Solander, qui n'avoient entrepris ce voyage que pour acquérir de nouvelles lumières dans l'hifloire naturelle. Il faut obferver qu'on avoit expreffé-ment recommandé au Lieutenant que nous avions envoyé au Viceroi, d'éluder toutes les queftions qu'on pourroit lui faire fur l'objet de notre voyage, ou du moins de n'y répondre qu'avec une extrême circonfpeclion. Le Capi* taine Cooke penlbit que des queftion$ autour du Monde.1 29 de pure curiofité fur la deflination d'un vaiffeau de guerre, étoient indifcretes &: déplacées. Le Lieutenant fe conduî-fit conformément à fes inftruëtions 5 èk fes réponfes trop réfervées furent fans cloute la caufe de la défenfe qu'on nous fit de dcfcendre à terre. On avoit d'ailleurs rapporté au Viceroi qu'à notre entrée dans la rivière , nqus avions publiquement pris le plan de la contrée , &: qu'à notre bord il s'y trouvoit des perfonnes d'une érudition peu commune , qu'on faifoit voyager pour faire des obfervations & des découvertes-Ces circonftances, jointes à quelques brouilleries de commerce qu'on fuppo-foit fubfifter entre la Grande-Bretagne & le Portugal , firent probablement naître dans Pefprit du Viceroi des foup-çons défavorables, & le portèrent à nous prefcrire l'ordre dont j'ai parlé. Mais M. Banks trouva bien le moyen de s'y fouftraire. Il s'affura d'un mari- -o Journal d'un Voyage nier, gagna les Sentinelles, & pénétra dans la campagne. Là il fit une ample colleclion de plantes & d'arbuites, & il revint à bord chargé de tout ce que la contrée polTede de plus précieux aux yeux d'un Naturalise. Le Viceroi ne prit contre nous que d'inutiles précautions. Pendant le Séjour que nous fîmes dans la rade de Rio-janéiro, nous parvînmes, tant par nos obfervations que par les éclairciffe-mens que nous donnèrent les gens du pays, à prendre une exacle connoiS Sance de la contrée. L'entrée de la rade n eff. alTurément pas difficile : par-tout on trouve beaucoup de fond ; & fans avoir de pilote, nous n'en eûmes jamais au-deffous de fix braffes. Nous obfer-vâmes Seulement, un peu au-deffus du fort de Sainte-Croix, un banc de Sable qui nous obligea à ranger de plus près la rive droite. La rivière forme au-deffus de la ville une large baie qui renferme autour du Monde. 31 plufieurs îles. La rade eft d'une capacité & d'une beauté admirables ; elle peut contenir Soixante & même Soixante & dix vaiffeaux de guerre. La ville de Rio-janéiro eft dans une plaine Sur la rive occidentale de la rivière , d'où elle s'étend à trois ou quatre milles. Elle eft défendue au Nord par une colline, au pied de laquelle Sont les fauxbourgs & les chantiers du Roi. La contrée , fituée fous le climat de la plus riante température, Seroit une des plus fertiles du monde, Si elle étoit bien cultivée. La côte eft une chaîne de vallées & collines qui en rendent l'afpeft très - agréable. Les rivières & les ruifTeaux entretiennent dans la campagne qu'elles arrofent une déiicieufe fraîcheur. On y jouit prefque d'un éternel printems \ & tous les fruits qui croilfent fous les tropiques s'y trouvent en abondance & y croiffent fans culture : circonftance bien agréable 3* Journal d'un Voyage pour fes habitans, naturoùement portés à l'indolence. Les mines , qui coûtent annuellement la vie à deux mille nègres , font à cinq journées de chemin de Rio-janéiro. Un an environ avant notre ar-* rivée , le Gouvernement avoit découvert que plufieurs jouailliers entrete-noient avec les efclaves des mines un commerce illicite de diamans -y il y eut en conféquence une loi qui défendit ce commerce, fous les plus grieves peines. 11 y a dans Rio - Janeiro plufieurs cours de juftice , toutes préfïdées par le Viceroi. En affaires criminelles, la fentence fe prononce à la pluralité des voix dans le tribunal fuprême. Le Viceroi aftuel, qui fe nomme Antonio Rolim de Moura, Comte d'Azambuja, a été long-tems Gouverneur de Bahia, & depuis trois ans il jouit de cette Vice-royauté. Le huit Décembre 7 après avoir pris à autour du Monde. 33 à bord tous les rafraîchiftemens dont nous avions befoin, nous fortîmes de la rade de Rio-janéiro, dirigeant notre route au Sud le long de la côte. Les quatorze premiers jours n'eurent rien de remarquable. Le vingt-deux , étant par le trente-neuvième degré trente - fept minutes de latitude auftrale, & par le quarante-neuvième degré feize minutes de longitude occidentale, nous découvrîmes une multitude d'oifeaux de l'ef-pece que les Naturaliftes appellent Profillaria. Nous fûmes aufli fréquemment environnés d'un grand nombre de marfouins d'une affez finguliere efpece. La tête a une convexité frappante vers la gueule, dont la mâchoire inférieure forme un menton avancé. Sur la partie fupérieure du derrière de la tête eft une ouverture d'environ trois pouces de diamètre , à travers laquelle l'animal refpire. De chaque 34 Journal d'un Voyage côté de la tête paroît une raie blanche qui s'étend par derrière ; & fur le dos il y a une grande tache blanche triangulaire : on en voit une autre fous la gorge, & une troifieme fous le ventre. Ces marfouins ont quinze pieds de long, & font couleur de cendre. Le vingt-trois Décembre, nous ob-fervâmes une éclipfe de lune ; &: fur les fept heures du matin , nous apper-çûmes à l'Oueft un petit nuage blanc, dont il fortit une traînée de feu qui s'étendit un peu à l'Ouen1 ; & Imitant d'après nous entendîmes diftinétement deux fortes explorions, femblables au bruit du canon , qui fe fuccéderent immédiatement. Le vingt-quatre , nous prîmes une tortue : elle pefoit cent cinquante livres. Nous tirâmes aufîi plufieurs oi-feaux , parmi lefquels fe trouva un albetros. De l'extrémité d'une de fes aîles à l'autre, il y avoit neuf pieds autour du Monde. 35 un pouce, & deux pieds un pouce fix lignes du bec à la queue. Le thermomètre fe trouvoit ordinairement le foir à foixante-deux degrés environ, & à midi entre le foixante-fixieme & le Soixante-Septième. A-peu-près dans ce même tems, nous obfervâmes moins d'apparence de rouille & de moifiifure qu'auparavant. Le vingt-Sept, nous vîmes plufieurs paquets de ces mauvaiSes herbes qui croiffent Sur les rochers. Le vingt-huit , les vents forcés au Sud-Eft, au Sud & au Sud-Oueft, nous obligèrent de capeyer Sous notre grande voile. Le même jour les Sondes furent entre quarante-Six & cinquante braffes, Sond de Sable fin & brun. Nous nous trouvions alors par les quarante degrés cinquante minutes de latitude méridionale, & les cinquante-huit degrés Seize minutes de longitude occidentale de Londres, Cij Le vingt-neuf, le tems fut modéré, Se nous trouvâmes entre quarante-fix, quarante-neuf & quarante-fept braffes d'eau , fond de fable gris. Le trente, les vents varièrent avec des intervalles de calme. Les fondes ne différèrent point de celles du jour précédent. Nous vîmes un lion de mer. Dans ce même tems nous obfervâmes plufieurs jours de fuite, de nombreux effaims de papillons Se de cerf volans. Le trente-un ne fut remarquable que par de fréquens coups de tonnerre, des éclairs Se de la pluie» Ce même jour, Se les trois fuivans , nous vîmes des baleines, & plufieurs oifeaux à-peu-près de la groffeur d'un pigeon : ces oifeaux ont le bec gris & les plumes blanches fous le ventre. Le quatre Janvier mil fept cent foi-xante-neuf, nous vîmes une apparence de terre que nous prîmes d'abord pour l'île Pepy > mais nous ne courûmes pas autour du Monde. 37 long-tems vers cette terre prétendue, fans nous appercevoir de notre erreur. L'air étoit froid & fec : la fonde rapporta foixante-douze braffes, fond de vafe & de fable noir. Ce même jour & le fuivant, le vent Souffla par raffales, & nous obfervâmes une quantité de ces mauvaifes racines que l'eau détache des rochers. Le fix , nous vîmes plufieurs pin-guoins, & beaucoup d'autres oifeaux. Le fept, les vents du Sud-Oueft fraîchirent ii exceffivement, que nous fûmes forcés de mettre à la cape. Nous trouvant alors au cinquante - unième degré vingt - cinq minutes de latitude auftrale , & au foixante-deuxième de longitude occidentale, nous nous Supposâmes dans le voiiinage des îles de Falkland ; mais leur longitude a été déterminée d'une manière fi imparfaite, que nous n'avions aucune certitude fur leur vraie Situation* Le huit, la fonde fut de quatre-vingts braffes, fond de fable noir Se brun. Toutes ces circonftances nous portèrent à conclure que nous avions paffé entre les îles de Falkland Se le continent : dans cet intervalle l'air étoit froid, maisfalubre. Le neuf, nous vîmes des pingouins Se des veaux marins. Le onze, nous découvrîmes la terre de Feu ; mais les vents nous reliant contraires jufqu'au quinze, nous fîmes tous nos efforts pour venir mouiller clans la baie de Bonfuccès, un peu à FOuefl: du détroit, afin que nous puf-{ions profiter de toute la marée pour nous élever de la côte : mais à mefure que nous en approchions, les fondes devenoient fi inégales Se fi irrégulie-res , que nous craignîmes le danger d'un mauvais fond, & nous regagnâmes le large. Le feize, à la faveur du vent Se de autour du Monde. 39 la marée , nous gouvernâmes fur le port Saint-Maurice, & nous y vînmes jetter l'ancre. Les terres qui bordent cette baie font élevées & couvertes de bois. Sa latitude méridionale eft de cinquante-quatre degrés quarante-quatre minutes, &fa longitude occidentale de Londres eft de foixante-fix degrés quinze minutes. Nous trouvâmes dans une café , fur le bord du rivage, plufieurs morceaux de drap brun fabriqué en Europe. Le dix-fept, à dix heures du matin, nous levâmes l'ancre , & nous fîmes route pour la baie de Bon-fuccès, où nous vînmes mouiller à une heure après midi, par neuf braffes de profondeur, l'ancre d'affourche au Nord-Oueft ; Se nous nous occupâmes le refte du jour à trouver un lieu commode pour faire du bois Se de l'eau. Le Capitaine Cooke, M. Banks Se le Docteur Solander dépendirent à C iv 40 Journal d'un Voyage terre pour aller à la rencontre de quelques fauvages qui paroiffoient fur le rivage à la pointe de la baie. Ils amenèrent à bord trois de ces Indiens, qu'ils revêtirent de fracs , après leur avoir donné du pain , du bœuf falé, &c. dont ils mangèrent une partie, & emportèrent le relie. Ils refuferent de boire du rum ou de l'eau-de-vie, après en avoir goûté, faifant figne que cette liqueur étoit trop brûlante. Cette circon-fiance pourroit peut-être confirmer l'opinion de ceux qui penfent que l'eau eft la boiifon naturelle de l'homme, ainfi que de tous les autres animaux. Un de ces Indiens nous tint plufieurs difcours auxquels nous ne comprîmes rien. Un autre vola la couverture d'un globe, qu'il cacha fous fon manteau de peau ; mais dès qu'il fut à terre , il la montra à ceux même à qui il l'avoic volée, & il s'en couvrît la tête, pa-roiffant s'applaudir de fon habileté. Ces autour ou Monde* 41 fauvages auroient-ils du vol la même idée qu'en avoient les Lacédémoniens ? Parmi ces fauvages, il n'y en avoit point dont la taille excédât cinq pieds dix pouces. Ils joignent à beaucoup de quarrure un air robufte, fans cependant avoir les membres fort gros. Un vifage large & plat, le front étroit, de grofïes joues, le nez écrafé , de petits yeux noirs, une grande bouche, de petites dents, fans être autrement belles, des cheveux noirs & droits qui tombent fur l'une & l'autre oreille & fur le front, & groffiérement peints de brun & de rouge, font les principaux traits de la figure de ces fauvages, qui font imberbes , ainfi que tous les indigènes de l'Amérique. Leur habillement eft un manteau de peaux de guanaques ou de veaux marins , dont ils s'enveloppent, fe biffant quelquefois le bras droit nud. Les hommes portent fur la tête des pana- 4i Journal d'un Voyage ches de laine filée de guanaques. Ce panache leur tombe fur le front, & fe noue par derrière avec des courroies. On en voit plufieurs de l'un & l'autre fexe qui fe peignent différentes parties du corps de rouge , de blanc & de brun. Les hommes, comme les femmes , s'impriment fur le vifage divers traits qui leur traverfent le nez & les joues. Les femmes ont toutes des tabliers de peau, & portent fur le dos leurs enfans, plies dans le manteau qui leur fert de vêtement. Ce font elles aufîi qui font chargées des foins domeftiques les plus pénibles & les plus bas. La réfidence de ces fauvages eft un petit villagecompofé de treize cabanes, fitué au bas d'une colline au Sud de la baie, & à deux milles environ du rivage. Ils ne font pas plus de cinquante en tout ; & ce font les feuls habitans de ce pays, puifque les contrées voifînes font abfolument défertes. Rien au mond® autour du Monde. 43 n'en1 11 chétif ni fi miférable que leurs habitations. Leur nourriture font les coquillages & le poiffon. Ils ont pour armes des arcs & des flèches, dont ils fe fervent avec une merveilleufe adreile. Leurs arcs font proprement faits, d'une efpece de bois qu'on prendroit pour du hêtre ; & leurs flèches , garnies de plume à un bout, font armées, de l'autre , de pointes de pierres dune efpece de jafpe, artiftement taillées. Ils ont aufli des chiens de deux pieds de haut environ, & aux yeux defquels les Européens ne paroiffent pas étrangers. La baie de Bon-fuccès s'étend de l'Eif. à l'Oueir. l'efpace d'une lieue : dune pointe à l'autre la diffance eft d'environ deux milles. Le mouillage eif bon dans toute la baie. On y trouve depuis quatorze jufquà quatre braffes d'eau, fond de fable d'un brun foncé ; mais à une encablure du rivage, on n'y auroit qu'un fond de roche, & embarraifé 44 Journal d'un Voyage d'une quantité de mauvaifes racines. Les vaiffeaux y font à l'abri des vents d'Eit par la terre des Etats. Si on vou-loit y faire du bois Se de l'eau, ce lieu feroit très-propre pour ces opérations ; la contrée efl couverte de bois Se coupée par plufieurs ruiffeaux , dont quelques-uns viennent fe décharger dans la baie. Près du port Maurice , en tirant vers le Nord , entre le cap Saint-Vincent Se Saint-Diégo, on rencontre une autre baie qui offre aufïi un bon mouillage. Le détroit de Lemaire, du côté du Nord , eft formé par le cap Saint-Antoine fur la terre des Etats, Se le cap Saint-Vincent fur la terre de Feu ; Se du côté du Sud, par le cap Saint-Bar-thélemi fur la terre des Etats, & un haut-morne fur la terre de Feu. Ce détroit a près de neuf lieues de long, Se fix ou fept de large. Le flot y porte fept autour eu Monde. 45 heures vers le Sud, Se le jufant cinq heures vers le Nord. Le courant fembîe lui-même fe divifer j une partie court le long de la terre de Feu , Se l'autre du côté de la terre des Etats, Les montagnes de part Se d'autre ne font pas fi élevées qu'on a voulu le faire croire, ni elles ne font pas toujours couvertes de neige, à l'exception de quelques endroits. Après nous être munis de vingt tonneaux d'eau Se de bois, Se avoir rangé fous le pont notre artillerie, afin d'être en état de manœuvrer plus librement dans les tempêtes dont on peut être affailli en doublant le cap Horn, nous appareillâmes de la baie de Bon-fuecès le vingt - un Janvier, à deux heures après midi : le vent étant au Sud-Oueft-quart-d'Oueft, nous gouvernâmes au Sud-Sud-Eit. Le vingt-deux, le vent ayant paffé à rOuefl, nous fîmes route au Sud. Le vingt-trois, à quatre heures après midi, nous eûmes la vue de la terre, qui fe préfentoit fous la forme de trois îles, dans l'Oueit-Sud-Oueft. Le vingt-quatre , elle nous parut à l'Oueff, comme une chaîne de petites îles. Nous trouvâmes par la fonde quarante braffes de profondeur ; & ce même jour l'air fut d'un froid excefîif. Le vingt-cinq, nous eûmes la vue du cap Horn, dans le Sud-Oueft quart de Sud, à la diftance de cinq lieues. Il pa-roît comme une pointe fort baffe, & à l'extrémité du Sud-Efl de plufieurs petites îles que les François ont nommées les îles de l'Hermitage. Ce cap, dont l'extrémité méridionale eft bordée de plufieurs rochers fur lefquels on voit la mer fe brifer, efl fitué par les cinquante-cinq degrés quarante-huit minutes de latitude auftrale, & les foixante degrés quarante minutes de longitude occidentale de Londres. La variation de la. autour pu Monde. 47 bouffole étoit de vingt-un degrés feize minutes, & l'aiguille dmclinaifonplon-geoit au Soixante - quatrième degré trente minutes. La fonde fut de quarante - cinq braifes, fond de cailloux & de coquilles brifées. Nous découvrîmes auflî au Nord du cap Horn une terre que nous jugeâmes être l'île dont parle Lemaire, & qui eft connue fous le nom de Diego Ra-miris. Nous n'avions alors que très-peu de nuit ; circonftance heureufe dans des parages où les tempêtes font fi fréquentes. Le trente Janvier, nous nous trouvâmes par les foixante degrés deux minutes de latitude méridionale, & les foixante treize degrés cinq minutes de longitude occidentale du méridien de Londres ; ck la variation fut de vingt-quatre degrés cinquante - quatre minutes. Nous ne nous approchâmes pas de plus près du pôle auftral. Arrivés à cette latitude, nous changeâmes notre route, & gouvernâmes à l'Oueft-Nord-Oueft, fans remarquer beaucoup de variation, pendant une quinzaine de jours d'un tems très-agréable. Le feize Février les vents fraîchirent ck varièrent de l'Oueft - quart - Sud-Oueft au Sud-quart-Sud-Oueft & au Sud. Depuis le quatorze jufqu'au dix de Mars, continuant de faire voile au Nord-Oueft , nous eûmes pendant les nuits des rofées fi fortes que nous pouvions les regarder comme des pluies. Le vingt-un, nous vîmes plufieurs compagnies de ces oifeaux qu'on rencontre en grand nombre fous le tropique, & qu'on nomme Paille-en-cul. Nous en tirâmesdeux, dont le plumage, d'un blanc éclatant, étoit nuancé d'un rouge vif. La queue étoit compofée de deux longues plumes couleur de feu & le bec étoit d'un rouge foncé. Nous étions autour du Monde. 49 Étions alors par les vingt-cinq degrés vingt-une minutes de latitude méridio^ nale, cent vingt degrés vingt minutes de longitude occidentale du méridien de Londres. Le tems & la mer favori-* foient notre navigation $ le ciel étoit fe-rein, & nous refpirions un air falubre* Continuant de faire voile au Nord quelques degrés à l'Oueft, entre la première & la féconde direction de la route quavoit fuivie le Dauphin $ le quatre Avril, nous eûmes la vue de la terre dans le Sud, à la diftance de quatre lieues. Nous courûmes deflus, & lorfque nous en fûmes à portée, nous la prolongeâmes, la fonde à la main $ mais une ligne décent trente braffes net nous donnoit point de fond. Nous re* connûmes que cette terre, qui s'éten* doit au Sud-Sud-Oueft l'efpace de deux milles, eft une île partagée en quatre* divifions liées enfemble par des récifs & des bancs de fable. Dans la pre- D mierè divifïon nous apperçûmes des Indiens, au nombre de trente environ. Ils étoient nuds ; mais le moment d'après quelques-uns parurent vêtus. A la vue du pavillon que nous arborâmes, plufieurs d'entre eux entrèrent dans l'eau , 6k nous firent figne d'aborder. Tous étoient armés de lances. Ils font de couleur bronzée, 6k leurs cheveux font d'un noir d'ébene, fans être crépus. Cette île, qui n'a guère moins d'une lieue d'étendue, eft fituée par dix-huit degrés quarante-quatre minutes de latitude méridionale, 6k cent trente-huit degrés cinquante-huit minutes de longitude occidentale du méridien de Londres. Nous lui donnâmes le nom de Lagone, 6k nous obfervâmes que toute la contrée étoit couverte d'arbres, entre lefquels nous diftinguionsles cocotiers, les platanes, les palmiers, dont les rameaux épais 6k chargés de fruits, ombrageoient des gazons de verdure émaiilés de fleurs. autour t>ù Monde. yi L'après-midi, furies trois heures & demie, nous eûmes la vue d'une autre île dans le Nord - Oueft du compas, éloignée de Lagone de vingt milles ; nous gouvernâmes deffus, & la prolongeâmes à la diftance de fix cents vingt pieds du rivage. L'île eft d'une forme ovale : fon plus grand diamètre n'a pas plus d'un mille. Les côtes & l'intérieur en font boifés ; mais rien ne fembloit y annoncer qu'elle fût habitée. Vers le foir nous la perdîmes de vue. Le lendemain matin , nous découvrîmes à TEft une île baife d'environ trois lieues d'étendue. Toute la contrée, du côté oriental, étoit couverte de grands arbres, fous lefquels nous apperçûmes diftin&ement des cabanes, des pirogues & des Indiens. Arrivés à la pointe occidentale, nous y vîmes la mer brifer avec force fur un récif qui s'étend du rivage jufqu'à trois ou quatre milles au large : nous la nommâmes Dij 52 Journal d'un Voyage l'île de l'Oifeau. Elle eft fituée par dix-fept degrés vingt-quatre minutes de latitude méridionale, & cent quarante-deux degrés cinquante minutes de longitude occidentale du méridien de Londres. Le huit, nous eûmes aufli connoif-fance d'une île, à laquelle nous donnâmes le nom de l'île de la Chaîne. Sa fituation eft par dix-fept degrés vingt-quatre minutes de latitude, & cent quarante-cinq degrés vingt-fix minutes de longitude occidentale de Londres. Le dix Avril, dans la matinée, nous reconnûmes l'île Ofnabrug, qui nous reftoit au Nord- Oueft - quart -d'Oueft cinq degrés trente minutes à l'Oueft, & à la diftance de fix lieues. Laiffant cette île au nord, nous découvrîmes du haut du grand mât, à midi, l'île du Roi George. Nous gouvernâmes deffus 5 mais comme nous n'avions que très-peu de vent ? nous employâmes trois jours pour venir mouiller dans la baie de Port-Royal. Dès que nous fûmes ancrés , le Capitaine Cooke defcendit à terre avec les foldats de la marine; mais il revint dans l'après-midi, fans avoir vu perfonne de confidération parmi les Indiens qu'il avoit rencontrés, & auxquels il avoit donné des clous, des boutons, des fauffes perles & d'autres bagatelles, qui font d'un grand prix aux yeux de ces infulaires. Le lendemain , plufieurs Officiers & MM. Green, Banks & Solander defcendirent du côté le plus occidental de la baie. Les natutels du pays vinrent à leur rencontre, les reçurent avec des démonftrations de joie & d'amitié, leur préferiterent des rafraîchiffemens préparés à leur manière, avec quelques pièces d'étoffes manufacturées dans l'île, Se les conduifirent enfuite en diffé» rens endroits de la contrée. Dans cette tournée, le Do&eur So- Diij ^4 Journal d'un Voyage lander perdit une lorgnette d'opéra,1 que les infulaires avoient fort admirée ; circonftance qui ne permettoit pas de douter qu'elle n'eût été volée par quelqu'un d'entre eux. Il communiqua fes foupçons au chef d'un des diilricls de la contrée, Se réuflit, par (ignés, à lui faire entendre le tems Se le lieu où elle lui avoit été enlevée. Le chef parut très-fâché de cet accident : ce n'elt pas, comme nous avons eu occauon de nous -en convaincre dans la fuite , qu'il eût réellement de l'averfion pour ces tours de filouterie, mais parce qu'il craignoit que cette action, commife dans une première entrevue, ne nous fît concevoir de fes compatriotes une opinion défavorable, Se ne les privât de tous (es avantages qu'ils efpéroient retirer de nous, Se qu'ils furent fe procurer par mille artifices, lorfque nous entrâmes avec ce peuple dans une plus intime liaifon. Le chef 3 dans la vue de détourner les impreffions défavanta-geufes que ce vol pouvoir faire fur nous, fit entendre , avec l'apparence de la plus parfaite probité, que le lieu où le larcin s'étoit fait, nétoit pas de fon diltriél ; mais qu'il alloit en faire informer le chef de l'endroit $ qu'il tâ-cheroit de recouvrer, s'il étoit pofîible, le vol dont on fe plaignoit \ & que, s'il ne pouvoit y parvenir, il fe propofoit d'offrir à M. Solander autant de pièces de draps qu'il en faudroit pour le dédommager de la perte qu'il avoit faite. Les recherches du chef ne furent pas fans fuccès : la lorgnette fut rendue k M. Solander; & cette prompte reffitu-tion nous priva du mérite que nous aurions eu en refufant les pièces d'étoffes qui nous avoient été offertes. Mais en même tems elle nous fournit l'occafion de convaincre ces infulaires de notre générante, en leur prodiguant des pré-fens, pour une reftitution que l'intérêt D iv 56" Journal d'un Voyage feul avoit fait faire, & non la probité g fentiment qui leur eft abfolument étran* ger, comme l'expérience nous le fit connoître. Nous nous conduisîmes d'abord à leur égard d'une manière ft libérale, ou û prodigue, pour dire mieux, que nous les encourageâmes à concevoir de grandes efpérances, à former d'exorbitantes prétentions, & à imaginer une infinité de rufes pour nous tromper. Il eft probable qu'ils n'auroient pas fongé à mettre en ufage tant de petits détours , û nous leur euffions paru plus économes & plus circonfpeâs. Cependant l'aéte de juftice qui ve-tîoit de fe faire ne nous permettoit pas de foupçonner de mauvaife foi les ha-bitans, quoique nous nous vitrions trom« pés dans notre attente au fujet des pro-vifions de cochons & de poules que , fur le rapport de l'équipage du Dauphin , nous croyions y trouver. Mais l'événement nous convainquit qu'on ne nous avoit donné de ce pays que des relations exagérées. Toutes les provisions de vivres que l'île put nous fournir , fe réduiurent à une livre de porc frais pour chaque perfonne, par fe-maine. Le troifieme jour de notre arrivée, les principaux chefs de l'île fe rendirent à notre bord : ils nous apportèrent quelques cochons, & une petite quantité de fruits. Le jour fuivant, nous marquâmes le terrein que nous nous propofions de retrancher, pour pouvoir y obferver en fureté le paffage de Vénus, que nous devions y attendre. Nous y descendîmes en même tems, avec armes & bagages \ nous dreffâmes nos tentes, & nous établîmes une garde , pour veiller à ce que les infulaires n'enlevaf-fent pas nos utennles. Malgré la consigne, qui étoit de ne laiffer entrer dan* 5 8 Journal d'un Voyage le camp aucun Indien, un foldat de ia marine, qui vouloit s'en amufer, permit à plufieurs d'entre eux de l'approcher. Il s'en fallut bien peu qu'il ne fut la victime de fon indifcrétion. Ces Indiens fe jetterent fur lui de la manière la plus inattendue, lui arrachèrent fon fufil des mains, s'efforcèrent de le tuer avec la bayonnette, Se fe fauverent enfuite dans le bois. Nous envoyâmes auffi-tôt à leur pourfuite : on les atteignit. L'aggreffeur fut tué d'un coup de fufil qu'il reçut dans la tête, Se deux ou trois autres furent bleffés : mais le fufil qu'ils avoient emporté fut perdu ; nous ne pûmes même jamais fa voir ce qu'il étoit devenu. Immédiatement après cette expédition, nous abattîmes nos tentes, Se le même foir nous les reportâmes à bord, avec tout le bagage. Le lendemain nous levâmes l'ancre. Nous nous touâ-mes jufqu'à l'endroit le plus commode autour du Monde. 59 pour couvrir le camp qui devoir être retranché. Là nous amarrâmes de rechef notre vaiffeau à un demi-mille du rivage, ayant deux ancres en barbe, &: deux tiers de cable fur chacune : nous portâmes enfuite, pour fervir de .croupière, notre ancre d'affoutche du côté de la terre, en en faifant paner le cable à bas-bord. Dans cette pofition, .nous préfentions le travers à la place que nous avions defTein de fortifier. Nous paffâmes la nuit à bord. Dès que le foleil commença d'éclairer l'horifon, nous fîmes une féconde fois nos difpofitions pour defcendre à terre nos tentes, nos équipages{k-nos pièces à l'eau, que nous fîmes remplir, & difpofer comme un parapetpour -nous couvrir du côté où -nous étions déjà défendus par une rivière; Se de l'autre côté, nous construisîmes des redoutes , que nous paliffadâmes & garnîmes de canons & de pierriers. Nous 6o Journal d'un Voyage nous vîmes bientôt en état de nous fou-tenir dans ce polie contre toutes les forces des infulaires, en cas qu'ils fon-geaffent à venir nous attaquer. Après avoir pris pour notre fureté toutes les précautions que femble pref-crire une fage prévoyance, nous établîmes un marché, où les infulaires vin-rent fréquemment apporter des fruits, des poules & quelques autres provisions, qu'ils échangeoient contre des outils de fer, des clous , &c. Mais le Capitaine Cooke crut devoir restreindre ce commerce, Se il désigna une perfonne qui feroit feule chargée de faire ces échanges. Le grand loifir dont nous jouiflions alors nous laiffoit tout le tems de faire de fréquentes tournées dans l'intérieur de la contrée , & d'en vifiter les habi-tans. Tous nous invitoient à entrer dans leurs maifons, nous y préfentoient des rafçaîçhiffemens Se de très-jolies fem- autour 3BÛ MotfBE. 6t «nés, & nous preffoient de les accepter , avec une franchise & une cordialité qui donnoient un nouveau prix aux chofes qui nous étoient offertes. Nous trouvions par-tout la même hofpitalité, le même accueil & la même considération. Ce qui nous furprenoit, c'eft qu il étoit rare que nous ne fuflions pas volés dans ces mêmes maifons dont les maîtres nous combloient de careffes, & où notre préfence fembloit répandre la joie & les plairirs. Cette île, que M. Wallace, commandant le Dauphin , vaiffeau de guerre de vingt canons, a nommée l'île du Roi George, reçoit des naturels du pays le nom d'Otahitî. Elle eft. compofée de deux péninfules d'inégale grandeur, unies par un ifthme qui eft une terre baffe, dont la courbure forme une baie ouverte au Nord-Eft. La plus grande péninfule eft appellée Othatî-Nua* la plus petite reçoit le nom d'Ota-. tfi Journal d*un Voyage hitî-Eta. La première fe nomme auffi quelquefois Obreabo, en l'honneur de la Reine Obrea. Otahitî n'a pas moins de quarante lieues de circonférence , & fon plus grand diamètre elr. d'environ quinze lieues. Le port Royal eft fitué près de la pointe occidentale de l'île. De cette pointe, la côte court Eft-quart-Sud-Eft î'efpace de neuf milles, & fe joint par un récif à trois îlots qui forment une baie, nommée la baie de la Société. De-là, la côte va toujours en s'abaif-fant jufqu'au fond de la baie, formée par la courbure de l'ifthme qui unit les deux péninfules, dont la plus petite , d'une forme ovale, eft par-tout bordée d'un récif qui s'étend à deux milles au large, fur lequel la mer brife avec force. Plufieurs coupuresou paffes offrent aux vaiffeaux un ancrage fur en-dedans du récif. Toute la côte fep-tentrionale de l'île eff également dé- fendue par un récif à-peu-près de même largeur, en-dedans duquel les vaif-feaux peuvent aborder par des coupures qu'on y rencontre de loin en loin ; mais il y faut être de la plus grande défiance fur les fonds, où fouvent les vaiffeaux feroient expofés au plus grand danger. Rien de plus agréable que l'afpecl: de l'île. De hautes montagnes couronnées d'arbres & d'arbufles en occupent l'intérieur. De ces montagnes fortent quantité de fources, dont les eaux fer-pentent dans les vallées, & y entretiennent une éternelle verdure. Des bords de la mer jufqu'au pied des montagnes ,. on parcourt un terrein uni, couvert de plantations de divers arbres fruitiers, & entrecoupé de ruiffeaux , qui fervent à fertilifer la contrée & à l'embellir de toutes les grâces champêtres. Otahitî eft fous le gouvernement #4 Journal d*un Voyage d'un feul chef, qui jouit d'un pouvoir illimité. Ce Souverain nomme fes Lieu-tenans dans les différens diftricls. Ceux-ci font chargés d'entretenir le bon ordre , de lever des importions qu'une longue habitude a érigées en droits. Ces infulaires font fournis à des ufa-* ges généralement reconnus, qui leur tiennent lieu de loix écrites. D'anciennes coutumes ont annexé des amendes-ou des châtimens à de certaines fautes ou de certains crimes qui peuvent troubler l'ordre & la tranquillité publies. Les voleurs y font punis félon la nature du vol. Il y a peine de mort pour ceux qui auront dérobé des armes ou quelques pièces d'étoffe. L'ufage eft de les pendre à des arbres, ou de les précipiter dans la mer. Mais cette févérité n'a point lieu contre ceux qui ne volent que des fruits ou des provifîons de bouche ; les voleurs en font quittes pour la baftonnade, &unereftitUtionforcée, fi elle Àùf our du Monde* £} die eft poffible. Cette pratique paroît être allez judicieufe; les peines pour là même faute y font fagement proportionnées aux motifs qui l'ont fait commettre. Ils penfent que celui qui a là lâcheté de voler des armes ou quelques pièces de toile, ne peut être qu un pa-refîeux ou un avare, vices également nuifibles,, que la fociété eft intérefTée à réprimer. Mais ce feroit, félon eux * une barbare cruauté d'ôter la vie à un homme que la faim a contraint de Satisfaire les deftrs irréîiftibles de la nature* La différence qu'on remarque dans la taille & la couleur des habitans d'Otahitî feroit croire que ce peuple eft compofé de deux différentes races; On doit dire qu'en général ce font de5 très-beaux hommes. La plupart d'entre eux ont fix pieds trois pouces <, mefure d'Angleterre ; les autres n'ont pas morris de cinq pieds fix pouces : mais* E 66 Journal d'un Voyage ni leur force ni leur vigueur ne répondent à la majefté de leur taille ou de leur quarrure. Leurs membres ont une flexibilité qu'on trouveroit difficilement en Europe , même parmi les femmes les plus délicates. Ils acquièrent cette extrême foupleffe dans la danfe, dont ils font, dès leur plus tendre jeunelfe, un continuel exercice. Leur danfe eft toujours accompagnée de diverfes inflexions de corps, de geftes comiques, de poftures lafcives & de mouvemens extravagans. Ces exercices toujours violens les rendent légers à lacourfe, & donnent à tous leurs mouvemens une furprenante agilité : mais ne les empêchent-ils pas d'atteindre à ce degré de force que femble annoncer l'élévation de leur taille ? Le teint de ces infulaires eft de couleur bronzée , mais plus clair que celui des indigènes de l'Amérique. On en voit, mais en petit nombre, dont la autour du Monde. 67 peau n eft pas moins blanche que celle des Européens \ & parmi ces blancs , quelques-uns ont des cheveux roux ; ce qui eft rare : généralement la couleur en eft noire. Leurs vêtemens font d'une étoffe affez Singulière , qu'ils fabriquent eux-mêmes avec lecorce d'un arbufte cultivé dans le pays. Ces vêtemens ne varient pas moins dans la forme que dans la manière de les porter ; deux chofes qui, réglées en Europe avec l'exactitude la plus fcrupuleufe, chez ces infulaires , dépendent de la fantai-fie, du caprice , & particulièrement de la température de l'air. Dans le jour, ils portent d'ordinaire une ceinture qui leur couvre les parties naturelles. Si le ciel eft ferein , ils s'enveloppent d'une pièce d'étoffe d'environ Six pieds de longueur. Cette pièce , qui a dans le milieu une ouverture faite pour y paffer la tête, E ij 6$ Journal d'un Voyage flotte négligemment fur leurs épaules, &: les couvre jufqu'aux genoux. Dans leurs maifons, ils roulent cette efpece de manteau autour de leurs reins. C'eft aufti là le feul habillement des femmes. Elles en font plufieurs plis, dont elles s'enveloppent les parties naturelles , & le tiennent tellement ferré au-deffous des reins, qu'elles en ont dans leur démarche un air de gêne & de contrainte. L'ufage de fe peindre les feffes d'an bleu foncé eft général dans les deux fexes. Pour fixer ces traits & les rendre ineffaçables , ils fe piquent la peau avec un os pointu, & verfent fur ces piquures une teinture bleue qu'ils appellent Tat-tow ; terme dont ils fe fer-virent, en nous voyant écrire, pour défigner les lettres. Les hommes laiffent croître leurs cheveu*, qu'ils relèvent Se attachent fur le fommet de la tête avec des plu* autour ôu Monde» 09 tries d oifeaux. Les femmes les portent plus courts, & les iailfent tomber en boucles autour de leur cou. Les uns & les autres s'entortillent auffi quelquefois la tête d'une pièce de toile blanche , de leurs fabriques, en forme de turban. Les femmes portent fur le front une efpece d'aigrette , faite de cheveux qu'elles ont treffés avec des foins infinis j tant le defir de plaire eft général , & naturel au fexe de toutes les contrées 1 Mais ce qu'elles eftiment le plus dans leur parure , ce font des pendans d'oreilles de perles fines. Elles ne font point dans l'ufage de porter des colliers ni des bracelets. Les hommes ne fe rafent que les mouftaches & les joues , & laiffent croître la partie inférieure de leur barbe, à laquelle ils donnent différentes formes. En ce point, ces infu- E iij laires différent des aborigènes de l'Amérique, qui font imberbes. La circoncifïon, recommandée par Dieu à Abraham, comme la marque cara&érifKque de la nation Juive, eff généralement pratiquée dans Otahitî, fans autre motif que celui de la propreté. Ils défignent les incirconcis par un terme que la décence ne permet pas de répéter. Il feroit naturel de croire qu'un peuple qui a fait fi peu de progrès dans la culture des mœurs & des arts, doit vivre dans une heureufe égalité, ou du moins n'être fournis qu'à des conventions générales, établies pour entretenir la félicité publique : mais il n'en eft pas ainfi à Otahitî. Depuis long-tems l'égalité y eff rompue. Il y a déjà une diftance prodigieufe d'un homme à un autre homme : en un mot, on y voit des maîtres & des valets ; tant les panions nous portent naturellement à autour du Monde. 71 afpirer à l'empire, & à abufer de nos facultés pour nous affervir ceux que la nature a fait nos égaux ! Entre les habitans libres d'Otahitî, il y en a peu qui n'aient à leur fer vice une troupe de valets répandus autour de leurs maifons ; & ces valets font peut-être les plus adroits filoux qu'on puiffe rencontrer : c'eft un fait que l'expérience nous a confirmé plus d'une fois, à notre défavantage. Mais ces habiles filoux ne volent guère que les chofes dont ils efpe-rent retirer quelques avantages. S'il arrive que l'effet qu'ils ont enlevé ne leur foit d'aucune utilité, ils le rendent , ou l'expofent dans un Heu où il puiffe être apperçu de celui qui en étoit le propriétaire : c'eft ce dont nous avons eu occafion de nous convaincre. Ils parvinrent une fois , de nuit, à fe gliffer fecrétement dans notre camp, d'où ils emportèrent , fans être apper- Eiv 72 Journal d'un Voyage çus , notre ocfan , inftrument qui nous étoit indifpenfablement nécef-faire pour nos obfervations aftrono-nuques, le principal objet de notre voyage. Ils le gardèrent quelques jours ; mais après s'être bien convaincus que cet inftrument ne pouvoit leur être d'aucun ufage, l'un d'eux fe chargea de venir nous informer qu'il avoit vu un de fes compatriotes emporter cette pièce, Se la cacher derrière un arbre qu'il nous indiqua , en nous çuTurant toujours qu'il n'avoit pu re-connoître l'auteur du vol. Nous trouvâmes effectivement dans l'endroit désigné notre inftrument aftronomique, que l'examen qu'ils en avoient fait avoit mis un peu en défôrdre ; mais Ce dommage fut aifément réparé. La nature , qui a par-tout embelli le fexe de mille traits charmans > fernble avoir réfervé fes plus précieux dons pour les femmes d'Otahitî Tous autour du Monde. 73 leurs traits font agréables ; leur taille eft Couple, élégante & majeftueufe: elles joignent à une figure intérelTante un corps dont les contours gracieufe-ment arrondis, & dans les plus exactes proportions, leur feroient accor^ der le prix de la beauté fur toutes nos Européennes. Mais ces belles Otahi^ tiennes font lafcives , & ne mettent point la continence au rang des vertus. Nos foldats & matelots les trouvèrent fi favorables à leurs defirs, qu'ils n'eurent d'autre embarras que celui du choix, pendant tout notre féjour dans cette île. Le mariage eft, chez ces infulaires, un engagement pour la vie. Une circonftance bien finguliere , c'eft qu'auffitôt qu'un homme s'eft choifi une époufe, il eft exclu de la fociété des femmes & des garçons pendant les repas, & il eft obligé de manger $veç les domeftiques : auffi ne font-ils 74 Journal d'un Voyage pas fort empreffés à fe ranger fous le joug de l'hymen. Les filles , libres d'écouter les penchans de leur cœur, fe livrent fans fcrupule à tous ceux qui follicitent leurs faveurs, & jouiffent de cette liberté jufqu'à ce que devenues enceintes, les parens font forcés de les marier. Les coutumes de ce peuple n'accordent au Souverain de l'île qu'une feule époufe ; mais elles lui laiffent la liberté de fe choiiir un certain nombre de concubines. La politique barbare de ce gouvernement exige que tous fes enfans naturels foient étouffés en naiffant, pour prévenir les défordres que pourraient occafionner leurs communes prétentions à fuccéder à la fou-veraineté. La marque de la Souveraineté eft une efpece de ceinture rouge, à laquelle les habitans donnent le nom de Maro. Lorfque l'Eréi, c'eft ainft que fe autour du Monde, 75J nomme toujours le chef, ceint pour la première fois cette marque de fon autorité, toute l'île fe livre à des ré-jouilfances publiques qui durent trois jours confécutifs. L'Eréi , après fon investiture, eft toujours fervi à table par les perfonnes de fa fuite. Ses cour-tifans lui coupent les morceaux qu'ils lui mettent dans la bouche avec les doigts, qu'ils doivent tremper , à chaque fois, dans une bole de lait de noix de cocos. L'énumération des habitans de l'île fe monte à foixante & dix mille. Ils croient l'exiftence d'un Être fuprême , auquel ils donnent le nom de Maw-we. Ce grand Être a engendré un nombre infini de Divinités fubalternes, qui font chargées de préfider aux différentes parties de la création. Le Maw-we fecoue la terre au gré de fes caprices, ou plutôt il eft le Dieu des tremblemens de terre. Ces infulaires n'ont aucun établif-fement religieux , aucune efpece de culte extérieur. Ni les mouvemens de la nature , ni les lumières de la raifon n'ont pu, jufqu'à préfent, les porter à rendre publiquement à la Divinité des actions de grâces : ils penfent au contraire que l'Être fuprême eft trop élevé au-deffus des créatures, pour être affecté des actions qu'elles peuvent commettre fur la terro. Cependant nous avon> remarqué chez ce peuple quelques actes de religion , tels que les cérémonies funéraires, & quelques autres auxquels on a deftiné fin certain ordre d'hommes que nous appelions prêtres; mais cette dénomination pourroit fort bien être très-impropre : du moins ces hommes n'ont-ils aucun rapport avec la Divinité. Ces peuples ont des notions d'une vie future ; ils efperent revivre dans autour du Monde. 77 une autre île , où ils doivent être tranfportés après leur mort : mais ils imaginent fi peu que ce foit pour y être récompenfés ou punis des bonnes ou mauvaifes actions commifes pen-dant la vie , qu'ils font très-perfuadés que chaque individu, prince, maître ou valet, s'y retrouvera dans l'état où il étoit déjà dans cette île. Ils croient que le foleil & la lune ont donné nailfance à toutes les étoiles , & ils fuppofent que les éclipfes doivent être le tems de la copulation-Ils font aufli dans la perfuafion que la plus gtande pattie de la terre eft placée à une grande diftance à l'Orient de leur île , qui a été détachée du continent, tandis que la Divinité le traînoit vers la mer, avant de s'être décidé fur l'afpecl: qu'il devoit lui faire prendre. Ces infulaires, comme nous l'avons «lit , ne rendent à la Divinité aucun culte extérieur; cependant nous avons fouvent obfervé que dans leurs repas ils commencent par prendre une légère portion des mets préparés, qu'ils mettent à l'écart, comme une offrande au Maw-we. S'il furvierit des conteftarions entre les habitans touchant la propriété des terres, le plus fort fe met en poffefîion du terrein conteflé : mais le plus foible porte fes plaintes à l'Eréi ; & ce chef dans les vues politiques de maintenir l'égalité entre fes fujets, manque rarement d'accorder au plus pauvre la terre qui étoit en litige. Leurs cérémonies funèbres ont des Singularités remarquables. Le cadavre eft dépofé dans un hangard construit exprès à quelque diftance de l'habitation de la famille : là, il eft étendu fur un échaffaud, 6V couvert d'une helle toile. Alors un prêtre, appelle l'Heavah, vêtu d'un manteau garni de autour du Monde. 79 plumes brillantes, & accompagné de deux jeunes garçons peints en noir, jette des fleurs & des feuilles de bambou fur le mort , à qui il préfente quelque nourriture , qu'il dépofe à fes côtés ; & enfuite il eff conffamment occupé pendant trois jours à parcourir les bois & les champs de tous les environs , d'où chacun fe retire à fon approche. Cependant les parens du défunt conftruifent un hangard contigu à celui où repofe le cadavre, où ils s'af-fembient. Dans ce lieu confacré à la douleur, les femmes viennent témoigner leurs regrets par les pleurs, des chants lugubres ; & au milieu de leurs plaintes lamentables, elles fe font en diverfes parties du corps des bleffures qu'elles vont enfuite laver dans une rivière ou dans la mer. Ces triftes devoirs font continués pendant trois jours. Lorfque les chairs corrompues laifTenÉ les os à découvert, le fquelette eft dépofé dans un tombeau de pierre^ Ce tombeau eft d'une forme pyramidale (*). L'île d'Otahitî eft prefque par-tout cultivée. Le plat pays, qui s'étend depuis le pied des montagnes qui occupent l'intérieur de l'île, jufqu'au rivage 9 eft confacré aux plantations d'arbres fruitiers. Les plus communs font ceux qui produifent le cocos ? l'igname > le fruit à pain, la banane 5 l'écorCe dont on fait des étoffes , la patate, efpece de pomme de terre, ( *) Dans Tendroit de l'ile le plus folitaire, nous avons vu une de ces pyramides beaucoup plus élevée que toutes les autres : elle étoit bâtie de pierres brutes, pofées les unes à côté des autres. Là re-pofoient fans doute les cendres de quelque ancien prince. Sur le fommet étoient les becs de plufieurs oifeaux\ & des os de poiflbns. Il eft probable que c'étoit - là les refies des préfens qu'on avoit offerts au défunt, autour du Mondé. 8t qui ne diffère de celle de France que par un petit goût d'amertume. La principale nourriture de ces infulaires font les fruits, les légumes & le poiffon, qu'ils prennent de diverfes manières & très-adroitement. Il lent eft affez ordinaire de manger le poiffon crud. Quelques perfonnes de notre bord voulurent les imiter dans cet ufage , & trouvèrent que ce mets n'é-toit pas défagréable. Ils fe nourriffent aufn de cochons, dont ils ont des troupeaux nombreux ; mais ils préfèrent la viande de chiens à celle de tous les autres animaux* Nous avons vu chez eux des canards parfaitement reffem-blans à ceux d'Europe. La manière dont ils font rôtir leurs viandes mérite une defcription particulière. Us font des fours fouterrains, dont ils pavent le fond : ils y allument du feu, fur lequel ils mettent plufieurs pierres. Lorfque le four eft F fufHfamment échauffé , ils en retirent le charbon & les cendres. Dans ce four ainfi préparé , ils placent leurs viandes enveloppées de feuilles , Se par-deffus , les pierres ardentes : le tout étant recouvert de terre, la pièce de viande cuit dans fon jus, & devient un mets délicieux. Ces infulaires mangent beaucoup , Se avec une efpece de voracité. Ce qui leur tient lieu de pain , font les patates , les ignames, & une efpece de fruit laiteux & farineux qui, lorf-qu'il eft cuit, a du pain l'apparence Se le goût. Ils font une efpece de pâte de la pulpe qui s'attache aux coquilles de noix de cocos & de bananes. Cette pâte eft communément deftinée pour le fouper Se le déjeûner. L'eau eft leur boiffon ordinaire. Ils boivent auffi du lait de noix de cocos ; mais ils n'ont aucune liqueur fpi-ritueufe , fi ce n'eft celle qu'ils tirent AuTOuit tfù Monde; 83 d'une efpece de poivre qui croît dans le pays , Se qu'ils font fermenter dans l'eau. Mais cette liqueur ne paroît guère que fur les tables des chefs de la contrée. Les connoiffances qu'ils ont de la médecine font extrêmement bornées , mais communes à tous. Il eff. rare de rencontrer parmi eux des perfonnes infirmes. Ils atteignent à la plus heu-reufe vieilleffe, fans prefque aucune incommodité. Ils ont pour leurs maladies des remèdes empiriques , dont une longue expérience leur a fait re-connoître l'utilité ; fans avoir jamais fait de recherches fur les propriétés Se la manière d'opérer de ces remèdes. Leurs inflrumens de mufique font le tambour Se une efpece de flûte de rofeau à trois trous, dans laquelle on fouffle avec le nez. La pêche s'y fait avec le filet Se Fij 84 Journal d'un Voyage l'hameçon. Leurs filets, alTez fernbla-bles aux nôtres, font tiffus de fibres d'écorce d'arbre, dont ils font aufîi leurs lignes. Leurs hameçons font de différente groffeur , félon l'ufage auquel ils les deftinent. Ceux qui leur fervent à prendre les requins, font faits d'un bois dur & pefant, & d'une figure convenable. Ils en ont une grande quantité de petits, faits de nacre artiffement travaillée , & de différentes formes circulaires. L'induftrie des habitans d'Otahitî eft fur-tout remarquable dans la manufacture de leurs étoffes , tiffues avec l'écorce d'un arbufte fbigneufe-ment cultivé dans l'île. Cette écorce, après en avoir enlevé la furface extérieure , à caufe de fa dureté, fe met dans l'eau en macération pendant trois jours. Elle eft enfuite étendue fur une planche très-unie , où étant battue , elle devient glutineufe, & acquiert la autour du Monde. 85 vifcofité d'une pâte ferme. L'inftru-ment dont ils fe fervent pour battre cette écorce préparée, eft un morceau de bois très - compact & très-dur , qui eft équarri &■ rayé fur fes quatre faces. Cet infiniment, fans y comprendre le manche , a quinze pouces de longueur , fur iix de circonférence : mais les rainures ne font pas également larges & profondes fur chaque face. Celle dont on fait d'abord ufage n'a que dix de ces rainures ; la dernière en a environ foixante. Cette dernière laiffe une efpece de canelure fur l'étoffe , qui s'étend & s'amincit fous les coups de cet inftrument, à-peu-près de la même manière que l'or fe forme en feuilles fous le marteau. Cette étoffe, par le blanchiffage , acquiert une extrême blancheur; &, quoique faite fi amplement , elle a néanmoins beaucoup F iij de force & de confiltance. Elle feroit d'une grande utilité dans nos manu^ factures de papier. Il s'en fabrique dans l'île une très-grande quantité. Nous pouvions en avoir pour un clou plufieurs aunes. Ils réuffuTent parfaitement à les teindre en rouge, en jaune , en brun & en noir. Comme cette étoffe doit être battue jufqu'à ce qu'elle foit extrêmement mince, pour en avoir de plus épaiffe , ils en étendent deux ou trois pièces l'une fur l'autre, & les collent enfemble. Celle qu'on porte dans le deuil eft double : elle eft blanche du côté de la peau, mais en dehors elle eft brune Se tachetée de noir. Comme ces infulaires font fouvent en guerre avec les îles voifines, ils ont pour arme défenlive une efpece de çuiralfe de forme fémi-circulaire. Cette çuiraffe ou cotte de maille , comme PU voudra l'appeller r a une éçhan-? autour du Monde. 87 crure arrondie dans le milieu de la fection. Elle eft compofée d'une bordure d'ozier, que recouvre une étoffe fortement tiflue, & faite de fibres de noix de cocos cordonnées enfemble. Sur cette étoffe on voit trois rangs de plumes de pigeon en demi-cercle ; & entre chaque rang de plumes, un autre rang de dents de requins. Les bords font garnis de très-belles foies blanches de Barbet, & toute la cui-raffe eft ornée de pièces rondes de nacre d'environ deux pouces de diamètre. Une de ces cuiraffes leur couvre la poitrine , & une autre , les épaules & le dos. Leurs armes offenfives font l'arc , la javeline , qui eft une efpece de pique d'un bois très-dur, qu'ils lancent avec autant d'adreffe que de célérité, & la hache. Cette hache eft une pierre tranchante de la couleur du F iv jafpe ou de la pierre de touche, qu'ils attachent à l'extrémité d'un manche de bois, & qui reffemble beaucoup à une houe de jardin. Les habitans de cette île commercent avec ceux des îles voitines qui font à l'Eft d'Otahitî , & que nous avions découvertes fur notre paffage. Pendant trois mois de l'année les vents qui fouinent conftamment de la partie de l'Oueff, leur font très-favorables pour cette navigation. Leur commerce confiffe à échanger leurs étoffes & des provifions de bouche , contre des perles fines, & ces belles foies de Barbets dont nous avons parlé. Quelques jours après notre arrivée à Otahitî, les habitans nous informèrent qu'il n'y avoit pas long-tems qu'un vaiffeau étranger avoit relâché dans leur île ; & leur ayant fait voir tous les différens pavillons d'Europe A autour du Monde. 89 Us nous affurerent que ce vaiffeau ville , dans le voyage qu'il a fait autour du monde par ordre de la Cour de France. D'après le récit que ces infulaires nous ont fait du féjour des François dans leur île, il paroît qu'ils y ont d'abord vécu en bonne intelligence avec les naturels du pays ; mais quelques - uns de ces derniers ayant furpris trois perfonnes de l'équipage qui fe baignoient au bord de la mer, les maffacrerent, & fe failirent de leurs habits. Les François envoyèrent £. leur pourfuite, en tuèrent un (*) Il eft inutile de relever les abfurdités contenues dans ce paragraphe & le fuivant. M. de F.ougainyille , dans la féconde Édition de fon ï'oyage autour du Monde, a répondu à ces impu- tations , deftituées de toute vraifemblance. des aggreffeurs, en prirent un autre prifonnier , l'emmenèrent avec eux. Les gens de notre équipage ne tardèrent pas à s'appercevoir que les belles Otahitiennes qu'ils avoient choi-fies pour femmes pendant leur féjour dans l'île, étoient attaquées d'une certaine maladie que les François leur avoient donnée , en reconnoiffance des faveurs qu'ils en avoient obtenues. Le quatre de Juin, un ciel ferein & fans le plus léger nuage permit à MM. Green , Cooke & Solander d'obferver , avec la plus fcrupuleufe exactitude , le paffage de Vénus (*), (*) Suivant les calculs fie M. de la Lande, l'obfervation d'Otahitî , comparée avec celle que M. l'Abbé Chappe rit à Saint-Jofeph en Californie , donne pour la parallaxe du foleil dans fes moyennes diftances, 8 fécondes & rêo ; comparée avec celle de MM. Dymond & Wales, faite au autour du Monde. 91 L'obfervation réuffit aufii complette-ment qu'on pouvoit le defirer. Comme cette obfervation avoit été le principal objet de notre voyage dans la mer du Sud, nous ne fbngeâmes plus qu'à nous préparer à notre départ. Dans ce même tems, deux Officiers, s'étant engagés dans une querelle qui caufa beaucoup de troubles à bord, convinrent de terminer leur différend par le duel. Munis de pistolets , ils defcendirent Secrètement à terre. Ils fe chargèrent d'a'bord fans fort du Prince de Galles fur la baie d'Hudfon, elle donne 8 fécondes 5 5 ; avec celle de Cajanebourg, en Finlande, 8 fécondes 5 a ; avec celle du P. Hell, ■à Wardhus, au Nord de la Laponie, 8 fécondes 72. Mais M. de la Lande penfe qu'il faut rejetter celle-ci , & fon dernier réfultat eft que la parallaxe moyenne du foleil eft tout au plus de 8 fécondes 55 ; ce qui donne pour la diftance moyenne du foleil3 34558400 lieues communes de France, de 2283 toifes chacune.- Voye{ le Mémoire fur le paffage de Vénus par M, de la Lande, à Paris, chez l^attré j Graveur, rue Saint-Jacques. 9i Journal d'un Voyage aucun fâcheux accident ; mais avant qu'ils euffent le tems de faire une féconde décharge , ils furent arrêtés & reconduits à bord. Pendant notre féjour à Otahitî, MM. Banks & Solander, Naturalises déjà célèbres, fe font occupés à étendre leurs recherches fur cette île : ils y ont fait une très-riche collection de plantes , de poiffons Cv de quelques oifeaux, dont ils donneront une description exacte dans l'hiftoire de ce voyage qu'ils fe propofent de publier. L'application particulière que nous donnâmes à l'étude de la langue d'O-tahitî , nous mit en état de pouvoir converfer avec fes habitans , avant de quitter cette riante contrée. Leur langue, dont les mots ne font prefque compofés que de voyelles , eft, comme celles de tous les peuples qui vivent entre les tropiques, douce, autour du Monde. 93 flexible , chantante, ck facile à prononcer. Nous eûmes encore la fatisfaclion de voir croître dans cette terre fertile toutes les graines d'Europe que nous y avions femées, à l'exception de celles de melon , de moutarde & de * crelfon. Tout étant préparé pour notre départ , nous prîmes congé de nos infulaires j & le treize Juillet mil fept cent foixante - neuf, nous appareillâmes de la baie de l'île George , ayant à bord un Indien , nommé Tobia , lequel avoit été autrefois grand-prêtre d'Otahitî : mais quelques fujets de mécontentement qu'il avoit éprouvés de la part du dernier Régent, le difpo-ferent à quitter l'île ; & il s'embarqua . avec nous , fuivi d'un domeffique , dont le nom eft Tiato. En partant d'Otahitî, nous fîmes voile à une petite île que nous avions t>4 Journal d*un Voyage apperçue du fommet d'une montagne de l'île George. Les naturels donnent à cette île le nom de Titeroah. Ce n'eft exactement qu'un groupe de fept petits rochers. Elle appartient au Souverain d'Otahitî. Il en retire du poiffon > des tortues de mer, &c; Elle eft fttuée à fept lieues au Nord de la baie de Port Royal, par les dix-fept degrés dix minutes de latitude aul-traie , & cent cinquante degrés de longitude occidentale du méridien de Londres. De Titeroah, nous gouvernâmes au Nord-Oueft. Le lendemain j nous découvrîmes les hautes terres d'une île que fes habitans au rapport de Tobia, nomment Vliateah : mais ce jour 6c le fuivant, nous n'eûmes que très-peu de frais. Le dix-fept, nous courûmes fur une île qui porte le nom d'Oahena | & en peu d'heures nous vînmes mouiller autour du Monde. 95 dans une très-belle baie, qu'on nomme Owarre > où nous reliâmes deux jours à l'ancre. L'île d'Oahena a quinze lieues de circuit. L'imagination la plus vive ne peut pas fe repréfenter un fé-jour plus enchanteur. Le rivage eft bordé d'arbres chargés de fruits, entre lefquels on voit les cocotiers élever leurs tiges fécondes. Des bofquets égayés par le ramage de mille oifeaux, des prairies d'où s'exhale le parfum des fleurs, qu'arrofent les eaux tranf-parentes de plufieurs petits ruiffeaux qui y ferpentent en murmurant ; la fertilité furprenante du fol, l'inégalité du terrein, dont le défordre heureux & la naïve négligence offrent à l'œil qui s y repofe les plus riches payfages, tout y frappe d'admiration. Elle eft une des îles conquifes par les armes d'Opuna, Souverain qui a fa réfidence dans une île voifine. Les habitans de cette terre fortunée £6 Journal d'un Voyagé font les hommes les mieux faits & leè plus beaux qu'on puiffe jamais voir* Les femmes fur-tout y font raviffantes* La nature femble s'être plue à em^ bellir ce fexe charmant de toutes les grâces que les Poètes ont prêtées à la mère des amours. Mais des qualités qui ne leur font pas moins honorables i c'efl l'humanité, la droiture , la fran^ chife de l'âge d'or qu'on trouve chez ces infulaires. Ils nous donnèrent * pour quelques bagatelles , une ample provifion de cochons, de volailles i de poiffons Se de fruits de toute efpece. Ils ne furent pas peu furpris, à la vue de notre vaiffeau : c'étoit le premier qu'ils euffent jamais vu. Nous eûmes toutes les peines du monde à leur perfuader de venir à notre bord* Ce ne fut qu'avec crainte qu'ils s'y expoferent. Ils en confidérerent la ftru&ure avec autant de plaifir que d'étonnement. D'Oahena 9 autour du Monde. 97 D'Oahena, nous tirâmes un peu à l'Oueft. Le jour fuivant, qui étoit le vingt, nous vînmes mouiller dans une baie à laquelle les naturels du pays donnent le nom d'Oapoah. Elle eft fituée au Nord d'une île où nous a conduits Tobia , & qu'il nomme Vlia-teah. Sa latitude méridionale eft de feize degrés quarante-fept minutes, &: fa longitude occidentale, méridien de Londres , de cinquante-un degrés quarante minutes. Au Nord quelques degrés à l'Oueft de cette île , il y en a une autre , appellée par les naturels Otahaw. Elle en eft éloignée de dix lieues, tk elle eft par les feize degrés trente-fept minutes de latitude auftrale, & cent cinquante - un degrés quarante - cinq minutes de longitude à l'Oueft de Londres. Ces deux îles font environnées d'un récif qui défend leurs baies & leurs ports, & offre un mouillage G 98 Journal d'un Voyage fur. L'entrée de la baie d'Oapoah n'eft pas éloignée d'un îlot <> vers fa pointe occidentale. Au - dedans de la baie font plufieurs écueils de roches & de corail ; mais comme ils font vifibles , il eft facile de les éviter. Le vingt - quatre , nous levâmes l'ancre. Nous portâmes au Nord le long du rivage, & en-dedans du récif, pour donner dans un paffage qui eft éloigné de cinq à fix lieues. Parvenus en-dehors du récif, nous côtoyâmes l'île Otahaw, Se nous employâmes huit jours à la prolonger. Dans ce même tems , nous envoyâmes notre chaloupe dans le Sud-Oueft de l'île , où il y a un paffage à travers le récif qui borde toute la côte, Se en-dedans, une baie où le mouillage eft excellent. Otahaw a environ douze lieues de circonférence. Les terres font élevées, inégaies Se boi-fées. Du côté de l'Oueft, elle eft en- autour du Monde» 99 vironnée de plufieurs îlots ou brifans. Le deux d'Août , nous vînmes mouiller dans une baie, au Nord de Vliateah, appellée parles naturels O-a-ma-ne-no, où nous féjournâmes huit jours, ayant amarré notre vaiffeau à deux encablures du rivage. Vliateah n'a guère moins de quarante lieues de circuit. Toute la contrée , entrecoupée de montagnes & de varies plaines, eft couverte de plantations de différens arbres chargés de fruits. Ses habitans nous ont paru honnêtes & hofpitaliers. Nous en tirâmes une bonne provifion de cochons , de Canards, de fruits à pain, de cocos, &c. A l'Oueft d'Uliateah, à neuf lieues environ de diftance, nous découvrîmes une île, nommée Mo-ro-ah, de la même étendue à-peu-près qu'Otahaw , mais dont la côte, par-tout efcarpée, n'offre aucune retraite aux vaifleaux. G il En doublant l'île d'Otahaw, nous eûmes la vue d'une île , à quelques lieues vers l'Oueft. Son nom eft Boia-Bola. Elle a dix lieues environ de circonférence. Elle eft fur-tout remarquable par un double mont dont les Cimes s'élèvent au-defTus des nues. Cette île, félon le rapport de To-bia , eft ftérile , & n'eft , pour ainfî dire, qu'une chaîne de roches pelées. Elle fut inhabitée jufqu'à ce que les Souverains d'Otahitî & des îles voi-fines en firent un lieu d'exil pour les criminels. Cetufage dura plufieurs années : mais le nombre de ces exilés s'accrut tellement par les transfuges qui vinrent s'y rendre volontairement pour fe fouftraire à la punition de leurs crimes , que les productions de 111e furent infuffifantes pour leur fubfif tance. La nécefïïté en fit des pirates > & ils fe faifirent de toutes les pirogues qu'ils rencontrèrent. autour du Monde, ioi Leur gouvernement fut féodal juf-qu'à ce que Opuna, leur préfent Souverain , eut fadreffe de priver de leur liberté fes compagnons guerriers y ôc pour les empêcher de réfléchir fur fon ufurpation , autant que pour fe venger du mépris avec lequel il avoit été traité par les infulaires du voifinage , il fit une defcente à Otahaw, dont il fe rendit maître en très-peu de tems, Encouragé par ce fuccès, il vint débarquer fa petite armée vic~forieufe fur les côtes d'Uliateah : mais là il trouva de la réfiftance. Les habitans, animés du defir de défendre leur patrie , leur liberté & celle de leur chef, qu'ils aimoient, arrêtèrent les progrès de fes armes. Cependant la guerre continua l'efpace de trois années avec des fuccès divers. Opuna , devenu plus heureux , remporta fur eux de grands avantages, & tua leur chef dans un combat. Les habitans d'Uiia* G iij teah ne perdirent point courage : retirés fur les hauteurs, ils donnèrent Imveititure de lafouveraineté au jeune prince dont le pere avoit été constamment l'objet de leur amour. Mais il fallut bientôt fubir le joug du vainqueur. Une bataille décifive mit enfin Opuna en poffeffion de l'île entière. Le jeune Roi prit la fuite , &: vint demander un afyle aux Otahitiens. Ceux-ci le reçurent avec joie, & le traitèrent avec la plus haute confidé-ration. Ils lui alignèrent un terrein confidérable, pour le mettre en état, lui &c fa fuite , de fubfifter d'une manière honorable. Là, il mena à-peu-près la même vie que Jacques II. à Saint-Germain. L'ambitieux Opuna étendit fes conquêtes dans plufieurs îles voifines. Ces îles font devenues des dépendances de Bolla-Bolla, qui eft la métropole $e fon empire, & fa réfidence ordi- îiaire. Opuna , de vagabond & de chef de brigands, devenu prince fou-* verain, eft aujourd'hui âgé de quatre-vingt-dix ans , Se jouit , dans une heureufe vieilleffe , du fruit de fes conquêtes. Uliateah étoit la patrie de Tobia ; il en avoit été un des chefs fubordonnés. Dans le dernier combat qui fit fubir à fes compatriotes le joug d'O-puna , il fut dangereufement bleffé. Il fe cacha d'abord dans les montagnes ; Se dès qu'il fut guéri de fes bleffures, il vint fe rendre auprès du jeune Roi à Otahitî. Il s'infinua dans les bonnes grâces de la Reine Obrea, régente de l'île y Se parvint à captiver tellement fon eflime , que cette prin-ceffe le nomma grand-prêtre , Se crut ne pouvoir plus fe conduire que d'après fes confeils. Une fi haute faveur ne manqua pas de lui fufeiter des ennemis. Tutahaw, G iv 104 Journal d'un Voyage feigneur plein de courage , & qui s'étoit gagné l'eftime de fes compas triotes par fa valeur, vit avec chagrin les progrès de la pafîion de la reine Obrea fa fœur pour un étranger : il réfolut de la dépouiller de fon auto? rite , & de fe faire nommer lui-même régent, en qualité d'oncle du roi, encore mineur. Pour mieux réufïïr dans ce projet, il commença par faire naître des divilions entre les habitans d'Otahitî-Eta & ceux d'Otahitî-Nua. Tobia, qui ne manquok ni de jugement , ni de pénétration, prévit les deffeins de fon ennemi. Il en fit part à la reine , & lui confeilla , fi elle étoit jaloufe de conferver fon autorité, de faire mourir fecrétement Tutahaw. La reine ne put, fans frémir, écouter cet avis fanguinaire ; elle refufa de s'y prêter. Tobia fentit les conféquen^ ces de ce refus. Il craignit pour fa propre vie j & pour fe mettre en ftV autour du Monde. 105 reté , il fe retira dans les montagnes, prétextant que fa mauvaife famé l'obli-geoit à faire cette retraite. Cependant les haines que l'artificieux Tutahaw avoit femées entre les infulaires éclatèrent. Les habitans d'Otahitî-Eta commencèrent les hoffili-tés ; & les fréquentes incurfions qu'ils firent dans la grande péninfule, caufe-rent les plus grands défordres. Les Otahitiens n'imaginèrent pas qu'une femme fût propre à tenir les rênes du gouvernement, dans une fi horrible confufion. Ils fe réunirent pour offrir la régence à l'adroit Tutahaw, comme il s'y étoit attendu. On ménagea un accommodement entre la reine Obrea & Tutahaw. Dans une affemblée des principaux de l'île, on convint qu'Obrea conferve-roit le titre de reine ; qu'elle retien-droit à fon fervice un certain nombre de domeftiques ? &c. mais que la ré- i o6 Journal d'un Voyage gence feroit remife entre les mains de Tutahaw, feu! capable de faire renaître la paix & l'union entre les habitans. Tutahaw , fe voyant en pof-feflion de la place qu'il avoit fourde-ment briguée , pardonna à Tobia, dont il eftimoit les talens & refpec-toit le cara&ere facerdotal, & le fit affurer qu'il pouvoit abandonner fa fô-litude & reprendre fes fonctions, fans aucune crainte. Mais Tobia, à qui cette révolution caufoit un vif chagrin, faiiit l'occafion de notre départ pour abandonner une contrée où il ne fe plaifoit plus. Il n'eit. pas hors de propos de rap-peller ici que, lorfque M. Wallace > commandant le Dauphin , vint relâcher à Otahitî, qu'il a le premier dé< couverte, les habitans, qui n'avoient jamais vu de vaiffeau, furent irréfolus fur la manière dont ils dévoient traiter leurs nouveaux hôtes. La reine Obrea* alors régente , convoqua une affem-blée , pour délibérer fur ce fujet. Il fut enfin réfoiu dans ce confeil d'attaquer le vaiffeau, qu'on fe flattoit de pouvoir enlever ; & les habitans tentèrent l'exécution de cette entreprife hardie. La reine s'y étoit d'abord op-pofée. Cette princeffe compatiffante aux befoins de l'humanité, vouloit, contre l'avis de fes confeillers, qu'on envoyât fur le champ aux étrangers une troupe de jeunes filles, avec un nombre fuffifans de cochons. 11 étoit difficile que la reine Obrea ouvrit un avis qui peignît mieux fa bienfaifante fenfibilité. Et en effet, quelles offres plus généreufes, que des femmes & des cochons , pour des marins qui en avoient été privés depuis long-tems ? Nous nous étions propofés de relâcher à Bola-Bola ; mais Tobia nous détourna de ce defléin. Il nous affura que nous ne ferions pas en fureté avec io8 Journal d'un Voyage les habitans de cette île ; qu'ils étoient d'un caractère cruel & intraitable ; qu'il faudrait que nous fuffions continuellement fous les armes , pour n'en être pas furpris, & que nous échapperions peut-être difficilement à leur fureur. Il nous raconta auiîi que, du tems de fon grand -pere, un vaiffeau s'étoit brifé fur les côtes d'Uliateah ; que le peu de perfonnes qui n'avoient pas été enfevelies dans les flots, avoient été maffacrées par les habitans $ Se que ce naufrage leur avoit procuré du fer, qui auparavant leur étoit inconnu, & dont ils avoient fait des cifeaux, des couteaux, Sec. En effet, ces meubles parurent fixer particulièrement leur attention, & nous leur en donnâmes en échange des provisions 6k des fruits que nous reçûmes de ces infulaires. Le dix d'Août, tout étant prêt pour nous remettre en mer > nous appar autour, du Monde. 109 reniâmes de la baie d'O-a-ma-ne-no ; & mettant le cap un peu au Sud, nous fîmes route vers une île qui eft environ à cent lieues de diftance. Cette île , que nous découvrîmes le quatorze, étoit connue de Tobia ? qui nous y conduifoit. Elle reçoit de fes habitans le nom d'O-hi-te-ro-ah. Sa iîtuation eft par les vingt-deux degrés vingt-trois minutes de latitude méridionale, & par les cinquante degrés trente-fix minutes de longitude occidentale du méridien de Londres. Mais comme fes côtes n'offrent aucune baie commode pour le mouillage, nous nous contentâmes d'envoyer à terre notre chaloupe , fans vouloir nous mettre à l'ancre. Depuis notre point de départ du cap Horn , nous avions découvert quinze îles, toutes inconnues auparavant à l'Europe. Tobia nous a fait ï iô Journal d'un Voyage mention de neuf autres îles, dont it nous a fait la defcription, qui font îituées dans rOueft-Nord-Oueft & le Sud-Sud-Oueft. d'Ohiteroah. Il y a de cette dernière à la plus éloignée des neuf autres , deux jours de marche pour une pirogue. Il nous a auffi parlé d'une île plus confidérable que toutes les autres, qui eft à l'Eft & à quatre jours de marche d'Ohiteroah. Il nous a affuré qu'il n'y avoit aucune de ces îles qu'il n'ait vilitée à différentes fois. Ohiteroah peut avoir huit lieues de circonférence. Elle eft couverte, en grande partie, de fougère, de genêts & d'autres arbuftes. La baie où notre chaloupe alla mouiller, a un mille environ de largeur, fur un demi-mille de profondeur j mais on n'y trouve qu'un très mauvais fond vafeux , femé de roches. De ce lieu, nous fîmes voile au autour du Monde, m Sud quelques degrés à i'Eit j & le mardi, vingt-deux Août, à quatre heures du matin, nous vîmes, dans la partie feptentrionale du ciel, une grande comète , foixante degrés environ au-deffus de l'horifon. Le même jour, à midi, nous trouvâmes que notre latitude auftrale étoit de trente-fîx degrés cinquante - neuf minutes trente fécondes ; & notre longitude à l'Eff d'Ohiteroah, de quatre degrés. La bouffole fe trouvoit avoir varié de fept degrés neuf minutes à l'Eft. Le trente, nous obfervâmes un petit oifeau dont le plumage étoit d'un beau verd, que nous jugeâmes être un oifeau de terre. Nous vîmes auffi quantité de goémonsj & Imitant d'après, des pentades, 8c plufieurs autres oifeaux d'une efpece plus petite, de la groffeur à-peu-près d'un pigeon, Se dont les plumes étoient blanches fous fe ventre , & noirâtres fur le dos, 111 Journal d'un Voyage avec des raies noires d'une aile à l'autre (*)* Le famedi » deux Septembre , k quatre heures & demie du matin, nous obfervâmes de nouveau la comète , entre la grande & brillante étoile de l'œil du Taureau & la ceinture d'Orion. Le même jour, à midi, nous étions par quarante degrés quatorze minutes de latitude méridionale, & cent quarante-cinq degrés vingt-fix minutes de longitude à l'Oueft du méridien de Londres. Dans ce même tems l'air étoit très-froid ; & les vents (¥) l'Auteur de cé Journal ne s'eft point pro-pofé de donner ici une defcription détaillée des plantes, des oifeaux ou des poiûons dont il fait quelquefois mention ; d'autant plus que MM. Banks & Solander, fi connus par leur profonde érudition dans ces parties des fciences, & qui n'ont entrepris ce voyagé que dans le louable deffein d'en étendre les limites par leurs nouvelles découvertes, ne laiflcront rien à defirer > fur ces objets , à la curio-fité de ceux qui fe plaifent à l'étude de la nature. fraîchiffant fraîchiffant confidérablement , avec toutes les apparences d'une longue continuité de tems orageux, nous changeâmes la direction de notre route, ck nous gouvernâmes au Nord quelques degrés à l'Elf. Le lundi quatre, à trois heures du matin, nous revîmes la comète, deux degrés à l'Eft de la belle étoile du pied droit d'Orion ; & à midi, Fobfervation nous donna trente-huit degrés vingt-neuf minutes de latitude auftrale, & cent quarante-cinq degrés quatorze minutes de longitude occidentale du méridien de Londres. Ce même jour nous changeâmes de direcfion, & fîmes voile au Nord-Nord-Oueif. Le mercredi fix , à quatre heures du matin , nous eûmes pour la dernière fois la vue de la comète, un peu à l'Ell d'Orion. Nous continuâmes de gouverner au Nord quelques degrés à l'Oueft 9 plufieurs jours de fuite, 114 Journal d'un Voyage avec un tems afTez favorable, pendant lequel nous vîmes fréquemment des pentades & d'autres oifeaux en grand nombre. Le vingt Septembre, arrivés à la latitude auftrale de vingt-neuf degrés vingt minutes, & à la longitude occidentale de cent cinquante degrés quarante minutes, le tems & les vents étant variables , nous changeâmes notre route , & portâmes le cap au Sud-Oueff. Le vingt-cinq, nous obfervâmes un gros tronc d'arbre , quelques paquets de mauvaifes herbes de mer, & une affez grande quantité d'oifeaux de différentes efpeces. Le dimanche premier Oclobre, nous prîmes une pièce de bois couverte de barnaques ; nous vîmes un veau marin qui dormoit fur la furface de l'eau , plufieurs marfouins , un gtampus, plufieurs compagnies d'oi- féaux de terre $ & une quantité de ces mauvaifes herbes qui eroiffent fur les rochers. Nous fondâmes avec une ligne de cent quatre-vingt-dix braffes, mais fans trouver de fond. Le famedi fept Ocfobre, continuant de faire voile au Sud-Oueft, nous eûmes la vue de la terre dans rOueft-quart-Norcl-Oueft. Elle fe pré-fentoit fous l'afpecl: d'une chaîne de petites collines très-baffes. Le huit , à quatre heures après midi, nous entrâmes dans une baie profonde, où nous mouillâmes notre groffe ancre par dix braffes d'eau, fond d'un beau fable brun. Cette baie eft appellée la baie de Pauvreté. Sa latitude auftrale eft de trente-neuf degrés, & fa longitude, de cent foixante-dix^ neuf degrés quarante-fept minutes à l'Oueft de Greenwich. La variation fut de quatorze degrés trente minutes à l'Eft. Hij Le onze , à fept heures du foir, le vent étant prefque à l'Oueft, nous levâmes l'ancre ; & fortant de la baie, nous gouvernâmes au Nord, prolongeant la côte à quatre ou cinq milles de diftance. Le douze , plufieurs habitans de la nouvelle Zélande vinrent à notre bord pour nous vendre des pagayes, des toiles, cVc. Nous leur fîmes quelques préfens , & ils parurent nous quitter très-fatisfaits de la réception que nous leur avions faite. A vingt-deux milles environ, & au Sud-Sud-Eft cinq degrés trente minutes à l'Eft de la pointe feptentrio-nale de la baie de Pauvreté, il y a un cap , que nous avons nommé > d'après l'afpecf qu'il préfente, le cap Table. Entre ce cap & la pointe, nos fondes furent de treize à dix-huit braffes d'eau : mais après avoir doublé ce cap, nous trouvâmes, à quatre autour du Monde. 117 milles plus loin, foixante braffes d'eau , étant alors fur le bord extérieur d'un banc de fable qui règne depuis la pointe feptentrionale de la baie de Pauvreté jufqu'au cap Table. A neuf milles plus loin au Nord, il y a une petite île , qu'on nomme l'île Port-land. Elle tient au continent par une chaîne de rochers d'un mille de longueur environ. A trois milles environ , au Nord-Eft de Port-land, fe trouvent plufieurs rochers à fleur d'eau , que nous avons nommés la Boucherie. Nous rangeâmes de très-près un de ces rochers. Cependant ils laiffent entre eux un paffage ou Ton trouve vingt braffes d'eau. Le treize, nous vîmes paroître quatre grandes pirogues remplies d'hommes armés. Ils s'approchèrent de nous, pour nous inviter ou nous défier au combat. Voyant que nous ne répondions à leurs menaces que par un pro- Hiij fond mépris, ils faifirent leurs armes l9 & commencèrent l'attaque. Un coup de fufil que nous tirâmes fur eux, ne produifit aucun effet ; ils conti-nuoient à lancer fur nous leurs pierres & leurs traits : mais à la pre^ miere décharge d'un canon de quatre chargé à balles, ils fe retirèrent pré-* cipitamment. Dans ce même tems, nous apperçûmes qu'un fort courant nous entraînoit vers la côte ; ce qui nous obligea de mouiller fur vingt-une braffes de fond , à une lieue environ de terre. Le quatorze, le vent continuant de foufîler de la partie du Nord , nous prolongeâmes la côte , à la diftance d'environ quatre milles, fur douze Se quinze braffes de fond. Dans l'après-midi , nous envoyâmes à terre notre chaloupe & notre canot, pour fonder & reconnoître un mouillage propre à feire de l'eau, dont nous commen- cions à avoir un preffant befoin : mais comme nous découvrîmes plufieurs pirogues qui venoient à leur rencontre, nous les rappellâmes. Cependant nous ne tardâmes pas à voir cent cinquante pirogues, conduites par les naturels du pays , tous armés, qui voguoient vers notre vaiffeau à force de rames. Pour les convaincre de nos intentions pacifiques, nous leur jettâmes plufieurs préfens. Nous employâmes tous les moyens poffibles pour les engager â venir à notre bord faire des échanges; mais tous nos efforts furent infructueux. Sans vouloir rien entendre, ils fe dif-poferent à nous attaquer fur le champ avec plus de fureur encore que les premiers. Ils continuèrent à lancer fur nous une grêle de traits & de pierres jufqu'à ce que le premier coup de canon leur fit prendre la fuite. Le quinze, les premiers rayons du Hiv jour naiffant nous firent découvrir une large baie de laquelle nous n'étions pas éloignés : nous la nommâmes la baie du Faucon. Elle eft par les trente-neuf degrés quarante minutes de latitude méridionale, & par les cent quatre-vingt degrés trente minutes de longitude occidentale du méridien de Londres. Nous vîmes fortir de la baie du Faucon plufieurs pirogues de pêcheurs , dont nous achetâmes des écrevilfes de mer & d'autres poiffons, pour du papier & des étoffes d'Otahitî. Nous eûmes bientôt lieu de nous convaincre que les fentimens de droiture & de probité étoient étrangers à ceux avec qui nous traitions. Convenions-nous avec eux de ce qui feroit le prix d'une certaine quantité de poiffons ; malgré les conventions , s'ils pouvoient fe mettre en poffeffion des marchandifes qu'ils de- voient recevoir en payement, avant d'avoir attaché leurs poiffons à la corde qui nous fervoit à les tirer à bord, ils rioient alors de notre défaut de prévoyance, refufoient hardiment de nous rien rendre pour les marchan-difes qu'ils avoient reçues, & nous obligeoient à racheter de nouveau la même quantité de poiffons, pour d'autre papier & d'autres étoffes ; & cela, fans paroître perfuadés qu'il y eût de la honte ou de l'injuftice dans leurs friponneries. Toutes les menaces qu'on pouvoit leur faire étoient en pure perte ; rien ne pouvoit les porter à fe conduire avec nous d'une manière plus honnête. Ces pêcheurs, tandis qu'ils conti-nuoient de nous vendre du poiffon, furent joints par plufieurs autres pirogues qui contenoient chacune plufieurs Indiens armés. Ils firent plufieurs tentatives pour faire entrer dans leurs ca- nots ceux de notre équipage qui, par deffus le bord du vaiffeau, traitoient avec les pêcheurs. Tiato, que Tobia avoit engagé à le fuivre d'Otahitî, s'étant approché d'eux fans défiance, ils s'en faifirent, & fuirent à force de rames vers le rivage. Plufieurs coups de fuiil les obligèrent de s'envelopper de leurs manteaux, qui font très-épais j & l'un d'eux , fe voyant coucher en joue, mit fon filet en plufieurs doubles, pour intercepter la balle. Plufieurs Indiens ayant été bleffés dans la pirogue qui emmenoit Tiato, ce garçon trouva le moyen de fe dégager de leurs mains, & de fauter dans l'eau : mais comme il nageoit vers le vaiffeau, une autre pirogue fe mit à fa pourfuite, & l'auroit infailliblement repris avant qu'il eût pu regagner notre bord, fans la décharge d'un canon de quatre, que nous pointâmes un peu au deffus de leurs têtes* autour r>u Monde. 123 & qui leur fit prendre la fuite. On fit auffi-tôt mettre en mer un petit canot, avec lequel Tiato revint à bord : mais fes forces étoient épuifées ; fes habits, que feau avoit rendu fort lourds, l'a-voient beaucoup empêché de nager. Il auroit probablement été mangé j car nous apprîmes bientôt que les habitans de la nouvelle Zélande étoient anthropophages. Lorfque cet accident arriva, nous étions vis-à-vis la pointe du Sud de la baie du Faucon, que nous nommâmes le cap Kidnapper. En dedans de ce cap font deux rochers, Y un & l'autre d'une forme conique. La baie du Faucon n'a guère moins de treize lieues de profondeur. A la côte du Nord de cette baie nous obfervâmes plufieurs petits ruiffeaux ; & dans le fond eft un lagon d'environ trois milles de largeur : il communique avec la mer P3t un paffage étroit % à la pointe fep- i24 Journal d'un Voyage tentrionale , où la nier brife ; maïs* félon l'apparence 9 il n'y a pas affez d'eau pour une chaloupe. La partie du Nord eft formée par un banc de fable qui s'étend vers le Sud : à-peu-près dans le milieu eft une élévation qui a été convertie en une île par les fables que la mer a emportés. Cette île a environ quatre milles de longueur, & un mille & demi de largeur : elle court Eft & Oueft. Dans le fond de la baie la terre offre à l'œil une très-belle perfpective : elle eft heureufement diverfifiée par l'inégalité du terrein, par des vallons de verdures , par des pièces d'eau, des bois plantés de grands arbres , dont les rameaux ne fe développent que vers la cime , & qu'on prendroit pour des cèdres. Un peu plus avant ? la contrée s'élève en amphithéâtre jufqu'aux montagnes, dont quelques - unes font auffi élevées que le pic Teneriffe ^ une autour du Monde. 125 neige éternelle couvre leur cime, qui fe perd dans les nues. Au Sud-Oueft de ces montagnes, les terres font plus baffes & moins inégales : on y découvre de grandes plaines couvertes de diverfes plantes. De cette baie , nous continuâmes notre route vers le Sud jufqu'au dix-fept , que nous nous trouvâmes, à midi, par les quarante degrés trente-cinq minutes de latitude auftrale. Il faut fe rappeller que la nouvelle Zélande n'avoit encore été que très-imparfaitement connue. Les Lords de l'Amirauté, incertains fi cette contrée étoit une île ou un continent, nous avoient engagés à en prolonger la côte jufqu'au quarantième degré de latitude méridionale ; &, fi la terre paroiffoit s'étendre plus loin, de faire voile vers le Nord, pour en reconnoître la côte feptentrionale. Conformément à ces inftruftions 9 i16* Journal d'un Voyage étant arrivés, à midi, à une des pointes de la nouvelle Zélande , que nous nommâmes le cap Turnagain, nous changeâmes la direction de notre route du Sud au Nord ; & le vent venant alors à fourrier de la partie du Sud, nous revînmes prefque au même endroit d'où nous étions partis, en prolongeant la cote à la même diftance qu'auparavant. Le cap Turnagain eft remarquable par une couche d'argile d'une couleur brune reluifante. Il s'abaiffe par degrés du côté du Nord ; mais du côté du Sud, il eft efcarpé. Vis-à-vis ce cap, à la diftance d'un mille & demi, on trouve environ trente-deux braffes d'eau, fond de gros fable jaune. Le jeudi dix-neuf, nous fûmes ac-coftés fur le foir par une pirogue où étoient cinq Indiens, qui nous firent entendre qu'ils defiroient paner la nuit à bord : nous les y reçûmes avec plai- autour du Monde. 127 ûr, & nous les traitâmes de la manière que nous crûmes devoir leur être la plus agréable. Rien n'annonçoit en eux cet embarras & cette timidité qu'on croiroit devoir trouver dans des peuples fans culture. Ils en agilfoient avec nous avec une franchife & une liberté furprenantes. Ils prenoient familièrement tk fans façon de tout ce qu'ils nous voyoient manger , lors même qu'on ne leur en préfentoit pas. Leur confiance dans notre hofpitalité & notre amitié étoit aufîi grande que s'ils en euffent déjà fait une longue expérience. Deux d'entre eux étoient de très-beaux hommes , parfaitement proportionnés dans leur taille ainfi que dans leurs membres. Les traits fins & délicats de leur vifage auroient fait honneur à lents plus belles femmes. Nous les renvoyâmes le lendemain comblés de préfens. Ils nous quittoient à regret : l'accueil honnête qu'ils ïi8 Journal d'un Voyage avoient reçu leur faiïoit fouhaiter de parler avec nous la journée entière -, mais nous leur fîmes comprendre que cela les meneroit trop loin de leurs habitations. Le vingt-un, dans la matinée, après avoir dépalfé la terre que nous avions d'abord reconnue fur cette côte, nous découvrîmes vers le Nord une baie, dans le milieu de laquelle fe trouvoit une île. Nous entrâmes dans cette baie en gouvernant entre l'île &: la terre. D'abord l'irrégularité des fondes n'annonça qu'un mauvais fond ; mais elles devinrent bientôt plus régulières, & nous mouillâmes à environ un demi-mille du rivage, par huit braffes d'eau, d'un très-beau fond de fable. Notre premier foin fut de mettre nos canots en mer, & de les envoyer à la recherche d'un lieu propre à faire l'aiguade ; mais les raffales & une groffe lame qui battoit toute la rive, ne Autour du Monde* 129 *ie leur permirent point d'aborder* Dans l'après-midi nous fîmes une fe* conde tentative avec plus de fuccès 5 & le lendemain ^ à la pointe du jour, nous renvoyâmes nos canots à terre pour faire du bois & de l'eau, avec un détachement pour protéger les travailleurs : mais lorfque nous voulûmes faire conduire à bord l'eau & le bois, la mer étoit fi groffe & fi houleufe, que nous abandonnâmes cette entre-prife ; & le lendemain nous appareillâmes avec l'aurore. Cette baie eft ap-pellée Tegadoo par les naturels, qui ne femblent pas être fort nombreux* Elle eft fituée par les trente-huit degrés onze minutes de latitude méridionale , & par les cent quatre-vingts degrés trente-cinq minutes de longitude occidentale du méridien de Londres. La variation de la bouffole fut de treize degrés quinze minutes à l'Eft. Les habitans avoient, près de l'en- 130 Journal d'un Voyage droit où nous prîmes terre, quelques maifons, environnées de clôtures pour intercepter les vents, 6k plufieurs échaffauds drefTés fous des hangards, pour faire fécher leurs poiffons. ils pa-roiffent avoir une grande abondance de crabes 6k d'écreviffes de mer. Nous leur avons vu auffi des chiens d'une grande taille , dont les oreilles font courtes 6k pointues. Quelques - uns d'eux étoient enveloppés dans une efpece de manteau fait d'une étoffe de leur propre manufacture. Comme la manière dont ils fabriquent cette étoffe eft fort finguliere, nous en donnerons plus loin la defcription. Plufieurs de leurs femmes n'avoient d'autre vêtement qu'une natte faite de mauvaifes racines de mer, dont elles fe couvrent les parties naturelles. Nous prolongions la côte, en continuant de faire route vers le Nord. Plufieurs pirogues fe détachèrent du autour du Monde, iji rivage , Se vinrent autour de notre vaiffeau; quelques-unes fe hazarde-rent de monter à notre bord. Nous nous informâmes de ces Indiens d'un lieu où nous pourrions faire de l'eau. Ils nous indiquèrent une baie qui nous reftoit au Sud-Oueft-quart-d'Oueft, où nous envoyâmes auffi-tôt nos canots. Ils revinrent à une heure après midi, avec la nouvelle qu'ils avoient trouvé un endroit très-commode pour faire l'eau & le bois dont nous avions befoin. Le mardi vingt - quatre , nous mouillâmes dans la baie par vingt braffes d'eau, fond de fable. Les habitans de cette contrée fe montrèrent à notre égard affables & hofpitaliers. Autour de la place deftinée à faire notre eau, nous tirâmes une ligne, en dedans de laquelle nous leur défendîmes d'entrer ; & ils obéirent à cette lij injonction avec la plus grande exactitude. Dans l'endroit où nous étions débarqués , les maifons des infulaires font contiguës. Les terres, dans les vallées adjacentes, font alfez régulièrement unies, & partagées en petites portions très-bien cultivées. Des patates douces , dont les habitans recueillent une grande quantité, occupent une partie confidérable de ces plantations. Nous obfervâmes en plufieurs endroits les arbuftes dont l'é-corce eft la matière de leurs étoffes. Ces arbuft.es croiffent fans aucune culture. La baie elle-même leur donne une pêche abondante , particulièrement en écreviffes de mer & en merluches beaucoup plus grandes que celles qui fe trouvent fur les côtes d'Angleterre. Les bois du voifinage font fi épais & autour du Monde. 133 fi ferrés, qu'ils font prefque imprati-quables: mais ils fonrnilfent une retraite affurée à une multitude d oifeaux de différentes efpeces, & parmi ief-quels nous avons remarqué des gelinottes & de très-gros pigeons. Nous achetâmes diverfes chofes de ces peuples, fur-tout des étoffes qu'ils manufacturent , & pour lefquelles nous leur donnâmes en échange des étoffes d'Otahitî , dont nous avions fine immenfe provifion. La chafleté ne paroît pas être une vertu fort recommandable parmi ces infulaires ; du moins n'y efl-elle pas rigidement obfervée. Plufieurs de leurs jeunes femmes venoient journellement fe rendre dans l'enceinte où nous faisions notre eau , & traitoient de leurs faveurs avec nos gens à des conditions raifonnables. Nous allâmes à différentes fois re-connoître la contrée•$ & par-tout ou ^ lï\\ i34 Journal d'un Voyage nous trouvions des habitations , nous y étions reçus avec tous les témoignages d'une fincere amitié. Dans une de ces excurfîons fréquentes, un de nos Officiers arriva à une habitation ifo-lée : une vieille femme en fortit, & l'invita à entrer dans la maifon, où étoient une douzaine de perfonnes sflifes à un repas d'écreviffes de mer 3c de patates. Ces bonnes gens le pref-ferent de s-'affeoir & de manger avec eux. Après le repas, l'Officier leur fit quelques petits préfens d'étoffe & de clous qu'ils acceptèrent avec joie : ils lui préfenterent une jeune & jolie fille, qui devoit acquitter plus particulièrement les devoirs de la reçonnoiffance & de Thofpitalité. Quelques heures après , un vieillard 3c deux femmes arrivèrent dans cette maifon : ils faluerent toute la compagnie avec beaucoup de gravité, & avçc les formalités ufitées dans ce autour du Monde. 135 pays. Ce falut confifte à s'approcher l'un de l'autre d'affez près pour fe joindre doucement le bout du nez ; ce qu'un fpeclateur pourroit aifément prendre pour un baifer. L'Officier, en prenant congé de fes hôtes, voulut fe conformer aux ufages reçus , & fit agréablement la ronde de tous les nez. Cette attention leur fit un extrême plaifir. Ils lui donnèrent, pour s'en retourner, un conducteur, pour le mener par un chemin meilleur & plus commode que celui qu'il avoit d'abord fuivi. Par-tout où ils rencontroient des ruiffeaux ou des foffés pleins d'eau, pratiqués en grand nombre dans la campagne, pour en arrofer les terres, l'Indien prenoit l'Officier fur fes épaules, & paroiffoit même fouhaiter de le tranfporter de cette manière pendant tout le chemin. La baie où nous étions mouillés, eft appelles par les naturels du pays, To- 1 iv t$6 Journal d'un Voyage laga. Elle eft par les trente-huit degrés vingt minutes de latitude auftrale, Si par les foixante-dix-neuf degrés vingt-deux minutes de longitude orientale du méridien de Londres. La variation de la bouftble fut de treize degrés vingt minutes à l'Eft. Après avoir fait notre eau, embarqué toutes les provifions Se les rafraî-chiffemens que pouvoit nous fournir le pays, Se gravé fur un arbre une infcription un peu à la droite de notre camp, nous appareillâmes de la baie Tologa le vingt-neuf Octobre , à fix heures du matin , Se continuâmes à gouverner au Nord, en prolongeant la côte. Le trente - un , nous vîmes fortir d'une anfe plufieurs pirogues : elles voguoient fur notre vaiffeau à force de rames. L'une de ces pirogues conte* uoit foixante Indiens. Tous étoient arides de lances, de dards Se de pierres,., autour t>u Monde. 137 Les voyant fe difpofer à nous attaquer , nous les difperfâmes, en tirant par-deffus leurs têtes deux coups de canon , & nous pourfuivîmes notre route. Le mercredi deux de Novembre, nous apperçûmes quarante ou cinquante pirogues le long du rivage. Plufieurs de ces pirogues ramèrent vers nous ; & il étoit facile de voir que leurs difpofitions n étoient pas pacifiques. Le nombre de ces Indiens armés de différentes manières étoit de cent environ. Ils s'arrêtèrent à une certaine diftance du vaiffeau -, Se alors un de leurs chefs, qui montoit la plus grande pirogue, nous adreffa un dif-cours fort long, & finit par nous défier au combat : mais voyant que nous ne répondions à leurs menaces que par des invitations de traiter avec nous, ils s'approchèrent plus près de notre bord. Celui qui avait été leur orateur pria alors une pierre, & après avoir prononcé quelques paroles, il la jetta doucement contre le vaiffeau. C etoit là apparemment une déclaration de guerre : fur le champ tous fe faifirent cîe leurs armes. Dans ce moment Tobia les menaça d'une prompte & entière deftruclion, s'ils commençoient à nous attaquer, les affurant que nous n'avions aucune intention de leur nuire, & que nous leur demandions feulement de nous vendre du poiffon. Nous leur montrâmes en même tems plufieurs belles pièces d'étoffe d'Otahitî, qui eurent beaucoup plus d'influence fur eux que toutes les menaces que nous aurions pu leur faire : rien ne paroiffoit moins les effrayer que le danger de notre reffentiment. Ils avoient une grande quantité d'é-creviffes de mer & de moucles, que nous leur achetâmes, mais avec beau- autour du Monde. 139 coup plus d'économie qu'auparavant. Une pièce que nous avions donnée aux premiers Indiens pour une certaine quantité de poiffons, fut, dans cette occafîon, divifée en fept ou huit pie-ces , dont chacune fut échangée pour la même quantité que nous avions reçue auparavant; & cependant ils fe croyoient très-bien payés. Les étoffes que nous leur donnions, ils les cou-poient par morceaux de deux ou trois pouces en quarré, qu'ils attachoient h leurs oreilles. Tandis qu'ils traitoient avec nous, l'un d'eux eut la hardieffe de fe faifir d'un paquet de toiles qu'on avoit fuf-pendues à une corde pour les mouiller. H les délia à la vue de ceux qui l'ob-fervoient ; &, malgré les foldats de la marine, qui le menaçoient de tirer fur lui, il les mit dans fa pirogue, re-fufa opiniâtrement de les rendre, fans faire miue de vouloir prendre la fuite, fans même s'écarter du vaiffeau. Deux balles tirées à travers fa pirogue ne firent fur lut aucune impreffion ; feulement il fe mit en devoir de boucher les trous quelles avoient faits. Un coup de fufil chargé à dragées qu'on lui tira dans le dos, ne l'empêcha point de continuer fon ouvrage. Dès que le canot fut fuffifamrnent réparé, ils s'éloignèrent avec précipitation à une certaine diftance avec leur butin, 6k i là ils commencèrent à rire 6k à s'applaudir de l'acquifition qu'ils avoient faite fi adroitement : mais à la décharge d'un canon de quatre, qui fit fiffler les balles par-deffus leurs têtes, ils fe difperferent, 6k fe hâtèrent de regagner le rivage. Dans la foirée , nous fûmes long-tems fuivis par une double pirogue, conftruite à-peu-près fur le plan de celles que nous avions vues à Ota-bitî, mais dont la coupe 6k les déco- autour du Monde. 141 rations étoient différentes. Ces doubles pirogues contiennent beaucoup de monde, & voguent, ainfï que les (impies , à la voile & à la rame. Les Indiens qui étoient dans ce petit bâtiment paroiffoient être de très-bonne humeur. Tout en faifant route , ils danfoient, chantoient & poufToient des cris de joie. L'un d'eux nous lit une longue harangue, laquelle étant finie , ils commencèrent tous à nous lancer des pierres : mais voyant que nous n'avions pour eux que de l'indifférence & du mépris, ils fe retirèrent. Le lendemain matin nous revîmes cette même pirogue à notre pourfuite. Elle nous atteignit fur les neuf heures. La voile qu elle portoit nous parut être d'une finguliere conftruclion. Elle étoit compofée de nattes, & fa forme étoit triangulaire. L'hypotenufe ou le grand côté étoit affujetti le long du mât ; le côté qui partoit du pied du mât étoit i4i Journal d*un Voyage envergué fur un bâton mobile, pouf pouvoir donner à la voile la pofi-tion la plus conforme à la direction du vent. La pirogue nous fuivit pendant plufieurs heures ; & voyant que nous pourfuivions toujours notre route, ils faifoient des éclats de rire. Notre prétendue poltronnerie ne contribuoit pas peu à les enhardir : ils s'approchèrent plus près, & nous lancèrent plufieurs pierres, dont quelques perfonnes de l'équipage furent légèrement atteintes* Nous tirâmes fur eux un coup de fufil ? qui ne produifît aucun effet : mais à la vue d'un canon pointé contre eux* ils prirent la fuite. Le vendredi, quatre , nous fûmes accoftés par trois pirogues. Il y eut un Indien qui lança une efpece de javeline à un de nos matelots; mais la décharge d'un feul coup de fufil les fit fuir avec précipitation. Dans l'a- autour du Monde. 14$ près-midi, nous gouvernâmes fur une ouverture que nous apperçûmes dans la terre; & le même foir nous 1 aillâmes tomber l'ancre fur fept braflés d'eau d'un très-bon fond. Nous étions à peine mouillés, que nous fûmes environnés de plufieurs pirogues armées , qui ne fe retirèrent qu'à la nuit, après nous avoir fort ma-nacés de revenir le lendemain. Ils mé-ditoient fans doute de nous furprendre dans le milieu de la nuit ; car vers les onze heures ils voguoient autour de notre vaiffeau : mais s'apperce vant que nous étions fur nos gardes, ils fe retirèrent promptement. Le foleil commençoit à peine à éclairer l'horifon , que nous vîmes feize pirogues s'avancer vers nous. Les Indiens étoient au nombre de cent cinquante, tous armés de lances & de pierres. On voyoit, à leur air, Qu'ils venoient dans la réfolution de i44 Journal d'un Voyage nous combattre* Ils paroiffoient vou* loir en venir à l'abordage $ mais ils ne pouvoient convenir de quel côté ils formeroient leur attaque. Ils chan-geoient continuellement de fituation ^ panant de l'avant à l'arriére du vaiffeau , & de bas-bord à ftribord. Nous obfervions tous leurs mouvemens, en nous tenant fur nos gardes ; & en même tems nous cherchions à les pacifier , par tous les moyens que nous imaginions pouvoir influer fur eux. Mais tous nos efforts pour les rendre plus traitables, ne fervirent qu'à accroître leur témérité. Au moment où nous les vîmes faifir leurs armes pour tenter l'exécution de leur deffein, une légère fufiilade les fit renoncer à cette entreprife hardie , & un canon de quatre acheva de leur faire faire une retraite précipitée. L'inftant d'après, nous mîmes no$ Canots en mer, pour fonder la baie & autour du Monde. 145 & trouver un mouillage convenable 5 ce qu'ils exécutèrent. A trois heures après midi, nos canots étant de retour à bord, nous levâmes l'ancre, pour nous approcher plus près du rivage du Sud, & nous mouillâmes par cinq braffes d'eau , fond d'un fable doux. Le lendemain nous eûmes à bord la vifite de plufieurs Indiens, qui nous parurent être dans de pacifiques intentions. Ils nous apportoient une grande quantité de poiffons, d'étoffes, de lances , &c. qu'ils nous vendirent à des prix modérés. Dans cette baie nous nous procurâmes une bonne pro-vifion de bois & d'eau ; nous y nettoyâmes aufti notre vaiffeau, & nous en frottâmes le fond, qui étoit devenu très-fale. Les naturels, à notre égard , furent affables & hofpita-liers. Le jeudi neuf Novembre, la beauté K 146* Journal d'un Voyage du jour pur & ferein invita les aftro-nomes à defcendre à terre , pour y obferver le paffage de Mercure. Durant cette obfervation, une grande pirogue, chargée de fruits & de di-verfes chofes, fe rendit à bord pour y faire des échanges. L'Officier qui commandoit alors lé vaiffeau, voulant encourager les Indiens à commercer avec nous, développa devant eux une grande pièce d'étoffe d'Otahitî, beaucoup plus belle que celles qu'ils avoient déjà vues. Les Indiens ne comprirent peut-être pas fon intention; mais délirant de la lui enlever, ils firent figne à un jeune homme de leur bande d'employer, pour y réuf-fir, toutes les rufes dont il étoit capable. Ce jeune Indien , actif Se dif-pos, vint fe placer près de la pièce d'étoffe ; & la prenant entre fes mains, comme s'il eût eu feulement deffein de l'examiner, il la détacha aufîl-tôt de la corde. L'Officier, à qui elle appartenoit, s'en apperçut ; Se outré de voir que, malgré la droiture avec laquelle il fe comportoit, les Indiens ne cherchaffent qu'à faire des friponneries, il i'étendit roide mort .d'un coup de fufil. On blâma la vivacité Se l'emportement de cet Officier. Si nous euffions voulu punir avec la même févérité toutes les injuffices que tentèrent de commettre les Indiens avec lefquels nous eûmes quelque commerce, il auroit fallu les extirper tous, Se nous aurions fait un charnier de la nouvelle Zélande ; car il n'y a peut-être fur la terre aucun peuple qui ait moins d'égard que ces infulaires pour la juitice & l'équité. La mort de ce malheureux Indien fit fuir tous les habitans de cette côte, & il fe pafla plufieurs jours avant de K ij 148 Journal d'un Voyage pouvoir renouer avec eux aucun commerce. Le famedi, nous envoyâmes nos canots examiner & reconnoître une grande rivière ; ce qu'ils exécutèrent, tk ils revinrent fur le foir. Pendant le féjour que nous fîmes dans cette baie, nous trouvâmes en abondance des huîtres & du céleri. Le quinze Novembre , dans la matinée , nous appareillâmes de la baie de Mercure ; & nous fîmes voile au Nord-Eft, fur un groupe d'îles que nous doublâmes , ainfi que plufieurs autres , dans la direction de cette route. Le dimanche dix-neuf, nous entrâmes dans un beau détroit, & le même foir nous mouillâmes par vingt-trois braffes de profondeur. Le lundi, nous prolongeâmes la côte feptentrionale du détroit, à la autour du Monde. 149 diftance d'environ trois milles du rivage, fur vingt-une braffes de profondeur : mais les fondes ayant commencé à décroître régulièrement juf-qu'à fix braffes Se demie, nous mouillâmes dans le milieu du canal, Se nous envoyâmes nos canots fonder une rivière qui couloit du Sud-Oueft. Le lendemain, dès la pointe du jour, nous amarrâmes notre vaiffeau, Se le moment d'après, nous fûmes accoftés par trois pirogues chargées de denrées Se de marchandifes, dont nous traitâmes. Le mercredi vingt-deux, nous levâmes l'ancre, Se continuâmes de remonter le canal , nos fondes étant régulières depuis fept jufqu'à quinze braffes d'eau, fond d'argille bleue. Le vendredi , les vents fraîchirent de la partie du Nord-Oueft, Se nous eûmes du tonnerre & des éclairs* Mais le vent ayant bientôt paffé au Kiij ïjo Journal d'un Voyage Sud-Oueft, nous quittâmes le canal, & nous gouvernâmes au Nord , entre plufieurs grandes îles & la terre, fur vingt-fix braffes d'eau. Le même foir nous laiffâmes tomber l'ancre par quatorze braffes de profondeur, Se nous prîmes avec nos lignes près de cent brèmes. Le dimanche vingt-fix, plufieurs pirogues remplies d'Indiens vinrent autour de notre vaiffeau. Nous voulions leur infpirer de la confiance Se gagner leur amitié : nous leur fîmes plufieurs préfens. Ces hommes médians , après avoir reçu nos préfens , nous en témoignèrent leur reconnoif? fance en faifant pleuvoir fur nous une grêle de pierres. Indignés de cette perfidie , nous fîmes feu fur les premiers aggreffeurs avec des fufils chargés à dragées. Effrayés de cette mouf-queterie , ils fe retirèrent un peu plus loin, où, fe croyant hors d'atteinte, autour du Monde. 151 ils s'arrêtèrent pour nous défier au combat ; mais quelques coups de canon que nous tirâmes dans leur voifi-nage , les firent fuir pour regagner la terre. Le lendemain , d'autres pirogues, en plus grand nombre que le jour précédent , reparurent autour de nous» Ils ne furent pas moins ardens que ceux de la veille à nous attaquer, 6k nous les difperfâmes de la même manière. Le vent continua de fourrier de la partie du Nord quelques degrés à rOueft, jufqu'au mercredi vingt-neuf Novembre. Comme nous gagnions peu à lutter contre le vent, nous courûmes fur l'endroit de la côte qui nous préfentoit l'apparence d'une baie ; 6k le jour fuivant, à onze heures du matin , nous y vînmes mouiller entre une île 6k la terre , par quatre braffes 6k demie d'eau, fond de fable fin. Dès que nous fûmes à l'ancre-, nous K iv 15 2 Journal d'un Voyage mîmes en mer nos canots & notre chaloupe pour reconnoître les fondes. Notre chaloupe fe trouva bientôt environnée d'un grand nombre de pirogues pleines d'Indiens armés , qui eurent la hardieffe de tenter l'abordage. Nos matelots furent forcés de les difperfer par quelques fufillades. Au retour de nos bateaux y nous trouvâmes que nous avions mouillé fur un banc de fable. Nous levâmes l'ancre , pour nous tirer d'une place qui pouvoit nous devenir funefïe, & nous nous remîmes à l'ancre par dix braffes 6V demie de profondeur. L'inffant d'après , nous vîmes trente-trois pirogues qui voguoient fur nous à force de rames. Les Indiens étoient au nombre de trois cents, tous armés de diverfes manières. Ils environnèrent notre vaiffeau , & traitèrent d'abord paifible-ment avec nous : mais, à un fignal • que donna un de leurs chefs, confor- autour du Monde. 153 moment au plan qu'ils aboient projette , tous quittèrent le vaiffeau, s'en éloignèrent jufqu'à la bouée , & tentèrent de lever notre ancre. Ils s'at-tendoient, félon toute apparence, que s'ils réuffiffoient à lever l'ancre, le vaiffeau viendroit de lui-même échouer fur le rivage. Au moment 011 ils commencèrent à tirer notre bouée, nous leur fîmes entendre le fifflement de quelques balles : mais les voyant perfifter dans leur entreprife, nous tirâmes fur celui qui paroiffoit être le plus ardent , que nous bieffâmes au bras & dans le côté ; & faifant en même tems feu d'un canon de quatre pointé par-deffus leurs têtes, la frayeur s'empara du plus grand nombre. Les uns fuirent précipitamment vers le rivage, & les autres revinrent vers notre vaiffeau, & nous propoferent de négocier amicalement avec eux. Dans l'après-midi , le Capitaine i$4 Journal d'un Voyage Cooke, fuivi de quelques Officiers & de plufieurs foldats de la marine, alla defcendre dans une des îles. Ils le laifferent imprudemment environner par un corps considérable d'Indiens, dont une partie fe détacha auffi-tôt pour s'avancer vers l'endroit où ils avoient débarqué, afin de leur couper la retraite. Ces mouvemens furent heureufe^ ment apperçus du bord. On mit auffi-tôt une croupière fur le cable, pour préfenter à l'île le travers du vaiffeau. Déjà les Indiens preflbient tellement nos gens, féparés par petits pelotons de trois ou quatre , qu'il leur étoit inv poffible de pouvoir faire ufage de leurs armes. Le nombre de leurs ennemi5 étoit fi grand, qu'à chaque inftant ils s'attendoient à recevoir la mort. Au milieu de ce trouble & de ce défor-dre, quelques coups de fufil furent tirés fans qu'il en arrivât aucun autour du Monde. 155 chevxx accident. Les chofes étoient dans cette confufion, quand le feu de notre artillerie faifant paner les balles un peu au-defTus de leurs têtes, pénétra les Indiens d'une n* grande terreur, qu'ils prirent la fuite au moment même ou ils pouvoient, avec la plus grande facilité, exterminer tous ceux de nos gens qui étoient defcendus à terre. Quelques heures après avoir échappé de ce danger, plufieurs pirogues fe rendirent à notre vaiffeau , & traitèrent avec nous de la manière du monde la pins amicale & la plus pai-iible. Le lendemain nous defeendîmes fur la rive occidentale de la baie, où nous trouvâmes de l'eau excellente & du céleri en abondance. Les maifons des habitans étoient bâties fur le bord de la mer, où nous jettâmes nos filets, mais fans aucun fuccès, quoique dans le même tems les Indiens priffent une grande quantité de poiffons. Mais s'ils réuffiffoient à faire une fi bonne pêche , tandis que rien ne fe prenoit dans nos filets, c'eft que non-feulement ils veilloient l'approche du poiffon, qui vient fe rendre fur de larges, bancs de fable, mais que leurs filets avoient encore de plus que les nôtres deux ou trois braffes de profondeur, avec une largeur proportionnée. Deux jours après l'affaire qui s'étoit paffée fur le rivage, il arriva que plufieurs matelots, traverfant une plantation des habitans de la contrée, y prirent quelques patates. Le Capitaine Cooke leur en fit une févere réprimande : mais ils alléguèrent, pour leur juffification, qu'ils n'a voient fait que ce que lui-même & tous les Officiers faifoient fort fouvent. Le Capitaine , outré de cette réponfe hardie, ordonna qu'ils feroient mis aux fers pendant plufieurs jours. Le lundi quatre Décembre, nous autour du Monde. 157 fîmes voile de la baie des Illes. L'eau étoit fi baffe, qu'en traverfant la baie, nous n'avions que deux braffes & trois quarts de profondeur. Le vent alors venoit de la partie du Sud* Le mercredi fix, comme nous côtoyions la terre , le vent calma à dix heures du foir. La marée, qui dans ce moment étoit très-forte , nous entraîna , malgré tous nos efforts , fî près de terre , que nous n'en étions pas à la diftance de fept braffes. Le rivage étoit bordé d'une foule d'Indiens qui, à la vue du danger que nous courions, pouffoient des cris de joie , nous montroient leurs armes d'un air menaçant , & nous regar-doient déjà comme leur proie. Notre fituation paroiffoit défefpérée y Se nous attendions le dénouement de cette tragique aventure , lorfqu'une brife de terre Se le jufant fe réunirent pour nous éloigner de la côte, nous pro- 158 Journal d'un Voyage curer les moyens de remettre le cap au large, & nous arracher aux horreurs de la mort. A onze heures, le vent ayant fraîchi, nous touchâmes fur un rocher que l'eau couvroit ; mais malgré la violence du choc , nous n'eûmes aucun dommage coniidéra-ble. Nous nous étions bien apperçus dans le jour que la mer brifoit aux environs de cette place ; mais nous avions penfé que c'étoit l'effet des foufîleurs qui s'étoient montrés un peu auparavant. Depuis le fept, nous continuâmes, en prolongeant toujours la côte, de faire voile au Nord quelques degrés à l'Oueft, jufqu'au vingt-cinq, que nous eûmes connoiffance de l'île des Trois Rois. Dans cet intervalle, nous éprouvâmes une fucceflion confiante de vents violens qui endommagèrent no£ voiles & notre gréement \ & ce qu'il y avoit de fâcheux pour nous , c'eft autour du Monde. 159 que nous avions déjà confommé une grande partie de nos toiles & de nos cordages de rechange. Le dimanche trente-un Décembre , à midi, nous découvrîmes le cap Nord de Tafman , qui nous reftoit au Nord-Nord-Eft du compas, & à la diftance de quatre lieues & demie. Après avoir doublé ce cap, qui eft l'extrémité la plus feptentrionale de la nouvelle Zélande , nous changeâmes la direction de notre route, en faifant voile vers le Sud , dans le deffein d'en recon-noître la côte orientale ; & nous gouvernâmes fur la baie des Meurtriers t où nous nous propofâmes de faire du bois & de l'eau. Le vendredi douze Janvier mil fept cent foixante ôc dix , étant par les trente-huit degrés dix minutes, nous* découvrîmes un pic remarquable, non moins élevé que le pic de Teneriffe , dont la cime étoit couverte de neige. Le lundi quinze , nous apperçûmes une baie dans le Sud-Sud-Oueft, à la diftance d'environ onze lieues, Se nous gouvernâmes deffus. L'inflant d'après, n'étant éloignés du rivage que de deux milles, nous nous trouvâmes fur le bord d'un banc de roches que la mer recouvre, Se qui s'étend depuis le rivage jufqu'à un mille 8c demi au large : mais comme nous n'avions que très-peu de vent, nous nous fîmes aifément remorquer par nos canots fans courir aucun danger. Nous vîmes alors de l'avant à nous une petite anfe ou crique , que nous envoyâmes re-connoître par notre chaloupe -, mais nous la rappellâmes prefque aufïi-tôt, en voyant les Indiens armer leurs pirogues Se les mettre en mer. En faifant voile vers la baie, nous obfervâmes une fuite de maifons bâties près du rivage, Se dont les habitans nous invitoient par fignes à descendre autour du Monde. ï6\ cendre à terre. Nous vîmes en même tems un Indien bizarrement vêtu & fuivi de plufieurs perfonnes, s'avancer fur le bord de la mer 7 où il s'acquitta de diverfes cérémonies myfté-rieufes. Lorfque nous eûmes doublé la pointé feptentrionale de la baie, nous apperçûmes une fentinelle en faction, &c nous vîmes relever ce poffe à deux différentes reprifes. Vers midi, nous nous mîmes à l'ancre. Dès que nous eûmes mouillé , plufieurs pirogues s'approchèrent de notre vaiffeau ; mais aucun Indien n'ofoit fe rifquer de monter à notre bord. Cependant un vieillard , qui paroilfoit jouir d'une grande confidération, fe mit en devoir d'y monter, & dans Imitant tous fes compatriotes s'emprefferent autour de lui pour l'en détourner ; mais b malgré leurs repréfentations & leurs inftances , il fe rendit à notre bord» i6z Journal d'un Voyage Nous le reçûmes avec tous les témoignages d'amitié Se de joie : Tobia, félon la coutume de la nouvelle Zélande, le falua en fe joignant le nez avec lui. L'accueil que nous fîmes à ce vieillard en préfence de tous les Indiens, qui étoient dans de vives appréhen-fions, leur fit pouffer des cris de joie, Se dans l'inftant ils pafferent tous fur notre bord. Le mardi feize, comme nous nous difpofions à caréner notre vaiffeau, arrivèrent plufieurs pirogues pour nous vendre du poiffon j mais dès qu'ils eurent reçu le prix dont on étoit convenu , ils retirèrent leur poiffon, Se auroient tué celui qu'on avoit chargé de traiter avec eux, s'il ne s'étoit Subitement fouflrait à leurs coups. Cette action indigne ayant été rapportée au Capitaine Cooke, il faifit un fufil de chaffe , & tira fur l'aggreffeur, qui, fe trouvant directement fous lui , reçut la charge dans le genou, qui en fut brifé, & quelques plombs lui paf-ferent à travers le grand orteil. Il lava dans feau fes bleffures, qui lui fai-foient perdre beaucoup de fang ; mais cette eau , étant falée , lui caufa des douleurs fi aiguës, qu'il jetta avec fureur dans la mer le poiffon qu'il avoit vendu & dont il avoit reçu le prix. Les Indiens, qui étoient dans lés autres canots, ne parurent étonnés ni du bruit du coup de fufil, ni des bleffures qu'il avoit faites ; feulement ils tournoient autour de lui, & exa-minoient fes plaies avec une curieufe attention. L'Indien qui étoit bleffé ne fe retira point j il enveloppa lui-même fes bleffures avec des nattes, Se demeura plufieurs heures auprès du vaiffeau. Un peu avant cet accident, deux Indiens que le maître avoit empêché Lij 164 Journal d'un Voyage de monter à bord, parce qu'il pen-foit qu'il étoit prudent de ne pas les y laiffer venir en trop grand nombre y s'étoient faifis de leurs lances pour l'attaquer y & il fallut employer la violence pour les forcer à fe retirer. Dans la même après-midi, le Capitaine Cooke, accompagné de plufieurs Officiers, alla defcendre avec la chaloupe de l'autre côté de la baie♦ où plufieurs Indiens étoient occupés à la pêche. Ils avoient dans leurs pirogues plufieurs paniers que nous examinâmes j & , à notre grande fur-prife , nous y trouvâmes plufieurs membres & d'autres parties de corps humains, qui étoient rôtis. Nous ne pouvions pas douter qu'ils n'en euf-fent mangé ; car les veftiges de leurs dents étoient encore marqués en plufieurs endroits qu'ils avoient rongés. Nous étions déjà dans la certitude que les habitans de la nouvelle Zé- ian.de étoient anthropophages. En dif-férens endroits ils nous avoient eux-mêmes confirmés dans cette opinion.j mais, jufqu'à ce moment, nous n'avions pas eu la démonfiration oculaire de ce fait. Lorfque nous nous informâmes de ces peuples comment ils avoient eu ces différens membres de corps humains , ils nous répondirent que cinq ou fix jours%avant notre arrivée, une pirogue d'un différent difincf, & dans laquelle il y avoit dix hommes & deux femmes, avoit été jettée dans leur baie ; qu'ils les avoient attaqués & tués tous , à l'exception d'une femme, qui, en tentant de fe fauver à la nage, s'étoit noyée; & qu'en-fuite ils fe les étoient partagés. Ces peuples penfent peut-être, avec un célèbre pbilofophe de nos jours % qu'il vaut autant manger fes ennemis ( car ils nous ont affûté qu'ils n'en man- geoient point d'autres ) , que de les lailTer dévorer par les corbeaux, fur îefquels ils doivent fans doute avoir la préférence. Il eft du moins certain que ces Indiens n'imaginent pas qu'il y ait quelque infamie dans cet ufage : loin d'en rougir, ils nous en parloient comme d'une coutume que la raifon &: le droit autorifent, & comme ils nous virent prendre un bras que nous voulions examiner, croyant que nous étions curieux d'un pareil mets, ils nous promirent de nous réferver pour le jour fuivant une tête qui étoit déjà rôtie , fi nous voulions nous rendre à leurs habitations , ou l'envoyer prendre. Dans ce fiecle , où le fcepticifme s'étend fur tous les objets de la croyance humaine , plufieurs per-fonnes fe font perdues en de vains raifonnemens pour révoquer en doute }a véracité des voyageurs qui ? dans. autour du Monde. i6y leurs relations , ont dit qu'il y avoit des peuples anthropophages fur plufieurs côtes de l'Afrique & de l'Amérique : mais nous prions ces mêmes perfonnes un peu trop portées à regarder comme fabuleux des récits qui ne leur paroiffent peu vraifemblables que par l'ignorance où ils font de la nature de l'homme ; nous les prions, dis-je, de ne pas prendre la même liberté dans cette occafion : ce fait eft trop bien attefté , pour pouvoir être rendu douteux par les impertinentes objections de quelques viiionnaires. Tandis que nous converfions avec ces peuples anthropophages, nous ob-fervûmes que fur le rivage on faifoit rôtir quelques viandes dans un four pratiqué en terre , à la manière des habitans de l'île George. Nous leur demandâmes ce que c'étoit, & ils nous dirent que c'étoit un jeune chien qu'ils foifoient cuire. Curieux de nous con- L iv |68 Journal d'un Voyage vaincre fi ce n'étoit pas plutôt quel-? ques membres de corps humain, nous ouvrîmes le four, où la vue des poils & des. entrailles d'un chien ne nous permirent pas de douter de la vérité de leur récit» Le mercredi , après avoir caréné notre vaiffeau, nous commençâmes à, faire.de l'eau tk du bois. En allant, pour cet effet, dans la partie de la baie où nous, avions trouvé des corbeilles remplies de membres d'hommes, nous apperçûmes le corps d'une femme qui f]ottoit fur l'eau. Nous, fupposâmes d'abord que c'étoit cette même femme dont on nous avoit parlé, qui s'étoit noyée en effayant de fe fauver à la nage : mais un Indien qui dans ce moment s'approcha du rivage, nous apprit que c'étoit fa feeur , qui n'étoit morte que depuis quelques heures, & qu'il avoitjettée dans feau , félon la coutume de fa autour du Monde. 169} tribu ; coutume cependant qui eft particulière aux habitans des environs de cette baie. Dans cette partie de la nouvelle Zélande, nous avons vu plufieurs bourgs ou villages dont les habitans avoient pris la fuite , ou avoient été entièrement exterminés. Quelques-uns de ces villages déferts étoient couverts d'herbes 6k d'arbuftes ; ce qui annon-' çoit que depuis quatre ou cinq années ils étoient fans habitans. Dans une île au Sud-Eft de la baie où nous avions jette l'ancre, nous vîmes un de ces villages abondonnés, & dont la Situation étoit on ne peut pas plus agréable. Il étoit compofé de dix-huit maifons , difpofées fur un plan circulaire. Ce village étoit entouré & défendu par un mur d'une conftruc-tion fort finguliere. On borde de pieux enfoncés dans la terre deux lignes pa-ÇftUeles, qui laiffent entre elles une i70 Journal d'un Voyage diftance convenable. L'efpace intermédiaire en: rempli de fafcines étroitement entrelacées ; & de cette manière le mur s'élève à fix ou fept pieds de hauteur. On ne doit pas croire qu'il foit aifé de s'ouvrir un paffage dans un mur de cette efpece, quelque Simple qu'en foit la Structure , fur-tout étant défendu par des hommes qui ne combattent pas feulement pour la confervation de leur liberté & de leurs biens ; mais encore pour ne pas tomber entre les mains d'ennemis cruels prêts à les hacher en morceaux, pour en dévorer les membres fan-glans. A quelque distance de ce village, nous vîmes les reStes d'une fortification plus régulière. Elle étoit fituée fur une haute colline, dans le voifinage d'une baie très-commode. La colline elle-même , efcarpée de tous les côtés étoit d'un très-difficile accès. Sur fa fommité régnoit une plaine unie , d'une affez grande étendue pour contenir un bourg de deux ou trois cents maifons. Ce bourg, dont il reiloit à peine des ruines ? avoit été fortifié par un retranchement fait de pieux de deux pieds de circonférence, enfoncés profondément en terre , & qui n'avoient guère moins de vingt pieds de haut. En dehors de ces pieux , qui ne laiffoient entre eux aucun inter^ valle, on avoit creufé un foffé d'environ dix pieds de largeur. En dedans du retranchement, étoient plufieurs grands réfervoirs d'eau, & plufieurs échaffauds qui fe joignoient aux pieux, pour y placer ceux qui dévoient défendre le bourg. L'efcarpement de la colline étoit fi roide, que de quelque part qu'on voulût y arriver , on ne pouvoit y grimper qu'en fe traînant Sur fes mains & fur fes genoux. Du fommet de cette colline, nous obfervâmes les ruines d'une petite ville qui avoit, appartenu aux propriétaires de cette fortereffe , & qui étoit le lieu de leur ordinaire réfidence ; car les Indiens de cette contrée ont, outre la ville ou le bourg qu'ils habitent, une place forte qui leur fert de retraite % & de magaiin pour mettre en fureté leur poiffon fec & leurs autres provisions. Pour empêcher que l'ennemi ne puiffe s'en, emparer par fur-prife , ils ont foin d'y laiffer toujours un certain nombre d'hommes armés, & ils s'y retirent tous à la première alarmç. Dans ces fortereffes ils confervent toujours une fuffifante quantité d'eau dans les réfervoirs, & des amas de lances & de pierres font distribués de diitançe en distance fur féchaffaud qui règne le long du retranchement-Ces échaffauds font construits de manière que leur élévation met à l'abri des traits des affiégeans ceux qui défendent le retranchement, fans les empêcher de lancer fur l'ennemi leurs pierres, leurs traits, leurs dards, &c. Lorfque ces fortereifes ne réunit-fent point »les avantages de là fitua-tion, & que la nature du terrein ne peut d'aucun coté les rendre inaccef-fibles, ils fuppléent à ces défauts en les environnant de deux ou trois larges foffés avec un pont-le vis, qui, quoique limple dans fa Structure , répond parfaitement à fon objet. En-dedans de ces foffés, il y a un retranchement fait de pieux enfoncés en terre, à la manière de ceux que nous avons déjà décrits , avec cette différence qu'ils font inclinés du côté de la fortereffe 5 circonstance que nous jugeâmes devoir être favorable aux affiégeans. Nous fîmes faire cette remarque à un de leurs chefs ; mais il nous affura que nous nous trompions à cet égard, en i f4 Journal d'un Voyage nous faifant obferver que fi les pieux étoient tournés ou inclinés du côté de la campagne, cette inclinaifon four-niroit aux aflaillans l'occafion de s'en approcher, pour fe mettre fous leurs pointes à couvert des traits des affié-gésj qu'il feroit très - difficile, peut-être même impoffible de les en déloger ; Se qu'à l'abri de ces pieux, ils pourroient fort bien fe creufer un paffage fouterrein pour s'introduire dans la fortereffe. Ces places fortes, à ce que nous dit ce même chef, ne font jamais emportées de vive force : on ne parvient guère à s'en emparer que par furprite* Lorfque l'ennemi s'eff. rendu maître de la campagne, il convertit ordinai-ment le fiége de la place en un blocus. Il intercepte au dehors toute communication avec les afîiégés, qui? ne recevant plus de fubfîftances, font expofés à éprouver toutes les horreurs autour pu Mondé, i?} de la famine, & enfin à mourir de faim , ou à fortir de la place pour tenter le fort des armes. Alors une victoire décifive occaftonne l'entière deifruction de ce dillrict, qu'habite enfuite le vainqueur ; & tous ceux qui font tués ou faits prifonniers , font mangés par leurs ennemis. Je fouhaiterois, pour l'honneur de l'humanité, que cette barbare & farouche coutume n'eût été introduite qu'après une longue dépravation de la nature humaine : il feroit humiliant de penfer que l'homme, dans fa primitive origine , n'eût éprouvé aucune répugnance à la vue de ce mets horrible & fanglant, &: qu'il eût été capable d'une cruauté que les brutes n'ont jamais commifes fur les cadavres des animaux de leur efpece.. Après avoir fait une provifion fuffi-Sante d'eau & de bois, nous fongeâ-^es à nous remettre en mer. Le fix de Février mil fept cent foixante & dix , nous appareillâmes de la baie Charlotte , Se continuâmes de prolonger la côte orientale. Vers le loir, le calme furvint, Se nous obligea de mouiller à près de trois quarts de mille d'Hippa , par dix braffes de profondeur ; Se nous envoyâmes nos bateaux à la pêche. Le lendemain, nous mîmes à la voile ; mais bientôt le flot nous porta rapidement contre une chaîne de rochers qui partoit d'une île voifîne. Dans ce moment le vent calma, & notre fîtuation devint vraiment critique. Un de nos Officiers propofa alors de refouler la marée , pour gagner un paffage que nous appercevions entre deux îles. Le rang qu'occupoit cet Officier, donnoit un certain poids à fa ptopofition, quoique impratiquable-Le Capitaine, qui alloit donner des ordres différens, demeura irréfolu ; & pendant pendant le débat qu'occafionnoit la contrariété des opinions , nous fumes portés fi près des rochers, que notre falut paroi/foit prefque impoffible. Dans cette conjoncture funefte, il ne nous reftoit plus qu'à lailfer tomber notre groffe ancre ; ce que nous exécutâmes auffi-tôt, toutes voiles dehors, par foixante - cinq braffes : & après avoir filé cent cinquante braffes de cable , nous eûmes la joie de voir que le vaiffeau vint à l'appel de fon ancre. Mais fi cet expédient nous eût manqué , notre perte étoit affurée. Nous aurions été réduits à conftruire Un nouveau bâtiment pour nous transporter aux Indes Orientales, Se û la. chofe eût été impoffible , nous aurions été forcés de paffer le reffe de nos jours dans la nouvelle Zélande , dans la fuppofition que nous euffions pu, M nous garantir de la dent des anthropophages. Je dois faire remarquer ici que lorfque Tafman viSita la baie des Meurtriers , il imagina qu'il devoit y avoir un détroit qui , de - là , traverfoit la nouvelle Zélande, & en formoit deux divifions. Cette conjecture étoit fondée fur robfervation qu'il avoit faite qu'à la marée montante le courant portoit du Sud-Eft au Nord-Oueft. En conféquence des obfervations de Tafman, tandis que nous étions mouillés dans la baie Charlotte, nous montâmes fur le fommet d'une montagne voiiine , pour voir fi de cette hauteur nous pourrions appercevoir quelque apparence de détroit, & nous le découvrîmes. Les naturels du pays , que nous queftionnâmes fur ce détroit, nous ïuTurerent qu'il étoit navigable dans autour du Monde. 179 tonte fon étendue, 6k qu'il étoit pof-ïible de faire en quatre jours, dans un des canots du pays, le tour des côtes de la diviiion méridionale de la nouvelle Zélande. D'après ces éclaircilTemens, nous réfolûmes de tenter cette entreprife. Nous gouvernâmes donc fur le détroit , que nous ne tardâmes pas à découvrir; 6k le jour faivant nous le traversâmes, en tâchant de nous maintenir dans le milieu du canal. Mais, quoique les terres de part 6k d'autre fuffent vifibles, nous jugeâmes à propos , pour écarter jufqu'à la poffîbilité de l'erreur , après avoir pane le détroit , de faire voile au Nord, jufqu'à ce que nous euffions doublé le cap Turnagain ; ce que nous fîmes le vendredi à midi. Parvenus à cette hauteur, 6k ne pouvant plus douter de la réalité du détroit, nous dirigeâmes notre route M ijf jgo Journal d'un Voyage vers le Sud, dans le delTein de re-connoître les côtes de l'autre divifion de la nouvelle Zélande. Nous continuâmes de faire voile dans cette direction , efpérant que nous verrions bientôt la terre courir vers l'Oueft : mais nous fûmes trompés dans notre attente. Nous appercevions l'apparence d'un paffage de quelques lieues dans le Sud du détroit ; mais nous étions tous divifés d'opinion fur cet objet. Cependant nous ne pouvions pas douter que le paffage ne fût navigable, finon pour un vaiffeau de guerre, du moins pour les canots du pays , fur-tout après les informations que nous "avions reçues des Indiens. Cette considération nous fit perfifter dans le deffein de découvrir fi effectivement la divifion méridionale de la nouvelle Zélande étoit une île ou un continent. autour du Monde, i8i Les vents frais du Sud nous contrarièrent fréquemment dans ce def-fein. Le vingt-fix , le vent, qui fouf-floit avec violence de cette partie , emporta notre mifaine , & déchira notre grand hunier. Nous eûmes plu-' fieurs jours de fuite ces mêmes vents forcés ; ce qui nous obligea de mettre à la cape. La faifon la plus orageufe dans les mers du Sud approchoit ; l'air deve-noit chaque jour plus froid ; & nous commencions à défefpérer de parvenir à ce paffage. Il y avoit déjà plus d'un mois que nous pourfuivions cette découverte , qui, avec des vents favorables , auroit pu fe faire en peu de jours. Le neuf Mars, à quatre heures du matin 7 dans le moment même que nous nous défefpérions de n'avoir point de vent, nous fumes bien fur-pris lorfqjfë l'aurore nous éclaira fur* M iij i8i Journal d'un Voyage le péril qui nous menaçoit. Ce ne fut pas fans frayeur que nous nous vîmes à un demi-mille d'un banc de roches. Quelques minutes d'un vent favorable, cV notre ruine étoit inévitable. Nous dûmes notre faiut à ce calme heureux de la précédente nuit, qui avoit été le fujet de nos plaintes. Ces rochers font à vingt milles au Sud-Eft de l'extrémité méridionale de la nouvelle Zélande. Le dix, nous parvînmes enfin à doubler la pointe méridionale, qui eft par les quarante-fept degrés trente-neuf minutes de latitude auftrale, Se cent quatre-vingt-onze degrés trente-cinq minutes de longitude occidentale;» méridien de Londres. Nous reprîmes alors notre route vers le Nord, avec un vent favorable. Notre intention étoit de retourner à la baie Charlotte , pour y faire du bois & de l'eau, s'il arrivoit que nous ne trouvafïïons autour du Monde. i8j pas plus près de lieux propres à cette opération. La terre , le long de cette côte i n'offre qu'un afpecl: horrible : ce n'eff. qu'une chaîne de montagnes taillées k pic, qui élèvent jufqu'au ciel leurs cîmes couvertes de neiges auffl anciennes que le monde. Les rochers qui leur fervent de bafe, par-tout efcarpés, en rendent les bords inacceffibles : aufîi ne découvrîmes - nous nulle part les plus légers vertiges qui annon-çaffent que cette terre eût des habitans. Le lundi vingt-fix Mars, étant par les quarante degrés trente-deux minutes de latitude auftrale, & à trente-trois milles au Nord de la baie Charlotte , nous entrâmes dans une efpece de bras de mer bordé d'îles des deux côtés, où Ton trouve trente-fix braffes d'eau à un mille du rivage ; & gouvernant au Sud-quart-Sud-Oueft, nous M iv 184 Journal d'un Voyage vînmes mouiller fur la rive droite de la baie de l'Amirauté, par onze braffes d'eau , fond de vafe. Notre premier foin , après avoir affourché notre vaiffeau, fut de fon-ger à renouveller nos provifîons d'eau & de bois. Cette baie, défendue des vents d'Efl , nous offrit de grandes commodités pour nos opérations. La contrée, couverte de bois, étoit coupée de plufieurs ruiffeaux ; & la côte en cet endroit fe trouvoit fi poiffon-neufe , qu'avec nos lignes nous en prîmes au-delà de ce qu'il en falloit pour notre confommation. Au pied d'une montagne voifine de la baie , nous découvrîmes une vieille cabane ; & dans une anfe qui lui étoit conti-guë, on voyoit les débris d'un ancien canot. U y avoit déjà près de fix mois que duroit notre navigation autour des acôtes de la nouvelle Zélande ; nous en avions pris tous les relevemens : mais ce qui jusqu'alors étoit refté inconnu , 6k q«e nous découvrîmes, c'eft que la nouvelle Zélande eft une île , dont la longueur a près de trois cents lieues , 6k dont les habitans font des anthropophages , habitués dès leur tendre jeuneffe au carnage 6k aux horreurs de la guerre, 6k ceux peut-être, de tous les hommes, qui craignent le moins les dangers. Une remarque importante à faire, 6k qui doit jetter dans le plus grand étonnement, c'eft que le langage des peuples de la nouvelle Zélande eft , à quelques différences près, le même que celui d'Otahitî : j'ofe dire qu'entre ces deux langues il y a plus de ref-femblance 6k d'analogie qu'on n'en rencontre entre celles de quelques provinces d'Angleterre. Que conclure d'une circonftance fi extraordinaire ? Il faut de toute néceffité que 1 un de ces deux endroits ait été oriS ginairement peuplé par l'autre. Mais, de la nouvelle Zélande à Otahitî , il n'y a pas moins de fix cents lieues. L'Océan feul fépare ces deux peuples. Il eft difficile de concevoir qu'ils aient pu entreprendre de traverfer cette grande étendue de mer dans leurs pirogues, qui font les feuls bâtimens qu'ils aient jamais poffédés. Ces réflexions font fans doute d'une très-grande force ; mais fi on fait attention qu'il n'y a aucun rapport entre nos idées & les fons que nous employons pour les rendre fenfibles & les communiquer à ceux dont nous voulons être entendus ; qu'il eft d'ailleurs de la plus grande évidence que les fuggeftions de la nature , 6V moins encore celles de la raifon , n'ont pu porter deux peuples diftincts , fépa-rés , n'ayant entre eux aucune relation , à fixer la même Signification aux mêmes' mots, à y attacher précifé-ment la même idée , comme le moyen de leur communication mutuelle ; il en faudra néceifairement inférer que les habitans de l'une de ces îles font une migration de l'autre , quoique dans la comparaifon que nous avons faite des mœurs , des habillemens , des armes, &c. des peuples d'Otahitî avec ceux de la nouvelle Zélande , nous ayions remarqué, autant qu'il nous a été poffible de les bien obferver , qu'ils différent entre eux en plufieurs points effentiels : mais , à beaucoup d'autres égards, ils ont une apparente analogie. Les habitans de la nouvelle Zélande , loin de pratiquer l'ufage de la circoncifîon , regardent au contraire le prépuce comme une chofe fî né-ceffaire , qu'ils l'attachent par devant avec une ligature , pour couvrir le gland, & lui conferver toute fa fen- iS8 Journal d'un Voyage fibilité ; c'eft du moins la raifon qu'ils nous ont donnée de cette coutume générale parmi eux. Chez ces peuples, comme à Otahitî, c'eft une parure de fe peindre les ferles de couleur bleue. Cette couleur eft tracée en lignes fpirales : ils l'introduifent fous la peau après l'avoir piquée. Ils ont aufîi l'ufage de porter la barbe, & d'attacher leurs cheveux longs fur le fommet de la tête, à la manière des Otahitiens. La carnation de ces deux peuples n'eft pas la même. Dans la nouvelle Zélande, ils font d'une couleur plus bronzée que ceux d'Otahitî. Nous avons remarqué chez les uns & les autres les mêmes penchans à la perfidie & à la friponnerie. Quant à l'intrépidité du courage , ceux de la nouvelle Zélande font infiniment friperie urs aux premiers. Il eft impoffible de voir fans ctonnement à quel degré autour du Monde. 189 de fureur ils s'élèvent dans les harangues qu'ils prononcent lorfque , dans leurs jeux guerriers, ils veulent donner le fpectacle d'un combat. Leurs habillemens font d'une étoffe faite d'une efpece de plante fort foyeufe. Cette étoffe eft riffue de manière que les fils qui fervent de chaîne, & à travers lefquels ils paffent la trame , font à environ trois lignes de diftance les uns des autres. Leur habit eft une tunique attachée fur les épaules avec des cordons , & qui leur defcend jufqu'à la chute des reins. Les bordures de cette tunique font brodées & ornées de franges de poils de chiens. Les deffeins de la broderie font des figures bizarres , nuancées de couleurs brunes & noires. Les ceintures dont ils fe fervent pour fe couvrir les parties naturelles, font faites des brins d'une herbe très-forte, tiffus enfemble. L'ufage de faire bouillir les viandes eft inconnu chez ces peuples : leur manière ordinaire de les préparer eft de les faire rôtir dans un four fouter-rein ; coutume , comme nous l'avons remarqué , pratiquée par les habitans de l'île George. Leurs principales armes font le patty-petow, la hache d'armes & la lance ou javeline. Le patty-petow eft une lame à deux tranchans qui eft de bois de fer, ou d'os , ou de pierre , & dans laquelle on a enchâffé un manche. La hache d'armes eft de bois de fer ; le manche en eft très-long. Leurs lances font aulfi du même bois, & vers la pointe ils y attachent des houpes faites de poils de chien. Il eft bien furprenant que l'arc Se la flèche , dont les habitans de l'île George favent fe fervir avec tant de dextérité , aient été des armes abfolu-ment inconnues à ces peuples naturelle- autour du Monde. 191 ment belliqueux. Nous fommes les premiers qui leur en ayons montré Tulage. On pourroit regarder cette circonstance comme une très-forte préemption que ce font les habitans de la nouvelle Zélande qui font venus peupler l'île d'Otahitî ; que quelque hazard fit enfuite découvrir à ces nouveaux colons l'ufage de l'arc ; & que trouvant cette arme plus avantageufe que les leurs, ils en prirent l'habitude , & fe perfectionnèrent dans l'art de s'en fer-vir ; car les Otahitiens font les archers du monde les plus adroits. Il ne feroit pas vraifemblable que les habitans de la nouvelle Zélande euffent abandonné ces armes défenfives, de beaucoup préférables aux leurs , fi l'invention leur en eût jamais été connue. Leurs inffrumens de guerre font des trompettes. Cet infiniment, qui rend un fon rauque & lugubre, a près de deux pieds de longueur, tk dans le 192 Journal d'un Voyage milieu de fa concavité extrêmement applatie , eft une large ouverture. Chacun de ces infulaires porte autour de fon cou un îifïïet. C'eft un petit morceau de bois creufé , ouvert à chaque bout, & qui a deux autres trous dans fa longueur. Ils fe fervent de peignes d'os ou de bois, dont la denture eft longue & grof-fiere. Nous avons vu à plufieurs d'entre eux des petites pierres d'une couleur jaunâtre, fur lefquelles font gravées des demi-figures humaines, mais dans un goût grotefque. Ils s'attachent au cou ces pierres ain(i fculptées, & enfilées dans un cordon. Leurs pendans-d'oreilles fonr auffi des petites figures de pierre ou de bois , & quelquefois des dents de leurs parens morts. Les inftrumens dont ils fe fervent pour la pêche , font faits de la même manière que ceux de l'île George. U Le trente-un ^e Mars , notre pro-viiîon d'eau & de bois étant faite, nous appareillâmes de la baie de l'Amirauté , Se fîmes route au Nord quelques degrés à l'Oueft , pour la nouvelle Hollande , prenant notre point de départ d'une pointe que nous nommâmes le cap FarewelL Nos dernières inftruclions , qui ne furent ouvertes qu'au moment de partir de la baie de l'Amirauté -, portoient que notre route pour retourner en Angleterre feroit par le cap Hormor , Se que nous pourrions , s'il étoit nécef-faire , relâcher aux Indes orientales» Notre navigation n'eut rien qui pût mériter des obfervations particulières pendant les dix-fept premiers jours , que nous continuâmes de gouverner fur la nouvelle Hollande. Le dix-huit d'Avril, au foir, jugeant, d'après notre eftime, que nous n'étions pas loin de la terre , nous N ï 94 Journal d'un Voyage ferrâmes notre perroquet ; nous restâmes en travers toute la nuit, tk nous ne trouvâmes point de fond avec une ligne de cent trente braffes. Le lendemain matin nous fîmes de la voile ; & une heure après, étant par les trente-fept degrés cinquante minutes de latitude auftrale, & trente-un degrés oo' de longitude à l'Oueft du cap Farewel, nous découvrîmes la côte de la nouvelle Hollande, qui s'élevoit très-haut entre le Nord-Eft-quart-de-Sud & l'Oueft-quart -Sud-Oueft , à la diftance de huit lieues. Alors nous mîmes le cap au Nord-Nord-Eft, & nous prolongeâmes cette côte à la diftance de quatre lieues. Le vendredi vingt, dans la matinée, nous vîmes l'apparence d'une île dans le Nord-Nord-Oueft. Le famedi, nous apperçûmes des feux fur le rivage, & enfuite une haute montagne , que nous nommâmes le autour du Monde. 195 cap Dromadaire , à caufe de fa ref-femblance avec le dos de cet animal-Ce cap eft fitué par les trente-fix degrés vingtaine minutes de latitude méridionale , & cent cinquante degrés ving-huit minutes de longitude à l'Eft du méridien de Londres. Dans l'après-midi , nous eûmes la vue de deux petites îles qui nous reftoient à l'Oueft-quart-Sud*Oueft, & à la diftance de deux lieues. Le dimanche , nous apperçûmes les naturels du pays qui allumoient des feux le long de la côte. La terre s'é-tendant au Nord quelques degrés Eft, nous la côtoyâmes en gouvernant à cette direction , dans l'intention de mouiller à la première baie. Le vendredi , dans l'après-midi , nous effayâmes de defcendre à terre avec notre chaloupe j mais une lame qui battoit toute la rive, nous en défendit l'accès. Ni) Le• Samedi vingt-huit, nous découvrîmes , avec les rayons naiffans du jour, une baie dans le Nord-quart-Nord-Efr:, & nous mîmes le cap def-Sus, envoyant nos bateaux en avant pour Sonder. A une heure fk demie après midi, nous y mouillâmes par Six braffes 3c demie d'eau , fond de Sable. Mais au moment qu'avec nos canots nous voulions aborder, plufieurs Indiens s'avancèrent fur le rivage , & deux d'entre eux, armés de boucliers 3c de lances, s'oppofe-rent réfolument à notre defcente. Nous fûmes forcés de tirer fur eux quelques coups de fufil chargés à dragées. Se fentant bleifés 3c abandonnés de leurs compatriotes , qui avoient pris te fuite , ils fe retirèrent à petits pas du côté de leurs cabanes, qui étoient dans les buiffons , mais ils nous rirent face conftamment pendant tout le chemin. Ils ne faifoient cette lente autour du Monde. 197 retraite que pour donner à leurs femmes le tems de s éloigner plus avant dans le bois , avec leurs enfans & tous leurs utenfiles de ménage. Dès qu il ne relia plus rien à emporter, nous les vîmes prendre eux-mêmes la fuite. On ne peut guère voir rien de plus miférable que leurs habitations : elles nous rappellerent l'idée de ces ché-tives cabanes des habitans de la terre de Feu. Ces mauvaifes hutes font faites de quelques pieux qui fe croi-fent à quatre ou cinq pieds au deffus du terrein, & recouverts de morceaux d'écorce d'arbres \ pofés les uns à côté des autres fans aucune liaifon. Les habitans de cette côte ibnt noirs, & entièrement nuds. Ils différent des nègres d'Afrique en ce qu'au lieu d'avoir de la laine fur la tête , comme ces derniers, ils ont au contraire de longs cheveux liffes. Nous Niij 198 Journal d'un Voyage obfervâmcs fur leurs poitrines des, figures grotefques & groffiérement devinées avec une couleur blanche dont ils fe barbouillent irrégulièrement les autres parties du corps. Leurs armes font la lance , le bouclier , & des fabres de bois de fer. Les lances laites d'un bois léger, font armées d'une longue pointe d'os très-aiguë ; les are i es en font garnies de petites pointes , pour rendre leurs bleffures plus dangereufes, & même mortelles. Dans ces lances nous y avons quelquefois découvert des jointures unies par une efpece de ciment réiineux. Ils ont aum* d'autres efpeces de lances dont les pointes font la fourche , & qui leur fervent à frapper les poi lions. Leurs boucliers, de trois pieds de long , fur environ douze pouces de k*ge, font d'une forme ovale, concaves en dedans , & pourvus d'un manche. Dans quelques-uns de ces boucliers nous avons remarqué de petits trous, défîmes, lorfqu'ils veulent s'en fervir pour fe couvrir la tête , à obferver les mouvemens de leurs ennemis. En fe retirant dans les bois, ils laifferent fur le rivage deux ou trois pirogues. La flructure de ces pirogues eft de la plus grande iimplicité : ce qui les compofe eft l'écorce dégagée d'un demi - tronc d'arbre y nouée à chaque extrémité par des liens d'un bois blanchâtre Se flexible , Se féparée dans le milieu par des pièces de bois qui les traverfent. La longueur de ces pirogues eft de dix pieds environ.. Les pagayes font des rames courtes % dont le palme a trois pouces de largeur. Ils eu tiennent une de chaque main , & voguent avec une incroya* ble célérité. Nonobitant le peu de valeur de ces pirogues y ils ne vouloiem; Niv 1 200 Journal d'un Voyage pas les perdre : ils revinrent pour épier le moment de notre départ, & laifir loccafion de les traruporter dans une autre place. Ces Indiens, paroiflent n'avoir d'autre nourriture que le poiffon, qui eft très-abondant fur cette côte. On y pêche fur tout une efpece de raie qui pefe entre deux & trois cents livres. Cette raie porte fur la queue un aiguillon : elle reçoit le nom de Pafienague ou de Gloricufe ( * ). Comme elles nagent ordinairement dans les eaux les plus baffes , il eft très-aifé de les avoir : nous en prîmes en quantité, 3c de toutes les efpeces. Le rivage où nous, abordâmes ne ( * ) Il y a deux efpeces de raies qui portent fur la queue un aiguillon dentelé : on les nomme Paltenagues, en latin Pajïmaca. Elles font citées toutes les deux dans Rondelet, L'une eft la Pafte-n|gue proprement dite » Pajlinaca ; l'autre eft la Glorieufe , Aquila. On ne fait * laquelle, doit rapporte* le nom Anglois Stmg-mg'ph autour du Monde, lot nous offrit d'abord qu'un terrein Sablonneux & Cerné de roches en plufieurs endroits : mais la contrée adjacente à cette baie paroît unie , médiocrement élevée, couverte de bois, dont les clairières permettent à la vue de s'étendre & de découvrir une affez grande étendue de pays. La verdure % les plantes, les arbuftes qui croiffent en une exceffive abondance fur toute la furface de cette terre, annoncent fa fertilité. Entre les différens végé-tables qu'on rencontre ici, l'efpece la plus commune eft celle qui produit la réfine que les naturaliftes nomment fan g-de-dragon. Nous obfervâmes la fiente d'un quadrupède qui étoit probablement de la même efpece que ceux que nous tuâmes quelque tems après fur les bords de la rivière à laquelle nous donnâmes le nom de l'Endeavour. Notre lévrier ^onna la chaffe à un petit animal 5 a02 Journal d'un Voyage mais il revint fans avoir pu l'atteindre^ Nous vîmes auffi quantité de corneilles , de coqs de bruyère, & un oifeau dont le plumage, nuancé de toutes les couleurs de l'iris, étoit de la plus grande beauté. Cet oifeau eif. de l'efpece du loriot , & nous l'ap-pellâmes Loriquet. Le Capitaine Cooke , accompagné de plufieurs Officiers & des foldats de la marine , fit un tour dans la contrée , dans le deffein de rencontrer quelques Indiens, de les attirer par toutes fortes de bonnes façons , Se de les renvoyer à leurs amis avec des préfens d'étoffes & d'autres bagatelles, efpérant que cette marque de nos paisibles intentions fuffiroit pour les engager à nous faire vifite , & à entrer avec nous dans quelque commerce-Vaines efpérances : nous battîmes inutilement la campagne -, nous napper-Sûmes pas un feul Indien fur notre autour du Monde, îoj route. Néanmoins, avant de retourner à bord , nous laifsâmes dans une cabane vuide & récemment abandonnée , quelques pièces d'étoffe , des ceintures, des peignes , des miroirs, &c. mais ce qui nous étonna beaucoup , c'en: que ces préfens ne furent pas emportés durant notre féjour dans cette partie de la. nouvelle Hollande, quoique les Indiens y fuffent venus depuis , & même à différentes re-prifes, comme nous eûmes occafton de le croire. Quelques jours après , nous envoyâmes à la pointe de la baie, pour la pêche, un bateau armé, aux ordres de deux Officiers. A leur arrivée , ils trouvèrent plufieurs Indiens , qui nous ayant reconnus , formèrent auffi-tôt un parti égal en nombre à ceux qu'ils avoient comptés dans le bateau. Ceux - ci s'avancèrent vers n°us, tandis que leurs compatriotes ±04 Journal d'un Voyage jetterent leurs armes, & s'éloignèrent à une très-grande diftance. Arrivés fur les bords du rivage , ils nous défièrent au combat. Ce défi n'étant pas accepté, ils en choifirent feulement deux d'entre eux pour un combat fin-gulier, Se nous firent ligne d'envoyer deux de nos gens pour fe mefurer contre ces deux champions ; & le refte de la troupe fe retira, pour nous ôter tout foupçon de perfidie de leur part. Voyant que ce nouveau cartel étoit encore rejette , ils s'en allèrent. Mais bientôt plufieurs autres reparurent fur le rivage. Un Officier tira un coup de fufil dans un arbre à quelques pas du lieu où ils étoient* pour les convaincre qu'il nous feroit facile de les atteindre à une très-grande diftance. Ce coup de fufil excita toute leur curiofité : c'étoit à leurs yeux un prodige qu'ils ne fe laffoient pas d'admirer. Ils firent figne qu'ils fouhaitoient autour du Monde. 205 qu'on leur en fît voir une féconde décharge ; ce qui fut exécuté, à leur grande fatisfa&ion : & après en avoir obfervé les effets avec une nouvelle furprifè, ils fe retirèrent, enchantés, en apparence, du fpeètacle qu'on leur avoit donné. Les Officiers, ayant pris la réfo-lution de revenir par terre à travers les bois, ordonnèrent au canot d'aller les attendre à l'endroit qu'ils avoient défigné pour leur rembarquement. A peine avoient-ils fait deux milles dans les terres , que les Indiens armés, & au nombre de vingt-deux , fe mirent à leur pourfuite. Toutes les fois que les Officiers faifoient face > les Indiens s'arrêtoient, toujours prêts à fuir dès qu'on alloit à leur rencontre ; mais les voyoient-ils reprendre leur route , ils les pourfuivoient derechef. Cette manœuvre dura jufqu'à ce que les Officiers arrivaffent à l'endroit où. 106 Journal d'un Voyage notre équipage étoit occupé à couper du bois. Là ils furent joints par plufieurs autres de nos gens qui s'étoient amufés à chaffer. L'un d'eux propofa de fe fervir contre les Indiens d'un itratagême qui manqua de bien peu de leur être à eux-mêmes funeffe. Son deffein étoit de s'approcher des Indiens d'aufii près que ceux-ci le per-mettroient, fans fe retirer ; & , feignant alors d'être faiïis de frayeur, de fuir fubitement, pour les engager dans une pourfuite téméraire ; ce qui vraifemblablement fourniroit locca-fion de les environner & de fe faiur de quelques-uns d'eux. Mais les Indiens fe conduisent comme s'iis avoient foupçonné le piége qu'on vouloit leur tendre. Nos gens n'avoient pas encore fui devant eutf l'efpace de fix toifes, après leur avoir témoigné cette crainte fimulée, que les Indiens coururent deffus, & lan-, autour du Monde. 207 cerent avec une grande force leurs armes fur eux , en pouffant des cris terribles. Un de ces Officiers, entendant les cris des Indiens, tourna la tête, & voyant voler les lances dont il pouvoit êtte percé, fe fauva derrière un arbre qu'il eut à peine le tems d'atteindre , quoiqu'il n'en fût qu'à quelques pieds de diftance. Une de ces lances s'enfonça dans l'endroit qu'il 'venoit de quitter , une autre pénétra profondément dans l'arbre qui lui fervoit de bouclier. Entre plufieurs autres qui tombèrent en différens endroits , une vint s'attacher aux branches d'un arbre précifément au deffus de la tête de celui qui avoit couru avec le plus de vîteffe , & qui fe trou-voit déjà éloigné des Indiens de plus de cent cinquante pas ; une autre lui paffa entre les jambes en entrant dans la terre. Après cette attaque, loin de fonger à continuer leur pourfuite, ils fe retirèrent précipitamment dans le bois ; & nos gens , heureufement échappés du danger, ramafferent ces lances & revinrent au vaiifeau. Le dimanche fix Août, le matin , après avoir pris la provision d'eau & de bois qui nous étoit néceffaire, nous appareillâmes de la baie des Paftena-gues, ainfi appellée du nom du poiffon qui s'y trouve en grande quantité. Elle eft par les trente-quatre degrés oo' de latitude auftrale , & cent cinquante degrés quarante-fept minutes de longitude orientale du méridien de Londres. De-là , nous fîmes voile au Nord quelques degrés à l'Eu:, en prolongeant la côte à quelques milles du rivage , pour nous mettre en état d'en prendre tous les relevemens , nous procurer, félon le befoin , l'occafion de faire de l'eau & du bois, & tâcher en même tems d'établir , s'il étoit poffible, autour du Mondé. 209 poffihle, uri commerce avec les naturels du pays \ d'autant plus que nous ne pouvions nous promettre de nous ouvrir un paffage à la mer des Indes avant d'être arrivés au neuvième ou au dixième degré de latitude méridionale* Après avoir paffé en - dedans de plufieurs petites îles > & le feize de Mai, étant par les vingt-fept degrés quarante-fîx minutes de latitude auftrale , & deux degrés dix - huit minutes de longitude à l'Eft de la baie des Paftenagues, nous découvrîmes, de l'avant du vaiffeau à bas-bord , des brifans qui s eteridoient Vers l'Eft : à la vue de ces écueils, nous changeâmes notre route , & gouvernâmes à une plus grande diftance du rivage, jufqu'à huit heures du foir. Alors nous eûmes foixante-fept braffes de profondeur. Le dix-fept, nous revîmes, avec le jour, la même chaîne de brifans O zïo Journal d'un Voyage de l'avant du vaiffeau à bas-bord- À fept heures du foir, nous apperçûmes une autre chaîne de rochers à fleur d'eau dans le Nord - Oueft - quart-d'Oueft ; & dans cet endroit nous fondâmes par cent trente braffes de profondeur. Nous continuâmes à gouverner au Nord jufqu'au vingt. La terre alors paroiffant fe terminer par une pointe au Nord-Oueft, nous mîmes le cap deffus , & bientôt nous- vîmes une nouvelle chaîne de brifans qui s'éten-doit l'efpace de plufieurs milles. Nous avions alors feize braffes de fond ; mais cette profondeur diminua jufqu'à fept braffes & demie , & augmenta enfuite jufqu'à onze. Nous étions alors à la latitude de vingt - cuatre degrés •vingt-fix minutes Sud. Le vingt-un , nous pafsâmes fur l'extrémité d'un banc de fable, & nous obfervâmes que la terre s'étendoit un autour du Monde. 21* peu à fQueft. Le calme étant furvenu avec la nuit, nous trouvâmes que le courant nous faifoit faire un nœud & demi par heure au Sud-Oueft. Le vingt - deux au foir, le vent calma. Nous mouillâmes par huit braffes d'eau , & nous obfervâmes que la marée ne montoit & ne baif-foit pas au-delà de deux pieds. . Le vingt-trois, côtoyant toujours le rivage , nous découvrîmes une grande baie, dans laquelle nous paf-sâmes la nuit à l'ancre , par cinq braffes de fond. Cette baie eft par les vingt-quatre degrés oo' de latitude auftrale. Sa pointe feptentrionale eft bordée de brifans qui s'étendent au large. Le vingt-quatre, nous mîmes à la voile , en nous confervant à la même diftance du rivage , à travers des bancs de fable > des chaînes de rochers à fleur d'eau & de petites îles, 0 ij Le vingt-cinq , nous prîmes plusieurs poiffons. Le vingt-fix , nous mouillâmes par treize braffes d'eau, & nous obfer-vâmes que la marée baiffoit de fept pieds, refoulant vers l'Eft. Le vingt-fept, nous appareillâmes ; Se ce jour, ainfi que le fuivant, nous pafsâmes entre plufieurs îles, nos bateaux toujours en avant , pour recon-noître les fondes. Le vingt-neuf, nous vînmes jetter l'ancre dans une baie où les vents contraires nous forcèrent de féjourner pendant trois jours. Elle eft par les vingt-fix degrés fix minutes de latitude Sud. Le trente-un, à la pointe du jour, nous levâmes l'ancre. En fortantde la baie, nous fîmes route au Nord-Oueft, entre la nouvelle Hollande Se une chaîne de rochers à fleur d'eau , de bancs de fable Se d'îles bordées de autour, du Monde. 215 grands arbres , dont les branches s'é-tendoient en berceaux jufques fur le rivage que nous prolongions. Le dix de Juin, nous mouillâmes dans une baie qui elt par les feize degrés dix minutes de latitude auftrale. Le onze au matin, nous appareillâmes de cette baie , 6k nous dirigeâmes notre route au Nord quelques degrés à Y Oueft. A neuf heures, à-peu-près dans l'endroit où M. de Bougainville avoit paffé , nous nous trouvâmes fur des récifs. Le fond, d'abord de vingt-huit braffes, diminua jufqu'à huit j & l'inftant d'après nous échouâmes. Dans un fi grand péril, nous nous hâtâmes de ferrer nos voiles, & de mettre dehors la chaloupe & les canots : mais les fondes prifes autour du vaiffeau nous donnèrent la trifte conviction que nous étions fur un banc de Oiij 2i4 Journal d'un Voyage roches qui eouroit au Nord - Oueft. Nous amenâmes auffi-tôt nos baffes vergues & nos mâts de hunes, & portâmes une ancre vers le Sud : mais le vaiffeau talonnant avec violence, nous en mouillâmes une autre clans le Sud-Oueft. La nuit vint nous furprendre dans cette fituation funéfte : nous la passâmes dans les plus vives inquiétudes, & dans l'attente cruelle d'Un naufrage inévitable. Dès que les premiers rayons du crépufcule commencèrent à nous éclairer , notre premier foin fut de travailler à diminuer le poids de la charge du vaiffeau. En conféquence, nous vuidâmes notre eau, jettâmes par-deffus bord fix de nos gros canons, quelques pièces à l'eau , le bois de chauffage , le left de pierre & de fer, Se nos menues provisions. Mais cette confidérable diminution de poids n'empêchant pas le vaiffeau de faire une prodigieufe quantité d'eau , nous fîmes les difpoûtions né* ceffaires pour donner à nos pompes du mât de mifaine un libre jeu. A midi le vaiffeau prit une forte bande a. {tribord. Ce mouvement, qui fem-bloit être le fignal de notre ruine prochaine , nous plongea dans de nouvelles alarmes. Pour tâcher de nous fouftraire à ce nouveau danger, nous allongeâmes une petite ancre dans l'Oueft, frappâmes des palans fur les cables de deux de nos ancres, virâmes deffus y ik par ce moyen, le vaiffeau fe trouva foutenu fur fes cinq ancres. A quatre heures , la marée étant baffe , nous reconnûmes qu'en plufieurs endroits le vaiffeau étoit à fec fur le roc i quoique le jufant n'eût baiffé que de quatre pieds. Cette nouvelle circonftance étoit d'autant plus accablante , qu'elle ne nous laiffoit entrevoir aucun moyen de fortir le O iv %i6 Journal d'un Voyage vailTeau de recueil, fur lequel le moindre vent l'auroit infailliblement brifé, A neuf heures & demie, le vaiffeau fe redreffa , çk bientôt nous parvînmes à le mettre à flot, Alors filant notre cable d'affourche & la petite ancre, qui furent l'un & l'autre per* dus, nous portâmes en avant notre grofie ancre & les deux ancres de côté. Mais il ne nous reffoit qu'une foible lueur d'efpérance , en voyant feau augmenter continuellement , malgré le confiant ufage de nos pompes. Pans cette conjoncture lugubre , nous touchions au moment de couler à fond fur nos ancres, il ne nous reitoit plus qu'à nous réfugier fur les rochers, à moins qu'une brife ne vînt à notre feçours pour nous rap^ pracher du rivage , où nous nous ferions cmpreffés de fauver du naufrage. autour du Monde. 217 tout ce qui auroit pu nous mettre en état de conftruire une petite barque, avec laquelle nous aurions tâché de nous rendre aux Indes orientales, dans quelques établiflemens Européens, Nous envifagions déjà cette affligeante perfpective comme notre unique reffource , lorfque, contre notre attente, nous réufsîmes fi bien à boucher fes voies d'eau, que le jeu d'une feule pompe fuffifoit pour en arrêter le progrès. Bientôt il s'éleva un vent favorable qui nous permit de mettre à la voile, & de gagner le rivage de la nouvelle Hollande ; 6V nos canots, envoyés en avant à la recherche d'un havre , eurent le bonheur d'en découvrir un au Nord - Oueft , Se à la diftance d'environ deux ou trois lieues. JLe quatorze , à neuf heures du înatin , nous mouillâmes un peu en ii8 Journal d'un Voyage dehors du havre : nous en trouvâmes le paffage ii étroit, que nous n'osâmes nous y engager avant d'avoir fait marquer par des bouées la direction du chenal. Mais le vent , qui avoit calmé heureufement tandis que nous étions fur les rochers, commença de fraîchir avec tant de force , qu'il ne nous fut pas pofiible d'y entrer avant le dix-huit ; & malgré toutes nos précautions, nous touchâmes deux fois dans le paffage. Parvenus en-dedans du havre avec une fatisfaction qu'il feroit difficile d'exprimer , nous conduisîmes notre vaiffeau à côté d'un banc voifin de la rive feptentrionale d'une rivière \ où nous l'amarrâmes, en nous félicitant d'être ainfi échappés à un naufrage qui paroiffoit inévitable. Après avoir mis notre vaiffeau en fureté , nous fîmes immédiatement Greffer nos tentes , pour y recevoir autour r>u Monde; 219 les malades & les traiter plus commodément. Alors nous commençâmes à décharger notre bagage & nos provisions , pour échouer le vaiffeau (iule banc , afin de pouvoir l'examiner & réparer fes voies d'eau ; ce que nous exécutâmes le vingt-deux. Nous trouvâmes quatre de fes bordages enfoncés , & une grande partie de fon doublage & de fa fauffe quille emportée : mais ce fut pour nous un grand fujet d'admiration 6v de furprife de voir que la pointe d'un rocher qui avoit pénétré dans le vaiffeau , s'y étoit brifée , & avoit par - là opéré notre falut. Si ce morceau de roche qui avoit fait une ouverture confidérable dans le fond du vaiffeau , ne fe fût pas en même tems détaché de fa bafe pour y demeurer comme enchâffé, & empêcher l'eau de s'y précipiter, rien alors ne pouvoit plus nous fauver > & nous coulions bas. Le vaiffeau étant une fois radoubé y nous nous occupâmes des moyens de Je mettre à ûot Pour en faciliter l'exécution, nous l'environnâmes de pièces à l'eau liées d'un bord & d'autre par des pièces de bois qui paffoient fous fa quille. Néanmoins nous ne pûmes y parvenir fans le fecours de la marée, que nous attendîmes encore quelques jours. Nous profitâmes de cet intervalle pour envoyer nos canots à la recherche d'un autre paffage ; &: ils revinrent, le trois de Juillet, avec la bonne nouvelle qu'ils en avoient trouve un plus facile & plus sûr que le premier» Le quatre , après avoir mis notre vaiffeau à flot, nous l'échouâmes fur un banc proche la rive méridionale de la rivière , de façon à pouvoir vifiter fon derrière ; mais le trouvant très peu endommagé dans cette partie , nous vînmes reprendre notre première pQ* autour du Monde, ut fition. Alors nous nous occupâmes à repalTer notre gréement & à rembarquer nos munitions ; pendant lequel tems le maître prit trois tortues pefant chacune trois cents livres, en allant reconnoître un nouveau paffage. Le dix-huit Juillet, nous étions déjà prefque en état de nous remettre en mer. Durant notre féjour dans ce havre , les divers expédiens que nous employâmes pour nous lier avec les Indiens de cette côte de la nouvelle Hollande, ne furent pas fans fuccès. Nous réufsîmes en partie à les convaincre de notre bienveillance à leur égard , & ils commencèrent enfin à avoir plus de confiance & à fe rapprocher de nous. Ils font d'une médiocre flature ; nous n'en avons guère yu dont la hauteur excédât cinq pieds : mais avec cette taille mince & déliée, ils font agiles , difpos & légers à la courfe. Tous affez généralement ont 222 Journal d'un Voyage le nez plat, les lèvres7 épaifTes & les jambes tournées en dehors , comme les nègres d'Afrique. L'ignorance & la pauvreté femblent être leur par-, tage : ils ne manquent pas feulement des commodités de la vie, mais même des chofes les plus néceifaires. L'ufage du pain leur eft ahfalutnent étranger , ainfi que tout ce qu'à fon défaut on peut regarder comme un fupplé-ment de cette nourriture ; & lorfque nous leur en préfentâmes , ils refu-ferent d'en manger. Ils font de couleur bronzée, entièrement nuds, & non moins mal-propres & dégoûtans que miférables & pauvres. Leur principale nourriture eft le poiffon, qu'ils font rôtir avec des broches de bois fichées dans la terre auprès du feu. Leur langage ne manque point d'harmonie ; mais il nous parut différer de tous ceux que nous avions déjà entendus. Nous ne vîmes aucune de leurs femmes ; & cette circonstance nous fit croire qu'ils en étoient jaloux. Une coutume générale parmi les hommes, tk qui eft d'une bizarrerie étrange , c'eft de fe percer la cloifon des narines pour y inférer un os de cinq ou fix pouces de longueur , qu'ils portent comme un ornement. Néanmoins, quelque burlefque tk quelque bouffonne que cette mode puiffe paroître, on ne pourra pas s'empêcher de convenir que la plupart des ornemens que les Européens confiderent comme une brillante parure , n'ont pas plus de rapport à la propreté naturelle & à l'utilité , que ce qui, eft un bijou aux yeux des pauvres ignorans qui habitent la nouvelle Hollande. Mais outre ces os qui font une fi grotefque figure dans leur nez, ils fe percent aufîi les oreilles, pour y en attacher d'autres à-peu-près de même longueur. Ces os ainfi fufpendus n'ont pas, à là vérité, l'éclat des pendans-d'oreilles des dames chez les nations civilifées -, mais ils ont une même fin. Le dix-neuf Juin , plufieurs Indiens vinrent dans l'endroit où nos tentes avoient été dreffées ; mais elles étoient déjà abattues, & tous nos bagages étoient tranfportés à bord, à l'exception d'une marquife & de quelques munitions. "Nous ne fûmes pas peu fur-pris de voir les.Indiens prendre chacun un tifon, les mettre fur l'herbe, & faire tous leurs efforts pour répandre la flamme de toute part & embrafet la campagne. Ils y réunirent avec tant de facilité & de promptitude, que nous eûmes toutes les peines du monde à fauver de cet incendie lubit nos lignes & nos filets qui étaient éten" dus par terre. Le Capitaine Cooke, outré d'indignation , en bleffa plufieurs tandis qu'ils exécutoient ce def- autour du Monde. 21$ fèin de pure méchanceté. Quelques heures après ils revinrent autour de nous ; mais ils y furent tranquilles & paifibles* Le tems nous fut contraire jufqu'au quatre d'Août , que nous fortîmes de la rivière , en nous faifant remorquer par nos bâtimens à rames. Nous donnâmes à la rivière que nous quittions le nom du vaiffeau que nous venions de réparer fur fes bords. Son embouchure eft par quinze degrés vingt-fix minutes de latitude auftrale, & cent quarante-trois degrés cinquante-huit minutes de longitude à l'Eft du méridien de Londres. Sortis de la rivière, nous mîmes à la voile , & vînmes mouiller par quinze braffes de fond. Le vent ayant fraîchi fortement de la partie du Su d-Eft , nous reftâmes à l'ancre jufqu'au fix , que nous appareillâmes à deux heures après midi, & nous P 22.6 Journal d'un Voyage fîmes le Nord-Eft-quart-d'Eft. A quatre heures & demie, nous apperçûmes dans le Nord-Eft-quart-de-Nord une petite île de fable fur une bâture , à la diftance de quatre milles ; & de l'avant à nous, une chaîne de brifans. A la vue de ces écueils , nous louvoyâmes à petits bords. Nos canots , qui (ondoient continuellement, ne trouvèrent, fur la partie la plus voifine de la bâture de l'île, que fix pieds d'eau. Nous laiifâmes auffi-tôt tomber notre groffe ancre, & filâmes tout le cable. Le vent étant devenu très-frais à la marée baffe, nous nous efforçâmes de découvrir un paffage du haut des mâts , mais à pure perte* A fept heures du foir, voyant que le vaiffeau commençoit à chaffer, nous laiffâmes tomber une autre ancre , & nous amenâmes nos baffes vergues & mâts de hunes. Nous reliâmes dans cette pofition jufqu'au dix, qu'un tems plus modéré nous permit de mettre à la voile. Nous avançâmes vers un paffage que le maître avoit enfin découvert, gouvernant entre les écueils & la côte, fur environ dix-fept braffes de fond. Le onze, une terre baffe bordée de brifans fut apperçue dans le Nord-Oueff. Nous laiffâmes immédiatement tomber l'ancre. M. Cooke fe mit dans .la chaloupe , pour aller examiner l'apparence d'un paffage à l'Eft. Le maître partit en canot, pour recon-noître vers le Sud un paffage entre plufieurs îles baffes & la nouvelle Hollande : il revint le dimanche à midi, avec la nouvelle qu'il avoit trouvé entre cinq & huit braffes d'eau dans le canal. Le lundi treize , à onze heures du matin , nous paffâmes au Nord d$ ii8 Journal d'un Voyagé deux récifs & de fix îles, qui nous reftoient au Sud-Eft, à la diftance d'un mille. Le quatorze, nous rangeâmes une ' autre bâture à fept milles à l'Oueft de ia rivière Endeavour. Le feize , faifant route au Nord quelques degrés à l'Oueft, nous découvrîmes une terre très - haute dans l'Oueft-Sud-Oueft, & bientôt après, une chaîne de rochers qui s'étendoit à perte de vue du Nord au Sud. Alors nous tâchâmes de nous élever de la côte ; mais le calme furvint avec la nuit , & l'aurore vint nous éclairer fur les dangers de notre fituation. A quatre heures du matin, nous vîmes à une très-petite diftance les brifa'1* fur lefquels nous entraînoit la marée montante. A cinq heures trois quarts, le vaiffeau étoit en dedans des lames, vingt toifes des rochers , quoique autour bu Monde. 229 en fondant, nous ne trouvaffions point de fond. Bientôt après nous découvrîmes entre les rochers une petite ouverture, à travers laquelle nous nous efforçâmes de touer le vaiffeau ; mais la marée , étant devenue contraire, ne nous permit pas d'y arriver. Le dix fept, nous réfolûmes de nouveau de tenter le paffage de cette ouverture , comme l'unique moyen de faiut qui nous reffoit encore. Conformément à cette réfolution , nous prolongeâmes une touée dans l'Oueft-quart - Sud - Oueft jufqu'à l'entrée de l'ouverture, & de-là une autre dans le Sud-Oueft-quart-d'Oueft cinq degrés à l'Oueft:. Par ce moyen, nous fîmes deux milles dans l'ouverture jufqu'au côté oppofé, profitant de la marée montante , qui étoit en notre faveur. A quatre heures dans l'après-midi , nous laiffâmes tomber l'ancre Piij zyo Journal d'un Voyage par dix-neuf braffes de profondeur* Nous nous trouvâmes alors par les douze degrés trente - huit minutes de latitude auftrale , & cent quarante-trois degrés dix-fept minutes de longitude orientale du méridien de Londres. La variation de la bouffole étoit de quatre degrés neuf minutes à l'Eft. Le dix-huit, nous fîmes voile , en gouvernant au Nord-Oueft, au milieu de petites îles, de bas-fonds, de récifs à fleur d'eau , & d'une quantité innombrable decueils de toute efpece. Le même foir nous mouillâmes par treize braffes d'eau. Le dix - neuf, nous fîmes route entre un large banc de fable & U principale terre. Le lundi vingt-un d'Août, continuant notre navigation au milieu des écueils femés dans ces parages funef-, autour du Monde. 231 tes, nous obfervâmes plufieurs ouvertures dans la cote qui fe préfentoient fous l'afpecl: de plufieurs îles , dont quelques-unes paroiflbient être à une grande diftance. A deux heures après midi, nous approchâmes d'un paffage qui, s'enfonçant dans les terres de la nouvelle Hollande , fembloit la tra-verfer. Le même foir nous ancrâmes dans le milieu de ce cana!, à la diftance d'environ un mille du rivage, par fept btaffes d'eau , avec un très-bon fond. Nous envoyâmes auffi-tôt un canot armé, aux ordres d'un Officier, prendre terre, pour reconnoître la contrée. Arrivés fur le fommet d'une petite éminence , ils découvrirent la mer des Indes. Ils nous fignalerent cette heureufe découverte par plufieurs volées de leur moufqueterie, auxquelles nous répondîmes par une Piv 23* Journal d'un Voyage décharge générale de l'artillerie du vahTeau, Nous prîmes alors poiTeflion de la contrée au nom de Sa Majefté Britannique. Le lendemain nous appareillâmes j & gouvernant au Sud-Oueft-quart - d'Oueft , nous traver-fàmes le détroit qui fépare la nouvelle Hollande de la nouvelle Guinée, & que nous reconnûmes être les parties d'un même continent. A la fortie du détroit, qui eft par les dix degrés trente-fix minutes de latitude Sud , & cent quarante - un degrés quarante - quatre minutes de longitude à l'Eft de Londres, nous prolongeâmes le rivage de la nouvelle Guinée, dans le deflein de prendre les relevemens de cette côte. Le trente-un d'Août, nous eûmes çonnoiflance du cap Valeh, fi tue par huit degrés vingt-cinq minutes de la- autour,du Monde. 233 titude auftrale, 6V cent trente-fix degrés cinquante minutes de longitude à l'Eft du méridien de Londres. Les terres de cette partie de la contrée font très-baffes, & la mer ft peu profonde , qu'il feroit très-dangereux d'en prolonger le rivage de trop près. Le quatre de Septembre , nous côtoyâmes les alentours du cap Saint-Auguftin. Nous trouvions les terres fi baffes par- tout, qu'on ne pouvoit les appercevoir bien diftinclement que du haut des mâts, 6V jamais nous ne pûmes approcher du rivage à une diftance moindre d'une lieue. Aux environs d'une place défignée fur les cartes Hollandoifes fous le nom de Heerveer, nous defcendîmes dans une île. Nous efpérions trouver dans cette partie de la contrée des rafraî-chiffemens dont nous avions un pref» 234 Journal d'un Voyage fant befoin. Nous vîmes des cocotiers & des platanes , qui croilfent en abondance fur cette terre qui nous parut fertile : mais nous n'avions pas fait cent pas en avant dans la contrée , que les naturels du pays, affcm-blés en grand nombre, commencèrent à nous attaquer. Ils faifoient tomber fur nous de longues flèches, fans que nous vifïïons de quelle manière elles étoient tirées. Mais ce qui nous caufa une bien plus grande furprife , ce fut un inftrument fingulier & qui nous étoit inconnu, que ces Indiens em-ployoient fréquemment , & dont il fortoit une fumée fans aucune explo-fïon , & fans que nous pufïïons découvrir quel autre effet il pouvoit produire. Cette fumée étoit fi exactement reffemblante à celle d'un fufil, que ceux de nos gens qui étoient reftés pour garder le canot, en furent • très-alarmés. Comme nous n'étions que huit de notre troupe , & que notre vaiffeau étoit forcé de fe tenir à plus d'une lieue du rivage, nous fûmes dans la néceflité de nous retirer. Les difpofitions peu favorables que nous trouvâmes dans les peuples de la nouvelle Guinée, & l'impatience où nous étions de retourner en Europe, nous firent abandonner cette côte ; & tout l'équipage vit avec une extrême fatisfa&ion le moment defiré où mettant le cap à rOueft-quart-Sud-Oueif, nous fîmes voile pour les Indes orientales. Le cinq 6k le fix, nous eûmes la Vue de deux îles, dont Tune étoit très-haffe & d'une longue étendue. Leur Pofition nous les fit prendre pour Arron & Timorland. Le dix, nous découvrîmes la pointe méridionale du cap de Timor , 011 nous aurions volontiers relâché, pour y prendre des rafraîchiffemens, û nous n'euffions pas craint d'y être retenus par le gouvernement Hollandois. Cette défiance nous fit prendre la réfolution de continuer notre route jufqu'à file Sabée ; & le dix-huit, nous y vînmes mouiller dans une petite baie. Nous trouvâmes ici un Résident ou Facteur Hollandois , qui y eft à demeure, pour acheter du riz, &c. du rajas. On trouve dans cette île des buffles, des moutons , de la volaille Se des fruits en abondance , avec une grande quantité d'une liqueur que les habitans nomment Toddi : c'eft une efpece de firop bouilli de jus de palmier. Le Rendent Hollandois nous pro- AUTOTjït dû Monde. 237 mît de nous faire avoir les provision* qui nous étoient néceffaires ; mais le voyant ufer de divers délais, qu{ n>£-toient que de purs prétextes, nous imaginâmes qu'il attendoit que nous lui fiffions quelques préfens, pour les bons offices qu'il pouvoit nous rendre: en conféquence , nous lui achetâmes, pour cinq guinées, un buffle. Cette pctire libéralité le décida à nous faire fournir les provifions dont nous avions befoin, 6k à nous permettre d'acheter autant de buflles que nous en voudrions , chacun pour le prix d'un moufquet 6k d'une bayonnette. Nous appareillâmes de l'île de Sa-bée, après un féjour de deux ou trois jours ; 6k ayant rangé la côte méridionale de l'île de Java, 6k palfé le détroit de la Sonde, nous arrivâmes à Batavia le neuf Octobre. Nous crûmes qu'il étoit néceffaire de réparer ici les dommages confî-dérables que le vaiffeau avoit fouf-ferts, 6V nous le difposâmes pour être caréné. Le fond en étoit tellement mangé des vers & froiffé par les rochers , que fon épaiffeur en plufieurs endroits n'excédoit pas la huitième partie d'un pouce. Jufqu'alors nous avions tous joui d'une bonne fanté dans les divers climats que nous avions parcourus ; la maladie ne nous avoit fait perdre qu'un feul homme : mais la malignité de l'air de Batavia , fi fatal aux Européens , fe fit fentir d'une manière terrible à notre équipage. Plufieurs de nos gens en moururent ; 6V de ce nombre furent Tobia & Tiato , les deux Indiens que nous avions amenés de file Otahitî. Après un féjour d'environ trois mois à Batavia, nous fîmes voile pour autour du Monde. 239 le cap de Bonne - Efpérance : mais nous avions à peine quitté la terre, que la plus grande partie de notre équipage fut attaqué d'une dyfenterie putride qui fit de fi furieux ravages, qu'il ne reftoit pas à bord fix matelots en état de manœuvrer. Cette maladie cruelle nous enleva beaucoup de monde , 6k particulièrement M. Green, dont la perte nous fut très-fenfible. Ce célèbre affronome a laiffé les minutes de fes obfervations dans un état de défordre qui vraifembla-blement en rendra plufieurs endroits inintelligibles. A notre arrivée au cap } notre premier foin fut de louer une maifon pour nos malades , où nous leur procurâmes tous les fecours que pouvoit exiger leur fituation , 6k après nous y être pourvus d'une fuffifante quantité d'eau & de rafraîchiffemens, nous remîmes en mer, 6k fîmes route pour Sainte-Hélène, fuivant la coutume des vaifleaux de la Compagnie des Indes d'Angleterre. Nous trouvâmes à Sainte-Hélène le Port-land , vaiffeau de guerre , & douze autres bâtimens de la Compagnie des Indes , qui alioient partir pour l'Angleterre. Le quatre de Mai , nous fîmes voile avec cette flotte , que nous quittâmes quelques jours après. Le quinze de Juillet, nous mouillâmes aux Dunes, & nous goûtâmes enfin la fatisfacfion de revoir notre patrie, que nous rendoient encore plus chère trois ans d'abfcnce , & les travaux effuyés dans 1 entrëprife la plus hardie qui eût jamais été tentée. Fin du Journal d'un Voyage autour du Monde. VOCABULAIRE VOCABULAIRE ABRÉGÉ DE LA LANGUE DE L'ILE OTAHITI, A Â- ^Tl A, les aiffellesi Abaremar, le dedans de la main* A bobo, demain. Abobo'durar, après-demain. , une noix de cocos* Affarre, une maifon. .*4/z0tf , le nez. Ahow, étoffei i maigre. Ahoue , pagaie ou ramé. Aite y écorcedenoixdecocos. Aiper y non. Q Amotear , la joue. Anoho ? alTeyez-vous. Apeto, le nombril. Arourci, les cheveux. Ara, le front. un chef. préfentement. . Ataurremar, le deffus de la main. Alvar, le dos. Attah, rire. Attumata, les fourciis. Attouhono, les épaules. Aumar, la poitrine. la tête. Aupee, un don. Awatear 7 le coude. Ayca, un mât de vaiffeau. Ayouc, lodorat. B. Bar acte, les cuilfes. Boar, un cochon. Bopotarear, Toreille. pe l'Ile Otahitî. 24$ Dibbe, un couteau. Dehl y grand, étendu, vaife, fpacieux, Ea 9 ouiè Earere 9 noir. Earrero 9 la langue* Eata 9 entendre. Enou , inutile , qui n'ell bon à rien. Enopo y la nuit dernière. Erepo y fale, mal-propre, vilain. Eté y petit. Etùey crier. Etar y le menton. Evey y eau fraîche. Haramy, venez ici, Hare, s'en aller y partir. Hayer, un poiffon. Heis, voir. Heaver, danfer. M. Marnai, mal, malade- Maunua , un oifeau. Marhe, gras. Mattow 9 maltraité, outragé» Madure , menaçant. Mar , manger. Manoe , huile de noix de cocos.1 Mayyer, bananes. Mahanner, , le foleil. Matomar, la lune. Martar y les yeux. Matty, le vent. Marneoe> le calme. Maride, le froid. Mère, regarder. Miou , un clou. Mifou y empefer. Mity, bon. de l'Ile Otahitî. 24$ 'Midde y eau falée, eau de la mer. Moerer, un lit. Momour, le poignet. y une tranche. Moare, une poule. M0tUy une petite île. Moe, dormir. Manour, eau profonde. Moery une colline. MUUOU y un hameçon. N. Nea, les ongles. Neunahi , hier. Neunahidura 9 depuis deux jours» Neffuey dents Supérieures, Neancar % chanter. O. Oey vous. OpU y le ventre. °Fey > pourri,gâté,corrompu OtUy la lèvre fupérieure. Ouna y tout près. Q'uj Ouar, Ouhi, Own, Ownvwrer, Parafa , Papper 7 Pear, Perrow , Pear, Plrode, Tartcr 5 Tasfier , Tau me , Tahere, Taneary Tatare, Terratarue , Terrarhanie 7 la pluie, le feu. quoi, qui, quel* rouge. A demeurez ici. liège, tabouret. caifTe, boîte, parier. un ventre plein, faim. 7. l'homme, cette chofe. une cuiraflfe, ou. deffus. blanc, alfez. voler, fripponner, un époux, une époufe. de l' Tederro , Tore , Tiporahy, Tio , Topo , Toupar 9 Toboi, Toa , Tomallo, Towtow y Tourer, U'-iane, Ure$ Uru9 Varer, Verride y Vennure, Veffue, le Otahitî. en bas. nom. battre, frapper un ami. fang. la hanche, les pieds, une hache, patates, ancre, une corde. U. une femme, un chien, fruit à pain, V. vêtu, colère, terre, place. Q W^kaita j rompre. IVhoro, perdu. JVore, vous-même, Whoarar, bien. Nombres. Atahi, un. Arour y deux. Torow, trois, YûWy quatre. Remar, cinq. Viheine 3 fa, fept. JV^harro , huit, neuf. Hewrow u dix. Mariai, onze. Marrour, douze. Mortorow 3 treize. Mayyaw 9 quatorze- de l'Ile Otahitî. ±49 Marremay 7 quinze. Marheine, feize. Marhetu, dix-fept. Marwarru, dix-huit. Marhevar, dix-neuf. Arowratow ? vingt. Nous avons obfervé qu'on parlok la langue d'Otahitî dans les îles Hoa-hina, Uliateah, Otahaw, Bola-Bola, Ohiteroah , Tabuemana , & dans la nouvelle Zélande. JV. B. Le Vocabulaire de cette même langue , que M. de Bou-gainville a inféré à la fuite de fon Voyage autour du Monde, renferme avec celui-ci des différences dans les mêmes mots : « mais il eft facile de » s'appercevoir , obferve judicieufe-ment l'Auteur, » qu'une partie de » ces différences vient de celles qui *> exiftent entre les langues Angloife 250 Vocabulaire abrégé, &c. » & Françoife elles - mêmes & leur » prononciation. Je ne rendrai pas » raifon, ajoute-t-il, des autres dif-» férences qui fe rencontrent. Nous » croyons avoir bien entendu & » bien rendu les fons qui plufieurs » fois ont frappé nos oreilles ; les ft Anglois font aufii dans la même » perluafion : ce feroit aux Taitiens a> à nous juger. » Fin du Vocabulaire. J_jA Lettre fuivante, qui nous a été communiquée -par M. de la Lande, doit être confidérée comme un Supplément à ce Voyage extraordinaire. Nous fommes d'autant plus portés à l'inférer ici 7 quelle ne peut manquer d'intèreffer tous ceux qui font leur amufement de l'étude de la nature. Cette Lettre efl de M. de Commerfon, Médecin de Châtillon près de Bourg en Breffe 9 qui, depuis près de vingt-quatre ans , s'occupe d'hifloire naturelle, avec autant d'ardeur que de fuccès. Ce favant Naturalise , après avoir accompagné M. de Bougainville dans fon voyage autour du monde, étoit reflé à l'île de France, pour étendre fes recherches fur cette île & celle de Mada-gafcar. Il vient d'en partir pour retourner dans la mer du Sud avec M. Kergrol'm & M. l'Abbé Rochon , Aftronome de la Marine. Sa Lettre annonce un génie actif & infatigable, qui veut reculer de bien loin les bornes trop refferrçes de la Botanique, & qui ne craint point anar" rofer toute la terre de fes fueurs , pour confacrer à fa patrie le monument qui doit Cimmortalifer. LETTRE DE M. DE COMMERSON A M- DE LA LANDE- De l'île de Bourbon > le 18 Avril 1771; J*E m'étois empreffé, mon ami, de vous écrire par un vaiffeau de retour qui a touché à Bourbon depuis que j'y fuis j mais le jour de fon départ, le vent , qui fourfloit par raffales, rendit la rade il houleufe, qu'il fut impoffible d'envoyer à fon bord ; & par le mauvais tems, les navires ne s'arrêtent pas volontiers devant cette côte, dénuée de tous ports. L'arrivée du Triton nous eff annoncée comme prochaine ; & avant même qu'il pa-roiffe , je veux réparer ma négligence paffée. Je vais reprendre fommairemenî ce que je vous avois marqué dans ma précédente lettre, & j'y joindrai des détails qui pourront vous intéreffer. Je me fuis acquitté de la million que j'avois promis de faire à Madagafcar. J'y avois été déterminé par deux puif-fans motifs : les inffances de M. Poivre , à qui je n'ai rien à refufer, Se qui avoit befoin de quelques éclair* cilfemens fur la partie méridionale de cette île , dont on alloit retirer nos établiffemens j & les mouvemens de ma propre curiofité, excitée par tout ce que j'avois lu & entendu dire de la merveilleufe végétation de cette île. Jamais voyage n'auroit été p^115 agréable , û les vents ne s'étoient pas trop mis de la partie : les vents grand Irais , une mer affreufe & le tems par grains nous mirent plufieurs jours 0 de M. de CoMMERSON". 255 perdition fous les récifs d une côte de fer. Quel admirable pays que Mada-gafcar ! Ce n eft pas dans une courfe rapide qu'on peut parvenir à con-noître fes riches productions : ce feroit l'étude d'une longue fuite d'années ; encore faudroit-il des Académies entières pour une fi abondante moiffon. C'eft à Madagafcar qu'eft la véritable terre de promiffion pour les naturalisées : c'eft là que la nature femble s'être retirée comme dans un fanc-tuaire particulier, pour y travailler fur d'autres modèles que ceux auxquels elle s'eft alfervie dans d'autres contrées. Les formes les plus infolites & les plus merveilleufes s'y rencontrent à chaque pas. Le Diofcoride du Nord y trouveroit de quoi faire dix éditions revues & augmentées de fon Syftema naturœ 7 & finiroit fans doute par convenir de bonne foi qu'on n'a encore foulevé qu'un coin du voile qui couvre les productions éparfes de la nature. On ne peut s'empêcher, à la vue des tréfors répandus à pleines mains fur cette terre fertile, de regarder en pitié ces fombres fpéculateurs de cabinet qui paffent leur vie à forger de vains fyftêmes, & dont tous les efforts n'aboutiffent qu'à faire des châteaux de cartes. Ne les compareriez-Vous pas à ce fils d'Éole dont nous parlent les poètes ? Comme Sifyphe, ne fe rebuteront-ils jamais de rouler le rocher du bas d'une montagne en haut, d'où il retombe fur le champ -Ils devroient favoir cependant qu'ils n'ont peut - être pas encore un feul genre de terminé, que tous leurs caractères claiïiques, génériques , &c. font précaires, que toutes les lignes de démarcation qu'ils ont tracées s'é- vanouiffent de M. DE CoMMERSON. 257 vanouiffent à mefure que les genres" & les efpeces intermédiaires compare-if-fent. Quelle préfomption, de prononcer fur le nombre & la qualité des plantes que peut produire la nature, malgré toutes les découvertes qui relient à faire ! Linneus ne propofe guère que fept à huit mille efpeces de plantes. On prétend que le célèbre Sherard en connoiffoit près de feize mille 7 & un calculateur moderne a cru entrevoir le maximum du règne végétal, en le portant à vingt mille efpeces. J'ofe dire cependant que j'en ai déjà fait à moi feul une collection de vingt-cinq mille ; & je ne crains point de leur annoncer qu'il en exiife au moins quatre à cinq fois autant fur la fur-face de la terre : car je ne puis raifon-nablement me flatter d'être parvenu à en recueillir la quatrième ou la cinquième partie, R II eft vrai qu'à l'exception du Bre-fi 1, déjà un peu apperçu , j'ai eu le rare bonheur de n'avoir récolté que des pays abfolument neufs : mais les ai-je exploités feulement à moitié ? St ne me refte-t-il pas encore à voir les terres auftrales, l'intérieur du vafte empire de la Chine, la Tartarie Afia-tique , le Jappon, les îles Formofes, les Philippines, & une infinité d'autres lieux dans la polynéfîe immenfe des mers pacifiques ? Hé î fur quel fondement prétend-on connoître l'iné-puifable fécondité de la Cochinchine, de Siam, de Sumatra , de l'Inde mé-diterranée , des trois Arabies, de toute l'Afrique intérieure , de la Californie & du vafte continent de l'Amérique ? A -1 - on feulement jamais fuivi la chaîne des énormes montagnes des Cordelières, auprès defquelles nos Alpes & nos Pyrénées ne font que d'humbles taupinières ? J'en ai efca- DE M. DE CoMMERSOK. 259 Iadé les dernières croupes auffrales qui vont s'abaiffer au détroit de Magellan & aux terres de Feu ; mais ce n'étoit là que la liliere de la pièce, où: je trouvai néanmoins une foule de plantes inconnues aux naturalises. Qu'on ne m'objecte pas que Içs plantes doivent fe répéter de proche en proche dans les mêmes climats Se dans les mêmes parallèles. Cela peut être vrai jufqu'à un certain point, 6k pour quelques plantes triviales qui forment un nombre peu considérable ; mais je puis affurer que par-tout où j'ai palfé , j'ai vu de différens théâtres de végétation. Le Brefil n'a rien de femblable avec la rivière de la Plata ; celle-ci encore moins avec le détroit de Magellan. Souvent les bords d'une même rivière n'ont rien de commun dans leurs productions. Taiti avoit fa botanique propre. 11 n'y a point de eomparaifon à faire entre les Moiu* Rij ques & Java ; & c'eft quelque chofe d'incroyable que la différence qui fe trouve dans les végétaux des trois îles de Bourbon, de France & de Madagascar, quoique il voifines Se fi approchantes en latitude. Un ami a bien voulu me faire un herbier des plantes de la côte de Co-romandel ; je n'en ai pas reconnu une vingtaine dans Y/ionus de la côte de Malabar. Il faut donc regarder tous les fyftémes faits , & à faire encore pendant long-tems, comme autant de procès-verbaux des différens états de pauvreté où en étoient la feience & l'auteur à l'époque de fon fyftême. Le bon Chevalier de l'étoile polaire me fait fourire, lorfqu'il nous affure qu'il a fait la voûte de fon édifice. M me femble le voir au milieu de toutes les refontes de fon Pinax, occupé à remonter un modèle de la machine de Mariy dont on ne lui préfenteroit DE M. DE CoMMERSON. l6l les pièces de rapport qu'après lui en avoir préalablement fouitrait les neuf dixièmes. Je ne prétends point par-là déroger au refpeâ qui lui erf dû ; j'aj toujours été un de fes zélés difciples. Vous vous doutez bien, mon ami, que mes recherches far Madagafcar ne fe font point bornées à la botanique : je n'ai pas obfervé avec une moindre attention les habitans de cette riche contrée. Ces peuples font à-Ia-fois pareifeux & intelligens, doux tk terribles. Ils ont toujours bien reçu les Européens , mais ils les ont fou-vent égorgés. Les Portugais , les Hollandois tk les François en ont été maffacrés tour à tour : mais j'ofe croire qu'ils ne fe feroient jamais portés à cet excès 4e cruauté, ri par des vexations atroces, on ne les eût forcés de fortir de leur caractère. Ces infulaires font vraiment bons tk hofpira- Riij 2.6i Lettre liers. Je ne puis m'empêcher de le dire; c'eft alTurément, de la part des Européens une cupidité mal-adroite de forcer ces peuples de prendre, dans les échanges qu'on fait avec eux , des fufils, de la poudre & des balles, dont ils fe fervent enfuite contre nous, au lieu de piaftres, qu'ils préféroient bien plus volontiers. Ce n'eft pas que l'argent foit chez eux le ligne repré-fentatif de tous les échanges : ils le mettent à des ufages plus utiles ; ils en font des anneaux , des bracelets, des pendans - d'oreilles , des plaques , dont ils fe parent eux, leurs femmes, leurs enfans & leurs armes. Une forte preuve de la bonté, de la douceur & de l'humanité de ces infulai* res , c'eft que dans un tems où il fe** loit fe tenir refpeclivement fur fes gardes , j'ai parcouru toute la partie la moins bien famée de cette île, en DE M. DE CoMMERSON. l6$ caleçon & en vefte , un jonc à la main, & j'ai trouvé par-tout un favorable accueil. Je n'ofe croire que le Gouvernement n'ait pas eu fes raifons pour renoncer à notre établilfement du fort Dauphin , qui commandoit la partie méridionale de cette île. Ses premières intentions avoient été de foutenir 8c d'étendre la colonie. Peut-être aura-t-il reçu des informations contradictoires à l'une & à l'autre de ces deux époques ; peut-être aufH n'eft-ce que par des vues d'épargne &. de réforme. Quoi qu'il en foit, mon deffein n'eft pas d'entrer dans l'examen de ces queftions politiques , & je me borne à mon rôle de naturalise. Durant mon féjour dans cette île, j'y ai fait une apperçue affez générale de fes productions, pour pouvoir en faire, par une opération ultérieure, ie parallèle avec la partie du Nord, Riv 164 Lettre qui femble , à quelques égards, plus digne d'être préférée. La raifon de Salubrité militoit euentiellement pour la partie du fort Dauphin ; celle des plus grandes fubfiffances , des traites plus abondantes en efclaves , en bétails , en grains, en bois précieux, en gommes, réfines, &c. fut fans doute pencher la balance économique vers le Nord de l'île : mais malheur à tout Européen qui fe trouvera dans ces parages funeft.es depuis le mois de Décembre jufqu'à celui de Mai. Toute la pointe n'eft qu'un varie cimetière de François. La partie méridionale, au contraire , eft faine & habitable toute l'année. On peut y faire un éta-bliffement vraiment politique : je veux dire qu'elle eft propre à la fondation d'une colonie permanente & illimitée. Avant de quitter Madagafcar, je dois vous faire la defcription d'un DE M. DE CoMMERSON. l6f peuple afTez extraordinaire qui habite les plus hautes montagnes de cette île. Cette relation me fera fans doute trouver grâce devant les amateurs du merveilleux , que j'ai furement révoltés en parlant des Patagons. Ils auront été indignés de voir réduire à fix pieds de haut la taille de ces prétendus géans. Ces Titans prodigieux du détroit de Magellan n'ont jamais exiff é que dans l'imagination échauffée des poètes & des marins. Ne trouvez-vous pas bien îingulîer qu'on ne veuille pas revenir de cette erreur? Ce qui m'étonne fur-tout, c'eft de voir que des gens que j'aurois pris à témoins du contraire, en leur fuppofant quelque amour pour la vérité , font ceux qui ont voulu donner croyance à cette opinion abfurde. Us ne craignent point d'affurer qu'ils ont vu , au détroit de Magellan , des hommes de neuf pieds. Mais j'ai vu, z66 Lettre comme eux, ces mêmes Patagous ; je me luis trouvé au milieu de plus de cent, fur la fin de mil fept cent foixante - neuf, avec M. de Bougain-ville* & M. le Prince de Naffau, que (*) La relation de M. de Bougainville confirme ce qu'avance ici M. de Commerfon. « Ces Amé-»riquains, dit-il, page 129 de fon Voyage autour du Monde, féconde édition , » font les mêmes que »»ceux vus par l'Etoile en 1766. Un de nos mate-5» lots, qui étoit alors fur cette flûte, en a re-n connu un qu'il avoit vu dans le premier voyage, n Ces hommes font d'une belle taille : parmi ceux » que nous avons vus , aucun n'étoit au-deflous de » cinq pieds cinq à fix pouces s ni au-derTus de >> cinq pieds neuf à dix pouces. Les gens de l'É-3J toile en avoient vu, dans le précédent voyage » n plufieurs de fix pieds. Ce qu'ils ont de gig^" 3» tefque , c'eft leur énorme quarrure , la groiTeui* » de leur tête & l'épaifleur de leurs membres. ^s 3> font robuftes & bien nourris ; leurs nerfs f°nt » tendus ; leur chair eft ferme & foutenue : c e# >» l'homme, qui, livré à la nature & à un aliment «plein de fucs , a pris tout Taccroiflement dont A »» eft fufceptible. Leur figure n'eft ni dure ni défa-"gréable; plufieurs l'ont jolie: leur vifage eft rond » & un peu plat ; leurs yeux font vifs ; leurs dents » »> extrêmement blanches, n'auroient pour Paris qu» DE M. DE CoMMERSON. 167 j'accompagnai à la defcente qu'on fit à la baie Boucault : je puis certifier qu'ils font communément de cinq pieds fix à huit pouces. J'en ai bien peu vu qui excédaffent cette taille , mais aucun qui paffât fix pieds quatre pouces. Il faut convenir qu'il y a bien loin de là à cette prétendue taille gî-gantefque que leur donnent quelques voyageurs. On recrutera de tels hommes quand on voudra, en Franche-Comté , en Suiffe & en Allemagne ; Se on affure que le Roi de Pruffe en a eu des compagnies entières dans fes armées. Outre ces Patagons avec lefquels » le défaut d'être larges. Ils portent de longs che-' » veux noir/ attachés fur le fommet de la tète. » J'en ai vu qui avoient fous le nez des mouftaches •» plus longues que fournies. Leur couleur eft 5> bronzée , comme Teft fans exception celle de " tous les Amériquains , tant de ceux qui habitent " la Zone torride 3 que de ceux qui y naiflent dans i les Zones tempérée & glaciale ». nous reftâmes environ deux heures S nofus accabler de marques d'amitié, nous en avons vu un grand nombre d'autres nous fuivre au galop le long de leurs côtes. Mais ces derniers n'avoient rien dans leur taille de plus extraordinaire que les premiers. Je crois encore devoir faire obferver, pour porter le dernier coup aux exagérations qu'on a débitées fur ces fauvages , qu'ils vont errans comme les Scythes , Se font prefque fans celle à cheval : or les chevaux n'étant que de race Efpagnole, qui eft très-petite , comment prétendre leur affourcher des géans fur le dos ? font déjà même obligés, fans avoir plus d'une toife de haut, de tendre les pieds en avant, ce qui ne le5 empêche pas d'aller toujours au galop , foit à la montée, foit à la àef-cente. Leurs chevaux font fans doute préparés & formés à cet exercice. DE M. DE COMMERSON. l6$ D'ailleurs l'efpece en eft fi fort multipliée dans les gras pâturages de l'Amérique méridionale , qu'on fe foucie peu de les ménager. Mais laiffons-là les Patagons, & & toutes les rêveries qu'on a débitées à leur fujet, 6V parlons de cette race de pygmées qui donnent dans l'excès oppofé. Ces demi - hommes habitent les hautes montagnes de l'intérieur de la grande île de Madacaf-car, & forment un corps de nation considérable , appellée Quimoffe ou Kimoffe, en langue MadccafTe. Otez-leur la parole , ou donnez - la aux finges grands & petits, ce feroit le paffage infenfible de l'efpece humaine à la gent quadrupède. Le caracfere naturel & diftinéKf de ces petits hommes eff d'être plus Pâles en couleur que tous les noirs connus, d'avoir les bras très-allongés, qu'ils font précéder les préfens. Leurs armes font & fagaie Se M trait , DE M. DE CoMMEÏtSÔN. trait, qu'ils lancent on ne peut pas plus julle. On prétend que s'ils pou-voient, comme ils en ont grande en« vie, s'aboucher avec les Européens, & en tirer des fufils & des mun'tions de guerre, ils pafleroient volontiers de la défenfive à foffenfive contre leurs voilins , qui fc trouveroient peut- ' être alors trop heureux de pouvoir entretenir la paix. A trois ou quatre journées du fort Dauphin , qui eft prefque dans l'extrémité Sud de Madagafcar, les gens du pays montrent avec beaucoup de complaifance une fuite de petits mon-drains ou tertres de terre.élevée en forme de tombeaux, qu'ils affurenc devoir leur origine à un grand maf* filçre de Ouimos , défaits en plaint champ par leurs ancêtres. Ce monument femble attefter que n°s braves petits guerriers, ne fe font pas toujours tenus tranquilles & pai-fibles dans leurs montagnes ; qu'ils ont peut-être afpiré à la conquête du plat-pays , & que ce n'en: qu'après cette trille défaite qu'ils ont été obligés de regagner leurs âpres demeures. Quoi qu'il en foit, cette tradition confiante dans ces cantons, ainfî qu'une notion généralement répandue par tout Madagafcar de l'exiftence actuelle des Quimos, ne permettent pas de douter qu'au moins une partie des faits qu'on en rapporte ne foit véritable* Il eft bien étonnant qu'on ne fâche encore rien de cette nation que fur les témoignages de celles qui les avoi-ftnent ; que nous n'ayions, jufqu * préfent, aucunes obfervations faites fur les lieux $ & que ni les Gouverneurs des îles de France & de Bourbon, ni les Commandans particuliers DE M. DE CoMMERSON. 17$ des différons poftes que nous avons occupés fur les côtes de Madagafcar, n'aient jamais entrepris de faire pénétrer dans l'intérieur des terres, pour joindre cette découverte à tant d'autres qu'on auroit pu faire en même tems. Dernièrement cette entreprife a été tentée, mais fans fuccès. L'Officier chargé de cette expédition manqua de réfolution & de courage : à la féconde journée il abandonna fon monde & fes bagages, & ne laiffa que le germe d'une guerre où font péris quelques blancs & un grand nombre de noirs. La ménntelligence qui dès-lors a fuccédé à la confiance entre les deux nations, pourroit bien, pour la troifieme fois devenir funefte à cette poignée de François qu'on a biffés au fort Dauphin en en retirant anciens habitans. On fait que nos garnirons dans cette île ont déjà été égorgées deux fois par les naturels du pays. Je reviens à nos Quimos. Dans mon dernier voyage au fort Dauphin , M. le Comte de Modave, dernier Gouverneur, qui m'avoit précédemment procuré une partie de ces obfervations, me fit voir , parmi fes efclaves, une femme Quimoffe-Elle étoit âgée d'environ trente ans, haute de trois pieds huit pouces. Sa couleur étoit bronzée , mais plus éclaircie qu'elle ne Yeil ordinairement parmi les nègres. Dans fa petite taille , elle étoit fort membrue * & reffembloit bien moins à une pe" tite perfonne d'une complexion foible qu'à une femme de proportions ordinaires dans le détail , mais raccourcie dans fa hauteur. La prolixité de ies bras étoit telle, qu'avec fes mains DE M. DE CoMMEàsON. *77 «lié atteignoit, fans fe courber ; à la rotule du genou. Ses cheveux étoient courts & laineux. Sa phyfionomie, aifez bonne , fe rapprochoit plus de l'Européenne que de la Malgache. Elle avoit habituellement l'air riant , fes tempes étoient férénement ridées : elle avoit clans le caractère un grand fond de douceur & de complai-fance ; & elle ne manquoit pas d'intelligence , à en juger par fa conduite 5 car elle ne partait pas François. J'examinai fa gorge , & je ne lui trouvai des mammelles que le bouton , comme à une fille de dix ans, Tans aucune flaccidité de la peau,, qui pût faire croire qu'elles fuffent paffées. Mais cette obfervation feule elf bien loin de fuffire pour établir une exception à la loi commune de li nature. Combien ne voit-on pas de filles & de femmes offrir, à la fleur de leur âge , cette défagréable conformation ? Quelque tems avant notre départ, l'envie de recouvrer fa liberté , autant que la crainte d'un embarquement prochain , portèrent la petite efclave à s'enfuir dans les bois. On la ramena quelques jours après, mais toute exténuée de faim Se de fatigues , parce que , fe défiant des noirs comme des blancs, elle n'avoitvécu, pendant fon marronnage, que de fruits Se de racines crues. C'eft. vraisemblablement à cette caufe , autant qu'au chagrin d'avoir perdu de vue les pointes des montagnes où elle étoit née, qu'il faut attribuer fa mort, arrivée un mois après, à l'île de Bourbon , où le navire qui nous ramenoit à l'île de France relâcha pendant quelques jours. Cette Quimolfe, en- DE M. DE CoMMERSON. lj$ levée fort jeune fur les confins de fon pays , avoit appartenu à plufieurs maîtres, & un chef Malgache l'a-voit donnée en préfent à M. de Modave. Ce fait, dont j'ai été témoin oculaire , & tout ce qu'on publie des Quimos dans Madagafcar, conftatent, ce me femble , l'exiffence de cette nation , qui eft une nouvelle dégradation de l'efpece humaine", (k qui a- fon fignalement caractérifrique , comme fes mœurs propres. Je prie ceux qui ne voudront pas fe rendre aux preuves alléguées, de confidérer qu'il exifte des Lapons * à l'extrémité (*) Les Lapons n'ont d'autres demeures que des tentes. Ces tentes font faites de miférables haillons d'une groflTe étoffe de laine que la fumée a rendue aufii noire que fi elle étoit teinte. Elle entoure quelques piquets, qui forment un cône ^°nt la pointe refte découverte & fert de cheminée. ^ les plus voluptueux , étendus fur quelques- peaux S iv 28o Lettre boréale de l'Europe ; que la diminution de notre taille à celle du La- de rennes & d'ours, partent leur tems à fumet du tabac, & à méprifer les occupations des autres hommes. On peut avoir exagéré la petitefle des Lapons, mais on ne fauroit exagérer leur laideur. La rigueur & la longueur d'un hiver contre lequel ils n'ont aucune autre précaution que de faire fous leurs tentes un feu terrible, qui les brûle d'un côté, pendant que l'autre côté gèle; un court été, jr.ais pendant lequel ils font fans relâche brûlés «les rayons du foleil ; la flérilité de la terre , qui ne produit ni bled, ni fruit, ni légume , parolf-fent avoir fait dégénérer la race humaine dans ces climats. Quant à leur taille, ils font plus petits que les autres hommes , quoique leur petitcfTe n'aille pas au point où l'ont fait aller quelque* voyageurs, qui en font des pygmées. Parmi le grand nombre de Lapons & de Laponnes que vus, je mefurai une femme qui me paroiiïbit âgée de vingt-cinq à trente ans, & qui allaitoit un enfant qu'elle portoit dans une écorce de bo.iIenu< Elle paroifToit de bonne fanté & d'une raille bien proportionnée. Elle avoit quatre pieds deux pouces cinq lignes de hauteur, C'étoit une des plus petites; mais fa petite/Te ne paroifToit point extraordinaire dans le pays. En général, il «* Paru q-lùl v DE M. DE COMMERSON. 281 pon eft à-peu-près graduée comme du Lapon au Quimos ; que l'un & l'autre habitent les zones élevées des montagnes ; que celles de Madagascar font trois à quatre fois plus exhauffées que celles de l'île de France , c'eft à-dire, de feize à dix-huit cents toifes au-deffus du niveau de la mer ; que fur les cimes de ces montagnes, les végétaux fpontanés, comme le pin & le bouleau, & beaucoup d'autres , ne font plus que des avortons, & paffent de la claffe des arbres à celle des plus humbles ar-bultes, pour être devenus Aîpicoles ; qu'enfin ce feroit le comble de la témérité de vouloir, avant de con-noître toutes les variétés de la nature, •n fixer le terme ; comme ft elle ne ,Vo>t la tête entre eux & nous ; & c'eft là une différence bien marquée. Voyage en Laponïe, par pouvoit pas s'être habituée , en quelque coin de la terre , à faire fur toute une race ce qu'elle nous paroît ébaucher quelquefois , comme par écart, fur certains individus qui ne s'élèvent qu'à la taille des poupées ou des marionnettes, tel, par exemple , que le nain du Roi de Pologne, Duc de Lorraine. A toutes ces raifons j'en ajouterai volontiers une autre , qui peut-être aura l'air d'une plaiianterie : c'eft que , s'il étoit vrai que notre planète , en vieilliflant , dégénérât dans fes productions, & que fes premières générations d'hommes euflent été de plus haute ftature & de ph,s longue vie ( fyftême, d'ailleurs, qul ne manque pas de partifans ), il fep* droit, au lieu de s'étonner de voir des Lapons & des Quimos , tions féliciter au contraire de n'être pas encore devenus , au phyiique , ce DE M. DE CoMMERSON. 183 qu'on veut que nous foyions déjà au moral, de vrais Lilipuùens. A mon retour de Madagafcar, des raifons de fanté m'ont obligé de débarquer à Bourbon. Meflieurs les Ad-miniftrateurs fe font réunis pour m inviter à refter ici. Jaloux de filluf-tration de leur île , ils ont demandé au Miniftre, au nom de la Colonie, qu'il approuvât que leur hiftoire naturelle , non moins intéreffante que celle de l'île de France, ne fût pas traitée avec moins de diitincfion. Vous devez croire que je me fuis rendu volontiers aux obligeantes fol-licitations de ces Meffieurs , à qui, d'ailleurs , je n'avois rien à réfuter, quand même leurs preffantes inilances n'eufTent pas été aufli conformes à nies vues. Depuis ce moment, je me fuis attaché à obferver ce que Cette île a de propre à elle feule , & 284 Lettre ce qu'elle a de commun avec celle" de France , pour pouvoir généraliser, par rapport à ces deux colonies, le grand corps d'hiftoire naturelle auquel j'ai travaillé pendant deux ans à l'île de France, & donner féparé-ment un tableau de ce que chacune de ces deux îles peut avoir de particulier. Mais en voilà beaucoup trop fur ce fujet. Parlons du bon M. de la Nux. J'ai bien des chofes à vous dire de fa part. Senfible , comme il le devoit, à l'honneur de la proportion de votre correfpondance, il ne s'en eft défendu que par un excès de mo* déifie. Il prétend qu'il n'y mettroit pas affez du fien , & que fes forces, affoiblies par fon grand âge , ne lul permettent plus de faire de fréquentes obfervations. C'eft avec une extrême complaifance qu'il s'eft prêté à toutes DE M. DE CoMiMERSON. 285 ïnes demandes. Il a été un de mes meilleurs pourvoyeurs ; & durant mon indifpofition , qui a été affez longue, il m'a fait parler une quantité de végétaux diftingués dont j'ai fait mon profit. C'eff lui qui m'a le premier fait voir la féconde efpece de Landia ( Stelli-carpa ). Cette plante croît en abondance dans plufieurs autres cantons de l'île. La première efpece fe nomme Landia ( Stelli-flora ). Celle de Bourbon n'efl pas marquée , comme celle de l'île de France, d'une étoile fur le milieu de fa fleur; néanmoins , fîdelle à la livrée de raffronomie , elle en porte une fur fon fruit. La première efpece étoit un ar-briffeau qui fe proiongeoit fort au loin en forme de liaffe, dont les arbres voifins étoient couronnés. Cette 286 Lettre, &c. dernière s'élève réellement en arbre, aufîi remarquable par la beauté de fes feuilles que par celle de fes fleurs. Je vais me mettre en chemin pour aller affronter un volcan d'aufîi près qu'il me fera poffible. Je ferai cependant enforte de n'être pas du nombre des naturaliffes auxquels cette efpece de curiofité imprudente a coûté la vie. Adieu, mon aimable ami. Songez quelquefois à moi, Se foyez perfuadé que rien au monde ne peut altérer les fentimens d'attachement Se d'ef-time que vous favez fi bien infpirer. Je fuis Votre très-humble Se très-obéiffant ferviteur, CûMMERSON, LETTRE DE M. LE B. DEC. A M. DE F., Au fujet de la pojjibilité d'un paffage de la mer du Nord ou Océan atlantique , dans la mer du Sud ou pacifique, par les mers feptentrio-nales. De Konigsberg, ce 15 Janvier 1771; -La France, dites-vous, veut fe frayer une route aux Indes orientales par la mer glaciale. Vous doutez du fuccès de cette entreprife hardie, 6c les relations de différens voyages tentés infruclueufement parles Ruffes, vous font craindre qu'on ne trouve des obflacles infurmontabies. « Après w tant de navigations infortunées , &t l'Auteur Ruffe qui vous a pré- venu contre cette tentative , » on t> peut juger du compte qu'il faut » faire fur ce paffage par la mer 9* glaciale que les Anglois & les Hol-5) landois ont cherché autrefois avec » tant d empreffement. Jamais ils ny » auroient fongé , s'ils avoient prévu »> les périls & les difficultés hivinci-» bles de cette navigation. Réuffi-»> ront-ils où nos Ruffes, plus en-« durcis qu'eux aux travaux , au » froid, capables de fe paffer de mille » chofes , & fécondés puiffamment, » n'ont pu réuffir ? À quoi bon tant » de dépenfes , de rifques & de fa->> tigues ? Pour aller , dit ■ on, aux » Indes par le chemin le plus court. » Cela feroit bon , fi l'on n'étoit pas » expofé à hiverner trois ou quatre » fois en chemin. Ce plus court che-» min n'exiile que fur nos globes & » nos mappemondes ». Vos craintes 7 fondées fur ce rai- fonnement ibnnement fpécieux & éblouiffant f m'annoncent que l'Ouvrage de M. Engel ne vous eft pas connu. Pour vous donner une idée du fyftême de cet habile Géographe , j'en emprunterai tout ce que j'ai à vous dire pour répondre à l'Auteur RufTe, difïiper tous vos doutes , &: démontrer la pofTibilité de la navigation que la France veut tenter dans l'année prochaine. On nous dit que les Ruffes font plus endurcis que les autres nations aux travaux , au froid ; capables de fe paffer de mille chofes , & fécondés puiffamment. Tout cela eft - il bien vrai ? S'il falloit s'en rapporter au Pro-feffeur Gmelin, on en penferoit bien différemment. Cet Auteur, en parlant des habitans de Iakoutsk, dit qu'ils font fi pareffeux dans ces pays, que dès le commencement de l'hiver: T ils pafTent tour le tems, non-feule-ment dans une chambre chaude, mais au lit ; qu'ils aiment mieux fouffrir la faim que le froid ; & qu'ils ne fe lèvent que lorfque le befoiti abfolu de nourriture les y contraint. Eff-ce donc là la conduite de gens fï endurcis aux travaux & au froid ? Nos Européens, qui vont à la pêche de la baleine jufque vers le quatre-vingtième degré , palfent l'hiver au fort Nel-fon, oit le froid eft tel, qu'il fend les bois, & furpaffe de beaucoup celui de Iakoutsk , hivernent même dans le Groenland, ne font-ils pas autant, Se même plus endurcis que les Ruffes , les Cofaques, les Iakoutskes, ckc. Se ne favent-ils pas, comme eux, fe paffer de mille chofes ? Mais fuppofons que les fujets Ruffes foient réellement plus endurcis aux travaux pénibles que le reife des Européens. En fait de navigation, la moindre qualité eft de pouvoir ré-fifter à la vicifîitude des faifons. Le point important eft d'avoir des mariniers experts. Les Ruffes le font-ils ? On ne craint point d'affurer que les meilleurs d'entre eux feroient les moindres parmi les Anglois, les François-, les Danois , les Hollandois, &c. Toutes les relations qu'ils ont publiées de leurs voyages fur mer, prouvent que leur poltronnerie ne leur permet guère de s'écarter des rivages. Vous ne ferez peut-être pas fâché de voir comment s'explique fur leur compte l'Auteur des Lettres d'un Officier Allemand à un Gentilhomme Livonien , écrites de Pétersbourg en 1762. Après avoir rapporté nombre de faits qui conftatent que les Ruffes font de très-chétifs marins, il ajoute : « C'elt aulîi la raifon pour laquelle Tij » les Ruffes , dans la moindre expé-» dition qu'ils ont à faire fur mer, » perdent toujours tant de navires & » de monde. Toute leur fcience con-» lifte dans une miférable théorie. Un » pilote Rulfe croit être très-habile, » quand il fait nommer les trente-» deux airs de vent, & calculer com-» bien de lieues le vaiffeau a avancé » dans un quart. Pour le refte , ils y » font fi neufs, qu'on rifque de faire » naufrage avec eux, lors même qu'il » fait le tems le plus favorable. Par » exemple, s'il arrive à un Capitaine » Rulfe que le vent change tout d'un » coup, vous le voyez perdre la tête: » il tourne le navire, & revient au » même endroit d'où il étoit parti* » Ils ne favent ce que c'eft que lou-» voyer 7 & auffi-tôt qu'ils l'entre-prennent, dans la vue de profiter » du vent contraire , on eft perdu » fans reffource. Ne voilà-t-il pas » d'excellens navigateurs , pour cher-» cher de nouveaux mondes » ? Une caufe qui empêchera prefque toujours les Ruffes de réuffir dans leur navigation fur la mer glaciale, c'eft qu'ils ne fe préparent à ces expéditions qu'en Juin. Dans le mois de Juillet, ils defcendent le Lena. Les glaces qui fe trouvent toujours dans cette faifon entre les embouchures de ce fleuve, & la difficulté de naviger entre fes îles, font caufe qu'ils ne peuvent fortir en mer que le fix , le treize ou le quinze du mois d'Août. Celui qui, jufqu'à pré-fent, a pu faire voile le plutôt, l'a fait le vingt-neuf Juillet j tems à-peu-près où tous les vaiffeaux qui vont à la pêche de la baleine à Spitzberg ou vers le détroit de Davis, font de retour ou fur leur retour : tems où nos vaiffeaux qui feroient route au T iij 294 Lettre Nord - Eft , auroient achevé leur voyage jufqu'au-delà du cap Schala^ ginskoi ; ou du moins ils n'en feroient pas éloignés, dans la fuppofition qu'ils euffent rencontré beaucoup de difficultés fur leur route. Les Ruffes commencent donc leur voyage quand il faudroit le finir. Eft-il donc Surprenant , s'ils manquent Souvent de réufîir ? Je ne vois pas mieux comment ils font fécondés plus puiffamment que les vaiffeaux des autres nations Européennes. On conftruit des vaiffeaux, ou plutôt des chaloupes ; on les ap-provifionne , & fûrement avec moins de foin que ne le font les autres nations. Si l'équipage eft obligé d'hiverner quelque part fur le rivage, il conftruit des cabanes , il fe nourrit des provirions du vaiffeau & du poiffon qu'il pêche. Voilà tout ce qu'on fait pour les féconder. En tout de M, le B. de G.. 295 cela , les autres nations n'ont - elles pas les mêmes avantages ? Affnré-ment il n'y a ni ville , ni fort , ni Gouverneur fur tous ces rivages pour féconder les Ruffes , ou empêcher l'abord à d'autres nations. Cette rai-fon s'évanouit donc d'elle-même. Votre Auteur fuppofe encore gratuitement qu'on feroit obligé d'hiverner trois ou quatre fois en chemin. Il faudroit , pour cela , s'y prendre auffi mal que les Ruffes , qui ne commencent le voyage qu'en Août, & ne font que côtoyer. Mais en partant dans le milieu de Mai, & même jufqu'au douze Juin du cap Nord en Norwége, tems où la petite mer d'eau douce fe trouve déjà libre ; & prenant alors le milieu entre Spitzberg & la nouvelle Semble , jufqu'au quatre - vingt ou quatre-vingt-cinquième degré , félon qu'on verroit la mer plus libre Tiv ïy6 Lettre d'un côté que de l'autre; j'ofe le dire » le voyage feroit achevé en Août, 3c le cap Schalaginskoi dépaffé avant le tems que les Ruffes ont accoutumé de fortir du Lena en pleine mer. Voilà donc tous ces hivernemens très-inutiles. Quant à ce que votre Ruffe prétend , que ce plus court chemin n'exifte que fur nos glohes Se nos mappemondes , il eft aifé de s'ap-percevoir qu'il veut en impofer au public fous l'apparence de la vérité* La route d'Europe au Kamtschatka par le Nord n'a pas encore été faite en un feul voyage ; dans ce fens, ce chemin n'exifte que fur les mappemondes : mais fi je prouve qu'elle a été faite entièrementà trois reprifes , on conviendra que ce chemin exifte non - feulement fur les mappemondes, mais réellement, & qu'on peut l'exécuter en un feul voyage. Si on peut aller de Hambourg à Nantes, de-là à Lisbonne, 6c de Lisbonne à Livourne , chacun conçoit qu'on peut fe rendre de Hambourg à Livourne ; & voilà ce qui s'eff fait pour le voyage au travers de la mer glaciale, comme je vais le démontrer. Sans parler de plufieurs voyages fous le pôle , ni même de l'hiverne-ment de Heemskerk & de Barenz , qui ont franchi la plus grande difficulté , en doublant le cap le plus oriental de la nouvelle Zernble, à plus de foixante & dix-huit degrés, je m'en tiendrai à la navigation des vaiffeaux Hollandois qui font parvenus jufqu'à la longitude des embouchures du Lena , tk qui ont trouvé dans ces parages une mer libre & fans glaces. On lit dans les tranfaéfions philosophiques, que vers l'an 1675 , une Société de marchands d'Arnfterdam fit une tentative pour chercher le paffage du Nord-Eft. Elle équipa deux vaiffeaux, qui étant parvenus au foi-xante-quinzieme ou quatre-vingtième degré de latitude, pouffèrent jufqu'à trois cents lieues à fEft de la nouvelle Zemble. Ces trois cents lieues à cette latitude feroient foixante - quinze degrés ; lefquels joints à quatre-vingt-quinze , les auroient portés au cent foi-xante-dix feptieme degré de longitude, & par conféquent à la hauteur du cap Schalaginskoi. Mais fi l'on veut qu'ils ne foient venus qu'au cent quarantième degré, & qu'ils n'aient fait que cent quatre-vingts lieues, alors ils fe feront trouvés à la longitude de l'embouchure la plus orientale du Lena ; & c'eft auffi à cette longitude qu'on a marqué, dans les cartes qui ont été faîtes après ce voyage , Hàc ufqu* HolUndï pervenerunt. Ils ont donc dé- paiTé ce terrible cap de glace à 1 Oueft du Taimura , qu'on dit être lié avec la nouvelle Zemble 6V Spitz-berg par des vglaces qui ne fondent jamais. Cependant les Capitaines Hollandois ont trouvé par-tout une mer libre & profonde comme celle de l'Efpagne. Cette fociété s'adreffa à LL. HH. PP. les Etats Généraux , afin d'obtenir un privilège exclufif pour faire le commerce par ces mers. La Compagnie des Indes orientales fenrit tout le préjudice que ce nouveau privilège pourroit lui apporter ; elle prévit que la fociété ne fe borneroit pas au commerce de la mer glaciale , mais Qu'elle avanceroit vers le Japon ; qvfelle s'établiroit dans les îles & pays voifins ; & qu'enfin elle Pourroit peu à peu attirer à elle tout Ce commerce lucratif. Elle employa donc tout fon crédit pour faire re-jetter cette demande. Mais la fociété, alfurée de la facilité de cette navigation, ne voulut pas renoncer à l'efpérance de profiter de fes découvertes. Elle s'adreffa au Roi de Danemarck, qui l'écouta favorablement ; & on équipa trois vaiffeaux. Ce projet fut encore traverfé par la Compagnie des Indes : élis fut fi bien négocier & fufciter des difficultés , que tout s'en alla en fumée. La Compagnie des Indes, voyant que le public murmuroit de ce qu'elle vouloit empêcher cette découverte defirée fi avidement depuis plus d'un fiecle, prit le parti de l'affûter qu'elle ne demandoit pas mieux. Elle donna des ordres en conféquence , & en" voya des vaiffeaux depuis Batavia, qui, pour la forme, avancèrent jusqu'au cinquantième degré, & revin- rent. La Compagnie ne doutoit pas que gagner du tems, c'étoit tout gagner. Elle fit fi bien pendant cet intervalle , que la fociété fe diflipa 9 & elle défendit enfuite qu'aucun vaiffeau ne fît voile au "Nord du Japon. Voilà des faits avérés, connus & authentiques. Cette partie de la route a donc été faite. Paffons à la féconde partie de la route, & faifons voir qu'elle a été de même exécutée. Les Profeffeurs Gmelin & Muller, ainfi que votre Auteur Rulfe, pa-roiffent craindre de s'expliquer trop ouvertement fur les voyages depuis le Lena au Kamtfchatka : mais malgré toutes leurs précautions , Muller nous fournit la preuve qu'on a fait cette féconde partie de la route. On tenta, dit-il, en 1647 àe découvrir l'embouchure de TAnadir de* puis le Koluna ; • mais on ne put réumr, parce que , cet Été, la mer étoit fi remplie de glaces, qu'elle ne permettoit pas une navigation libre* Cependant , loin de perdre l'efpé-rance qu'on avoit conçue, le nombre de ceux qui favonfbient ce projet s'augmenta tellement , qu'on équipa fept bâtimens dans la même vue. On ignore ce que quatre de ces bâtimens font devenus ; mais les trois autres, fous les ordres de Semun Defchnew, Gerafim Ankudinow, tous deux chefs des Cofaques , & Fedot Alexew * chef des Promyfchleni, commencèrent leur voyage le vingt Juin. Il eft à regretter que toutes les cir-conftances de cette navigation n'aient pas été mentionnées. Cette relation commence par le grand ifthme ; cir" confiance qui mérite le plus d'attention. « Cet ifthme, dit Defchenew, » eft entièrement différent de celui » qu'on a trouvé auprès de la rivière » Tfchukotfchia à l'Oueft de la ri-» viere Koiima : fa pofttion eft entre » Nord & Nord-Eft, & tourne en » cercle vers la rivière A nadir », Muller continue : Vis-à-vis de fifthme, il y a deux îles peuplées. On peut aller à la voile depuis l'ifthme à la rivière Anadir, avec un bon vent, en trois fois vingt-quatre heures. Le vaiffeau d'Ankudinow fe, brifa, & l'équipage fe fauva à bord des autres vahTeaux. Defchenew & Fedot Alexew, étant allés à terre le vingt de Septembre , eurent un engagement avec les Tzchutzki, où ce dernier fut bleffé. Les deux vaiffeaux fe perdirent de Vue , & ne fe font plus rejoints dans la fuite. Defchenew fut pouffé par les vents dans la mer jufqu'en Oéfo-kre : il fit enfin naufrage aux environs ^e la rivière Olotura. Defchenew fit couper, en 16*53 i du bois pour conftruire un vaiffeau, dans le deffein d'envoyer par mer à Jakoutzk le tribut qu'il avoit reçu ; mais comme il manquoit de matériaux , cette affaire ne put avoir lieu. M. Muller fait tout ce qu'il peut pour perfuader que le cap Schala-ginskoi eft indépaffable ; &: voilà trois bâtimens qui, de fon aveu , on doublé ce redoutable cap. Ces vaiffeaux fortirent du Kolima , à la naiffance du cap , le vingt Juin ; & la pointe de ce cap n'étant pas fi éloignée de fa naiffance que de l'embouchure de FAnadir, ou l'on peut, avec un bon vent , arriver en trois fois vingt-quatre heures, le cap fut fans doute doublé avant le commencement de Juillet. Ce voyage par mer du Lena à l'Anadir, qu on nous dit être fi difficile , tk même impratiquable, s'exécute cute ici avec une promptitude qui pourroit faire douter de Pexiftence de ce terrible cap Schalaginskoi. Sans recourir aux anciennes cartes qui n'en ont point, & qui, depuis le Ko-lyma , repréfentent une côte unie vers le Serdzekamen , ce que nous dit M. Muller fuffît pour fonder un doute raisonnable. La relation de 1648 ne parle point de ce cap ; ce qui eft dit du grand ifthme paroît être celui dont la fin forme le Serdzekamen. M. Muller dit expreffément que vis-à vis de ce grand ifthme il y a deux îles ; & ces îles ont été depuis découvertes vis-à-vis des Tzchu-tzchi. Ce qu'il y a de plus remarquable , c'eft que ceux qui ont fait ce voyage affurent que depuis ce grand ifthme , on peut fe rendre à l'Anadir, avec un vent favorable, en trois fois vingt-quatre heures. Cependant, d'après les cartes mo- 306* Lettre dénies , il feroit impoffible qu'avec un vent, fût-il aufîi fort que les vents alifés de la mer du Sud , on pût aller depuis i'ifthme du prétendu cap Schalaginskoi jufqu'à l'Anadir, qui fe décharge dans la mer au-deffous du cap Tzchutzki -, Se rien n eft au contraire plus vraifemblable , fi , à environ dix degrés du Kolima , la côte fe forme Sud-Eft jufqu'au Serdzeka-men, Se de-là Sud-Oueft vers le cap des Tzchutzki, l'un Se l'autre moins avancés que dans les cartes." Alors il eft facile de comprendre comment les trois vaiffeaux ont pu parvenir en peu de tems du Kolima à l'Anadir ; Se rien aufîi ne fera p^s plaufible que ce qu'avance le Profef-feur Gmelin, que flndigir Se l'Anadir doivent être regardées comme ri-vieres de la même mer j ce qui, fans cela, feroit ridicule. L'éloigne-ment de l'embouchure de l'une à celle 8c établi un commerce des plus belles pelleteries avec les habitans; que ceux du Kamtfchatka , ayant fait route au Nord , avoient rencontré leurs camarades dans ces îles ; 8c que, pour la commodité de leur commerce , ils avoient établi un entrepôt à l'île de Beering. Ces députés apportèrent à l'Impéra-trice quelques peaux de renards noirs, les plus belles qu'on ait encore vues. Ils penfent que quelques-unes de ces terres tiennent à l'Amérique. D'après ce rapport, la Cour prit la réfolution de pouffer ces découvertes, & elle envoya le Lieutenant-Colonel Blenmer avec des Géographes f pour faire , en fortant de l'Anadir , une expédition vers ces mêmes parages. Ce fait eft inconteftable. Il eft donc hors de doute que la navigation depuis le Kolima à l'Anadir eft praticable , & même facile 8c prompte- Viij 3ïo Lettre On ne peut donc plus contefter qu'on; ne puiffe faire les deux premières parties de la route, le chemin eft donc ouvert depuis le cap Nord en Norvège jufqu'au Kamtfchatka. Pour la troisième, du Kamtfchatka au Japon & vers les pays voifins , perfonne n'en doute, ni n'en fauroit douter. U eft donc démontré que le voyage de l'Eurppe jufqu'au Japon par la mer glaciale s'eft exécuté. Mais vous craignez qu'on ne s*ex-pofe au danger de fe perdre en doublant le cap de glace , à l'Eft du Tai-mura, puifque la terre de Gelmer 5 avance indéfiniment dans la mer , que deux vaiffeaux Ruffes, l'un parti du Lena , l'autre du Jenifea , en 1739 , ^e Sont brifés en voulant doubler ce cap. Ce fait rapporté par Gmelin me paroît très-fufpea. Il nous dit que l'un 6 ces vaiffeaux ou tous les deux s'é-? toient perdus, & que tous les gens de 1 équipage eurent le bonheur de fe fauver. Il faut convenir que ce naufrage fut fort doux. Mais je ne penfe pas que le^ vaiffeaux aient été brifés. Il eft bien plus probable que les Ruffes, fi poltrons fur mer, & qui tremblent dès qu'ils s'éloignent des côtes, ayant vu leur vaiffeau pris par les glaces , fe font fauves à terre , l'ont abandonné, &, pour fe difcuU per, ont affuré qu'il s'étoit brifé. M. Engel fortifie cette conjecture par un fait qui mérite attention. Il eut un jour une longue converfation avec un Chirurgien de vaiffeau qui alloit tous les ans à la pêche de la baleine, cV qui avoit fait plufieurs voyages à Spitzberg. Ce Chirurgien lui dit qu'étant à Spitzberg en 1743 , on lui avoit conté qu'il y avoit environ trois ans on avoit rencontré , dans le mois de Mai, un vaiffeau échoué fur la V iv côte du Sud ; que ce vaifleau , reconnu pour appartenir aux RulTes, n'étoit pas endommagé ; qu'on l'avoir même trouvé pourvu de munitions, utenfiles , 6\c. le tout en bon état ; qu'on en avoit fort raifonné, fans pouvoir rien décider. On ne peut guère douter que ce vaifleau trouvé fur la côte méridionale de Sp-'tzberg, ne foit un des deux qu'on prétend s'être brifés en voulant doubler le cap glacial. Ce voyage fe fit en 1739, & c'enL l'anr,ée Suivante qu'on rencontra ce vaiffeau échoué* Aucun vaifleau d'Archangel n'a pu avoir ce fort. On fait en quel tems on doit aller à la mer blanche tk en revenir ; 6k de pareils cas n'y arrivent jamais. Les Ruffes n'ont point de vaiffeaux ailleurs fur toute cette mer. Quel vaiffeau a donc pu être jette fur la côte de Spitzberg, fi ce n eft un de ceux qui ont été envoyés pour DE M. LE B, DE G., 313 îeconnoître le cap glacial, & chercher la communication entre le Pia-fida & le Taimura? Les Ruffes, qui craindroient de périr s'ils reitoient en mer iurqu'en Septembre, l'ont affuré-rncnt abandonné. Les Samoyedes, & M. Gmelin même , affurent que jamais la petite mer, & moins encore la grande mer, ne refte gelée tout le le mois de Septembre , ni même tout l'hiver. Ce vaifleau abandonné par l'équipage fut, dès que la mer redevint libre , pouffé par les vents du Sud-Eft. fur la côte de Spitzberg , foit en Septembre , foit même plus tard y & en Mai on l'y trouva échoué. Cette conjecture , comme on le voit, n'eft point du tout destituée de vraifemblance, & on doit naturellement en tirer cette conféquence : fi un vaiffeau voguant au hazard & fans être gouverné, a pu faire le trajet depuis le cap de glace, ou ? fi l'on veut, 314 Lettre depuis la petite mer, au Sud de la nouvelle Zemble, en Septembre ou plus tard, feulement pouffé pas les vents jufqu'à Spitzberg, à combien plus forte raifon un vaiffeau gouverné par un bon Officier, qui a fous fes ordres un équi^ page convenable , ne pourra-t-il pas traverfer cette mer en été ? Examinons maintenant les trois grandes objections qu'on fait depuis long-tems contre la poffibilité du pa£ fage du Nord-Efl. On nous dit que la côte de la mer glaciale s'élargit de plus en plus, & que la mer dans ces parages devient toujours moins profonde ; ce qui doit faire conjecturer que quand même le paffage auroit été poffible autrefois, il ne le feroit plus aujourd'hui. Dans la fuppofîtion que la mer diminue & devienne toujours moins profonde , & que , comme en Suéde, elle baiffe de demi - pouce par an, cette objection n'auroit de force qu'autant qu'on voudroit, comme les Ruffes , ne pas s'écarter des côtes. Peut-on fuppofer que cette diminution, qui 9 depuis cent vingt-deux ans , ne feroit que d'environ cinq pieds, pût s'ap-percevoir dans la haute mer, que les vaiffeaux Hollandois ont trouvée aufîi profonde que celle de l'Efpagne, où l'on ne trouve point de fond; lors même qu'on dit la petite mer d'une très-grande profondeur ? En panant à huit ou douze degrés des côtes, c'efl-à dire , en s'en tenant éloigné de cent foixante ou deux cents quarante lieues, il eft hors de doute que cette diminution ne peut pas être fënfible. D'ailleurs , on fait qu'en mer , comme fur terre, il y a des chaînes de montagnes dont les cimes forment des îles. Les vallons de ces montagnes doivent rendre la mer dans ces endroits très-profonde y & où l'on trouve une plaine 3 î6 Lettre inclinée par une pente infenfible vers la mer , elle y doit continuer & avancer encore bien loin. Si Ton ne vou-loit que côtoyer , on ne le pourroit fans doute qu'en employant des bâtimens petits & légers, mais en avançant en mer cent ou deux cents lieues, on doit y trouver une grande profondeur, puifqu'il y a par-tout quelques îles ou cîmes de montagnes, dont les pieds forment des vallons profonds entre elles. On objecte encore qu'à l'entrée du détroit il y a plufieurs îles qui joignent prefque enfemble les deux continens de l'Afie & de l'Amérique ; qu'à cette latitude les îles font fouvent entourées de glaces qui doivent boucher les détroits , & empêcher l'entrée des vaiffeaux depuis le Nord dans le détroit d'Anian. Il faut avouer que cette difficulté eft de quelque poids ; cependant elle n'efr. pas invincible. Les géographes placent des îles dans ce détroit, quelques-uns même y repréfentent une grande île Eft & Oueft entre les deux continens, qui remplit tout l'efpace de cette entrée du détroit. Mais fur quelles relations fe font fondés les géographes ? Suppofons cependant que ces îles s'y trouvent telles qu'on fe les figure : fera-t-il donc impoffible de paffer entre elles & le continent ? Tous ceux qui ont voyagé fur mer, tous ceux même qui ont lu des relations de pareils voyages, ne fauroient révoquer en doute qu'à l'entrée d'un pareil détroit, qui à l'extrémité feptentrionale aura toujours pour le moins cinquante lieues de large, les îles & leurs petits dé-ttoits fe trouvant entre deux mers , la glaciale & celle du Sud, il y aura toujours des courans rapides qui, félon les vents , pouffent avec force l'eau tk la glace tantôt Vers le Sud ? tantôt vers le Nord : de forte que Û jamais la mer au Nord étoit gelée, ces petits détroits le feroient rarement, & jamais en été , parce qu'à moins d'un calme parfait, la glace ne pourroit y tenir. La dernière objection rouie fur i'ob-ftacle infurmontable que doivent cau-fer les glaces, qui, depuis l'exiflencé du monde , fe font continuellement accumulées. Les glaces, dit-on, fe forment toutes, ou du moins la plus grande partie, de l'eau douce. Or, fi l'on calculoit la quantité immenfe d'eau douce qui s'eil jettée dans la mer depuis que l'univers exifle , elle furpaf-feroit une infinité d'Océans. Il faut donc que les glaces augmentent. H doit donc y avoir vers le pôle des montagnes de glace qui s'accroiffent chaque année, & qui augmentent le froid & les glaces dans le refle de la trier. Si donc cette route eût été autrefois pratiquable, elle ne le feroit plus* Si jamais, dit M. Erige!, on peut fe fervir de l'axiome, Qui prouve trop ne prouve rien , ce fera ici. Il eft bien vrai que fi, depuis l'exi-itence du monde, toute l'eau douce qui s'eft écoulée dans la mer s'y trou-voit encore, elle furpalferoit de beaucoup celle qu'on fuppofe avoir exifté dans un déluge univerfel. Mais pourquoi n'exifte-t-elle plus ? C'eft fans doute à caufe de fa circulation perpétuelle. Les fleuves Se les rivières font formés des ruiffeaux ; ceux-ci, des fources ; Se les fources, des nuages, des vapeurs, des pluies, des neiges, Sec* dont peut-être les quatre-vingt-dix-neuf centièmes viennent de la mer. Ce font ces eaux douces, mêlées de parties falines Se nîtreufes les plus fub-tiles, qui, élevées en vapeurs, rem-pliffent l'air , Se retombent, foit en rofées , foit en pluies & en neiges; fécondent la terre , 6k font végéter toutes les plantes, par une continuelle circulation. Si les glaces augmen-toient, les vapeurs , les fources, les rivières diminueroient : mais il faut convenir que depuis plus de fix mille ans on ne s'en efl pas encore apperçu» Mais, pour épuifer tout ce qu'on peut dire contre ce paffage, on nous objectera enfin qu'on ne peut pas nier que cette mer ne foit fou vent remplie de glaces ; qu'en accordant que la glace ne foit pas toujours ferme 6k fonde , il faut du moins croire , d'après les relations , que, par le calme, les glaçons épars fe joignent, 6k font des plaines de glace d'une étendue im-menfe ; ce qui doit faire craindre que les vaiffeaux, au milieu de certe varie mer , ne foient continuellement expo-fés au danger de fe brifer 6k de périr. H faut convenir que fi cette mer étoit de M. le B, de G.» $lt étoit aufïi remplie de glaçons & de montagnes de glaces qu'on veut le faire croire, les vaiffeaux s'y trouve-roient dans un très-grand danger : mais loin que cette conjecture foit fondée, elle eft au contraire détruite par toutes les relations. Tous les vaiffeaux qui difent avoir dépaffé la nouvelle Zem> ble ou avoir approché du pôle , parlent tous d'une mer libre de glaces. Les relations contredifent donc cette conjecture ; l'objection n'eff donc fondée que fur de fauffes fuppoiitions* » Les glaces , dit M. de Buffon, fe » forment auprès des terres, & jamais » en pleine mer; car, quand même » on voudroit fuppofer, contre toute » apparence, qu'il pourroit faire affez » froid au pôle pour que la fuperficie » de la mer fût glacée , on ne conce-» vroit pas mieux comment ces énor« » mes glaces qui flottent, pourroient » fe former, fi elles ne trouvoient pa* » un point d'appui contre les terres, » d'où enfuite elles fe détachent par » la chaleur du foleil. Les fleuves, tels » que l'Oby, le Genifea, & les auto très grandes rivières qui tombent » dans les mers du Nord, entraînent » les glaces qui bouchent pendant la » plus grande partie de l'année le dé-» troit de Waigats , & rendent ina-» bordable la mer de Tartarie par » cette route , tandis qu'au-delà de la » nouvelle Zemblc & plus près des » pôles , où il y a peu de fleuves & » de terres , les glaces font moins » communes, & la mer plus naviga-» ble. Si donc on vouloit tenter le » voyage de la Chine par les mers » du Nord, il faudroit diriger fa route » droit au pôle, & chercher les plus » hautes mers, où certainement il n'y » a que peu ou point de glaces ; car » on fait que l'eau falée peut, fans fe i geler, devenir beaucoup plus froide DE M. LE B. DE G,. 32J » que l'eau douce glacée : 6k par con-» féquent, dans la fuppofition même « qu'au pôle le froid fût excefîif, ce » froid pourroit rendre l'eau de la mer » plus froide que la glace, fans que » pour cela la furface de la mer fe » gelât ; d'autant plus qu'à quatre-« vingts ou quatre-vingt-deux degrés » la furface de la mer, quoique mê-» lée de beaucoup de neige 6k d'eau » douce , n'eff glacée qu'auprès des » côtes. Si le paffage du Nord a fou-» vent été tenté inutilement , c'eff. » parce qu'on a toujours craint de » s'éloigner des terres 6k de s'appro-» cher du pôle ». Il eft bien vraifemblable que la quantité prodigieufe de glaces , formées des eaux douces des rivières, qu'on trouve vers les rivages du continent 6k des îles, 6k qui eft chaffée fouvent au Nord 6k au Nord-Eft, peut quelquefois couvrir un peu la mer ; X ij 324 Lettre mais en comparant cette quantité de glace avec la grande étendue de la mer, qui eft de treize degrés en latitude dans fa moindre largeur, & de plus de cent cinquante en longitude, fans y comprendre celle au Nord de l'Amérique, ces glaces peuvent être tellement difperfées, que les vaiffeaux n'en doivent guère être embarraffés. On dira fans doute encore que les vaiffeaux doivent s'attendre à rencontrer des îles fur leur route ; que puifque dans le voifinage des terres il fe forme toujours une grande quantité de glaces , les vaiffeaux ne pourront paffer ni à côté ni entre ces îles, où les paf-fages feront fermés par ces glaces. Je réponds que ces glaces ne peuvent être d'invincibles obftacles pour les vaiffeaux ; qu'elles ne peuvent même les mettre en grand danger : car , félon MM. Jérémie, Elhs & autres, Ci dans le détroit d'Hudfon on de M. le B, de G,. 3 2f efl obligé quelquefois de donner dans des bancs de glace , on fe grapine 7 c'eiï-à-dire, on fôifit les navires contre les glaces, & lorfque , par la force des vents & des courans, il fe forme quelque ouverture au travers des glaces , on met à la voile, fi le vent eft favorable , pour fë faire paffage avec de longs bâtons ferrés. Si les glaces ne font pas dans la baie d'Hudfbn des obftacles infur-montables, elles doivent caufer bien moins d'empêchement dans la grande mer à l'Eft. Le détroit d'Hudfon n'a que feize à dix huit lieues de largeur 5 la mer, entre la nouvelle Zemble & le pôle, efi4 de deux cents foixante lieues. Quelle différence ï Le même embarras n'y efi donc pas à craindre,. M. Jérémie nous dit qu'on y peut paifer depuis le quinze Juillet jufqu'au quinze Octobre. M. Ellis, dans fou voyage 5 n'arriva au cap Diggs qu^ 326 Lettre le deux d'Août. L'année fuivante, en retournant, il entra le vingt-neuf de ce mois dans le détroit, & il remarque qu'il fit un tems chaud 6k agréable jufqu'au trois de Septembre. Le neuf, il fe crut proche des îles de Réfolu-* tions , de l'autre côté du détroit, 6k voyoit encore de grandes montagnes de glaces, qu'il perdit d'abord de vue, fe trouvant dans un climat plus doux. Or Ci la différence étoit déjà fi grande entre ce détroit à foixante-deux degrés de latitude, 6k la même hauteur en pleine mer, que le premier étoit rempli de grandes glaces mobiles, 6k l'autre entièrement libre, on peut juger de ce qu'on doit attendre en plein été dans la vafte mer du Nord. Mais continuons de comparer le détroit d'Hudfon avec la grande mer , 6k nous verrons réfulter de cette compa-raifon de nouveaux- avantages en fa* Yeur du pafTage du Nord-Eft, de M* le B. de G.. 327 Il eft rare qu'on puiffe entièrement dépaffer ce détroit avant le premier Août ; & les vaiffeaux de la pêche fe trouvent ordinairement à la vue de Spitzberg à foixante-feize degrés, au commencement de Mai. C'eft donc trois mois plutôt que le tems où ils paffent le détroit d'Hudfon, ou quatre-vingt-douze jours, qui fuffiroient pour faire tout le voyage. M. Jérémie fixe le terme jufqu'où l'on peut paffer le détroit, au quinze Octobre : les Samoïedes le fixent, pour la petite mer, au premier Octobre. Les vaiffeaux ont donc cinq mois pour faire leur trajet j ce qui fait cent cinquante-trois jours de vingt-quatre heures ; ou deux mille cent quarante-deux heures. Nous pofons toujours le terme du départ depuis le cap Nord, à foixante-onze degrés de latitude, Sz environ quarante-cinq de longitude. De-là jut Xiv qu'au cent foixante-quinzieme degré,' il y en auroit cent trente. Nous avons dit que depuis le cap Nord il falloir tenir le milieu entre Spitzberg & la nouvelle Zemble, & aller toujours au Nord-Eft jufqu'au quatre-vingt-cinquième degré de latitude. A cette hauteur le degré de Ion-» gitude fait environ trois lieues & demie. Les cent trente degrés ne donne* yont que quatre cents cinquante-cinq lieues. Si l'on compte une heure de navigation pour une lieue de chemin, il reftera encore feize cents quatre-vingt-fept heures, pour tous les empê-çhemens, tels que les glaces , les lou-voyemens, les vents contraires, &c. & cependant pour les quatre cents cinquante-cinq heures de bon vent & de mer libre, nous n'avons compte qu'une lieue par heure ; & l'<~>n ^û£ alfez qu'on en peut faire deux ou trots. On pourroit donc , dès le mois de Juillet, entrer dans le détroit d'Anian ; & fi Ton ne vouloit pas hiverner fur la côte occidentale de l'Amérique, ou aux îles vers le Sud du détroit, il feroit encore poffible de retourner la même année en Europe, fans s'arrêter que pour reconnoître le paffage 6k l'entrée du détroit entre les deux çon-tinens. C'eft ainfi que M. Engel prouve la poffibiiité d'un paffage de la mer du Nord ou Océan atlantique, dans la mer du Sud ou pacifique, par la mer glaciale. Si fes idées, dit un favant Géographe, ne portent point l'empreinte de la vérité , du moins ne leur conteftera-t-on pas celle de la vraifem-blance 6k de la probabilité. Mais M. Engel, qui ne voit rien de plus poffible que de communiquer de la mer du Nord à celle du Sud par la route du Nord - Eft y ne penfe point 330 Lettre que cette communication foit pratiquante par le Nord-Oueft. Cette conféquence fuit néceffairement de fétendue qu'il croit devoir donner à l'Amérique feptentrionale. Sans entrer dans aucun détail fur le gilfement des côtes , je me bornerai à vous cxpofer fuccintement ce que difent les défendeurs de ce paffage, fi long-tems & toujours infruérueufement cherché par les Anglois * ; & les raifons les plus fortes dont M. Engel fe fert pour les combattre. « La baie d'Hudfbn, dit l'Auteur * On lit dans la gazette Angloife du 3 Mars i77J » qu'on avoit trouvé dans les papiers du Capitaine Coats la carte & les détails d'un paffage au Nord" Oncfl pour aller, par le haut de l'Amérique , aU détroit d'Anian , qui conduit à la Chine & aU* Indes. On ajoute encore qu'en 1769 le Capitaine Chigny avoit donné ^ fes amis quelques indices d'un femblablc paffage ; mais que des raifons d'intérêt avoient fait fupprimer ces connoiffances géographiques , dont l'Angleterre Se la France veulent férieufement s'occuper. d'un ineftimable Ouvrage fur les deux Indes, » a été Iong-tems regardée Se » on la regarde encore comme la » route la plus courte de l'Europe aux » Indes orientales , aux contrées les *> plus riches de l'Afie. Ce fut Cabot » qui le premier eut l'idée d'un paf-» fage par le Nord-Oueft à la mer du » Sud : fes fuccès fe terminèrent à la a découverte de l'île de Terre-neuve, » Loin de répandre du jour, les re-» lations qu'on publie épaiftiffent le » nuage : elles font fi concifes, fi ren> » plies d'ignorance ou de mauvaife » foi, qu'avec la plus vive impatience » de prononcer, on n'ofe afteoir un » jugement fur des témoignages fi fuf->► pecls. Arrive enfin la fameule expé-» dition de 1746, d'où l'on voit fortir » quelques clartés, après des ténèbres » profondes qui duroient depuis deux » fiecles. Sur quoi les derniers navi-» gateurs fondent-ils de meilleures ef- » pérances ? D'après quelles expé-» riences ofent-ils former leurs conjec-» tures ? » Trois vérités dans l'hiftoire de la w nature doivent palier déformais pour » démontrées. La première eft que » les marées viennent de l'Océan , & # qu'elles entrent plus ou moins avant » dans les autres mers à proportion » que ces divers canaux communi-» quent avec le grand réfervoir par » des ouvertures plus ou moins confi-» dérables : d'où il s'enfuit que ce mou-» vement périodique n'exifte point » ou ne fe fait prefque pas fentir dans » la Méditerranée , dans la Baltique J » & dans les autres golfes qui leur » relfemblent. » La féconde vérité de fait eft qne » les marées arrivent plus tard & pins » foibles dans les lieux éloignés de » l'Océan, que dans les endroits qui * le font moins. ►> La troifieme eft que les vents vio-» lens qui foufrlent avec la marée , la » font monter au-delà de fes bornes » ordinaires $ Se qu'ils la retardent ou » la diminuent, lorfqu'ils foufrlent en » fens contraire. » D'après ces principes , il eft con-» fiant que fi la baie d'Hudfon étoit » un golfe enclavé dans des terres, » & qu'il ne fût ouvert qu'à la mer » atlantique , la marée y devroit être » plus marquée ; qu'elle devroit s'af-» foiblir en s'éloignant de fa fource, » & qu'elle devroit perdre de fa force » lorfqu'elle auroit à lutter contre les » vents. Or il eft prouvé par des ob-» fervations faites avec la plus grande » intelligence , avec la plus grande » précifion, que la marée s'élève à » une grande hauteur dans toute l'é-» tendue de la baie. Il eft prouvé » qu'elle s'élève à une plus grande » hauteur dans le fond de la baie que 9» dans le détroit même ou dans le » voifinage. Il eft prouvé que cette » hauteur augmente encore lorfque les » vents oppofés au détroit fe font fen-» tir. Il doit donc être prouvé que la » baie d'Hudfon a d'autres communi-» cations avec l'Océan que celle qu'on » a déjà trouvée* » Ceux qui ont cherché à expliquer n des faits fi frappans en fuppofant une » communication de la baie d'Hudfon » avec celle de Baffin, avec le détroit » de Davis, fe font manifeftement » égarés. Ils ne balanceroient pas à » condamner leur conjecture , s'ils » vouloient faire attention que la ma-» rée eft beaucoup plus baffe dans le » détroit de Davis, dans la baie de » Baffin, que dans la baie d'Hudfon. » Si les marées, qui fe font fentir » dans le golfe dont il s'agit, ne peu-» vent venir ni de l'Océan atlantique, » ni d'aucune autre mer feptentrio- » nale, où elles font toujours beau* » coup plus foibles, on ne pourra » s'empêcher de penfer qu'elles doi-» vent avoir leur fource dans la mer » du Sud. Ce fyflême doit tirer un » grand appui d'une vérité incontef-» table ; c'eft que les plus hautes ma-» rées qui fe faffent remarquer fur ces » côtes, font toujours caufées par les » vents du Nord-Oueft, qui foufrlent * directement contre ce détroit. » Ces faits confiaient, autant que » la nature le permet, l'exiflence d'un » paffage fi long-tems & fi inutile-» ment defiré. Mais dans quelle par-» tie de la baie doit fe trouver ce » paffage ? Tout invite à croire que » le "VTelcome à la côte occidentale » doit fixer les efforts dirigés jufqu'ici » de toutes parts fans choix & fans * méthode. On y voit le fond de la » mer à la profondeur de onze braffes. » C eft un indice que l'eau y vient de 336 Lettré » quelque Océan, parce qu'une fem-» blable tranfparence eft incompatible » avec des décharges de rivières, de » neiges fondues & de pluies. Des » courans dont on ne fauroit expli-» quer la violence qu'en les faifant » partir de quelque mer occidentale, » tiennent ce lieu débarraffé de gla->> ces, tandis que le refte du golfe en » eft entièrement couvert. Enfin les » baleines, qui, dans l'arriére-faifon, » cherchent à fe retirer dans les cli-» mats plus chauds, s'y trouvent en » très-grand nombre à la fin de l'été > » ce qui paroît indiquer un chemin, y) non pour fe rendre à l'Océan fep-» tentrional, mais à la mer du Sud. » Il eft encore raifonnable de con-» jecturer que le paffage eft court* » Toutes les rivières qui fe perdent » dans la côte occidentale de la baie » d'Hudfon , font foibles & petites j P ce qui femble prouver qu'elles ne » viennent de M. le B. de G.. 337 h viennent pas de loin , & que par » conféquent les terres qui féparent >» les deux mers, ont peu d'étendue* » Cet argument eft fonifié par la force » 6V la régularité des marées. Par-tout » où le flux 6k le reflux obfervent des » tems à peu près égaux , avec la feule » différence qui eft occasionnée par le » retardement de la lune dans fon rc-» tour au méridien , on eft affuré de » la proximité de l'Océan , d'où vien-h nent ces marées. Si le paffage eft » court , & qu'il ne foit pas avancé » dans le Nord , comme tout paroît » l'indiquer , on doit préfumer qu'il » n'eft pas difficile. La rapidité des » courans qu'on obferve dans ces pa-» rages & qui ne permettent pas aux » glaces de s'y arrêter, ne peut que » donner du poids à cette conjec-» » ture >». Ces raifonnemens éblouiffms n'en impofent pas à M. Engel. Il penfe qu'on doit rétablir le continent de l'Amérique dans fon ancienne pofition, Se telle que les premiers Géographes modernes l'ont constamment repréfen-tée pendant près d'un fiecle. Il fait voir que le changement qu'on y a fait enfuite n'elf fondé fur aucune relation , ni fur aucun fait, mais feulement fur des conjectures erronées ; Se que par conféquent il faut s'en tenir aux relations Se aux cartes des premiers navigateurs*, jufqua ce que des rela- * Ces relations ( appuyées du témoignage unanime des fauvages qui habitent les pays fitués vers le deux cent quatre-vingtième degré de longitude , & entre le cinquante & le foixantieme deg^ de latitude ; pays où le degré de longitude n'eft plus que de douze lieues ou environ ) ne permettent pas de douter qu'il ne fe trouve à l'Oueft de la baie d'Hudfon une grande étendue de pays. Tous les fauvages parlent de trois, de quatre & même de cinq mois de chemin , de nations au-delà, & de rivières dont on connoît le cours jiifqn'à mule lieues. Mais ces fauvages, qui connoiffent 8C pomment les lacs & les nations civilifées qui « de M. le B. de G.* 339 tions & des faits auffi authentiques que les leurs les contredifent. D'où il fuit qu'à l'Oueft & au Sud-Oueft de la baie d'Hudfon il exifte un continent immenfe ; ce qui détruit toute proba* bilité d'un détroit qui communique de cette baie dans la mer du Sud. La relation de M. Ellis, dont il fait un judicieux examen, ne fert qu'à le confirmer dans fon opinion. Ce qu'on dit du flux Se du reflux dans la baie d'Hudfon , fe trouve contredit par d'autres navigateurs qui ont été témoins oculaires. Pourquoi M. Ellis, qui a fait fon poffible pour réufîir à la découverte du paffage, Se qui a examiné toutes les places fur lefquelles on pouvoit former la moindre conjec- trouvent dans le continent à l'Oueft, & jufqu'à mille lieues de leurs habitations , n'ont jamais Soupçonné l'exiftence du détroit qu'on prétend devoir communiquer de la baie d'Hudfon à la mer du Sud, Yij 340 L e t t r* e ture, n'a-1-il pas poulie du côté de l'Oueft ou Sud-Oueft, d'où il prétend que ce flux vient ? Ce pafTage auroit été tout trouvé , puifqu'il n'y avoit qu'à fuivre ce flux lors du reflux. Mais n'efl-il pas abfunle que ce flux vienne de la mer du Sud , qui eft à plus de mille lieues de la baie d'Hudfon , fans faire attention au grand nombre de rivières qui le croiferoient ? On prétend que les baleines qui s'y trouvent , viennent par ce paffage. Mais un détroit par lequel des baleines de cent cinquante & de deux cents pieds pafferoient aifément, fe-roit-il donc fi difficile à découvrir ? Les défenfeurs de ce paffage nous difent qu'il finit le chercher au foi-xante-deuxieme , ou au foixante-cin-quieme, ou enfin au foixante-neuvieme degré. Mais on fait que la nation ap-pellée plats cotes des Chiens, habite ces contrées, & vient de quatre cents lieues loin, à pied, au fort Bourbon, fitué vers le cinquante-feptieme degré. Les quatre cents lieues donneroient vingt degrés \ leur pays eft. donc fitué au foixante-dix-feptieme : fi l'on veut n'admettre que quinze degrés, ce fera alors au foixante-douzieme. Ces gens, qui viennent par terre , & paffent par toute cette latitude à pied fec , n'ont pas la moindre connoiffance ni d'un rlérroit, ni d'une mer voifine, (i ce n'efr de la baie à l'Eft. Tous les Indiens parlent d'un pays immenfe *, * L'Amérique feptentrionale , dît M. de Re-dern, renferme dans fa partie occidentale, très-peu. connue , des nations beaucoup plus policées que. le Hnron & l'Iroquois, qu'on a trouvés fur fes cotes orientales. Elle s'étend fôrement beaucoup plus vers l'Oueft que las géographes ne le marquent ; & cette confidération feule devroit faire renoncer aux recherches du paiTage du Nord-Oueil dans l'Océan pacifique , qui ne prouve que fob-ft'mation ou l'ardeur avec laquelle un peuple profond & philofophe tâche de furmonjter les plus, grandes difficultés. & jufqu'à mille lieues à l'Oueft de la baie, & n'ont aucune idée d'un Océan ou d'un détroit peu éloigné. Il eft donc contre toute vraifemblance qu'entre le foixantieme & le foixante & dixième degré, on puiffe trouver nn détroit dans toute cette étendue entre les mers du Sud & du Nord. Si donc, conclut M. Engel, on veut paffer de la mer du Nord dans celle du Sud, c'eft du côté du Nord - Eft qu'il faut entreprendre cette navigation, Après vous avoir expofé comment M. Engel prouve la poffibilité du paffage que la lecture de votre Auteur Ruffe vous avoit fait regarder comme împofîible, vous verrez , je penfe , avec plaifir les idées de ce Savant fur la manière dont on pourroit s'y prendre pour exécuter cette entre-prife. Ses fages avis annoncent un homme éclairé, dont les réflexion» profondes ont toujours eu pour objet l'utilité publique. Vous en allez juger. On s'expofe fans doute à courir des rifques, en entreprenant de traverfer des mers inconnues ; mais ce n'efl pas fouvent un des moindres obftacles que la crainte qui faifit tout un équipage. Cette crainte, lorfqu'on voulut fe frayer un chemin aux Indes orientales en faifant le tour de l'Afrique, auroit fait échouer ce grand projet, fi le Prince de Portugal eût eu moins d'amour pour la gloire. Les chefs mêmes de l'expédition n'imaginoient pas que le cap de Bonne-Efpérance, nommé le cap des Tourmentes, fût jamais pratiquable. Que fera-ton dans une mer que le préjugé fait croire remplie de glaces fermes ? 11 feroit à propos, fi on veut réufïïr, de prendre les précautions fuivantes. L'équipage ne devroit être corn-pofé que de volontaires ? auxquels on Y h j44 Lettre expliquèrent bien le defîein qu'on veut exécuter. On leur promettroitg une folrfc plus forte qu'à L'ordinaire > ck une récompenfe honnête à ceux qui agiroient avec le plus de zeie & d'ap* plication. On feroit efpérer aux Ofh% çiers des grades diffingués , des places honorables, foit dans la patrie , foie dans les nouveaux étabhfTemens, On déclareroit que la moindre mutinerie feroit févérement punie. En plaçant d'un coté les récompenfes , il faudroit; faire envifager, de l'autre, des puni* Ùons rigoureufes. Il conviendroit de ne confier certe importante expédition qu'à un chef d'une capacité reconnue , & de lui fa:fer le choix des Officiers qui doivent être fous fes ordres. Il feroit très-avantageux que quelques Savans vchh Juffent faire ce voyage , pour en rapporter les découvertes unies progrès des içiçnces, a r>e M. le E. de G.. 345 Dans une femblable entreprife, il vaudroit mieux porter la prévoyance jufqu'aux dangers imaginaires, que de rien négliger ; d'autant plus que {i l'on ne réuffifToit pas, faute d'avoir pris foutes les précautions poffibîes , on le rejetremit fur une impoffibilité abfolae j ce qui ne manqueroit pas de faire abandonner cette tentative , au grand préjudice du commerce & des feiences. Ce feroit une économie mal entendue que de chercher l'épargne pour un objet (i important. Il faudroit pour ce voyage deux frégates , & un petit bâtiment léger, bon voilier, & qui allât à voiles & à rames ; que ces trois vaiffeaux fuffent conftruits foli-dement , & que l'une des frégates fût recouverte en dehors de feuilles d'acier poli, pour être en état de réciter au choc des gros glaçons, fi on venoit à en rencontrer, ou de gliffer 34^ Lettre facilement entre deux, lorfqu'on vou-droit pafler à travers ces groffes glaces. Des vaiffeaux forts & bons voiliers , qui tireroient peu d'eau , fe^ roient ceux qu'il faudroit préférer , parce que fi l'on fe trouvoit dans des parages où la mer eût peu de fond, on pourroit y paffer fans danger. Le petit bâtiment ferviroit à prendre les devans, pour reconnoître les îles, les côtes , les bas-fonds, les glaces , &c-Si, comme on n'en peut guère douter , on trouvoit, en s'avançant vers le pôle, une mer vafte & libre, ce petit bâtiment s'en approcheroit le plus près poffible, en prenant la précaution, lorfqu'il en feroit environ à un degré , de fe faire précéder par deux chaloupes , l'une environ cinq cents pas devant l'autre , pour s'affu-rer s'il n'y auroit pas quelque péril à efïuyer. Chaque vaiffeau devroit être pourvu de trois ou quatre chaloupes de différente grandeur , afin qu'en cas de naufrage, on pût fe fauver dans les chaloupes. Il feroit effentiel, outre les provi-lions ordinaires , de fe munir d'une grande quantité d'eau-de-vie. Ceux qui ont voyagé dans les contrées fep-tentrionales, fe font trouvés forcés malgré eux de s'accoutumer à cette liqueur. Ce ferok une bonne précaution de faire paffer la moitié de cette eau-de^vie fur des herbes anti-fcorbu-tiques, pour prévenir cette maladie fi dangereufe & fi à craindre fur mer, & fur-tout dans celle du Nord. Ce mai provient d'une nourriture mai-faine , groffiere, de difficile digeffion, particulièrement des viandes falées , & du défaut de mouvement. Pour y remédier, il faudroit choifir les meilleures provifions , avoir en viande plus de bœuf que de porc, & la faîer raoins qua l'ordinaire , puifque la 348 Lettre chair , dans les régions froides, efr, bien moins fujette à la corruption. Il faudroit auffi fe pourvoir d'un vinaigre capable de réfifter aux maladies aiguës. On rémédieroit au défaut d'exercice , en fe pourvoyant de tout ce qui eft néceffaire à la pêche de la baleine ; car, dans la fuppofition qu'on partît en Avril, comme d'ordmaire , s'il arrivoit qu'en Mai on ne pût pas encore pénétrer par cet efpace entre Spitzberg & la nouvelle Zemble , à caufe d'une année tardive ou des vents du Nord , on s'occuperoit de cette pêche. Par-là on empêcheroit l'engourdiffement des gens de l'équipage , & on préviendroit le fcorbut & d'autres maladies. Cette pêche feule, fi l'entreprife ne réuffiffoit pas, pourroit dédommager des frais de l'armement j fans compter que la France retireroit de ces expéditions un avan- tage ineftimable ; celui de former d'habiles Officiers & d'excellens matelots. Les vaiffeaux feroient fans doute armés en guerre ; mais il faudroit n'employer la force des armes que dans la dernière néceffité. Ce fut toujours une des plus grandes fautes que commirent les Capitaines envoyés pour les découvertes. Des décharges de canons font bien moins propres à gagner la confiance des habitans des terres qu'on veut découvrir, qu'à les faire fuir, en les rempliflant de crainte & d'effroi. Il faut leur laiffer ignorer ce bruit & l'effet de nos machines deiirucf ives ; tâcher de les attirer par de bonnes manières , des careffes, des préfens de chofes qu'on peut fup-pofer leur être agréables ; & ne fe fervir des armes que pour fe défendre, en cas que toute autre conduite ne pût réuffir. Cette obfervation conduit à l'article des marchandifes dont il feroit à propos de fe pourvoir. On fait déjà quelles font celles qui font les plus agréables aux Tartares, aux fauvages de rAmérique , aux Kuriilis , Sec. Par-tout les utenfiles de fer font ce qu'ils aiment avec pafîion. On con-fulteroit fur le choix de ces marchandifes ceux qui ont fait des voyages dans des pays à-peu-près femblables. On fent qu'il feroit très-avantageux d'avoir des gens qui fuffent diverfes langues , telles que la Hollandoife > la Rulfe, la Jakoutske, la Samoïede Se d'autres , pour pouvoir converfef avec quelques peuples un peu moins fauvages. Ce feroit encore une bonne précaution de fe pourvoir de tout ce qui pourroit procurer quelque foulage-ment, li , contre toute attente , on étoit obligé d'hiverner vers i'Indigir ou le Ko lima , ou fur les côtes de l'Amérique dans le détroit d'Anian, Les relations des Ruffes nous apprennent qu'ils ont fouvent hiverné fur le Chatanga, l'Oleneck, le Lena, I'Indigir , fans autres préparatifs, & qu'ils fe font garantis des rigueurs de l'hiver dans de {impies cabanes qu'ils ont couftruites. Ainfi en fe pourvoyant de quelques effets néceffajres, on pourroit hiverner dans ces mêmes contrées plus commodément. S'il arrivoît , comme il efr. très-probable , qu'on parvînt à doubler le cap Schalaginskoi de bonne heure, & qu'on fe trouvât, fur la fin de Juillet ou au commencement d'Août , à l'entrée du détroit, on pourroit renvoyer un vaiffeau en Europe pour en donner avis, pour preffer un nouvel armement qui partiroit au printems fuivant, & viendroit fortifier l'établit fement où l'on voudroît fe fixer. Il 3j2 Lettre feroit convenable de faire cet établit fement, qui ferviroit d'entrepôt, dan9 une des îles au Sud, ou dans les environs de celle de Beering. Le retour d'un vaiffeau depuis le cap Schalagins-koi ne feroit point difficile. Tous ceux qui ont été dans ces mers à la pêche de la baleine , conviennent unanimement que jufqu'en Juin 'e vent vient, prefque toujours de la partie du Sud j qu'en Août & Septembre , il foufUe de la partie du Nord ; & qu'en Juillet , il efl variable. Voilà fans doute un grand avantage. Le vent fe irouve favorable au départ d'Europe pour pouffer au Nord & au Nord - Eft ; orl l'a de même en Août pour rentrer dans le détroit ; & les vents du Nord-Eff, qui régnent le plus fouvent, facilitent aux vaiffeaux un prompt ô£ heureux retour. Je n'imagine pas qu'on puiffe pro-pofer des mefures plus jufles & mieux combinées de M. le B. de G.* 353 Combinées pour aflurer le fuccès d'un voyage qui ne peut manquer de couvrir de gloire le navigateur habile à qui l'expédition fera confiée. Vous devez croire que la France , en s'afiurant une communication entre l'Océan & la mer du Sud par la mer glaciale , s'ouvre de nouvelles fources de richelfes, par le commerce le plus lucratif qu'elle puiffe jamais faire. Pour juger des grands avantages qu'on peut s'en promettre, dit M. Engel , qui difeute aufîi cet intéieffant objet, pour ne laiiïer rien à defirer dans fon Mémoire , il ne faut que jetter un coup-d'ceil fur la fituation de la mer du Sud. Vers le Nord on rencontre dans le continent de l'Amérique , ces lacs où des hommes barbus * ramaffent * Entre ces nations on en diftingue quatre principales : celle qui tient des Chinois , mais. de l'or ; & ceux où, félon M. Jéré- mie, tous les utenliles , les chaudières qui a l'ufage de fe couvrir la tête d'une efpece de turban : les Têtes-pelées ; ce peuple eft ainfi nommé parce qu'il n'a ni cheveux ni barbe : les Hommes - barbus , qui portent des bonnets ; & les ■Tahuglauks. Cette dernière nation eft la plus policée. Elle habite fur les bords d'un lac qui a trois eents lieues de tour , & trente de large. Sur les bords de ce lac on compte plus de cent belles villes. Les maifons y font de pierre, enduite de terre graffe, fans toit, & en manière de plateforme. Ils naviguent fur leur lac dans des bâtimens de deux cents pieds de long. Ils cultivent les arts , font des étoffes , & toutes Cortes. d'uterjfiles de fer & de cuivre. Leur gouvernement eft fem-felable à celui des Turcs. Les peuples y font auffi .nombreux,, difent les Mofeemleks leurs voifms* que les feuilles des arbres. Ils labourent la terre avec des bœufs qu'ils attachent à la charrue, Us préparent les peaux des bœufs & des vfeaux q«'^s mangent , dont ils font des chaïuTures & des vête-mens. Ils portent la barbe de la longueur de deu< doigts; un habit en tunique, qui defeend jufquaU* genoux. Ils font coéffés d'un bonnet pyramide d'une hauteur exceflïve ; chauffés d'une bottine qui leur cache toute la jambe ; & toupie armes d'un bâton ferré. Leurs femmes font entérinées. de M. le B. de G.. 3 5 y même , font fabriqués d'argent. Vers le Sud, il y a les îles de Salomon, auxquelles on a donné ce nom à caufe de leurs richelfes $ la terre de Quiros , & autres terres auftraies ; un nombre infini d'îles peu ou point connues. A l'Orient, elle a le Mexique &: le Pérou. A l'Occident, le Japon, les Philippines, les Moluques, la nouvelle Guinée , enfin les pays les plus riches du monde. Le commerce du Japon eft fi lucratif, que les Hollandois aiment mieux fe foumettre à toutes les indignités imaginables, que d'en être privés. La Chine en eft peu éloignée ; & la Chine fait l'objet principal du Commerce des Européens aux Indes. Les Philippines fourniffent des ri- Ils aiment la guerre , & la font prefque toujours à des nations qui ne leur cèdent ni en force ni <*n puiflunce. L'ufage des armes à feu eft parmi eux de la plus haute antiquité. Z ij chéries immenfes. Les Efpagnols ne poffedent & ne connoiffent que la plus petite partie de ces îles. Celles qui avoifinent les Moluques, produi-fent les épiceries , dont jufqu'ici les Hollandois ont fait le commerce. L'île de Bornéo , la plus riche qu'on con-noiffe , par fa quantité d'or fin & de diamans fupérieurs à tous les autres, eft peu éloignée. Les richeifes femblent donc fe préfenter de tous côtés. Si on demande pourquoi on les a négligées jufqu'à préfent , la réponfe eft facile. L'Efpagne, qui poffede une étendue immenfe de pays des deux côtés de la ligne, qui a épuifé fes anciens domaines fans pouvoir fournir les habitans néceffaires à ces conquêtes, qui ne tire rien des Philippines ? ne peut , fans fe ruiner entièrement , entreprendre de nouveaux établiffe-mens. Les Hollandois, établis à l'Oc- cident de la mer du Sud, font dans le même cas, ou dans une fituation peut - être encore plus défavorable. Où prendroient-ils des habitans pour peupler de nouvelles conquêtes, eux dont le pays natal efl de fi petite étendue , & qui ne compofent qu'une poignée de monde dans tous les pays qu'ils poffedent aux Indes ? Ce feroit en vain que les antres nations de l'Europe fongeroient à former des établiffemens dans ces régions , aufîi long-tems qu'on ne pratiquera point la route du Nord. Toutes les relations des voyageurs nous apprennent qu'après avoir navigé tant de mille lieues, l'équipage eif épuifé de fatigues , accablé de maladies , les vivres confumés ; & l'on eft plus que charmé, fi le refle de l'équipage peut revenir chez foi fairi & fauf. Dans la fuppofuion qu'une nation Z iij fût affez heureufe pour parvenir à former un établilfement, il feroit de peu de durée. L'impoffibilité de leur envoyer à propos des fecours d'Europe , en hâteroit bientôt la ruine. La colonie feroit expofée à périr de faim ou de maladie, ou à être égorgée par les naturels du pays. Ces craintes 11 bien fondées ceffe-roient, fi la route du Nord étoit une fois fréquentée , avec les entrepôts dont nous avons parlé. Des établifi-femens à l'Oueft de la Californie fe-roient comme le centre de cette nouvelle domination. On pourroit en faire auffi d'autres dans les îles un peu plus à fOueft ; mais il feroit avantageux de ne les faire qu'entre le quarante-cinquième Se le cinquantième degré de latitude. On pourroit peut-être croire qu'il feroit mieux de fe fixer dans quelque île plus au Sud, dans un pays riche, &c. on auroit tort. Il faut distinguer foigneufement entre des établiffemens fixes , qui doivent fervir , pour ainfi dire , de capitale , & entre les lieux de commerce. Les premiers doivent être choifis, s'il eft poffible, dans des lieux tempérés. On fait que Tair de Batavia eft fort mal-fain * , de même que la plupart des établiflemens des Hollandois * C'eft: ce que confirme M. de Bougainville 3 dans fon Voyage autour du Monde, a II n'y avoit s> pas huit jours , dit-il, que nous étions à Batavia, 3> lorfque les maladies commencèrent à s'y déclarer, s» De la fanté la meilleure en apparence, on paf-j> foit en trois jours au tombeau. Plufieurs de nous 9» furent attaqués de fièvres violentes, & nos ma-» lades n'éprouvoient aucun foulage ment à I'hô-5» pital. Prefque tous les Officiers de mon bord » étoient déjà malades, ou reflentoient des difpo-3) fitions à le devenir. Le nombre des dyfenteries s> n'avoit point diminué dans les équipages; & le » féjour prolongé à Batavia eût certainement fait » plus de ravages parmi nous que n'avoit fait le Z iv $(5q Lettre aux Indes, & que les Européens n'y vivent pas long-tems* Qu'on compare l'état de la population dans ces pays, ainfi que dans le Pérou tk les autres endroits de la Zone torride , avec celle des colonies Angloifes : quelle différence énorme 1 Si donc on veut former des étabiifTemens, il faut que ce foit dans un pays tempéré, arrofé de rivières, où il y ait abondance de bois, de pâturages, de vivres, & où l'on puiffe conffruire des vaiffeaux , les armer, tk les fournir de leur équipage tk de tout ce qu'ils exigent. Alors leurs voyages au Sud, à l'Eft & à l'Oueft ne feront que dç-s promenades. Dans l'efpace de dix ans, on fera plus de découvertes tk on avancera plus pour le commerce « voyage entier ». Batavia , difoît l'Indien qu'd avoit amené avec lui, eft la terre qui tue, Nous avons vu que les Anglois ont perdu fur-cette terrç fimefte près de la moitié de leur monde, qu'on n'a fait jufqu'ici depuis deux cents ans. Les relations des Efpagnols tk de Drake , dans ces contrées à l'Oueff tk au Nord-OuefV de la Californie, nous apprennent qu'on y trouve tout ce qui peut contribuer à former un établiffement durable : 3c par la route indiquée , par les entrepôts dans le détroit d'Anian & de-là dans une des îles qui font à fon Eft, la com-munication avec l'Europe feroit facile. Lorfque tout feroit une fo;s reconnu, ce qui fe feroit en peu d'années, les vaiffeaux pourroient aller & venir fans aucun rifque. Convenez qu'on ne peut pas répandre plus de lumières fur cette in-tpreffante matière que ne l'a fait M. Engel. Ses belles tk judicieufes réflexions ne permettent plus de douter de la communication que l'Europe peut s'ouvrir avec la mer du Sud par le Nord, 3 62 Lettre, &c. Concluons que il l'ignorance Se la mauvaife foi qui régnent dans les Ouvrages qu'on a publiés fur cet objet par ordre de la Cour de Rufîie, doivent en faire condamner les Auteurs à tomber dans le mépris Se l'oubli, M. Engel fe couvre d'une gloire immortelle , en confacrant fes travaux Se fes veilles à faire triompher la vérité , dans la feule vue de l'utilité publique. Je fuis, &c. F I N. APPROBATION, Ai lu, par ordre de Monfeigneur le Chancelier, un Ouvrage manufcrit ayant pour titre , Voyage du Docteur Solander , traduit de CAnglois ; tk je n'y ai rien trouvé qui pût en empêcher rimprefHon. A Pans, ce 31 Mai *772- GARDANE. PRIVILEGE. JLj OUÏS , par la crace de DlEU , ROI de France et de Navarre : A nos amés & féaux Confeiîlers les Gens tenans nos Cours de Parlement, Maîtres des Requêtes ordinaires de notre Hôtel, Grand-Confeil, Prévôt de Paris1 , Baillifs, Sénéchaux , leurs Lieutenans Civils, & autres nos Jufticiers- qu'il appartiendra, Salut: Nos amés les fieurs Saillant & Nyon Nous ont fait expofer qu'ils defireroient f lire imprimer & donner au Public le Voyage du Docteur Solander , traduit de l'Anglais, s il Nous plaifoit leur accorder nos Lettres de permillion pour ce nécenaires : A ces causes , voulant favorablement traiter les" Expofans, Nous leur avons permis & permettons par ces Préfentes, de faire imprimer ledit Ouvrage autant de fois que bon Jeur femblera, & de le faire vendre tk débiter partout notre Royaume pendant le tems de trois années confécutives, à compter du jour de la date des Préfentes. Faifons défenfes à tous Imprimeurs, Libraires & autres per-fonnes de quelque qualité & condition qu'elles foient, d'en introduire d'imprefïïon étrangère dans aucun lieu de notre obcif-fance. A la charge que ces Préfentes feront enregilfrées tout au long fur le Regiitre de la Communauté des Imprimeurs & Libraires de Paris, dans trois mois de la date d'icelles ; que l'imprefTion dudit Ouvrage fera faite dans notre Royaume , & non ailleurs, en bon papier & beaux caractères ; que les Im-pétrans fe conformeront en tout aux Régle-mens de la Librairie , & notamment à celui du io Avril 172.5 , à peine de déchéance de la préfente permiflion ; qu'avant de l'ex* pofer en vente, le Manufcrit qui aura fervi de copie à l'imprefîion dudit Ouvrage » fera remis dans le môme état où l'Approbation y aura été donnée, ès mains de notre très-cher &: féal Chevalier, Chancelier, Garde des Sceaux de France, le Sieur de Maupeou ; qu'il en fera enfuite remis deux Exemplaires dans notre Bibliothèque publique, un dans celle de notre Château du Lou vre, 6c un clans celle dudit Sieur de Maupeou : le tout à peine de nullité des Préfentes. Du contenu defquelles vous mandons & enjoignons de faire jouir lefd. Expofans & leurs ayans caufe pleinement & paifiblement, fans fourTrir qu'il leur foit fait aucun trouble ou empêchement. Vouions qu'à la copie des Préfentes, qui fera imprimée tout au long au commencement ou à la fin dudit Ouvrage, foi foit ajoutée comme à l'Original. Commandons au premier notre Huiffier ou Sergent fur ce requis , de faire pour l'exécution d'icclles tous actes requis & néceffaires, fans demander autre permiffion, & nonobftant clameur de Haro, Charte Normande, & Lettres à ce contraires. Car tel eft notre plaifir. Donné à Paris, le vingt-fixieme jour du mois de Juin l'an mil fept cent foixante-douze, & de notre règne le cinquante-feptieme. Par le Roi en fon Confeil, L E B E G U E. Regifîrêfur le Regîflre XFIII. de la Chambre Royale & Syndicale des Libraires & Imprimeurs de Paris y N°. 2077 , fol. 673 , conformément au Règlement de 1723. A Paris y ce 3 Juillet 1771. B RO CAS , Adjoint. De l'Imprimerie de Le Breton , premier Imprimeur ordinaire du roi. \