153 Le sage et son mystique�1 Regard croisé dans la correspondance d’Henri Pourrat et Jan Čep Jan Zatloukal [V]vous êtes un vrai sage et un courageux. J’aurais dû le devenir, moi aussi […]. 2 On le sent vraiment poète […] A la fois très paysan, très lettré, très mystique. 3 Abstract: The Sage and His Mystic� A Look at the Correspondence Between Henri Pourrat and Jan Čep Henri Pourrat (1887-1959) is inextricably linked to his region of Auvergne and his work as well as his personality have left an indelible mark there. Although his influence grad- ually faded away after the Second World War, it can be measured by a veritable mass of letters exchanged with countless correspondents. He enjoyed a reputation as a writer, the success of which was confirmed by the award of the Grand Prix du Roman de l’Académie Française to the whole of Gaspard des montagnes in 1931 and by the award of the title of Chevalier de la Légion d’honneur in 1928. 1 Cette partie du titre est un clin d’œil au livre d’Henri Pourrat Le Sage et son démon, Paris, Albin Michel, 1950.  2 J. Čep à H. Pourrat, 19 décembre 1958. 3 H. Pourrat à L. Gachon, 27 octobre 1935. ACTA NEOPHILOLOGICA UDK: 821.133.1-6Pourrat H.:929Čep J. DOI: 10.4312/an.54.1-2.153-163 Acta_Neophilologica_2021_FINAL.indd 153 6. 12. 2021 11:36:14 154 Jan Zatloukal Jan Čep (1902-1974) was the translator of his works into the Czech language. Pourrat had sympathy for him because of the poetic inspiration that Čep drew from the same sources as him-self, that is, from the rustic world of the countryside, from its myths and legends. Pourrat perceived Čep as mystical because his work emanates from the deep metaphysical dimension. Faith thus plays the role of a bridge between the two men. For both of them it is the moving force in their lives. This is a full literary and spiritual contact that this article highlights. Keywords: Henri Pourrat, Jan Čep, Gaspard des montagnes, rustic inspiration, mysticism, metaphysics Henri Pourrat (1887-1959) est indissociablement lié à sa région d’Auvergne et son œuvre de même que sa personnalité y ont laissé une trace indélébile4. Son in- fluence dans la région fut telle qu’Alexandre Vialatte n’hésite pas à écrire après la mort de l’écrivain ambertois avec humour : La vraie Auvergne ne date guère de Pourrat. Avant lui, Vercingétorix avait eu une idée confuse de cette province, mais il n’avait eu que le temps de mourir pour elle. Pourrat lui a consacré sa vie. Pourrat c’est «  le chef-lieu du Puy de Dôme » comme écrivait une écolière. (Vialatte – Pourrat, 2008, 31) Quoique son influence s’éteigne progressivement dès la Seconde Guerre mondiale on peut la mesurer sur une véritable masse de lettres échangées avec d’innom- brables correspondants5. De nos jours le Centre Henri Pourrat recense plus de 20 000 plis reçus de 1800 correspondants différents. C’était Claude Dalet, ancien conservateur du Centre, qui tenta la classification des correspondances d’Henri Pourrat (Dalet, 2011, 9-19). Il en distingue plusieurs cercles : celui des amis d’Auvergne reliés par le même cadre régional (p. ex. Joseph Desaymard, Alexandre Vialatte, Lucien Gachon)  ; celui autour des revues aux- quelles Pourrat contribuait (p. ex. Jean Paulhan pour La Nouvelle Revue Française, frères Leblond pour La Vie, Luc Estang pour La Croix) ; celui formé des auteurs des collections « Champs » et « Campagne » dirigées par Pourrat ; celui autour du Trésor des contes. Le seul cercle « non français », mentionné dans cette classifica- tion, serait celui constitué de ses amitiés suisses avec Ramuz en tête. Il y a quelques 4 « La contribution a été créée avec le soutien du ministère de l’Éducation, de la Jeunesse et des Sports de la République tchèque accordé par UP à Olomouc (IGA_FF_2020_023). » 5 Christian Morzenowski parle d’un véritable « foyer » épistolaire et d’une sorte d’« épicentre » littéraire qui s’était cristallisé autour de la personne et de l’œuvre d’Henri Pourrat (Morzenowski, 2011, 25). Acta_Neophilologica_2021_FINAL.indd 154 6. 12. 2021 11:36:14 155Le sage et son mystique années, les correspondances dépassant les frontières de l’hexagone sont en train d’être enrichies par celle échangée avec Jan Čep (1902-1974), écrivain et premier traducteur tchèque de Gaspard des montagnes6. Rappelons qu’en 1932, au moment où s’ouvre leur correspondance, Jan Čep est un jeune écrivain de 30 ans ayant sur son compte plusieurs recueils de nouvelles, bien accueillies par la critique qui reconnaît en lui un rénovateur de la littérature rustique. On apprécie sa vision nouvelle de la campagne spiritualisée où l’homme, se débat entre l’attraction vers l’au-delà et l’attachement vers les choses d’ici-bas ; on loue surtout son art comme celui d’un observateur insolite et d’un écrivain d’une puissance poétique, ce qui le fera désigner par F. X. Šalda « poète du regard matinal » (Šalda, 1934/35). Pourrat, quant à lui, a déjà dépassé la quarantaine et jouit d’un renom de l’écri- vain, dont le succès fut confirmé par l’attribution du Grand Prix du Roman de l’Académie Française à l’ensemble de Gaspard des montagnes en 1931 et par la re- mise du titre de Chevalier de la Légion d’honneur en 1928. Il est, certes, connu surtout grâce au succès des quatre volumes de Gaspard, mais loin d’être l’écrivain d’un seul livre. A son compte des livres aussi divers que les Montagnards, long poème de la Grande Guerre qui lui valut le Prix Archon-Desperouses en 1919 ; Les jardins sauvages (1923) dédié à Jean Angéli, ami des plus proches tombé dans cette guerre ; de nombreux essais portant sur l’Auvergne et la paysannerie dont Dans l ’herbe des trois vallées (1927), Ceux d’Auvergne et surtout La Ligne verte (1929). Il est aussi un contributeur assidu aux nombreuses revues dont la Nou- velle Revue Française, Sept, La Vie intellectuelle. Depuis son « université d’Ambert » (terme de Lucien Gachon), il anime la vie littéraire et intellectuelle de l’Auvergne et devient un mentor encourageant de jeunes écrivains régionaux dont il préface les œuvres. Sa maison du Petit Cheix est alors un véritable carrefour de rencontres non seulement pour ceux d’Auvergne mais aussi pour les visiteurs parisiens ou même ceux d’au-delà des frontières hexagonales dont sera aussi Jan Čep. LE TCHÈQUE AUX YEUX ILLUMINÉS Le 6 juillet 1932 depuis Saint-Saturnin, petit village près d’Angoulême, Jan Čep envoya sa première lettre à Henri Pourrat. Il lui écrit en humble traducteur de Gaspard des montagnes pour « quelques difficultés de texte, quelques expressions régionales et quelques faits locaux » (Pourrat – Čep, 2014, 28) et, avec une timidi- té qui lui est propre, sollicite auprès de l’auteur un rendez-vous. Ce sera le 5 sep- tembre qui verra la première rencontre entre les deux écrivains. 6 Correspondance Henri Pourrat – Jan Čep (1935-1958). Ce n’est qu’un mot pour l ’amitié (éd. Jan Zatloukal), Cahier Henri Pourrat 29, Société des Amis d’Henri Pourrat, Clermont-Ferrand, 2014. Acta_Neophilologica_2021_FINAL.indd 155 6. 12. 2021 11:36:14 156 Jan Zatloukal Grâce aux cahiers journaliers dans lesquels Pourrat notait, ne serait-ce que très brièvement, les événements qui traversaient ses jours, nous avons son témoignage du moment de la rencontre. L’annotation du 5 septembre laisse entrevoir non seu- lement les activités de la journée, les sujets de leurs conversations, mais trahit aussi les premières impressions que Čep fit à son hôte : « Jean Čep. Bois de l’Enclos. Florian. La vie paysanne. Visage beau, clair, osseux. Yeux illuminés, graves. Parler difficile. »7 Plus largement il s’épanche le jour même dans la lettre à Vialatte : Aujourd’hui, la visite d’un tchèque aux yeux assez illuminés qui hait l’Amérique et les voyages, traduit maintenant Gaspard, après avoir été paysan en sa jeunesse, et ensuite disciple d’une sorte d’apôtre catholique de la vie agreste, traducteur de Léon Bloy. (Vialatte – Pourrat, 2006, 255) Hormis la physionomie remarquée par Pourrat (visage osseux, les yeux illuminés) et la difficulté de s’exprimer en français (parler difficile) c’est notamment l’origine paysanne qui intéresse Pourrat et la figure de Florian, cet « apôtre catholique de la vie agreste » que Pourrat s’identifiera avec son propre idéal de l’éducation basée sur le contact direct avec les « choses vertes » de la nature. Pour ce qui est de deux objets de répulsion – l’Amérique et les voyages – le premier semble valoriser la France représentant le sol de la vieille Europe chrétienne et solidaire contre l’in- dividualisme et le libéralisme pragmatique et en découlant le relativisme noétique de l’Amérique. Le deuxième peut paraître paradoxal chez quelqu’un qui voyageait assez souvent et pour qui ces voyages et ses séjours à l’étranger donnaient l’occa- sion d’échapper aux occupations et aux ennuis de l’existence quotidienne et ainsi de produire son œuvre dans la relative tranquillité. Il semble que l’amitié entre les deux hommes fut liée presque immédiatement comme le prouve non seulement le souvenir de Čep mais aussi la dédicace inscrite par Pourrat dans l’exemplaire de Dans l ’herbe des trois vallées offert à Čep avant son départ : « à Jean Čep, le jour de notre rencontre, et tout heureux de me sentir en communion de goût et d’idées avec lui. » (Pourrat – Čep, 2014, 226)8 Après son retour en Tchécoslovaquie, Čep remercie Pourrat pour « le don d’une sympathie immérité » (Ibid., 31) et encore longtemps il éprouvera ce sentiment d’être peu digne de l’amitié si naturellement offerte par l’écrivain auvergnat. La première visite ne reste pas sans écho dans la correspondance de Čep. A Jo- sef Florian, disciple tchèque de Léon Bloy et infatigable propagateur de son œuvre, qui lui demande le portrait de l’écrivain auvergnat, Čep donne cette description : 7 Le manuscrit est déposé au Centre Henri Pourrat dans la Bibliothèque du Patrimoine du Cler- mont-Ferrand. 8 Toutes les dédicaces retrouvées d’Henri Pourrat à Jan Čep sont transcrites dans Annexes de l’édition mentionnée (Pourrat – Čep, 226-233). Acta_Neophilologica_2021_FINAL.indd 156 6. 12. 2021 11:36:14 157Le sage et son mystique Il est de haute stature, il a la barbe noire (il laisse pousser sa barbe). Mais en réalité il ne paraît pas aussi robuste que sur ces portraits [des Nouvelles lit- téraires]. Il est pâle, amaigri, parle lentement et à voix basse – je dirais presque qu’il a de faibles poumons. Il m’a dit sans que je lui demande qu’il fût catholique (« pratiquant »), bien qu’il ait eu une période de scepticisme dans sa jeunesse. (Actuellement il a l’air d’avoir quarante ans). Il est marié, il a une femme bien jolie et très naturelle et une petite fille d’à peu près trois ans.9 LE SAGE ET LE MYSTIQUE Nous voulons maintenant nous poser la question comment les deux amis se per- cevaient mutuellement, ce qu’ils représentaient l’un pour l’autre, et, pourquoi ils se sentaient si proche l’un de l’autre. Pour Pourrat Čep est doté avant tout de la triple caractéristique inscrite dans la dédicace de la Porte du verger : il est poète, croyant, paysan. Les correspondances parallèles de Pourrat nuanceront cette triade fondamentale (« c’est un paysan […], et très poète, très mystique » ; « A la fois très paysan, très lettré, très mystique » (Pourrat – Gachon III, 1994, 14, 47)) On voit que plus qu’un simple croyant, Čep est présenté aux amis de Pourrat comme « mystique ». C’est d’abord l’aspect visuel, la physionomie austère de Čep, dominé par le regard grave et perspicace, qui montre certains attributs d’un mys- tique. Dès la première rencontre Pourrat se rend compte de son attitude anxieuse et rêveuse. Dans la scène de l’arrivée de l’abbé Jean, transposition littéraire de Čep dans le récit resté longtemps inédit et intitulé l ’Emigré, on voit bien comment l’écrivain ambertois percevait son traducteur : Il ne me voit pas d’abord, il passe l’œil sur cette place de bourgade, d’un air de dépaysement ou plutôt d’absence, comme envoûté par une idée qui le retire de tout pour l’avoir à soi seule. On m’avait dit : « Il est très triste et abattu, il semble porter sur soi en plus de sa souffrance toute la souffrance de son pays. » Mais c’est autre chose que tristesse et souffrance. Ou même que l’insomnie aux yeux creux : une sorte de solitude où il est descendu comme une pierre à travers l’eau. Le sen- timent d’être seul comme on est seul quand on rêve ; on le sent à une distance un peu plus grande que l’an dernier de toutes choses ; il faut un peu plus longtemps pour que les questions lui parviennent, pour que son œil de moine mystique re- connaisse les maisons, l’église, les tilleuls. Sa face dans son grain même tient da- vantage de la pierre et comme il est lent à sourire. (Pourrat – Čep, 2014, 236) Pourrat porte particulièrement attention aux yeux, au regard de Čep. A la première entrevue il remarque la profondeur ou la perspicacité du regard de ce « Tchèque 9 J. Čep à J. Florian, 24 novembre 1932 ; archives d’auteur, traduction du tchèque J. Z. Acta_Neophilologica_2021_FINAL.indd 157 6. 12. 2021 11:36:14 158 Jan Zatloukal aux yeux assez illuminés ». La scène citée souligne son côté mystique : solitude assurant l’éloignement du monde, assumant la souffrance des autres, gravité silen- cieuse. Son « œil de moine mystique » ne voit presque pas le monde extérieur, le mystique habitant un monde autre, un ailleurs d’où il a du mal à revenir. Il paraît d’ailleurs que la fascination pour les yeux de Čep ne soit pas uniquement le propre de Pourrat. Daniel Halévy fait une expérience semblable en confiant à Pourrat que c’était dans les yeux de Čep qu’il devina, qu’il a « touché » « l’imminent malheur » de son pays juste avant l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale10. Mais il y a chez Čep aussi un autre regard que le regard physique, le regard au sens figuré. Čep est pour Pourrat celui qui voit et comprend plus que les autres, qui comprend à demi-mot, qui voit au-delà de ce qui est dit. Lorsque Pourrat publie en 1946 La Bienheureuse Passion, livre auquel il attribue plus d’importance qu’à ses livres précédents et qui, malgré tout, passe presque inaperçue en France, sans éveil- ler l’intérêt de la critique ou du public, le poète mystique tchèque est un des rares « [qui] ont vu tout de suite » (Pourrat – Gachon V, 1996, 195). Cette perception de Čep comme un mystique est renforcé chez Pourrat par ce peu qu’il a pu lire de l’œuvre de son ami, l’œuvre qui émane intensément une certaine dimension métaphysique. En novembre 1933 Čep envoie à Pourrat sa nouvelle « Nuit de Noël » qui a paru dans La Revue française de Prague dans la traduction de Michel-Léon Hirsch tout en avertissant Pourrat qu’il peut la regar- der comme une sorte de « programme », comme sa « manière de voir l’histoire et l’espèce humaine ». (Pourrat – Čep, 2014, 42) La nouvelle, dont la composition est fondée sur la base de la symphonie musicale, comme l’a brillamment démontrée Jan Wiendl (2013, 2014), beigne tout entière dans l’atmosphère onirique et mys- térieuse où les vivants côtoient les fantômes des morts pour se diriger ensemble à travers les âges et par le paysage à la fois bien connu et transfiguré vers l’église paroissiale luisant dans les ténèbres de la nuit et attirant toute l’humanité pour participer au mystère de la nativité. Si Čep est pour Pourrat un poète mystique, un ami un peu mystérieux cou- vert de silence et de tristesse mélancolique, Pourrat est pour Čep un sage dont la manière de vie paisible et confiante mérite d’être suivie. C’est dans une des der- nières lettres à Pourrat où il l’exprime de pleine voix : « Vous êtes un vrai sage et 10 « Je prévoyais pourtant ce qui nous attendait. Vous aussi sans doute. Mais prévoir n’est rien. Tout près de vous, j’ai fait mieux que prévoir, j’ai touché notre imminent malheur. Vous l’ignorez sans doute. Je l’ai touché dans les yeux de votre ami tchécoslovaque. Je lui ai dit, en lui serrant la main, devant le petit château de Mme de la Tour. “je souhaite que vous ne trouviez pas chez vous demain une trop cruelle épreuve.” Sans doute avais-je dit cela avec la tranquillité d’un homme qui croit jouir de quelque immunité, car votre ami m’a regardé bien en face, avec douleur et compassion, et m’a dit : “Je forme le même vœu pour vous.” Il voulait dire : “Prenez garde que ce sera votre tour demain.” Je ne crois pas que notre épreuve soit analogue. Mais elle sera grande – que sera-t-elle ? », D. Halévy à H. Pourrat, 3 octobre 1939. Acta_Neophilologica_2021_FINAL.indd 158 6. 12. 2021 11:36:14 159Le sage et son mystique un courageux. J’aurais dû le devenir, moi aussi […] » (Pourrat – Čep, 2014, 205). Čep admire chez son ami plus âgé le courage, la discipline, la confiance, ces qua- lités qui lui font souvent défaut, anxieux et vulnérable comme il est. Pourrat ancré dans son Auvergne se dresse devant Čep, « pèlerin sur la terre », comme la certi- tude, comme un point solide dans son existence agitée : « Il y a une force d’apaise- ment dans votre personnalité, de même que dans vos livres. » (Ibid., 63) Il semble d’ailleurs que les deux hommes sont conscients de cette différence de caractère : l’un en proie à l’angoisse, l’autre pourvu d’une confiance rassurante11. Il est aussi quelqu’un qui sait se mettre à la place d’autrui, qui sait vraiment porter l’oreille aux soucis de l’exilé Čep, les prend au sérieux, s’applique constamment à le réconforter et à le secourir. C’est là, en exil, que les lettres de Pourrat lui apportent la consolation dont il a tant besoin, lui remontent le moral, témoignent de la participation de Pourrat à sa vie « coupée comme par un couteau ». Dans son journal intime tenu en exil, Čep nota que chaque jour il souhaitait que le facteur lui apporte une lettre qui viendrait tout simplement lui donner un peu de joie. C’est Pourrat qui lui envoie de telles lettres. A leur lecture Čep ne s’abstient pas de réaction bien émotive : J’ai lu votre lettre les larmes aux yeux ; c’est peut-être la plus belle, la plus affec- tueuse que j’aie jamais reçue de personne. […] C’est une telle voix que j’avais besoin d’entendre juste à ce moment-là. (Pourrat – Čep, 2014, 163) Le seul remède à l’hypersensibilité, selon Pourrat, serait le travail régulier, pas tel- lement le gagne-pain, mais le travail personnel « qui pousse du dedans » qui tra- duit le « besoin de changer la vie » et contribue ainsi à « l’avènement, à la venue du Règne » (Ibid., 142). Il ne cesse pas de l’encourager en dépit des échecs répétitifs auprès les éditeurs : Même si vous ne lui donniez que quelques minutes par jour, avec lenteur, l’œu- vre avancerait. Cela vous aiderait. Ne laissez pas l’ennui, la gêne mordre sur vous, cher Jean. Il me semble que c’est un péché. » (Ibid., 159) Pourrat est ainsi l’une des rares amitiés françaises qui redonne à Čep confiance en lui en tant qu’écrivain. Il l’encourage, malgré les échecs, à entreprendre d’autres projets littéraires tout en l’assurant que son français est « parfait » et que son rêve de devenir un écrivain d’expression française n’est pas inaccessible. 11 Dans une lettre à Suzanne Renaud Pourrat saisit bien cette différence : « […] j’ai eu le plaisir de voir, d’avoir ici en octobre quelques jours mon cher Jean Č. Comme toujours assez triste et anxieux. Je le comprends bien. Mais j’ai plus de confiance et d’espoir que lui. » (Renaud – Pourrat, 2001, 18). Aussi dans une lettre à Čep, il reconnaît que sa confiance relève d’une grâce : « La grâce m’est faite de ne pas trop m’inquiéter. » (Pourrat – Čep, 2014, 208). Acta_Neophilologica_2021_FINAL.indd 159 6. 12. 2021 11:36:14 160 Jan Zatloukal L’AMITIÉ OÙ LA DISTANCE ET LE TRAVAIL DU TEMPS N’EST POUR RIEN A la différence de la relation plus dramatique avec Bernanos, l’amitié entre Jan Čep et Henri Pourrat n’a pas connu de ruptures lors des vingt-six années de son existence. Sans doute aussi grâce à l’amitié au sens large qui pour l’écrivain auver- gnat représentait une valeur suprême permettant de surmonter les différences de caractères, pardonnant avec indulgence les longs silences de son homologue12. Trois piliers fondamentaux portaient la voûte de leur amitié, l’amitié dans la- quelle « la distance et le travail du temps n’est pour rien » (Ibid., 55) : campagne, littérature et foi. Incarnant les trois composantes essentielles de l’existence des deux hommes, la valeur de paysannerie, le métier de l’écrivain et la philosophie de vie, ces trois mots assuraient qu’ils pouvaient se sentir dans une « étonnante intimité ». Pour tous les deux, la campagne de leurs pays natal représente la majeure source d’inspiration, Pourrat donnant vie aux forêts et montagnes du Livradois, Čep pei- gnant la plaine de Haná avec ses chemins entre les champs dorés de blé. Mais l’univers paysan, en voie de disparition, représente aussi un trésor qui vaut d’être sauvé pour l’avenir. Les « choses vertes » de la nature et la « sève », cette sagesse paysanne, sont pour Pourrat une vraie culture de vie dont le fruit serait des rela- tions interhumaines de meilleure qualité, moins dégradées par les atteintes néga- tives de la civilisation urbaine. C’est pourquoi il souligne toujours à ses amis l’ori- gine paysanne de Čep13. D’où aussi le rapport ambivalent des deux hommes envers la métropole française, ce Paris « redoutable et démoralisant » (Pourrat), « ce laby- rinthe désespérant » (Čep). Refusant de participer à « cette énorme comédie so- ciale » où « il s’agit d’établir son importance, de marquer son rang […] » (cité par Lauras, 1996, 50), Pourrat décida déjà en 1931 de ne plus fréquenter la capitale, lui préférant la vie retirée d’Ambert. Quant à l’exilé Čep, fixé à Paris pour le reste de sa vie, il n’est devenu, selon ses propres mots, qu’un «  mauvais Parisien ». Le christianisme, leur foi chrétienne, joue le rôle de deuxième pont entre les deux hommes. Pour tous deux elle est une force mobile de leurs vies, auxquelles elle donne son plein sens. Tandis que pour Pourrat elle est un élément stabilisateur 12 C’est l’amitié qui a permis à Pourrat de sortir de la crise profonde dans laquelle l’a enfoncé sa ma- ladie et le drame de la Première Guerre mondiale. Il partage sa découverte dans la lettre à Joseph Desaymard du 11 avril 1923 : « Il y longtemps, depuis la guerre, que je suis tenté de dire le monde mauvais et de juger tout, le monde, la vie et tout, de façon pessimiste. Progressivement j’accentue, – ce qui ne veut pas dire du tout que j’ai des idées noires. Et je ne vois qu’une manière de s’en tirer, de se sauver : par amitié. Je suis arrivé à ces conclusions de 4 ou 5 façons différentes, mais je le vois encore mieux à cette heure, c’est par amitiés, par l’amitié, sous toutes ses formes (la patrie, l’esprit religieux, chrétien) qu’on peut donner un sens et du prix à la vie… » (cité par Lauras, 1996, 32). 13 « C’est un paysan, fils du paysan, et dont le frère reste fermier. » ; « […] il est de famille paysanne, il a labouré, gardé les vaches. » (Pourrat – Gachon III, 1994, 14, 47). Acta_Neophilologica_2021_FINAL.indd 160 6. 12. 2021 11:36:14 161Le sage et son mystique qui se manifeste par les vertus de confiance et d’espérance, pour Čep elle révèle notamment le paradoxe pascalien de l’incommensurabilité entre l’imperfection et l’insuffisance de l’homme et l’humanité pleine et parfaite incarnée par Jésus Christ. La foi ouvre ainsi pour Čep un abîme entre l’idéal de sainteté et l’existence corrompue de l’homme pécheur. D’où son sentiment de culpabilité, ses scrupules extrêmes, ses autocritiques permanentes. Ces conséquences opposées de la façon individuelle de vivre la foi, n’empêchent pas pour autant d’avoir les mêmes convic- tions profondes, la même vision des choses essentielles de la vie et de la mort. La troisième clé de voûte dans l’amitié entre les deux hommes fut leur métier d’écrivain, la création littéraire. Malgré les différences apparentes de projets artis- tiques – ouvrages bariolés et de grande envergure chez Pourrat (Gaspard, Trésor des contes) contre la forme brève de la nouvelle à thèmes répétitifs chez Čep – ; de méthode aussi – pour Pourrat l’écriture est l’affaire de volonté, il écrit péniblement en réécrivant et biffant abondamment, nécessitant de menu brouillons avant de donner la version définitive tandis que Čep semble avoir plus d’aisance d’écriture, si l’on en juge par l’observation de ses manuscrits d’où les ratures sont quasiment absentes – ; ils ont une conception similaire de la poésie, du rôle de la littérature et de l’écrivain. Leur œuvre à tous les deux n’est d’ailleurs pas concevable sans le fon- dement de leur foi chrétienne, elle en est nourrie et portée sans toutefois en res- sortir comme un élément incongru. L’éloge prononcé par Čep à propos de la Bien- heureuse Passion pourrait représenter le comble de l’art pour les deux écrivains : Vous avez su parler en poète, vous exprimer en langage très concret, très proche, très actuel. Vous avez fait sentir que le christianisme est une chose vivante et qui demande d’être vécue pour être comprise ; qu’il est infiniment plus qu’une phi- losophie : qu’il doit être la vie même, ou il n’est rien. (Pourrat – Čep, 2014, 113) Grâce à ces trois piliers – campagne, foi, création littéraire – et en dépit de toutes leurs dissemblances, la relation entre Henri Pourrat et Jan Čep fait partie des plus belles amitiés littéraires qui aient pu se nouer dans l’histoire des échanges culturels franco-tchèques. BIBLIOGRAPHIE Dalet, Claude. « Les correspondances d’Henri Pourrat », Cahiers Henri Pourrat 25, Actes du cinquantenaire de la mort de l’écrivain II, Clermont-Ferrand, Société des Amis d’Henri Pourrat, 2011, p. 9-19. Florian, Josef – Čep, Jan. Correspondance, inédit, archives d’auteur. Halévy, Daniel – Pourrat, Henri. Correspondance, manuscrit inédit du Centre Henri Pourrat, Bibliothèque du Patrimoine, Clermont-Ferrand. Acta_Neophilologica_2021_FINAL.indd 161 6. 12. 2021 11:36:14 162 Jan Zatloukal Lauras, Annette. Les travaux et les jours d’Henri Pourrat, Bouère, Dominique Mar- tin Morin, 1996. Morzenowski, Christian. « Présentation de la correspondance Henri Pourrat – Henri Bosco 1933-1958 », Cahiers Henri Pourrat 25, Actes du cinquantenaire de la mort de l’écrivain II, Clermont-Ferrand, Société des Amis d’Henri Pour- rat, 2011, p. 25-45. Pourrat, Henri. L’émigré, manuscrit du Centre Henri Pourrat (cote HP 38), Bibli- othèque du Patrimoine, Clermont-Ferrand. Pourrat, Henri. Cahiers journaliers, volume 14 du 1/1/1932 au 16/9/1939, manu- scrit du Centre Henri Pourrat, Bibliothèque du Patrimoine, Clermont-Ferrand. Pourrat, Henri – Čep, Jan. Correspondance (1932-1958). 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Čeprav je njegov vpliv po drugi svetovni vojni postopoma bledel, ga je mogoče meriti s pravo množico pisem, ki si jih je izmenjal z neštetimi dopisovalci. Kot pisatelj je užival ugled, katerega uspeh je bil potrjen s podelit- vijo Velike nagrade za roman Francoske akademije za celotno delo Gaspard des montagnes leta 1931 in s podelitvijo naziva Chevalier de la Légion d‘honneur leta 1928. Jan Čep (1902-1974) je bil prevajalec njegovih del v češki jezik. Pourrat mu je bil naklonjen zaradi pesniškega navdiha, ki ga je Čep črpal iz istih virov kot on sam, tj. iz rustikalnega sveta podeželja, iz njegovih mitov in legend. Pourrat je Čepa dojemal kot mističnega, saj njegovo delo izvira iz globoke metafizične razsežnosti. Vera je tako med njima igrala vlogo mostu. Za oba je gonilna sila njunih življenj. Gre za polni literarni in duhovni stik, na katerega opozarja ta članek. Ključne besede: Henri Pourrat, Jan Čep, Gaspard des montagnes, navdih kmetstva, mistika, metafizika Acta_Neophilologica_2021_FINAL.indd 163 6. 12. 2021 11:36:15