Didier Samain Université du Littoral, Dunkerque CDU 801.5 CHIMIE GRAMMATICALE. MODÈLES THÉORIQUES DE L'ÉPISTÉMOLOGIE TESNIÉRIENNE. [...] toutes les substances que nous n'avons pas encore pu décomposer par aucun moyen sont pour nous des élémens; non pas que nous puissions assurer que ces corps que nous regardons comme simples ne soient pas eux-mêmes composés de deux ou d'un plus grand nombre de principes, mais puisque ces principes ne se séparent jamais, ou plutôt puisque nous n'avons aucun moyen de les séparer, ils agissent à notre égard à la manière des corps simples et nous ne devons les supposer composés qu'au moment où l'expérience et l'observation nous en auront fourni la preuve.1 L'œuvre de Tesnière est un peu comme le bon vin et comme toutes les bonnes choses: elle vieillit bien. Je veux dire qu'aujourd'hui encore, ses lecteurs successifs y trouvent volontiers la préfiguration de leurs propres préoccupations. En d'autres termes, on est tenté de reconnaître à ce type d'œuvre une perpétuelle modernité. Mon propos n'est pas d'interroger la pertinence de telle ou telle relecture de Tesnière, ni d'analyser les stratégies - il faut bien avouer qu'elles sont parfois désinvoltes - qui permettent ces réappropriations. Je voudrais seulement reprendre sous un angle un peu différent une thèse que j'avais esquissée lors du colloque Lucien Tesnière aujourd'hui, organisé l'an dernier à Mont-Saint-Aignan.2 A savoir que le modèle tesniérien correspond à un programme spécifique, distinct du projet structuraliste, et qu'on ne saurait davantage, sauf à le défigurer, l'attirer dans l'orbite générativiste ou dans le champ des théories de l'énonciation. Il me semble au contraire qu'il faut prendre les métaphores explicatives (dont usait volontiers notre linguiste) au sérieux: la translation est une opération géométrique-, la valence, notion dans laquelle on s'accorde volontiers à reconnaître un, voire le concept fondamental de la méthode tesniérienne, possède un sens précis en chimie. Elle désigne, comme vous savez, l'ensemble des liaisons possibles que peut engager un atome avec un autre. J'aimerais montrer que ces comparaisons ne sont pas de simples commodités pédagogiques. 1 A. L. de Lavoisier, Traité élémentaire de Chimie, Discours préliminaire, cité par P. Duhem, Le mixte et la combinaison chimique. Essai sur l'évolution d'une idée. Paris, Fayard, Corpus des œuvres de philosophie en langue française, 1985, p. 51. (lère éd. 1902) 2 Lucien Tesnière aujourd'hui, colloque international, Mont-Saint-Aignan, 19-21/11/92. Actes à paraître. 199 Le père du «structuralisme», on l'a souvent souligné, n'emploie guère le mot structure. Tout comme ses successeurs immédiats, il lui préfère celui de système. C'est que la structure est moins «structuraliste» que classique. Ce terme désigne en effet, déjà chez Condillac, un agencement hiérarchisé d'éléments. - Aujourd'hui encore, on parle ainsi de la structure d'un immeuble, par exemple. - C'est dans cette même acception qu'il sera employé en botanique, en zoologie, en chimie, et dans toutes les disciplines taxinomiques qui vont se mettre définitivement en place au cours du siècle suivant. Ce qui est absent dans ces taxinomies, du moins sous la forme théorique que lui donnera le structuralisme, est le concept de valeur, d'entité purement différentielle à l'intérieur d'un système abstrait. La différence joue, bien entendu, un rôle dans les articulations de la structure, mais il faut bien se souvenir qu'elle ne présuppose aucun système: la structure, dans les modèles taxinomiques, est toujours matérielle, concrète. Il n'y a rien dans la taxinomie qui corresponde, par exemple, à l'opposition langue/parole. Or il me semble bien que la syntaxe structurale de Tesnière, qui se veut syntaxe de l'activité de parole,3 exprimant la phrase «dans toute sa diversité et sa multiplicité»,4 décrit des structures de ce type: «l'économie d'un ensemble structural donné, dit-il, repose sur l'agencement judicieux des fonctions de chacun des éléments qui le composent.»5 Ceci constitue une définition exacte de la structure telle que l'entend la taxinomie. L'appel occasionnel à la phonologie pragoise, qui vise, selon l'auteur, «à découvrir, derrière la nature purement physique des phénomènes, leur aptitude à être chargés de fonctions proprement linguistiques»6 ne doit pas abuser. La formule occulte implicitement, au profit d'une simple opposition entre matière et fonction, ce qui constitue la base de la phonologie, à savoir la notion de valeur. Ce que Tesnière retient structuralisme, c'est surtout la possibilité de justifier théoriquement l'autonomie du plan syntaxique (qu'il qualifie de plan structural), en rejetant hors de son domaine, d'une part, morphologie et phonétique - la morphologie est l'étude des «marquants», le fait phonétique «aveugle» (le qualificatif est usuel depuis les Junggrammatiker) n'est que «l'occasion» du fait n syntaxique. Ces deux domaines appartiennent à la «forme externe» du langage. - Et, 3 «Le stemma est [...] une représentation visuelle d'une notion abstraite qui n'est autre que le schème structural de la phrase. Le stemma se trouve ainsi exprimer l'activité parlante que l'on a opposée sous le nom de parole au résultat de cette activité tel qu'il apparaît sous la forme tangible et immuable qui s'impose à une collectivité donnée et qui est ce à quoi on est convenu de réserver le nom de langue [...]» Éléments de syntaxe structurale [dans ce qui suit = ESS], Paris, Klincksieck, 1988 (lère éd. 1959), p. 16. (en gras dans le texte) 4 ESS, p. 655. 5 ESS, p. 39. 6 ESS, p. 40. 7 Pour la notion de marquant, ESS, passim. Pour les lois phonétiques, cf. un article de circonstance: «Sur le système casuel du Slovène», Mélanges linguistiques offerts à M. J. Vendryès par ses amis et ses élèves, Paris, Champion, 1925, pp. 347-361. 200 d'autre part, la sémantique, elle aussi qualifiée d'«extrinsèque» et de «superficielle», renvoyée, quant à elle, à îa logique et à la psychologie. En ce qui concerne la sémantique, les choses sont toutefois moins simples qu'il n'y paraît, ainsi que nous le verrons tantôt. Traduisons du moins: la syntaxe, selon Tesnière, et le stemma qui la visualise, expriment une abstraction du discours, et non cette abstraction d'une tout autre nature que Saussure appelle la langue.9 La structure est donc la «forme intérieure» de la phrase.10 Tesnière, au début des ES S, revendique pour la phrase une priorité explicite: la notion de mot est, dit-il, «fuyante»,11 car les coupures qui permettent de délimiter un mot sont «imprécises». «C'est d'ailleurs par une pure abstraction que nous isolons le mot de la phrase, qui est le 12 milieu naturel dans lequel il vit, comme un poisson dans l'eau.» Dans le dictionnaire, les mots sont morts, dans la phrase, ils sont vivants. Etc. Cette phrase-là, c'est évident, n'a pas grand chose à voir avec celle des générativistes. Les coupures y sont réelles comme l'énoncé qu'elles découpent. Mais il serait tout aussi ridicule de vouloir y chercher une «linguistique du discours», une théorie de l'énonciation et du sujet, que 1 "î sais-je encore. Car comment, dans ce cas, articuler l'importance accordée à la phrase et le fait, non moins évident, que la syntaxe de Tesnière est une grammaire dépendantielle, dans laquelle Y unité, (je ne dis pas le mot réel) constitue le fait empirique majeur. Ces deux exigences peuvent en effet paraître, si on n'y prend garde, un peu contradictoires. Précisons toutefois que la difficulté à isoler le mot est chez Tesnière d'ordre technique, et non théorique. - S'il fallait vraiment chercher une analogie quelconque, ici, ce serait peut-être Bloomfield. - Mais, fondamentalement, l'unité ne fait pas problème pour Tesnière. L'unité, c'est l'élément simple de la classification chimique, inanalysable dans son essence14 (parce que renvoyant à un en-soi sémantique préalablement évacué), mais dont il s'agira de définir les possibilités combinatoires, c'est-à-dire les possibilités de connexion. C'est-à-dire la valence. C'est 8 ESS, p. 40-42. 9 Ceci explique sans doute les rapprochements un peu inattendus auxquels se livre à l'occasion Tesnière: Bailly, Br0ndal et... Brunot (!) auraient reconnu l'autonomie de la syntaxe vis-à-vis de la morphologie. (ESS, p. 35). 10 ESS, p. 34. 11 ESS, pp. 25 sq. 12 ESS, p. 11. 13 L'importance accordée, par exemple, par R. Lafont au «petit drame» que jouent les actants (colloque Lucien Tesnière aujourd'hui) confine, selon moi, à la rhétorique: en admettant, comme le prétend Lafont, que la métaphore du spectacle soit réellement un concept chez Tesnière, il reste qu'on ne peut en aucune façon lui faire jouer un véritable rôle herméneutique. Pour cela, il faudrait que cette métaphore constituât une grille conceptuelle systématisable, ce qui n'est pas le cas ici. 14 La révolution apportée par Lavoisier a consisté à mettre fin aux spéculations sur la nature et la divisibilité de la matière. Toutes les fois qu'un corps aura résisté aux moyens connus d'analyse, on le nommera corps simple, sans chercher si la matière est ou non réductible à un seul principe. 201 pourquoi, notamment, l'ambiguïté est conçue syntaxiquement, et ne peut être que syntaxique, chez Tesnière. Et ce sera le rôle du stemma de la mettre au clair. Ainsi dans les phrases dites «bifides»,15 du type Le crime fait la honte et non pas l'échafaud, ou encore: L'un portait sa cuirasse, l'autre son bouclier, il suffit de dessiner le stemma pour que les relations deviennent visibles, et le sens évident. Autre exemple: «Dans la phrase le maître aime son élève, mais déteste ses défauts, ses, nous dit Tesnière, peut tout aussi bien signifier qu'il s'agit des défauts du maître que de ceux de l'élève».1 Problème de construction et de marquants donc. Il n'est d'ambiguïté que relationnelle. Traduisez la phrase en latin, elle disparaîtra. La place accordée par Tesnière au réfléchi est d'ailleurs révélatrice: le chapitre sur l'adjectif possessif réfléchi, dont est issu l'exemple qui vient d'être mentionné, fait partie d'un ensemble de chapitres qui traitent de la diathèse. La classification est traditionnelle: actif, passif, réfléchi, réciproque. Rien, signifïcativement, sur ce qui va au contraire, à la même époque, attirer Guillaume, à savoir la voix moyenne. C'est que la voix moyenne ne peut tout simplement pas exister théoriquement dans le dispositif ainsi mis en place, puisqu'elle n'est pas conceptualisable en termes de valence et de combinatoire. Ce n'est pas que la sémantique soit, à proprement parler, absente de la syntaxe de Tesnière, mais elle se résume à une théorie des combinaisons. D'où les séries du type [montrer = faire voir\ où montrer se trouve réduit à un élément, voir, auquel est ajoutée une valence supplémentaire, marquée par le factitif. La métaphore inaugurale des ESS est une métaphore chimique. Dans Alfred parle, explique l'auteur, il y a trois éléments: Alfred, parle, et leur connexion. Cette connexion n'est pas une copule, comme dans la logique classique, elle est intrinsèque à la structure atomique des éléments. La liaison de ces deux éléments produit par ailleurs une entité d'une autre nature que ses composants. - On me permettra de dire, à la suite de Tesnière lui-même: une molécule. Suit en effet le commentaire suivant: Il en va de même en chimie, où la combinaison du chlore Cl et du sodium Na fournit un composé, le sel de cuisine ou chlorure de sodium CINa, qui est un tout autre corps et présente de tout autres caractères que le chlore Cl d'une part et le sodium Na d'autre part.17 La priorité accordée par Tesnière à la phrase me semble donc relever, non d'un quelconque intérêt pour le sujet ou l'énonciation, mais d'une stratégie heuristique. Tout apprenti chimiste sait depuis Lavoisier que c'est lors d'une expérience qu'on peut observer la structure d'une molécule, c'est-à-dire que les valences atomiques se 15 ESS, pp. 346-351. La terminologie est en soi significative, puisqu'il s'agit d'une classification botanique. C'est-à-dire une taxinomie reposant essentiellement sur la nature spatiale des assemblages structuraux, (cf. D. Samain, «Le graphe et l'icône. Remarques sur la logique du schématisme chez Lucien Tesnière», in Lucien Tesnière aujourd'hui) 16 ESS, p. 253. 17 Première partie «la connexion», préambule, ch. 1, pp. 11,12. 202 révèlent. Il en va de même chez Tesnière: la phrase est le seul moyen de faire apparaître les valences des éléments. Et on conçoit alors l'importance de ces expériences chimiques si passionnantes que sont, par exemple, les traductions: d'excellents moyens de mettre à jour les valences. On doit donc dire à la fois: la phrase est privilégiée chez Tesnière, et aussi: le mot est privilégié. Et parmi les mots, bien sûr, le verbe. Pourquoi le verbe ? Bien entendu, parce que le verbe est par excellence l'opérateur de relation. Encore une fois, ne confondons pas. On peut être tenté de traduire la grammaire dépendantielle de Tesnière en relations formalisables de type prédicat/argument. L'élément supérieur, le verbe notamment, jouant alors le rôle de prédicat, lequel se trouve «saturé» par l'élément subordonné, qui fait office d'argument. Et, bien sûr, on aura tort. Puisqu'il n'y pas, ici, de hiérarchie logique: tous les éléments sont également matériels. Ou, plus exactement, Tesnière restitue au terme de saturation son sens premier, dont la formalisation logique fera ensuite l'usage que l'on sait: une molécule est dite saturée lorsque toutes ses valences atomiques sont utilisées pour des liaisons simples.18 En d'autres termes, la supériorité du verbe n'est pas logique, elle est connexionnelle. Prenons, par exemple, les critiques adressées par Tesnière à l'opposition traditionnelle entre sujet et prédicat.19 Je passe sur la condamnation du «logicisme» de Port Royal (qui est connue et, somme toute, banale). D'autres remarques sont plus intéressantes. Il y a des arguments morphologiques: dans filius amat patrem, on ne peut, dit Tesnière, ignorer le fait que patrem est de même nature que filius. Cette remarque montre au passage que la condamnation, constamment réitérée, de la «morphologie» mériterait, elle aussi, d'être reprécisée. La morphologie que Tesnière récuse est celle qu'il impute, de concert avec la phonétique, à la «forme externe», laquelle ne tient pas compte des relations. L'autre morphologie, la morphologie pertinente, est la morphologie catégorielle. En gros, ce qui est rejeté, c'est ce que Hjemslev appelle, à la même époque, la substance, substance du contenu (ou «sémantique») et substance de l'expression (ou «morphologie»), La linguistique, selon Tesnière, a pour objet des formes. Cette remarque me conduit au deuxième argument avancé, lequel est bien «formel» dans cette dernière acception. L'opposition sujet/prédicat, dit Tesnière, introduit dans le stemma un déséquilibre, un facteur de dissymétrie, lequel disparaît lorsqu'on adopte la théorie des actants. Le schéma actantiel fournit en effet ce que je suis fort tenté d'appeler die gute Gestalt, une bonne forme au sens gestaltiste.20 Arrive enfin l'argument péremptoire: l'opposition sujet/prédicat masque (la métaphorique de la visibilité mériterait à elle seule un commentaire) la valence des verbes et le caractère 18 Le terme apparaît tôt: déjà chez Newton, lorsqu'une particule atomique s'est entourée d'un certain nombre d'autres particules sur lesquelles elle exerce une action, elle est saturée. 19 ESS, p. 103-105. 20 La notion de forme globale des théories gestaltistes ne doit pas être surévaluée. Il n'y a pas de raison, notamment, de l'opposer de manière antinomique à une théorie des éléments. Ce qui me paraît fondamental dans la Gestalt est plutôt la configuration. Il va de soi que, comme dans toute géométrie, une configuration suppose l'existence de points remarquables. 203 interchangeable des actants. Le substrat théorique est, en définitive, toujours le même. Tant techniquement qu'épistémologiquement, Tesnière pose la question par excellence que rencontrent les sciences taxinomiques: comment trouver l'écriture adéquate, c'est-à-dire celle susceptible de révéler la configuration des phénomènes. On me rétorquera peut-être que j'énonce un truisme. Puisque, par définition, toute théorie doit se forger une écriture adéquate. Essayons de préciser. Premièrement, le mot écriture n'est pas ici une métaphore. La structure doit être vue. Mais prenons par 21 exemple ce que notre auteur appelle la translation inversée de type O > A > O. C'est ainsi que, dans le syntagme un drôle de corps, drôle serait translaté deux fois, d'adjectif en nom, puis de nom en adjectif. Or, Tesnière le dit lui-même, une telle opération n'est pas directement observable, puisque nous revenons à la catégorie de départ. (Dans certains cas, d'ailleurs, elle ne possède aucun marquant.) Simplement, postuler ces translations est la seule façon de rendre intelligible certaines propriétés apparentes, comme la variabilité en genre du mot translaté {une drôle d'idée). Tout comme lors d'une réaction chimique, dont nous ne connaissons que les états initiaux et finaux, c'est de l'écriture, et plus précisément d'une séquence d'équations, que dépend l'intelligibilité du phénomène. Or il n'est pas vrai qu'une telle relation homoïtique entre le phénomène et sa formulation soit un caractère scientifique général. Prenons, afin de rester dans le même contexte historique, le cas de la phonologie structuraliste. Les hypothèses empiriques y sont assez fortes pour que la formulation devienne, sinon indifférente, du moins secondaire. C'est pourquoi on peut exprimer les traits distinctifs aussi bien en termes accoustiques qu'articulatoires, sans nuire à l'intelligibilité globale du modèle. Ce qui me paraît, en revanche, caractériser l'écriture tesniérienne, tout comme celle de la chimie post-lavoisienne, est le caractère homoïotique de ses schémas 22 descriptifs. Voici un bel exemple de réaction chimique impossible à observer: le gérondif, qui «est toujours invariable en français, son appartenance à la catégorie de l'adjectif n'étant qu'un avatar passager, dont la durée est trop brève [je souligne] pour que la variabilité [...] de l'adjectif l'emporte sur l'invariabilité [...] de l'adverbe [...].» 23 Autre exemple: la «translation elliptique nucléaire», sorte d'haplologie syntaxique, qui consiste à ramener une translation double donnée à une nouvelle translation plus brève, qui en est comme le résumé.24 D'après les maigres indices dont nous disposons,25 cherchons 21 ESS, pp. 483-485. 22 Comparer avec la théorie de la modularité chez Chomsky: son rendement heuristique est à peu près nul (à cet égard, c'est une hypothèse indifférente), mais elle ne témoigne pas moins, et fortement, du renoncement au modèle homoïotique. 23 ESS, p. 503. 24 ESS, pp. 510-513. 25 ESS, p. 515. 204 l'ellipse, nous dit Tesnière, afin de reconstituer quelle a pu être la chaîne des réactions. Selon les cas, il y aura lieu d'utiliser la formule développée ou la formule abrégée.26 C'est pourquoi Le caractère intranucléaire d'un phénomène aussi important que la translation a pour effet d'orienter l'étude des nucléus vers l'analyse intranucléaire. Celle-ci est à la syntaxe structurale ce que l'analyse chimique est à l'étude des corps. Il apparaît donc que l'avenir des recherches en syntaxe est dans l'investigation intranucléaire, qui seule, pourra permettre de reconnaître, dans l'ordre intellectuel, les phénomènes qui y siègent et qui procèdent, dans l'ordre intellectuel, de structures au moins aussi compliquées que le sont, celles de la 11 cellule, de la molécule et de l'atome dans l'ordre matériel. Il serait facile de poursuivre les analogies: la diathèse réfléchie peut s'interpréter comme un cas d'auto-saturation d'un atome par lui-même. De manière plus générale, la translation correspond très précisément à ce qu'on appelle en chimie une substitution, laquelle consiste à remplacer, dans une molécule, un atome par un autre atome ou par une molécule (on obtient, dans ce dernier cas, l'équivalent de ce que Tesnière appelle la translation du second degré). Ainsi à partir d'une molécule d'eau, en remplaçant un atome d'hydrogène par un radical acide, on obtient successivement les acides du groupe eau: acide nitrique, acide acétique, etc. Ces corps présentent un certain nombre d'analogies structurales, malgré leur différence de nature. On peut continuer: les deux écritures, linéaire et structurale, de la translation correspondent aux deux notations, séquentielle-condensée et structurale-développée du symbolisme chimique. Et ainsi de suite. Peu importe au demeurant. Mon but n'est pas d'établir un parallélisme mécanique (j'espère cependant vous avoir convaincu!), mais de proposer une lecture qui présente un minimum de rendement herméneutique. Il me semble en tout état de cause que le concept de valence, dès le moment où on ne se contente pas d'en faire une métaphore, est le concept à partir duquel il est possible de dériver tout l'appareil théorique des ESS. Ce que Tesnière nomme translation, qui serait sans doute, d'une manière ou d'une autre, privilégié dans une théorie de la constituance, ne peut être ici, l'auteur y insiste à plusieurs reprises, qu'un phénomène second, qui lui permet de sauver, quoi qu'il arrive, l'universalité du principe de 28 connexion. Deux mots à ce sujet. 26 ESS. p. 160. 27 ESS, p. 372. 28 «La translation est [...] la condition préalable de certaines connexions, mais elle n'est pas la cause directe de la connexion. La connexion est le fait de base sur lequel repose la structure de la phrase simple. Elle s'établit automatiquement entre certaines catégories de mots, et elle n'est marquée par rien. Elle est si naturelle qu'il suffit qu'elle soit possible pour qu'elle se réalise.» ESS, p. 364. (en gras dans le texte) 205 Premièrement, l'universalité de la connexion a évidemment des conséquences techniques. Par exemple, l'effacement de la relation prédicative au profit de la détermination. Grenouilles de sauter est ainsi considéré, non comme une structure prédicative, mais comme un SN composé d'un nom et d'un «complément de 7Q détermination». On se dira qu'il en irait de même dans le formalisme logique (puisque l'argument y «détermine» le prédicat); mais, ici encore, il faut nuancer. A proprement parler, il n'y a, chez Tesnière, ni prédication, ni détermination: dans un système qui ignore la hiérarchie logique, ou, du point de vue linguistique, l'opposition langue/discours, le terme de complément de détermination ne peut correspondre à ce qu'on entend habituellement par ce mot. Il ne désigne pas la détermination d'un référent, il désigne une liaison libre, qui se distingue en cela de la valence. L'opposition actant/circonstant relève, bien entendu, du même schéma conceptuel: d'un côté des valences atomiques prédéterminées, de l'autre, des liaisons non programmées, et moins solides. Une autre conséquence, à mon sens originale, du primat de la connexion est le statut donné par Tesnière aux mots de liaison. L'auteur est très clair sur ce point: la translation permet d'employer un mot qui n'est pas directement connectable avec un 30 autre mot, en le faisant glisser d'une catégorie à une autre. (J'emploie à dessein le terme glisser, car il me semble utile de souligner que la translation est, en principe, une transformation géométrique simple, qui ne modifie pas, notamment, la configuration initiale de l'ensemble des points translatés.) Par conséquent les translatifs ne sont pas 31 des instruments conjonctifs, mais les marqueurs d'un changement catégoriel, et rendent donc inutile le recours à la notion de copule. - On sait, du reste, quelle part congrue est accordée par Tesnière aux phénomènes de jonction. - Quel est l'intérêt de l'opération? Le premier est, bien sûr, économique, puisqu'il fournit à notre linguiste un modèle capable d'unifier sous une explication unique flexion et préposition: liber Pétri et le livre de Pierre. Mais je crois qu'il existe une raison interne au modèle. Recourir au mot de liaison, reviendrait, par exemple, à poser, dit Tesnière, que la préposition est 32 «extranucléaire», et donc à admettre que les mots ne sont pas équivalents à leurs combinaisons - puisqu'il existe, dans ce cas, d'autres procédés connexionnels -Autrement dit, et fondamentalement, l'existence de mots de liaison n'est pas compatible avec l'universalité du principe de valence. Une dernière conséquence - analogue aux précédentes, en ce sens qu'elle dissout un couple antinomique traditionnel - concerne l'opposition entre lexique et syntaxe. Cette opposition ne peut évidemment se maintenir dans la grammaire dépendantielle 29 ESS, p. 497. 30 ESS, p. 364. 31 ESS, p. 371. 25 ESS, p. 515. 206 que construit Tesnière, puisque la syntaxe s'y résume aux effets combinatoires de la catégorisation. Ceci est particulièrement perceptible lorsque Tesnière aborde les translations multiples. Ces dernières conduisent en effet Tesnière à mettre sur le même plan ce que nous appellerions des phénomènes de dérivation et des phénomènes de rection. C'est le cas dans la phrase Les beautés de ce monde d'ici-bas me donnent par avance une idée des joies de celui de l'au-delà, dont Tesnière décompose le syntagme final, en partant de l'adverbe là jusqu'au groupe de celui de l'au-delà, et dans lequel il reconstruit sept translations successives. Il est évident que, dans ce cas, la différence entre lexique et syntaxe devient purement diachronique: il y a des formations anciennes (qui aboutissent à au-delà) et des formations plus jeunes. - C'est d'ailleurs de la même façon qu'est conceptualisée la différence entre translation primaire {Le. de mot) et translation secondaire (i.e. de phrase). Ceci montre, à mon sens, la limite opératoire du principe de valence. Il devient en effet très difficile, avec un modèle de ce type, d'expliquer par exemple en quoi peut bien consister la différence, sensible pour un francophone, entre le train de Paris et le train parisien34 (S'ajoutent à cela les problèmes d'acceptabilité propres aux adjectifs relationnels, auxquels l'auteur ne fait pas allusion). Tesnière s'en tire - mal - avec une vague paraphrase stylistique et l'aveu in fine que cette opposition est pour lui secondaire, puisqu'il se place «uniquement du point de vue structural». Même difficulté avec des SN comme avant le déjeuner vs. avant de déjeuner?5 Le seul commentaire fait, de manière inattendue, appel à la différence de marquants (le et de), et constate qu'une des translations est «plus évoluée» que l'autre. Ceci m'amène à ma conclusion: la syntaxe de Tesnière le place dans l'impossibilité de construire une sémantique catégorielle, en prenant acte, par exemple, de la différence aspectuelle qui existe, dans de nombreuses langues, entre infinitif et substantif abstrait. 6 L'opposition est renvoyée à une profondeur historique qu'il est seulement possible de constituer en séquence ordonnée. Encore la chimie donc. L'analyse ne rencontre que des entités élémentaires translatables. Et cette possibilité de translation paraît finalement dépendre de la simplicité supposée de cet objet installé au début des ESS, et sur lequel l'auteur ne reviendra guère, qu'il appelle Yexprimende. L'exprimende, périphérique et constant (il est censé se maintenir durant l'opération de traduction ), éliminé comme il se doit du «stemma virtuel», version pauvre d'un sens 33 ESS, p. 543. 34 ESS, p. 402. 35 ESS, p. 501. 36 N. Flaux, M. Glatigny, D. Samain (éd.), Les noms abstraits. Histoire et théories. (Actes du colloque international, Dunkerque 15-18/9/92), Lille, P.U.L., 1994. 37 Cf. par exemple, l'introduction à la 3ème partie des ESS (sur la translation): «théorie de la translation», pp. 361 passim. 38 ESS, pp. 64-65. 207 réduit pour l'essentiel à la signification pragmatique de l'énoncé. Alors, la sémantique, ce qui aurait mal vieilli, dans l'œuvre de Tesnière ? En lisant, ou relisant, le texte, on a pourtant, par moments, l'impression qu'il y a chez lui, épars et implicites, et pourtant liés au modèle utilisé, les fragments d'une théorie sémantique plus élaborée. Lorsque, par exemple, il compare des cas de parataxe et d'hypotaxe sans marquant: il ne faut surtout pas se prendre aux apparences, dit l'auteur, c'est-à-dire à la morphologie. Ça, c'est le refrain. Mais il ajoute, «pour qu'il y ait métataxe [entre deux langues], il faut qu'il y ait subordination sémantique dans une de ces langues et coordination sémantique dans l'autre, l'une dégageant l'hypotaxe sémantique que l'autre ne sent pas.»3. Pour une fois, sémantique et syntaxe se retrouvent du même côté, du côté de la forme interne. On reste de même un peu rêveur devant ces quelques pages que Tesnière consacre à «mouvement et déplacement».40 Le verbe allemand exprimerait, selon lui, le mouvement, et le verbe français, le déplacement. D'autres exemples encore, et notamment, bon nombre de réflexions consacrées à la métataxe, orientent discrètement vers quelque chose d'un peu différent. Une chose que nous entrevoyons mieux aujourd'hui, et que la chimie avait rencontrée au début du siècle avec ce qu'on appelle l'isomérie optique. Les isomères optiques sont des corps un peu étranges, qui ont rigoureusement la même structure moléculaire, les mêmes propriétés physiques, et qui ne se distinguent que par certaines particularités optiques. On ne peut différencier ces corps au moyen de leurs valences. Il me semble qu'il y a quelquè chose d'analogue dans le domaine qui nous intéresse. L'intuition que le sens pourrait bien être, comme la syntaxe, affaire de configuration. Povzetek SLOVNIČNA KEMIJA IN TEORETIČNI MODELI TESNIERJEVE EPISTEMOLOGIJE Elemente strukturalne skladnje L. Tesnierja si je v grobem mogoče razlagati kot triplastno slovnico, sestavljeno iz pomenoslovne, skladenjske in oblikoslovne ravnine. Analiza daje izrecno prednost drugi, t.i. skladenjski ravnini, zamišljeni kot sistemu hierarhičnih odvisnosti. Prispevek poskuša določiti vrednost in teoretično vlogo nekaterih ključnih pojmov pri Tesnierju (struktura, stemma itn.). "Struktura" mu v bistvu pomeni abstraktno obliko stavčne uresničitve, s čimer pa se zabriše nasprotje splošni vzorec/posamični pojav, na katerem dejansko slonijo "strukturalizem" in slovnice, ki izhajajo iz tvorbene teorije. Tesnierjev model ima poseben epistemološki položaj: glede na tehtno mesto, ki ga zavzemata shematična predstavitev in kombinatorika, je njegov prototip treba iskati prej v geometriji ali kemiji (npr. termin "valenca") kot pa v jezikoslovni tradiciji. Prispevek opozaija na osnovne težave, ki nastopijo ob tovrstnem prenosu modela. Uporaba podobnih pojmovnih vzorcev pri Guillaumu in Koschmiederju pa navaja k misli, da gre za metodologijo časa, ki pa sojo, če ne objektivno pa vsaj medijsko zakrili drugi modeli: zlasti tisti, narejeni po vzoru de Saussurja in Bloomfielda. 39 ESS, p. 319. Je souligne. 25 ESS, p. 515. 208