UDK 840.09:929 Rutebeuf RUTEBEUF ENTRE LE TEMPS DE L'EGLISE ET LE TEMPS DU MARCHAND Miha Pintaric "Cil qui bien fait bien doit avoir, Et cil qui n'a sens ne savoir Par quoi il puisse bien ouvreir, Si ne doit mie recovreir A avoir gairison ne rente. Hon dit: 'De teil marchié, teil vente.' Ciz siecles n'est mais que marchez. Et vos qui au marchié marchez, S'au marchié estes mescheant, Vos n'estes pas bon marcheant. Li marcheanz, la marcheande Qui sagement ne marcheande Pert ses pas et quanqu'ele marche Puis que nos sons en bone marche, Pensons de si marcheandeir C'om ne nos puisse demandeir Nule riens au jor dou Juïse, Quant Diex panra de toz justise Qui auront ensi bargignié Qu' au marchié seront engignié."1 La poésie de Rutebeuf, comme l'observe M. Zink,2 est une poésie religieuse, vu que la préoccupation du salut y est omniprésente. Elle est religieuse à une époque qui donne de nouveaux contenus aux anciennes valeurs, ouvrant de nouvelles voies qui peuvent mener au salut spirituel qui reste le but suprême de la vie humaine. Une idée des plus importantes, en ce qui concerne ce changement, c'est l'idée de travail: 1 "Le miracle du sacristain et d'une dame accompli par Notre Dame", vv. 11-30, dans Oeuvres complètes, éd.M.Zink, Classiques Garnier, Paris, 1989 et 1990, 2 t.; toutes les cit. et trad. sont de cette édition; cf. aussi p. 480, n.l. Trad.:"Celui qui fait bien doit avoir du bien,/ et celui qui n'a ni intelligence ni les connaissances/ nécessaires pour bien oeuvrer, /il ne doit réussir/ à avoir ni ressources ni rente./ On dit: 'On a le prix qu' on a su marchander.'/ Ce monde n'est plus qu'un marché./ Et vous qui marchez vers le marché,/ si au marché vous êtes malchanceux,/ vous n'êtes pas un bon marchand./ Le marchand, la marchande/ qui ne marchande pas sagement/ a fait des pas pour rien et pour rien a marché./ Nous qui sommes du bon pays, de la bonne marche,/ pensons à si bien marchander/ qu' on ne puisse rien nous demander/ au jour du Jugement,/ quand Dieu exercera sa justice/ sur tous ceux qui auront fait des affaires telles/ qu' au marché ils auront été dupés." 2 id„ "Intr.", p. 23. 17 "Or cette idée ne pouvait qu'être importante aux yeux de Rutebeuf, car elle était au centre de la polémique à laquelle il a été mêlé. Le reproche le plus radical fait aux Ordres Mendiants portait sur la légitimité de la mendicité volontaire. Il conduisait leurs adversaires à célébrer le travail, à lui conférer en lui-même une valeur morale qu'il n'avait pas jusqu'alors - on n'y voyait traditionnellement rien d'autre qu'une souffrance, comme le dit l'étymologie, et une punition, celle du péché originel, qui a obligé l'homme à gagner son pain à la sueur de son front. Cette valeur rejoignait celle qu'il prenait à la même époque aux yeux de l'active bourgeoisie marchande."3 D'autre part, le reproche traditionnel que l'Eglise fait aux marchands, c'est de vendre le temps, dont seul Dieu est maître, et qui n'est que prêté à l'homme.4 A la fin de la "Grièche d'été", Rutebeuf parle lui aussi d'un temps prêté par Dieu à l'homme. Ailleurs, il dit:5 "Au siecle ne sons que prestei Por veoir nostre efforcement."6 C'est nous qui sommes prêtés à ce monde. Il en résulte une identification implicite du moi et du temps qui lui est "prêté", comme si le moi était une partie du temps universel. Mais ce n'est pas celui-ci qui intéresse les contemporains de Rutebeuf. Pour eux, c'est surtout le temps individuel (et le salut individuel) qui importe. Chaque individu doit s'évertuer à ne pas "perdre son temps",7 ce qui serait autant que se perdre soi-même, car à la fin, il n'en resterait rien puisque la récompense serait perdue à jamais. Perdre son temps, en effet, c'est vivre à crédit, c'est hypothéquer son âme: "Cilz siecles n'est pas siecles, ainz est chans de bataille, Et nos nos combatons a vins et a vitaille; Ausi prenons le tens com par ci le me taille, S'acreons seur nos armes et metons a la taille."8 L'âme, comme le temps, n'appartient donc qu'à Dieu. Pourtant, par son comportement, l'homme peut bien enlever le temps à Dieu, lui soustrayant par conséquent aussi son âme, c'est-à-dire lui-même. Rutebeuf, surtout après sa "conversion", s'indigne sans cesse contre un tel marchandage abusif avec le temps, 3 id„ p.25 4 Cf.J. Le Goff, "Temps de l'Englise et temps du marchand", dans Annales 15, 1960, p. 417 ou dans Pour un autre moyen âge", Gallimard, 1977, p. 46; cf. Rutebeuf, "L'état du monde", t.I, p. 84, vv. 121-34:"Or i a gent d'autres maniérés/ Qui de vendre sont coustumieres/ De choses plus de cinq cens paires/ Qui sont au monde nécessaires./ ... Si vendent a terme, et usure/ vient tantost et termoierie/ Qui sont de privee mesnie;/ lors est li termes achatez/ Et plus cher venduz li chatez." - trad.:"Voici maintenant des gens d'une espèce différente,/ dont la coutume est de vendre/ mille sorte de choses/ nécessaires à la vie./ Ils vendent à crédit, et l'usure/ suit bien vite: elle et la vente à terme/ sont de la même famille;/ on fait payer le délai,/ et les biens en sont vendus plus cher." 5 t.I, p. 196, v. 113. 6 "La chanson de Pouille", t. II, p. 298, vv. 17-8. 7 Cf. t. II, p. 378, V. 54 et p. 432, vv. 119-23. 8 "Le dit de Pouille", t. II, p. 308, vv. 29-32; trad.:"Ce monde n'est pas un monde, c'est un champ de bataille,/ mais nous, avec des vins, des mets, nous nous battons;/ nous laissons passer le temps sans mettre la main à la pâte,/ nous hypothéquons nos âmes, nous faisons des dettes." - cf. aussi p. 370, vv. 217-20. 18 qui consiste à permettre que Dieu, en tant qu'objectif suprême d'une vie humaine, soit remplacé par n'importe quelle autre chose. En cela, l'attitude de Rutebeuf est conservatrice, comme l'observent aussi J. Dufournet et F. de la Bretèque.9 Pourtant, s'il est nécessaire, pour Rutebeuf, de renoncer à ce que le "saeculum" devienne une fin en soi, il n'est nullement nécessaire de le refuser aussi en tant que milieu où s'exerce l'activité du salut qui, à son tour, n'est plus seulement guerrière (même si celle-ci reste très importante chez ce propagandiste des croisades qu'était Rutebeuf), comme elle l'était dans le monde que déterminaient l'idéologie féodale et les valeurs chevaleresques: dans une société déterminée de plus en plus par le milieu urbain et par les valeurs bourgeoises, le travail devient lui-même une activité du salut. Non, d'ailleurs, que le travail manuel ne fût la règle dans presque tous les monastères déjà avant le XIIIe siècle; mais aux moines, le travail comme tel ne garantissait pas le salut - simplement, il empêchait l'oisiveté. Cette idée se retrouve aussi chez Rutebeuf: "Puis qu'autours et autoriteiz S'acordent que c'est veriteiz Qui est oiseus de legier pesche, Et cil s'ame honist et tresche Qui sans ouvreir sa vie fine ..."10 En plus, comme il a déjà été dit, le travail devient chez lui aussi une activité méritoire: "Cil Sires dit, que hon aeure: 'Ne doit mangier qui ne labeure'; Mais qui bien porroit laborer Et en laborant aoreir Jhesu, le Pere esperitable, La cui loange est parmenable, Le preu feroit de cors et d'arme."11 La voie du salut supposait ainsi nécessairement une activité créatrice dans 1'"espace" (soit la guerre sainte soit le travail; Rutebeuf voudrait faire passer aussi sa poésie pour travail, sans paraître tout à fait convaincu lui-même qu'une telle identification soit légitime), ce qui s'oppose à la tradition ascétique, dont la culmination était marquée, dans la littérature française du moyen âge, par la "Queste 9 "L'univers poétique et moral de Rutebeuf", RLR, LXXXVIII, 1984, p. 41. 10 "Le dit du mensonge", t. I, p. 204, vv. 1-5; trad.: "Les auteurs et les autorités sont d'accord: c'est la vérité, 1' oisif succombe aisément au péché, et il avilit et fourvoie son âme qui termine sa vie sans avoir travaillé ..." 11 "La vie de sainte Elysabel", t. II, p. 118, vv. 1-7; trad.: "Il dit, le Seigneur qu'on adore: 'Qui ne travaille pas ne doit pas manger non plus'; mais qui pourrait bien travailler et en travaillant adorer Jésus, le Père spirituel, dont la louange n'a pas de fin, il rendrait service à son corps et à son âme." 19 del Saint Graal". L'attitude de Rutebeuf est ainsi un peu paradoxale: tout en rejetant le monde du travail qui, comme tel, n'a aucune liaison intrinsèque avec l'Etre, il a besoin de lui en tant que moyen pour son salut personnel. S'il rejette la vente à crédit, à laquelle correspond, sur le plan spirituel, une non-coïncidence de la volonté divine et du comportement humain, Rutebeuf n'a rien contre le marché pourvu que celui-ci soit "honnête". Le monde n'est d'ailleurs qu'un "marché" où il faut être bon marchand pour ne pas perdre sa peine, et Rutebeuf lui-même n'est enfin qu'un "marchand", tant sur le plan matériel que sur le plan spirituel. En effet, puisqu'il vit de sa plume, il doit "vendre" sa poésie. En plus, l'image qu'il se fait de lui-même correspond tout à fait à l'idée du mauvais marchand, exprimée dans les six premiers vers cités ci-dessus. Non seulement la poésie, à ses yeux, n'a pas une grande valeur (il se prononce avec assez de précision sur ce point dans "La repentance Rutebeuf"12), mais Rutebeuf souligne également avec insistance qu'il ne se considère pas bon poète, ce qu'il veut "justifier" par son nom: "Se Rutebuez rudement rime Et se rudesse en sa rime a, Preneiz garde qui la rima. Rutebuez, qui rudement euvre, Qui rudement fait la rude euvre, Qu'asseiz en sa rudesse ment, Rima la rime rudement. Car por nule riens ne creroie Que bués ne feïst rude roie, Tant i meïst hon grant estude. Se Rutebuez fait rime rude, Je n'i part plus, mais Rutebués 13 Est ausi rudes coume bues." Sa "pauvreté" n'est en fin de compte qu'une conséquence logique de sa carrière poétique que le poète présente comme une faillite.14 D'autre part, une pareille faillite le menaçait sur le plan spirituel, mais comme Théophile, il s'est rendu compte qu'il avait été trompé au marché et il s'est repris. Ainsi, on peut dire que la citation initiale reflète un état d'esprit qui devrait être assez caractéristique de Rutebeuf, ou du moins de son époque en général, état d'esprit où convergent et s'entremêlent les deux plans qui déterminent l'existence humaine, le plan matériel et le plan spirituel. La matérialité concrète s'introduit ici dans la vie intérieure jusqu'à faire dépendre celle-ci de celle-là, comme c'est le cas chez Rutebeuf. L'"espace" devient le principe même, le seul acceptable, d'une attitude créatrice devant la vie - il l'était d'ailleurs déjà à l'époque des Roland et des chevaliers arthuriens, mais non seul et indispensable, car la guerre sainte (et encore plus son équivalent profane, l'aventure) n'était souvent, au fond, qu'un succédané de la vraie vie spirituelle, quand elle n'était même considérée comme pénitence à laquelle le 12 t. I, p. 298, vv. 1-12; au v. 12, il parle explicitement de son "mauvais marché"; cf. aussi p. 300, vv. 37-42. 13 "La vie de sainte Elysabel", vv. 1992-2004; cf. aussi t.I, p. 246, v. 45; p. 268, vv. 45-6; p. 306, vv. 18-9; p. 468, vv. 1301-2; t. II, pp. 110-2, vv. 752-60; t. I, p. 486, n. 6. 14 Cf. les six premiers vers cités au début et la "Grièche d'hiver", t. I, p. 184, vv. 1-13; cf. aussi "La subjectivité littéraire", pp. 110-1. 20 croisé devait se soumettre pour compenser son existence mondaine, toujours moralement suspecte.15 Enfin, l'intériorisation progressive de l'idéal chevaleresque ne fait que le confirmer. Maintenant, par contre, l'homme devient conscient de son corps. Non seulement il en devient conscient mais en plus, il l'accepte. Rutebeuf le fait d'une manière hésitante, Jean de Meung d'une manière beaucoup plus déterminée. L'un annonce Villon, l'autre Rabelais. En introduisant le corps (son corps) dans sa poésie, Rutebeuf brise l'unité universelle, telle que la concevait le figuralisme de l'époque précédente, accentuant ainsi le développement amorcé dans la "Mort Artu".16 Au lieu de l'opposition fondamentale être/non-être, qui perd quelque chose de sa pertinence poétique, on a maintenant une multitude d'existences particulières, dont l'une se trouve jouée dans la poésie de Rutebeuf. Cette particularisation de l'existence se reflète peut-être aussi sur le plan du langage poétique, où un autre jeu semble avoir gagné en importance: le jeu des mots. Non pas que la littérature antérieure ne le connaisse pas, mais sa fréquence et son importance y sont négligeables par rapport à celles que le jeu des mots obtient dans la poésie de Rutebeuf, où il devient un des éléments essentiels (les citations dans ce chapitre en témoignent d'une manière assez évidente). Le mot prend une importance en lui-même, sans que le sens de l'ensemble soit l'unique critère qui déterminerait son emploi. En effet, comme la matérialisation de l'existence fragmente le temps, d'où naît l'instant, ainsi elle fragmente la langue,17 d'où naît l'intérêt pour le mot. Mais si la poétique de Rutebeuf part d'un principe nouveau que déterminent le "flot et le flux",18 la contingence, l'instant et le mot avec les dispositifs formels correspondants, elle se veut rigoureusement conservatrice sur le plan des idées fondamentales.19 Tout en ayant changé de principe, cette poétique prétend toujours tendre vers une unité qui la déterminerait de l'extérieur et qui serait par là-même garante aussi de sa propre cohérence. Cette ambiguïté, admise par Rutebeuf, sera de plus en plus sentie comme insoutenable, et elle va enfin connaître un échec dont Villon pourrait bien être représentatif et auquel les auteurs tels que Rabelais et Montaigne essaieront de trouver chacun leur propre solution plus ou moins caractéristique de leur temps et de leur milieu. En effet, si dans la plupart de la littérature qui se situe entre la "Chanson de Roland" et la "Queste" (cette délimitation est logique, non chronologique), le devenir est senti comme secondaire et peu important en lui-même, puisqu'on est capable de neutraliser ses effets destructeurs par le sentiment d'une unité personnelle, seule considérée comme 15 Cf. p. ex. t. II, p. 298, vv. 6-7. 16 Cf. A. Adler, "Problems of Aesthetic Versus Historical Criticism in La Mort le roi Artu", dans PMLA, LXV, 1950. 17 Le temps et la langue sont mis en rapport, par exemple, dans le fameux solliloque de Macbeth:"To-morrow, and to-morrow, and to-morrow,/ Creeps in this petty pace from day to day,/ To the last syllable of recorded time " - V, 5. 18 Cf. M. Zink, "Rutebeuf et le cours du poème", Romania, 107, 1986 (publ. févr. 1989), pp. 546-7. 19 Rutebeuf ne veut-il pas convaincre ses "destinataires" à quitter le siècle pour se mettre au service de Dieu, pour atteindre une sainteté comme celle de Roland - que Rutebeuf mentionne explicitement à plusieurs reprises - qui dépasse le temps dans le "kairos" extatique de son renoncement total? Des vers comme ceux qui suivent le laissent entendre:"Vasseur qui estes a l'ostei,/ Et vos, bacheleir errant,/ N'aiez pas tant le siecle amei,/ Ne soiez pas si nonsachant/ Que vos perdeiz la grant clartei/ Des cielz, qui est sans oscurtei./ On varra hon vostre bontei:/ Preneiz la croix, Diex vos atant!" - "La chanson de Pouille", p. 300, vv. 49-56; trad.:"Vavasseurs qui restez chez vous,/ et vous, jeunes chevaliers errants,/ n'ayez pas tant d'amour pour ce monde,/ ne soyez pas insensés/ au point de perdre la grande clarté/ des cieux, où il n'y a aucune obscurité./ C' est maintenant que 1' on verra votre valeur:/ prenez la croix, Dieu vous attend." 21 réelle et essentielle, l'époque de Rutebeuf amorce une modification qui sera lourde de conséquences. L'aristotélisme naissant qui s'ajoute à la décadence de la vision platonicienne du monde, n'est pas favorable à une contemplation "mystique" de la réalité "objective", qui supplante ainsi l'importance de sa seule "senefiance". La présence du devenir est sentie de plus en plus comme réelle et menaçante. On n'est plus capable de l'ignorer en la dépassant voire en la transformant dans une intégrité vécue, et au lieu de vivre le "temps entier" dès la vie terrestre, on le situe uniquement dans la vie après la mort (et même ici le Purgatoire - "dove tempo per tempo si ristora"20 - en est exclu). Sur la terre, c'est donc le devenir qui devient déterminant en ce qui concerne le sentiment du temps, et l'illusion que se fait Rutebeuf, celle de pouvoir toujours, en tant que tel, le contrôler, ne pourra durer. C'est la mort qui devient par conséquent l'événement central et le plus important de la vie, et ce qu'Alberto Tenenti a trouvé d'essentiel à la sensibilité de la fin du Moyen Age, s'annonce déjà chez Rutebeuf: "De legier despit tout qu'adés a morir pance."21 Le principe d'une bonne vie, c'est une pensée constante de la mort, car c'est ici que tout le temps d'une vie se concentre, et que le moi peut trouver son intégrité pour la préserver une fois pour toutes, s'il l'a méritée. Puisque la possibilité de vivre le "temps entier" n'est plus qu'une illusion et qu'elle ne domine par conséquent plus la littérature de l'époque, l'idéal de celle-ci (pas trop souvent réalisé, il est vrai) sera désormais une méditation sur la mort, ce kairos final qui doit être le guide d'une vie pendant qu'elle se disperse encore dans le temps. Et Rutebeuf de continuer: "Et vos, a quoi penceiz, qui n'aveiz nul demain Et qui a nul bien faire ne voleiz metre main?"22 - il n'y a de vie qui vaille que la vie de celui qui dirige sans cesse ses pensées vers la mort. Qui ne le fait pas se perd, se disperse, non d'une manière apparente ou provisoire mais à perpétuité, sans possibilité de retour une fois qu'il serait venu au bout de son chemin: "Moult est fox qu'en son cors se fie, Car la mors, qui le cors deffie, Ne dort mie quant li cors veille, Ainz li est toz jors a l'oreille. Le corps a donc fait son entrée dans la littérature médiévale, mais le moment n'est pas encore venu où il devra prévaloir définitivement sur l'âme. L'illusion d'un "temps entier" hante toujours la conscience, pourtant déjà évidente, d'un temps fragmenté. 20 XXIII, 84. 21 "Le dit de la croisade de Tunis", t. II, p. 350, v. 108. 22 ibid., vv. 109-10; cf. aussi t. II, p. 430, v. 82. 23 "La vie de sainte Elysabel", vv. 1793-6. 22