■ ■■ w . ' ,5” i . St: ' 4 • >&1 „ f • 4 ■ P -■ ■ ;& •' i\ ■ - * - ■ . . ** I % , '0. " '»*>*'!: , >■ .1, if,.' ~ ■ JULIE, 0 U LA NOUVELLE H £ L O I S E. ■* Lettres de deux Amans, Habitans d’une petite Ville au pied des Alpes; RECUEJLLJES ET FUBLltf&S PAR J. J. ROUSSEAU. C I N Q_U IEME PARTI E. • T > , ■a I ¥ ; i t. a o i j J ; v , o r; ’ 7 , C* O . 3 ; & \ ■ ' ■ ' J ' , . 1*0 T vU'V ;■ nuar- v ?t A \ ; U ) . • . * ; ■■ ■: I 7 := ‘ r T COLLECTION C O M3P X J£ X* JET D E S D E J* Jo ROUSSEA U 5 avec Figures en faille-douce. NOUVELLE EDITION, Soigneufement revue & corrige'e, ly fe- Tome sixieme. A NEUCHATEL, Pe I’lmprimerie de Samuel Fauche, Libraire du I^oi. * M. D C C. LXXF, %r w t T f . |r * xv.xx^in :. 6t> 2 a a l a 51 ^ \J & a a r>rf : {% /••■' a o it ia a a j ...;. r ’ ok .Av. « WS itftt t 3SV' . . - — . ?:v; .3 U iV^V 2 3 •./. ,.- i - »&....; - - <■ •. • . r].^W ft W * ?f \ (’?■ ■V' X . .... ... x JJ >*k \ I ’ 7 T A IT 3 U . , A £ 2 II j . I. .;•'/■ ah 3 : in -'•2 ■ ■ ••. •■ ■' J ...) 3 ■ '. I E T T R E S BE DEUX AMANS, HABITANS D'UNE PETITE VILLE AU PIED DES ALPES. CINQUIEME PARTIE. L E T T JR E II. De Milord Edouard ( a ). Sors del’enfance, ami, reveille - toi. Neli- rre point ta vie entiere au long fommeil de la raifon. L’age s’ecoule , il ne ten refte plus que pour etre fage. A trente ans pafles , il eft terns de fonge r a foi ; commence done a rentrer en toi-meme, & fois homme une fois avant la mort. Mon cher , votre coeur vous en' a long - terns impofe fur vos lumieres. Vous avez voulu phi- lofopher avant d’en etre capable> vous avez pris le fentiment pour de la raifon , & content d’eftimer les chofes par fimpreffion qu’elles vous ont faite vous avez toujours ignore leur ve¬ ritable prix. Un coeur droit eft , je 1’avoue, 1# premier organe de la verite; celui qui n’a riett fend lie fait rien apprendre; il ne fait que flot- ter d’errpurs en erreurs , il n’acquiert qu’un ( a ) Cette lettre paroit ayoit ete ecrite avant la recep* tion de la precedente. Tome VL A 2n La X o u v e l l e vain favoir & de fteriles connoiffances , parce qua le vrai rapport des chofes a l’homme , qui eft fa principale fcience, lui demeure toujours cache. Mais c’eft fe borner a la premiere moitie de cette fcience que de ne pas etudier encore les rap¬ ports qu’ont les chofes entr’elles , pour mieux juger de ceux qu’elles out avec nous. C’eft peu de connoitre les paffions humaines , ft Ton n’en fait apprecier les objets ; & cette feconde etude ne peut fe faire que dans le calrne de la meditation. La jeuneife du fage eft le terns de fes expe¬ riences , fes paffions en font les inftrumens> mais apres avoir applique fon ame aux objets exterieurs pour les fentir, il la retire au de¬ dans de lui pour les conftderer, les comparer , les connoitre. Voila le cas oil vous devez etre plus que perfonne au monde. Tout ce qu’un coeur fenfible peut eprouver de plaifirs & de peines a rempli le votre; tout ce qu’un homme peut voir , vos yeux font vu. Dans un efpac* de douze ans vous avez epuife tous les fentimens qui peuvent etre epars dans une longue vie, & vous avez acquis , jeuiie encore , l’experienoe d’un vieillard. Vos premieres obfervations fe font portees fur des gens fimples & fortant prefque des mains de la nature , corame pour vous fervir de piece de comparaifon. Exile dans la capitale du plus celebre peuple de l’univers, vous etes faute , pour ainfi dire, a fautre extre- niite : le genie fupplee aux intermediaires'. Paf- H e' L O i S E. £ te chez la feule nation d’hommes qui refte par- mi les troupeaux divers dont la terre eft cou- verte , ft vous n’avez pas vu regner les loix, vous les avez vu du moins exifter encore; vous avez appris a quels fignes on reconnoit cet or- gane facre de la volonte d’un peupie, & com¬ ment l’empire de la raifon publique eft le vrai fondement de la liberte. Vous avez parcouru tous les cl imats, vous avez vu toutes les regions que le foleil eclaire. Un fpedlacle plus rare & digne de l’oeil du fage, le fpedacle d’une ame fublime & pure , triomphant de les paffions & regnant fur elle- meme eft celui dont vous jouif- fez. Le premier objet qui frappa vos regards eft celui qui les frappe encore , & votre admiration pour lui n’eft que mieux fondee apres en avoir contemple taut d’autres. Vous n’avez plus rieti a fentir ni a voir qui merite de vous occuper. 11 ne vous refte plus d’objet a regarder que vous- meme, ni de jouilfance a gouter que celle de la fageiTe. Vous avez vecu de cette courte vie ; fon- gez a vivre pour celle qui doit durer. Vos paffions, dont vous futes long-terns fef- elave , vous ont laiffe vertueux. Voila toute vo¬ tre gloire ; elle eft grande , fans doute, mais foyez-e n moins fier. Votre force meme eft l’ou- vrage de votre foibleife. Savez - vous ce qui vous a fait aimer toujours la vertu ? Elle a pris a vos yeux la figure de cette femme adorable qui la reprefente ft bien, & il feroit difficile A 3 4 La Nouvelle qu’une fi chere image vous en laiflat perdre le gout. Mats ne l’aimerez- vous jamais pour elle feule , & n’irez - vous point au bien par vos pro- pres forces , comrne Julie a fait par les fiennes? Enthoufiafte oifif de fes vertus, vous bornerez- vous fans ceife a les admirer , fans les imiter jamais? Vous parlez avec chaleur delamanie- re dont elle remplit fes devoirs d’epoufe & de mere; mais vous, quand remplirez-vous vos devoirs d’homme & d’ami a fon exemple? Une femme a triomphe d’elle - merne, & un philofo- phe a peine a fe vaincre ! Voulez-vous done n’etre toujours qu’un difeoureur comrne les au- tres , & vous borner a faire de bons livres , au lieu de bonnes addons (JO? Prenez-y garde , mon ( b ) Non , ce iieole de la phiiofophie ne paffera point fans avoir produit un vrai Philofophe. J’en connois un , un feul, j’en conviens; mais e’eft beaucoup encore , & pour comble de bonheur, e’eft dans mon pays qu’il exit- te. L’oferai-je nommer ici, lui dont la veritable gloire eft d’avoir fu refter peu eonnu? Savant & modefte Abaiu zit, que votre fublime fimplicite pardonne a mon coeur un zele qui n’a point votre nom pour objet. Non , ce n’eft pas vous queje veux faire connoitre a ce iiecle in- digne de vous admirer; e’eft Geneve que je veux illuftrer de votre fejour ; ce font mes Concitoyens que je veux honorer de l’honneur qu’il vous rendent. Heureux le pays oil le nierite qui fe cache en eft d’autant plus efti- me ! Heureux le peuple cu la jeunefTe altiere vient abaifler fon ton dogmatique & rougir de fon vain favoir , devant la dodte ignorance du fage ! Venerable & vertueux vieillard ! vous n’aurez point ete prone par les beaux- efprits ; leur bruyantes Academies n’auront point retenti de vos eioges; au lieu de depofer comrne eux votre f geffe dans les livres , vous favez mife dans votre vie pour fexemple de la patrie que vous avez daigne vans H e' L O i S E. ? cher ; il regne encore dans vos lettres nn ton de mollelfe & de langueur qui me deplait, & qui ett bien plus un refte de votre paffionqu’un elfet de votre caradtere. Je hais par - tout la foi- blefle & n’en veux point dans mon ami. II n’y a point de vertufans force, &le chemin du vice eftlalachete. Ofez- vous bien compter fur vous avec un coeur fans courage? Malhcureux! Si Julie etoit foible, tu fuccomberois demain & ne ferois qu’un vil adultere. Mais te voila refte feul avec elle j apprends a la connoitre, & rougis de toi. J’efpere pouvoir bientot vous aller joindre. Vous favez a quoi ce voyage eft deitine. Douze ans d’erreurs & de troubles me rendent fuf- pedt a moi-meme ; pour refifter j’ai pu me fuffire, pour choilir il me faut les yeux d’un ami ; Sc je me fais un plailir de rendre tout commun entre nous ; la recotinoilTance aufli bienquel’at- tachement. .Cependant, ne vous y trompez pas ; avant de vous accorder ma confiance , j’exami- nerai fi vous en etes digne, & ft vous meritez de me rendre les foins que j’ai pris de vous. Je connois votre coeur , j’en fuis content; ce n’eft pas aflezj e’eft de votre jugement que j’ai be- foin dans un cboix ou doit prelider la raifon feule, & ou la mieane peut m’abufer. Je ne crains pas les paffions qui, nous faifant une choifir, que vous aimez , & qui vous refpefte. Vous avez vecu comme Socrate ; mais il mourut par la main de fes soneitoyens , & vous etes cheri des vdtres. A } G La Nobveue guerre ouverte, nous avertilTent de nous mettre en defenfe , nous lailfent, quoi qu’elles faifent, la confidence de toutes nos fautes , & auxquel- les on ne cede qu’autant qu’on leur veut ceder. Je crains leur illufiou qui trompe au lieu de contraindre , & nous fait faire fans le favoir , autre chofe que ce que nous voulons. Onn’a befoin que de foi pour reprimer fes penchans •, on a quelquefois befoin d’autrui pour difcerner ceux qu’il eft permis de fuivre , & c’eft a quoi fert l’amitie d’un homme fage qui voit pour nous fous un autre point de vue les objets que nous avoirs interet a bien connoitre. Songea done a vous examiner &dites-vous ft toujours en proie a de vains regrets vous ferez a jamais inutile a vous & aux autres , ou Ci reprenant enfin l’empire devous-meme vousvoulez met¬ tre une fois votre ante en etat d’eclairer celle de votre ami. Mes aft’aires ne me retiennent plus a Lon- dres que pour une quinzaine de jours ; je paife- rai par notre armee de Flandres oil je compte refter encore autant ; de forte que vous ne de- vez guere m’attendre avant la fin du mois pro- chain ou le commencement d’Oclobre. Ne m’e- crivez plus a Londres mais a 1’armee fous 1’ a- dreife ci-jointe. Continuez vos deferiptions ; malgre le mauvais ton de vos lettres elles me touchent & m'inftruifent ■, elles m’infpirent des projets de retraite & de repos convenables a mes H e' L O i S E. 7 maximes & a raon age. Calmez fur-tout l’inquie- tude que vous m’avez donnee fur Madame de Wolrnar : fi fon fort n’eft pas heureux, qui doit ofer afpirer a l’etre ? Apres le detail qu’elle vous a fait, je ne puis concevoir ce qui manque a fon bonheur. L E T T R E II. A Milord Edouard. "C3" Ui> Milord, jevousle confirme avec des tranfports de joie, la fcene de Meillerie a etc la crife de ma folie & de mes maux. Les expli¬ cations de M. de Wolmar m’ont entierement raifure fur le veritable etat de moil coeur. Ce coeur trop foible eft gueri tout autant qu’il peut l’etre , & je prefere la triftelfe d’un regret ima- ginaire a Peifroi d’etre fans celfe affiege par le crime. Depuis le retour de ce digne ami, je ne balance plus a lui donner un nom ft cher & dont vous m’avez ft bien fait fentir tout le prix. C’eft le moindre titre que je doive a quiconque aide a me rendre a la vertu. La paix eft au fond de mon ante comme dans le fejour qne j’h abite. Je commence a m’y voir fans inquietu¬ de , a y vivre comme chez moi ; & fi je n’y prends pas tout-a-faitl’autorite d’un maxtre , je fens plus de plaifir encore a me regarder com- mei’enfant de lamaifon. La fimplicite, l’egalite A 4 tS L a No U V E L LE que j’y vois regner ont un attrait qui me tou¬ che & me porte au refpecl. Je paffe des jours fereins entre la raifon vivante & la vertu fenlible. En frequentant ces heureux epoux , leur afcen- dant me gagne & me touche infenfiblement, & mon coeur fe met par degres a humlfon des leurs , comme la voix prend fans qu’on y fonge le ton des gens avec qui Ton parle. Qyelle retraite delicieufe! quelle charmante habitation! Que la douce habitude d’y vivre en augmente le prix ! & que , fi l’afpecl en paroit d’abord peu brillant, il eft difficile de ne pas 1’aimer auffi-tot qu’on la connoit! Le gout que •prend Madame de Wolmar a remplir fes nobles devoirs , a rendre heureux & bons ceux qui l’approchent fe communique a tout ce qui en eft l’objet, a fon rnari, a fes enfans d fes ho- tes, a fes domeftiques. Le turnulte , les jeux bruyans, les longs eclats de rire ne retentilfent point dans ce paifible fejour; mais on y trouvc par-tout des cceurs contens & des vifages gais. Si quelquefois on y verfe des larmes, elles font d’at- tendrilfement & de joie. Les noirs foucis, l’ennui, la triftelfe n’approchent pas plus d’ici que le vice & les remords dont ils font le fruit. Pour elle , il eft certain qu’excepte la peine fecrette qui la tourmente & dont je vous ai difc la caufe dans ma precedente lettre (cj , tout con- (c). Cette precddente lettre ne fe troure point. On ea verra cl - apres la raifon.- H e' L O i S E. 9 eourt a la rendre heureufe. Cependant avec tant de raifons de l’etre , milleautres fe defoleroient a fli place. Sa vie uniforme & retiree leur feroit infupportable ; elles s’impatienteroient du tracas des enfans ; elles s’ennuyeroient des foins domef- \ tiques elles ne pourroient fouffrir la campagne ; lafagefle & l’eftime d’un mari peu carelTant ne les dedornmageroient ni de fa froideur ni de fon age ; fa prefence & fonattachement metne leur feroient a charge. Ou elles trouveroient l’art de l’ecarter de chez lui poury vivre a leur liberte , ou s’en eloignant elles - memes, elles mepriferoient les plaifirs de leur etat, elles en chercheroient au loin de plus dangereux , & ne feroient a leur aife dans leur propre maifon que quand elles y feroient etran gercs. II faut une ante fame pour fentir les charmes de la retraite •, on lie voit guere que des gens de bien fe plaire au fein de leur fa- mille & s’y renfermer volontairementi s’il ell au monde une vie heureufe , c’eft fans doute celle qu’ils y paflent: mais les inftrumens du bonheur ne font rien pour qui ne fait pas les mettre en ceuvre , & l’on ne fent en quoi le vrai bonheur coufifte qu’autant qu’on eft propre a le gouter. S il falloit dire avec precifion ce qu’on fait dans cette maifon pour etre heureux , je croi- rois avoir bien repondu en difant on y fait vi¬ vre-, non dans le fens qifon donne en Frances ee mot, qui eft d’avoir avec autrui certaines ms- nieres etablies par la mode; mais de la vie de ' A f io La Nouvelle i'homme , & pour laquelle il eft ne , de cette vie dont vous me parlez , dont vous m’avez donne l’exemple, qui dure au dela d’elle-meme , & qu’on ne tient pas pourperdueau jour de la mort. Julie a un pere qui s’inquiete du bien - etre de fa famille ; elle a des enfans a la fubfiftance defquels il faut pourvoir convenablement. Ce doit etre le principal foin del’homme fociable, & c’eft aufli le premier dont elle & fon mari fe font conjointement occupes. En entrant en me¬ nage ils ont examine l’etat de leurs biens ; ils n’ont pas tant regarde s’ils etoient proportion- nes a leur condition qu’a leurs befoins, & voyant qu’il n’y avoit point de famille honnete qui ne dut s’en contenter , ils n’ont pas eu alfez mau- vaife opinion de leurs enfans pour craindre que le patrimoine qu’ils ont a leur lailfer ne leur put fuffire. Ils fe font done appliques a l’ameliorer plutot qu’a 1’etendre ; ils ont place leur argent plus furement qu’avantageufement ; au lieu d’a- c’neter de nouvelles terres , ils ont donne uh nouveau prix a celles qu’ils avoient deja & l’exemple de leur conduite eft le feul trefor dont ils veuillent accroitre leur heritage. Il eft vrai qu’un bien qui n’augmente point eft fujet a diminuer par mille acciaens; mais lx cette raifon eft un motif pour l’augmenter une fois , quand celfera-t-elle d’etre un pretexte pour Paugmenter toujours? Il faudra le partager a plulieurs enfans j xnais doivent-ils refter oififs 't H e' L 0 i S E. II Lc travail de chacun n’eft-il pas un fiipplement a fon partage , & foil induftrie ns doit - elle pas entrer dans le calcul de fon bien ? L’infatiable avidite fait ainfi fon chemin fous le mafque de la prudence, & meiie au vice a force de cher- cher la fiirete. Celt en vain, die M. de "Wol- mar, qu’on pretend donner aux chofes humai- nes une folidite qui n’eft pas dans leur nature. La ra ifon nieme vent que nous laiffions beau- coup de chofes au hafird , & li notre vie & no- tre fortune en dependent toujours malgre nous, quelle folie de fe donner fans celfe un tourment reel pour prevenir des maux douteux & des dangers inevitables ! La feule precaution qu’il ait prife a ce fu']et a ete de vivre un an fur fon capital , pour fe lailfer autant d’avance fur fon revenu j de forte que le produit anticipe tou¬ jours d’une annee fur la depenfe. II a mieux aime diminuer un peu fon fonds que d’avoir fans cede a courir apres fes rentes. L’avantage de n’etre point reduit a des expediens ruineux au moindre accident imprevu l’a deja rembourfe bien des fois de cette avance. Ainli 1’ordre & la regie lui tiennent lieu d’epargne, & il s’en- richit de ee qu’il a depenfe. Les maitres de cet-te maifon jouilfent d’un bien mediocre felon les idees de fortune qu on a dans le monde; mais au fond je ne connois perfonne de plus opulent qu’eux. II n’y a point de richeife ablolue. Ce mot ne fignifie qu’un 12 La Nouvelle rapport de furabondance entre les defirs & les facultes de l’homme riche. Tel eft riche avec un arpent de terre, tel eft gueux au milieu de fes monceaux d’or. Le defordre & les fantaifies n’ont point de bornes, & font plus de pauvres que les vrais befoins. lei la proportion eft eta- blie fur un fondement qui la rend inebranlable , favoir le parfait accord des deux epoux. Le mari s’eft charge du recouvrement des rentes , la femme en dirige Petnploi, & e’eft dans l’har- monie qui regne entr’eux qu’eft la fource de leur richelfe. Ce qui m’a d’abord le plus frappe dans cet- te maifon , e’eft d’y trouver l’aifance, la fiber- te , la gaiete au milieu de l’ordre & de l’exa&itu- de. Le grand defaut des maifons bien reglees eft d’avoir un air trifle & contraint. L’extreme follicitude des chefs fent toujours un peu l’ava- rice. Tout refpire la gene autour d’eux; la ri- gueur de l’ordre a queique chofe de fervile qu’on ne fupporte point fans peine. Les Domeftiques font leur devoir, mais ils le font d’un air me- content & craiutif. Les hotes font bien recus , mais ils n’ufent qu’avec defiance de la liberte qu’on leur donne, & comme on s’y voit tou¬ jours hors de la regie, on n’y fait rien qu’en tremblant de fe rendre indiferet. On fent que ces peres efclaves ne vivent point pour eux, mais pour leurs enfans 5 fans fonger qu’ils ne font pas feulement peres , mais hommes, & H e' L O i £ E? S3 qu’ils doivent a leurs enfans l’exemple de la vie de rhomme & du bonheur attache a la fageffe. On fuit ici des regies plus judicieufes. On y penfe qu’un des principaux devoirs d’un bon pe- re de famille n’eft pas feulement de rendre fon fejour riant afin que fes enfans s’y plaifent, mais d’y mener lui - merne une vie agreable & douce, afin qu’ils fen tent qu’on eft heureux en vivant comme lui , & ne foient jamais tentes de pren¬ dre pour l’etre une conduite oppofee a la fien- ne. Une des maximes que M. de "Wolmar re- pete le plus fouvent au fujet des amufemens des deux Coufines , eft que la vie trifle & mefquine des petes & meres eft prefque toujouts la pre¬ miere fource du defordre des enfans. Pour Julie, qui n’eut jamais d’autre regie que fon coeur & n’en fauroit avoir de plus lu¬ re , elle s’y livre fans fcrupule, & pour bien faire , elle fait tout ce qu’il lui demande. II ne lailfe pas de lui demander beaucoup , & per- fonne ne fait mieux qu’elle mettre un prix aux douceurs de la vie. Comment cette ame ft fen- fible feroit - elle infenfible aux plaifirs ? Au con- traire, elle les aime, elle les recherche, elle ne s’en refufe aucun de ceux qui la flattent; on voit qu’elle fait les gouter: mais ces plaifirs font les plaifirs de Julie. Elle ne neglige ni fes propres commodites ni celles des gens qui lui font chers , c’eft-a-dire, de tous ceux qui l’environnent. Elle ne compte pour fuperflu 14 La Nouvelle rien de ce qui peut contribuer au bien-etre d’une perfonne fenfee ,• mais elle appelle ainfi tout ce qui ne fert qu’a briber aux yeux d’autrui, de forte qu’on trouve dans fa maifon le luxe de plaifir &de fenfualite fans refinement ni mollelfe. Quant au luxe de magnificence & de vanite , on n’y en voit que ce qu’elle n’a pu refufer au gout de fon pere ; encore y recommit - on tou- jours le lien qui confide a donner moins de 1 uf- tre & d’eclat que d’elegance & de grace aux cliofes. Quand je lui parle des moyens qu’on in- vente journellement a Paris ou a Londres pour fufpendre plus doucement les Carrolfes, elle ap- prouve alfez cela ; mais quand je lui dis jufqu’a quel prix on a poutTe les vernis , elle ne me comprend plus, & me demande toujours fi ces beaux vernis rendent les Carro/fes plus commo¬ des ? Elle lie doute pas que je n’exagere beau- coup fur les peintures fcandaleufes dont on orne a grands frais ces voitures au lieu des armes qu’on y mettoit autrefois, comme s’il etoit plus beau de s’annoncer aux palfans pour un homme de mauvaifes mceurs que pour un hornine de qualite ! Ce qui l’a fur- tout revoltee a ete d’ap- prendre que les femmes avoient introduit ou foutenu cet ufage , & que leurs Carrolfes ne fe dillinguoient de eeux des hommes que par des tableaux un peu plus lafcifs. J’ai ete force de lui citer la - delfus un mot de votre illuftre ami qu’elle a bien de la peine a digerer. J’etois H e' L O i S E. if chez lui nn jour qu’on lui montroit un vis-a-vis de cette efpece. A peine eut-il jette les yeux fur les panneaux , qu’il partit en difant au maitre, montrez ce Carrolfe a des femmesde la Cour ; un honnete - homme n’oferoit s’en fervir. Comme le premier pas vers le bien eft de ne point faire de mal, le premier pas vers le bonheur eft de ne point fouffrir. Ces deux maximes qui bien entendues epargneroient beau- coup de preceptes de morale, font cheres a Madame de Wolmar. Le mal - etre lui eft extre- mement fenfible & pour elle & pour les autres , & il ne lui feroit pas plus aife d’etre heureufe en voyant des miferables, qu’a l’homme droit de conferver fa vertu toujours pure , en vi- vant fans cede au milieu des medians. Elle n’a point cette pitie barbare qui fe contente de detourner les yeux des maux qu’elle pourroit foulager. Elle les va chercher pour les guerir; c’eft l’exiftence & non la vue des malheureux qui la tourmente : il ne lui fuflfit pas de ne point favoir qu’il y en a , il faut pour fon repos qu’el¬ le fache qu’il n’y en a pas, du moins autour d’elle ; car ce feroit fortir des termes de la rai- fon que de faire dependre fon bonheur de celui de tous les hommes. Elle s’informe des befoins de fon voifinage avec la chaleur qu’on met a fon propre interet; elle en connoit tous les ha- bitans ; elle y etend, pour ainli dire, l’en- ceinte de fa famille, & n’epargne aucun foin La Nouvelle 16 pour en ecarter tous les fentimens de douleur & de peine auxquels la vie humaine eft aifujettie. Milord , je veux profiter de vos leqons ; mais pardonnez - moi un enthoufiafme que je ne me reproche plus & que vous partagez. II n’y aura jamais qu’une Julie au rnonde. La providence a veille fur elle, & rien de ce qui la regarde n’eft un effet du hafard. Le Ciel femble 1’avoir don- nee a la terre pour y montrer a Ja fois 1’excel- lence dont une ame humaine eft fufceptible, & le bonheur dont elle peut jouir dans 1’obfcu- rite de la vie privee, fans le fecours des ver- tus eclatantes qui peuvent l’elever au delfus d’elle - merne , ni de la gloire qui les peut ho- norer. Sa faute, ft e’en fut une , n’a fervi qu’a deployer fa .force & fon courage. Ses pa¬ rens , fes amis, fes domeftiques , tous heureu- fement nes, etoient faits pour l’aimer & pour en etre aimes. Son pays etoit le feul ou il lui convint de naitre, la fimplicite qui la rend fu- blime, devoit regner autour d’elle; illuifalloit pour etre heureufe vivre parmi des gens heu- ieux. Si pour fon malheur elle fut nee chez des peuples infortunes qui gemilfent fous le poids de l’opprellion, & luttent fans efpoir & fans fruit contre la mifere qui les confume, cha- que plainte des opprimes eut empoifonne fa vie j la defolation commune l’eut accablee, & fon coeur bienfaifant, epuife de peine <& d’ennuis , lut H ^ L 0 n B. 17 lui eut fait eprouver fans cefle les raaux qu’elle n’eut pu foulager. Au lieu de cela s tout anime & foutient ici fa bonte naturelle; Elle n’a point a pleurer les calamites "publiques. Elle n’a point fous les yeux 1’image affreufe de la mifere & du defefpoir. Le Villageois a ion aife (d) a plus befoin de fes avis que de fes dons. S’il fe trouve quelque or- phelin trop jeune pour gagner fa vie , quelque veuve oubliee qui fouffre en fecret, quelque vieillard fans enfans , dont les bras affoiblis par l’age ne fourniiTent plus a fon entretient * elle ne eraint pas que fes bienfaits leur deviennent one^ reux , & fafient aggraver fur eux les charges pu¬ bliques pour en exempter des coquins accredites. Elle jouit du bien qu’elle fait, & le voit profi¬ ler. Le bonheur qu’elle goute fe multiplie & s’etend autour d’elle. Toutes les maifons oil elle entre offrent bientot un tableau de la fienne 5 l’aifance & le bien - etre y font une de fes moin- dres influences , la Concorde & les moeurs la fuivent de menage en menage. En fortant de chez elle fes yeux ne font frappes que d’objets agreables; en y rentrant elle en retrouve de plus ( d ) II y a pr&s de Clarens un village appell^ Moutru , dont la commune feule eft affez riche pour entretenir terns les Communiers, n’euffent-ils pas un pouce de terre en propre. Atiffi la bourgeoifie de ce village eft-elle pref- que aufll difficile a aequerir que celie de Berne. Quel dommage qu’il n’y ait pas la quelque honnete-homme de fubdelegue , pour rendre Meffieurs de Moutru plus fo« (iabies, & leur bourgeoifie un peu moins chere ! Tome VI. B s8 La NottvEiti doux encore; elle voic par-tout ce qui plait x foil coeur , & cette ame li peu fenfible a l’a- mour-propre apprend a s’ainier dans fes bien- faits. Non, Milord , je le repete; rien de ce qui touche a Julie n’eft indifferent pour la vertu. Ses charmes , fes talens, fes gouts, fes com¬ bats , fes fautes , fes regrets, fon fejour, fes amis , fa famille, fes peines , fes plaifirs & touts fa deftinee, font de fa vie un exemple unique, que peu de femmes voudront imiter , mais qu’el- les aimeront en depit d’elles. Ce qui me plait le plus dans les foins qu’on prend ici du bonheur d’autrui, c’eft qu’ils font tous diriges par la fageife, & qu’il n’en refulte jamais d’abus. N’eft pas toujours bienfaifant qui veut, & fouvent tel croit rendre de grands fer- ■vices , qui fait de grands maux qu’il ne voit pas , pour un petit bien qu’il apperqoit. Une qualite rare dans les femmes du meilleur carac- tere & qui bribe eminemment dans celui de Madame de 'Wolmar ; c’eft un difcernement ex- quis dans la diftribution de fes bienfaits , foit par le choix des moyens de les rendre utiles 4 foit par le choix des gens fur qui elle les re- pand. Elle s’eft fait des regies dont elle ne fe depart point. Elle fait accorder & refufer ce qu’on lui demande, fans qu’il y ait ni foibleife dans fa bonte , ni caprice dans fon refus. Qui- conque a commis en fa vie une mechante action p’a rien a eJperer d’elle que juftice, & pardon H e' L O i S E. 19 s’il l’a offenfee , jamais faveur ni protection qu’elle puilfe placer fur un meilleur fujet. Je l’ai vue refufer aflez fechement a un honime de cette efpece une grace qui dependoit d’elle feule* “ Je vous fouhaite du bonheur, ” lui dit-elle, j, mais je n’y veux pas contribuer, de peur „ de faire du mal a d’autres en vous mettant „ en etat d’en faire. Le monde n’eft pas aifez 3 , epuife de gens de bien qui fouffrent s pour „ qu’on foit reduit a fonger a vous. ” 11 eft Vrai que cette durete lui coute extremement & qu’il lui eft rare de Pexercer. Sa maxime eft de compter pour bons tous ceux dont la median- cete ne lui eft pas prouvee, & il y a bien peu de medians qui n’aient I’adreffe de fe mettre a 1’abri des preuves. Elle n’a point cette charite pareifeufe des riches qui paie en argent aux malheureux le droit de rejetter leurs prieres , & pour un bienfait implore ne favent jamais donner que l’aumone. Sa bourfe n’eft pas ine- puifable, & depuis qu’elle eft mere de famille, elle en fait mieux regler l’ufage* De tous les fecours dortt on peut foulager les malheureux, l’aumone eft a la verite celui qui coute le mains de peine; mais il eft auffi le plus palfager & le moins folide; & Julie ne cherche pas a fe de- livrer d’eux 5 mais a leur etre utile* Elle 11 ’accorde pas non plus indiftinctement des recomniandations & des fervices fans bien favoir ii l’ufage qu’on en veut faire eft raifonna- B * 23 La N o u v e l l i" ble & jufte. Sa prote&ion n’eft jamais refufec a quiconque en a un veritable befoin & merite de l’obtenir ,• mais pour ceux que l’inquietude ou Pambition porte a vouloir s’elever & quitter un etat oil ils font bien, rarement peuvent-ils l’en- gager a fe meler de leurs affaires. La condition naturelle a Phomme eft de cultiver la terre & de vivre de fes fruits. Le paifible habitant des champs n’a befoin pour fentir foil bonheur que de le connoitre. Tousles vrais plaiiirs de l’hom- me font a fa portee; ii n’a que les peines infe- parables de Phumanite, des peines que celui qui croit s’en delivrer ne fait qu’echanger con- tre d’autres plus cruelles. Cet etat eft le feul ne- celfaire & le plus utile. II n’eft malheureux que quand les autres le tyrannifent par leur violen¬ ce , ou le feduifept par Fexemple de leurs vi¬ ces. C’eft en lui que confifte la veritable prof- perite d’unpays, la force & la grandeur qu’un peuple tire de lui-meme , qui ne depend en rien des autres nations , qui ne contraint jamais d’at- taquer pour fe foutenir, & donne les plus furs moyens de fe defendre. Quand il eft queftion d’eftimer lapuiifance publique, le bel-efprit vi- fite les palais du prince, fes ports , fes trou¬ pes , fes arfenaux, fes villes; le vrai politique parcourt les terres & va dans la chaumiere du laboureur. Le premier voit ce qu’on a fait, & le fecond ce qu’on peut faire. Sur ce principe on s’attache ici, & plus en* H e' l bis i. «i core a Etange, a contribuer autant qu’on peut a rendre aux payfans leur condition douce , fans jamais leur aider a en fortir. Les plus aifes & les plus pauvres ont egalement la fureur d’en- voyer leurs enfans dans les villes, les uns.pouc etudier & devenir un jour des Mellieurs , les autres pour entrer en condition & dechargeb leurs parens de leur entretien. Les jeunes gens. de leur cote aiment fouvent a courir; les lilies alpirent a la parure bourgeoife, les garqons s’engagent dans un fervice etranger; ils oroient valoir mieux en rapportant dans leur village v au lieu de l’amour de la patrie & de la liberte i l’air a la fois rogue ’& rampant des foil at s mercenaires , & le ridicule vnepris de leur an- cien etat. On leur montre a tous l’erreur de ces prejuges,. la corruption des enfans, Fabanv don des peres , & les rifjucs continuels de la vie, de la'fortune & desmceurs, ou cent perif- fent pour un qui reuffit. S’ils s’obftinent, oiij ne favorife point leur fantailie infeiifee, on les laiffe courir au vice & a la mifere , & l’on s’ap- pliquea dedommager ceux qu’on a perfuades, des facriEces qu’ils font a la raifon. On leur appreiid: a honorer leur condition naturelle en Fhono- rant foi-meme ; on n’a point avec les payfans les faqons des villes , mais onufe avec eux d’u- ne honnete -& grave familiarite , qui, mainte- nant chacun dans foil etat, leur apprend pour- tant a faire cas du leur. II n’y a point de bon B 3 La N o u v e l t ie 22 payfan qu’on ne porte a fe confiderer lui-me- me, en lui montrant la difference qu’on faitde lui a ces petits parvenus qui viennent briller un moment dans leur village & ternir leurs parens de leur eclat. M. de Wolmar & le Baton quanft il eft ici manquent rarement d’affifteraux exer- cices, auxprix, aux revues du village & des environs. Cette jeunefle dcja naturellement ar- dente & guerriere, voyant de vieux OiEciers fe plaire a fes aflemblees, s’en eftime davan- tage & prend plus de confiance en elle-meme. On lui en donne encore plus en lui niontranlr des foldats retires du fervice etranger en favoir moins qu’elle a tous egards; car quoi qu’on faife , jamais cinq fols de. paie & la peur des coups de canne ne produiront une emulation pareille a celle que donne a un homme llbre & fous les armes la prefence de fes parens , de fes voifins, db fes amis, de fa maitrelfe , & la gloire de fon pays, La grande maxime de Madame de Wolmar eft done de ne point favorifer les changemens de condition , mais de contribuer a rendre heu- reux chacun dans la fienne , & fur-tout d’empe- cher que la plus heureufe de toutes , qui eft celle du villageois dans un etat libre, ne fe de- peuple en faveur des autres. Je lui faifois la delfus l’objedtion des talens divers que la nature femble avoir partages au2? jaommes, pour leur donner a chacun leur enq- H e' L O i S E. 25 plot , fans egard a la condition dans laquelle ils font nes. A cela elle me repondit qu’il y avoit deux chofes a confiderer avant le talent, favoir les moeurs, & la felicite. L’homme, dit- elle , eft un etre trop noble pour devoir fer- vir {implement d’inftrument a d’autres, & Ton ne doit point l’employer a ce qui leur con- vient fans confulter aufti ce qui lui convient a lui-mer ne ; car les hommes ne font pas faits pour les places, mais les places font faites pour eux , & pour diftribuer convenablement les chofes il ne faut pas tant chercher dans leur partage i’emploi auquel chaque homme eft le plus propre, que celui qui eft le plus propre a chaque homme , pour le rendre bon & heu- reux autant qu’il eft polfible. II n’eft jamais per- mis de deteriorer une ame humainepour favan- tage des autres, ni de faire un fcelerat pour le ferviee des honnetes gens. Or de mille fujets qui fortent du village it n’y en a pas dix qui n’aillent fe perdre a H ville , ou qui n’en portent les vices plus loin que les gens dont ils les ont appris. Ceux qui reuffiffent & font fortune , la font prefque tous par les voies deshonnetes qui y menent. Les malheureux qu’elle n’a point favorifes ne rei prennent plus leur ancien etat & fe font men- dians ou voleurs, plutot que de redevenir pay- fans. Dc ces mille s’il s’en trouve un feul qui relifte 4 I’exemple & fe conferve honnete-. B 4 S4 La NovthlI homme, penfez-vous qu’a tout prendre celui-la palfe une vie aufii heureufe qu’il l’eut paflee a Pabri des paffions vioientes , dans la tranquille pbfcurite de ia premiere condition '{ Pour fuivre fon talent il le faut connoitre, Eft-ce une chofe aifee de difcerner toujours }es talens des hommes, & h Page ou l’on prend un parti fi l’on a tant de peine a bien connoi¬ tre ceux des enfans qu’on a le mieux obfer- yes, comment un petit payfan laura-t-il de lui- merne diftinguer les fiens ? Rien n’eft plus equivoque que les fignes d’inclination qu’on donne des l’enfance ; l’efprit imitateur y a fou- vent plus de part que le talent; ils dependronfc plutot d’une rencontre fortuite que d’un pen¬ chant decide, & le penchant meme n’annonce pas toujours la dilpo/Ition, Le vrai talent, le vrai genie a une certaine fimplicite qui le rend moins inquiet , moins remuant, moins prompt a fe montrer qu’un apparent & faux talent qu’on prend pour veritable, & qui n’eft qu’une vaine ardeur de briller 3 fans nroyens pour y reuflir, Tel entend un tambour & veufc etre General; un autre voit batir & fe croit .Architedte, Guilin morn jardinier prit le gout du deflein pour m’avoir vu deffiner; je Pen- yoyai apprendre a Laufanne 5 il fe croyoit deja peintre 3 & n’eft qu’un jardinier. L’oocafion , le defir de s’avancer, decident de l’etat qu’on iphoifit, Ce 11’eft pas alfez de fentir fon genie, il faut auffi vouloir s’y livrer. Un Prince ira- t-il fe faire cocker , parce qu’il mene bien fon earrolfe ? Un Due fe fera-t-il cuifinier parce qu’il invente de bon ragouts ? On n’a des ta- lens que pour s’elever, perfonne n’en a pour defeendre ; penfez - vous que ce foit la l’ordre de la nature ? Quand chacun connoitroit fon talent & voudroit le fuivre , combien le pour- roient? Combien furmonteroient d’injuftes obC- tacles ? combien vaincroient d’indignes con- currens ? Celui qui fent fa foiblelTe .appelle a fon fecours le manege & la brigue , que l’au- tre plus fur de lui dedaigne. Ne m’avez-vous pas cent fois dit vous-meme que tant d’etablif- femens en faveur des arts ne font que leur nui- re ? En multipliant indiferettement les fujets on les confond, le vrai merite refte etouife dans la foule , & les honneurs dus au plus habile font tous pour le plus intrigant. S’il exiftoit une fociete ou les emplois & les rangs fulfent exadement mefures fur les talens & le merite perfonnel , chacun pourroit afpirer a la place qu’il fauroit le mieux remplir •, mais il faut fe conduire par des regies plus fures & renoncer au prix des talens , quand le plus vil de tous eft le fe ul qui mene a la fortune, Je vous dirai plus, continua-t-elle; j’ai pei¬ ne a eroire que tant de talens divers doivent etre tous developpes j car il faudroit pour cela que le nombre de ceux qui les polfedent fut B f 2 6 La Nouvelle exa&ement proportionne aux befoins de la fo- ciete, & fi Ton nelaiifoitau travail de la terre que ceux qui ont eminemment le talent de l’a- griculture , ou qu’on enlevat a ce travail tous ceux qui font plus propre a un autre, il ne ref- teroit pas aifez de laboureurs pour la cultiver & nous faire vivre. Je penferois que les talens des hommes font comme les vertus des drogues que la nature nous donne pour guerir nos niaux , quoique fon intention foit que nous n’en ayions pas befoin. II y a des plantes qui nous empoifonnent , desanimaux qui nous devorent* des talens qui nous font pernicieux. S’il falloifc toujours employer chaque chofe felon fes prin- cipales proprietes, peut-etre feroit-on rnoins de bien que de mal aux hommes. Les peuples bons & limpies n’ont pas befoin de tant de talens j its fe foutiennent mieux par leur feule fimplicite que les autres par toute leur induftrie. Mais a mefure qu’ils fe corrompent leurs talens fe de- veloppent comme pour fervir de fupplement aux vertus qu’ils perdent , & pour forcer les me¬ dians eux-memes d’etre utiles en depit d’eux. Une autre chofe fur laquelle j’avois peine a tomber d’accord ’avec elle etoit l’afliftance des mendians. Comme e’eft ici une grande route, il en palfe beaucoup , & Ton ne refufe l’aumo- ne a aucun. Je lui reprefentai que ce n’etoit pas feulement un bien jette a pure perte, & dont on privoit ainfi le vrai pauvre j mais que 27 He' l o i s e. cet ufage contribuoit a multiplier les gueux & les vagabonds qui fe plaifent a ce lache metier, &, fe rendant a charge a la fociete , la privent encore du travail qu’ils y pourroient faire. Je vois bien , me dit-elle, que vous avez pris dans les grandes villes les maxim es dont de complaifans raifonneurs aiment a flatter la du- rete des richesj vous en avez meme pris les termes. Croyez-vous degrader lull pauvre de fa qualite d’homme, en lui donnant le nom me- prifant de gueux ? compatilfant comme vous Fe¬ tes , comment avez - vous pu vous refoudre a l’employer ? Renoncez-y, mon ami, ce mot ns va point dans votre bouche •, il eft plus desho- norant pour l’homme dur qui s’en fert que pour le malheureux qui le porte. Je ne deciderai point fi ces detracleurs de l’aumdne ont tort ou rgifon ; ce que je fiis , c’eft que mon mari qui ne cede point en bon fens a vos philofophes, & qui m’a fouvent rapports tout ce qu’ils difent la-deflus pour etouffer dans le coeur la pitie na- turelle & l’exercer a l’infenfibilite, m’a toujours paru meprifer ces difcours & n’a point defaprou- ve ma conduite. Son raifonnement eft fimple. On fouffre, dit-elle , & l’on entretient a grands frais des multitudes de profeflions inutiles dont plufieurs ne fervent qu’a corrompre & gater les moeurs. A ne regarder l’etat de mendiant que comme un metier, loin qu’on en ait rien de pareil a craindre, oil n’y trouve que de quoi as LaNouvelle nourrir en nous les fentimens d’interet & d’hu- manite qui devroient unit tous les hommes. Si . l’on veut le confiderer par le talent, pourquoi ne recompenferois-je pas l’eloquence de ce men- diant qui me remue le coeur & me porte a le fecourir, cornme je paie un Comedien qui me fait verfer quelque larmes fteriles? Si I’un me fait aimer les bonnes adions d’autrui, l’autre me porte a en faire moi-meme : tout ce qu 'on/ fent a la tragedie s’oublie a l’inftant qu’on en fort; mais la memoire des malheureux qu’on a foulages donne un plaifir qui renait fans cede. Si le grand nombre des mendians eft onereux a l’Etat, de combien d’autres profeftions qu’on encourage & qu’on tolere n’en peut-on pas di¬ re autant ? C’eft au Souverain de faire en forte qu’il n’y ait point de mendians : mais pour les rebuter de leur profeffion ( e ) faut-il rendre les (c) Nourrir les mendians c’eft, difent-ils, former des pepinieres de voleurs ; & tout au contraire , c’eft empe- clier qu’ils ne le deviennent. Je conviens qu’il ne faut pas encourager les pauvres a fe faire mendians, mais quand une fois ils le font , il faut les nourrir, de peur qu’ils ne fe faffent voleurs. Rien n’engage tant a changer de profeffion que de ne pouvoir vivre dans la fienne : or tous ceux qui ont une fois goute de ce me'tier oifeux pren- nent tellement le travail en averfion qu’ils aiment mieux voler & fe faire pendre , que de reprendre l’ufage de leurs bras. Un Hard eft bientot demande & refufe , mais vingt Hards auroient paye le foupe cl’un pauvre que vingt refus peuvent impatienter. Qui eft-ce qui voudroit jamais re- fufer une fi legere aumone s’il fongeoit qu’elle peut fauver deux hommes , l’un du crime & l’autre de la mort ? J’ai In quelque part que les mendians font une vermine qui s’attache aux riches. II eft naturel que les enfans s’atta. H e' L O i S E. 29 dtoyens inhumains & denatures ? Pour moi, continua Julie , fans favoir ce que les pauvres font a l’Etat je fais qu’ils font tous mes freres , & que je ne puis fans une inexcufable durete leur refufer le foible fecours qu’ils me deman- dent. La plupart font des vagabonds , j’en con- \iens j mais je connois trop les peines de la vie pour ignorer par combien de malheurs un hon- nete homme peut fe trouver reduit a leur fort, & comment puis-je etre fiire que l’inconnu qui vient implorer au nom de Dieu mon affiflance & mendier un pauvre morceau de pain n’eft pas, peut-etre , cet honnete homme pret a pe- rir de mifere, & que mon refus va reduire au defefpoir ? L’aumone que je fais donner a la porte eft legere. Undemi-crutz (/) & un mor¬ ceau de pain font ce qu’on ne refufe a perfon- ne, on donne une ration double a ceux qui font evidemment eftropies. S’ils en trouvent autant fur leur route dans chaque maifon aifee, cela fufRt pour les faire vivre en chemin , & c’eft tout ce qu’on doit au mendiant etranger qui palfe. Quand ce ne feroit pas pour eux un fecours reel, c’eft au moins un temoignage qu’on prend part a leur peine , un adouciflement a la durete du refus , une forte de falutation qu’on leur rend. Undemi-crutz & un morceau de pain ne coutent guere plus a donner & font chent aux peres ; mais ces peres opulens & durs les me. $onnoiffent, & laiffent aux pauvres le foin de les nourrir, (/) Petite monnoie du pays. 3o LaNouvelle line reponfe plus honnete qu’un , Dieu vous af * fifie ; comrae fi les dons de Dieu n’etoient pas dans la main des hommes, & qu’il eut d’autres greniers fur la terre que les magafins des ri¬ ches ? Enfin, quoi qu’on puifle penfer de ces infortunes , fi Ton ne doit rien au gueux qui mendie, au moins fe doit - on a foi-meme de rendre honneur a 1’humanite fouifrante ou a fon image,! & de ne point s’endurcir ie coeur k l’afpedt de fes miferes. Voila comment j’en ufe avec ceux qui men- dient, pour ainfi dire, fans pretexte & de bonne foi : a l’egard de ceux qui fe difent ouvriers & fe plaignent de manquer d’ouvrage, il y a toujours ici pour eux des outils & du travail qui les attendent. Par cette methode on les ai¬ de , on met leur bonne volonte a 1’epreuve, & les menteurs le favent fi bien qu’il ne s’en pre- fente plus chez nous. C’eft ainfi , Milord, que cette ame angeli- que trouve toujours dans fes vertus de quoi combattre les vaines fubtilites dont les gens cruels pallient leurs vices. Tous ces foins & d’autres femblables font mis par elle au rang de fes plaifirs, & rempliffent une partie du terns que lui lailfent fes devoirs les plus cheris. Quand , apres s’etre acquitee de tout ce qu’elle doit aux autres elle fonge enfuite a elle-meme, ce qu’elle fait pour fe rendre la vie agreable peut encore etre compte parni fes vertus 5 tant? H e' L O i SI. 31 Ton motif eft toujours iouable & honnete, & taut il y a de temperance & de raifon dans tout ce qu’elle accorde a fes defirs ! El!e veut plaire a fon mari qui aime a la voir contente & gaiej elle veut inlpirer a fes enfans le gout des in- nocens plaifirs que la moderation , l’ordre & la fimplicite font valoir, & qui detournent le coeur des paffions impetueufes. Elle s’amufe pourles amufer , comme la colombe amollit dans fon eftomac le grain dont elle veut nourrir fes petits. Julie a fame & le corps egalement fenfibles. La meme delicatelfe regne dans fes fentimens & dans fes organes. Elle etoit faite pour con- noitre & gouter tous les plaifirs , & long-tems elle n’aima fi cherement la vertu meme que comme la plus douce des voluptes. Aujourd’hui qu’elle fent en paix cette volupte fupreme, elle ne fe refufe aucune de celles qui peuvent s’affocier avec celle-la; mais fa maniere de les gouter reffemble a l’aufterite de ceux qui s’y refufent, & l’art de jouir eft pour elle celui des privations ; non de ces privations penibles & douloureufes qui blelfent la nature & dont fon auteur dedaigne Fhommage infenfe , mais des privations paifageres & moderees , qui con- fervent a la raifon fon empire , & fervant d’alfai- fonnement au plaifir en previennent le degout & l’abus. Elle pretend que tout ce qui tient au fens & n’eft pas necelfaire a la vie change de 33 La Nouvelle nature auffi-tot qu’il tourne en habitude, qu 5 i! cede d’etre un plaifir en devenant un befoin, que c’eft a la fois une chaine qu’on fe donne & une jouilfance dont on fe prive, & que preve¬ nt toujours les defirs n’eft pas l’art de les con- tenter mais de les eteindre. Tout celui qu’elle emploie a donner du prix aux moindres cho- fes eft de fe les refufer vingt fois pour en jouir une. Cette ame firaple fe conferve ainli fon premier reflort; fon gout ne s’ufe point } elle n’a jamais befoin de le ranimer par des ex- ces , & je la vois fouvent favourer avec delice un plaifir d’enfant, qui feroit infipide a tout autre. Un objet plus noble qu’elle fe propofe en¬ core en cela , eft de refter maitrelfe d’elle-meme , d’accoutumer fes palfions a 1’obeiftance, & de plier tous fes defirs a la regie. C’eft un nou¬ veau moyen d’etre heureufe , car on ne jouit fans inquietude que de ce qu’on peut perdre fans peine , & fi le vrai bonheur appartient au fage , c’eft parce qu’il eft de tous les hommes cdui & qui la fortune peut le moins 6ter. Ce qui me paroit le plus fingulier dans fa temperance, c’eft qu’elle la fuit fur les memcs raifons qui jettent les voluptueux dans l’exces. La vie eft courte, il eft vrai, dit - elle; c’eft une raifon d’en ufer jufqu’au bout, & de dif> penfer avec art fa duree afin d’en tirer le meil- leur parti qu’il eft poifible. Si un jour de fa- • r,? tiete He' l o i s ®« 33 irete nous ote un ail de jouiflance 4 c’eft une! mauvaife philofophie d’aller toujours jufqu’ou le defir nous mene , fans confiderer fi nous ne ferons point plutot au bout de nos facultes qua de notre Garriere, & fi notre coeur epuife ne niourra point avant nous. Je vois que ces vul- gaires Epicuriens pour ne vouloir jamais perdre une occafion les perdent toutes * & toujours ennuyes au fein des plaifirs n’en favenc jamais trouver aucun. Us prodiguent le terns qu’ils penfent eoonomifer, & fe ruinent comme les avares pour ne favoir rien perdre a propos* Je me trouve bien de la maxime oppofee 5 & je crois que j’aimerois encore mieux fur ce point trop de feverite que de relachement. II m’ar¬ rive quelquefois de rompre une pattie de plai- fir par la feule railbn qu’elle m’en fait trop $ en la renouant j’en jouis deux fois. Cependant, je m’exerce a conferver fur moi I’empire del ma volonte , & j’aime mieux etre taxee de ca¬ price que de me lailfer dominer par mes fart- taifies. Voila fur quel principe on fonde ici les dou¬ ceurs de la vie , & les chofes de pur agrement* Julie a du penchant a la gourmandife, <& dans les foins qu’elle donne a toutes les parties du menage * la cuifine fur - tout n’eft pas negligee* La table fe fent de l’abondanee general©, mais cette abondance n’elt point ruineufe j il y re- gne une fenfualite fans rafinement: tous les nlets Tome VI. C $4 La Noutelle font communs, mais excellens dans leurs efpe- ces, l’appret en eft fimple & pourtant exquis. Tout ce qui n’eft que d’appareil, tout ce qui tient a l’opinion , tous les plats fins & recher- dies , dont la rarete fait tout le prix & qu’it- faut nommer pour les trouver bons, en font bannis a jamais , & nierae dans la delicateffe & le choix de ceux qu’on fe permet, on s’abftient journellement de certaines chofes qu’on referve pour donner a que!ques repas un air de fete qui les rend plus agreables fans etre plus dif- pendieux. Que croiriez - vous que font ces mets jfi fobrement menages? Du gibier rare ? Du poilfon de mer? Des productions etrangeres ? Mieux que tout cela. Quelque excellent legu¬ me du pays, quelqu’un des favoureux herbages qui croilfent dans nos jardins, certains poi/fons du lac appretes d’une certaine maniere, cer¬ tains laitages de nos montagnes, quelque pa- tifferie a l’alleniande , a quoi l’on joint quelque piece de la chalfe des gens de la maifon j voila tout l’extraordinaire qu’on y remarque; voila ce qui couvre & orne la table, ce qui excite & contente notre appetit les jours de rejouif- fance ; le fervice eft modefte & champetre, mais propre & riant, la grace & le plailir y font, la joie & Tappetit 1’alfaifonnent; des furtouts dores autour defquels on meurt de faim, des criftaux pompeux charges de fleurs pour tous deifert ne remplilfent point la place des mets, H e' L 0 i S E. 3? tm n’y fait point I’art de nourrir VeftomaC par les yeux; mais on fait celui d’ajouter du char- me a la bonne chere , de manger beaucoup fans s’incommoder , de s’egayer a boire fans alterer fa raifon * de tenir table long - terns fans ennui s & d’en fortir ton jours fans degout. II y a au premier etage une petite falle k manger differente de celle oil Ton mange ordi- nairement laquelle eft au rez-de-chauifee. Cette falle particuliere eft a l’angle de la mailbn & eclairee de deux cotes. Elle donne par Tuii fur le jardin au dela duquel on voit le lac a travers les arbres ; par l’autre on apperqoit ce grand cd- teau de vignes qui commence d’etaler aux yeux les ricbelfes qu’on y recueillera dans deux mois* Cette piece eft petite mais ornee de tout ce qui peut la rendre agreable & riante. C’eft la que Julie donne fes petits feftins a fon pere, a fon mari, a fa coufine, a moi, a elle - meme & quel- quefois a fes enfans. Quand elle ordonne d’y mettre le couvert, on fait d’avance ce que cela •veut dire, & M. de Wolrnar Tappelle en riant le fallon d’Apollon ; mais ce fallen ne differe pas moins de celui de Lucullus par le choix des Convives que par celui des mets. Les ftmples botes n’y font point adnlis ; jamais on n’y man- ge quand on a des etrangers 5 c’eft Tafyle invio¬ lable de la confiance 4 de Famine 3 de la liber- te. C’eft la fociete des coeurs qui lie eil ce lietl celle de la table ; elle eft une forte d’initiatiots C tt 36 LaNouvelle a l’intimite, & jamais il ne s’y raflemble qu* des gens qui voudroient n’etre plus fepares. Mi¬ lord , la fete vous attend , & c’eft dans cette falle que vous ferez ici votre premier repas. Je n’eus pas d’abord le meme honlreur. Ce ne fut qu’a mon retour de chez Madame dOrbe que je fus traite dans le fallon d’Apollon. Je n’imaginois pas qu’on put rien ajouter d’obli- geant a la reception qu’on m’avoit faite : mais ce fouper me donna d’autres idees. J’y trouvai je ne fais quel delicieux melange de familiarite , de plaifir, d’union, d’aifance, que je n’avois point encore eprouve. Je me fentois plus libre fans qu’on rn’eut averti de l’etre j il me fembloit que nous nous entendions mieux qu’auparavant. L eloignement des domeftiques m’invitoit a n’a- voir plus de referve au fond de mon coeur, & c’eft la qu’a 1’inftance de Julie je repris l’ufage quitte depuis tant d’annees de boire avec mes hotes du vin pur a la fin du repas. Ce fouper m’enchanta. J’aurois voulu que tous nos repas fe fuifent pafles de meme. Je ne connoilfois point cette charmante falle , dis - je a Madame de Wolmar; pourquoi n’y mangez- vous pas toujours ? Voyez, dit - elle, elle eft ft jolie ! ne feroit- ce pas dommage de la gater ? Cet¬ te reponfe me parut trop loin de fon caradere pour n’y pas foupqonner quelque fens cache. Pourquoi du moins, repris - je , ne raflemblez- vous pas toujours autour de vous les rnemes com- H E f L O i S E. 37 modites qu’on trouve ici, afm de pouvoir eloi¬ gner vos domeftiques & caufer plus en liberte ? C’eft , me repondit - elle encore , que cela feroit trop agreable, & que l’ennui d’etre toujours a foil aife eft enfin le pire de tous. II ne m’en fal- lut pas davantage pour concevoir fon fyfteme, & je jugeai qu’en effet, l’art d’aflaifonner les plaifirs n’eft que celui d’en etre avare. Je trouve qu’elle fe met avec plus de foin qu’elle ne faifoit autrefois. La feule vanite qu’on lui ait jamais reprochee etoit de negliger fon ajuftement. L’orgueilleufe avoitfes raifons, & ne me lailfoit point de pretexte pour mecon- noitre fon empire. Mais elle avoit beau faire , l’enchantement etoit trop fort pour me fembler naturel; je m’opiniatrois a trouver de Fart dans ft negligence; elle fe feroit coelfee d’un fac, que je Faurois accufee de coquetterie. Elle n’au- roit pas moins de pouvoir aujourd’hui; mais elle dedaigne de l’employer , & je dirois qu’elle affefte une parure plus recherchee pour ne fem¬ bler plus qu’une jolie femme, fi je n’avois de- couvert la caufe de ce nouveau foin. J’y fus trompe les premiers jours , & fans fonger qu’elle n’etoit pas mife autrement qu’a mon arrivee ou je n’etois point attendu , j’ofai m’attribuer l’hon- neur de cette recherche. Je me defabufai durant Fabfence de M. de 'Wolmar. Des le lendemain ce n’etoit plus cette elegance de la veille dont l’mil ne pouvoic fe lafler, ni cette limplicite C 3 38 LaNouvelee touchante & voluptueufe qui m’enivroit autre¬ fois. C’etoit une certaine niodeftie qui parle au cocur par les yeux, qui n’infpire que du rei- pedt, & que la beaute rend plus impofante. La diguite d’epoufe & de mere regnoit fur tous fes charmes j ce regard timide & tendre etoit deve- uu plus grave; & Foil eut dit qu’un air plus grand & plus noble avoir voile la douceur de fes traits. Ce n’etoit pas qu’ify eut la moindre alteration dans fon maintien ni dans fes manie- res > fon egalite , fa candeur ne connurent jamais les fimagrees. Elle ufoit feulement du talent na¬ ture! aux femmes de changer quelquefois nos fentimens & nos idees par un ajuftement diffe¬ rent, par une coeffure d’une autre forme, par une robe d’une autre couleur, & d’exercer fur les coeurs l’empire du gout en faifant de rien quel- que chofe. Le jour qu’elle attendoit fon mari de retour , elle retrouva l’art d’animer fes gra¬ ces naturelles fans les couvrir; elle etoit eblouit fante en fortant de fa toilette ; je trouvai qu’el¬ le ne favoit pas moins effacer la plus brillaute parure qu’orner la plus limple , & je me dis avec depit en penetrant Fobjet de fes foins: En fit - elle jamais autant pour l’amour ? Ce gout de parure s’etend de la maitreife de la maifon a tout ce qui la compofe. Le maitre, les enfans , les domelliques , les chevaux, les batimens, les jardins , les meubles, tout eft ten# avec un foil! qui marque qu’ou n’eft pas H e' L O 'i S E. 39 au deflous de la magnificence, mais qu’on la de- daigne. Ou plutot, la magnificence y eft en effet, s’il eft vrai qu’elle confifte moins dans la richetfe de certaines chofes que dans un bel ordre du tout, qui marque le concert des par¬ ties & l’unite d’intention de 1’ordonnateur (g). Pour moi je trouve au moins que c’eft une idee plus grande & plus noble de voir dans une mai- fon fimple &modelte un petit nombre de gens Jieureux d’un bonlteur coramun que de voir re- gner dans un palais la difcofrde & le trouble, & chacun de ceux qui l’habitent chercher fa fortune & fun bonheur dans la ruine d’un autre & dans le defordre general. La maifon bien reglee eft une, & forme un tout agreable a voir : dans le palais on ne trouve qu’un alfemblage confus de divers objets ; done ia liaifon n’eft qu’appiiren¬ te. Au premier coup d’oeil on croit voir une fin commune ; en y regardant mieux on eft bientot detrompe. A ne confulter que l’inipreflion la plus natu- (g ) Cela me paroit inconteftable. II y a de la magni¬ ficence dans la fymmetrie d’un grand Palais; 51 n’y en a point dans une foule de mnifons confufement entaffees. II y a de la magnificence dans I’uniforme d’un Regiment en bataille ; il n’y en a point dans le peuple qui le re¬ garde ; quoiqu’ilne s’y trouve peut-etre pas un feul hom- me dont 1’habit en particulier ne vaille mieux que ce- lui d’un foldat En un mot, la veritable magnificence n’eft que 1’ordre rendu fenlibie dans le grand ; ce qui fait que de tous les Ipectacles imaginables le plus magnifique eft celui de la nature. c 4 4o LaNouvelle relic, il fembleroit que pour dedaigner l’eclat & le luxe on a moins befoiu de moderation que de gout. La fymmetrie & la regularite plait a tous les yeux. L’image du bien - etre & de la felicito touche le coeur humain qui en eft avide : mais un vain appareil qui ne fe rapporte ni a l’ordre ni au bonheur & n’a pour objet que de frapper les yeux, quelle idee favorable a celui qui l’e- tale peut-il exciter dans Pefprit du fpecftateur ? L’i^lee du goiit ? Le gout ne paroit-il pas cent fois mieux dans les chofes fimples que dans cel- les qui font offufqueesde richefle ? L’idee de la commodite? Y-a-t-il rien de plus incommode que le fafte (h)? L’idee de la grandeur? C’eft pre- cifement le contraire. Quand je vois qu’on a vouiu faire un grand palais , je me demande ftuffi- tot pourquoi ce palais n’eftpas plus grand ? Pourquoi celui qui a ciuquante domeftiques n’en ft -1 - il pas cent? Cette belle vaiffelle d’argent C h ) Le bi'ujt des, gens d’ijne maifan trouble inceflam, jnent le repos du maitre ; il ne pent rien cacher a tanfc d’Argus. La foule de fes creanciers lui fait payer cher Celle de fes admirateurs. Ses appartemerjs font fi fuper- b?s qu’il eft force de coucner dans une bouge pour etre a fqn aife , & fon fmge eft qyelquefois mieux loge que Jui- S’il veut diner, il depend de fon cuifmier & jamais de fa faim ; s’il veut fordr, ii eft a la merer de fes che- vaiix ; mille embarras l’arretent dans les rues; il brute d’a.rriver & ne fait plus qu’il a des jambes. Chloe l’at- tend ; les bques le retiennent, le poids de for de fon habit J’accable, & il ne peut faire vmgt pas a pied : ntais s’il perd r?n rgndez-vous avec fa maitreffe, il en eft fieri dedommage par les palTans : chacun remarque fa IL yr ee, l’adqiire_5 & dit tout bant que c’eft Mon fie ur untsh H e' l o i s 41 pourquoi n’eft-elle pas d’or? Cet homme qui dore fon Carrofle pourquoi ne dore- t - il pas fes lambris ? Si fes lambris font dores pourquoi foil toit lie l’eft-il pas ? Celui qui voulut batir une haute tour faifoit bien de la vouloir porter juf- qu’au Ciel ; autrenient il eut beau 1’elever; le point ou i! fe fiit arrete n’eiit fervi qu’a donner de plus loin la preuve de fon impuilfance. O hommepetit & vain, montre-moi ton pouvoir, js te montrerai ta mifere ! Au contraire } un ordre de chofes oil rien n’eft donne a l’opinion, ou tout a fon utilite reelle & qui fe borne aux vrais befoins de la nature n’otfre pas feulement un fpedacle approuve par la raifon , mais qui contente les yeux & le coeur , en ce que l’homme ne s’y voit quefous des rap¬ ports agreabies , comme fe fuffifant a lui meme, que l’image de fa foiblelfe n’y paroit point, & que ce riant tableau n’excite jamais de reflexions attriftantes. Je defie aucun homme fenfe de con- templer une heure durant le palais d’un prince & le fafte qu’on y voit briber fans tomber dans la melancolie & deplorer le fort de l’humanite. Mais l’afped de cette maifon & de la vie uni¬ forme & limple de fes habitans repand dans fame des fpedateurs un charme fecret qui ne fait qu’augmenter fans cefle. Un petit nombre de gens doux & paifibles, unis par des befoins mu- tuels & par une reciproque bienveillancey con- eourt par divers Coins a une An commune : cha- C f 42- LaNouvellE cun trouvant dans fon etat tout ce qu’il faut pour en etre content & ne point defirer d’en fortir , on s’y attache comme y devant refter toute la vie, & la feule ambition qu’on garde eft- celle d’en bien remplir les devoirs. II y a tant de mo¬ deration dans ceux qui commandent & tant de zele dans ceux qui obeiifent que des egaux euf- fent pu diltribuer entr’eux les memes emplois, Ians qu’aucun fe fut plaint de fon partage. Ainll nul n’envie celui d’un autre; nul ne eroit pou- voir augmenter fa fortune que par 1’augmen- tation du bien 1 comraun. Les maitres memes ne jugent de leur bonheur que par celui des gens qui les environnent. On ne fauroit qu’ajouter' ni que retrancher ici, parce qu’on n’y trouve que les chofes utiles & qu’elles y font toutes, en forte qu’on n’y fouhaite rien de ce qu’on n’y voit pas , & qu’il n’y a rien de ce qu’on y voit dont on puilfe dire, pourquoi n’y en a-t-il pas davantage ? x\joutez-y du galon , des tableaux, unluftre, de la dorure , a l’inftant vous appau- vrirez tout. En voyant tant d’abondance dans le necelfaire, & nulle trace de fuperflu, on eft porte a croire que s’il n’y eft pas c’eft qu’on n’a pas voulu qu’il y fut, & que ii on le vouloit, il y regneroit, avec la meme profufion : en voyant continuellement les biens refluer au dehors pour l’affiftance du pauvre, on eft porte a dire ; cette rnaifon ne peut contenir toutes fes riche/fes. Voila, ce me femble, la veritable magnificence. H e' l O i s E. 43 Cet air d’opulence m’effraya moi-meme, quand je fus inftruit de ce qui fervoit a l’entre- tenir. Vous vous ruinez , dis - je a M. & Made, de Weimar. II n’eft pas poftible qu’un fi modi- que revenu fuffife a tant de depenfes. Iis fe mi- rent a rire , & me firent voir que, fans rien re- trancher dans leur rnaifon , il ne tiendroit qu’a eux depargner beaucoup & d’augmenter leur re- venu pintot que de fe ruiner. Notre grand fe- cret pour etre riches, me dirent - ils, eft d’avoir peu d’argent, & d’eviter autant qu’il fe peut dans l’ufage de nos biens les echanges interme- diaires entre le produit & l’eniploi. Aucun de ces echanges lie fe fait fans perte, & ces per- tes multiplies reduifent prefque a rien d’affez grands moyens , comme a force d’etre brocan- tee une belle boite d’or devient un mince coli- fichet. Le tranfport de nos revenus s’evite en les employant fur le lieu, Pechange s’en evite encore en les confommant en nature, & dans l’in- difpenfable converfion de ce que nous avons de trop en ce qui nous manque, au lieu des ven- tes & des achats pccuniaires qui doublent le pre¬ judice , nous cherchons des echanges reels ou la commodite de chaque contracftant tienne lieu de profit a tous deux. Je concois, leur dis - je, les avantages de cette methode; mais elle ne me paroit pas fans inconvenient. Outre les foins importuns aux- quels elle alfujettit, le profit doit etre plus ap- 44 L i Nouvklle parent que reel, & ce que vous perdez dans Ic detail de la regie de vos biens l’emporte proba- blement fur le gain que feroient avec vous vos Fermiers: car le travail fe fera toujours avec plus d’economie & la recolte avec plus de foin parun pay fan que par vous. C’eft une erreur , me repondit Wolmar ; le payfan fe foucie moins d’augmenter le produit que d’epargner fur les frais parce que les avances lui font utiles ; comrne fon objet n’eft pas tant de mettre un fonds en valeur que d’y faire peu de depenfe, s’il s’aifure un gain adtuel c’eft bien moins en ameliorant la terrequ’en I’epuifant, & le mieux qui puilfe arriver eft qu’au lieu de l’epuifer il la neglige. Ainfi pour un peu d’argent comptantre- cueilli Ians embarras, un proprietaire oillf pre¬ pare a lui ou a fes enfans de grandes pertes, de grands travaux, & quelquefois la ruine de fon patrimoine. D’ailleurs, pourfuivit M. deWolmar, je ne difconviens pas que je ne faffe la culture de mes terres a plus grands frais que ne feroit un fermier; mais auffi le profit du fer mier c’eft moi qui le fais, & cette culture etant beaucoup meilleure le produit eft beaucoup plus grand, de forte qu’en depenfant davantage , je ne laif- fe pas de gagner encore. II y a plus; cet exces de depenfe n’eft qu’apparent & produit reelle- ment une tres - grande economie : car , fi d’au- tres cultivoient nos terres , nous ferions oififs ; H e' l o i s i. 4f ll faudroit demeu^er a la ville , la vie y feroit plus ehere, il nous faudroit des amufemens qui nous couteroient beaucoup plus que eeux que nous trouvons ici, & nous feroient moins fenfi- bles. Ces loins que vous appellez importuns font a la fois nos devoirs & nos plaifirs; graces a la prevoyance aveclaquelle on les ordonne,ils ne font jamais pe'nibles •, ils nous tiennent lieu d’une foule de fantaiiles ruineufes dont la vie champecre previent ou detruit le gout, & tout ce qui contribue a notre bien-etre devient pour nous un amufement. Jettez les yeux tout autour de vous, ajou- toit ce judicieux pere de famille, vous n’y ver- rez que des chofes utiles , qui ne nous coutent prefque rien & nous epargnent naille vaines de- penfes. Les feules denrees du cru couvrent no¬ tre table, les feules etolfes du pays compofent prefque nos meubles & nos habits : rien n’eft meprife parce qu’il eft commun , rien n’eft efti- me parce qu’il eft rare. Comme tout ce qui vient de loin eft fujet a etre deguife ou falfifie, nous nous bornons, par deiicateffe autant que par moderation , au choix de ce qu’il y a de meilleur aupres de nous & dont la qualite n’eft pas fuC- pede. Nos mets font fimples , mais choifis. II ne manque a notre table pour etre fomptueufe que d’etre fervie loin d’ici; car tout y eft bon, tout y feroit rare, & tel gourmand trouveroit les truites du lac bien meilleures, s’il les man- geoit a Paris. 46 LaNouyelle La meme regie a lieu danl le choix de la pa- rure; qui comtne vous voyez n’eft pas negli¬ gee ; mais l’elegance y prefide feule, la richelfe ne s’y montre jamais , encore moins la mode, II y a une grande difference entre le prix que l’opinion aonne aux chofes & celui qu’elles out reellement. C’eft a ce dernier feul que Julie, s’at- tache, & quand il eft queftion d’une etoffe , elle ne cherche pas taut ft elle eft ancienne ou nouvelle que ft elle eft bonne & ft elle lui fted. Souvent meme la nouveaute feule eft pour elle un motif d’exclufion, quand cette nouveaute donne aux chofes un prix qu’elles n’ont pas ou qu’elles ne fauroient garder. Confiderez encore qu’ici l’effet de chaque chofe vient moins d’elle-meme que de fon ufage & de fon accord avec le refte , de forte qu’avec des parties de peu de valeur Julie a fait un tout d’un grand prix. Le gout aime a creer , a don- ner feul la valeur aux chofes. Autant la loi de la mode eft inconftante & ruineufe, autant k fienne eft econome & durable. Ce que le bon gout approuve une fois eft toujours bien ; s’il eft rarement a la mode, en revanche il n’eft ja¬ mais ridicule, & dans fa modefte fimplicite il tire de la convenance des chofes des regies inal- terables & fures, qui reftent quand les modes ne font plus. Ajoutez enfin que l’abondance du feul necef- faire ne peut degenerer en abusj parce que le H e' l o i s t. 47' neceiTaire a fa mefure naturelle, & que les vrais befoins n’ont jamais d’exces. On peut mettre la depenfe de vingt habits en un feul, & man¬ ger en un repas le revenu d’une annee ; mais on ne fauroit porter deux habits en meme terns ni diner deux fois en un jour. Ainfi l’opinion eft illimitee, au lieu que la nature nous arrete de tous cotes, & celui qui dans un etat me¬ diocre fe borne au bien- etre ne rifque point de fe r uiner. Voila, mon cher, continuoit le fage "Wol- mar, comment avec de l’economie & des foins on peut fe mettre au delfus de fa fortune. II ne tiendroit qu’a nous d’augmenter la notre fans changer notre maniere de vivre ; car il ne fe fait ici prefque aucune avance qui n’ait un pro- duit pour objet, & tout ce que nous depenfons nous rend de quoi depenfer beaucoup plus. He bien, Milord , rien de tout cela ne paroit au premier coup d’oeil. Par-tout un air de pro- fufion couvre l’ordre qui le donne ; il faut du terns pour appercevoir des loix fomptuaires qui menent a l’aifance & au plailir, & l’on a d’a- bord peine a comprendre comment on jouit de ce qu’on epargne. En y reflechilfant le conten- tementaugmente, parce qu’on voit que la four- ce en eft intariffable & que Part de gouter le bonheur de la vie fert encore a le prolonger. Comment fe lalferoit-on d’un etat ft conforme a la nature ? Comment epuiferoit-on fon heritage 48 La NouvELtfi en l’ameliorant tous les jours ? Comment rui- neroit-on fa fortune en ne confommant que fes revenus ? Quand chaque annee on eft fur de la fuivante, qui peut troubler la paix de celle qui court ? Ici le fruit du labeur paffe foutient l’a- bondance prefente, & le fruit du labeur pre- fent annonce l’abondance a venir; on jouit a la fois de ce qu’on depenfe & de ce qu’on recueille, & les divers terns fe raflemblent pour aifermir la fecurite du prefent. Je fuis entre dans tous les details du mena* ge & j’ai par - tout vu regner le meme efprita Toute la broderie & la dentelle fortent du gy- necee; toute la toile eft filee dans la baffe-cour ou par de pauvres femmes que l’on nourrit. La laine s’envoie a des manufactures dont on tire en echange des draps pour habiller les gens ; le vin, l’huile, & le pain fe font dans la mai- fon j on a des bois en coupe reglee autant qu’on en peut confommer; le boucher fe paie en be- tail, l’epicier reqoit du bled pour fes fournitu- res ; le falaire des ouvriers & des domeftiques fe prend fur le produit des terres qu’ils font va- loir ; le loyer des maifons de la ville fuffit pour l’ameublement de celles qu’on habite; les ren¬ tes fur les fonds publics fourniffent a Pentretien des maitres , & au peu de vaiffelle qu’on fe per- met, la vente des vins & des bleds qui reftent donne un fonds qu’on lailfe en referve pour les depenfes extraordinaires; fonds que la prudence d§ H e' L O i S Ei 49 de Julie ne lailTe jamais tarir, & que fa charite lailTe encore moins augmenter. EUe n’accorde aux chofes de pur agrement que le profit du travail qui fe fait dans fa maifon , celui des ter- res qu’ils ont defrichees , celui des arbres qu’ils ont fait planter &c. Ainfi le produit & l’emploi fe trouvant roujours compenfes par la nature des chofes , la balance ne peut fctre rompue* & il eft inipoflible de fe deranger. Bien plus les privations qu’elle s’impofe par cette volupte temperante dont j’ai parle font « la fois de nouveaux moyens de plaifir & de nouvelles reffources d’economie. Par exemple elle aime beaucoup le cafe j chez fa mere elle en prenoit tous les jours. Elle en a quitte l’ha- bitude pour en augmenter le gofit ; elle s’eft feornee a n’en prendre que quand elle a'des h6* tes, & dans le fallon d’Apollon, afin d’ajouter cet air de fete a tous les autres. C’eft une pe* tite fenfualite qui la flatte plus , qui lui coute moins j & par laquelle elle aiguife& regie a la fois fa gourmandife. Au contraiie* elle met a deviner & fatisfaire les gouts de fon pere & de fon mari une attention fans relache, une pro-* digalite naturelle & pleine de graces qui leur fait mieux gouter ce qu’elle leur olfre par le plaifir qu’elle trouve a le leur offrir. Ils airaent tous deux a prolonger un peu la fin du repas, a la Suilfe : Elle ne manque jamais apres le fou- pe de faire fervir une bouteiUe de vin plus de- Tome VI, D 50 La NouveliJ licat, plus vieux que celui de l’ordinaire. Je fus d’abord la dupe des noms pompeux qu’ors donnoit a ces vins, qu’en effet je trouve ex- cellens, & , les buvant comme etant de s lieux dont ils portoient les noms, je fis la guerre k Julie d’une infraction (i manifefte a fes maxi- mes; mais elle me rappella en riant un paffage de Plutarque, ou Flamius compare les Trou¬ pes Afiatiques d’Antiochus fous millenoms bar- bares , aux ragouts divers fous lefquels un ami lui avoit deguife la meme viande. II eneftde meme, dit-elle, de ces vins etrangers que vous me reprochez. Le rancio , le cherez , le mala- ga, le chaffaigne, le firacufe dont vous buvea avec tant de plaifir ne font en eifet que des vins de Lavaux diverfement prepares , & vous pou- vez voir d’ici le vignoble qui produit toutes ces boiflons lointaines. Si elles font inferieures en qualites aux vins fameux dont elles portenS les noms, elles n’en ont pas les inconveniens, & comme on eft fur de ce qui les compofe, on peut au moins les boire fans rifque. Jai lieu de eroire, continua-t elle , que mon pere & mon raari les aiment autant que les vins les plus ra- res. Les fier.s , me dit alors M. de Wolmar, ont pour nous un gout dont manquent tous les au- tres; c’eft le plaifir qu’elle a pris a les preparer. Ah , reprit-elle , ils feront toujours exquis ! Vous jugez bien qu’au milieu de tant de foins divers le defceuvrement & Poifivete qu| H t O ‘i S E» 51 i'endent neceflaires la compagnie, les vifites & ies focietes exterieures, ne trouvent guere id de place. On frequente les voifins, affez pour entretenir un commerce agreable , trop peupour S’y aflujettir. Les hotes font toujours bien venus & ne font jamais defines* On ne voit precifs- jnent qu’autant de monde qu’il faut pour fe con- ierver le gout de la retraite; les occupations champecres tie nnent lieu d’amufemens, & pour qui trouve au fein de fa famille une douce fo- ciete, toutes les autres font bien infipides. La maniere dont on palfe ici le terns eft trop fiim- ple & trop uniforme pour tenter beaucoup de gens ■, mais c’eft par la difpofltion du ctcur de ceux qui font adoptee qu’elle leur eft inte- re/fante. Avec une ame faine , peut-on s’en- nuyer a remplir les plus chers & les plus char- tnans devoirs de fhumanite, & a fe rendre rnu- tuellement la vie heureufe? Tous les foirs Julie contente de fa journee n’en defire point une diife- rente pour le lendemain 4 & tous les matins elle demande au Ciel un jour femblable a celui de la veille : elle fait toujours les memes cho* fes parce qu’elles font bien , & qu’elle ne con- noit rien de mieux a faire. Sans doute elle jouit ainfi de toute la felicite permife a 1’homme. Se plaire dans la duree de fon etat n’eft-ce pas un iigne alfure qu’ony vit heureux ? Si Ton voit rarement ici de ces tas de de- fceuvres qu’on appelie bonne compagnie, tout D % f 2 La N 0 V V E £ L B ce qui s’y raflemble interefle le coeur par quel- que endroit avantageux , & rachete quelques ridicules par mille vertus. De paifibles campa- gnards fans monde & fans politelfe, mais bons , limples, honnetes & contens de leur fort; d’an- ciens officiers retires du fervice ; des commer- qans ennuyes de s’enrichir; de fages meres de famille qui amenent leurs filles a l’ecole de la modeftie & des bonnes mceurs ; voila le cortege que Julie aime a ralfembler autour d’elle. Son mari n’eft pas fache d’y joindre quelquefois de ces aventuriers corriges par Page & l’experience , qui, devenus fages a leurs depens, reviennent Ians chagrin cultiver le champ de leur pere qu’ils voudroient n’avoir point quitte. Si quel- qu’un recite a table les evenemens de fa vie, ce ne font point les a ventures merveiileufes du fiche Sindbad racontant au fein de la mollefle orientale comment il a gagne fes trefors : ce font les relations plus fimples de gens fenfes que les caprices du fort & les injuftices des hom- mes out rebutes des faux biens vainement pour- fuivis , pour leur rendre le gout des veritables. Croiriez-vous que l’entretien meme des pay- fans a des charmes pour ces ames elevees aves qui le fage aimeroit a s’inftruire ? Le judicieux ^Woimar trouve dans la naivete villageoife des caracleres plus marques y plus d’hommes pen- fans par eux-memes que fous le mafque unifor- jRie'des habitans des villes, oii chacun femon- He' l © ’i s e.’ U tre comme font les autres , plutot que comme il eft lui-meme. La tendre Julie trouve en eux des coeurs fenfibles aux moindres careffes, & qui s’eftiment heureux de l’interet qu’elle prend a leur bonheur. L.eur coeur ni leur efprit ne font point faqonnes par fart; ils n’ont point appris a fe former fur nos modeles , & Ton n’a pas peur de trouver en eux l’homme de l’homme, au lieu de celui de la nature. Souvent dans fes tournees M. de "Wolmar rencontre quelquc bon vieillard dont le fens & la raifon le frappent, & qu’il fe plait a faire cau- fer. 11 l’amene a fa femme; elle lui fait un ac- cueil cbarmant, qui marque , non la politeife & les airs de fon etat , mais la bienveillance & l’humanite de fon caradlere. On retient le bon- Jiomme a diner. Julie le place a cote d’elle, le fert, le carelfe, lui parle avec interet, s’informe de fa famille, de fes affaires , ne fourit point de fon embarras , ne donne point une attention ge- nante a fes manieres ruftiques , mais le met a fon aife par la facilite des fiennes, & ne fort point avec lui de ce tendre & touchant refpedl du a la vieillelfe infirme qu’honore une longue vie paffee fans reproche. Le vieillard enchante fe livre a repanchement de fon coeur j il fem- ble reprendre un moment la vivacite de fajeu- nelfe. Le vin bu a la fante d’une jeune Da¬ me en rechauffe mieux fon fan g a derni glace. Il fe ranime a parler de fon ancien terns, dg t. 5:4 La Nouvelle fes amours , de fes campagnes , des combats out il s’eft trouve, du courage de fes compatrio- tes, de fon retour au pays, de fa femme, de fes enfans, des travaux champetres, des abus qu’il a remarques , des remedes qu’il imagine. Souvent des longs difcours de fon age fortent d’excellens preceptes moraux , ou ?des lecons d’agrieulture ; & quand il n’y auroit dans les chafes qu’il die que Is plaifir qu’il prend a les dire, Julie en prendroit a les eeouter. Elle palfe apres le dine dans fa chambre, & en rapporte un petit prefent de quelque nippe convenable a la femme ou aux files du vieux bon-homme. Elle le lui fait offrir par les enfans, & reciproquement il* rend aux enfans quelque don fimple & de leur gout dont elle 1’a fecret- tement charge pour eux. Ainfi fe forme de bon¬ ne heure l’etroite & douce bienveillance qui fait la liaifon des etats divers. Les enfans s’ac- coutument a honorer la vieillelfe, a ellimer la fimplicite, & a diftinguer le merite dans tous les rangs. Les payfans , voyant leurs vieux pe- res fetes dans une maifon refpedable & admis ji la table des maftres, ne fe tiennent point of- fenfes d’en etre exclus ; ils ne s’en prennent point a leur rang mais a leur age; ils ne difenfc point, nous fornmes trop pauvres, mais, nous fommes trap jeunes pour etre ainli traites: l’honneur qu’on rend a leurs vieillards & l’elpoir de le partager un jour les confolent d’en etre H e’ l © i s i. prives & les excitent a s’en rendre dignes. Cependant, le vieux bon - homme , encore attendri des carefles qu’il a reques , revient dans fa chaumiere, empreife de montrer a fa femme & a fes enfans les dons qu’il leur ap- porte. Ces bagatelles repandent la joie dans toute une famille qui voit qu’on a daigne s’oc- cuper d’elle. 11 leur raconte avec emphafe la reception qu’on lui a faite, les mets dont on V a fervi, les vins dont il a goute , les difcours obligeans qu’on lui a terms, combien on s’eft informe d’eux, I’affabilite des maitres , l’atten- tion des ferviteurs , & generalement ce qui peut donner du prix aux marques d’eftime & de bon- te qu’il a recues j cn le racontant il en jouit une feconde fois , & toute la maifon croit jouir aufii des honneurs rendus a foil chef. Tous benilfent de concert cette famille illuftre & ge- nereufe qui donne exemple aux grands & refu¬ ge aux petits, qui ne dedaigne point le pau- vre & rend honneur aux cheveux blancs. Voila 1’encens qui plait aux ames bienfaifantes. S’il eft des benedi&ions humaines que le Ciel dai¬ gne exaucer, ce ne font point celles qu’arrache la flatterie & la bafleife en prefence des gens qu’on loue; mais celles que didte en fecret un cceur limple & reconnoiffant au coin d’un foyer ruftique. C’eft ainfi qu’un fentiment agreable & doux peut couvrir de fon charme une vie infipide a D 4 La Nouvelle des eoeurs indifferens: c’eft ainfi que les foing !es travaux, la retraite peuvent devenir des amu- feroens par Part de les diriger. Une ame faiue peut donner du gout a des occupations com¬ munes , comme la fante du corps fait trpuvcr bons les alimens les plus fimples. Tous ces gens ennuyes qu’on amufe avec tant de peine doivent leur degout a leurs vices, 8c ne per- dent le fentiment du plailir qu’avec celui du devoir. Pour Julie, il lui eft arriye prgcifemenfc le contraire, & des foins qu’une cgrtaine lan- gueur d’ame lui cut laiffe negliger autrefois s lui deviennent intereffans par le motif qui les. infpire. II faudro.it etre infenfible pour etre toujours fans vivacite. Pa ftenne s’eft develop- pee par les memes caufes qui la reprimoient au¬ trefois. Son coeur cherchoit la retraite & la fo- litude pour fe livrer en paix aux affe&ions dont il etoit penetre; maintenant elle a pris une ac- tivite non veil e en formant de nouveaux liens. Elle n’eft point de ces indolentes meres de fa- mille, contente d’etudier quand il faut agir , qui perdent a s’inftruire des devoirs d’autrqi le terns qu’elles devroient mettre a remplir les leurs. Elle pratique aujourd’hui ge qu’elle appre- noit autrefois. Elle n’etudie plus , elle ne lit plus j elle agft. Comme elle fe leve uneheure plus tard que fon mari, elle fe couche auili plus tard d’une heurg. Cette heure eft le feul terns qu’elle dqnne encore a 1’etude, & la journee H e' l o i s *• f7 ne lui paroit janiais alfez longue pour tous les foins dont elle aime a la remplir. Voila, Milord, ce que j’avois a vpus dire fur l’economie de cette maifon, & fur la vie privee des majtres qui la gquvernent, Cqntens de leur fort, i!§ en jouilfent pailjblemeqt ; con- tens de leur fortune, ils ne travaillent pas a Paugmenter pour leur? enfans; mais a leur laif- fer avec Pheritage qu ? ils ont recu, des terres eri bon etat, des domeftjques aflfedionnes , le gout du travail, de l’ordr^, de la moderation & tout ce qui peut rendre douce & charmante a des gens fenfes la jouiffance d’un bien medio¬ cre , auffi fagement conferve qu’il fqt honnete- ment acquis. L E T T R E III (0 A Milord Edouard„ Ous avons eu des hotes ces jours derniers, 11s font repartis hier & nous recommencons entre pops trois une fociete d'autant plus char- (i) Deux letttes ecrites en differens terns rouloient fur le fujet de celle-ci, ce qui occafionnoit bien des repeti¬ tions inutiles. Pour les retrancher , j’ai reuni ces deux lettres en' une feule. Au refte‘, fans pretendre juftifier 1’exceilive longueur de plufieurs des letrres dont ce re- cueil eft cQmpofe , je remarqueraj que les lettres des fo- litaires font longues & rares, celles des gens du monde frequenters & courtes. II ne faut qu’obferver cette diffe¬ rence popr en fentir q l’inftant la raifon. T8 La N'ouuli mante qu’il n’eft rien refte dans le fond des coeurs qu’on veuille fe cacher Tun a l’autre. Quel plaifir je goute a reprendre un nouvel cure qui me rend digne de votre confiance ! Je ne reqois pas une marque d’eftime de Julie & de fon mari, que je ne me dife avec une cer- taine fierted’amej enfin j’oferai me montrer a lui. C’eft par vos foins , c’eft fous vos yeux que j’efpere honorer mon etat prefent de mes fautes paffees. Si l’amour eteint jette 1’ame dans Pepuifement, Pamour fubjugue lui donne avec la confcience de fa vidtoire une elevation nouvelle, & un attrait plus vif pour tout ce qui eft grand & beau. Voudroit-on perdre le fruit d’un facrifice qui nous a coute ft cher ? Non , Milord , je fens qu’a votre exemple mon coeur va mettre a profit tous les ardens fenti- mens qu’il a vaincus. Je fens qu’il faut avoir ete ce que je fus pour devenir ce que je veux etre. Apres fix jours perdus aux entretiens frivolcs des gens indifferens, nous avons paffe aujour- d’hui une matinee a l’Angloife, reunis & dans le filence, goutant a la fois le plaifir d’etre en- femble & la douceur du recueillement. Que les delices de cet etat font connues de peu de gens! Je n’ai vu perfoiine en France en avoir la moin- dre idee. La converfation des amis ne tarit ja¬ mais , difent-ils. II eft vrai, la langue fournit un babil facile aux attachemens mediocres. Mais 1’amitie, Milord, l’amitie ! fentiment vif & ce- H e' l o i s v.. ffJ lefte, quels difcours font dignes detoi? Quelle langue ofe etre ton interprete ? Jamais ce qu’on ’ dit a fon ami peut-il valoir ce qu’on fent a fes cotes ? Mon Dieu ! qu’une main ferree , qu’un regard anime , qu’une etreinte contre la poi- trine, que le foupir qui la fuit difent de cho- fes , & que le premier mot qu’on prononce eft froid apres tout cela ! O veillees de Befanqon ! momens confacres au lilence & recueillis par Famitie ! O Bomfton! ame grande , ami fubli- me ! Non, je n’ai point avilice que tu fis pour moi, & ma bouche ne t’en a jamais rien dit. II eft fur que cet etat de contemplation fait tin des grands charmes des hommes fenfibles. Mais j’ai toujoprs trouve queles importuns ern- pechoient de le gouter , & que les amis ont be- foin d’etre fins temoin pour pouvoir lie fe rien dire, a leur aife. On veut etre recueillis, pour ainii dire, l’un dans l’autre: les moindres dif- tradions font defolantes , la moindre contrainte eft infupportable. Si quelquefois le coeur porte un mot a la bouche, il eftii doux de pouvoir le prononcer fans gene. II femble qu’on n’ofe penfer librement ce qu’on n’ofe dire de meme : 11 femble que la prefence d’un feul etranger re- tienne le fentiment, & comprime des ames qui s’entendroient fi bien fans lui. Deux heures fe font ainfi ecoulees entre nous dans cette immobilite d’extafes, plus douce mil¬ ls fois que le froid repos des Dieux d’Epicure. £>o La Nonmi Apres la dejeune, les 'enfans font entres com- me a l’ordinaire dans.la chambre de leur mere » mais au lieu d’aller enfuite s’enfermer avec eux dans le gynecee felon fa coutumej pour nous dedommager en quelque forte dn terns perdu fans nous voir, ell? les a fait refter avec elle, & nous ne nous fommes point quittes )ufqu’au di¬ ne. Henriette qui commence a favoir tenir l’ai- guide travailloit affile devant la Fanchon qui faifoit de la dentelle, & dont l’oreiiler poloit fur le doffier de fa petite chaife. Les deux gar- cons feuilletoient fur une table un recueil dama¬ ges , dont l’aine expliquoit les fujets au cadet. Qiiand il fe trompoit, Henriette attentive & qui fait le recueil par coeur avoit foin de le corri- ger. Souvent feignant d’ignorer a quelle eftampe jls etoieqt, elle en tirpit un pretexte de fe le¬ ver, d’aller & venir de fa chaife a la table & de la table a fa chaife. Ces promenades ne lui de- plaifoient pas & lui attiroient toujours quelque agacerie de la part du petit mali j quelquefois meme il s’y joignoit un baifer , que fa bouche pnfantine fait mal appliquer encore, mais dent Henriette, deja plus favante * lui epargne vo- lontiers la faqon. Pendant ces petites leqons qui fe prenoient; & fe donnoient fans beaucoup de foin , mais auffi. fans la moindre gene, le cadet comptoit furtivement des onchets debuis, qu’il avoit caches fous le livre. Madame de Weimar brodoit pres de la fe- H e' l o 2 s 6i netre vis-a-vis des enfans ; nous etions fon mari & moi encore autour de la table a the lifant la gazette, a laqu’elle elle pretoit alfez peu deten¬ tion. Mais a Particle de la maladie du Roi de Franqe & de l’attachement fingulier de fon peu- ple , qui n’eut jamais d’egal que celui des Ro- mains pour Germanicus, elle a fait quelques re¬ flexions fur le bon naturel de cette nation douce & bienveillante que toutes haiflent & qui n’en bait aucune, ajoutant qu’elle n’envioit du rang fupreme, que le plaifir de s’y faire aimer. N’en- viez rien * lui a dit fon mari d’un ton qu’il m’eut du lailfer prendre > il y a long-terns que nous fommes tous vos fujets. A ce mot, fon ouvrage eft tombe de fes mains; elle a tourne la tete, & jette fur fon digne epoux un regard ii touch ant, ii tendre, que j’en ai trelfailli moi- meme. Elle n’a rien dit : qu’eut-elle dit qui va-i. lut ce regard ? Nos yeux fe font auffi rencon-s tres. J’ai fenti a la maniere dont fon mari m’a ferre la main que la meme emotion nous ga- gnoit tous trois, & que la douce influence de cette ame expanfive agifloit autour d’elle ^ & triomphoit de l’infenlibilite meme. C’eft dans ces difpofitions -qu’a commence le iilence dont je vous parlois ; vous pouvez ju- gec qu’il n’etoit pas de froideur & d’ennui. II n’etoit interrompu que par le petit manege des enfans; encore, auffi-tot que nous avons celfe de parler , ont-ils modere par imitation leur ca« 6 % La Nmivme quet, comme craignant de troubler le recueille- ment univerfel. Celt la petite Surintendante qui la premiere s’eft mife a baiffer la voix , a faire figne aux autres , a courir fur la poirtte da pied, & leurs jeux font devenus d’autant pins amufans que cette legere contrainte y ajoutoit un nouvel interet. Ce fpe&acle qui fembloit etre mis foils nos yeux pour prolonger notre atten- drilfement a produit fon eifet naturel. Ammutifcon le lingue, e farlan Palme* Que de chofes fe font dites fans ouvrir la bou- che ! Que d’ardens fentiniens fe font communi¬ ques fans la froide entreprife de la parole ! In- feniiblement Julie s’eft laiifee abforber a celui qui dominoit tous les autres. Ses yeux fe font tout-a-fait fixes fur fes trois enfans , & fon coeur ravi dans une fi delicieufe extafe animoit fon charmant vifage de tout ce que la tendrelfe maternelle eut jamais de plus touchant. Livres nous-memes a cette double contem¬ plation, nous nous laiffions entrainer "Wolmar & moi a nos reveries, quand les enfans, qui les caufoient, les ont fait finir. L’aine , qui s’amufoit aux images, voyant que les onchets empechoient fon frere d’etre attentif, a pris le terns qu’il les avoit ralfembles , & lui donnant un coup fur la main , les a fait fauter par la chambre. Marcellin s’ell mis a pleurer , & fans s’agiter pour le faire taire, Made, de Wolrnar qui joignoit a l’interet d’un pere le fens-froid d’un philofophe ? II remplit & pafla mon attente ; il diffipa mes prejuges & m’apprit a m’aiTurer avec moms de peine un fueces beaucoup plus etendu. II me fitfentir que la premiere & la plus importante education, celle precifement que tout le monde oublie (k) eft de rendre un enfant propre a fetre eieve. Une er- reur commune a tous les parens qui fe piquent de lumieres eft de fuppofer leurs enfans raifon- nables des leur naiffance , & de leur parler com¬ me a des hommes avant meme qu’ils fachent parler. La raifon eft rinftrument qu’on penfe employer a les inftruire , au lieu que les autres inftrumens doivent fervir a former eelui-la, & que de toutes les inftrudtions propres a Fhom- me, celle qu’il acquiert le plus tard & le plus (k) Locke hii-meme, le fage Locke l’a oubliee, il dit bien plus ce qu’on doit exiggf des enfans, que g® qu’il faut pour i’obteuir. Toms VI. £ 65 La NovmtB difficilement eft la raifon meme. En leur paf- lant des leur bas age une langue qu’ils n’enten- dent point, on les accoutume a fe payer de mots, a en payer les autres, a contr6ler tout ce qu’on leur dit, a fe croire aufti fages que leurs maitres, a devenir difputeurs & mutins , & tout ce qu’on penfe obtenir d’eux par des motifs raifonnables, on ne l’obtient en effet que par ceux de crainte ou de vanite qu’on eft toujours force d’y joindre. II n’y a point de patience que ne laife enfiit 1’enfant qu’on veut elever ainfi ; & voila com¬ ment , ennuyes , rebutes , excedes de l’eternelle importunite dont ils leur ont donne l’habitude eux - memes , les parens ne pouvant plus fup- porter le tracas des enfans font forces de les eloi¬ gner d’eux en les livrant a des maitres ; comme ft Ton pouvoit jamais efperer d’un Precepteur plus de patience & de douceur que n’en peut avoir un pere. La nature, a continue Julie, veut que les enfans foient enfans avant que d’etre hommes. Si nous voulons pervertir cet ordre, nous pro- duirons des fruits precoces qui n’auront ni ma- turite ni faveur, & ne tarderont pas afe cor- romprej nous aurons de jeunes dodleurs & de vieux enfans. L’enfance a des manieres de voir, de penfer, de fentir qui lui font propres. Rieis n’eft moins fenfe que d’y vouloir fubftituer les ndtres, & j’aimerois autant exiger qu’un en- fi i' t 0 i S B, & s’ils fe deguifent dans le cours ordinaire de la vie s vous les verrez dans toutes les occafions irm. portantes reprendre leur caractere originel, & s’y livrer avec d’autant mains de l'egle, qu’ils n’en connoilfent plus en s’y livrant. Encore, uuc fois il ne s’agic point de changer le carac^ 73 H ?' L p i s E. tere & de plier le naturel, mats au contraire de le pouffer aufli loin qu’il peut after, de le cultiver & d’empecher qu’il ne degenere ; car c’eft ainfi qu’un homme devient tout ce qu’il peut etre , & que Pouvrage de la nature s’a- cheve en lui par Peducation. Or avant de cul¬ tiver le caradere i 1 faut l’etudier, attendre pai- fiblement qu’il fe montre, lui fournir les occa- fions de fe montrer, & toujours s’abftenir de lien faire, plutot que d’agir rpal - a - prqpos. A tel genie il faut donner des ailes, a d’autres des entrayes; l’un veut etre prefle, l’autre re- tenu; Pun veut qu’on leflatte, & l’autre qu’on l’intimide •, il faudroit tantot eclairer , tantot abrutir. Tel homme eft fait pour porter la con- noiflance humaine jufqu’a fon dernier terme ; a tel autre il eft meme funefte de fayoir lire. At~ tendons la premiere etincelle de la raifon ; c’eft elle qui fait fortir lp caradere & lui donne la veritable forme> c’eft par elle aufli qu'on le cul- tive , & ft n’y a point avant la raifon de veri¬ table education pour l’homme. Quant aux maxirne? de Julie que vous met- tez en oppofition , je ne fais ce que vous y voyez de contradidpire : pour moi, jc lestrou- ve parfaitement d’accord/ Chaque homme ap- porte en nailfant up caradere, un genie , & des talens qui lui font prppres. Ceux qui font deftines a vivre dans la iimplicite champetre p’pnt pas befoin pour etre heureux da develop- 74 L A NOUVELL* pement de leurs facultes , & leurs talens eiv fouis font comme les mines d’or du Valais qu® le bien public ne permet pas qu’on exploite. Mais dans 1’etat civil ou Ton a moins befoin de bras que de tete, & ou chacun doit compte a foi-meme & aux autres de tout fon prix, il importe d’apprendre a tirer des hommes tout ce que la nature leur a donne, a les diriger du cote oil ils peuvent aller le plus loin , & fur-tout a nourrir leurs inclinations de tout ce qui peut les rendre utiles. Dans le premier cas on n’a d’egard qu’a l’efpece , chacun fait ce que font tous les autres; l’exemple eft la feule re¬ gie , Thabitude eft le feul talent, & nul n’exerce da fon ame que la partie commune a tous. Dans le fecond, on s’applique a l’individu. A l’hom- me en general on ajoute en lui tout ce qu’il peut avoir de plus qu’un autre ; on le fuit aufli loin que la nature meme , & I’on en fera le plus grand des hommes s'il a ce qu’il faut pour le devenir. Ces maximes fe contredifent II peu que la pratique en eft la meme pour le premier age. N’inftruifez point l’enfant du villageois, car il ne lui convient pas d’etre inftruit. N’inftruifez pas l’enfant du Citadin, car vous ne favez en¬ core quelle inftrudion lui convient. En tout etat de caufe , laiifez former le corps , jufqu’a ce que la raifon commence a poindre : alors c’eft le moment de la cultiver. Tout cela me paroitroit fort bien , ai-je dit, H e' l b i s s. fi je n’y voyois un inconvenient qui nuit fort aux avantages c^ue vous attendez de cette me- thode: c’eft de laifler prendre aux enfans raille mauvaifes habitudes qu’on ne previent que par les bonnes. Voyez ceux qu’on abandonne a eux- memes j ils confradent bientot tous les defauts dont l’exemple frappe leurs yeux, parce que cet exemple eft commode a fuivre, & n’imitent ja¬ mais Je bien, qui coute plus a pradquer. Ac- coutunjes a tout obtenir, a faire en toute occa- fton leur indifcrette volonte , ils deviennent mutins, tetus , indomptables.... mais , a re- pris M. de Wolmar , il me femble que vous avez remarque le contraire dans les notres, & que c’eft ce qui a donne lieu a cet entretien. Je 1’avoue , ai-je dit, & c’eft precifement ce qui m’etonne. Qu’a-telle fait pour les rendre dociles ? Comment s’y eft-eile prife ? Qu’a-t-elle fubftitue au joug de la difcipline ? Un joug bien plus inflexible, a-t-il dit a l’inftant; celui de la neceffite : mais en vous detaillant fa conduite , eile vous fera mieux entendre fes vues. Alors il l’a engagee a m’expliquer fa methode , & apres une courte paufe , void a-peu-pres comme elle m’a parle. Heureux les bien nes , mon aimable ami ! Je ne prefume pas autant de nos foins que M. jde Wolmar. Malgre fes maximes , je doute qu’on puilfe jamais tirer un bon parti d’un niau- vais caractere, & que tout naturel puiife etre 76 La N o u* v e t t e' tourne a bien : mais au furplus convaincue de la bonte de fa methode , je tache d’y conformer en tout ma conduite dans le gouvernement de la famille. Ma premiere efperance eft que des medians ne feront pas fortis de mon fein ; la feconde eft d’elever aflez bien les enfans que Dieu m’a dannes, fous la direction de leur pe- re , pour qu’ils aient un jour le bonheur de lui reflembler. J’ai tache pour cela de m’approprier lgs regies qu’il m’a prefcrites, en leur dpnnant principe moins philofophique & plus con- venable a I’amour maternel; c’eft de voir mes enfans heureux. Ce fut le premier vceu de mon cceur en portant le doux nora de mere , & tous les foins de mes jours font deftines a l’accom- plir. La premiere fois que je tins mon fils aine dans mes bras, je fongeai que 1’enfance eft pref- que un quart des plus longues vies , qu’on par- vient rarement aux trois autres quarts, & que c’eft une bien cruelle prudence de rendre cette premiere portion malheureufe pour affurer le bonheur du refte , qui peut-etre ne viendra ja¬ mais, Je fongeai que durant la foibleffe du pre¬ mier age , la nature alFujettit les enfans de tant de manieres , qu’il eft barbare d’ajouter a cet affujettiffement l’empire de nos caprices, en leur otant pne liberte fi bornee , dont ils peuvent ft peu abufer. Je refolus depargner au mien route contrainte autant qu’il feroit poflible, de lui lailfer tout l’ufage de fes petites forces, & H e' l o i s e. 77 de ne gener en lui nul des mouvemens de la nature. J’ai deja gagne a cela deux grands avan- tages > I’un d’ecarter de fon ame naiflante le menfonge , la vanite , !a colere , l’envie , en un mot tous les vices qui naiflent de l’efclava- ge , & qu’on eft contraint de fomenter dans les enfans, pour obtenir d’eux ce qu’on en exige: l’autre de Jai/Ter fortifier librement fon corps par l’exercice continue! que l’inftimft lui deman¬ ds. Accoutume tout comme les payfans a cou- rir tete nue au foleil, au froid , a s’elfoufler, a fe mettre en fueur, il s’endurcit comme eux aux injures de l’air, & fe rend plus robufte en ■vivant plus content., C’eft le cas de fonger a Pa¬ ge d’homme & aux accidens de l’humanite. Je vous l’ai deja dit, je crains cette pulillanimite meurtriere qui, a force de delicatefle & de foins,alfoiblit, effemineun enfant, le tourmente par une eternelle contrainte, l’enchaine par mille vaines precautions, enfin l’expofe pour toute fa vie aux perils inevitables dont elle veut lepreferver un moment, & pour lui fauver quel- ques rhumes dans fon enfance, lui prepare de loin des fluxions de poitrine , des pleurefies , des coups de foleil, & la mort, etant grand. Ce qui donne aux enfans livres a eux-memes la plupart des defauts dont vous parliez, c’eft lorfque non contens de faire leur propre volon- te, ifs la font encore faire aux autres, & cela, par l’infenfee indulgence des rneres a qui l’on, La NoHHle n ne complait qu’en fervartt toutes les fantaifies de leur enfant. Mon ami, je me flatte que vous n’avez rien vu dans les miens quifentit [’empire & l’autorite , meme avec le dernier domeftique , & que vous ne ffi’avez pas vu , non plus, ap- plaudir en fecret aux faufles complaifances qu’on a pour eux. C’eft: ici que je crois fuivre une route nouveile & fine pour rendre a la fois an enfant libre, paifible, careffant, docile, & cela par un moyeit fort Gm pie, c’eft de le convain- cre qu’il n’eft qu’un enfant. A confiderer l’enfance en elle-meme, y a-t-il au monde un etre plus foible, plus miferable» plus a la mercide tout ce qui l’environne , qui ait fi grand befoin de pitie, d’amour, de pro- tedioii qu’un enfant ? Ne femble-t-il pas que c’eft pour cela que les premieres voix qui lui font fuggerees par la nature font les cris & les plaintes , qu’elle lui a donne une figure fi douce & un air fi touchant, afin que tout ce qui l’ap- proche s’intereffe a fa foiblelfe & s’emprelfe a le fecourir ? Qu’y a-t-il done de plus choquant, de plus contraire a l’ordre, que de voir un en¬ fant imperieux & mutin, commander a tout ce qui l’entoure, prendre impudemment un ton de maitre avec ceux qui n’ont qu’a l’abandon- ner pour le faire plrir, & d’aveugles parens approuvant cette audace 1’exercer a devenir le tyran de fa nourrice , en attendant qu’il de- vienne le leur? H ^ L o'ist. f9 Quant a moi je n’ai rien epargne pour eloi¬ gner de mon fils la dangereufe image de lempi- re & dela fervitude, & pour ne jamais luidon- ner lieu de penfer qu’il fut plutot fervi par de¬ voir qne par pitie. Ce point eft * peut-etre, le plus difficile & le plus important de toute l’edu- eation* & c’eft un detail qui ne finiroit point que celui de toutes les precautions qu’il m’a fal- lu prendre, pour prevenir en lui cet inltind ft prompt £ diftinguer les vices mercenaires des domeftiques , de la tendreffe des foins maternels. L’un des principaux moyens que j’aie em¬ ployes a ete, comme je vous l’ai dit, de le bien convaincre de l’impoffibilite ou le tient Ton age de vivre fans notre affiftance. Apres quoi je n’ai pas eu peine a lui montrer que tous les fecours qu’on eft force de reeevoir d’autrui font des ades de dependance , que les domefti- ques ont une veritable fuperiorite fur lui, en «e qu’il ne fauroit fe puffer d’eux , tandis qu’il ne leur eft bon a rien; de forte que, bien loin de tirer vanite de leurs fervices, il les reqoit avec une forte d’humiliation , comme un temoi- gnage de fa foibleffe , & il afpire ardemment au terns ou il fera affez grand & affez fort pour avoir l’honneur de fe fervir lui-meme. Ces idees, ai-je dit, feroient difficiles & eta- blir dans des maifons ou le pere & Is. mere fe font fervir comme des enfans. Mais dans celle- fi ou chacun , a commencer par vous, a fes go La Nouvelle fon&ions & remplir, & ou le rapport des valets aux maxtres n’eft qii’un echange perpetuel de ferviceS & de foins, je ne crois pas cet eta- bliffement imp'oflible. Cependant il me refte a concevoir comment des enfans accoutumes a voir prevenir leurs befoins n’etendent pas ce droit a leurs fantaifies , ou comment ils ne fouffrentpas quelquefois de 1’humeur d’un domeftique qui traitera de fantaifie un veritable befoin ? Mon ami, a repris Madame de Wolmarj line mere peu eclairee fe fait des m on fires de tout. Les vrais befoins font tres-bornes dans les enfans comme dans les homines * & Ton doit plus regarder a la duree du bien - etre qu’au bien - etre d’un feul moment. Penfez- vous qu’un enfant qui n’eft point gene, puifTe affez fouffrir de I’humeur de fa gouvernante fous les yeux d’une mere , pour en etre incom- mode ? Vous fuppofez des inconveniens qui naiffent des vices deja contraries , fans longer que tous mes foins ortt ete d’effipecher ces vi¬ ces de naxtre. Naturellement les femmes aiment les enfarts. La mefintelligence ne s’eleve entre eux que quand l’un veut affujettir l’autre a fes caprices. Or cela ne peut arriver ici, ni fur I’enfant, dont on n’exige rien , ni fur la gou¬ vernante a qui l’enfant n’a rien a commander. J’ai fuivi en cela tout4e contre-pied des autres meres, qui font ;femblant de vouloir que Pen¬ dant obeilfe au domeftique, & veulent en effet que U & £ 6' 5 § S que le doraeftique obeiffe a l’enfant. Perfonrie ici ne commande ni n’obeit. Mais Penfant n’oib- tient jamais de ceux qui l’approcbent qu’autant de complaifance qu’il en a pour eux. Par la, fentant qu’il n’a fur tout ce qui l’environne d’au¬ tre autorite que celle de la bienveillance, il fe rend docile & complaifarit; en cherchant a s’attacher les cOeurs des autres le lien s’attache d eux a fon tour ; car on aime en fe faifint ai¬ mer ; c’eli 1’infaillible effet de i’amour-propre , &, de cette affedtion reciproque, nee de l’e- galite, refultent fans effort les bonnes qualites qu’on prsche fans celfe a tous les enfans, fans jamais en obtenir aucune. J’ai penfe que la partie la plus effentielle d* Feducation d’un enfant, celle dont il n’eft ja¬ mais queftion dans les educations les plus foi- gnees , c’eft de lui bien faire fentirfa rnifere, fa foibleffe, fa dependance, &, comma vous a dit mon tnari, le pefant joug de la necellite qu» la nature impofe a l’homme v & cela , non feulement afin qu’il foit fenfible a ce qu’on fait pour lui alleger ce joug , mais fur - tout afin qu’il connoitle de bonne heure en quel rang l’a pla¬ ce la providence, qu’il ne s’eleve point au def- fus de fa pottee, & que rien d’huniain ne lui emble etranger & lui. Induits des leur naitfance par la niolleife dans aquelle ils font noUrris, par les egar Js que tout le monde a pour eux, par la facilite d’obtenir Toute VI. ¥ 82 , La N. o v v b l l e tout ce qu’ils defirent, a penfer que tout doifi. ceder a leurs fantaifies , les jeunes gens entrent dans le monde avec cet impertinent prejuge , & fouvent ils ne s’en corrigent qu’a force d’humi- liations, d’affronts & de deplaifirs; or je vou- drois bien fauver a mon fils cette feconde & mortifiante education en lui donnant par la pre¬ miere une plus jufte opinion des chofes. J’avois d’abord refolu de lui accorder tout ce qu’il de- manderoit, perfuadee que les premiers mouve- mens de la nature font toujours bons & falutai- res. Mais je n’ai pas tarde de connoitre qu’en fe faifant un droit': d’etre obeis les enfans fortoient de I’etat de nature prefque en naiffant, & con- tradloient nos vices par notre exemple , les leurs par notre indifcretion. J’ai vu que li je voulois contenter toutes fes fantaifies, elles croitroient avec ma complaifance, qu’il y auroit toujours un point ou il faudroit s’arreter, & ou le refus lui deviendroit d’autant plus fenfible qu’il y fe- roit moins accoutume. Ne pouvant done, en attendant la raifon, lui fauver tout chagrin , j’ai prefere le moindre & le plutbt paffe. Pour qu’un refus lui fut moins cruel je l’ai pile d’abord au refus 5 & pour lui epargner de longs deplaifirs, des lamentations, des mutineries, j’ai rendu tout refus irrevocable. II eft vrai que j’en fais le moins que je puis, & que j’y regarde a deux fois avaut que d’en venir la. Tout ce qu’on lui accorde eft accords fans condition des la pre- H e' l o i s k: 8| jtniere demande, & l’on eft tres - indulgent la-,’ delTus: mais il n’dbtient jamais rien par impor- tunite ; les pleurs & les flatteries font egalement inutiles. II en eft fi convaincu qu’il a cefle de les employer; du premier mot il prend fon par¬ ti , & ne fe tourmente pas plus de voir fermefc un cornet de bonbons qu’il voudroit manger, qu’envoler un oifeau qu’il voudroit tenir; car il fent la meme impoilibilite d’avoir I’un & l’au- tre. Il lie voit rien dans ce qu’on lui 6te iinon .qu’il lie I’a pu garder, ni dans ce qu’on lui re- fufe, finon qu’il n’a pu l’obtenir, & lout de battre la table contre laquelle il fe bleife, il ue battroit pas la perfonne qui lui relifte. Dans tout ce qui \e cbagrine il fent l’empire de la neceffite, 1’eiFet de fa propre foibleffe, jamais l’ouvrage du mauvais vouloir d’autrui..,. un moment ! dit- el le unpeu vivement, voyant qu« 3’allois repondre; je preflens votre objection ; j’y vais venir a l’inftant. Ce qui nourrit les criaillcries des enfans, c’eft fattention qu’on y fait, foit pour leur co¬ der, foit pour les contrarier. line leur fauc quelquefois pour pleurer tout un jour , que s’ap- percevoir qu’on ne vent pas qu’ils pleurent, Qu’on les flatte ou'qu’on les menace, les moyens qu’on prend pour les faire taire font tous perni- cieux & prefque toujours fans effet. Tant qu’on s’occupe de leurs pleurs , c’eft une raifon pour eux de les continuer > mais ils s’en corrigent F 3 $4 L A N 0 u T E L L E bient6t quand ils voient qu’on n’y prend pas garde car grants & petits , nul n’aime a pren¬ dre une peine inutile. Voila precifement ce qui eft arrive a mon axne. Cetoit d’abord un petit criard qui etourditToit tout le monde, & vous ites tenuafn qu’on ne 1’entend pas plus a pre- fent dans la maifon que s’il n’y avoit point d’enfant. II pleure quand il fouixre; c’eft la voix de la nature qu’il ne faut jamais contraindre} mais il fe tait a l’inftant qu’il ne foulffe plus. Auffi fais - je une tres - grande attention a fes pleurs, bien fure qu’il n’en verfe jamais en vain. Je gagne a cela de favoir a point nomme *paand il fent de la douleur & quand il n’en fent pas , quand il fe porte bien & quand il eft mala- de j avantage qu’on perd avec ceux qui pleu- rent par fantaifie , & feulement pour fe faire appaifer. Au refte, j’avoue que ce point n’eft pas facile a obtenir des Nourrices & des Gou- vernantes : car comme rien n’eft plus ennuyeux que d’entendre toujours laraenter un enfant, & que ces bonnes femmes ne voient jamais que l’inftant prelent, elles ne fongent pas qu’a faire taire Fenfant aujourd’hui il en pleurera de- main davantage. Le pis eft que l’o'oftination qu’il contradle tire a confluence dans un dge avance. La meme caufe qui le rend criard a trois arts, le rend unitin a douze, querelleur a vingt, imperieux a trente, & infupportable route fa vie. H e' E • O l S E. Zi Je viens maintenant a vous me dit - elle en fouriant. Dans tout ce qu’on accorde aux enfans, ils voient aifement le defir de leur compiaire; dans tout ce qu’on en exige ou qu’on leur re- fufe, ils doivent fuppofer des raifons fans les demander. C’eft un autre avantage qu’on gagna a ufer avec eux d’autorite plut6t que de perfua- fion dans les occafions neceffaires : car corame il n’eft pas poffible qu’ils n’apperqoivent quel- quefois la railon qu’on a d’en ufer ainfi , il eft naturel qu’ils la fuppofent encore quand ils font liors d’etat de la voir. Au contraire, des qu’on a foumis quelque chofe a leur jugement, ils pre- tendent juger de tout , ils devi^nnent fophiftes, fubtils, de mauvaife foi, feconds en chicanes , cherchans toujours a reduire au filence ceux qui ont la FoibleiTe de s’expofer a leurs petites lumieres. Quand on eft contraint de leur rendre compte des chofes qu’ils ne font point en etat d’entendre , ils attribuent au caprice la condui- te la plus prudente , ft - t6t qu’elle eft au deffus deleur portee. En un mot , le feul moyen de les rendre dociles a la raifon n’eft pas de raifon- ner avec eux, mais de les bien convaincre que la raifon eft au deffus de leur age: car alors ils la fuppofent du cote ou elle doit etre, a moins qu’on ne leur donne un jufte fujet de pen. fer autrement. Ils favent bien qu’on ne veut pas les tourmenter quand ils font furs qu’on les ai- rne, & les enfans fe trompent rarement !^-def. F 3 LaNoxjvellb fus. Quand done je refufe quelque chofe aux miens, je n’argumente point avee eux, je no leur dis point pourquoi je ne veux pas, nrais je iais en forte qu’ils le voient, autant qu’il eft poiiible, & quelquefois apres coup. De cette xnaniere ils s’accoutument a comprendre que ja¬ mais je ne; les refufe fans en avoir une bonne raifon, quoiqu’ils,ne,l’appercoivent pas toujours. Fondee fur le memo prjncipe , je lie fouitrirai pas non plus, que mes enfans fe melent dans la converfation des gens raifonnables , & s’imagi- nent fottement y tenir leur rang comrae les au- tres quand on y fouffre leurbabil indiferet. Je veux qu’ils repondent modefteraent & en peu da mots quand on les interroge, fans jamais parler de leur chef, & fur- tout fans qu’ils s’ingerent U queftionner hors de propos les gens plus ages qu’eux, auxquels, ils doivent du refped. En verite, Julie, dis - je en l’interrompant, voila bien de la rigueur pour une mere auffi tendre ! Pithagore n’etoit pas plus fevere a fes difciples que vous l’etes aux votres. Non feu- lement vous ne les traitez pas en homines > mais on diroit que vous craignez de les voir celfer trop tot d’etre enfans. Quel moyen plus agreable & plus fur peuvent - ils avoir de s’inf- truire, que d’interroger fur les chofes qu’ils ignorent les gens plus eclaires qu’eux ? Que penferoient de vos maximes les Dames de Pa¬ ris , qui trouvent que leurs enfans ne jafent ja- H e' L 0 i S E. 87 mais aifez tot ni aifez long - terns, & qui jugcnt de l’efprit qu’ils auront etarit grands par les fotti- fes qu’ils debitent etant jeunes ? Wolrnar me dira que cela peut etre bon dans un pays ou le premier merite eft de bien babiller, & ou l’on eft 'difpenfe de penfer pourvu qu’on parle. Mais vous qui voulez faire a vos enfaris un fort fi ioux, comment accorderez - vous tant debon- lieur avec tant de contrainte, & que devient , parmi toute cette gene , la liberte que vous pre- tendez leur laifler ? Quoi done? a-t-elle repris a l’inftant: eft - ce gener leur liberte que de les empecher d’atten- ter a la notre , & ne fauroient - ils etre heureux a rnoins que toute une compagnie en filence n’admire leurs puerilites? Empechons leur va- nite de naitre, ou du moins arretons - en les progres j c’eft-la vraiment travailler a leur feli- cite: car la vanite de l’homme eft la fource de fes plus grandes peines , & il n’y a perfonne de fi parfait & de li fete , a qui elle lie donne en¬ core plus de chagrins que de plaifirs (/). Que peut penfer un enfant de lui-meme, quand il voit autour de lui tout un cercle de gens fen- fes l’ecouter, l’agace'r , '.’admirer , attendre avec un lache empreffement les oracles qui fortent de fa bouche, & fe recrier avec des reflentimens (l) Si jamais la vanite fit quelqne heureux fur la ter. re , a coup fur cet heureux - la n’etoit qu’unfot. F4 %% L A N 0 u v E L L I fie joie a chaque impertinence qu’il dit ? La tefce 4’un homme auroit bien de la peine a tenir a tous ces faux applaudilfemens ; jugez de ce que de- yiendra la fienne ! 11 en e(t du babil des enfans jcpmnie des predictions des Almanacs, £e feroit un prodige fi fur tant de vaines paroles flehafari ne fournilfoit jamais une rencontre heureufc, Imagine? ce que font alors les exclamations de la flatterie fur une pauvre mere deja trop abu- fee parfpn propre coeur, & fur un enfant qui ne fait ce qu’il die & fe voit celebrer! Ne penfez pas que pour demelerl’erreur , je m’en garantilfe. Non, je vois la faute , & j’y tombe. Mais fi j’ad- jnire les reparties de moti fils, au moins je les admire en fecret; il n’apprend point en me les ypyant appiaudir a deyenir babillard & vain, les fiatteurs en me les fai/ant repeter n’oqt pas le plajfir de rire de nu foiblelle. Un jour qu’il nous etoit venu du rnonde, ptant alle donner quelques ordres, je vis en rgntrant quatre ou cinq grands nigauds occupes a jouer avec lui, & s’appretant a me raconter d’un air d’emphafe je ne fais combien de gen- tilieiTes qu’ils venpient d’entendre , & dont iis fembioient tout emerveilies. Melfieurs, leur dis-je alfpz frpidement, je ne doute pas que yous ne fachiez faire dire a des (marionettes de fort jolies efiofes : maisj’efpere qu’un jour me$ fnfans feront hommes , qu’ils agiront & parle- font d’eux - memes, & alors j’apprendrai toujour^ H e' i, o i s e'. 89 dans la joie de mon coeur tout ce qu’ils auront dit & Fait de bien. Depuis qu’on a vu qne cette maniere de faire fa cour ne prenoit pas, on joue avec mes enFans comme avec des enFans, non comme avec Polichinelle} il ne leur vient plus de compere, & ils en valent Fenfiblement mieux depuis qu’on ne les admire plus, A l’egard des queftions, on ne les leur de¬ pend pas indiftin dement. Je Fuis la premiere a leur dire de demander doucement en particulier a leur pere oq a moi tout ce qu’ils ont beFoin de Favoir. Mais je ne fouftre pas qu’ils coupent un entretien fecieux pour occuper tout le monde de la premiere impertinence qui leur pafle par la tete. L’art d’iuterroger n’eft pas Fi facile qu’on penfc. C’eft bien plus l’art des maitres que des difciples ; il faut avoir deja beaucoup appris de chofes pour /avoir demander ce qu’on ne Fait pas. Le lavant Fait & s’enquiert, dit un proverbe Indien , mais l’ignorant ne fait pas merne de quoi s’enquerir. Faute de cette fcience preliminaire les enFans en liberte ne font pref. que jamais que des queftions ineptes qui ne Fer¬ vent a rien, ou proFondes & FcabreuFes dont 1^ folution pafle leur portee, & puiFqu’il ne Faut pas qu’ils fachent tout, il importe qu’ils n’aient pas le droit de tout demander. Voila pourquoi, generalement parlant , ils s'inftruiFent mieux par les interrogations qu’on leur Fait que par pelles qu’ils Font eux- memes. F f 90 La Nouvelle Quand cette methode leur feroit auffi utile qu’on croit, la premiere & la plus importance fcience qui leur convierit, n’eft - elle pas d’etre difcrets & modeftes , & y en a-t-il quelque autre qu’ils doivent apprendre au prejudice de celle- la ? Que produit done dans les enfans cette emancipation de parole avant l’age de parler , & ce droit de foumettre eifrontement les homines a leur interrogatoire ? De petits queftionneurs ba- billards , qui queftionnent moins pour s’inftruire que pour importuner ; pour occuper d’eux tout le morule , & qui prennent encore plus de gout a ce babil par l’embarras ou ils s’apperqoivent quejettent quelquefois leurs queftions indiferet- tes, en forte que chacun eft inquiet auffi-tot qu’ils ouvrent la bouche. Ce n’eft pas tant un moyen de les inftruire que de les rend re etour- dis & vains; inconvenient plus grand a nton avis que 1’avantage qu’ils acquierent par la n’eft utile; car par degres 1'ignorance diminue , mais la vanite ne fait jamais qu’augmenter. Le pis qui put arriver de cette referve trop prolongee feroit que nion fils en age de raifon cut la converfation moins legere, le propos moins vif & moins abondant, & en cotffiderant combien cette habitude de paifer fa vie a dire dcs riens retrecit l’efprit, je regarderois plut6t cette heureufe fterilite comme un bien que com- me un mal. Les gens oififs toujours ennuyes d’eux - memes s’eiforcent de donner un grand H e' L O i S E. 91 prix a l’art de les amufer , & l’on diroit que le favoir vivre confide a ne dire que de vaines paroles , comme a ne faire que des dons inuti¬ les : mais la fociete humaine a un objet plus noble & fes vrais plaifirs out plus de folidite. L’organe de la verite, le plus digne organe de l’homme , le feul dont l’ufage le diftingue des animaux, ne lui a point ete donne pour 11’en pas tirer un meilleur parti qu’ils ne font de leurs cris. II fe degrade au deifous d’eux quaud il parle pour ne rien dire , & l’homme doit etre homme jufques dans fes delalfemens. S’il y a de la politeffe a etourdir tout le monde d’un vain caquet, j’en trouve une bien plus ve¬ ritable a laiffer parler les autres par preference, a faire plus grand cas de ce qu’ils difent que de ce qu’on diroit foi - meme, & a montrer qu’on les ellime trop pour croire les amufer par des niaiferies. Le bon ufage du moude , celui qui nous y fait le plus rechercher & cherir 11’eft pas tant d’y briber que d’y iaire briber les autres, & de mettre a force de modellie, leur orgueil plus en liberte. Ne craignons pas qu’un hom- me d’efprit qui ne s’abllient de parler que par retenue & difcretion, puiffe jamais palfer pour un fot. Dans quelque pays que ce puiife etre il n’eft pas poffible qu’on juge un homme fur ce qu’il n’a pas dit, & qu’on le meprife pour s’etre tu. Au contraire on remarque en general que les gens filencieux enimpofent, qu’on s’e- 9 % LaNouvelle coute devant eux, & qu’on leur donne beau-, coup d’attention quand ils parlent; ce qui, leur laiffant le choix des occafions & faifant qu’on. ne perd rien de ce qu’ils difent, met tout l’a- vantage de leur cote. 11 eft fi difficile a I’hom- me le plus fage de garder toute fa prefence d’efprit dans un long flux de paroles , il eft ft rare qu’il ne lui echappe des chofes dont il fe repent a loifir, qu’il aime mieux retenir lebori que rifquer le mauvais. Enfin, quand ce n’eft pas faute d’efprit qu’il fe tait, s’jl ne parle pas , quelque difcret qu’il puifle etre, le tort en eft il ceux qui font avec lui. Mais il y a bien loin de fix ans a vingt; mon fils ne fera pas toujours enfant, & a mefure que fa raifon commencera de naitre, I’intention de fon pere eft bien de la laifler excrcer. Quant a moi, ma miffion ne va pas jufques - la. Je nourris des enfans & n’ai pas la prefomptiou de vouloir former des hommes. J’efpere, dit- elle en regardant fon mari, que de plus dignes mains fe chargeront de ce noble emploi. Je fuis femme & mere, je fas me tenir a inon rang. Encore une fois , la fondion dont je fuis chargee n’eft pas d’elever mes fils, mais de les preparer pour etre eleves. Je ne fais meme en cela que fuivre de point cn point le fyfteme de M. de "Wolmar, & plus j’avance, plus j’eprouve combien il eft excel¬ lent & jufte, & combien il s’accorde avec le H s! l o i i t' '$i Alien. Confiderez mes enfans & fur - tout l’aine j en connoilfez - vous de plus heureux fur la terre, de plus gais , de raoins importuns? Vous les voyez fauter, rire, courir toute la joutnee fans jamais incommoder perfonne. De quels plaifirs, de quelle independance leur age eft-il fufceptible , dont ils ne jouilfent pas ou dont ils abufent? Ils fe contraignent auill peu devant moi qu’en mon abfence. Au contraire , fous les yeux de leur mere ils ont toujours un peu plus de con- fiance , & quoique je fois Hauteur de toute la feverite qu’ils eprouvenc, ils me trouvent tou¬ jours la moins fevere : ear je ne pourtois fup- porter de n’etre pas ce qu’ils aiment le plus au monde. Les feu les Joix qu’on leur impofe aupres de nous font celles de la liberte meme, favoir de lie pas plus gener la compagnie qu’elle ne les gene, de ne pas crier plus haut qu’on ne par- le, & comme on ne les oblige point de s’oc- cuper de nous, je ne veux pas, non plus, qu’ils pretendent nous occuper d’eux. Quand ils manquent a de fi juftesloix, toute leur pei¬ ne eft d’etre a l’inftant renvoyes , & tout moil art pour que e’en foit une, de faire qu’ils ne fe trouvent nulle part aulli biqn qu’ici. A cela pres, on ne les alfujettit a rien 5 on ne les for¬ ce jamais de rien apprendre j on ne les ennuie point de vaines corredions j jamais on ne les repreud ■, les feu les leqons, qu’ils re^oivent foni ?4 LaNouvelle des leqons de pratique prifes dans la ftmplicite de la nature. Chacun bien inftruit.la-delTus fe conforme a mes intentions avec une intelligen¬ ce & un foin qui ne me laiffent rien a defirer, & ft quelque faute eft a craindre , mon affiduite la previent ou la repare aifement. Hier , par exemple , l’aine ayant ote un tam¬ bour au cadet, l’avoit fait pleurer. Fanchon ne dit rien , mais une heure apres, au moment que le ravilfeur du tambour en etoit le plus oc- cupe, elle le lui reprit; il la fuivoit en le re¬ demandant , & pleurant a foil tour. Elle lui dit; vous l’avez pris par force a votre frere ; je vous le reprends de meme •, qu’avez-vous a dire ? Ne fuis-je pas la plus forte? Puis elle fe mit a battre la caifle a fon imitation , comme II elle y eut pris beaucoup de plaifir. Jufques-la tout etoit a merveilles. Mais quelque terns apres elle voulut rendre le tambour au cadet, alors je Parretai, car ce n’etoit plus la leqon de la nature , & de la pouvoit naitre un premier ger- me d’envie entre lcs deux freres. En perdant le tambour le cadet fupporta la dure loi de la neceftite, Paine fentit fon injuftice , tous deux connurent leur foiblelfe & furent confoles 1c moment d’apres. Un plan ft nouveau & ft contraire aux idees reqnes m’avoit d’abord effarouche. A force de me l’expliquer ils m’en readirent enfin 1’admi- rateur, & je fentis que pour guider l’homme , H e' iy o i s si (a marclie de la nature eft toujours la mellleu- re. Le feul inconvenient que je trouvois a cet- te mechode, & cet inconvenient me parut fort grand , c’etoit de negliger dans les enfans la feule faculte qu’ils aient dans toute fa vigueur & qui ne fait que s’affoiblir en avanqant en age. II me fembloit que felon leur propre fyfteme, plus les operations de l’entendement etoienfc foibles, infuffilantes, plus on devoit exercer& fortifier la memoire, fi propre alors a foutenir le travail. C’eft - elle , difois - je, qui doit fup- pleer a la raifon jufqu’a fa nailfancc , & l’en- richir quand elle eft nee. Un efprit qu’on n’exerce a rien devient lourd & pefant dans l’inaction. La femence ne prend point dans un champ mal prepare, & c’eft une etrange preparation pour apprendre a devenir raifonable que de com- mencer par etre ftupide. Comment , ftupide ! s’eft ecriee auffi - tot Madame de Wolmar. Con- fondriez-vous deux qualites auffi differentes & prefque auffi contraires que la memoire & le jugement (m) ? Comme fi la quantite des chofes mal digerees & fans liaifon dont on remplit une tete encore foible , n’y faifoit pas plus de tort que de profit a la raifon! J'avoue que de tou- tes les facultes de 1’homme , la memoire eft la premiere qui fe developpe & la plus commode (m) Cela ne me paroit pas bien vu. Rien n’eft fi ne- cefiaire au jugement que la memoire : il eft vrai que ce n’eft pas la memoire des mots. )<3 L a NouVeLee a cultiver dans les enfans: mais a votre avis lequel eft a preferer de ce qu’il leur eft le plus aife d’apprendre, ou de ce qu’il leur importe le plus de favoir ? Regardez a l’ufage qu’oh fait en eux de cette facilite, a la violence qu’il faut leur faire, a: l’eternelle contrainte oix il les faut affujettir pour mettre en etalage leur memoiie, & cora- parez l’utilite qu’ils en retirent au mal qu’on leur fait fouffrir pour cela. Quoi ! Forcer un enfant d’etudier des langues qu’il ne par/era ja¬ mais , raetne avant qu’il ait bien appris la fien- ne; lui faire inceffamment repeter & conffruire des vers qu’il n’enten d point, & dont toute I’hurmonie n’eft pour lui qu’au bout de fes doigts; embrouiller fon efprit de cercles & de fpheres dont il n’a pas la moindre idee j 1’acca- bler de mille rioms de Villes & de rivieres qu’il confond fans celfe & qu’il rapprend tous les jours j eft-c£ cultiver fa memoire au profit de fon jugement, & tout ce frivole acquis vaut - il une feule des larmes qu’il lui coute '{ Si tout cela n’etoit qu’inutile^ je m’en plain- drois moins j mais n’eft - ce rien que d’inftruire un enfant a fe payer de mots , & a croire fa¬ voir ce qu’il ne peut comprendre ? Se pourroit- il qu’un tel amas ne nuisit point aux premieres idees dont on doit meubler une tete humaine, & ne vaudroit-il pas mieux n’avoir point de me¬ moire, que de laremplir de tout ce fatras au prejudice H e ( I o 'is j! 97 prejudice des connoiflances neceflaires dont U tient la place ? Non, fi la nature a donne au cerveau des enfans cette foupleire qui le rend proprc a re- cevoir toutes fortes d’impreilions, ce n’eft pas pour qu’on y grave des noms de Rois , des da¬ tes , des termes de blazon, de fphere, de geo¬ graphic , & tous ces mots fans aucun fens pour leur age & fans aucune utilite pour quelque ag® quecefoit, dont on accable leur trifle & fterile enfance; mais c’eft pour que toutes les idees relatives a l’etat de l’homme , toutes celles qui fe rapportent a fon bonheur & l’eclairent fur fes devoirs s’y tracent de bonne heure en carade- res ineffacables , & lui fervent a fe conduire pendant fa vie d’une maniere convenable a fon fetre & a fes fhcultes. Sans etudier dans les livres, la memoire d’un enfant ne refte pas pour cela oifive: tout ce qu’il voit, tout ce qu’il entend le frappe, & il s’en fouvient ,• il tient regiftre en lui - meme des adions, des difcours des hommes , & tout ce qui l’environne eft le livre dans lequel fans y fonger il enrichit continuellement fa memoi¬ re , en attendant que fon jugerpent puifle ert profiter. C’eft dans le choix de c& objets, e’eft dans le foin de lui prefenter fans ceffe ceux qu’il doit connoitre & de lui cacher ceux qu’il doit ignorer, que confide le veritable art de cuf- tiver la premiere de fes facultes, & c’eft par-!& Tome VI. Q s8 La NouvEiig qu’il faut tacher de lui former un magalin de conuoiflances qui ferve a fon education durans la jeunefle, & a fa conduite dans tous les terns. Cette methode, il eft vrai, lie forme point de petits prodiges, & ne fait pas briller les gou- vernantes & les precepteurs; mais elle forme des hommes judicieux , robuftes, fains de corps & d’entendement, qui, fans s’etre fait admirer etantjeunes, fe font honorer etant’grands. Ne penfezpas, pourtant, continua Julie, qu’on neglige ici tout-a-fait ces loins dont vous faites un fi grand cas. Une mere un peu vigilan¬ te tient dans fes mains les palfions de fes enfans. 11 y a des moyens pour exciter & nourrir en eux le defir d’apprendre ou de faire telle ou telle chofe > & autant que ces moyens peuvent fe con- cilier avec la plus entiere liberte de l’enfant & n’engendrent en lui nulie femence de vice, je les emploie aifez volontiers, fans m’opiniatrer quand le fucces n’y repond pas j car il aura tou- jours le terns d’apprendre, mais il n’y a pas un moment a perdre pour lui former un bon natu- rel; & M. de Wolmar a une telle idee du pre¬ mier developpement de la raifon , qu’il foutient que quand fon fils ne fauroit rien a douze ans, il n’en feroit pas moins inftruit a quinze; fans compter que rien n’eft moins neceffaire que d’e¬ tre favant, & rien plus que d’etre fage & bon. Vous favez que notre aine lit deja palfable- _ ment. Void comment lui eft venu le gout d'ap- H e' l o ‘I s e. 99 prendre a lire. J’avois deifein de lui dire de terns en terns quelque fable de la Fontaine pour 1’amufer, & j’avois deja commence , quand il me demanda il les corbeaux parloient ? A l’inf- tantje vis la difficulte de lui faire fentir bien nettement la difference de i’apologue ou men- fonge, je me tirai d’affaire cornme je pus, & convaincue que les fables font faites pour les jhommes, mais qu’il faut toujours dire la verite 3 we aux enfans , je fupprirnai la Fontaine. Je lui fubttituai un recueil de petites hiftoires in- tereffantes & inftrudtives, la plupart tirees de la bible ; puis voyant que Fenfant prenoit gout a mes contes , j’imaginai de les lui rendre en¬ core plus utiles, en eifayant d’en compofet jnoi-meme d’aufii amufans qu’il me fut poffible , & les appropriant toujours au befoin du moment. Je les ecrivois a mefure, dans un beau livre orne d’images, que je tenois bien enferme, & dont je lui difois de terns en terns quelques contes, rarement, peu long-terns , & repetant fouvent les metnes avec des commentaires ,, avant de paffer a de nouveaux. Un enfant oifif eft fujet a l’ennui ; les petits contes fervoienfi de reffource; mais quand je le voyois le plus avidement attentif, je me fouvenois quelque- fois d’un ordre a donner, & je le quittois k 1’endroit le plus intereffant en laiffant negli- gemment le livre, Auffi - t6t il alloit prier fa, Bonne ou Fauchofl ou qudqu’un d’aclicyer la G % Icctufe: raais comme il n’a rien a commanded a perfonne & qu’on etoit prevenu , Ton n’o- beilfoit pas toujours. L’un refufoit, 1’autre avoit a faire; l’autre balbutioit lentement & mal, l’au- tre laifloit a moil exemple uti conte a moitie, Quand on le vit bien ennuye de tant de depen- dance , quelqu’un lui fuggera fecretement d’ap- prendre a lire, pour s’en delivrer & feuilleter le livre a Ton aife. II gouta ce projet. II fallut trouver des gens aifez comphifans pour vouloir lui donner leqon; nouvelle difficulte qu’on n’a pouflee qu’auffi loin qu’il falloit. Malgre toutes ces precautions , il s’eft laffe trois ou quatre fois; on l’a lailfe faire. Seulement je me fnis efforcee de rendre les contes encore plus amu- fans, & il eft revenu a la charge avec tant d’ar- .deur que quoiqu’il n’y ait pas ilx mois qu’il a tout de bon commence d’apprendre, il fera bien- tot en etat de lire feul le recueil. C’eft a - peu-pres ainli que je tacherai d’ex'- citer foil zele & fa bonne volonte pour acquerir les connoiffances qui demandent de la fuite & de l’application, & qui peuvent convenor a font age; mais quoiqu’il apprenne a lire, ce n’eft point des livres qu’il tirera ces connoiflances ; car elles tie s’y trouvent point, & la ledture ne convient en aucune maniere aux enfans. Je veux auffi l’habituer de bonne heure a nourrit fa tete d’idees & non de mots; c’eft pourquoi je ne lui feis jamais apprendre par eteur. H e' l • 'i s tl to 1 Jamais? Interrompis-je: C’eft: beaucoup di¬ re ; car encore faut-il bien qu’il fache fon ca- techifme & fes prieres. C’eft ce qui vous trom- pe , reprit-elle. A l’egard de la priere, tous les matins & tous les foirs je fa is la mienne a haute voix dans la chambre de mes enfans, & c’eft aflez pour qu’ils l’apprennent fans qu’on les y oblige: quant au catechifme, ils ne lavent ce que c’eft. Quoi, Julie ! vos enfans n’apprennent pas leur catechifme? Non, mon ami; mes en¬ fans n’apprennent pas leur catechifme. Com¬ ment ! ai-je dit toutetonne, une mere ft pieu- fe!... . je ne vous comprends point. Et pour- quoi vos enfans n’apprennent-ils pas leur cate¬ chifme? Afin qu’ils le croient un jour, dit-elle, j’en veux faire un jour des Chretiens. Ah , j’y fuis, m’ecriai-je ,• vous ne voulez pas que leur foi ne foit qu’en paroles, ni qu’ils fachent feulement leur Religion, mais qu'ils la croient, & vous penfez avec raifon qu’il eft impoffible a l’hom- me de croire ce qu’il n’entend point. Vous etes bien difficile, me dit en fouriant M. de Wolmar ; feriez-vous Chretien, par hafard? Je m’efforce de l’etre, lui dis-je avec fermete. Je crois de la Religion tout ce que j’en puis comprendre , & refpedle le refte fans le rejetter. Julie me fit un figne d’approbation , & nous rs- primes le fujet de notre entretien. Apres etre entree dans d’autres details qui m’ont fait concevoir combien le zele maternei G 3 I os La Notjvell® eft a£tif, infatigable & prevoyant, elle a Coni clu , en obfervant que fa methode fe rappor-» toit exadement aux deux objets qu’elle s’etoit propofes , favoir de laifler developper le naturel des enfans , & de l’etudier. Les miens ne font genes en rien, dit-eile, & ne fauroient abufer de leur liberte; leur caracftere ne peut ni fe depra- ver ni fe contraindre; on lailfe en paix renfor- cer leur corps & germer leur jugement; 1’efclava- ge n’avilit point leur arae, les regards d’autriii* ne font point fermenter leur amour-propre , its ne fe croient ni des hommes puiflans, ni des animaux enchaines , raais des enfans heureux & libres. Pour les garantir des vices qui ne font pas en eux , ils ont, ce femble , un preferva- tif plus fort que des difeours qu’ils n’enten- droient point, ou dont ils feroiene bientot en- nuyes. C’eft l’exemple des mocurs de tout cs qui les environne; ce font les entretiens qu’ils entendent, qui font ici naturels a tout le mon- de & qu’on n’a pas befoin de compofer expres pour eux; c’eft la paix & bunion dont ils font temoins; c’eft l’accord qu’ils voient regner fans celfe & dans la conduite refpedive de tous , & dans la conduite & les difeours de chacun. Nourris encore dans leur premiere fimplici- te, d’ou leur viendroient des vices dont ils n’ont point vu d’exemple, des pafllons qu’ils n’ontnulle occafion de fentir, des prejuges que rien ne leurinfpire? Vous voyez qu’aucune er- B if i • i » r i©3 feur tie les gagne , qu’aucun mauvais penchant ne fe montre en eux. Leur ignorance n’eft point entetee, leurs defirs ne font point obfti- nes •> les inclinations au nial font prevenues, la nature eft juftifiee, & tout me prouve que les defauts dont nous l’accufons ne font point fon ouvrage mais le notre. C’eft ainii que livres au penchant de leur. cceur, fans que rien le deguife ou l’altere, nos enfans ne recoivent point une forme exterieure & artificielle, mais confervent exadtement celle de leur cara&ere originel : c’eft ainfi que ce caradere fe developpe journeilement a nos yeux fans referve , & que nous pouvons etudier les mouvemens de la nature jufques dans leurs prin- cipes les plus fecrets. Surs de n’etre jamais ni grondes ni punis, ils ne iavent ni mentir, ni fe cacher, & dans tout ce qu’ils difent foit en- tr’eux foit a nous, ils lailfent voir fans con- trainte tout ce qu’ils ont au fond de l’ame. Li- bres de babiller entr’eux toute la journee, ils ne fongent pas meme a fe gener un moment devant moi. Je ne les reprends jamais , ni ne les fais taire, ni ne feins de les ecouter, & ils diroient les chofes du monde les plus blamables que je ne ferois pas femblant d’en rien favoir; mais en effet, je les ecoute avec la plus gran¬ de attention Ians qu’ils s’en doutent; je tiens un regiftre exadl de ce qu’ils font & de ce qu’ils difent 5 ce font les produdions naturelles du G 4 J04 t A N O U V E L L S fonds qu’il faut cultiver. Un propos vicieuj? dans leur bouche eft une herbe etrangere dont le vent apporta la graine; fi je la coupe par une reprimande, bientot elle repouflera: au lieu de eela j’en cherche en fecret la racine, & j’ai foin de l’arracher. Je ne fuis , m’a-t-elle dit en riant, que la fervante du Jardinier; je farcle le jardin , j’en 6te la mauvaife herbe, c’eft a lui de cultiver la bonne. Convenons auffi qu’avec toute la peine que j’aurois pu prendre, il falloit etre auffi bien fe- condee pour efperer de reuffir, & que le fuc- ces de mes foins dependoit d’un concours de circonftances qui ne s’eft peut-etre jamais trouve qu’ici. 11 falloit les lumieres d’un pere eclaire 3 pour demeler a travers les prejuges etablisle ve¬ ritable art de gouverner les enfans des leur naif- fance; ii falloit toute fa patience pour fe preter a Fexecution, fans jamais dementir fes leqons par fa conduite j il falloit des enfans bien nes en qui la nature eut alfez fait pour qu’on put aimer fon feul ouvrage; il falloit n’avoir autour de foi que des domeftiques intelligens & bien intentionnes, qui ne fe laflaffent point d’entrer dans les Vues des maitres; un feul valet brutal ou flatteur eut fuffi pour tout gater. En verite, quand on fonge combien de caufes etrangeres peuvent nuire aux meilleurs delfeins & renver- fer les projets les mieux concertes, on doit re- mereier la fortune de tout ce qu’on fait de bien H E f L 0 X S Ei tQf 0ans la vie, & dire que la fagefle depend beau- coup du bonheur. Dites, me fuis-je eerie, que le bonheur de¬ pend encore plus de la fagefle! Ne voyez-vous pas que ce concours dont vous vous felicitez eft votre ouvrage, & que tout ce qui vous ap- proche eft contraint de vous reflembler ? Me¬ res de famille ! Quand vous vous plaignez de n’etre pas fecondees , que vous connoiflez mal votre pouvoir ! foyez tout ce que vous devez etre, vous furmonterez tous les obftacles; vous forcerez chacun de remplir fes devoirs ft vous rempliffez bien tous les votres. Vos droits ne font-ils pas ceux de la nature ? Malgre les ma- ximes du vice , ils feront toujours cbers au coeur hurnain. Ah veuillez etre femmes & meres, & le plus doux empire qui foit fur la terre fera aufli le plus relpede ! En achevant cette converfation, Julie a re-’ marque que tout prenoit une nouvelle facilite depuis l’arrivee d’Henriette. II eft certain, dit- elle, que j’aurois befoin de beaucoup moins de foins & d’adrefle, ft je voulois introduire l’e- mulation entre les deux freres ; mais ce moyen me paroit trop dangerenx; j’aime mieux avoir plus de peine & ne rien rifquer. Henriette fup- plee a cela; comme elle eft d’un autre fexe, leur ainee, qu’ils l’aiment tous deux a la folie & qu’elle a du fens au-defliis de fon age, j’en fais en quelque forte leur premiere gouvernante. G 1 jo6 La N o t v m b & avec d’autant plus de fucces que fes lecons leur font moins fufpe&es. Quant a elle, {on education me regarde ; mais les principes en font fi differens qu’ils me¬ rited un entretien a part. Au moins puis - je bien dire d’avance qu’il fera difficile d’ajouter en elle aux dons de la nature, & qu’elle vau- dra fa mere elle-meme, fi quelqu’un au monde la peut valoir. Milord, on vous attend de jour en jour, & ce devroit etre ici ma derniere Lettre. Mais je comprends ce qui prolonge votre fejour a l’armee, & j’en fremis. Julie n’en eft pas moins inquiete; elle vous prie de nous donner plus fouvent de vos nouvelles, & vous conjure de fonger en expofant votre perfonne , combien vous prodiguez le repos de vos amis. Pour moi, je n’ai rien a vous dire. Faites votre de¬ voir ; un confeil timide ne peut non plus for- tir de mon cocur qu’approcher du votre. Cher Bomfton, je le fais trop j la feule mort digne de ta vie feroit de verfer ton fang pour la gloire de ton pays; mais ne dois-tu nulle compte de tes jours a celui qui n’a conferve les fiens que pour toi? He' e o *i s -Ei 107 L E T T R E IV. Be Milord Edouard. ^ £ vois par vos deux dernieres lettres qu’il m’en manque une anterieure a ces deux-la, ap- paremment la premiere que vous m’ayiez ecrite a l’armee, & dans laquelle etoit l’explicatioti des chagrins fecrets de Madame de Wolmar. Je n’ai point requ cette Lettre , & je conjecture qu’elle pouvoit etre dans la malle d’un Courier qui nous a ete enleve. Repetez-moi done, mon ami, ce qu’elle contenoit •, ma raifon s’y perd & mon coeur s’en inquiete: Car encore une fois, fi le bonheur & la paix ne font pas dans fame de Julie, oil fera leur afyle ici-bas ? Ralfurez-Ia fur les rifques auxquels die me croit expofe; nous avons a faire a un ennemi trop habile pour nous en laifler courir. Avec une poignee de monde , il rend toutes nos for¬ ces inutiles , & nous ote par tout les moyens de i’attaquer. Cependant, cornme nous fommes confians, irous pourrions bien lever des diffi- cultes infurmontables pour de meilleurs Gene- raux & forcer a la fin les Franqois de nous bat- tre. J’augure que nous paierons chers nos pre¬ miers fucces, Si que la bataille gagnee a Det- tingue nous en fera perdre une en Flandres. Nous avons en tele un grand Capitaine; ce La Nortel h’eft pas tout; il a la confiance de fes troupes* & le foldat francois qui compte fur fon General eft invincible. Au contraire, on en a ft bon marche quand il eft commande par des Courti- fans qu’ii meprife, & cela arrive ft fouvent , qu’il ne faut qu’attendre les intrigues de Cour & l’occafion, pour vaincre a coup fur la plus brave nation du continent. Ils le favent fort bien eux-memes. Milord Madboroug voyant la bonne mine & 1’air guerrier d’un fold at pris a Bleinheim. ( 'n ) , lui dit; s’il y eut eu cinquante mille hommes comme toi a l’Armee Francoife , elle ne fe f£it pas ainfi laiflee battre. Eh mor- bleu! repartit le grenadier, nous avions affez d’hommes comme moi; il ne nous en manquoit qu’un comme vous. Or cet homme comme lui commande a prefent 1’armee de France & man¬ que a la notre; mais nous ne fongeons guere a cela. Quoi qu’ii en foit, je veux voir les manoeu¬ vres du refte de cette campagne, & j’ai refolu de refter a 1’armee jufqu’a ce qu’elle entre en quartiers. Nous gagnerons tous k ce delai. La faifon etant trop avancee pour traverfer les monts, nous palferons i’hiver ou vous etes, & n’irons en Italie qu’au commencement du Prin- tems. Dites a M. & Made, de ’Wolinar que je fais ce nouvel arrangement pour jouir a mon (n) C’eft le nom que les Anglois donnent a la bataillc d’Hochftet. H e' l 6 i s e'. xo$f aife du touchant fpe&acle que vous decrivez f3 bien, & pour voir Made. d’Orbe etablie avee eux. Continuez , mon cher, a m’ecrire avec le meme foin, & vous me ferez plus de plaifir que jamais : Mon equipage a ete pris, & j§ fuis fans livres > mais je lis vos lettres. I E T T R E ¥. A Milord Edouard. "^j^Uelle joie vous me donnez en m’annon- cauL que nous paflerons l’hiver a Clarens ! mais que vous me la faites payer cher en prolongeant votre fejour a l’armee! Ce qui me deplait fur- tout, c’ell de voir clairement qu’avant notre reparation le parti de faire la campagne etoit deja pris, & que vous ne m’en voulutes rien di¬ re. Milord, je fens la raifon de ce myftere & ne puis vous en favoir bon gre. Me mepriferiez- vous aflez pour croire qu’il me fut bon de vous furvivre , ou m’avez - vous connu des attache- mens ft bas que je les prefere a 1’honneur de mourir avec mon ami? Si je ne meritois pas de vous fuivre , il falloit me laifler a Londres, vous jn’auriez moins offenfe que de m’envoyer ici. II eft dair par la derniere de vos lettres qu’en eifet une des miennes s’eft perdue, & cette perte a du vous rendre les deux lettres fuivantes fort obfcures a bien des egards mais jj© La Nouvelle les eclaircHfcmens neceffaires pour les bien en~ tendre viendront a loiiir. Ce qui prelfe le plus a prefent eft de vous tirer de l’inquietude ou vous etes fur le chagrin fecret de Madame de .Wolmar. Je ne vous redirai point la fuite de la con- verfation que j’eus avec elle apres le depart de foil niari. II s’eft palfe depuis bien des chofes qui m’en out fait oublier une partie, & nous la reprimes tant de fois durant fon abfence que je m’en tiens au fommaire pour epargner des repetitions. Elle m’apprit done que ce merae Epoux qui faifoit tout pour la rendre heureufe etoit l’uni- que auteur de toute fa peine , & que plus leur attachement mutuel etoit fincere, plus il lui donnoit a foulfrir. Le diriez - vous , Milord ? Cet homme ft fa ge, ft raifonnable , ft loin de toute efpece de vice, ft peu foumis aux paflions humaines, ne croit rien de ce qui donne un prix aux vertus , &, dans I’innocence d’une vie irreprochable, il porte au fond de fon cocas: l’affreufe paix des mechans. La reflexion qui nait de ce contrafte augmente ia douleur de Ju¬ lie, & il femble qu’elle lui pardonneroit plutot de meconnoitre 1’A.uteur de fon etre, s’il avoifc plus de motifs pour le craindre ou plus d’orgueil pour le braver. Qu’un coupable appaife fa con- feience aux depens de fa raifon , que Phonneur is penfer autrement que le vulgaire anime celui H E* L O ‘i S -1. IH qai dogmatife, cette erreur au moins fe concoit; mais, pourfuit - elle en foupirant, pour un fi, honnete homme & li peu vain de fon favoir, c’etoit bien la peine d’etre incredule ! 11 faut etre inftruit du caradere des deux epoux, il faut les imaginer concentres dans le fein de leur famille, & fe tenant 1’un a l’autre lieu du refte de Tu-nivers ; il faut connoltre Tu¬ rnon qui regne entre eux dans tout le refte , pour concevoic combien leur different fur ce feul point eft capable d’en troubler les charmes. M. de Wolmar , eleve dans le rite grec , n’etoit pas fait pour fupporter Tabfurdite d’un culte auifi ridicule. Sa raifon trop fuperieure a’ Tim- becille joug qu’on lui vouloit impofer le fecoua bientot avec mepris , & rejettant a la fois tout ce qui lui venoit d’une autorite fi fiifpede, for¬ ce d’etre impie il fe fit athee. Dans la fuite ayant toujours vecu dans ces pays catholiques il n’apprit pas a concevoir une meilleure opinion de la Foi Chretienne par cells qu’on y profelfe. Il n’y vit d’autre religion que Tinteret de fes miniftres. Il vit que tout y con- fiftoit encore en vaines fimagrees , platrees un peu plus fubtilement par des mots qui ne figni- fioient rien, il s’apperqut que tous les lyonmtes gens y etoient unanimement de fon avis & ne s’en cachoient guere, que le clerge merne, un peu plus diferettement, fe moquoit en fecret de ce qu’il enfeignoit en public, & il m’a protefte 112 Li N o it? v £ t l £ fouvent qu’apres bien du terns & des reefer* ches , il n’avoit trouve de fa vie que trois Pre- tres qui cruifent en Dieu (o). En voulant s’eclair- cir de bonne foi fur ces matieres, il s’etoit err- fonce dans les tenebres de la metaphyfique ou Phomme n’a d’autres guides que les fyftemes qu’il y porte, & ne voyant par-tout que doutes & contradictions, quand enfin il eft venu parmi des Chretiens il y eft venu trop tard, fa foi s’e¬ toit deja ferraee a la verite , fa raifon n’etoit plus acceflible a la certitude ; tout ce qu’on lux prou- voit detruifant plus un fentiment qu’il n’en eta- blilfoit un autre, il a fini par combattre egals- ment les dograes de toute efpece, & n’a celfe d’e¬ tre athee que pour devenir fceptique. Voila le mari que le Ciel deftinoit a cette Julie en qui vous connoilfez une foi fi fimple & une piete il douce: mais il faut avoir vecu auffi familierement avec elle que fa coufine & moi, pour favoir combien cette arne tendre eft naturellement portee a la devotion. On diroit que (o) A Dieu ne plaife que je veuille approuver ces af- fertions dures & temeraires; j’affirme leulement qu’ily a des gens qui les font & dont la conduite du clerge de tous les pays & de toutes les feftes n’autorife que trop fouvent l’indifcretion. Mais loin que mon deffein dans cette note foit de me mettre lachement a convert, void bien nettement mon propre fentiment fur ce point. C’eft que nul vrai croyant ne fauroit §ire intolerant ni perfe- cuteur. Si j’etois magiftrat, & que la loi portae peine de mort contre les athecs, je commenceroispar faire bruler somme tel quiconque en viendrait denoncer un autre. H e' i Q > S £.’ 113 ijue rien de terreftre ne pouvant fuffite au befoin d’aimer dont elle eft devoree, cet exces de fen- ftbilite foit force deremonter a fa fource. Ce n’eft point , comme Ste. Therefe , un coeur amoureux qui fe donne le change & veut fe tromper d’ob- jet j c’eft un cceur vraiment intariffable que l’araour ni l’amitie n’ont pu epuifer, & qui ports fes affedions furabondantes au feul Etre digne de les ab/orber (p). L’amour de Dieu ne la detache point des creatures ; il ne lui donne ni durete ni aigreur. Tous ces attachemens produits par la meme caufe, en s’animant l’un par l’autre en deviennent plus charmans &plus doux, & pour moi je crois qu’elle feroit moins devote , ft elle aimoit moins tendrement fon pere , fon mari, fesenfans, la coufine, & moi-nreme. Ce qu’ilyade ftngulier, c’eft que plus elle i’eft, moins elle croit 1’etre , Jk qu’elle fe plaint de fentir en elle-meme. une ame aride qui ne fait point aimer Dieu. On a beau faire , dit - elle fouvent, le coeur ne s’attache que par Ten- tremife des fens ou de l’imagination qui les re- prefente, & le moyen de voir ou d’imaginer I’immenfite du grand Etre (q) ! Quand je veux (p) Comment Dieu n’aura done que les relies des sreatures ! Au conttaire, ce que les creatures peuvent occuper du coeur humain eft ft peu de chole , que quand on croit Pavoir rempli d’elles , il eft encore vuiue. IJ faut un objet infini pour le remplir. (q Il eft certain qu’il font fe fatiguer l’ame pour fi- lever aux fublinjes idees de Is divinite; un suite pijjp Tome VJ, U JI4 l> A N o V r £ L L I m’elever a lui , je ne fais ou je fuis; n’apper- cevant aucun rapport entre lui & moi, je ne fais par ou l’atteindre, je ne vois ni ne fens plus rien , je me trouve dans une efpece d’a- neantiffement, & fi j’ofois juger d’autrui par moi-meme, je craindrois que les extafes des myftiques ne vinflent moins d’un coeur plein que d’un cerveau vuide. Que faire done, continue-1-elle, pour me derober auxphanJdmes d’une raifon qufs’egare? Je fubftitue un cults grollxer mais a maportee a ces fublimes contemplations qui paflent mes facultes. Je rabaifle a regret la majefte divine > j’interpofe entr’elle & moi des objets fenfibles j ne la pouvant contempler dal.'s fon elfence , je la contemple au moins dans fes oeuvres, je l’ai- me dans fes bienfaitsj mais de qut'lque maniere que je m’y prenne , au lieu de l ijmour pur QU’elJe exige, je n’ai qu’une rcconnoiifance in- tereflee a lui prefenter. C’eft ainfi que tout devient fentiment dans uri coeur fenfible. Julie ne trouve dans l’univers entier que fujets d’attendrilTement & de grati- fenlible repofe l’efprit du peuple. II aime qu’on lui offre des objets de piete qui le difpenfent de penfer a Dieu. Sur ces maximes les catholiqnes ont-ilsmal fait de rem- plir leurs Legendes, leurs Calendriers , leurs Jiglifes, de petits Anges •> de beaux gbrqons , & de jolies Sain- tes ? L’enfant Jefus entre les bras d’une mere charmante & modefte, eft en meme tenls un des plus touchans & des plus agreables l'pectacles que la devotion Chretienne. ptufl'e Ctfrir aux yeux des ftdeles. H E r L O i 8 £. Ilf 'tude. Par - tout elle apperqoit la bienfaifante main de la providence j fes enfans font le clnr dep6t qu’elle en a requ } elle recueille fes dons dans les productions de la terre $ elle voit fa table couverte par fes foins > elle s’endort fous fa protection j ion paifible reveil lui vient d’el- le j elle fent fes leqons dans les difgraces, & fes faveurs dans les plailirs j les biens done jouit tout ce qui lui eft cher font autant de tiouveaux fujecs d’hommages; li le Dieu de l’u- nivers echappe a fes foibles yeux, elle voit par- tout le pere comraun des hommes. Honorer ainli fes bienfaits fupremes, n’eft - ce pas fervir autant qu’on peut l’Etre infini ? Concevez, Milord, quel tourment e’eft de vivre dans la retraite avec celui qui partage notre exiftence, & ne peut partager 1’efpoir qui nous la rend chere J De ne pouvoir avec lui ni benir les oeuvres de Dieu, ni parler ie l’heureux avenir que nous promet fa bonte ! de le voir infenfible en faifant le bien a tout ce qui le rend agreable a faire, & par la plus bi¬ zarre inconfequence penfer en impie & vivre en Chretien! Imaginez Julie a la promenade avec fon mari j Pune admirant dans la riche & bri'lante parure que la terre etale l’ouvrage & les dons de l’Auteur de l’univers j l’autre ne voyant en tout cela qu’une combinaifon for* tuite ou rien n’eft li£ que par une force aveugle i Imaginez deux epoux lincerement Hz iff La N o u v e r l t unis , n’ofant de peur de s’importuner mutlield lenient fe livrer, l’un aux reflexions 1’autre aux lentimens que leur infpirent les objets qui les entourent , & tirer de leur attachement meme le devoir de fe contraindre incefTamment. Nous ne nous promenons prefque jamais Julie & mol * que quelque rue frappante & pittorefque ne lui rappelle ces idees douloureufes. Helas ! dit - elle avec attendriflement, le lpedacle de la na¬ ture , II vivant, Ci anime pour nous , eft mort aux yeux de 1’infortune Wolmar, & dans cet- te grande harmonie des etres, ou tout parle de Dieu d’une voix li douce , il n’apperc.oit qu’un filence eternel. Yous qui connoiflez Julie, vous qui favez eombien cette atne communicative aime a fe repandre , concevez ce qu’elte fouffiiroit de ces referves , quand elles n’auroient d’autre incon¬ venient qu’un,fi trifle partage entre ceux a qui tout doit etre commun. Mais des idees plus fu- neftes s’elevent tnalgre qu’elle en ait a la fuite de celle-la. Elle a beau vouloir rejetter ces ter- reurs involontaires, elles reviennent la troubler a chaque inftant. Quelle horreur pour une ten- dre epoufe d’imaginer 1’Etre fupreme vengeur de fa divinite meconnue , de fonger que le bon- heur de celui qui fait le fieti doit finir avec fa vie , Sc de ne voir qu’un reprouve dans le pere de fes cnfans ! A cette affreufe image, toute fa douceur la garantit a peine du defefpoir, & H e' E o i i i\ Jiff fa Religion , qui lui rend amere fincredulite de fon raari, lui donne feule la force de la fuppor- ter. Si le Ciel, dit - elle fouvent, me refufe la converfion de cet honnfete homme , je n’ai plus qu’une grace a lui demander, c’eft de mou- rir la premiere. Telle eft, Mil ord , la trop jufte caufe de fes chagrins fecrets; telle eft la peine interieure qui femble charger fa confcience de l’endurciife- ment d’autrui, & lie lui devient que plus cru elle par le foin qu’elle prend de la diflimu- ler. L’atheifme qui marche a vifage dccouvert chez les papiftes, eft oblige de fe cacher dans tout pays ou la raifon permettant de croire en Dieu, la feule excufe des incredules leur eft otee. Ce Syfteme eftnaturellement defolant; s'il trouve des partifans chez les g rands & les ri¬ ches qu’il favorife, il eft par - tout enhorreur au peuple opprime & miferable , qui voyant delivrer fes tyrans du feul frein propre a les contenir, fe voit enoore enlever dans l’efpoir d’une autre vie la feule confolation qu’on lui laiffe en celle - ci. Madame de Wolmar fentant done le mauvais effet que feroit ici le pyrrho- nifme de fon mari, & voulant fur - tout garan- tir fes enfans d’un 11 dangereux exemple, n’a pas eu de peine a engager au fecret un homme ilncere & vrai, mais diferet , limple , fans va- nite , & fort eloigne de vouloir oter aux autres un bien dont il eft facile d’etre prive lui - meme, H 3 ng t. a Nobuue II ne dogmatife jamaiy, il vient au temple avee nous, il fe conforme aux ufages etablis; fans profeifer de bouche une foi qu’il n’a pas, il evite le fqandale, & fait fur le culte regie par les loix tout ce que l’Etat peut exiger d’un Citoyen. Depuis pres de huit ans qu’ils font unis, la feule Made. d’Orbe eft du fecret parce qu’on le lui a confie. Au furplus , les apparences font fi bien fauvees, & avec fi peu d’affedlation , qu’au bout de fix femaines palfees enfemble dans la plus grande intimite, je n’avois pas memo conqu le moindre foupqon, & n’aurois peut fctre jamais penetre la verite fur ce point, fi Ju¬ lie elle-meme ne me l’eut apprife. Plufieurs motifs Font determinee a cette con¬ fidence. Premierement quelle referve eft compa¬ tible avec l’amitie qui regne entre nous? N’eft- ce pas aggraver fes chagrins a pure perte que s’oter la douceur de les partager avec un ami? De plus, elle n’a pas voulu que ma prefence fut plus long - terns un obftacle aux entretiens qu’ils ont fouvent enfemble fur un fujet qui lui tient fi fort au coeur. Enfin , fac’nant que vous deviez bient6t venir nousjoindre, elle a defire, du confentement de fon mari, que vous fuf- fiez d’avance inftruit de fes fentimens ; car elle attend de votre fageffe un fupplement a nos vains efforts, & des elfets dignes de vous. Le tems gu’elie choifit pour me confer fa Hr' Xr o 'i s «i ir^ peine m’a fait foupqonner une autre raifon dont elle n’a eu garde de me parler. Son mari nous quittoit; nous reftions feuls ; nos cceurs s’e- toient aimes; ils s’en fouvenoient encore; s’ils s’etoient un inftant oublies tout nous livroit i l’opprobre. Je voyois clairement qu’elle avoit eraint ce tete - a - tete & tache de s’en garantir, & la fcenc de Meillerie m’a trop appris que ce- lui des deux qui fe defioit le moins de lui-menie dev ok feul s’en defier. Dans l’injufte crainte que lui infpiroit fa ti- midite naturelle, elle n’imagina point de pre¬ caution plus fiire que de fe donner incelfamment un temoin qu’il fallut refpedter , d’appeller en tiers le juge integre & redoutable qui voit les adlions fecretes & fait lire au fond des coeurs. EUe s’environnoit de la majefle fupreme; je voyois Dieu fans cede entre elle & moi. Quel coupable defir eut pu franchir une telle lau- ve-garde ? Mon coeur s’epuroit au feu de fon zele, & je partageois fa vertu. Ces graves entretiens remplirent prefque tous nos tete-a - tete durant l’abfence de fon mari, & depuis fon retour nous les reprenons frequem- ment en fa prefence. II s’y pr&te comme s’il etoit queftion d’un autre , & fans meprifer nos foins, il nous donne fouvent de bons confeils fur la maniere dont nous devons raifonner avee lui, C’efi cela-meme qui me fait defelperer du iuccesi car s’il avoit moins de bonne-foi, Ton H 4 . 120 t A N 6 ? Y Kt IE pourroit attaquer le vice de l’ame qui noum2 roit fon incredulite , mais s’il n’eft queftion que.de convaincre, ou chercherons-nous des lu- mieres qu’il n’ait point eues & des raifons qui lui aient echappe ? Quand j’ai voulu difputer avec lui, j’ai vu que tout ce que je pouvois employer d’argumens avoit ete deja vainement epuife par Julie, & que ma fecherefle etoit bien loin de cette eloquence du coeur & de cettedou- ce perfuafion qui coule de ia bouche. Milord > nous ne ramenerons jamais cet homme ; il eft trop froid & n’eft point mechant; il ne s’agit pas de le toucher ; la preuve interieure ou de fentiment lui manque, & celle - la feule peut rendre invincibles toutes les autres. Quelque foin que prenne fa femme de lui deguifer fa triftefle , il la lent & la partage: ce n’eft pas un ceil aufli clair-voyant qu’on abu- fe. Ce chagrin devore ne lui en eft que plus fenfible. Il m’a dit avoir ete tente plufieurs fois de ceder en apparence, & de feindre pour la tranquillifer des fentimens qu’il n’avoit pas; mais une telle baffefle d’ame eft trop loin de lui. Sans en impofer a Julie, cette diflimulation n’eut ete qu’un nouveau tourment pour elle. La bonne-foi, lafranchife, l’union des coeurs qui confole de tant de maux fe fut eelipfee en- tr’eux. Etoit - ce en fe faifant moins eftimer de fa femme qu’il pouvoit la ralfurer fur fes crain- tes '( Au lieu d’ufer de deguifement- avec elle, H E* X. 0 1 S Ei lif j ! lui dit fincerement ce qu’il penfe; mais il le dit (Tun ton fi fimple, avec fi peu de mepris des opinions vulgaires, fi peu de cette irotftqtie fierte des efprits-forts, que ces triftes aveus donnent bien plus d’affli&ion que de colere a Julie, & que, ne pouvant tranfinettre a fon tnari fes fentimens & fes efperances, elle en cherche avec plus de foin a raflembler autour de lui ces douceurs paflageres auxquelles il bor¬ ne la felicite. Ah ! dit-elle avec douleur, fi Tin- fortune fait fon paradis en ee monde, ren- dons - le lui du moins auffi doux qu’il eft poC- Cable (r) ! Le voile de triftefle dont cette oppofition de fentimens couvre leur union, prouve mieux que toute autre chofe 1’invineible afcendant de Julie par les confolations dont cette triftelfe eft melee, & qu’elle feule au monde etoit peut-etre capable d y joindre. Tous leurs d^meles, toutes leurs difputes fur ce point important, loin de fe tourner en aigreur , en mepris , en querelles, finiffent toujours par quelque fcene attendrif. fante , qui ne fait que les rendre plus chers i’un a l’autre. (r) Combien ce fentiment plein d’humanite n’eft - il pas plus naturel que le zele affreux des perfecuteurs, toujours occupes a tourmenter les incredules, comme pour les damner des cette vie , & fe faire les precurfeurs des demons ? Je ne celferai jamais de le redire ; c’eft que ces perfecuteurs-la ne font point des croyans; ce font des fourbes. H f 'lit La N o tr y e z. r, fc Hier Pentretien s’etant fixe fur ce texte qui i'evient fouvent quand nous ne fommes que nous trois , nous tombames fur l’origine du mal, & j<5 m’efforqois de montrer que non feulement il n’y avoit point de mal abfolu & general dans le fyfteme des etres, mais que meme les maux particuliers etoient beaucoup moindres qu’ils ne le femblent au premier coup d’oeil, & qu’a tout pL'endre ils etoient furpafles de beaucoup par le?s biens particuliers & individuels. Je citois a M. de Wolmar fon propre exemple, & pene- tre du bonheur de fa fituation, je la peignois avec des traits ft vrais qu’il en parut emu lui- tneme. Voila, dit - il en m’interrompant, les fe- du&ions de Julie. Elle met toujours lefentiment a la place des raifons, & le rend ft touchant qju’il faut toujours PembralTer pour toute reponfe: feroit- ce point de fon maitre de philofophie, ajouta-t-il ert riant, qu’elle auroit appris cette maniere d’argumenter ? Deux mois plutot, la plaifanterie m’eut de- concerte cruellement, mais le terns de l’embar- r.as eft palfe ; je n’en fis que rire a mon tour, &: quoique Julie eut un peu rougi, elle ne pa- rut pas plus embarraifee que moi. Nous conti- n uames. Sans difputer fur la quantite du mal , "Wolmar fe contentoit de i'aveu qu’il fallut bien faire que, peu ou beaucoup , enfin is mal exi fie ; & de cette feule exiftence il deduifoit un de- faut de puiflance , d’intelligence ou de bonte dans H e' l O i S E. 123 la premiere caufe. Moi de mon c6tc je tachois de montrer l’origiae du mal phyfique dans la nature de la matiere , & du mal moral dans la liberte de l’homme. Je lui foutenois que Dieu pouvoit tout faire , hors de creer d’autres fubf- tances aufli parfaites que la fienne & qui ne laiffaflent aucune prife au mal. Nous etions dans la chaleur de la dilpute quand je m’apperqus que Julie avoit difparu. Devinez ou elle eft, me dit fon mari voyant que je la cherchois des yeux? Mais, di’s-je, elle eft alle donner quel- que ordre dans le menage. Non , dit - il, elle n’auroit point pris pour d’autres affaires le terns de celle- ci. Tout fe fait fans qu’elle me quitte , .& je ne la vois jamais rien faire. Elle eft done dans la chambre des enfans ? Tout auffi peu; fes enfans ne lui font pas plus chers que mon fa'ut. He bien, repris-je, ce qu’elle fait, je n’en lais rien ; mais je fuis tres - fur qu’elle ne s’occupe qu’a des Coins utiles. Encore moins, dit - il froidement ; venez , venez ; vous verrez fi j’ai bien devine. 11 fe mit It marcher doucement ; je le fuivis fur la pointe du pied. Nous arrivames a la por- te du cabinet; elle etoit fermee. Il l’ouvrit brufqucmcnt. Milord, quel fpedtacle ! Je vis Julie a genoux, les mains jointes, & toute en larmes. Elle fe leve avec precipitation, s’efliiyant Jesyeux, fe cachant le vifage, & cherchant a g’gchapper; on ne vit jamais une home pareilie. **f? 1 A No VVBLLB Son mari ne lui laifla pas le terns de fuir. A courut a elle dans une efpece de tranfport. Che- re epoufe ! lui dit - il en Pembraflantj l’ardeur meme de tes voeux trahit ta caufe. Que leur inanque-t-il pour etre efficaces ? Va, s’ils etoient entendus, ils feroient bientot exauces. Ils le fe- ront, lui dit-elle d’un ton ferme & perfuadej j’en ignore Pheure & Poccafion. PuilFai-je l’ache- ter aux depens de ma vie ! won dernier jour feroit le mieux employe. Venez , Milord, quittez vos malheureux com¬ bats , venez remplir un devoir plus noble. Le Page prefere-t-il l’honneur de tuer des hommes aux foins qui peuvent en fauver un (s ) ? L E T T R E VL A Milord Edouard. ! meme apres la reparation de l’armee, encore un voyage a Paris! Oubliez - vous done tout-a-fait Clarens , & celle qui l’habite ? Nous etes-vous moins cher qu’a Milord Hyde ? Etes- vous plus neceflaire a cet ami qu’a ceux qui vous attendent ici ? Vous nous forcez a faire des veeux oppofes aux votres, & vous me fai- tes fouhaiter d’avoir du credit a la Cour de (s) II y avoit ici une grande Lettre de Milord Edouard a Julie. Dans la fuite il fera parle de cette Lettre ; mais p®ur de bonnes raifons j’ai ete force de la fupprimer. H e' l o ‘i s e: 12^ France pour vous empecher d’obtenir les paffe-l ports que vous en attendez. Contentez-vous, toutefois : allez voir votre digne compatriote. Malgre lui , malgre vous, nous ferons venges de cette preference, & quelque plaifir que vous goutiez a vivre avec lui, je fais que quani vous ferez avec nous vous regretterez le terns que vous ne nous aurez pas donne. En recevant votre lettre j’avois d’abord foup- conne qu’une commiffion fecrete... quel plus digne mediateur de paix ? .... rnais les Rois donnent-ils leur confeance a des hommes ver- tueux ? Ofent-ils ecouter la verite ? favent-ils metne honorer le vrai merite ?. Non, non, cber Edouard, vous n’etes pas fait pour le miniftere, & je penfe trop bien de vous pout croire que fi vous n’etiez pas ne Pair d’Angle- terre, vous le fufiiez jamais devenu. Viens, Ami , tu feras mieux a Clarens qu’a la Cour. O quel hiver nous allons pafler tous enfemble, fi l’efpoir de notre reunion ne m’a- bufe pas! Chaque jour la prepare en ramenant ici quelqu’une de ces ames privileges qui font fi cheres l’une a l’autre, qui font fi dignes de s’aimer, & qui femblent n’attendre que vous pour fe pafler du refte de l’univers. En appre- nant quel heureux hafard a fait pafler ici la par- tie adverfe du Baron d’Etange, vous avez pre- tvu tout ce qui devoit arriver de cette ren-; 1 225 La Nouveui contre (t) & ce qui eft arrive reellement. Ce vieuz plaideur, quoiqu’inflexible & entier prefque autant que fon adverfaire , n’a pu refifter a 1’af- cei|dant qui nous a tous fubjugucs. Apres avoir vu Julie, apres l’avoir entcndue, apres avoir converfe avec elle, il a eu honte de piaider contre fon pere. II eft parti pour Berne ft biers difpofe, & l’accommodement eft a&uellement en ft bon train, que fur la derniere lettre du Ba¬ ron nous 1’attendons.de retour dans peu de jours. Voila ce que vous aurez deja fu par M. de Wolmar. Mais ce que probablement vous ne favez point encore, c’eft que Madame d’Orbe ayant enfm termine fes affaires eft ici depuis Jeu- di , & n’aura plus d’autre demeure que ceile de fon amie. Comme j’etois prevenu du jour de fon arrivee, j’allai au devant d ’elle a Jinfqu de Madame de Wolmar qu’clle vouloit furprendre,' & l’ayant rencontree au dec-a de Lutri , je re- Vins fur mes pas avec elle. Je la trouvai plus vive & plus cbarmante que jamais, mais inegale, diftraite , ffecoutant point, repondant encore moms, parlant fans fuite & par faillies , enfin livree a cette inquie¬ tude dont on ne peut fe defendre fur le point d’obtenir ce qu’on a fortement defire. On eut _ (t) On voit qu’il manque icl plufienrs lettres internie- diaires , ainfi qu’en beancoup d’autres endroits. Le lec- teur dira qu’on fe tire fort commodcment d’affaire avec de pareilks cmiffiens, & jefuis tout-a-fait de fon avis, H '■£ © i S 127 dit a chaque inftant qu’elle trembloit de retour- ner en arriere. Ce depart, quoique long - terns differe , s’etoit fait li a la hate que la t ete en tournoit a la maitrelfe & aux domeftiques. 11 regnoit uri defordre rifible dans le menu bagape qu’on amenoit. A mefure que la femme-de-chan v bre craignoit devoir oublie quelque chof:, Claire afluroit toujours l’avoir fait mettredans le coifre du CarrolTe , & le plaifant quand on f legaida, fut qu’il ne s’y trouva rien du tout. Comme elle ne vouloit pas que Julie entem- dit fa voiture, elle defcendit dans l’avenui :, traverfa la cour en courant comme une foils, & monta fi precipitamment qu’il fallut refpir er apres la premiere rampe avant d’achever t le monter. M. de Wolmar vint au devant d’ell e » elle ne put lui dire un feul mot. En ouvrant la porte de la chambre, je vis Julie aifife vers la fenetre & tenant fur fes g e- noux la petite Henriette, comme elle faifo it fouvent. Claire avoit medite un beau difcours a fa maniere mele de fentiment & de gaiete; mais en mettant le pied fur le feuil de la porte, le difcours , la gaiete , tout fut oublie ; elle vole a fon amie en s’ecriantavec un emportement im- poffible a peindre; Couilne, toujours, pour toujours, jufqu’a la mort! Henriette apperce- vant fa mere faute & court au devant d’elle en Criant aufli; Martian ! maman ! de toute fa for-; «e, & la rencontre £ rudement que la pauvr^ x 28 La N o v f-E ui petite tomba du coup. Cette fubite apparition cette chute, la joie, le trouble faifirent Julie a tel point, que s’etant levee en etendant les bras avec un eri tres-aigu, elle fe laiiia retom- ber & fe trouva mal. Claire voulant relever fa fille , voit pilir fon amie, elle hifite, elle ne fait a laquelle courir. Enfin , me voyant rele¬ ver Henriette, elle s’elance pour fecourir Julie defaillante , & tombe fur elle dans le meme etat. Henriette les appercevant toutes deux fans mouvement fe mit a pleurer & pou/Ter des cris qui firent accourir la Fanchon; l’une court a fa mere , l’autre a fa maitreffe. Pour moi,fai« fi, tranfporte, hors de fens, j’errois a grands pas par la chambre fans favoir ce que je fai- fok , avec des exclamations interrompues, & dans un mouvement convulfif dont je n’etois pas lemaitre. Wolmar lui-meme, le froid 'Wol- mar fe fentit emu. O fentiment, fentiment * douce vie de fame! quel eft le coeur de fer qu& tu n’as jamais touche? quel eft Pinfortune mortel a qui tu n’arrachas jamais de larmes ? Au lieu de courir a Julie, cet heureux epoux fe jetta fur un fauteuil pour contempler avide- ment ce raviifant fpedacle. Ne craignez rien, dit-iL, en voyant notre emprelfement. Ces Sce¬ nes de plailir & de joie n’epuifent un inftant 1* nature que pour la ranimer d’une vigueur nou- velle; dies ne font jamais dangereufes. Laiffez- nioi jouir du bonheur quo je go ute St que voua. H e' L O l S t. X29 partagez. Qiie doit-il etre pour Vous ? Je n’en conn us jamais de femblable, & je fuis le moms heureux des fixi Milord i fur ce premier moment vous pou- vez juger du rede. Cette reunion excita dans toute la maifen im fetentiifement d’alegreffe, & une fermentation qui n’eft pas encore cal- mee. Julie hors d’elle-meme etoit dans une agi¬ tation oujene l’avois jamais vue,- ilfutimpof. fible de Conger a rien de toute la journee qu’a fe voir & s’embrafftrftns cede avec de nouveaux tranfports. On ne B’avifa pas mime du fallon d’Apollon., le plaidr etoit par-tout, on n’avoit pas befoin d’y fonger. A peine le lendemain eut-on affez defang-froid pour preparer une fete. Sans "Wolmar tout fetoit alie de travers : chacun fe para de Con mieux. II n’y eut de tra¬ vail permis que ce qu’il en falloit pour les amu- femensi La fete fut celebree , non pas avec pompe, mais avec delire •, il yregnoitune con- fufion qui la rendoit touchante * & le defordre en faifoit le plus bel ornementi La matinee fe pa (fa a mettre Made. d’Orbe en poffeffion de fon emploi d’Intendante ou de maitreife d’hotel, & elle fe hatoit d’en faire les fondions avec un emprelfement d’enfant qui nous fit rire. En entrant pour diner dans Je beau Sailon les deux Coufines virent de tous co¬ tes leurs chiffres unis, & formes avec des fleurs. Julie devina dans l’inftant d’ou venoit ce foinj. Tome VI. 1 ISO La Nouvelib elie m’embrafla dans un faififfement de joic* Claire contre fon ancienne coutume hefita d’en faire autant. Wolraar lui en fit la guerre, ell* prit, en rougiifant, le parti d’iraiter fa confine. Cette rougeur, que je remarquai trop, me fit un effet que je ne faurois dire : mais je ne m® fentis pas dans fes bras fans emotion. L’apres - midi il y eut une belle collation dans Ie gynecee, oil pour le coup le niaitre & moi fumes admis. Les hommes tirerent au blanc une mife donnee par Made. d’Orbe. Le nouveau ve- nu l’emporta, quoique moins exerce que les autres; Claire ne fut pas la dupe de foil adref. fe. Hanz lui-meme ne s’y trompa pas 7 & refu- fa d’accepter le prix > mais tous fes camarades l’y forcerent, & vons pouvez ju-ger que cette honnetete de leur part ne fut pas perdue. Lefoir, toute la maifon, Sugmentee de trois perfonnes, fe raifembla pour danfer. Claire fem- bloit paree par la main des Graces j- elle n’avoit jamais ete fi brillante que ce jour - la. Elle dan- foit, elle caufoit, elle rioit, elle donnoit fes erdres, elle fuffifoit a tout. Elle avoit jure ds ni’exceder de fatigue, & apres- cinq ou fix con- tre-danfes tres vivestout d’une haleine, ellen’ou- blia pas le reproche ordinaire que je danfois comme une philofophe. je lui dis, moi, qu’elle danfoit oomme un lutin , qu’elle ne faifoit pas morns de ravage, & que j’avois peur qu’elle ne me laiifst repofer ni jour ni nuit: au contrair? Ti e' l o i s £ 13 r ' la meme tendrefle regne de part & d’autre ; elle obett egalement a toutes deux. S’ils demandent aux Da¬ mes alaquelle elle appartient, chacune repond, a moi. S’ils interrogent Henriette, ilfetrouve qu’elle a deux meres j on feroit embarralfe a moins. Les plus clair-voyans fe decident pour- tant a la fin pour Julie. Henriette dont le pere etoit blond eft blonde comme elle & lui relfem- ble beaucoup. Une certaine tendrelfe de mere fe peint encore mieux dans fes yeux fi doux que dans les regards plus enjoues de Claire. La pe¬ tite prend aupres de Julie un air plus refpec- tueux, plus attentif fur clle-meme. Macliinale- ment ellefe met plusfouventa fes cotes, par- ce que Julie a>. plus fouvent quelque chofe a lui dire. II faut avouer que toutes les apparences en faveur de la petite maman, & je me »*. -ii H ^ L, 0 i $ E. 135 ft is apperqu que cette erreur eft fi agreable aux deux Coufines , qu’elle pourroit bien etre quel- quefois volontaire ; & devenir un moyen de leur faire fa cour. Milord , dans quinze jours il ne manquera plus id que vous. Quand vous y ferez , il fau- dra mal penfer de tout honune dont le coeur cherchera fur le refte de la terre des vertus , des plaiilrs qu’il n’aura pas trouves dans cette maifon. L E T T R E VIL A Milord Edouard. JI L y a trois jours que j’effaie chaque foir de vous ecrire. Mais apres une journee laborieufe , le fommeil me gagne en rentrant: le matin des le point du jour il faut retourner a 1’ouvrage. Une ivrdTe plus douce que celle du vin me jette au fond de Fame un trouble delicieux, & je ne puis derober un moment a des plailjrs deve- nus tout nouveaux pour moi, Je ne conc^is pas quel fejour pourroit me deplaire avec la fociete que je trouve dans ce- lui-ci: mais favez-vous en quoi Clarens me plait pour lui - raeme ? C’eft que je m’y fens vraiment a la earnpagne , & que c’eft prefque la premiere fois que j’en ai pu dire autant. Les gens de ville ne favent point aimer la Campagne j ils ne favent pas theme y etre: a peine quand ilg 134 L a NofVELis y font favent- ils ce qifon y fait. Ils en dedai-’ gnent les travaux, le§ plaifirs, ils les ignorent 5 ils font chez eux conmi? en pays etranger, je ne m’etonne pas qu’ils s’y deplaifent. II faut etre villageqis au village, ou n’y point aller 9 car qu’y va-t-on faire i Les habitaus de Paris qui croient alley a la campagne , n’y von$ pointj ils portent Paris avec eux. Les chan- teurs, les beaux - efpnts , le auteurs, les para- fttes font le cortege qui les fait. Le jeu, fa mufique, la cpmedie y fqnt leur feule occupa¬ tion. Leur table eft coiiverte comrae a Paris ; ils y mangent aux merges heu.res, on leu.r y ferfc les raemes mets, avec le meme appareil, ils n’y font que les rqemes chofes; autant yalpit y refter; car quelque piche qp’on puilfe etre & quelque fqin qu’on ait pris, o.n Lent tou- jpurs quelque privation, & pan ne fauroit ap- porter avec foi Paris tout entier. Aitifi cette va- riete qui leur eft ft chere ils la fuient j ils ne, connoilTent jamais qu’une mnniern devivre, & s’en eunuiertt touiours. Le travail de la campagne eft agreable a con- ftderer 9 & n’a rien d’alfez penible en iui-meme pour emouvoir a copipaffion. L’objet de l’utilite publique & priyee le rend intereflant; & puis, c’eft la premiere vocation de l’hornme , il rap- pelle a i’efprit une idee agreable, & au coeur. tous les charmes de Page d’or. L’imagination 4te refte point froide a 1’alped da labourage 8 $ Hi/loIse. 13 f Ses moiifons. La fimplicite tie la vie paftorale & champetre a toujours quelque chofe qui tou¬ che, Qu’on regarde les pres converts de gens qui fanent & chantent, & des troupeaux epars dans l'eloignement: infen fiblement on fe fent attendrir fans /avoir pourquoi. Ainfi quelque- fois encore la voix de la nature amollit no,s coeurs farouches , & quoiqu’on l’entende avec un regret inutile, elie eft fi douce qu’on nc 1’entend jamais fans plaifir. J’avoue quc la mifere qui couvre les champs en certains pays ou le publicain devore les fruits de la terre , l’&pre avidite d’un fermier avare , l’inftexible rigueur d’un maitre inhumain otent beaucoup d’attrait a ces tableaux. Des chevaux etiques prets d’expirer fous les coups ; de mal- heureux pay/ans extenues de jeiine, excedes de fatigue & couverts de haillons , des hameaux de mafures , oftirent un trifte fpedacle a la vue j on a prefque regret d’etre homrne quand on fonge aux malheureux dont il faut manger le fang. Mais quel charme de voir de bons & fa- ges regitfeurs faire de la culture de leurs terres 1’inftrument de leurs bienfaits , leurs amufe- mens, leurs plaifirs, verfer a pleines mains les dons de la providence ; etigrailfer tout ce qui les entoure-, homines & beftiaux, des biens dont regorgent leurs granges , leurs caves , leurs greniers; accuniuler l’abondance & la joie au- tour d’eux, & faire du travail qui Jes enrichi^ 14 136 La Nouvells une fete continuelle! Comment fe derober a la douce illufion que ces obiets font naitre '{ Ora oublie fon liecle & fes eontemporains ; on fe trnnfporte au terns des patriarches> on veufe mettre foi - tneme la main a l’ceuvre; partager les travaux ruftiques , & le bonheur qu’on y yoit attache. O terns de l’amour & de l’inno- pence, oil les femmes etoient tendres & mo- defies, oil les hommes etoient fi tuples & yi- voient contens! O Rachel! GUe charmgnte & 12 conftamment aimee, heureux celui qui pout t’obtenir ne regretta pas quatorze ans d’efclava- ge ! O douce eleve de Noemi, beureux le bon vieillard dont tu reehaulfois les pieds & le edeur! Non, jamais la beaute ne regne avec plus d’empire qu’au milieu des foins champe- tres. C’eft la que les graces font fur leur trone s que la fhnplicite les pare , que la gaiete les ani- jne, & qu’il faut les adorer malgre foi. Pardon „ Milord, je reviens a nous. Depuis un mois les ehaleurs de I’automne ap- pretoient J’heuremes vendanges 5 les premieres gelees en out amend i'ouverture (y)., le pamprq grille laiflant la grappe a decouvert etale aux yeux les dons du pere Lyee, & femble invitet les mortels a s’en eniparer, Toutes les yignes chargees de ce fruit bienfaifant que le Ciel of, (w) On vendange fort tard dans le Pays-de-Vaud; par¬ es que la princlpale recolte elf en vins blancs, & qu^ fei gelfeleur eft lalutaire. ; " * ' H e' l o i s b! 137 ire aux infortunes pour leur faire outlier leur mifere ; le bruit des tonneaux, des cuves, des legrefafs (x) qu’on relie de toutes parts; le chant des vendangeufes dont ces cdteaux reten. titTent; la marehc cqntinuelle de ceux qui por¬ tent la vendange au prelfoir; le rauque fon des inftrumens ruftiques qui les anime au travail; fai- mable & tquchant tableau d’une alegreife gene- rale qui fembie en ce moment etendu fur la face de la terre; enfn le voile de brouillards que le fo- leil eleve au matin comme une toile de theatra pour decouvrir a l’oeil un fi charmant fpectacle; tout confpire a lui donner un air de fete , & cette fete n’en deyient que plus belle a la reftexion, quand on fonge qu’efte eft la feule ou les hommes gient fu joindre I’agreable a l’utile. M. de Wolmar dont ici le meilleur terrain conlifte en vignobles a fair d’avance tous les preparatifs neceflaires. Les cuves , le prelfoir, le cellier, les futa,illes n’attendoient que la dou¬ ce liqueur pour laquelle, ils font deftines. Made, de "Weimar s’eft charge? de la recolte , le choix des Quvriers, fordre & la diftribution du travail la regardent. Made- d’Orbe prefide aux feftins de vendange , & au falaire des journa- Jiers felon la police etablie , dont les loix ne s’enfreignent jamais ici. Mon infpe&ion, a moi, eft de faire obferver au prelfoir les directions ( Sorte de foucfe ou de grand tonneau dupayi is t gS Li N o v r z i t i de Julie dont la tete ne fupporte pas la vapett? des cuves, & Claire n’a pas manque d’applaudir a cet emploi, comrae etant tout-a-fait du ref- fort d’un buveur, Les taches ainfi partagees, le metier com* mun pour remplir les vuides eft celui de ven- dangeur. Tout le rnonde eft fur pied de grand matin; on fe ralfemble pour aller a la vigne. Made. d’Orbe, qui n’eft jamais affez occupee au gre de Ton adljvite, fe charge pour furcroit, de faire ayertir & tancer les pareifeux, & je puis me vanter qu’elle s’acquitte envers moi de ce foin avec une maligne vigilance. Quant au vieux Baron , tandis que nous travaillans tous, il fe promene avec un fufil, & vient de terns en terns m’oter aux vendangeufes pour aller avec lui tirer des grives, a quo! Ton ne manque pas de dire que je Pai fecrettcment engage, fi bien que j’en perds peu-a-peu le 110m de philofophe pour gagner celui de faineant, qui dans le fond n’en differe pas de beaucoup, Vous voyez par ce que je viens de vous marquer du Baron , que notre reconciliation eft fincere , & que Wolmar a lieu d’etre content de fa feconde epreuve. Moi de la haine pour le pere de non ami! Non, quand j’aurois ete fon fils, je ne Paurois pas plus parfaitement ho- nore. En verjte, je ne connois point d’homme plus droit, plus franc, plus genereux, plus ref- pcdable a tous egards que ce bon gentilhornme. *3 9 H e' l O i S E. Mais la bizarrerie de fes prejuges eft etrange. Depuis qu’il eft fur que je ne faurois lift appar- tenir , il n’y a forte d’honneur qu’il ne me faffe; & pourvu que je ne fois pas fon gendre, il fe mettroit volontiers au dellous de moi. La feule chofe que je ne puis lui pardonner, c’eft quand nous fommes feuls de railler quelquefois le pretendu philofophe fur fe$ anciennes lecons. Ces plaiianteries me font ameres & je les reqois toujouvs fort rnal; mais il rit de ma colere, & dit: allons tirer des grives, c’eft alfez pauffer d’argumens. Puisil crie en paflant: Claire, Clai¬ re ! un bon fouper a ton maitre, car je lui vai§ faire gagner de fappetit. En effet, a fon age il court les vignes avec fon fufil tout aullj vigou- yeufoment que moi, & tjre incomparablement mieux. Ce qui me venge un peu de fes raille¬ ries, c’eft que devant fa fille il n’qfe plus fouf- fler, & la petite ecoliere n’en impofe guere moins a fon pere meme qu’a fon precepteur. Ja reviens a nos vendanges. Depuis buit jours que cet agreable travail nous occupe on eft a peine a la moitie de l’on- ■yrage. Outre les vins deftines pour la vente & pour les provifions ordinaires , lefquels n’ont d’autre faqon que d’etre recueillis avec foin, la bienfaifante Fee en prepare d’autres plus fins pour tios buveurs, & j’aidcaux operations ma- giques dozit je vous ai parle, pour tirer d’un meme vignohle des vins de tous les pays, Pour 14° Noutelle Tun elle fait tordre la grappe quand elle eft murd & la lailfe flptrir au foleil fur la fouche; pour l’au- tre elle fait egrapper le raifin & trier les grains avant de les jetter dans la cuve; pour un autre elle fait cueiliir avant le lever du foleil du raifin rouge, & le porter doucement fur le prelfoir cou- vert encore de fa fleur & de fa rofee , pour en ex¬ primer du vin blanc; elle prepare un vin de li¬ queur en rnelant dans les tonneaux du moutre- duiten firop fur le feu , un vin fee en Vempechant de cuver, qn vin d’abfynthe pour 1’eftomac (y ) , un vin mufpat ayec des fimples. Tous ces vins differens ont leur appret particulier •, toutes ces preparations font fames & naturelles : e’eft ainfi qu’une econome induftrie fupplee a la diverfite des terrains, & raffemble vingt plimats enun feul. Vous ne fauriez poncevoir avec quel zele, avec quelle gaiete tout cela fe fait. Qnchante, on rit tqute la jour-nee, & le travail n’en va que mieux. Tout vit dans la plus grande fami- liarite; tout le monde eft egal, & perfonne ne s’oublie. Les Dam,es font fans airs, les payfan- nes font decentes, les hommes badins & non grofliers. C’eft a qui trouvera les meilleures chanfons, a qui fera les meilleurs contes, a qui dira les meilleurs traits. L’union menje ea- (y) En SuiiTe on boitbeaucoup de vin d’abfyntbe; & en general, comrne les herbes des Alpes ont plus de vertu que dans les plaines, on y fait plus d’tifa.ge des infafrons. H e' L 0 i S E. I4t gendrc les fol&tres querelles, & l’on ne s’agace mutuellement que pour montter combien on eft fur les uns des autres. On ne revient point enfuite faire chez foi les meffieurs; on paffb auxvignes toute la journee; Julie y a fait faire une loge ou Ton va fe chauffer quand on a froid, & dans laquelle on fe refugie en cas de pluie. On dine avec les paylans & a !eur heu- le, au/li bien qu’on travaille avec eux. On mange avec appetit leur foupe un peu grofiiere j mais bonne, faine, & chargee d’excellens legu¬ mes. On ne ricane point orgueilleufement de leur air gauche & de leurs complimens ruftauds; pour les mettre a leur aife on s’y prete fans af¬ fectation. Ces complaifances ne leur echappent paS ; ils y font fenfibles , & voyant qu’on veut bien fortir pour eux de fa place, ils s’en tien- nent d’autant plus volontiers dans la leur. A di¬ ner, on amene les enfans, & ils paffent lerefte de la journee a la vigne. Avec quelle joie ces bons villageois les voient arriver! O bienheu- reux enfans, difent-ils en les preflant dans leurs bras robuftes, que le bon Dieu prolonge vcs jours aux depens des notres ! reffemblez a vos peres & meres , & foyez comme eux la benedic¬ tion du pays ! Souvent en fongeant que la plu- part de ces hommes ont porte les armes & fa- vent manier Tepee & le moufquet auili bien qua la ferpette & la houe; en voyant Julie , au mi- iigu d’eux, G charmante & G refpedee que rece- La No uteiie i r oir, elle & fes enfaiis, leurs to'uchantes adcia- iiiations, je me rappelle l’illuftfe & vertueufa Agripine montrant fon fils aux troupes de Gferma- nicus. Julie! femme incomparable! vous exer- cez daiis la fimp'licite de la vie privee le defpo- tique empire de la fageffe & des bienfaits j vous fetes pour tout le pays un depot eher & facre que chaciin voudroit defendre & conferver aui prix de fon fang, & vous viveZ plus furemerit, plus honorablement au milieu d’un peuple entier qui vous airne, que les Rois eritoures de tous leurs foldats. Le foir on fevient gaiement tons ertfemble. On pourrit & loge les ouvriers tout le terns de la veiidange, & meme le dimanche apres le preche du foir on fe raflemble avec eux & l’on danfe jofqu’au fouper. LeS autres jours on ne fe fepare point non plus en rentrant au 1 ogis, hors le Baron qui ne foupe jamais & fe couche de fort bonne lieure, & Julie qui monte avec fes enfaiis chez lui jufqu’a ce qii’il s’aille cou- cher. A cela pres , depuis le moment qu’on prend le metier de vendangeur jufqu’a celui qu’on le quitte, on ne mfele plus la vie citadine a la vie ruflique. Ces faturnales font bien plus agreables & plus fages que eelles des Romains. Le renverfcrtient qu’ils affe&oient etoit trop vain pour inftruire le rnaitre ni l’efclave: mais la douce egalite qui regne ici retablit l’ordre de la nature, forme une inftrwdion pour les K £' L O i S E. 143 tins, une confolation pour les autres & un lieu d’amitie pour tous ( 3 ). Le lieu d’affemblee eft une Salle a l’antique avec une grande cheminee ou l’on fait bon feu. La piece eft eclairee de trois lampes, auxquel- les M. de Wolmar a feulement fait ajouter des capuchons de fer-blanc pour intercepter la fu- tnee & reflechir la lumiere. Pour prevenir 1’en- vie & les regrets on tache de ne rien etaler aus yeux de ces bonnes gens qu’ils ne puilfent re- trouver chez eux, de ne leur mofitrer d’autre opulence que le cftoix du bon dans les chofes communes & un peu plus de largefle dans la did tribution. Le fouper eft fervi fur deux longues tables. Le luxe & l’appareil des feftins n’y font pas, mais l’aboudance & la joie y font. Tout le-nionde fe met a table, maitres , journaliers, domeftiques j cftacun fe leve indijferemrnent pour fervir, fans exclullon, fans preference, & (2) Si de la riait un commun etat de fete , non moius dciux a ceux qui defcendent qu’i ceux qui montent, ne s’enfuit-il pas que tous les etats font prefque indifferens par eux-memes , pourvu qu’on puilfe & qu’on veuille en fortir quelquefods? Les gueux font malheureux parce qu’ils font toujours gueux ; Les Rois font malheureux parce qu’ils font toujours Rois. Les etats moyens, dont on fort plus aifemenc offrent des plaiiirs au defltis & au deifous de foi; ils etendent aulfi les lumieres de seus qui les remplilfent, en leur dormant plus de prejuges k connoitre & plus de degres a comparer. Voila , ce me femble, la principale raifon pourquoi c’eft generalement dans les conditions medioeres qu’on trouve les honunes les plus heureux & du meilleur fens, *44 La Nouvelle le fervice fe fait toujours avec grace & avec plailir. On boit a difcretion, la liberte n’a point d’autres bornes que l’honnetete. La prefence de maitres Ci refpeiftes contient tout le monde & n’empeche pas qu’on ne foit a fon aife Sc gai. Que s’il arrive a quelqu’un de s’oublier , On ne trouble point la fete par des reprimandes, mais il eft eongedie fans remiflion des le lendeinain. Je me prevaux aufti des plailirs du pays & de la faifon. Je reprends la liberte de vivre a la Valaifane, & de boire aiTez fouvent da via pur : mais je n’en bois point qui ri’ait ete verfe de la main d’une des deiix Coufines. Elies fe chargent de mefurer ma foif a mes forces & de menager raa raifon. Qui fait rnieux qii’elles comment il la faut gouverner, & Part de me l’oter & de me la rendre ? Si le travail de la jourriee , la duree & la gaiete du repas donnent plus de force au vin ver¬ fe de ces mains cheries, je lailfe exhaler mes trailf. ports fans contrainte ; ils n’ont plus rien que je doive take, rieri que gene la prefence du fage Wolmar. Je ne crains point que fon mil eclaire life au fond de mon coeur; & quand un tendre fou- venir y veut renaitre, un regard de Claire lui don- ne le change, un regard de Julie m’en fait rougir. Apres le foupe on veille encore une heure ou deux en teillant du chanvre; chacun dit fa chanfon tour a tour. Quelquefois les vendan- geufes chantent en choeur toutes enfemble, ou bien alteriiativement a voix feule & en refrain. La H £ f L © I S E, 14 f Laplupart de ces chanfons font de vleilles ro¬ mances dont les airs ne font pas piquans •, mais ils ont je ne fais quoi d’antique & de doux qui touche a la longue. Les paroles font fimples, na'ives , fouvent trifles j elles plaifent pourtant. Nous ne pouvons nous empecher, Claire de fou- rire, Julie de rougir, moi defoupirer, quand nous retrouvons dans ces chanfons des tours & des expreiiions dont nous nous fomnies fervis autrefois. Alors en jettant les yeux fur elles & me rappellant les terns eloignes , un trelfaille- ment me prend, un poids infupportable me tom- be tout-a-coup fur le coeur*. & me lailfe une impreflion funefte qui ne s’efface qu’avec peine. Cependant je trouve a ces veillees une forte de charme que je ne puis vous expliquer , & qui m’eft pourtant for t feniible, Cette reunion des diiferens Stats , la fimplicite de cette occupa¬ tion , I’idee de delalfement * d’accord , de ttan- quillite 4 le fentiment de paix qu’elle porte & l’ame , a quelque chofe d’attendrilfant qui difpo- fe a trouver ces chanfons plus interelfantes. Ce concert des voix de femmes n’eft pas non plus fans douceur. Pour moi j je fuis convaincu que de toutes les harmonies * il n’y en a point d’auf« fi agreable que le chant a l’unilfon, & que s j il nous faut des accords j c’eft parce que nous avons le goiit deprave. En effet, toute l’harmo- nie ne fe trouve -1~ elle pas dans un fan quel- eonque ? & qu’y pouvons-npus ajouterfans alte- Tome VI. K J4 la gaiete, l’innocence , & qu’on ne fe- roit pas fache de recommencer le lendemain, le furlendemain, & toute fa vie. L E T T R E VIII. A M. de Wolmcar. J^Ouissez, clier Wolmar, du fruit de vos Loins. Recevez les hommages d’un cccur epure, qu’avec tant de peine vous avez rendu digne de vous etre offert. Jamais homme n’entfeprit cs que vous avez entrepris , jamais homme ne ten- ta ce que vous avez execute , jamais ame recon- moiflante & fenfible ne fentit ce que vous m’a- vez infpire. La mienne avoit perdu fon reflbrt, la vigueur, fon etrej vous m’avez tout rendu. Jetois mort aux vertus ainfi qu’au boiiheur, je vous dois cette vie morale a laquelle je me fens Kz 148 La Nguvelle renaitre. O mon Bienfaiteur! 6 mon Pere ! Ej 4 me donnant a vous tout entier, }e lie puis vous offrir, comme aDiey,meme, qu# Ies dons que je tieus de vous. Faut-il vous avouer ma foiblefle & mes crain- tes ? Jufqu’a prefent je me fuis toujours defie de moi. II n’y a pas huit jours que j’ai rougi de mon eoeur & cru toutes vos bontes perdues. Ce mo¬ ment fut cruel, & decourageant pour ja vertu j graces au Ciel, graces £ vous, i 1 eft parte your ne plus revenir. Je ne me crois plus gueri feule- ment parce que vous me le dites, mais pare® que je le fens. Je n’ai plus befoin que vous me repondiez de moi. Vous m’avez mis enetatd’en repondre moi-meme. II m’a fallu feparer de vous & d’elle pour favoir ce que je pouvois etre fans votre appui. C’eft loin des lieux qu’elle habit® que j’apprends aneplus craindre d’en approcher. J’ecris a Madame d’Orbe le detail de notre voyage. Je ne vous le repeterai point ici. Je veux bien que vous connoiffiez toutes mes foi- bleffes, mais je n’ai pas la force de vous les dire. Cher Wolrnar, c’eft ma derniere fautej je m’en fens deja li loin que je n’y fonge point fans fierte; mais l’inftant en eft fi pres encore que je ne puis l’avouer fans peine. Vous qui futes pardonner mes egaremens , comment ne “pardonneriez - vous pas la honte qu’a produit leur repentir ? Rien ne manque plus a tnon bonheur , Mi- M e' L 0 i S E. 149 ford m’a tout dit. Cher ami, je ferai done a vous ? J’eleverai done vos enfans ? L’aine des trois elevera les deux autres ? Avec quelle ar- deur je l’ai defire ! Combien l’efpoir d’etre trouve digne d’un fi cher emploi redoubloit mes foins pour repondre aux votres ! combien de fois j’ofai montrer la-deflus moil empreiTement a Julie ! Qu’avec plaifir j’interpretois fouvent en ma faveur vos difeours & les fiens ! Mais quoi- qu’elle ftit fenfible a mon zele & qu’elle en pa- rut approuver l’objet, je ne la vis point entrer affez precifement dans mes vues pour ofer en parler plus ouvertement. Je fentis qu’il falloit meriter cethonneur & ne pas le demander. J’at- tendois de vous & d’elle ce gage de votre con- fiance & de votre eftime. Je n’ai point ete trom- pe dans mon elpoir: mes amis , croyez - moi, vous ne ferez point trompes dans le v6tre. Vous favez qu’a la fuite de nos converfations fur I’education de vos enfans j’avois jette fur le papier quelques idecs qu’elles m’avoient four- nies & que vous approuvates. Depuis mon de¬ part il m’eft venu de nouvelles reflexions fur le meme {jijet, & j’ai reduit le tout en une efpece de fyfteme que je vous communiquerai quand je I’aurai mieux digere, afin que vous l’examiniea a votre tour. Ce n’eft qu’apres notre arrivee a Rome que j’efpere pouvoir le mettre en etat de vous etre montre. Ce fyfteme commence oi finit celui de Julie, ou plutdtil n’en eft que la K 3 150 La Nouvelle fuite & le developpement; car tout conftfte a nS pas gater l’homme de la nature en l’appropriant a la fociete. J’ai recouvre ma maifon par vos foins ; rede- venu libre & fain de cceur, je me fens aime de tout ce qui m’eft cher; Pavenir le plus char- mant fe prefente a moi ; ma fituation devroit etre delicieufe, mais il eft dit que je n’aurai jamais fame en paix. En appvochant du terms de notre voyage, j’y vois Fepoque du fort de mon illuftre ami; c’eft moi qui dois, pour ainft dire , en decider. Saurai-je faire au moms une fois pour lui ce qu’il a fait ft fouvent pour moi? Saurai-je remplir dignement le plus grand, le plus important devoir de ma vie ? Cher Wolmar , j’cmporte au fond de mon coeur toutes vos le- qons , mais pour favoir les rendre utiles que ne puis-je de meme emporter votre fageife ! Ah! ft je puis voir un jour Edouard heureux ; ft felon fon projet & le votre, nous nous raffemblons tous pour ne nous plus feparer , quel voeu ms reftera-t-il a faire ? Unfeul, dont l’accomplif- fement. ne depend ni de vous , ni de moi , ni de perfonne au monde; mais de celui qui doit un prix aux vertus de votre epoufe, & compte eq fecret vos bienfaits. H e' L © 1 s u; If! L E T T R E IX. A Madame d' Orle. ^*0^ Q etes-vous, chartnante Coudne? Oil etes- vous , aimable confidente de ce foible coeur que vous partagez a taut de titres, & que vous avez confole taut de fois ? venez, qu’il verfe aujourd’bui dans le votre l’aveu de fa derniere erreur. N’eft-cepas a vous qu’il appardent tou- jpurs de le purifier , & fait-il fe reprocher en¬ core les torts qu’il vous a confeffes ? Non , je ne fuis plus le nierne, & ce changemertt vous eft du : c’eft un nouveau coeur que vous m’avez fait, & qui vous offre fes premices; mais je ne me croirai delivre de celui que jequitte qu’a- pres 1’avoir depofe dans vos mains. O vous qui l’avez vu naitre, recevez fes derniers fou- pirs ! L’euffiez - vous jamais penfe ? le moment de ma vie ou je fus le plus content de moi-meme fut celui ou je me feparai de vous. Revenu de mes longs egaremens , je fixois a cet inftant la tardive epoque de mon retour a mes de¬ voirs. Je commencois a payer enfin les immen- fes dettes de l’amitie en m’arrachant d’un fejour d cheri pour fuivre un bienfaiteur, un fage, qui feignant d’avoir befoin de mes foins, mettoit le fucces des dens a 1’epreuve. Plus ce depart La N o u m t * jn’etoit douloureux, plus je m’honorois d’uli pa¬ red facrific'e. Apres avoir perdu la moitde de ma vie a nourrir une paflion tnalheureufe , je con- facrois l’autre a la juftiner , a rendre par mes vertus un plus digne hommage a celle qui requt ft long-terns tous ceux de mon coeur. Je mar- quois hautement le premier de mes jours oil je ne faifois rougir de moi, ni vous, ni die , nl den de tout ce qui m’etoit cher, Milord Edouard avoit craint l’attendriflement des adieux , & nous voulions partir fans etre ap- perqus: mais tandis que tout dormoit encore, nous ne primes tromper votre vigilante amitie. En appercevant votre porte entre-ouverte & vo¬ tre femme-de-chambre au guet , en vous voyanfc venir- au devanfc de nous, en entrant & trou- vant une table a the prepares, Je rapport des dr- conftances me fit fonger a d’autres terns, lSc comparant ce depart a celui dont il me rap- pelloit l’idee, je me fentis ii different de ce que j’etois alors , que me felieitant d’avoir Edouard pour temoin de ces differences, j’efpe- rai bien lui faire oublier a Milan l’indigne fcene de Befanqon. Jamais je ne m’etois fenti tant de courage 5 je me faifois une gloire de vous le montrer j je me parois aupres de vous de cette fermete que vous ne m’aviez jamais vue, & je me glerifiois en vous quittant de paroitre un mo¬ ment a vos yeux tel que j’allois etre. Cette idee ajoutait 4 men courage, je me fortifiois de vq- H E' L O i S E. I?3 ire eflime, & peut-fetre vous eulfai-je dit adieu d’un oeil fee, fi vos larmes coulant fur ma joue n’euiTent force les miennes de s’y confondte. Je partis le cceur plein de tous mes devoirs , penetre fur-tout de ceux que votre amitie m’im- pofe, & bien refolu d’employer le refte de ma vie a la nieriter. Edouard palfant en revue rou¬ tes mes fautes, me remit devant les yeux un tableau qui n’etoit pas flatte, & je connus par fa jufte rigueur a blamer tant de foiblelfes, qu’il craignoit peu de les imiter. Cependatit il fei- gnoit d’avoir cette crainte; il me parloit aves inquietude de fon voyage de Rome & des indi- gnes attachemens qui l’y rappelloient malgre lui: mais je jugeai facilement qu’il augmentoit fes pr opres dangers pour m'en occuper davantage, & m ’eloigner d’autant plus de ceux aaxauels j’c- tois expofe. Comme nous approchions de Viile-neuve, un laquais qui montoit un mauvais cheval fe iaifla tomber & fe fit une legere contufion a la tete. Son maitre le fit faigner & voulut coucher la cette nuit. Ayant dine de bonne heure, nous primes des chevaux pour aller a Bex voir la Sa¬ line, & Milord ayant des raifons particulicres qui lui rendoient cet examen interelfant, je pris les mefures & le delfein du batiment de gra¬ duation ; nous ne rentrames a Viile-neuve qu’a la nuit. Apres le loupe, nous caulames en buvant du punch, & veillames aflez tard. Ce fut alors K f i?4 La Nouvelle qu’il m’apprit quels foins m’etoient cortfies, ce qui avoit ete fait popr rendre cet arrange¬ ment praticable. Vous pouvez juger de Teffefe que fit fur moi cette nouvelle , une telle conver- fation n’amenoit pas le fommeil. II fallut pour- tant enfin fe coucher. Eti entrant dans la chambre qui m’etoit def- tinee, je la reconnus pour la merne que j’avois occupee autrefois en allant a Sion. A cet af- ped, jefentis une impreffion que j’aurois peine a vous .rendre. J’en fus fi vivement frappe que je crus- redevenir a Tinftant tout ce que j’etois alors: dix annees s’elfacerent de ma vie & tous rnes malheurs furent oubliqs. Helas! cette er- reur futcourte, & le fecond inftant me rendit plus accablant le poids de toutes mes anciennes peines. Quelfes trifles reflexions fuccederent a ee premier enchantement! Queiles comparaifons douloureufes s’offrirent a mon efprit! Char mes de la premiere jeunelfe, delices des premieres amours, pourquoi vous retracer encore a ce coeur accable d’ennuis & furcharge de lui - me- me? O terns, terns heureux, tun’esplus! J’ai- mois, j’etois aime. Je me livrois dans la paix de l’innocence aux tranfports d’un amour partage : Je favourois a longs traits le delicieux fentiment qui me faifoit vivre: La douce vapeur de Tem¬ perance enivroit mon coeur. Une extafe, un raviifement, un delire abforboit toutes mes fa- eultes Ah! fur les rochers de Meillerie , au H e' L 0 i s E. milieu de l’hivcr & des glaces, d’affreux aby- mes devant les yeux , quel etre au raonde jouiiToit d’un fort comparable au mien? & je pleurois! & je me trouvois a plaindrel & la triftefle ofoit approcher de moi!. . , . qua ferai - je done aujourd’hui que j’ai tout polfe- de, tout perdu 'i... . J’ai bien merite ma mi- fere , puifque j’ai fi peu fenti mon bonheur ! .... je pleurois alors ? . . . , tu pleurois ? ... . In- fortune, tu ne pleures plus.... tu n’as pas meme le droit de pleurer.... Que n’eft - elle morte! ofai - je m’ecrier dans un tranfport de rage; oui je ferois moins malheureux; j’o- ferois me livrer a mes douleurs ; j’embraflerois fans remords fa froide tombe , mes regrets feroient digues d’elle; je dirois ; elle entend mes eris, elle voit mes pleurs, mes gemilfe- mens la touchent, elle approuve &reqoitmori pur hommage.... j’aurois au moins l’efpoit de la rejoindre .... Mais elle vit; elle eft heu- reufe! ... . elle vit, & fa vie eft ma mort, & fon bonheur eft mon fupplice, & 1c Ciel apres me l’avoir arrachee, m’pte jufqu’a la douceur de la regretter ! . . , elle vit, mais non pas pour moi; elle vit pour mon defefpoir. Je fuis cent fois plus loin d’elle que ii elle n’e- toit plus. Je me couchai dans ces triftes idees, 'Elies me fuivirent durant mon fommeil, & le rem- plirent d’images funebres. Les ameres douleurs. i?6 La.Nottyelle les regrets, la mort fe pcignirent dans met fonges, & tous les maux que j’avois foufferts reprenoient a mes yeux cent formes nouvelles, pour me tourmenter une feconde fois. Un reve fur-tout, le plus cruel de tous, s’obftinoit k me pourfuivre, & de phant6me en phantome, toutes leurs apparitions confufes finilfoient tou, jours par celui-la. Je crus voir la digue mere de votre amie J dans fon lit expirante, & fa Bile a genoux de- vant elle, fondant en larmes, baifant fes mains & recueillant fes derniers foupirs. Je revis cette fcene que vous m’avez autrefois depeinte , & qui ne fortira jamais de mon fouvenir. O ma mere, difoit Julie d’un ton a me navrer Ta¬ me, celle qui vous doit le jour vous Tote! Ah! reprenez votre bienBiit, fans vous il n’eft pour moi qu’un don funefte. Mon enfant, re- pondit fa tendre mere ,.... il faut remplir foa fort.... Dieu eft jufte .... tu feras mere a ton tour .... elle ne put achever .... Je voulus le¬ ver les yeux fur elle; je ne la vis plus. Je vis Julie a fa place; je la vis , je la reconnus, quoique fon vilage fut couvert d’un voile. Je fais un cri; je m’elance pour ecarter le voile j je ne pus Tatteindre ; j’etendois les bras, je me tourmentois & ne touchois rien. Ami, calme-toi, me dit-elle d’une voix foible. Le voile redoutable me couvre, nulle main ne pcut Pecarter. A ce mot, je m’agite & fais un wr: Oil veux tu fuir? Ie fantome eit clans ton coenr- H e' l o i s e. 1^7 n-oavel effort; cet effort me reveille: je me trouve dans mon lit, accable de fatigue, & trempe de fueur & de larmcs. Bientot ma frayeur fe diffipe , Pepuifement me rendort; le meirie fonge me rend les me- mes agitations ; je m’eveiile , & me rendors une troifieme fois. Toujours ce fpe&acle lu- gubre, toujours ce meme appareil de mort; toujours ce voile impenetrable echappe a mes mains & derobe a mes yeux Pobjet expirant qu’il couvre. A ce dernier reveil ma terreur fut fi forte que je ne la pus vaincre etant eveille. Je me jette a bas de mon lit, fans favoir ce que j# faifois. Je me mets a errer par la chambre, effraye comme un enfant des ombres de la nuit, croyant me voir environne de phantdmes, & l’orcille encore frappee de cette voix plaintive dont je n’entendis jamais le foil fans emotion. Le crepufcule en commenqant d’eclairer les ob- jets , ne fit que les transformer au gre de mon imagination troublee. Mon effroi redouble & m’6te le jugement: apres avoir trouve ma por- te avec peine, je m’enfuis de ma chambre; j’entre brufquement dans celle d’Edouard : J’ouvre fon rideau & me laifie tomber fur fon lit en m’ecriant hors d’haleine: C’en eft fait, je ne la verrai plus! II s’eveille en furfaut, il faute a fes armes , fe croyant furpris par un yoleur. A l’inftant, il me reconnoit; je me jfg La Nouvelle reconnois moi-meme, & pour la feconde foig de ma vie, je me vois devant lui dans ia con- fufion que vous pouvez concevoir. II me fit affeoir, me remettre & parler. Si- tot qifiil fut de quoi il s’agiifoit, il voulut tour, ner la chofe en plaifanterie ; mais voyant que j’etois vivement frappe , & que cette impreffion ne feroit pas facile a detruire, il changea de ton. Vous ne meritez ui mon amitie ni mon eftime, me dit-il aiTez duremcnt; fi j’avois pris pour moll laquais le quart des foins que j’ai pris pour vous, j’en aurois fait un komme; mais vous n’etes rien. Ah! lui dis-je, il eft trop vrai. Tout ce que j’avois de bon me ve- noit d’ellc : je ne la reverrai jamais ; je ne fuis plus rien. Il fourit, & m’embraiTa. Tran- quillifez*vous aujourd’hui, me dit- il, demain vous ferez raifonnable. Je me charge de Peve- nement. Apres cela, changeant de converfa- tion, il me propofa de partir. J’y confentis, on fit mettre les chevaux, nous nous habilla- mes: en entrant dans la chaife , Milord dit un mot a l’oreille au poftillon, & nous partimes. Nous marchions fans rien dire. J’etois Cl oc- cupe de mon funefte reve que je n’entendois & ne voyois rien. Je ne fis pas meme attention que le lac, qui la veille etoit a ma droite, etoit maintenant a ma gauche. Il n’y eut qu’un bruit de pave qui me tira de ma letargie, & me fit appercevoir, avec un etonnement facile H e' L © i S E. 1^9 a comprendre, que nous rentrions dans Cla- rens. A trois cens pas de la grille Milord fit arreter , & me tirant a l’ecart; vous voyez, me dit-il, mon projet j il n’a pas befoin d’ex¬ plication. Allez, vifionnaire , ajouta-t-il en me ferrant la main; allez la revoir. Heureux de ne montrer vos folies qu’a des gens qui vous aiment! Hatez - vous, je vous attends, mais fur-tout ne revenez qu’apres avoir dechire ee fatal voile tilfu dans votre cerveau. Qu’aurois - je dit ? Je partis fans repondre. Je marchois d’un pas precipite que la reflexion ralentit en approchant de la maifon. Quel perfonnage allois-je faire ? Comment ofer me montrer? De quel pretexte couvrir ce retour imprevu ? Avec quel front irois - je alleguer mes ridicules terreurs, & fupporter le regard mepriiant du genereux Colmar ? Plus j’appro- chois, plus ma frayeur me paroiifoit puerile, & mon extravagance me faifoit pitie. Cepen- dant un noir preifentiment m’agitoit encore , & je ne me fentois point raflure. J’avanqois toujours quoique lentement, & j’etois deja pres de la cour, quand j’entendis ouvrir & refer- mer la porte de l’Elifee. N’en voyant fortir perfonne , je fis le tour en dehors, & j’allai par le rivage c6toyer la voliere autant qu’il me fut poilible. Je ne tardai pas de juger qu’on en approchoit. Alors pretant Poreille, je vous entendis parler toutes deux , &, fans qu’il me I(jO La Nov telle fut poffible de diftinguer un feul mot, je troll- vai dans le foil de votre voix je ne fais quoi de languiifant & de rendre qui me donna de l'emotion, & dans la fienne un accent affec- toeux & doux a foil ordinaire , mais paifible & ferein, qui me remit a l’inftant, & qui fit le vrai reveil de mon reve. Sur le champ je me fentis tellement change, que je me moquai de moi-meme & de mes vaines alarmes. En fonge ant que je n’avois qu’une haie & quelques buiifons a franchir pour voir pleine de vie & de fante celle que j’avois cru ne revoir jamais, j’abjurai pour toujours mes craintes, mon effroi, mes chime- res, & je me determinai fans peine a repartir, rnsme fans la voir. Claire, je vous le jure, non feulement je lie la vis point; mais je m’en retournai fier de ne l’avoir point vue, de n’a- voir pas ete foible & credule jufqu’au bout, & d’avoir au moins rendu cet honneur a l’ami d’Edouard, de lc mettre au deffus d’un fonge. Voila, chereCoufine, ce que j’avois a vous dire & le dernier aveu qui me reftoit a vous faire. Le detail du refte de notre voyage n’a plus rien d’intereifant; il me fuffit de vous protefter que depuis lors non feulement Mi¬ lord eft content de moi; mais que je le fuis encore plus moi - meme qui fens mon entiere guerifon, bien mieux qu’il ne la peut voir. De peur de lui Lifter une defiance inutile, je lui u H e' l o i s e! iSI ai cache que je ne vous avois point Vues. Quand il me demanda ft le voile etoit leve , je 1'affirmai fans balancer, & nous n’en avotis plus parle. Oui, Coufine, il eft leve pour jamais, ce voile dont ma raifoti fut long-terns offuf- quee. Tous mes tranfports inquiets font eteints. Je vois tous mes devoirs & je les aime. Vous m’etes toutes deux plus chercs que jamais s mais n1on cceur ne diftingue plus 1’une de l’au- tre, & ne fepare point les infeparables. No us arrivames avant -hier a Milan l Nous en repartons apres demain. Dans huit joUrs nous comptons etre a Rome , & j’efpere y trou- ver de vos nouvelles en arrivant. Qu’it me tardtf devoir ces deux etonnantes perfonnes quitrou- blent depuis fi long-terns le repos du plus grand des honimes. O Julie ! 6 C’aire! il faudroit vo-s tre egale pour meriter de le rendre hedfeuxa L E T T R E. -X* Rcpoufi de Mad e . d'Orbe* l^^Ous attehdions tous de vos rioiivelfl# avec impatience, & je n’ai pas befoin de vou£ dire combien vos lettres ont frit de p ! aifir a \$ petite conimunaute : mais ce que vous he de« vinerez pas de theme, c’eft que de toiite 1 # maifbn je fuis pent - etre cello qu’elles out 1# Tome VL L Iff3 £ A N ,0 V V E L I 1 moins rejouip. Ils ont tous appris que vous aviez heureufement paffe les Alpes j moi , j’ai fonge que vous etiez au dela. A l’egard du detail que vous m’avcz fait, nous n’en avous rien dit au Baron, & j’en ai pafle a tout le monde quelques foliloques fort inutiies. M. de Wolmar a eu I’honnetete de ne feire que fe moquer de vous: Mais Julie n’a p.u fe rappeller les derniers momens de fa mere fans de nouveaux regrets &de nouvelles larnves. Elle n’a remarque de votre reve que ce qui ra- nimoitfts douleurs. Quant a moi, je vous dirai, mon cher Mai- tre, que jene fuis plus furpnfe de vous voir cn continuelle admiration de vous-meme, tou- jours achevant quelque folie * & toujours com- nienqant d’etre fage: caril y a long-terns que vous patfez votre vie a vous reprocher le jour de la veille, & a vous applaudir pour le len- demain. Je vous avoue auffi que ce grand effort de courage, qui, ft pres de nous vous a fait re- tourner comme vous etiez venu, ne me paroit pas auffi merveilleux qu’a vous. Je le trouve plus vain que fenfe, & je crois qu’a tout pren¬ dre j’aimerois autant moins de force avec un peu plus de raifon. Sur cette maniere de vous en aller pourroit - on vous demander ce que vous etes venu faire? Vous avez cu honte de vous montrer, & c’etoit de n’ofer vous raon- H e' L o 1 s ti i6% trer qu’il falloit avoir honte; comme fi la dou¬ ceur de voir fes amis n’effaqoit pas cent fois le petit chagrin de leur raillerie ! N’etieZ-vous pas trop heureux de venir nous offrir votre air effare pour nous faire rire? He bien done, je lie me fuis pas fnoquee da Vous alors; mais je m’en moque taut plus aujourd’hui; quoique 11 ’ayant pas le plaifir de vous mettre en colere, je ne pui/fe pas rire de fi bon coeur. Malheureufement, il y a pis encore; e’eft que j’ai gagne toutes vos terreurs fans me raf- furer comme vous. Ce t&ve a quelque chofe d’effrayant qui m’inquiete & m’attriife malgre que j’en aie. En lifant votre lettre , je blamois vos agitations ; en la finiflant, j’ai blame votre fecurite. L’on ne fauroit voir a la fois pour- quoi vous etiez fi emu , & pourquoi vous etes devenu fi trartquille. Par quelle bizarrerie avez- vous garde les plus triftes preflentimens juf- qu’au moment ou vous avez pu les detruire & ne 1’avez pas voulu '{ Un pas, un gefte, urt mot, tout etoit fini. Vous vous etiez alarme fans raifon, vous vous etes ralfure de memej mais vou* m’avez tranfmis la frayeur que vous n’avez plus, & il fe trouve qu’ayant eu de la force une feule fois en votre vie, vo'us{’avez eue a mes depens. Depuis votre fatale lettfe un ferrement de coeur ne m’a pas quitteejje n’approche point de Julie fans trembler de Is perdre. A chaque inftant je g-ois voir fur fort L 3 164 La Nouvelle vifage la paleur de la mort, & ce matin lx prelTant dans mes bras, je me fuis fentie en pleurs Ians favoir pourquoi. Ce voile ! Ce voile !. ... 11 a je ne fais quoi de finiftre qui me trouble chaque fois que j’y penfe. Non, je ne puis vous pardonner d’avoir pu 1’ecarter Ians l’avoir fait, & j’ai bien peur de n’avoir plus deformais un moment de contentement que je ne vous revoie aupres d’elle. Convenez auffi qu’apres avoir Ci long-terns parJe de philofo- phie , vous vous etes montre philofophe a la fin bien mal-a-propos. Ah! revez , & voyez vos amis; cela vaut mieux que de les fuir & d’etre un fage, II paroit par la Lettre de Milord a M. de Wolmar qu’il fonge ferieufement a venir s’e- tablir avecnous. Si-tot qu’il aura pris fon parti la . bas, & que fon cceur fera decide , reve- nez tous deux heureux & fixes ; c’eft !e voeu de la petite communaute, & fur-tout celui de votre amie, Claire d' Orbs. P. S. Au refte , s'il eft vrai que vous n’avez rien entendu de notre converfation dans l’E- lyfee , c’eft peut-etre taut mieux pour vous i car vous me favez afl'ez alerte pour voir les gens fans qu’ila m’apperqoivent, & alfez mav ligne pour perfiffler les ecouteurs. H e' l o i s e. L E T T R E XL Rtyo'ife de M. de Wolmar. ’Ecris a Milord Edouard, & je lui parle de vous fi au long,qu’il ne me refte en vous ecrivant a vous-meme qu’a vous renvoyer a fa lettre. La votre exigeroit peut-etre de ma part un retour d’honnetetes •, mais vous appeller dans ma famille; vous traiter en frere, en ami} faire votre foeur de celle qui fut votre arnan- te ; vous remettre l’autorite paternelle fur mes enfans i vous confier mes droits apres avoir ufurpe les votres ; voila les complimens dont je vous ai cru digne. De votre part, fi vous juf- tifiez ma conduite & mes fains, vous m’aurez aifez loue. J’ai tache de vous honorer par mon eftirne, honorez moi par vos vertus. Tout au¬ tre eloge doit etre banni d’entre nous. Loin d’etre furpris de vous voir frappe d’un fonge , je ne vois pas trop pourquoi vous vous xeprocliez de l’avoir ete. II me femble que pour im homme a fy it ernes ce n’eft pas une fi grande affaire qu’un reve de plus. Mais ce que je vous reprocherois volon- tiers , c’eft moins l’effet de votre fonge que fon efpece, & cela par une raifon fort difference de celle que vous pourriez penfer. Un Tyran fit autrefois mourir un homme qui dans un L 3 JS 6 La Nouvellb fonge avoit cru le poignardcr. Rappel!ez- vous la raifon qu’il donna de ce meurtre, & faites- vous-en l'application. Quoi! vous allee decider du fort de votre ami & vous fongez a vos an- ciennes amours! fans les converfations du foir precedent, je ne vous pardonnerois jamais ce reve-la. Penfez le jour a ce que vous allez faire a Rome , vous fongerez moins la nuit a ce qut s’eft fait a Vevai. La Fan chon eft m a lade; ceJa tient m a fem¬ me occupee & lui ote le terns de vous ecrire. II y a ici queiqu’un qui fupplee volontiers a ce foin. Heureux jeune homme! Tout confpire a votre bonheur : tous les prix de la vertu vous recherchent pour vous forcer a les meriter. Quant a celui de mes bienfaits n’en charges; perfonne que vous-meme; c’eft de vous feul quq je Fatteuds, l E T T R E XII, A M.ii IVol mar. cette Lettre demeure entre vous & moi, Qu’uu profond fecret cache a jamais leserreurs du plus vertueux des hommes. Dans quel pas dqngereux je me trouve engage ? O mon lage sjfc bienfaifant ami! que n’ai- je tous vos con- feils dans la memoire, comrae j’ai vos bontcs dflftS le §qeur! Jamais je n’eus ft grand befoui H e' l o i s v '. 167 de prudence, & jamais la peur d’en manquer ne nuiGt tant au peu que j’en ai. Ah ! ou font vos (bins paternels , ou font vos leqons, vos lumieres 'i Que deviendrai-je fans vous ? Dans ce moment de crife , je donnerois tout l’efpoir de ma vie pour vous avoir ici duranthuit jours. Je me fuis trompe dans toutes mes conjedu- res ; Je n’ai fait que des fautes jufqu’a ce mo¬ ment. Je ne redoutois que la Marquife. Apres {’avoir vue , effraye de fa beaute, de fon adrelfe, je m’efforcois d’en detacher tout-a-fait l’ame no¬ ble de fon ancien amant. Charme de le ramener du cote d’ou je ne voyois rien a craindre, je lui parlois de Laure avec l’eftime & l’admira- tion qu’elle m’avoit infpiree ; en relachant fon plus fort attachement par I’autre, j’efperois les rompre enfin tous les deux. II fe preta d’abord a mon projet; il outra meme la complaifance, & voulant peut - etre punir mes importunites par un peu d’alarmes , il affeda pour Laure encore plus d’empreflement qu’il ne croyoit en avoir. Que vous dirai-je au- jourd’hui ? fon empreifement eft toujours le me¬ me , mais il n’alfede plus rien. Son coeur epui- fe par tant de combats s’eft trouve dans uu etat de foibleife dont elle a profite. 11 feroit diftici- le a tout autre de feindre long-terns de l’amour aupres d’elle, jugez pour l’objet meme de la paffion qui la confume. En verite, l’on ne peut voir cette infortunee fans etre touche de fon air L 4 jr6g La Nouvelle & de fa figure; une impreffion. de langueur & d’abattement qui ne quitte point fon charmanfc vifage, en eteignantla vivacite de fa phyfiono- lriie, la rend plus intereflante , & commeles rayons du foleil echappes a travers les nuages , fes yeux terms par la douleur lancent des feux pips piquans. Son humiliation meme a toutes les graces de la modeftie : en la voyant on la plpint s en lecoutant on l’honore ; enfin je dois dijre a la junification de mon ami que je ne con- nois que deux hommes au nionde qui pui/Tent refer fans rifque aupres d’elle. II s’egare, 6 "Wolmar! je le vois, je le fens ; je vous l’avoue dans l’amertume de mon cqeur. Je fremis en fongeant jufqu’ou fon ega- repient peut lui faire oublier ce qu’il eft & ce' qu>’il fe doit. Je tremble que cet intrepide amour de la ve tu , qui lui fait mcprifer l’opinion pu- blique , ne le porte a l’autre extreruite, & ne lui faffe btaver encore les loix facrees de la de¬ fence & de l’honnetete. Edouard Bomfton faire pn tel manage !..., vous concevez !-fous Jes yeux de fon ami! .. .. qui le pennet! .... qui le fop Ire ! & qui lui doit tout!. ... II fau- dta qu’il m’arrachg le ctvyr de fa mainavant Ja profaner ainfi.. Cepcpdant 4 que faire? Comment me com- porter ? Vous connoiifez fa violence. On ne gagne rien avee lui par les difcours, & les ftens ifopifts quel^ue tem$ ire font pas proves a calm* H e' L 0 l S E. 169 flies craintes. J’ai feint d’abord de ne pas l’en- tendre. J’ai fait indiredement parier la raifon en maximes generates: a fon tour il ne ni’en- tend point. Si j’elfaie de le toucher un peu plus au vif , il repond des fentences , & croit m’avoir refute. Si j’infifte , il s’emporte, il prend un ton qu’un ami devroit ignorer , & auquel l’aniitie lie fait point repondre. Croyez que je ne fuis en cet- te occafion ni craintif, ni tiniide ■, quand on eft dans fon devoir , on n’eft que trop tente d’etre £er; mais i! ne s’ag't pas ici de fierte, il s’agit de reuflir, & de fauffes tentatives peuvent nuire aux meilleurs moyens. Je n’ofe prefque entrer avec lui dans aucune difcuflion ; ear je fens tous les jours la verite de l’avertiffement que vous m’avez donne, qu’il eft plus fort que moi de raifonnement , & qu’il ne faut point l’enflammer par la difpute. Il paroit d’ailleurs un peu refroidi pour moi. On diroit que je l’inquiete. Combien avec tant de fuperiorite a tous egards un homme eft ra¬ table par un moment de foiblefle ! Le grand, le fublime Edouard a peur de fon ami, de fa creature, de fon eleve! Il femble meme, par quelques mots jettes fur le choix de fon fejour s’il ne fe marie pas, vouloir tenter ma ftdelite par mon interet, Il fait bien que je ne dois ni ne veux le quitter. O Wolmar, je ferai mon devoir & fuivrai par-tout mon bienfaiteur. Si j’etois iache & viJ, que gagnerois je a ma per- l f 170 La Notjvelle fidie ? Julie & foil digne epoux confieroient-ils leurs enfans a un traitie ? Vous rn’avez dit fouvent que les petites paf- fions ne prennent jamais le change & vont tou- jours a leur fin , mais qu’on peut armer les grande* contre elles - memes. J’ai cru pouvoir ici faire ufage de cette maxime. En eifet, la compsffion, le mepris des prejuges , l’habitude , tout ce qui determine Edouard en cette occa- ilon echappe a force de petite/Te & deyient pref- que inattaquable. Au lieu que le veritable amour eft infeparable de la generofite , & que par elle on a toujours fur lui quelque prife. j’ai tente cette voie indirede , & je ne defefpere pas du fucces. Ce moyen paroit cruel; je ne l’ai pris qu’avec repugnance. Cdpendant, tout bien pefe, je crois rendre fervice a Laure elle-meme. Que feroit-elle dans l’etst auquel elle peut monter, qu’y montrer fon ancienne ignominie? Mais qu’elle peut etre grande en demeurant ce qu’elle eft ! Si je connois bien cette etrange fillp , elle eft faite pour jouir de fon facrifice, plus que du rang qu’elle doit refufer. Si cette reffource me manque, il m’en refte une de la part du gouvernement a caufe de la Religion; mais ce moyen ne doit etre employe qu’a la derniere extremite & au defaut de tout autre; quoi qu’il en foit, je n’en veux epargner aucun pour prevenir une alliance indigne & def- honnete. Q refpedable Wolmar ! je fuis jaloux H e' l o i s e! 171 de votre eftime durant tous les momens de ma vie : Quoi que puiffe vous ecrire Edouard , quoi que vous puiffiez entendre dire , fouvenez-vous qu’a quelque prix que ce puiffe etre , tant que nron cceur bqttra dans ma poitrine , jamais Lau - 1 cetta Pif an a ne fera Ladi Bo mil on. Si vous approuvez mes mefures , cette Lettre n’a pas befoin de reponfe. Si je me trompe, indruifez-moL Mais hatez-vous , carii n’y a pas un moment a perdre. Je ferai mettre l’adreffe par une main etrangere. Faites de merne en me repondant. Apres avoir examine ce qu’il fout *faire , brulez ma lettre & oubliez ce qu’elle con- tienf. Voici le premier & le feul fecret quej’au- rai eu de ma vie a cacher aux deux Couiines : ii j’ofois me Her davantage a mes lumieres, vous- meme n’en lauriez jamais rien ( aa ). LETTRE XIII.! Be Mad e . d e Wohnar a Made, d’ Or be. Jf-gE Courier d’ltalie fembloit n’attendre pour arriver que le moment de ton depart, commc ( aa~) Pour bien entendre cette lettre & la troifiema de la VIme partie , il faudroit favoir les aventures de Milord Edouard ; & j’avois d’abord refolu de les ajouter a ce recueil. En y repentant, je n’ai pu me refoudre a gater la fimplicite de l’hiftoire des deux amans par le romanefque dela lienne. II vaut migux laiffgr quelque ghofe a deyine? ail Ig&eur, 172 La Nouvelle pour te punir de ne l’avoir differe qu’a caufe de lui. Ce n’eft pas moi qui ai fait cette joJie de- couverte ; c’eft moil mari qui a remarque qu’ayant fait mettre les chevaux a huit heures , tu tardas de partir jufqu’aonze, non pour l’a- mour de nous , mais apres avoir demande vingt fois s’il en etoit dix, parce que c’eft ordinaire- ment 1’heure ou la pofte pafl’e. Tu es prife, pauvre Confine, tu ne peux plus t’en dedire. Ma'gre 1’augure de la Chaillot, cette Claire fi folle, ou plutot fi Cage, n’a p'u letre jufqu’au bout ; te voila dans les memes lacs dont tu pris taut de peine a me degager, * & tu n’as pu c mferver pour toi la liberte que tu m’as rendue. Mon tour de rire eft-il done ve- nu '( Chere amie, il faudroit avoir ton charme & tes graces pour favoir plaifanter comme toi, & donner a la raillerie elle - meme l’accent ten- dre & touchant des careffes. Et puis , quelle dif¬ ference entre nous ! De quel front pourrois-je me jouer d'un rnal dont je fuis la caufe & que tu t'es fait pour me l’oter. 11 n’y a pas un fenti- ment dans ton cocur qui n’offce au mien quelqu© fujet de reconnoilance, & tout jufqu’a ta foi- bleife eft en toi Pouvrage de ta vertu. C’eft cela meme qui me confute & m’egaie. II falloit me plaindre & pleurer de mes fautes; mais on peut Je moquer de la mauvaife honte qui te fait rou- gip d’un attachemcnt aufti pur que toi. Revenons au Courier d'ltalie, & laiflons H e ; l o i s' t. 1*7 5 ’ un moment les moralites. Ce feroit trop abufer de mes anciens titres; car il eft permis d’en- dormir fon auditoire, mais non pas de l’impa- tienter. He bien donc,ce Courier que je fais ft lentement arriver , qu’at-il apporte ? Rien que de bien fur la fame de nos amis, & de plus une grande Lettre pour toi. Ah bon! je te vois deja fourire & reprendre haleine; la let¬ tre venue re fait attendre plus patiemment ce qu’elle contient. Elle a pourtant bien fon prix encore, meme apres s’etre fait delirer; car elle refpire une fi.... mais je ne veux te parler que de nouvelles , & futement ce que j’allois dire n’en eft pas une, Avee cette Lettre , il en eft venu une autr® de Milord Edouard pour mon mari, & beau- coup d’amities pour nous. Ceile-ci contient ve- ritablement des nouvelles , 8c d’autant moins attendues que la premiere n’en dit rien. IIs de- voient le lendemain partir pour Naples, ou Milord a quelques affaires , & d’ou ils iront voir le Vefuve.... Conqois-tu , ma chere, ce qu® cette vue a de fi attrayant? Revenus a Rome, Claire, penfe, imagine.... Edouard eft fur le point d’epoaler..., non , graces auCiel , cette indigne Marquife •, il marque , au contraire , qu’elle eft fort mal. Qiii done ? . ... I,aure, l’ai- mable Laurej qui. . mais pourtant.,,., quel mariage !.... Notre ami n’en dit pas un mot. Auifitdt apres ils partiront tous trois, & vien- < i?4 L A NouvELii dront ici prendre leurs derniers arrangemens. Mon mari ne m’a pas dit quels; mais il compt* toujours que St. Preux nous reftera. Je t’avoue que fon ffience m’inquiete un peu„ J’ai peine a voir clair dans tout cela. J’y trouve des fituations bizarres , & des jeux du coeur hu- main qu’on n’entend guere. Comment un hom- me aulli vertueux a-t-il pu fe prendre d’unepaf- fion fi durable pour une auffi mecbante femme que cette Marquife? Comment elle-meme avec un cara&ere violent & cruel a-t-elle pu conce- voir & nourrir un amour auffi vif pour un hom- rae quilui reffembloit fi peu ; fi tant eft cepen- dant qu’on puifle honorer du nom d’amour une fureur capable d’infpirer des Crimes ? Comment un jeune coeur auffi genereux, auffi tendre, auffi definterelfe que celui de Laure a-t-ii pu fuppor- ; ter fes premiers defordres? Comment s’en eft-il retire par ce penchant trompeur fait pour egarer fon fexe , & comment l’amour qui perd tant d’honnetes femmes a-t-il pu venir a bout d r en faire une ? Dis-moi, ma Claire , defunir deux coeurs qui s’aimoient fans fe convenir; joindre ceux qui fe convenoient fans s’entendre, faire triompher 1’amour de 1’amour-meme; dufeindu vice & de l’opprobre tirer le bonheur & la ver- tu ; delivrer fon ami d’un monftre en lui creant, pour ainfi dire , une compagne .... infortunee» il eft vrai, mais aimable, honnete meme, au nioins il, comme je l’ofe croire, on peut le H e' t o i s t. iyf\ redevenir: Dis ; celui qui auroitfait toutcela feroit-il coupable 't celui qui l’auroit fouffert fe- roit-il a blamer ? Ladi Bomfton viendra done ici? Ici, mon ange ! Qu’en penfes-tu ? Apres tout quel pro- dige ne doit pas etre cette etonnante fiUe que fon education perdit, que fon coeur a fauvee „ & pour qui l’amour fut la route de lavertu? Qui doit plus l’adrdffer que moi qui fis tout Je contraire , &que mon penchant feul egara „ quand tout concouroit a me bien conduire? Je m’avilis moins, il eft vrai mais me fuis-je eleyee comme elle ? Ai-je evite tant de pieges & fait tant de facrifices ? Du dernier degre de la honte elle a fu remonter au premier degre de l’honneur ; elle eft plus refpe&able cent fois que ii jamais elle n’eut ete coupable. Elle eft fenfible & vertueufe : qtle lui faut-il de plus pour nous reflembler ? S’iln'y a point de retour aux fautes de la jeunefle, quel droit ai je a plus d’in- dulgence , devant qui dois-je efperer de trouver grace, & a quel honneur pourrois-je pretendre en refufant de l’honorer ? He bien, Confine , quand ma raifon me dit cela, mon coeur en murmure, & fans que je puilfe expliquer pourquoi, j’ai peine a trouver bon qu’Edouard ait fait ce mariage, & que fon ami s’en foit rnele. O l’opinion, Popinion! • Qu’on a de peine a feeouerfon joug! Toujours elle nous porte a Pinjuftice : le bien paife s’ef- I’J?> h A NO U V E £ £ E face par le mal prefent •, le mal paife ne s’efFa- cera-1-il .jamais par aUcun bien? J’ai laiffe voir a mon mari mon inquietude fur la condoite de St< Preux dans cette affaire. II femble j at-je dit, avoir honte d’en parler a ma Coufine. II eft incapable de laehete , mais il eft foible . ... trop d’jndulgence pourles fautes d’un ami.... Non , rn’a-t- il dit ; il a fait fon de¬ voir ; i] (e fera, je le fa is I je ne puis rien voes dire de plus : mais St. Preux eft un honnete gar- qon. Je reponds de lui, vous en fcrez conten- te ..'.. Claire , il eft itnpoflible que Wolmar me trompe, & qu’il fe trompe. Uu difcours ftpofi- tif m’a. fait rentrer en. moi - meme : j’aicornpris quetous mes fcrupules tie venoient que de fauffe delicateffe, & que li j’etois moins vaine & plus equitable, je trouverois LadiBbmftonplus digne de foil rang. : . Mais lailfons un peu Ladi Bomfton & re ve¬ nous a nous. Ne fehs - tu point trop en lifant cette lettre que nos amis reviendront plutot qu’ils n’etoient attendus, & le coeur ne-te dit- il rien ? Ne bat - il point a prefent plus fort qu’a Pordkiaire , ce coeur trop tendre & trop fembla- ble au mien ?,No fonge- t - il point au danger de vivre famiiierement avec un-objet cheri ? de la voir tous les jours? de loger fousle meme toit? & fi mes erreurs n.e m’otcrent point ton eftxt me, mon exemple ne te fait - il rien craindra pour toi? Combien dans nos jetines anslu raii fon l H s' L Q i S E; 177 Fon, 1’amitie , l’honneur t’infpirent pour moi de craintes que l’aveugle amour me fit meprifer! C’eft mon tour, maintenant ma douce amie, & j’ai de plus pour me faire ecouter la trifte au- torite de 1’experience. Ecoute - moi done tandis qu’il en eft terns , de peur qu’apres avoir paffe la moitie de ta vie a deplorer mes fautes, tu ne pafles l’autre a deplorer les tiennes. Sur-tout, ne te fie plus a cette gaiete folatre qui garde celks qui n’ont rien a craindre, & perd celles qui font en danger. Claire, Claire! tu te moquois de l’amour une fois 5 mais c’eft parce que tu ne le connoiffois pas, & pour n’en avoir pas fenti les traits, tu te croyois au deifus de fes atteintes. II fe venge , & rit a fon tour. Apprends a te de¬ fier de fa traitreife joie, ou crains qu’elle ne te coute un jour bien des pleurs. Chere amie, il eft terns de te montrer a toi-meme j car jufqu’ici tune t’es pas bien vue: tu t’es trompbe fur ton caradtere, & n’as pas fu t'eftimer ce que tu va- lois. Tu t’es fiee aux difeours de la Chaillot; fur ta vivacite badine elle te jugea peu fenfible; mais un coeur comme le tien etoit au deifus de fa portee. La Chaillot n’etoit pas faite pour te connoitre; perfonne au monde ne t’a bien con- nue , excepte moi feule. Notre ami meme a pin* t6t fenti que vu tout ton prix. Je t’ai laiffe ton erreur tant qu’elle a pu t’etre utile, a prefent qu’elle te perdroit il faut te l’oter. Tu es vive, & te crois peu fenfible. Pauvr^ Tome VI M 178 L A Nouvelle enfant, que tu t’abufes! ta vivacite meme proute le contraire. N’eft-ce pas toujours fur des cho- fes de fentiment qu’elle s’exerce! N’eft-ce pas de ton coeur que viennent les graces de ton en- jouement? Tes railleries font des fignes d’interet plus touclians que les complimens d’un autre j tu careifes quand tu folatres; tu ris, mais ton rire penetre l’ame; tu ris mais tu fais pleurer de tcndrelfe, & je te vois prefque toujours fe- rieufe avec les indifterens. Si tu n’etois que ce que tu pretends etre, dis- ttfoi ce qui nous uniroit fi fort l’une a l’autre ? ou feroit entre nous le lien d’une amitie fans exemple ? par quel prodige un tel attacliement feroit-il venu chercher par preference un coeur fi peu capable d’attachement. ? Quoi! celle qui n’a vecu que pour foil amie ne fait pas aimer ? Celle qui voulut quitter pere, epoux, parens, & fon pays pour la fuivre ne fait preferer l’amitie a rien ? Et qu’ai-je done fait, moi qui porte un coeur fenfible? Coufine, je me fuis laiffee ai¬ mer, & j’ai beaucoup fait, avec toute ma fen- iibilite, de te rendre une amitie qui valut ia tienne. Ces contradictions t’ont donne de ton carac- tere l’idee la plus bizarre qu’une folle comme toi put jamais concevoir; e’eft de te croire a la Tois ardente amie & froide amante. Ne pouvant difeonvenir du tendre attachement dout tu te iyntois penetree, tu crus n’etre capable que de H Z' L 0 i 3 t* 179 Celui-U. Hors ta Julie, tu ne penfois pas que tien put t’emouvoir au monde* comme fi les cceurs naturellement fenfibles pouvoient ne l’c- tre que pour un objet, & que, ne fachant aimer que moi, tu m’eufies pu bien aimer moi-meme* Tu demandois plaifamment fi 1’ame avoit un fexe? Non, mon enfant, l’ame n’a point de fexej niais fes affedions les diftinguent, & tu commences trop a le fentir. Parce que le pre¬ mier amant qui s’oifrit ne t’avoit pas emufi, tu crus auffi-tot ne pouvoir I’etre; parce que tu jnanquois d’amour pour ton foupirant, tu crus n’en pouvoir fentir pour perfonne. Qiiand il fut ton mari tu l’aimas pourtant, & fi fort, que notre intimite meme enfouffrit; Cette ame fi peu fenfible fut trouver a l’amour un fupplement en¬ core aifez tendre pour fatisfaire un honnete homme. Pauvre Coufine ! C’eft a toi deformais de r4- foudre tes propres doutes, & s’il eft vrai Ch' un frcddo amante e mol ftcuro amico (bb). J’ai grand peur d’avoir maintenant une raifon de trop pour compter fur toi: mais il faut que j’a- cheve de te dire la-delfus tout ce que je penfe. Je foupqonne que tu as aim6 fans le favoir, bien plut6t que tu ne crois, ou du moins, que le (bb) Ce vers eft renverfe de foriginal ; & n’en de- plaife aux belles Dames, le fens de I’auteur eft plus ve¬ ritable & plus beam Mm igo La Nouvells merne penchant qui me perdit t’eut feduite fi ne t’avois prevenue. Conqois-tu qu’un fentiment fi naturel & fi doux puiife tarder fi long-terns a naitre ? Concois - tu qu’a l’age oil nous etion-s on puiffe impunement fe familiarifer avec un jeune homme aimable, ou qu’avec tant de con- formite dans tous nos gouts celui-ci feul ne nous eut pas ete commun ? Non , mon ange, tu l’au- rois aime j’en fuis fiire, li je ne 1’eulTe aime la premiere, Moins Foible & non moins fenlible, tu aurois ete plus fage que moi Fans etre plus heureufe. Mais quel penchant eut pu vaincre dans ton ame honnete l’horreur de la trahifon & de l’infidelite ? I’amitie te fauva des pieges de l’amour j tu ne vis plus qu’un ami dans l’a- mant de ton amie, & tu rachetas ainli ton coeur aux depens du mien, Ces conje&ures ne font pas meme Fi con- jedures que tu penfes , & fi }e voulois rap- peller des terns qu’il faut oublier, il me feroit aife de trouver dans l’interet que tu croyois lie prendre qu’a moi /eule un interet non moins vif pour ce qui m’etoit cher. N’ofant 1’aimer tu voulois que je TaimalTe } tu jugeas chacun de nous neceflaire au bonheur de l’autre, & ce coeur, qui n’a point d’egal au monde , nous en cherit plus tendrement tous les deux» Sois fure que fans ta propre foibldfe tu m’au- rois ete moins indulgente; mais tu te ferois re- procliee fous le nom de jaloufie une jujie feve- rite. Tu ne te fentois pas en droit de combattre en moi le penchant qu’il eut fallu vaincre, & craignant d’etre perfide plutot que fage , en im- molant ton bonheur au n6tre tu crus avoir aflez fait pour la vertu. Ma Claire , voila ton hiftoire ; voila com¬ ment ta tyrannique amitie me force a te favoir gre de ma honte , & a te remercier de mes forts. Ne crois pas, pourtant, que je veuille t’imite r en cel a. Je ne fuis pas plus difpofee a luivre ton exemple que toi le mien, & comme tu n’as pas a craindre mes fautes, je n’ai plus , graces au Ciel, tcs raifons d’indulgence. Quel plus digne ufage ai-je a faire de la vertu que tu ra’as rendue , que de t’aider a la conferver ? II faut done te dire encore mon avis fur ton etat prefent. La longue abfence de notre maitre n’a pas change tes dilpofitions pour lui. Ta liberte recouvree, & fon retour ont pro- duit une nouvelle epoque dont l’amour a fu profiter. Un nouveau fentiment n’eft pas ne dans ton coeur, celui qui s’y cacha li long-tems n’a fait que fe mettre plus a l’aife. Fiere d’ofer te l’avouer a toi - meme, tu t’es preflee de me le dire. Cet aveu te fembloit prefque necef- faire pour le rendre tout-a-fait innocent; en de- venant un crime pour ton amie il cefloit d’en etre un pour toi, & peut - etre ne t’es - tu li- vree au mal que tu combattois depuis tant d’an- nees, que pour miqjjx achever de m’en guerir. M 3 r8s La Nodyhi* J’ai fenti tout cela, ma chere; je me fins peu alarmee d’un penchant qui me fervoit de fauve-garde, & que tu n’avois point a te re- procher. Get hiver que nous avons pafle tous enfemble au fein de la paix & de l’amitie m’a donne plus de confiance encore , en voyant que loin de rien perdre de ta gaiete , tu femblois l’a- voir augmamtce. Je t’ai vue tendre, empreflee* attentivej mais franche dans tescarefTes, naive dans tes jeu^fj lass m yttere, fans rufe en tout© chofe , & dans tes plus vives agaceries la joie de Pinnocence reparoit tout, Depuis notre entretien de PElyfee je ne fuis plus ii contente de toi. Je te trouve trifte & reveufe. Tu te plais feule autant qu'avec ton amie ; tu n’as pas change de langage mais d’accent, tes plaifanteries font plus timides $ tu n’ofes plus parler de lui fi iouvent; on dk yoit que tu crains toujours qu’il ne t’ecoute, & Von voit a ton inquietude que tu attends d§ fes nouvelles plutot que tu n’en demandes. Je tremble, bonne Cop line, ^u&.tu-ne fen- tes pas tout ton mal, & que l'e trait ne foifc enfonce plus avant que tu n’as paru le crain* dre, Crois r moi , fonde bien ton cteur ma- lade j dis-toi-bign , je le repete, fi, quelqu© fage qu’on puifle etre , on peut fans rifque demeurer long-terns avec ce qu’on aime, 8c fi h confiance qui me perdit eft tout-a-fait Ians danger pour toi » vqus etes fibres tous deux H e’ l o 1 s t i83 e’eft precifement ce qui rend les occafions plus fufpedtes. II n’y a point, dans un coeur ver- tueux, de foibleiTe qui cede au remords, & je eonviens avec toi qu’on eft toujours affez forte contre le crime ,• mais helas ! qui peut fe garan- tir d’etre foible ? Cependant regarde les fuites , fonge aux effets de la honte. II faut s’honorer pour etre honoree, comment peut-on meriter le reipedl d’autrui fans en avoir pour foi-meme , & ous’arretera dans la route du vice ceile qui fait le premier pas Ians effroi ? Voila ce que je dirois a ces femmes du monde pour qui la morale & la re¬ ligion ne font rien ,* & qui n’ont de loi que I’opinion d’autrui. Mais toi, femme vertueufe & chretienne; toi qui vois ton devoir & qui Paimes} toi qui connois & fuis d’autres regies que les jugemens publics , ton premier honneur eft eelui que te rend ta confcience, & c’eft cei lui-la qu’il s’agit de conferver. Veux-tu favoir quel eft ton tort en toute cette affaire ? C’eft je te le redis , de rougir d’un fentiment honnete que tu n r as qu’a de¬ clarer pour le rendre innocent ( cc ) : mais avec toute ton humeur folatre , rien n’eft li timide que toi. Tu plaifantes pour ffaire la (cc) Pourquoi l’Editeur laiffe-t-il les continuelles re. petitions dont cette Lettre eft pleine , ainfi que beau- coup d’autres ? Par une raifon fort fimple; c’eft qu’il ne fe foucie point du tout que ces Lettres plaifent a ceux qui feront cette q ueRion. M 4 184 La Nouveile brave, & je vois ton pauvre coeur tout trern- blant. Tu fais avec l’amour dont tu feins de rire, comme ces enfans qui chantent la nuifc quand ils ont peur. O chere amie! Souviens- toi ;de Tavoir dit mille fois ; c’eft la faufle honte qui mene a la v4ritahle, & la vertu ne fait rougir que de ce qui eft mal. L’amour en lui - meme eft-il un crime? N’eft-il pas lo plus pur ainfi que le plus doux penchant de la nature ? N’a-t-il pas une fin bonne & lou a- ble ? Ne d^daigne - t - il pas les ames baffes & rampantes ? N’anime-t-il pas les ames grandes & fortes ? N’annoblit-il pas tous les fentimens ? Ne double-t-il pas leur etre? Ne les eleve-t-il pas au-deflus d’elles-memes ? Ah ! fi pour etre Jionnete & fage, il faut etre inacceffibie a fes traits , dis, que refte-t-il pour la vertu fur la terre ? Le rebut de la nature, & les plus vils des mortels, Qu’as - tu done fait que tu puifles te repro- eher ? N’as-tu pas fait choix d’un honnete hom- jne? N’eft - il pas libre ? Ne Res-tu pas? Ne merite - t-il pas toute ton eftime ? N’as - tu pas toute la fienne ? Ne feras -tu pas trop heureufe de faire le bonheur d’un ami fi digne de ce nom , de payer de ton coeur & de ta perfonne les an- eiennes dettes de ton amie, & d’honorer en Re¬ levant a tpi le merite outrage par la fortune ? Je vois les petits fcrupules qui t’arretent. D&- tnentir une resolution prife & declaree, donnei- He' l o i s e. \m fuccelfeur au defunt, montrer fa foiblcfle au public , epoufer un aventurier , car les ames baf- fes , toujours prodigues de titres fletriflans, fau- rout bien trouver celui-ci. Voila done les rai- £ons fur lefquelles tu aitnes mieux te reprocher ton penchant que le juftifier ; & couver tes feux au fond de ton coeur que les rendre legitimes ? Mais je te prie, la home eft-elle d’epoufer celui qu’on aime ou de l’aimer fans l’epoufer ? Voila le choix qui te refte a faire. L’honneur que tu dois au defunt eft de refpeder alfez fa Veuve pour lui donner un mari plutot qu’un amant, & fi ta jeunelfe te force a remplir fa place, n’eft-ce pas rendre encore hommage a fa memoire , de choifir un homme qui lui fut cher ? Quant a l’inegalite, je croirois t’offenfer de combattre une objection fi frivole, lorfqu’il s’a- git de fagelfe & de bonnes rnceurs, Je ne con- nois d’inegalite deshonorante que celle qui vient du caradere ou de l’education, A. quelque etat que parvienne un homme imbu de maximes baifes, il eft toujours honteux de s’allier a lui. Mais un homme eleve dans des fentimens d’hon- neur eft l’egal de tout le mOnde, il n’y a point de rang ou il ne foit a fa place. Tu fais quel etoit l’avis de ton pere meme quand il fut queltion de moi pour notre ami. Sa famille eft honnete quoiqu’obfcure. Il jouit de 1’efti- rne publique, il la merite. Avec cela fut-il le dernier des hommes, encore ne faudroit-il pas M S i8 on me retient deux lettres; mais j’en ai deux autres que , quoi que tu puilfes croire, je ne changerois furement pas contre celles-la , quand tons ies fi du monde y fe- roient. Je te jure que f celle d’Hc-nriette ne tient pas fa place a cote de la tienne, c’eft O 3 2io La Nouvellb qu’elle la pafl£, &quenitoini moi n’ecrironsj de la vie rien d’auili joli. Et ppis on fe don- nera les airs de traiter ce prodige de petite ini- pertinente ! Ah , c’eft allurement pure jaloufie. En effet, te voit - on jamais a genoux devant elle lui baifer humblement les deux mains l’une apres Pautre ? Graces a toi, la voila modefte comme une vierge, & grave comme un Caton ; relpeciant tout le monde , jufqu’a fa mere; il n’y a plus le mot pour rire a ce qu’elle dit; a ce qu’elle ecrit, pafi’e encore. AulTi depuis que j’ai decouvert ce nouveau talent, avant que tu gates fes lettres comme fes propos, je compte etablir de fa chambre a la mienne un Courier d’ltalie, dont oil n’efcamotera point les paquets. Adieu, petite Coufine, voila des N r-ponfes qui t’apprendront a relpecler mon credit renait fant. Je voulois te parler de ce pays & de fes habitans, mais il faut mettre fin ace volume, & puis tu m’as toute brouillee avec tes fantai- fi.es , & le mari m’a prefque fait oublier les ho- tes. Comme nous avons encore cinq a fix jours a relter ici, & que j’aurai le terns de mieux re- voir le peu que j’ai vu, tu ne perdras rien pour attendre, & tu peux compter fur un fecond tome avant mon depart, H e' l o l s t . an L E T T R E III. Be Milord Edouard a M. de Wolmar Ju^foN,cher Wolmar, vous ne vous etes point trompe, le jeune homme eft fur; mais moi jene le fuis guere, &j’ai failli payer cher l’experience qui m’en a convaincu. Sans lui, je fuccombois moi-meme a I’epreuve quejelui avois deltinee. Vous favez que pour contenter fa reconnoiffance & remplir Ton coeur de nou- veaux objets , j’affedois de donner a ce voyage plus d’importance qu’il n’en avoit reellement. D’anciens penchans a flatter, une vieille habi¬ tude a fuivre encore une fois, voila avec ce qui fe rapportoit a St. Preux tout ce qui m’enga- geoit a l’entreprendre. Dire les derniers adieux aux attachemens de ma jeunefle, ramener un ami parfaitement gueri, voila tout le fruit que j’en voulois recueillir. Je vous ai marque que le fonge de Ville- neuve m’avoit laiffe des inquietudes. Ce fonge me rendit fufpe&s les tranfports de joie aux- quels il s’etoit livre quand je lui avois annon- ce qu’il etoit le maitre d’elever vos enfans & de paifer fa vie avec vous. Pour rnieux l’ob- ferver dans les effulions de fon coeur, j’avois O 3 2i2 La Nouvelle d’abord prevenu fes difficultes; en lui declarant que je m’etablirois nioi-meme avecvous t je ne lailTois plus a fon amitie d’obje&ions a me-faire > mais de nouvelles refblutions me firent changer de langage. II n’eut pas vu trois fois la Marquife,' que nous fumes d’accord fur fon compte. Malheu- reufement pour elle, elle voulut le gagner , & ne fit que lui montrer fes artifices. L’infortu- nee ! Que de grandes qualites fans vertu ! que d’amour fans honneur ! Cet amour ardent & vrai me touchoit , m’attachoit, nourriflbit le mien - y mais il prit la teinte de fon ame noire, & fi- nit par me faire horreur. II ne fut plus queftion d’elle. Qiiand il eut vu Laure, qu’il connut fon cceur, fa beaute, foil e/prit, & cet attache- ment fans exemple trop fait pour me rendre lieureux, je refolus de me fervir d’elle pour bien eclaircir l’etat de St. Preux. Si j’epoufe Laure , lui dis-je , mon deflein n’eft point de la mener a Londres ou quelqu’un pourroit la re¬ connoitre ; mais dans des lieux ou l’on fait ho- norer la vertu par-tout ou elle eft; vous rem- plirez votre emploi, & nous ne ccflerons point de vivre enfemble. Si je ne Pepoufe pas, il eft terns de me recueillir. Vous connoilfez ma maifon d’Oxfort-Shire , & vous choifirez d’ele- ver les enfans d’un de vos amis, ou d’accom- pagner fautre dans fa folitude. Il me fit la re- H E L O * S E. 213 ponfe a laquelle je pouvois m’attendre ; mais je voulois l’obferver par fa conduite : Car fi pour vivre a Clarens il favorifoit un mariage qu’il cut du blamer, ou fi dans cette occafion delicate il preferoit a fon bonheur la gloire de fon ami, dans Tun & dans l’autre cas l’epreuve etoit faite, & fon coeur etoit juge. Je le trouvai d’abord tel que je le defirois j fermp coittre le projet que je feignois d’avoir, & arme de toutes les raifons qui devoient m’em- peclier d’epoufer Laure. Je fentois ces raifons mieux que lui, mais je la voyois fans celfe, & je la voyois affligee & tendre. Mon coeur tout- a-fait detache de la Marquife , fe fix a par ce commerce affidu. Je trouvai dans les fentimens de Laure de quoi redoubler Fattacliement qu’elle m’avoit infpire. J’eus home de facrifier a l’opi- nion, que je meprifois, l’eftime que je devois a fon merite; lie devois-je rien auili a l’elpe- rance que je lui avois donnee, finon par mes difcours, au moins par mes foins ? Sans avoii? rien promts, ne rien tenir c’etoit la tromper; cette tromperie etoit barbare. Enfin joignant a monpenchantune efpece de devoir, & fongeant plus a mon bonheur qu’a ma gloire, j'achevai de l’aimer'par raifon; je refolus de pouifer la feinte aliifi loin qu’elle pouvoit aller , & jufqu’a la realite meme, fi je ne pouvois m’en tirer au- trement fans injuftice. Cependant je fentis augmenter mon inquie- O 4 2i4 La Nouvelli tude fur le compte du jeune homme , voyant qu’il ne remplifloit pas dans toute fa force Je lole dont jil s’etoit charge. II s’oppofoit a mes vues» improuvoit le nocud que je voulois former ; mais il combattoit mal mon inclination llaiflante; & me parloit de Laure avec tant d’e- loges , qu’en paroilfant me detourner de l’epou- fer, i! augmentoit mon penchant pour elle. Ces contradictions m’alarmerent. Je ne le trouvois point auili ferine qu'il auroit du l’etre. II fern- bloit n'ofer heurter de front mon fentiment, il molliiToit contre ma. refinance, il craignoit de me facher , il n’avoit point a mon gre pout fon devoir l’intrepidite qu’il infpire a ceux qui l’aiment. D’autres obfervations augmenterent ma de¬ fiance ; je fus qu’il voyoit Laure en fee ret, je remarquois entre eux des fignes d’intelligence, L’efpoir de s’unir a celui qu’elle avoit tant aime ne la rendoit point gaie. Je lifois bien la me- nie tendreffe dans fes regards , mais cette ten-' drelfe n’etoit plus melee de joie a mon ’abord 5 la triftelfe y dominoit toujours. Souvent dans les plus doux epanchemens de fon cceur , je la voyois jetter fur le jeune homme un coup d’ceil a la derobee, & ce coup d’oeil etoit fuivi de quelques larmes qu’on eherchoit a me cacher. Enfin le myftere fut pouffe au point que j’en fus alartne. Jugez de ma furprife. Que pou- vois-je penfer '{ N’avois-je rechauffe qu’un fer- H t' L O i S E. 21? pent dans mon Fein? J’ufqu’ou n’ofois-je point porter mes foupcons & lui rendre fon ancienne injuftice ? Foibles & malheureux qr^nous fom- mes , c’eft nous qui faifons nos propres maux ! Pourquoi nous plaindre que >les medians nous tourmentent, 11 les bons fe tourmentent encore entre eux ? Tout ce!a ne lit qu’acliever de me determi¬ ner. Quoique j’ignoralfe le fond de cette intri¬ gue , je voyois que Je cceur deLaure etoittou- jours le meme, & cette epreuve lie me la ren- doit que plus chere. Je me propofois d’avoir une explication avec elle avant la conclufion ; mais je voulois attendre jufqu’au dernier mo¬ ment , pour prendre auparavant par moi-meme tons les eclairciflemens poflibles. Pour lui, j’e- tois relolu de me convaincre, de le convain- cre,enfin d’aller jufqu’au bout avant que de lui rien dire ni de prendre un parti par rapport a lui, prevoyant une rupture infaillible , & ne voulant pas mettre un bon natutel & vingt ans d'honneur en balance avec des foupqons. La Marquife n’ignoroit rien de ce qui fe paf- foit entre nous. Eile avoit des epies dans le Couvent de Laure, & parvint a (avoir qu’il etoit queftion de mariage. Iln’en fallut pas da- vantage pour reveiller fes fureurs, elle m’ecri- vit des lettres menaqantes. Elle fit plus que d’e- crire; mais comme ce n’etoit pas la premiere fois & que nous scions fur nos gardes , fes ten- O f 2i6 La No¥Velle tativcs furent vaines. J’eus feulement le plaifir de voir dans l’occafion, que St. Preux favoit payer de fa jerfonne, & ne marchandoit pas fa vie pour fauver celle d’un ami. Vaincue par les tranfports de fa rage, la Marquife tomba malade , & ne fe releva plus. Ce fut-la le terme de fes tourmens & de fes cri¬ mes. Je ne pus apprendre fon etat fans en etre afflige. Je lui envoyai le Dodleur Efw in j St. Preux y futde mapart; elle ne voulut voir ni Pun ni l’autre; elle ne voulut pas niemc enten¬ dre parler de moi, & m’accabla d’imprecadons horribles chaque fois qu’elle entendit pronon- cer mon nom. Je gemis fur elle, & fends mes bleffures pretes a fe rouvrir; la raifon vainquit encore, mais j’eufle ete le dernier des hommes de fonger au mariage , tandis qu’une femme qui me fut fi chere etoit a Pextremite. St. Preux, craignant qu’enfin je ne pulfe refifter au defir de la. voir , me propofa le voyage de Naples , & j’y confentis. Le furlendemain de notre arrivee , je le vis entrer dans raa chambre avec une contenance ferme & grave , & tenant une Lettre a la main. Je m’ecriai, la Marquife eft morte ! Plut a Dieu! reprit il froidement: il vaut mieux n’etre plus, aue d’exifter pour mal faire ; mais ce n’eft pas d’elle que je viens vous parler; ecoutez-moi. J’attendis en filence. Milord 3 me dit - il , en me donnant le faint H e' L 0 ‘i S B. 21 ? nom d’ami , vous m’apprites a le porter, j’ai rempli la fondion dont vous m’avez charge , & vous voyant pret a vous oublier , j’ai du vous ©rappeller a vous-meme. Vous n’avez pu rompre ime chaine que par une autre. Toutes deux etoient indigr.es de vous. S’il n’eut ete queftion. que d’un manage ir.ega!, je vous aurois dit: Songez que vous etes Pair d’Augleterre, & re- noncez aux honneurs du monde , ou refpedez j’opiniou. Mais un manage abjed!. .. vous !... choifiifez mieux vetre epoufe. Ce n’eft pas aflez qu’elle foit vertueufe ; elle doit etre fans ta- che .... la femme d’Edouard Bomfton n’eft pas facile a tjfouver. Voyez ce que j’ai fait. Alors il me rerr.it la lettre. Elle etoit de Laure. Je ne l’ouvris pas fans emotion. Vamour a vaincu , me difbit-elle, vous avez voulu m'e- poufer je Juts contente. Votre ami in'a dicle mon devoir ,■ je le remplis fans regret. En vous disiso- norant f aurois vecu malbeureufe ; en vous laiffant votre gloire je crois la partager. Le facrifce de tout mon bonheur a un devoir ft cruel me fait ou¬ blier la I:ante de ma jeunejfe. Adieu des cet inf- tantje ceffe d'etre en votre pouvoir £=? au mien. Adieu pour jamais. 0 Edouard ! ne portez pas le defefpoir dans ma retraite; icoutez mon dernier vieu. Ne donnezanul autre une place que je n'ai pu remplir. 11 fut au monde uncoeuf fait pour vous, & e'etoit celui de Laure. L’agitatien m’enipechojt de parler. II profita 218 La Nouvelle de mon filence pour me dire qu’apres mon de¬ part elle avoit pris le voile dans le Couvent ou elle etoit penfionnaire; que la Cour de Rome informee qu’elle devoit epoufer un Lutherien 9 avoit donne des ordres pour m’empecher de la revoir, & il m’avoua franehement qu’il avoit pris tous ces loins de concert avec elle. Je ne m’oppofai point a vos projets, continua - t - il, aulli vivement que je 1’aurois pu , craignant un retour a la Marqui/e, & voulant donner le change a cette ancienne pallion par celle deLau- re. En vous voyant aller plus loin qu’il ne fal- loit, je fis d’abord parler la ration ■, mais ayant trop acquis par mes propres fautes le \jroit de me defier d’elle , je fondai le coeur de Laure, 8c y trouvant toute la generofite qui eftinfepa- rable du veritable amour, je m’en prevalus pour la porter au facrifice qu’elle vient de faire. L’af- furance den’etre plus l’objet de votre mepris lui releva le courage & la rendit plus digne de votre eftime. Elle a fait fon devoir; il faut faire le votre. Alors s’approchant avec tranfportjil me dit en me ferrant contre fa poitrine. ami, je lis dans le fort commun, que le Ciel nous envoie la loi commune qu’il nous prefcrit. Le regne de l’amour eft palfe , que celui de I’amitie com¬ mence ; mon coeur n’entend plus que fa voir facree, il ne connoit plus d’autre chaine que celle qui me lie a toi. Choifis le fejour que tu 2 X 9 H e' L G i S E. veux habiter. Clarens , Oxfort, Londres, Pa¬ ris , ou Rome tout me convient, pourvu que nous y vivions enfemble. Va, viens ou tu vou- dras ; cherche un afyle en quelque lieu que ce puiffe etre, jete fuivrai par-tout. J’en fais le fer¬ ment folemnel a la face du Dieu vivant, je ne te quitte plus qu a la mort. Je fus touche. Le zele & le feu de cet ardent jeune-homme eclatoient dans fes yeux. J’oubliai la Marquife &Laure. Que peut-011 regretter au monde quand on y conferve un ami ? Je vis aufli par le parti qu’il prit fans hefiter dans cette oc- cafion qu’il etoit gueri veritablement, & que vous n’aviez pas perdu vos peines; enfin j’ofai croire, par le vceu qu’il Et de ft bon coeur de ref- ter attache a moi, qu’il l’etoit plus a la vertu qu’a fes anciens penchans. Jepuis done vous lerame- ner en toute confiance j oui, cherWolmar, il eft digne d’eleverdes hommes , & qui plus eft, d’habiter votre maifon. Peu de jours apres j’appris la mort de la Marquife ; il y avoit long-terns pour moi qu’elle etoit morte: cette perte ne me toucha plus. Jufqu’ici j’avois regarde le maria'ge comme une dette que chacun contraefte a fa nailfance envers fon efpece, envers fon pays, & j’avois refolu de me marier , moins par inclination que par devoir: j’ai change de fentiment. L’obligation de fe marier n’eft pas commune a tons: elle depend pour chaque homme de i’etat ou lefort 220 La NouvEtr l’a place ; c’eft pour le peuple. pour 1’artifati pour le villageois, pour les hommes vraiment uti¬ les quele celibat eft illicite : pour les ordres qui dominent les autres auxquels tout tend fans ceffe, & qui ne font toujours que trop remplis , il eft permis & merae convenable. Sans cela , l’Etat He fait que fe depeupler par la multiplication des fujets qui lui font a charge. Les hommes auront toujours a (Fez de maitres , & l’Angleterre man- quera plutot de Laboureurs que de Pairs. Je me crois done libre & maitre de moi dans la condition ou le Ciel m’a fait naitre. A Jfage oujefuis on ne repare plus les pertes que mon eoeur a faites. Je le devoue a cultiver ce qui me refte , & ne puis mieux le raffcnibler q-u’a Clarens. J’accepte done toutes vos offres, fous les conditions que ma fortune y doit met- tre , afin qu’elle ne me foit pas inutile Apres Pengagement qu’a pris St. Preux, je n’ai plus d’autre moyen de le tenir aupres de vous que d’y demeurer moi-meme, & ft jamais il eft de trop il me fuffira d’en partir. Le feul embarras qui me refte eft pour mes voyages d’Angleter- re; car quoique je n’aie plus auuun credit dans le Parlement, il me fuffit d'en etre membre pour faire mon devoir jufqu’a la fin. Mais j’ai un collegue &unamifur, que je puis charger de ma voix dans les affaires courantes. Dans les occafions ou je croirai devoir m’y trouver moi- meme notre sieve pourra m’accompagner, me. H e' L 0 I S E, 221 ’ me avec les fiens quand ils feront un peu plus grands, & que vous voudrez bien nous les con¬ fer. Ces voyages ne fauroient que leur etre utiles, & ne feront pas aflez longs pour affliger beaucoup leur mere. Je n’ai point montre cette lettre a St. Preux: Ne la montrez pas entiere a vos Dames; il convient que le projet de cette epreuve ne foit jamais connu que de vous& demoi. Au fur- plus ne leur cacfoez rien de ce qui fait honneur a mon digne ami, memc a mes depens. Adieu , cher Wolmar. Je vous envoie les delfeins de mon Pavilion* Biformez, changez comme il vous plaira , mais faites-y travailler des-a-pre- fent, s’il fe peut. J’en voulois 6ter le fallon de mufique , car tous mes gouts font eteints , & je ne me foucie plus de rien. Je le lailfe a la priere de St. Preux qui fe propofe d’exercer dans ce fallon vos enfans. Vous recevrez aulli quelques livres pour l’augmentation de votre bibliothe- que. Mais que trouverez-vous de nouveau dans des livres ? O Wolmar, il ne vous manque que d’apprenure a lire dans celui de la nature, pour fetre le plus fage des mortels. 222 La Nouvelle L E T T R E IV. vous favez ce que je vous dis fur fon fujet a votre depart. Je n’avois pas befoin pour le juger de votre epreuve, car la mienne etoit faite , & je crois le connoitre autarit qu’un homme en peut connoitre un autre. J’ai d’ail- leurs plus d’une raifcn d@ compter fur fon coeur, & de bien meilleures cautions de lui que lui- meme. Quoique dans votre renoncement au ma¬ nage il paroilfe vouloir vous irniter , peut-etrs trouvsrez- vous ici de quo! l’engager a changer de fyfteme. Je m’expliquerai mieux apres votre retour. Quant h vous, js ttouve Vos diftinctions fur le cellbat toutes nouvelles & fort fubtiles. Je les crois meme judicieufes pour le politique qui ba¬ lance les forces refpedives de l’Etat, afin d’en maintenir I’equilibre. Mais je ne fais fi dans vos prineipes ces raifons foilt alfez folides pour dif- penfer les particuliers de leur devoir envers la nature. II fembleroit que la vie eft un bien qu’on ne reqoit qu’a la charge de le tranfmet- tre , une forte de fubftitution qui doit paifer de race en race, & que quiconque eut un pere eft oblige de le devenir. G’etoit votre fentiment jufqu’ici, c’etoit une des raifons de votre voya¬ ge j mais je fais d’ou vous vient cette nouvelle philofophie , & j’ai vu dans le billet de Laure un argument auquel votre cceur n’a point de re- pli.jue. La petite Cou fine eft depins huit ou dix jours Tome VI. • P 224 La Nouvelle a Geneve avec fa famille pour des emplettes & d’autres affaires. Nous l’attendons de retour de jour en jour. J’ai dit a ma femme de votre lettre tout ce qu’elle en devoit favoir. Nous avions ap- pris par M. Miol que le mariage etoit rompu j mais elle ignoroit la part qu’avoit S. Preux a cet cvenement. Soyez far qu’elle n’apprendra jamais qu’avec la plus vive joie tout ce qu’il fera pour ireriter vos bienfaits & julUBer votre eftime. Je lui ai montre les deffeins de votre pavilion ; elle les trouve de tres - bon gout j nous y ferons pourtant quelques changemens que le local exi- ge, & qui rendront votre Iogement plus com¬ mode; vous les approuverez furement. Nous at- tendons l’avis de Claire avant d’y toucher; car vous favez qu’on ne peut rien faire fans elle. En attendant j’ai deja mis du monde en oeuvre , & j’elpere qu’avant I’hiver la maconnerie fera fort avancee. Je vous remercie de vos livres; mais je ne lis plus ceux que j’entends, & il eft trop tard pour apprendre a lire ceux que je n’entends pas. Je fuis pourtant moins ignorant que vous ne m’accufez de l’etre. Le vrai livre de la nature eft pour moi le coeur des hommes, & la preuve que j’y fais lire eft dans mon amide pour vous. H if L O i S £. 22f L E T T R E V. De Mad e . d'Orbe a Made . Wolmar. Jf’Ai bien des griefs, Coufine, a ia charge de ce fejour, Le plus grave eft qu’il me donne en- vie d’y refter. La ville eft charmante, les ha- bitans font hofpitaliers , les mceurs font hon- netes , & Ia Jiberte, que j’aime fur toutes cho- fes, femble s’y etre refugiee. Plus je contem- ple ce petit Etat, plus je trouve qu’il eft beau d’avoir une patrie, & Dieu garde de mal tous ceux qui penfent en avoir une, & n’ont pour- tant qu’un pays! Pour moi, je fens que ft j’e- tois nee dans celui-ci, j’aurois fame toute Ro- jmaine. Je n’oferois pourtant pas trop dire a prefent, Rome n'ejl plus d Rome, elle ejl toute ok je fuis , car j’aurois peur que dans ta malice tu n’allafles penfer le contraire. Mais pourquoi done Rome, & toujours Rome ? Reftons a Geneve. Je ne te dirai rien de l’afpedt du pays. II reflemble au n6tre, excepte qu’il eft moms montueux, plus champetre , & qu’il n’a pas des Chalets fi voifins. Je ne te dirai rien, non plus , du gouvernement. Si Dieu ne t’aide, mon pere t’en parlera de refte: il palfe toute la journee a politiquer avec les magiftrats dans P 5 226 La Nouvzlle la joie de fon cccur, & je le vois deja tre-si mal edifie que. la gazette, parle ft peu de Ge¬ neve. Tu peux iuger de leurs conferences par mes lettres. Quand ils m’excedent, je me de¬ robe , & je t’ennuie pour me defennuyer. Tout ce qui m’eft refte de leurs longs entre- tiens, c’eft beaucoup d’eftime pour le grand fens qui regne en cette ville. A voir faction & rea&ion mutuelles de toutes les parties de FEtat qui le tiennent en equilihre, on ne peut doutsr qu’il n’y ait plus d’art & de vrai talent employes au gouvernement de cette petite Republique > qu’a celui des plus vaftes Empires, ou tout fe foutient par fa propre maffe , & ou les renes de l’Etat peuvent tomber entre les mains d’ua fot, fans que les affaires ceffent d’aller. Je te reponds qu’il n’en feroit pas de meme ic-i. Je n’entends jamais parler a mon pere de tous ces grands miniftres des grandes cours, fans fonger k ce pauvre muficien qui barbouilloit li fiere- ment fur notre grande Orgue a Laufanne, & qui fe croyoit un fort habile homme parce qu’il faifoit beaucoup de bruit. Ces gens - ci n’ont qu’une petite epinette, mais ils en favent tirer une bonne harmonie, quoiqu’elle foit fouvent alfez mal d’accord. Je ne te dirai rien non plus.... mais a force de ne te rien dire, je ne finirois pas. Farlons de quelque chofe pour avoir plutot fait. Le Ge- nevois eft de tous les peuples du rnonde ce- H l’ t O i S E'. 227 lui qui cache le moins fon cara&ere, & qu’on connoit le plus proraptement. Ses mceurs , fes ■vices menses font meles de franchife. II fe fent naturellement bon, & cela lui fuffit pour ne pas craindre de fe montrer tel qu’il eft. II a de la generofite , du fens , de la penetration ; raais il aime trop l’argent; defaut que j’attribue a fa fituation qui le lui rend necelfaire; carle terri- toire ne fuffiroit pas pour nourrir les habitans. II arrive de la que les Genevois epars dans I’Europe pour s'enrichir imitent les grands airs des etrangers , & apres avoir pris les vices des pays ou ils ont vecu (a), les rapportent cbez eux en triomphe avec leurs trefors. Ainft le luxe des autres peuples leur fait mepriferS leur antique hmplicite; la Here liberte leur par-oit ignoble ; ils fe forgent des fers d’argent, non comme une chaine , mais comme un ornement. He bien ! ne me voila-t-il pas encore dans cette maudite politique ? Je m’y perds , je m’y noie, j^en ai par-delfus la tete , je ne fais plus par ou m’en tirer. Je n’entends parler ici d’au- tre chofe, ft ce n’eft quand mon pere n’eft pas avec nous , ce qui n’atrive qu’aux heures des Couriers. C’eft nous , mon enfant, qui por- tons par - tout notre influence ; car d’ailleurs, les entretiens du pays font utiles & varies; & l’on apprend rien de bon dans les livres qu’on (a) Maintenant on ne leur donne plus la peine de les alter cheroher , on les leur porte. P 3 228 La Nouvbllb ne puifle apprendre ici dans la converfationl Corame autrefois les moeurs Angloifes ont pene- tre juf^u’en ce pays ; les hommes y vivant en¬ core un peu plus lepares des femmes que dans le n6tre, contracfent entre euxun ton plus gra¬ ve, & generalement plus de folidite dans leurs difcours. Mais auffi cet avantage a fon inconve¬ nient qui fe fait bientot fentir. Des longueurs toujours excedentes, & des argumens, des exor- des, un peu d’apprdt, quelquefois des phtafes, rarement de la legerete, jamais de cette fimpli- cite naive qui dit le fentiment avant la penfee» & fait (i faien valoir ce qu’elle dit. Au lieu que le Franqois ecrit comme i\ parle, ceux-ci par- lent corame ils ecrivent, ils differtent au lieu de caufer. On les croiroit toujours prets a foutenir tliefe. Ils diftinguent, ils divifent: ils traitenfe la converfation par points : ils mettent dans leurs propos la meme methode que dans leurs livres ; ils font Auteurs ,& toujours Auteurs. Ils femblent lire en parlant, tant ils obfervent bien les etymologies, tant ils font fonner routes les lettres avec foin. Ils articulent le marc du railin comme Marc nom d’homme ■, ils difent exade- ment du taba-k & non pas du taba , un pare- foleil & non pas un parafol , avant-hier & non pas avflnhier , Secretaire & non pas Secretaire , un lac-cV amour ou i’on fe noie , & non pas ou Pon s’etrangle . par-tout les s finales, par-tout les r $es infinities i enfin leur parler eft toujours foils. H e' l O i s E. 225* ttnu , lcurs difcours font des harangues, & ils jafent corame s’ils prechoient. Ce qu’il y a de fingulier , c’eft qu’avec ce ton dogmatique & froid , ils font vifs, impe- tueux, & ont les paffions tres-ardentes, ils di- roient meme aifez bien les chofes de fentiment s’ils ne difoient pas tout, ou s’ils ne parloient qu’a des oreilles. Mais leurs points, leurs vir- gules font tellement infupportables, ils peignent ft pofement des emotions ft vives , que quand ils ont acheve leur dire, on chercheroit volon- tiers autour d’eux ou eft l’homme qui fent ce qu’ils ont decrit. Au refte ilfaut t’avouer que je fuis un peu payee pour bien penfer de leurs cceurs, & croire qu’ils ne font pas de mauvais gout. Tu /auras en confidence qu’un joliMonfieur a ma- rier &, dit - on, fort riche m’honore de fes attentions, & qu’avec des propos aifez tendres , il ne m’a point fait chercher ailleurs l’Auteur de ce qu’il me difoit. Ah ! s’il etoit venu il y a dix-huit mois, quel plaifir j’aurois pris a me donner un Souverain pour efclave, & a faire tourner la tete a un magnifique Seigneur ! Mais a prefent la mienne n’eft plus aifez droitepour que le jeu me foit agreable, & je fens que tou« tes mes folies s’en vont avec ma raifon. Je reviens a ce gout de le&ure qui porte les Gcnev ois a penfer. Il s’etend a tous les etats & fe fait fentir dans tous avec avantage. Le P 4 ®3<3 La Nouvelle Francois lit beaucoup ; mais il ne lit que les II-' vres nouveaux , ou plutot il les parcourt, moins pour les lire, que pour dire qu’il les a lus. Le Genevois ne lit que les bons livres; il les lit, il les digere; il ne les jugepas, mais il les fait. Le jugement & le choix fe font a Paris , les li¬ vres choifis font prefque les feuls qui vont a Ge¬ neve. Cela fait que la lecfture y eft moins melee & s’y fait avec plus dp profit. Les femmes dans leur retraite (e) lifent de leur cote, Sc leur ton s’en reffent aulli, mais d’une autre maniere. Les belles Madames y font petites - maitveifes & beaux- efprits tout comme chez nous. Les peti- tesGitadines elles-memes prennent dans les li¬ vres unbabil plus arrange , & certain choix d’ex- preflions qufon eft itonne d’entendre fortir de leur bouche , comme quelquefois de celle des enfans. Il faut tout le bon fens des hommes, toute la galete des femmes , & tout l’elprit qui leur eft commun, pour qu’on ne trouve pas les premiers un peu pedans & les autres un peu pre- cieufes. Hier vis-a-vis de rna fenetre deux filles d’ou-’ vriers, fort jolies, caufoient devant leur bou¬ tique d’un air affez enjoue pour me donner de la ■puriolite. Je pretai l’oreille , & j’entendis qu’un® des deux propofoit en riant d’ecrire leur jour¬ nal. Oui, reprit l’autre a I’inftant ; le journal (6) On fe fouviendra que cette Lettre eft de vieille da¬ te , & je crains bien que J cela nefoic Crop facile a voir. 231 H e' l e i * ?. t H E f L O i S &. 241 Jet, & ce printems des frayeurs d’un reve? S’eft-il vaincu pour elle au moms une fois, pour cfpcrer de fe vaincre fans ceiTe ? 11 fait, quand le devoir l’exige corribattre les pailions d’un ami; mais les (iennes i ... . Helas ! fur la plus belle moitie de fa vie, qu’il doit penfer modef. tement de l’autre ! On fupporte un etat violent, quand il paiTe. Six mois, un an ne font rien on envifage un terme & Ton prend courage. Mais quand cet etat doit durer toujours, qui eft-ce qui le fup¬ porte ? Qui eft-ee qui fait triompher de lui- me- me jufqu’a la mort ? O mon ami! fi la vie eft courte pour le plaifir, qu’elle eft longue pour la vertu ! il faut etre inceffamment fur fes gar¬ des. L’inftant de jouir palfe & ne revient plus j eelui de mal faire palfe & revient fans celfe: On s’oublie un moment, & Ton eft perdu. Eft- ce dans cet etat effrayant qu’on peut couler des jours tranquilles, & ceux memes qu’on a fau- ves du peril n’offrent - ils pas unq raifon de n’y plus expofer les autres? Que d’occafions peuveut renaitre, aulfi dan- gereufes que celles dont vous avez echappe , & qui pis eft , non moins imprevues ! Croyez- vous que les monumens a craindre n’exiftent qu’a Meillerie ? Ils exiftent par - tout oi nous fommes; car nous les portons avec nous. Eh ! vous lavez trop qu’une ame attendrie interelfq 1’aHivcrs ontier a fa pailion, & quememeapres 0,3 242 La Nouvelle la guerifon, tous les objets de la nature nor/? rappellent encore ce qu’on fentit autrefois en les voyant. Je crois pourtant, oui j’ofe le croire , que ces perils ne reviendront plus , & mon cceur me repond du votre. Mais pour etrs au deflus d’une lachete, ce coeur facile eft - il au deifus d’une foiblefle, & fuis - je la feule ici qu’il lui en coutera pent- etrede refpedler? Songez, St. Preux, que tout ce qui m’eft cher doit etre couvert de ce meme r efped que vous me de- vez; fongez que vous aurez fans eefle a porter innocemment les jeux innocens d’une femme charmante j fongez aux rnepds eternels que vous aurez merites , li jamais votre cmur ofoit s’ou- blier un moment , & profaner ce qu’il doit ho- norer a tant de titres. Je veux que le devoir, la foi, l’ancienne amitie vous arretent; que l’obftacle oppofe par la vertu vous ote un vain efpoir , & qu’au moins par raifon vous etoulfiez des vceux inutiles , fejrez - vous pour cela delivre de l’empire des fens, & des piegcs de l’imagination? Force de nous refpe&er toutes deux & d’oublier en nous notre fexe, vous le verrez dans celles qui nous fervent, & en vous abaiflant vous croirez vous juftifier: mais ferez-vous moins coupable en effet, & la difference des rangs change-t-elle ainfi la nature des fautes? Au contraire vous vous avilirez d’autant plus, que les moyens de reuffir feront tpoinshonnetes. Quels moyens! H e' i © i s 243 Quoi! vous ? Ah perilfe l’homme indigne qui marchande un coeur, & rend l’amour mer- cenaire ! C’eft lui qui couvre la terre des crimes que la debauche y fait commettre. Comment ne feroit pas toujours a vendre celle qui fe laiffe acheter une fois ? Et dans l’opprobre ou bientot elle tombe , lequel eft l’auteur de fa mifere, du brutal qui la maltraite en un mauvais lieu , ou du fedudeur qui l’y traine , en mettant le pre¬ mier fes favours a prix ? Oferai-je ajouter une conlideration qui vous touchera , fi je ne metrompe? Vous avez vu quels foins j’ai pris pour etablir ici la regie & les bonnes moeurs ■, la modeftie & la paix y re- gnent, tout y refpire le bonheur & l’innocence. Mon ami, fongcz a vous, a moi, a ce que nous fumes, a ce que nous fornmes , a ce que nous devons etre. Faudra-t-il que je dife un jour en regrettant mes peines perdues > c’eft de lui que vient le defordre de ma maifon? Difons tout, s’il eft neceffaire, & facrifions la modeftie elle - meme au veritable amour de la vertu. L’homme n’eft pas fait pour le celi- bat, & il eft bien difficile qu’un etat 11 con- traire a la nature n’amene pas quelque defordre public ou cache. Le moyen d’echapper toujours a l’ennemi qu’on porte fans celfe avec foi ? Voyez en d’autres pays ces temeraires qui font voeu de n’etre pas homines. Pour les punir d’a- voir tente Dieu, Dieu les abandonne j ils fe as 24 4 t/ a K f o u v m f difent faints & font deshonnetes ; lenr £eint6 continence n’eft que fouillure, & pour avoir dedaigne l’humanite, ils s’abbaiifent au - deifous d’elle. Je comprends qu’il en coiite peu de fe rcndre difficile fur des loix qu’on n’obferve qu’en apparence (r); mais celui qui veut etre lince- rement vertueux fe fent aifez charge des devoirs de l’homme, fans s’en impofer de nouveaux- Voila, cher St. Preux, la veritable humilite dit Chretien; c'e(l de trouver toujours fa tache au delfus de fes forces, bien-loin d’avoir l’orgueil de la doubler. Faites vous 1’applieation de cette regie, & vous fentirez qu’un etat qui devroit feulement alarmer un autre homme , doit par mille raifons vous faire trembler. Moins vous craignez, plus vous avez a craindre , & fi vous n’etes point effraje de vos devoirs, n’efperezpas de les remplir. Tels font les dangers qui vous attendent id. Penfez - y tandis qu’il en eft terns. Je fais que jamais de propos delibere vous ne vous expo- ferez a mal faire , & le feul mal que je crains de vous eft celui que vous n’aurez pas prevu. fc') Quelques hommes font continens fans merite, d’au- tres le font par vertu, &jene doute point que plufieurs Preti es Catholiques ne foient dans ce dernier cas : mais impofer le celibat a un corps aufli nombreux que le Cler- ge de l’Eglife Romaine , ce n’eft pas taut lui defendre de n’avoir point de femmes , que lui ordonner de fe con- tenter de celles d’autnii. Je fuis furpris que dans tout pays oii les bonnes mceurs font encore en eftime, le's loix & les magiftrats tolerent un vceu ft fcandaieux. fif e' i o i s E-; 24$. Je ne vous dis done pas de vous determiner fur mes; raifons, mais de les pefer. Trouvez - y quelque reponfe dont vous foyiez content & je m’en contente; ofez compter fur vous , & j’y compte. Dites-moi, je fuis. un ange , & je vous reqois a bras ouverts. Quoi ! toujours des privations & des peines! toujours des devoirs cruels a remplir! toujours fuir les gens qui nous font chers ! Non, moil aimable ami. Heureux qui peut des cette vie ofFrir un prix a la vertu ! J’en vois un digns d’un homme qui fut combattre & fouffrir pour die. Si je ne prefume pas trop de moi, ce prix que j’ofe vous deftitier acquittera tout ce que mon coeur redoit au votre, & vous aurez plus que vous n’euffiez obtenu fi le Ciel eiit beni nos premieres inclinations. Ne pouvant vous faire ange vous- meme, je vous en veux donner un qui garde votre ame, qui l’epure, qui la ranime, & fous les aufpices duquel vous puiffiez vivre avec nous dans la paix du fejour celefte. Vous n’aurez pas , je crois , beaucoup de peine a deviner qui je veux dire, e’eft Fob- jet qui fe trouve a-peu-pres etabli d’avancs dans le coeur qu’il doit remplir un jour, li mon projet reuffit. Je vois toutes les dilficultes de ce projet fans en etre rebutae , car il eft honnete. Je connois tout l’empire que j’ai fur mon amie & ne crains point d’en abufer en Fexercant en (U 245 La Nouvelle votre favour. Mais fes refolutions vous foii 8 tonnues, & avant de les ebraliler je dois m’afl furer de vos difpofitions , anil qu’en l’exhortanfc de vous permettre d’afpiret a elle , je puiffe re- pondre de vous & de vos fentimens ; car fi Ft— negalite que le fort a mife entre Tun & Pautre vous otc le droit de vous propofer vous-meme, elle permet encore moins que ce droit vous foit accorde fans la voir quel ufdge vous en pour- rez faire. Je connois toute votre deiicatelfe, & (i vous avez des objedtions a m’oppofer, je Pais qu’ei- les feront pour elle bien plus que pour vous. Laiffez ces vains fcrupules. Serez - vous plus jaloux qfue moi de l’honneur de mon amie? Non, quelque cher que vous me puiffiez etre, ne craignez point que je prefere votre interet a fa gloire. Mais autant je mets de prix a Fef- time des gens fenfes, autant je meprife les jugemens temeraires de la multitude, qui fe laifle eblouir par un faux eclat, & ne voit rien de ce qui eft honnete. La difference fut-elle cent fois plus grande, il n’eft point de rang auquel les talens & les moeurs n’aient droit d’at- teindre, & a quel titre une femme oferoit - ello dedaigner pour epoux celui qu’elle s’honore d’avoir pour ami ? Vous favez quels font la- deffus nos principes a toutes deuV La fauffe honte , & la crainte du blame infpirent plus de mauvaifes adt’ons que de bonnes, & la vertu ne fait rougir que de ce qui eft mal. H e' l d i s E. 247 A votre egard, la fierte que je vous ai quel- qucfois connue ne fauroit etre plus deplacee que dans cette oceafion , & ce feroit a vousune ingratitude de craindre d’elle un bienfait de plus. Et puis , quelque difficile que vous puiffiez fctre , convenez qu’it eft plus doux & mieux leant de devoir fa fortune a fon epoufe qu’a. fon ami; car on devient le protedeur de Pune & le protege de l’autre, & quoi que l’on puilfe dire, un honnete homme n’aura jamais de meil- leur ami que fa femme. Que s’il refte au fond de votre ame quelque repugnance a former de nouveaux engagemens, vous ne pouvez trop vous hater de la detruire pour votre honneur & pour rnon repos ; car ie ne ferai jamais contente de vous & de moi, que quand vous ferez en effet tel que vous de- vez etre, & que vous aimerez les devoirs que vous avez a remplir. Eh , mon ami! je devrois moins craindre cette repugnance qu’un empref- fement trop relatif a vos anciens penchans. Qiie ne fais-je point pour m’acquitter aupres de vous ? Je tiens plus que je n’avois promis. N’eft-ce pas auffi Julie que je vous donne ? N’aurez- vous pas la meilleure partie de moi-meme, & n’en ferez-vous pas plus cher a l’autre ? Avec quel charme alors je me livrerai fans con- trainte a tout mon attachement pour vous! Oui, portez-lui la foi que vous rn’avez juree; que votre cceur rempliffe ayec elle tous les epgage- Q-f V f A N O U V ! U J rnens qu’il prit avec moi: qu’il lui rende s’H eft poflible tout ce que vous redevez au mien. O St. Preux! je lui tranfmets cette ancienne dette. Souvenez-vous qu’elle n’eft pas facile a payer. Voila, mon ami, le moyen que j’imagine de nous reunir fans danger, en vous donnant dans notre famille la meme place que vous te- nez dans nos coeurs. Dans le noeud cher & facre qui nous unira tous, nous lie ferons plus entre nous que des foeurs & des freres; vous ne ferez plus votre propre ennemi ni le 116- tre : les plus doux fentimcns devenus legitimes ne feront plus dangereux; quand il ne faudra plus les etouffer on n’aura plus a les craindre. Loin de refifter a des fentimens li charmans, nous en ferons a la fois nos devoirs & nos plaifirs ; c’eft alors que nous nous aimerons tous plus parfaitement, & que nous goute- rons veritablement reunies les charmes de l’a- mitie, de l’amour & de l’innocence. Que ft dans l’emploi dont vous vous chargez le Ciel recom- penfe du bonheur d’etre pere le foin que vous prendrez de nos enfans, alors vous connoitrez par vous-meme le prix de ce que vous aurey fait pour nous. Comble des vrais biens de l’hu- manii^, vous apprendrez a porter avec plaifir le doux fardeau d’une vie utile a vos pro- ches; vous fentirez, enfin , ce que la vaine fagefle des mechans n’a jamais pu croire; qu’il H e' t O i S E. 249 eft un bonheur refer ve des ce monde aux feuls amis de la vertu. Reflechiifez a loilir fur le parti que je vous propofe; non pour favoir s’il vous convient, )e n’ai pas befoin la - deifus de votre reponfe , mais s’il convient a Madame d’Orbe , & II vous pouvez faire fon bonheur, comme elle doit faire le votre. Vous favez comment elle a rem- pli fes devoirs dans tons les etats de fon fexe; fur ce q u’elle eft jugez de ce qu'elle a droit d’exiger. Elle aime comme Julie, elle doit etre aimee comme elle. Si vous fentez pouvoir la meriter, parlez ; mon amide tentera le refte & fe promet toutde la fienne : mais fi j’ai trop efpere de vous , au moins vous etes honnete homme, & vous connoiifez fa delicatelfe j vous ne voudriez pas d’un bonheur qui lui couteroit le (len : que votre coeur foit digne d’elle, ou qu’il ne IljJ. foit jamais offert. Encore une fois, confultez- vous bien. Pe~ fez votre reponfe avant de la faire. Quand il s’agit du fort de la vie, la prudence ne per- met pas de fe determiner legerement; mais toute deliberation legere eft un crime quand il s’agit du deftin de l’ame & du choix de la ver¬ tu. Fortifiez la votre, 6 mon bon ami, de tous les fecours de la fagelfe. La mauvaife honte m’empecheroit-elle de vous rappeller le plus necellliire ? Vous avez d.e la Religion j La Nouvelie mais j’ai peur que vous n’en tiriez pas tout Pa- vantage qu’elle offre dans la conduite de Is vie, & que la hauteur philofophique ne dedai- gne la fimplicite du Chretien. Je vous ai vu fur la priere des maximes que je ne faurois gou- ter. Selon vous, cet adte d’humilite ne nous eft d’aucun fruit, & Dieu nous ayant donne dans la eonfcience tout ce qui peut nous por¬ ter au bien , nous abandonne enfuite a nous- niemes & laifte agir notre liberte. Ce n’eft pas-la, vous le favez , la docftrine deSt. Paulni celle qu’on profefle dans notre Eglife. Nous fommes libres, il eft vrai, mais nous forames ignorans, foibles, portes au mal *, & d'ou nous viendroient la lumicre & la force, ft ce n’eft de celui qui en eft la fource, & pour- quoi les obtiendrions-nous ft nous ne daignons pas les demander ? Prenez garde, mon ami , qu’aux ideesl fublirnes que vous vo#s faites du grand Etre, Porgueil humain ne mele des idees balfes qui fe rapportent a l’homme, comme fi les moyens qui foulagent notre foiblefle conve- noient a la puiffance divine, & qu’elle eut befoin d’art comme nous pour generalifer les chofes, afin de les traiter plus facilement. II femble, a vous entendre, que ce foit un em- barras pour elle de veiller fur chaque indivi- du ; vous craignez qu’une attention partagee & continuelle ne la fatigue, & vous trouvez bien plus beau qu’elle falfe tout par des loix H e' l b i s til generates, fans doute parce qu’elles lui coutent moins de foin. O grands Philofophes, que Dieu vous eft oblige de lui fournir ainfi des metho- des commodes , & de lui abreger le travail! A quoi bon lui rien demander , dites-vous encore, ne connoit-il pas tous nos befoins? N’eft-il pas notre Pere pour y pourvoir ? Sa¬ vons - nous mieux que lui ce qu’il nous faut, & voulons- nous notre bonheur plus v entablement qu’il nele veut lui-menie? Cher St. Preux, que de vains fophifmes ! Le plus grand de nos be¬ foins , le feul auquel nous pouvons pourvoir, eft celui de fentir nos befoins, & le premier pas pour fortir de notre mifere eft de la con- noitre. Soyons humbles pour etre fages voyons notre foiblelfe, & nous ferons forts. Ainfi s’ac- corde la juftice avec la clemence ; ainfi regnent a la fois la grace & la liberte. Efclaves par notre foiblelfe nous fommes fibres par la priere, car il depend de nous de demander & d’obtenir la force qu’il ne depend pas de nous d’avoir par nous - memes. Apprenez done a ne pas prendre tpujours confeil de vous feul dans les occafions diffici- les, mais de celui qui joint le pouvoir a la prudence, & fait faire le meilleur parti du parti qu’il nous fait preferer. Le grand defaut de la fagelfe humaine , meme de ceile qui n’a que la vertu pour objet, eft un exces de con- fiance qui nous fait juger de l’avenir par le 252 La. Nouvellb prefent, & par un moment de la vie entiefft On fe fent ferme un inftant & l’on compte n’etre jamais ebranle. plein d’un orgueil que l’experience confond tous les jours, on croifc n’avoir plus a craindre un piege une t’ois evite. Le modefte langage de la vaillance eft, je tus brave un tel jour ; mais celui qui dit, je fuis brave, ne fait ce qu’ii fera domain, & tenant pour fienne une valeur qu’ii ne s’eft pas don- nee , il merite de la perdre au moment de s’en fervir. Que tous nos projets doivent btre ridicules, que tous nos raifonnemens doivent etre infen- fes devant i’Etre pour qui les terns n’ont point de fucceffion ni les lieux de diftance ! Nous eomptons pour ricn ce qui eft loin de nous, nous ne voyons que ce qui nous touche : quand nous aurons change de lieu, nos jugemens fe- ront tou tcontraires, & ne feront pas mieux &ndes. Nous regions 1’avenir fur ce qui nous convient aujourd’hui, fans favoir s’il nous conviendra demain; nous jugeons de nous cotnrae etant toujours les memes, & nous ehangeons tous les jours. Qui fait ft nous ai- nierons ce que nous airnons , ft nous voudrons ce que nous voulons, ft nous ferons ce que nous fommes, ft les objets etrangers & les al¬ terations de nos corps n'auront pas autrement modifie nos ames, & ft nous ne trouverons pas Qptfe mi fere dans ce que nous aurons arrange He" l o i s e. 253 pour notre bonheur ? Montrez-moi la regie de la fageffe humaine , & je vais la prendre pour guide. Mais ii fa meilleure lecon eft de nous ap- prendre a nous defier d’elle , recourons a cede qui ne trompe point & faifons ce qu’elle nous infpire. Je lui demande d’eclairer vos refoiutions. Quelque parti que vous preniez, vous ne vou- drez que ce qui eft bon & honnete; je le fais bien : Mais ce n’eft pas aflez encore; il faut voii- loic ce qui le fera toujours j & ni vous ni moi n’en fonimes les juges. L E T T R E VIL. Eiponfe. car je fuis honore de Vous; mais que 1c temoignage de cet honneur ni’eft cruel! En l’acceptant, je le dementirois„ & pour le meriter il faut que j’y renonce. Vous me connoiifezj jugez - moi. Ce n’eft pas a/Fez que votre adorable Coufine foit aimee ; elle doit l’etre cqmnie vous, je le fais j le fera-t-elle? le peut-elle etre ? & depend - il de moi de lui rendre far ce point ce qui lui eft du ? Ah ft vous vouliez m’unjr avec elle que ne me lailliez- Vous un coetir a lui donner, un cceur auquel elle infpirat des fentiniens nouveaux dont il lui pfit ofFrir lps premices ! En eft-il un moins di, gne d’eile que celui qui fqt vous aimer? Il fau- droit avoir Fame libre & paifible du bon & {age d’Orbe pour s’occuper d’elle feule a fon exemplp, 11 faudroit le valoir pour lui fucceder, uutrement la comparaifon de fon ancien etat lui rendroit le dernier plus infupportable, & l’a- mour foible & diftrait d’un fecond epoux loin fte la confoler du premier le lui feroit regretter ftavantage, D’un ami tendre & reconnoftfane elle auroit fait un mari vulgaire. Gagneroit-elle $ cet echange ? elle y perdroit dopblement. Son ne cher- chez point a me tirer de Paneantiffement ou je fuis tombe ; de peur qu’avec le fentiment de mon exiftence je ne reprenne celui de mes maux, & qu’un etat violent ne rouvre toutes jnes bleifures. Depuis mon retour j’ai fenti fans m’en alarmer l’interet plus vif que je prenois a votre amie; car je favois bien que Petat de mon coeur ne lui permettroit jamais d’aller trop loin } & voyant ce nouveau gout ajouter a Pat- tachement deja fi tendre que j’eus pour elle dans tous les terns , je me fuis felicite d’une emotion qui m’aidoit a prendre le change, & me faifoit fupporter votre image avec moins de peine. Cette emotion a quelque chofe des douceurs de Pamour & n’en a pas les tourmens. Le plaifir de la voir n’eft point trouble par le defir de la poifeder j content de paifer ma vie entiere com- La Nostihj %SS Hie j’ai pafle cet hiver, je trouve entre vou* deux cette fituation paifible (d) & douce qui tem- pere l’aufterite de la vertu & rend fes leqons ai- mables. Si quelque vain tranfport m’agite un moment, tout le reprime & le fait taire : j’en ai trop vaincu de plus dangereux pour qu’il m’en refte aucun a eraindre. J’honore votre amie comme je l’aime, & c’eft tout dire. Quand je He fongerois qu’a mon interet, tous les droits de la tendre amide me font trop chers aupres d’elle pour que je nrexpofe a les perdre en eherchant a les eteindre, & je n’ai pas meme eu befoin de fonger au refped que je lui dois pour ne jamais lui dire un feul mot dans le te¬ te-a-tete , qu’elle eut befoin d’interpreter ou de ne pas entendre. Que fi peut-etre elle a trouve quelquefois un peu trop d’eniprelfement dans mes manieres, furement elle n’a point vu dans mon coeur la volonte de le temoigner. Tel que je fus fix mois aupres d’elle , tel je ferai toute ma vie. je ne connois rien apres vous de fi par- fait qu’elle; mais fut-elle plus parfaite que vous encore, je fens qu’il faudroit n’avoir jamais ete votre amant pour pouvoir devenir le fien. Avant d’achever cette lettre, il faut vous dire ce que je penfe de la v6tre. J’y trouve avec (d) II a dit precifement le contraire -quelques pages auparavant. Le pauvre philofophe entre deux jolies fem¬ mes me paroit dans un plaifant embarras. On diroit qu’il veut n’aimer ni I’une ni l’autie, afin de les aimer toute* deux. H e' i e i ( i i. loute la prudence de la vertu, les fcrupules d’une ame craintive qui fe fait un devoir de s’e- pouvanter , & croit qu’il faut tout craindre pour fe garantir de tout. Cette extreme timidite a fon danger ainfi qu’une confiance exceffive. En noul montrant fans cede des monftres ou il n’y en a point, elle nous epuife a combattre des chime- res, & a force de nous effaroucher fans fujet, file nous tient moins en garde contre les perils veritab/es & nous les I a life moins dilceraer. Re- li/ez quelquefois la lettre que Milord Edouard vous ecrivit l’annee derniere au fujet de votre marij vous y trouverea de bons avis a votrs ufage a plus d’un egard. Je ne blame point vo¬ tre devotion , elle eft touchante , aimable & dou¬ ce comme vous, elle doit plaire a votre mari meme. Mais prenez garde qu’a force de vous rendre timide & prevoyante elle ne vous mene au quietifme par une route oppofee, & que vous montrant par-tout du rifque a courir, elle ns vous empeche enfin d’acquiefcer a rien. Chera umie, ne favez-vous pas que la vertu elt un etat ie guerre , & que pour j vivre on a toujours quelque combat a retidre contre foi ? Occupons- nous moins des dangers que de nous, afin da fenir notre ame prete a tout evenement. Si cher- cher les occafions c’eft meriter d’y fuccomber, les fuir avec trop de foin c’effc fouvent nous re- fufer a de grajids devoirs , & il n’eft pas bon de fanger fans cede aux tentations, meme pour les 5t6g La NouVettfe cviter. On ne me verra jamais recliercher dcS mornens dangereux ni des tete-a-tete avec des femmes; mais dans quelque fituation que me; place deformais la providence, j’ai pour furete de moi les hiiit mois que j’ai pafles a Clarens * & ne craiits plus que perfonne m’ote le prix quo Vous m’avez fait mcriter. Je ne ferai pas plus foible que je l’fti ete , je n’aurai pas de plus grands combats a rendre; j’ai fenti I’amertume des remords , j’ai gaute les douceurs de la vic- toire, apres de telles comparaifons * on n’hefite plus fur le choix ; tout jufqu’a mes fautes paf- fees m’eft garant de 1’avenir. Sans vouloir entrer avec vous dans de nou- vell es dircuffions fur I’ordre de l’univers & fur l’a&ion des etres qui le compofent, je me coii- tenterai de vous dire que fur les queltions It fort au-deflus de 1’homme, i 1 nepeut juger des chofes qu’il ne voit pas que par inductions fur celles qu’il voitj & que toutes les analogies font pour ces loix generates que vous femblez rejetter. La raifon meme & les plus faines idee9 que nous pouvons nous former de l’Etre fupre- me font tres- favorables a cette opinion ; car bien que fa puilfance n’ait pas befoiit de rne- thode pour abreger le travail, il eft digne de fa fagelfe de preferer pourtant les voies les plus fimples, afin qu’il n’y ait rien d’inutiie dans les moyens non plus que dans les effets. En cream l’homme il l’a doue de toutes les fa- H e' l O i S E. 169 suites necelfaires pour accomplir ce qu’il exi- geoit de lui, & quand nous lui demandons le pouvoir de bien faire, nous ne lui demandons rien qu’il ne nous aitdeja donne. II nous a don¬ ne la raifon pour connoitre ce qui eft bien , la confcience pour l’aimer ( e ) , & la liberte pour le choifir. C’eft dans ces dons fublimes que con- lifte la grace divine , & comnie nous les avons tous r equs, nous en fommes tous comptables. J’entends beaucoup raifonner comre la li¬ berte de l’liomme , & je meprife tons ces fophifl mes 1 parce qu’un raifonneur a beau me prouver que je ne fuis pas libre, le fentiment interieur, plus fort que tous fes argumens les dement fans celfe, & quelque parti que je prenne dans quel- que deliberation que ce foit, je fens parfaite- nient qu’il ne tient qu’a moi de prendre le parti contraire. Toutes ces fubtilites de PEcole font vaines precifement parce qu’elles prouvent trop , qu’elles combattent tout auffi bien la verite que le menfonge , & que foit que la liberte exifte ou non, elles peuvent fervir egalement a prou¬ ver qu’elle n’exitte pas. A entendre ces gens-la Dieu meme ne feroit pas libre , ' & ce mot de liberte n’auroit aucun fens. Ils triomphent, non d’avoir refolu la queftion, mais d’avoir mis a la place line chimere. Ils commencent par fuppofer (e) S. Preux fait de la confcience morale un fentii fiient & non pas un jugement, ce qui eft contre les de¬ finitions des philofophes. Je crois pourtant qu’en ceci leur pretendu confrere a raifon. La Nouvstti que tout etre intelligent eft purement pallif, & puis ils deduifent de cette fuppolition des con- fequences pour prouver qu’il n’eft pas actif > la commode riiethode qu’ils onttrouveela ! S’ils ad- cufent leufs adverfaires de raifonner de mfenie , ils ont tort. Nous ne nous fuppofons point a aux verites de pratique qui mftnftruifent de rues devoirs. Sur taut Is refte, j’ai pris pour regie votre ancienne reponfe a M. de Wol- rnar (k). Eft - on maitre de croire ou de ne pas croire ? Eft - ce un crime de n’avoir pas fu bien atgumenter ? Non; la conference ne pous dit point la verite des chofes, mais la regie de nos devoirs; elle ne nous diS La Noutelli indifferente fur le befoin qu’il en a. Je vous avoue meme que tranquillifee fur fon fort a ve- nir , je ne fens point pour cela diminuer mon siele pour fa converfion. Je voudrois au prix demon fang le voir une fois convaincu, fi ce n’eft pour fon bonheur dans l’autre monde , c’eft pour fon bonheur dans celui-ci. Car de combien de douceurs n’eft - il point prive ? Quel fentimetit pour le confo ler dans fes pei- nes '{ Quel ipedlateur anims les bonnes adlions qu’il fait en fecret ? Quelle voix peut parler au fond de fon ame? Quelle prix peut-il at- tendre de fa vertu ? Comment doit-il envifa- gerlamort? Non , jel’efpere, il ne l’attendra pas dans cet etat horrible. Il me refte une relfource pour l’en tirer, & j’y confacre le refte de ma vie; ce n’eft plus de le convain- cre, mais dele toucher; c’eft de lui montrer un exemple qui 1’entraine, & de lui rendre la Religion fi aimable, qu’il ne puilfe lui refifter. Ah, inon ami! quel argument eontre l’incre- dule, que la vie du vrai Chretien ! croyez- yous qu’il y ait quelque ame a l’epreuve de celui - la ? Voila defornrais la tache que je m’impofe; aidez - moi tous a la remplir. Wol- mar eft froid, mais il n’eft pas infenfible. Quel tableau nous pouvons offrir a fon cccur, quand fes amis, fes enfans, fa femme , concourront tous a l’inftruire en l’edifiantj quand fans lui 2 99 H e' L 0 i S f. pr^cher Dieu dans leurs difcours , ils le lui mon- treront dans les actions qu’il ihfpire , dans les vertus dont il eft l’auteur , dans le charme qu’on trouve a lui plaire! quand il verra briber l’ima- ge du Ciel dans fa maifon! Quand cent fois le jour il fera force de fe dire : non , l’homme n’eft pas ainli par lui-meme , quelque chofe de plus qu’humain regne ici ! Si cette entreprife eft de votre gout, il vous vous fentez digne d’y concourir, venez, paf- fons nos jours enfemble, & ne nous quittons plus qu’i la mort. Si le projet vous deplait ou vous epouvante , ecoutez votre confcience , elle vous dide votre devoir. Je n’ai plus rien a vous dire. Selon ce qu e Milord Edouard nous marque, je vous attends tous deux vers la fin du mois prochain, Vous ne reconnoitrez pas votre ap- partement; mais dans les changemens qu’on y a faits, vous reconnoitrez les foins & le coeur d’une bonne amie, qui s’eft fait un plaifir de l’orner. Vous y trouverez auffi un petit alfor- timent de livres qu’elle a choifis a Geneve, meil- leurs & de meilleur gout que 1 'Adone , quoiqu’il y foit auili par plaifanterie. Au refte, foyez dif- cret, car comme elle ne veut pas que vous fa- chiez que tout cela vient d’elle, je me depeche de vous I’ecrire, avant qu’elle me defende de vous en parler. Adieu, moil ami. Cette partis du Chateau go o La Nouvelle de Chillon (/) que nous dcvions tous fairs en- femble, fe fera demain fans vous. Elle n’en vaudra pas mieux, quoiqu’on la faffe avec plaifir. M. le Baillif nous a invites avecjnos enfans, ce qui ne m’a point lailfe d’excufe > mais je ne fais pourquoi je voudrois etre deja de retour. L E T T R E IX. De Fanchon Anet. Monfieur ! Ah mon bienfaiteur! que me charge -1 - on de vous apprendre ? .. .. Mada¬ me!.... ma pauvre maitrelfe .... O Dieu ! je vois deja votre frayeur.... mais vous ne voyez pas notre deflation .... Je n’ai pas un mo¬ ment a perdre ; il faut vous dire, .. .. il faut ([) Le Chateau de Chillon , ancien fejotir des Baillifs de Vevai, eft fitue dans le iac fur un rocher qui forme une prefqu’isle , & autour duquel j’ai vu fonder a plus de cent cinquante braffes qui font pres de 8°° pieds , fans trouvet le fond. On a creufe dans ce rocher des caves & des cuifines au - delfous du niveau de l’eau , qu’on y introduit quand on veut par des robinets. C’eft la que fut detenu fix ans prifonnier pranqois Bonnivard Prieur de St. Vidtor, auteur d’une chronique de Ge- fteve, homme d’un merite rare , d’une droiture & d’une fermete a toute epreuve, ami de la liberte qupique Savoyard , & tolerant quoique Pretre. Au refte, l’annee ou ces dernieres Lettres paroilfent avoir ete ecrites, il y avoit tres-long-tems que les Baillifs de Vevai n’habi- toient plus le Chateau de Chillon. On fuppofera, ft 1’on veut, que celui de ce terns-la y etoit alle paffer quelques jours. H e' L O i S I, 301 «ourir.... je voudrois deja vous avoir tout dit.... Ah ! que deviendrez - vous quand vous faurez notre malheur? Toute la famille alia hier diner a Chilion. Monfieur le Baron, qui alloit en Savoye pafler quelques jours au Chateau de Blonay, partit apres le dine. On l’accompagna quelques pas ; puis on fe proniena le long de la digue. Ma¬ dame d’Orbe & Madame la Baillive marchoienc devant avec Monfieur. Madame fuivok , te¬ nant d’une main Henriette & de l’autre Marcel- lin. J’etois derriere avec Paine. Monfeigneur le Baillif, qui s’etoit arrete pour parler a quel- qu’un, vint rejoindre la compagnie & offrit ie bras a Madame. Pour le prendre elle me ren- voie Marcellin ; il court a moi, j’accours a luij en courant i’enfant fait un faux pas, le pied lui manque, il tombe dans 1’eau. Je poulfe un cri perqantj Madame fe retourne, voit tomber fon fils , part comme un trait, & s’elance apres lui... Ah ! miferable que n’en fjs-je autant! que n’y fuis-je reftee !... . Helas ! je retenois Paine qui vouloit fauter apres fa mere .... elle fe debattoit en ferrant l’autre entre fes bras .... on n’avoit la ni gens ni bateau , il fallut du terns pour les retirer_l’enfant eft remis , mais la mere.... le faififfement, la chute , l’etat ou elle etoit- _qui fait mieux que moi combien cette chute eft dangereufe!... elle refta tres-long-terns fans con- noiftance. A peine l’eut- elle reprife qu’elie de- La H o ut e t l S '30s manda Ton fils... . avec quels tfanfports de jois elle l’embrafla! je la crus fauvee* mais la viva* cite ne dura qu’un moment; elle voulut £tre ra-*. fnenee ici; durant la route elle s’eft trcmvee mal plufieurs fois. Sur quelques ordres qu’elle m’a donnes je vois qu’elle ne croit pas en tevenir. Je fuis trop malheureufe, elle ri’en reviendra pas* Madame d’Orbe eft plus changee qu’elle. Tout le monde eft dans une agitation... Je fuis la plus tranquillede ton tela maifon .t. de quoi m’mquie- terois-je ? .,.. Ma bonne rriaitre/Te !Ah! fije vou$ perds, je n’aucai plus befoin de petfonne.... Oli mon eher Monfieur, que le bon Dieu vous fou- tienne dans cette epreuve.. ;. Adieu. .. .■ le Me'- deciii fort de la chambre. Je cours au devant de lui.... s’il nous donne quelque bonne efperanci?s je vous le marquerai. Si je ne dis rien... L E T T R E X. Commence par Made. d’Orbe) £ 5 ? achevee par M. de JYolniaf. ’E n eft fait. Homme imprudent , hottlm'ei infortune, malheureux vifioitnaire ! Jamais vous ne la reverrez.. .. le voile *.. Julie n’eft .... Elle vous a ecrit. Attended la letrre: boner- rez fes dernieres volontes. II vous refte de grands devoirs a remplir fur la terre. LETTRE M z' L a a a tc L E X T R E XL De M. de Wolmar. A i lailfe pafler Vos premieres douleurs eii filence; raa lettre n’eutfait que les aigrir. Vous n’etiez pas plus en etat de fupporter ces details que moi de les faire. Aujourd’hui peut-etre nous ieront-ils doux a tous deux. II ne me refte d'elle que des fouvenirs, mon cosuf fe plait a les re- cueillir! Vous n’avez plus que des pleurs it lui dormer , vous aurez la confolation d’en verier pour elle. Ce plaifir des infortunes m’eft re- fufe dans ma mifere; je fuis plus malheureux que vous. Ce n’eft point de la maladie c’eft d’elle que je veux vous parler. D’autres meres peuvent fe jet- ter apres leur enfant: l’accident, la fievre, la mort font de la nature: c'eft le fort commun des xnortels •> mais l’emploi de fes derniers momens , fes difcours 4 fes fentimens , fon ame 4 tout cela n’appartient qu’a Julie. Elle n’a point Vecu cotn- me une autre : perfonne, que je fache* n’eft mort comme elle. Voila ce que j’ai pu feul ob-< ferver , & que vous n’apprendrez que de moi. Vous favez que l’eflfroi 4 l’emotion, la chii- te, l’evacuation de l’eau lui laiflerent une lon¬ gue foiblelfe dont elle ne revint tout - & - fait qu’ici. En arrivant, elle redemanda fon Els, 2 Tcme VL V %o4 La N 0 «• m l i v-int; a peine le vit - elle marcher & repondre a» fes earefles-quelle devint tout-a-feit tranquille, & confentit a prendre uii pcu de repos. Sor* fommeil fut court, & comrne le Medecin n’arri- voit point encore, en l’attendant elle nous fit afleoir autour de foil lit, la Fanchon, fa coufine & moi. Elle nous par la de fes enfans , des foins a,Aldus qu’exigeoit aupres d’eux la forme d’edu- cation qu’elle avoit prife, & du danger de les negliger un moment. Sans doimer vne grande importance a fa maladie , elle prevoyoit qu’elle Pempecheroit quelque terns de remplir fa part, des metnes foins , & nous chargeoit tous de r&- partir cette part fur les notres. Elle s’etendit fur tous fes projets , fur les v6- tres, fur les moyens les plus propres a les fairs reuffir, furies obfervations qu’elle avoit faites & qui pouvoient les favorifer ou leur nuire , enfin fur tout ce qui devoit nous mettre en etat de fuppleer a fes fonclions de mere, auffi. lcng- tems qu’elle feroit forcee a les fufpendre. C’e- toit, penfai-je , bien des precautions pour quel- qu’un qui ne fe croyoit prive que durant quel- ques jours d’une occupation fi ehere; mais ce qui rn’ejfraya tout-a-fait, ce fut de voir qu’elle cntroit pour Henriette dans un bien plus grand detail encore. Elle s’etoit bornee a ce qui re- gardoit la premiere enfance de fes fils comrne fe dechargeant fur un autre du foin de leur jeunef- fe; pour fa fille elle embralfa tous les terns, & H’ e' t e i s e< 30? fentant bien que perfonne ne fuppleeroit fur ce point aux reflexions que fa propre experience lui avoit fait faire , elle nous expofa en abrege, mais avec force & clarte , Le plan d’educatiom qu’elle avoit fait pour elle , employant pres de la mere les raifons les plus vives & les plus touchaatcs exhortations pour l’engager a le fuivre. Toutes ces idees fur 1’education des jeunes perfonnes & fur les devoirs des meres , melees de frequens retours fur elle-meme , ne pouvoient manquer de jetter de la chalOur dans l’entretien} je vis qu’il s’animoit trop. Claire tenoit une des mains de fa Coufine, & la preifoit a chaque iuf- tant contre fa bouche en fanglotant pour toute reponfe ; la Fanchon n’etoit pas plus tranquillej &pour Julie, je remarquai que les larmes lui rouloient aulli dans les yeux , mais qu’elle n’o- Toit pleurer, de peur de nous alarmer davauta- ge. Aufli-tot je me dis; elle fe voit morte. Le feul efpoir qui me refta fut que la frayeur pou- voit l’abufer fur fon etat & lui montrer le dan¬ ger plus grand qu’il n’etoit peut-etre. Malheu- reufement je la connoiffois trop pour compter beaucoup fur cette erreur. J’avois elfaye plu- fieurs fois de la calmer ; je la priai derechef de lie pas s’agiter hors de propos par des difcours qu’on pouvoit reprendre a loifir. Ah ! dit- elle , rien ne fait tant de mal aux femmes que le fi- lence! & puisje me fens un peu de flevre; au- tanc vaut employer le babil qu’elle donne a des Is §c6 La N o * y e e e i fujets utiles ,■ qu’a battre fans raifon la campagnsl L’arrivee du Medecin caufa dans la maiforf nn trouble impoffible a peindre. Tous les do- meftiques l’un fur l’autre a la porte de la chatn- bre atfendoient, foeil inquiet & les mains join- tes, fon jugement fur l’etat de leur maitreife , eomme f arret de leur fort. Ce fpedtacle jetta la pau vre Claire dans une agitation qui me fit crain- dre pour fa tete. II fallut les eloigner fous diffe- rens pretextes pouf ecarter de fes ycux cet ob- jet d’effroi. Le Medecin donna vaguement un peu d’efperance , mais d’unton propre ame l’o- ter. Julie ne dit pas non plus ce qu’elle pen- foit; la prefence de faCoufine la tenoit enref. peft. Quand il fortit, je le fuivis j Claire en voulut faire autant; mais Julie la retint & me fit de Poeil un figne que j’entendis. Je me hatai d’avertirle Medecin que s’il y avoit du danger il falloit le cacher a Made. d’Orbe avee autant & plus de foin qu’a la malade, de peur que la defefpoir n’achevat de la troubler, & ne la nut hors d’etat de fervir fon amie. Il declara qu’il y avoit en effet du danger; mais que vingt-qua» tre heures etant a peine ecoulees depuis l’acci- dent, il falloit plus de terns pour etablir un pro- noftic affure , que la nuit prochaine decideroit du fort de la maladie, & qu’il ne pouvo.it pro- noncer que le troifieme jour. La Fanchon feule fut temoin de ce difcours, & apres l’avoir en- gagee, non fans peine, a fe contenir, on con- TI s' L O j S B. 307 vin t He ee qui feroit dit a Made. d’Orbe & au jrefte de la raaifon. Vers le foir Julie obligea fa Coufine qui avoit paffe la nuit precedente aupres d’elle & qui vouloit encore y pafler la fuivante, & s’alleu yepofer quelques heures. Durant ce terns, la ma- lade ayant fu qu’on alloit la faigner du pied & que le medecin preparoit des ordonnances , elle le fit appeller & lui tint ce difcours. „ Monfieur duBolfon , quand on croit devoir tromperurt s, malade craintif fur fon etat, c’eft une precau- 9, tion d’humanite que j’approuve; mais c’eft 99 une cruaute de prodiguer egalement a tous „ des foins fuperflus & defagreables , dont plu- ,, fieurs n’ont aucunbefoin. Prefcrivez-moi tout 3 , ce que vous jugsrez m’etre veritablement 93 utile, j’obeiraipon&uellement. Quant aux re- 93 medes qui ne font que pour 1’imagination , 33 faites m’en grace ; c’eft mon corps & non 3, mon efprit qui fouffre, & je n’ai pas peur ,3 de finir mes jours, mais d’en mal employer le 33 reftp. Les derniers niomens de la vie font 93 trop precieux pour qu’il foit permis d’en abu- v fer. Si vous ne pouvez prolonger la mienne, 3, aq moins ne l’abregez pas , en m’6tant l’em- 9, ploi du peu d’inftans qui me font laiffes pa» 3, la nature. Moins il m’en refte , plus vous de. 3S vez les relpedter. Faites-moi vivre ou lailfez-. „ moi: je faurai bien mourir feule VoM comment cette femme ii timide & fi douGe dajtjfc 30$ La Nouvelle Is commerce ordinaire, favoit trouver un ton ferine & fericux dans les occafions importantes. La nuit fut cruelle & decifive. EtoufFement, opprefiion, fyncope, la peau feche & brulante. Line ardente fievre, durant laquelle on l’enten- doit fouvent appeller vivement Marceilin, com* me pour le retenir; & prononcer auffi quelque- fois un autre nom , jadis fi repete dans une oo cafion pareille. Le lendemain le Medecin me de- clara fans detour qu’il n’effimoit pas qu’eile eufc trois jours a vivre. Je fus feul depoGtaire de cet affreux fecret, & la plus terrible heure de ma vie fut celle ou je le portal dans le fond do men coeur, fans favoir quel ufage j’en devois faire. J’allai feul errer dans les bofquets , re-? vant au parti que j’avois a prendre; non fans quelques triftes reflexions fur le fort qui me ra~ menoit dans ma vieille/fe a cet etat folitaire 3 dontje m’ennuyois, meme avant d’en connoL tre un plus doux. La veille, j’avois promts a Julie de lui rapi porter fidellement le jugement du Medecin; elle m’avoit interefle par toutce qoipouvoit tou- cher inon coeur a lui tenir parole. Je fentois cet engagement fur ma confidence : mais quo! ? pour un devoir ghinierique & fans utilite falloit-il contrifrer fon ame, & lui faire a longs traits fa¬ vourer la mart ? Quel ppuvoit etre a mes yeux 1’objet d’une precaution fi cruelle ? Lui annon- ,per fa ^priucr? h?ure n’etoit-ce ji^s J’svatu* H e' L O i S E. 5.0$ ter ? Dans un intervalle fi court que deviennent les defirs, l’efperance , elemens de la vie ? Eft- ce en jouir encore que de fe voir fi pres du mo- ment de la perdre ? Etoit-ce a moi de lui don- ?ier la mort. Je marchois a pas precipites avec une agita¬ tion que je n’avois jamais eprouvee. Cette lon- .gue & penible anxiete me fuivoit par-tout j’en trainois apres moi Pinfupportable poids. Une idee vint enfin me determiner, Ne vous efforcez pas de la prevoir ; il faut vous la dire. Pour qui eft-ce que je delibere, eft-ce pout elle ou pour moi? Sur quel principe eft-ce que je raifonne, eft-ce fur fon fyfteme ou fur le mien? Qu’eft-ce qui m’eft demontre fur l’un ou fur l’autre ? Je n’ai pour croire ce que je crois que mon opinion armee de quelques probabilites, Nulle demonftration ne la renverfe, il eft vrai, rnais quelle demonftration Petablit ? Elle a pour croire ce qu’elle croit fon opinion de meme, rnais elle y voit l’evidence ; cette opinion a fes yeux eft une demonftration. Quel droit ai-je de preferer , quand il s’agit d’elle , ma fimple opi¬ nion que je reconnois douteufe & fon opinion qu’elle tient pour demontree ? Comparons les eonfequences des deux fentimens. Dans le lien, la difpofition de fa derniere heure doit decider de fon fort durant Peternite. Dans le mien , les tnenagemens quejeveux avoir pour elle lui fe- ronfc indiiferens dans trois jours, Dans fcrois y 4 gra La HI o v m i i jours, felon moi, elle ne fentita plus rien: Mais fi pept-ptre elle avqit raifon, qpelle diffe¬ rence ! Des biens op des niauj: eternels!..... Peut-etre 1.. .. ge mot; eft terrible. . .. malheu- reux! rifque ton ame & non la fienne. Veil a le premier donte qui m’ait rendu fuf- pe&e f incertitude quo vous ayez fi fouvent^atta- guee. Ce n’eft pas la derniere fois qu’il eft re¬ yen u depuis ce tems-la, Quoi qu’il en foit, ce doute me delivra de celui qui me tourmentoit. Je pris fur le champ mon parti, & de peur d’ea changer, je courus en hate aulit de Julie. Je fis fortir tout 1? monde, & je m’aflis v vous pou- yez juger avec quelle contenance 1 Je n’employ&t point aupres d’elle les precautions peceflaites pour les petitps arnes. Je ne dis rien , mais die me vit j & me comprit a l’inftant. Croyez-vous me l’apprendre, dit-elie en me tendant la main? Non , mon ami, je me fens bien { la mon ms prelfe, il faut nous quitter. Alors elle me tint un long difcqu.rs doni j’aurai a vous parler quelque jour, & durantle- quel elle ecfiyit fpn teftament dans mon coeurv Si j ? ayois meins connu le lien, fes dernieres difpofitions auroient fuffi. pour me le faire con- jioitre. Elle me demarjda fi fon etat etoifc comm dans la maifon. je lui dis que l’alarme y re- gnoit, mais qu’on ne favoit rien de pofitif & du Boffon §’4toi| ouyeft a moi feul. EUe H L © * S Ei 3 It tne conjura que le fecret fut foigneufement gar¬ de le refte de la journee, Claire , ajouta-t-elle , ne fupportera jamais ce coup que de ma main; elle en. mourra s’il lui vient d’une autre. Je def- tine la nuit prochaine a ce trilte devoir. C’eft pour cela fur-tout que j’ai voulu avoir l’avis du Medecin, afin de ne pas expofer fur mon feul fentiment cette infortunee a recevoir a faux une fi cruelle atteinte. Faites qu’elle ne foupqonne lien avant le terns, qu vous riiquez de refter fans amie & de laiifer vos enfans fans mere. Elle me parla de fon pere. j’avouat lui avoir envoye un expres; mais je me gardai d’ajouter que cet homme, au lieu de fe contenter de don- jier ma lettre cornme je lui avois ordonne , s’e- toit hate de parler , & li lourdement, que mon vieuxami croyantfa fillenoyee etoit tombe d’ef- froi fur l’efcalier, & s’etoit fait une bleffure qui le retenoit a Blonay dans fon lit. L’efpoir de revoir fon pere la toucha fenfiblement , & la certitude que cette efperance etoit vaine ne fut pas le moindre des maux qu’-il me fallut devbrer. Le redoublement de la nuit precedente l’a- voit extremement affoiblie. Ce long entretiea n’avoit pas contribue a la fortifier ; dans l’ac- cablement of elle etoit, elle eilaya de prendre un peu de repos durant la journee; je n’appris que le furlendemain qu’elle ne favoit pas paffee fcoute entisre a dormir. Ccpendant k confieniation regnoit dans Id y f gis La N O U V E L L t maifon. Chacun dans un morne filence atten- doit. qu’on le tirat de peine, & n’ofoit interro- ger perfonne, crainte d’apprendre plus qu’il ne vouloit fa voir. On fe difoit, s’il y a quelque bonne nouvelle on s’empreffera de la dire; s’U y en a de mauvaifes, on ne les faura toujours que trop tot. Dans la frayeur dont ils etoient faifis, c’etoit afiez pour eux qu’il n’arrivat den qui fit nouvelle. Au milieu de ce morne repos, Madame d'Orbe etoit la feule active & parlan- te. Sitot qu’elle etoit hors de la chambre de Ju¬ lie, au lieu de s’aller repofer dans la fienne, elle parcouroit toute la maifon, elle arretoit tout le monde , demandant ce qu’avoit dit le Medecin , ce qu’on difoit ? Elle avoit ete te- snoin de la nuit precedente, elle ne pouvoit ignorer ce qu’elle avoit vu; mais elle oherchoit a fe tromper elle-meme , & a recufer le temoi- gna ge de fes yeux. Ceux qu’elle queftionnoit ne lui repondant rien que de favorable , cela l’en- courageoit a queftionner les autres & toujours avec une inquietude fi vive, avec un air fi ef- frayant, qu’on eut fu la verite mille fois fans fetre tente de la lui dire. Aupres de Julie elle fe contraignoit, & 1’ob- jet touchant qu’elle avoit fous les yeux la difpo- foit plus a l’affliclion qu’a Pemportement. Elle craignoit fur-tout de lui lailfer voir fes alarmes, mais elle reuffiifoit mal a les cacher. On apper- ©evoit fon trouble dans fon aifedation meme a H e' l o i s t, 3*3 psroitre tranquille. Julie de fon cote n’epargnoit rien pour I’abufer. Sans extenuer foil mal elle en parloit prefque comme d’une chofe paflee , & ne fembloit en peine que du terns qu’il lui fau- droit pour fe remettre. C’etoit encore un de mes fupplices de les voirs chercher a fe ralfurer mu- luellement, moi qui favois fi bien qu’aucune des deux n’avoit dans l’ame l’efpoir qu’elle s’effor- qoit de donner a l’autre. Made. d’Orbe avoit veille les deux nuits pre- ce dentes ; il y avoit trois jours qu’elle ne s’e«. toit deshabillee; Julie lui propofa de s’aller cou~ clier; elle n’en voulut rien faire. He bien done, dit Julie, qu’on lui tende un petit lit dans ma chambre, a moins, ajouta - t-elle comme par re- jflexion , qu’elle ne veuille partager le mieu- Qu’en dis-tu, Coufine ? mon mal ne fe gagne pas, tu ne te degcutes pas de moi, couche dans mon lit j le parti fut accepte. Pour moi, 1’on me renvoya, & veritablement j’avois befoin de repos. Je fus leve de bonne heure. Inquiet de ce qui s’etoit paife durant la nuit, au premier bruit que j’entendis j’entrai dans la chambre. Sur l’e- tat ou Made. d’Orbe etoit la veille, je jugeai du defefpoir ou j’allois la trouver & des fureurs dont je ferois le temoin. En entrant je la vis af- fife dans un fauteuil, defaite & pale, ou plutot jivide, les yeux plombes & prefque eteints; mais douce, tranquille, parlantpeu, & faifant tout '314 £ A NOVVELI,^ ce qu’on lui difoit fans repondre. Pour Julie l elle paroilfoit moins foible que la veille , fa voix etoit plus ferme, fon gefte plus anime ; elle fembloit avoir pris la vivacite de fa Coufine. Je connus aifement & fon teinfc que ce mieux ap¬ parent etoit l’effet de la fievre : mais je vis aufli briller dans fes regards je ne fais quelle fecrete joie qui pouvoity contribuer, &dontjeitede- jnelois pas la caufe. Le Medecin n’en confirma pas moins fon jugement de la veille j la malade n’en continua pas moins de penfer comme lui, & il ne me refta plus aucune efperance. Ayant ete force de m’abfenter pour quelque terns, je remarquai en rentrant que l’apparte- roetit etoit arrange avec foinj il y regnoit de i’ordre & de l’elegance; elle avoit fait mettre despots defleurs fur fa cheminee; fes rideaux etoient entr’ouverts & rattaches; fair avoit ete change; on y fentoit une odeur agreable } on n’eut jamais cru etre dans la chambre d’un ma¬ lade. Elle avoit fait fa toilette avec le meme foin: la grace & le gout fe montroient encore dans fa parure negligee. Tout cela lui donnoit plutot fair d’une femme du monde qui attend compagnie, que d’une campagnarde qui attend fa derniere heure. Elle vit ma furprife, elle en fourit, & lifant dans ma penfee elle alloit me repondre, quand on amena les enfans. Alors il ne fut plus queftion que d’eux, & vous pouvez juger fi fe fentant prete a ks quitter , fes? ca- H e' t G i s sf. 3 1j ysffes furent tiedes & moderees! J’obfervai me- me qu’elle revenoit plus fouvent & avec des etreintes encore plus ardentes & celui qui lui coutoit la vie, eomme s’il lui fut devenu plus •her a ce prix. Tous ces embraffemens , ces foupirs * ces tranfports etoient des myfteres pour ces pauvres enfans. Us l’aimoient tendrement , mais c’etoit la tendrelTe de leur age ; ils ne comprenoient riea a Ton etat, au redoublement de fes careib fes, a fes regrets de ne les voir plus; ils nous voyoient trifles & ils pleuroient : ils n’en fa- voient pas davantage. Quoiqu’on apprenne aux enfans le nom de la more , ils n’en ont aucune idee •, ils ne la craignent ni pour eux ni pour les autres ; ils craignent de fouffrir & non de mourir. Quand la douleur arrachoit quelque plainte a leur mere , ils percent Fair de leurs cris; quand on leur parloit de la perdre , on les auroit crus ftupides. La feule Henriette , un peu plus agee , & d’un fexe ou le fentiment & les lu- mieres fe developpentj>lut6t , paroiffoit troubles & alarmee de voir fa petite maman dans un lit, elle qu’on voyoit toujours levee avant fes enfans, Je me fouviens qu’a ce propos Julie fit une re¬ flexion tout-a-fait dans fon caradtere fur l’imbe- cille vanite de Vefpafien qui refta couche tandis qu’il pouvoit agir, & fe leva lorfqu’il ne put plus rien faire. Je ne fais pas, dit - elle, s’il faut qu’un Empereur meure debout, mais je fais La NoutEitE bien qu’une mere de famille ne doit s’aliter quS pour mourir. Apres avoir epanche fori coeur fur fes enfans 5 apres les avoir pris chacun a part, fur-tout Hen- riette“ qu’elle tint fort long-tems, & qu’on eii- tendoit plaindre & fangloter en recevant fes bai- fers, elle les appella tous trois, leur donna fa benedi&ion, & leur dit en leur montrant Mad e . d’Orbe : allez mes enfans, allez vous jetter aux pieds de votre mere : voila cells que Dieu vous donne , il ne vous a rien ote. A Vinliant ils cou- rent a elle , fe mettent a fes genoux, lui pren- nent les mains, l’appellent leur bonne maman, leur feconde mere. Claire fe pencha fur eux 5 xnais en les ferrant dans fes bras elle s’efforca Vainement de parler, elle lie trouva que des gemiifemens, elle ne put jamais prononcer tin feul mot, elle etouffoit. Jugez fi Julie etoife emue ! Cette feene commencoit a devenir crop vive> je la fis ceffer. Ce moment d’attendrilTement paffe, l’on fe remit a caufer autour du 4 it, cse quoique la vi- vacite de Julie fe fut un peu eteinte avec le re- doublement, on voyoit le meme air de conten- tement fur fon vifage elle parloit de tout avec line attention & un interet qui montroient un efprit tres - libre de foins; rien ne lui echappoit, elle etoit a la converfation comme fi elle n’avoit eu autre chofe a faire. Elle nous propofa de di¬ ner dans fa chambre, pour nous quitter le moins H e' l o S S Ei 517 tju’il fe pourroit; vous pouvez croire que cela ne fut pas refufe. On fervit fans bruit, fans confufkm , fans defordre , d’un air auffi range que li l’on eut ete dans le fallon d’Apollon. La Fanchon » les enfans dinerent a table. Julie voyant qu’on manquoit d’appetit trouva le fecret de faire manger de tout, tant6t pretextant l’inf- trudion de fa cuifiniere, tan tot voulant favoir ft elle oferoit en gouter, tantot nous intereifanc par notre fante meme don t nous avions befoin pour la fervir, toujours montrant le plaifir qu’oa pouvoit lui faire, "He maniere a 6ter tout moyen de s’y refufer , & melant a tout cela un enjoue- ment propre a nous diftraire du trifte objet qui nous occupoit. Enfin une maitrelfe de maifon» attentive a faire fes honneurs, n’auroit pas en pleine fante pour des etrangers des foins plus marques, plus obligeans , plus aimables que ceux que Julie mourante avoit pour fa famille. Kien de tout ce que j’avois cru prevoir n’arrivoit, lien de ce que je voyois ne s’arrangeoit dans ma tete. Je ne favois plus qu’imaginer ; je n’y «tois plus. Apres le dine, on annonqa Monfieur le Mi- niftre. II venoit comme ami de la maifon , ce qui lui arrivoit fort fouvent. Quoique je ne Feulfe point fait appeller, parce que Julie ne Favoit pas demande , je vous avoue que je fus charme de foil arrivee, «& je ne crois pas qu’en pareiiie circonftance le plus zele croyant Feiit gig La Notjvellb pu voir avec plus de plaifir. Sa prefence alloit eclaircir bien des ddutes & me tirer d’une etrang® perplexite. Rappellez - vous le motif qui m’avoit porte a lui anncncer fa fin prochaine. Sur 1’efFet qu’au- roit du felon moi produire cette affreufe nou- velle, comment concevoir celui qu’elle avoit produit reellement? Qpoi! cette femme devote qui dans l’etat de fame ne pafle pas un jour fans fe reeueiliir, qiii fait un de fes plaifirs de la priere , n’a plus que deux jours a vivre , ells fe voit prete a paroitre devaf.tle juge redouta- ble i & au lieu de fe preparer a ce moment ter¬ rible , au lieu de mettre ordre a fa conference, elle s’amufe a parer fa chambre, a faire fa toi¬ lette , a caufer avec fes amis, a egayer leurs re- pas ; & dans tous fes entretiens pas un feul mot deDieu ni du falut ! Que devois-je penfer d’elle Sc de fes vrais fentimens ? Comment arranger fa conduite avec les idees que favors de fa pie- te? Comment accorder l’ufage qu’elle faifoit des derniers momens de fa vie avec ce qu’elle avoit dit au Medecin de leur prix ? Tout cela formoit a mon fens une enigme inexplicable. Car enfin quoique je ne m’attendiiTe pas a lui trou- ver toute la petite cagoterie des devotes, il me femb'oit pourtant que e’etoit le terns de fonget a ce qu’elle eftimoit d’une grande importance, & qui ne fouifroit aucun retard. Si l’on ell de- vot durant le tracas de cette viecomment ne 1 ® H e' z o x s il 319 le ftra-ton pas art moment qu’il lafaut quitter, & qu’il ne refte plus qu’a penfer a 1’autre? Ces reflexions m’amenereitt a un point ou je ne me ferois guere attendu d’arriver. Je com- mencai prefque d’etre inquiet que mes opinions indifcrettement foutenues n’euffent enfin trop gagne fur elle. Je n’avois pas adopte les lien- nes i, & pourtant je n’aurois pas voula qu’elle y eut renonce. Si j’eulTe ete malade je ferois cer- tainement more dans mon fentiment, maisjede- lirois qu’elle mourht dans le lien, & je trouvois, pour ainfi dire , qu’en elle je rifquois plus qu’en moi. Ces contradictions vous paroitront extra- vagantes *, je lie les troiive pas raifonnables , & cependant elles ont exifte. Je ne me charge pas de les juftifierj je vous les rapporte. Enfin le moment vint oix mes doutesalloient fetre eclaircis. Car il etoit aife de prevoir que t6t ou tard le Parteur ameneroit la converfation fur ce qui fait l’objet de fon miniftere , & quand Julie eut ete capable de deguifement dans fes reponfes, il lui eut etc bien difficile de fe de- guifer affez pour qu’attentif & prevenu , je n’euf- fe pas demele fes vrais fentimens. Tout arriva comme je l’avois prevu. Je laiife a part les lieux communs meles d’eloges, qui fervirent de tranfitions au Miniftre pour venir a fon fujet; je laifle encore ce qu’il lui dit de touchant fur le bonheur de couronner une bon¬ ne vie par une fin chredsnne. Il ajouta qu’a la Toms VL X 320 La Nouyelle verite il lui avoit quelquefois trouve fur certains points des fentimens qui lie s’accordoient pas entierement avec la dodrine de l’Eglife, c’eft- a-dire avec celle que la plus fame raifon pouvoit deduire de l’Ecriture; mais comme elle ne s’e- toit jamais aheurtee a les defendre, il efperoit qu’elie vouloit mourir ainli qu’elle avoit vecu dans la communion des fideles , & acquiefcer •en tout a la commune profeflion de foi. Comme la reponfe de Julie etoit decifive fur mes doutes , & n’etoit pas, a l’egard des lieux eommuns , dans le cas de 1’exhortation, je vais vousla rapporter prefque mot-a-mot, car je l’a- vois bien ecoutee, & j’allai l’ecrirc dans le moment. „ Permettez-moi, Monfieur, de commence? M par vous remercier de tous les foins que vous „ avez pris de me conduire dans la droite route „ de la morale & de la Foi Chretienne, &.de „ la douceur avec laquelle vous avez corrige ^ ou fupporte mes erreurs quand je me fuis „ egaree. Penetree de refpedt pour votre zele & „ de reconnoiflance pour vos bontes , je de- „ clare avec plaifir que je vous dois toutes mes „ bonnes refolutions, & que vous rn’avez tou- „ jours portee a faire ce qui etoit bien, & a „ croire ce qui etoit vrai. „ J'ai vecu Sc je meurs dans la Communion „ Proteftante qui tire fon unique regie de l’E- „ criture Sainte & de la raifon j mon cocur a He' £ o i s e . V 33 33 33 33 >3 33 33 33 33 33 33 33 33 39 33 33 33 33 33 33 33 33 33 33 33 33 33 33 32t toujours confirms ce que prononcoit mabou- che, & quand je n’ai pas eu pour vos lumie- res toute la docilite qu’il eut fallu, peut-etre, c’etoit un effet de mon averfion pour toute efpece de deguifement; ce qu’il m’etoit im- poffible de croire, je n’ai pu dire que je le croyois; j’ai toujours cherche fincerement ce qui etoit conforme a la gloire de Dieu & a la verite. J’ai pu me tromper dans ma re¬ cherche ; je n’ai pas l’orgue il de prefer avoir eu toujours raifon ; j’ai peut - etre eu toujours tort > mais mon intention a toujours ete pu¬ re , & j’ai toujours cru ce que je difois croi¬ re. C’etoit fur ce point tout ce qui dependoit de moi. Si Dieu n’a pas eclaire ma raifon au dela, il eft clement & jufte ; pourroit-il me demander compte d’un don qu’il ne m’a pas fait ? „ Voila, Monfieur, ce que j’avois d’eflen- tiel a vous dire fur les fentimens que j’ai profefles. Sur tout le refte mon etat pre- fent vous repond pour moi. Diftraite par le mal, livree au delire de la fievre, eft-il terns deflayer de raifonner mieux que je n’ai fait jouilfant d’un entendement auffi fain que je l’ai requ ? Si je me fuis trom- pee alors, me tromperois - je moins aujour- d’hui, & dans l’abattement oh je fuis d e- pend - il de moi de croire autre chofe que ce que j’ai cru etant $n faute ? C’eft Ja raifon X2 §22 La N o v v e t l i „ qui decide du fentiment qu’on prefers, &i „ la mienne ayant perdu fes raeilleures fonc- „ tions quelle autorite peut donner ce qui „ m’en refte aux opinions que j’adopterois fans „ elle ? Que me refte -1 - il done deformais a „ fairs ? C’eft de m’en rapporter a ce que j’ai „ cru ci-devant: ear la droiture d’intention „ eft Ja meme, & j’ai le jugement de moins. ,3 Si je fuis dans l’erreur , c’eft fans l’ai- „ mer j cela fuffit pour me tran qvillifer fur mi „ croyance. „ Quant a la preparation a k mort, Mon- 3, fieur, elle eft faite •, mal, ft eft vrai, mais de „ mon mieux * & mieux du moins que je ne la ,3 pourrois faire a prefent. J’ai tache de ne j, pas attendre pour remplir cet important de- 3, voir que j’en fufle incapable. Je priois eri ,3 fantej maintenant je me refigne. La priere 3, du malade eft la patience i La preparation 33 a la mort eft une bonne vie j je n’en con- 33 nois point d’autre. Quand je converfois ,3 avec vous , quand je me recueillois feule, ,3 quand je m’eiforcois de remplir les devoirs 3, que Dieu m’impofe; c’eft alors que je me 3, difpofois ajparoitre devant lui; c’eft alors M que je l’adorois de toutes les forces qu’il 33 m’a donnees j que ferois - je aujourd’hui que „ je les ai perdues ? Mon ame alienee eft- „ elle en etat de s’elever a lui ? Ces reftes j, d’une vie a demi - eteinte, abforbes par la H js' £ 0 i s E; 1 32j £ fouffrance, font - ils dignes de lui etre of- „ ferts ? N011, Monfieur , il me les laifle pout „ etre donnes a ceux qu’il m’a fait aimer & „ qu’il veut que je quitte ; je leur fais mes „ adieux pour aller a lui ; c’eft d’eux qu’il faut „ que je m’occupe: bientot je m’occuperai de „ lui feul. Mes derniers plailirs fur la terre „ font auffi mes derniers devoirs; n’eft-ce ,5 pas le fervir encore & faire fa volonte que „ de remplir les foins que J’humanite nfim- 55 pofe, avant d’abandonner fa depouille? Que 35 faire pour appaifer des troubles que je n’ai 55 pas? Ma confcience n’eft point agitee ; li. „ quelquefois elle m’a donne des eraintes , j’en „ avois plus en fante qu’aujourd’hui. Ma eon- 53 fiance les efface ; elle me dit que Dieu eft „ plus element que je ne fuisl coupable , & ma „ fecuritp redouble en me fentant approchet* 33 de lpi. Je ne lui porte point un repentir 3, imparfaitj tardif, & force, qui, didte par 33 lapeur,ne fauroit etre fincere, &n’eftqu’un 3, piege pour le tromper. Je ne lui porte pas „ le refte & le rebut de mes jours , pleins de, 35 peine <& d’ennuis , en proie a la maladie , ! ,3 aux douleurs, aux angoilfes : de la mort, & ,3 que je ne lui donnerois que quand je n’en „ pourrois plus rien faire. Je lui porte ma vie 3, entiere pleine de peches & de fautes , rnais 3, exempte des remords de l’imp.ie £(• des crimes „ du mediant, X 2 ~ 324 La Nouvelle „ A quels tourmens Dieu pourroit - il con- ^ damner moil ame? Les reprouves , dit-on , ,, le haiflent! II faudroit done qu’il m’empe- j, chat de l’aimer? Je ne crains pas d’aug- ,, menter leur nombre. O grand Etre! Etre ,, eternel, fupreme intelligence , fource de vie & de felicite, createur, confervateur, Pere ,, de Phomme, & Roi de la nature'; Dieu tres- ,, puifiant , tres-bon, dont je ne dontai ja- ,, mais vn moment, & fous les yeux Aaquel „ j’aimai toujours a vivre ! Je le fais , je m’en „ rejouis, je vais paroitre devant ton trone. „ Dans peu de jours mon ame libre de fa de- „ pouille commencera de t’offrir plus digne- 3i ment cet immortel hommage qui doit faire „ mon bonheur durant Peternite. Je compte pour rien tout ce que je ferai jufqu’a ce „ moment. Mon corps vit encore, mais ma „ vie morale eft finie. Je fuis au bout de ma „ carriere & deja jugee fur le pafle. Souffrir 5, & mourir eft tout ce qui me refte a faire; 5 , e’eft l’affaire de la nature: mais moi j’ai ^ tache de vivre de maniere a n’avoir pas be- sJ foin de fonger a la mort, & maintenant x qu’elle approche, je la vois venir fans ef- jj froi. Qui s’endort dans le fein d’un pere n n’eft pas en fouci du reveil. “ Ce difeours prononce d’abord d’un ton gra¬ ve Sc pofe , puis avec plus d’accent & d’une yoix plus eieve, fit fur tous les aftiftans , fans H e' L O i S E. 32 f m’en excepter, une impreffion d’autant plus vive que les yeux de celle qui le prononqa bril- loient d’un feu furnaturel; un nouvel eclat ani- moit fon teint , elle paroiffoit rayonnante, & s’il y a quelque chofe au raonde qui merite le nom de celefte , c’etoit fon vifage tandis qu’el- le parloit. Le Pafteur Iui-meme faifi, tranfporte de ce qu’il venoit d’entendre, s’ecria en levant les yeux & les mains au del; Grand Dieu ! voila le culte qui t’honore j daigne t’y rendre propi¬ ce , les humains t’en offrent peu de pareils. Madame , dit - il en s’approchant du lit, je croyois vous inftruire , & c’eft vous qui m’inf- truifez. Je n’ai plus rien a vous dire. Vous avez la veritable foi, celle qui fait aimer Dieu. Emportez ce precieux repos d’une bonne con- fcience , il ne vous trompera pas ; j’ai vu bien des Chretiens dans l’etat ou vous etes , je ne 1’ai trouve qu’en vous feule. Quelle difference d’une fin fi paifible a celle de ces pecheurs bourreles qui n’accumulent tant de vaines & feches prieres que parce qu’ils font indignes d’etre exauces ! Madame, votre mort eft a uili belle que votre vie: Vous avez vecu pour la charite; vous mourez martyre de Pamour ma- ternel. Soit que Dieu vous rende a nous pour nous fervir d’exemple, foit qu’il vous appelle a lui pour couronner vos vertus j puiilions- nous, tot* tant que nous fommes, vivre & X 4 32 6 La Noutelee mount comme vqus! Nous ferons bien furs djj fconhevir de l’autre vie. II voulut s’en aller ; elle le retint. Vous etes de nies amis , luidit-elle, &l’un deceux que je vois ayec Ie plus de plaifir •, c’eft pour cqx que mes derniers moments me font precie.ux- Nous allons nous quitter pour il long-terns qu’il ue faut pas nous quitter fi vite. II fut charmq de refter , & je fortis la - deifus. Eli rentrant, je vis que la cpnver/ation avoir continue fur le merne fujct, mais d’un autre ton , & comme fur uue matiere indifferente. Le Pafteur parloit de l’efprit faux qu’on don- noit au Chriftianifme en n’en faifant que Is Religion des mourans, & de fes miniftres des liomnies de mauvais augure. On nous regar¬ de, difoit-il, comme des rneflagers de mort, parce que dans {’opinion commode qu’un quart- d’heure de repentir fuffit pour effacer cinquante ans de crimes , on n’aime a nous voir que dans ce tems-la. 11 faut nous yetir d’une couleur lu- gubre; il faut affecter un air fevere > on n’e- pargne rien pour nous rendre effrayans. Dans les autres eultes, c’eft pis encore, Un catholi- que mourant n’eft environne que d’objets qui l’epouvantent, & de ceremonies qui l’enterrent, tout vivant. Au foin qu’on prend d’ecarter de; lui des Demons, il croit en voir fa chamhre : gleine; il nieurt cent fois de terreur avant qu’on l’acheve; & e’eft dans cet etat d’eifrci H e' L O i S E. 327 que l’Lglife 'aime a le plonger pour avoir meilleur marche de fa bourfe. Rendons graces au Ciel, dit Julie, de n’etre point nes dans ces Religions vepales qui tqent les gens pour en heriter, & qui, vendant le paradis aux riches, portent jufqu’en l’autre rnpnde l’injufte inegalite qui regne dans celui - ci. Je ne doute point que toutes ces fombres idees ne fomen- tent l’inoredulite, & ne donnent une averfion natur elle pour le culte qui Jps nourrit. J’el- pere, dit-elle en me regardant, que celui qui doit elever nos enfans prendra des maxinies tout oppofees, & qu’il ne leur rendra point la Religion lugubre & trifte, en y melant inceflamment des penfees de mqrt. S’il leur apprend a bien vivre , ils fauront aiTez bien rnourir. Dans la fuite de cet entretien ? qui fut moins ferre & plus interrompu que je ne vous le rapporte , j’aehevai de concevoir les maxi- tpes de Julie & la condnite qui m’avoit fcan- dalife. Tout-cela tenoit a ce que fentant fon etat parfaitement defefpere , elle ne fongeoit plus qu’a en ecarter l’inutile & funebre appa- reil dont feffroi des mourans leg environnej foit pqur donner le change a notre afflidtion, foif pour s’oter a elle - merne un lpedtacle at- triftant a pure perte. La mort, difoit - elle, eft deja Ci penible ! pourquoi la rendre encore hi- fteufe '{ Les foins que les autres perdent a vou, X f 3^8 La Nouvelee loir prolonger leur vie, je les emploie ajouir de la mienne jufqu’au bout: il ne s’agit que de favoir prendre fon parti; tout lc retie va de lui- meme. Ferai - je de ma chambre un hopital, un objet de degout & d’ennui, tandis que mon dernier foin eft d’y raftembler tout ce qui m’eft cher ? ft j’y laitfe croupir le mauvais air, il en faudra ecarter mes enfans, ou expofer leur fante. Si je refte dans un equipage a faire peur , perfonne ne me reeonnoitra plus j je ne ferai plus la meme, vous vous fouviendrez tous de m’avoir aimee, & ne pourrez plus me fouf- frir. J’aurai, moi vivante, l’affreux fpedacle. de l’horreur que je ferai meme a mes amis, cotnme ft j’etois deja morte. Au lieu de cela , j’ai trouve Part d’etendre ma vie fans la pro¬ longer. J’exifte, j’aime , je fuis aimee, je vis jufqu’a mon dernier foupir. L’inftant de la mort n’eft rien ; lejmal de la nature eft peu de chofe i j’ai banni tous ceux de l opinion. Tous ces entretiens & d’autres femblables fe palfoient entre la malade, lepafteur, quelque- fois le medecin, la Fanchon , & moi. Madame d’Orbe y etoit toujours prefente, & ne s’y me- loit jamais. Attentive auxbefoins de fonamie, elle etoit prompte a la fervir. Le refte du terns, immobile & prefque inanimee, elle la re- gardoit fans rien dire, & fans rien eritendre de ce qu’on difoit. Pour moi, craignant que Julie ne parlat H e' l o I s i. 329 jufqu’a s’epuifer , je pris le moment que le Miniftre & le medecin s’etoient mis a caufet enfemble, & m’approchant d’elle, je lui dis a 1’oreille : voila bien des difcours pour une ma- lade! voila bien de la raifon pour quelqu’un qui fe croit hors d’etat de raifonner! Oui, me dit - elle tout bas, je parle trap pour une malade , mais non pas pour une mou- rantej bientot je lie dirai plus nen. A l’egard des raifonnemens, je n’en fais plus , mais j’en ai fait. Je favois en fante qu’il falloit mourir. J’ai fouvent reflechi fur ma derniere maladie j je profite aujourd’hui de ma prevoyance. Je ne fuis plus en etat de penfer ni de refoudre ; je ne fais que dire ce que j’avois penfe, & prati- quer ce que j’avois refolu. Le refte de la journee, a quelques accidens pres, fe paffa avec la meme tranquillite , & prefque de la meme maniere que quand tout le monde fe portoit bien. Julie etoit, comme en pleine fante , douce & careffante ; elle par- loit avec le meme fens, avec la meme liberte d’efpritj meme d’un air ferein qui alloit quel- quefois jufqu’a la gaiete: Enfin je continuois de demeler dans fes yeux un certain mouve- mentde joie qui m’inquietoit de plus en plus s & fur leqUel je refolus de m’eclaircir avec elle. Je 11’attendis pas plus tard que le meme Loir. Comme elle vit que je m’etois menage un tete-a-tete, elle me dit, vous m’avez pre- 330 La N o u v e l l s venue , j’avois a vqus parler. Fort bien j lul dis - je ; mais puifque j’ai pris les devants laif- fez-moi m’expliquer le premier. Alors m’etant ailis aupres d’elle & la regar¬ dant fixement , je lui dis. Julie, pia chere Ju¬ lie ! vous avez navre mon eoeur: helas, vous avez attendu bieq tard ! Oui, continual - je voyant qu’elle me regardoit avec furprife; je vous ai penetre, vous vous rejouiflez de mou- rir ; vous etes bien aife de me quitter. Rappel - lez-vous la conduite de votre Epoux depuis que nous vivons enfemble ^ ai-je merite de votre part 11 n fentiment fi cruel ? A Vinftant elle me prit les mains , & de ce ton qui favoit aller cherchec Fame; qui, moi? je veux vous quitter ? Eft-ce ainfi que vous lifez dans mon coeur? Avez-vous li-tot oublie notre entretien d’hier ? Cependant, repris-je, vous mourez con rente .., je l’ai vu... je le vois .... Arretez , dit-elle; il eft vrai, je meurs contente; mais c’eft de mourir comme j’ai vecu, digne d’etre votre epoufe. Ne m’en demandez pas davantage, je ne vous dirai rien de plus ; mais void continua - t - elle en tirant un papier de deiTpus fon chevet, ou vous acheverez d’eclair dr ce myftere. Ce papier etoit une Lettre, & je vis qu’elle vous etoit adref- fee. Je vous la remets ouverte , ajouta-t-elle en me la donnant, afin qu’apres l’avoir lue yous vous determiniez a l’envoyer ou a la fupprimer, felon ce que vous trouverez le plus convenable H k' L 0 i s t. §31 a votre fageffe & a mon honneur. Je vous prie tie ne la lire que quand jc ne ferai plus, & je fuis fi fare de ce que vous Ferez a ma priere que je ne veux pas meme que vous me le pro- mettiez. Cette Lettre, cher St. Preux, eft eelle que vous trouverez ci - jointe. J’ai beau favoir que celle qui 1’a ecrite eft morte; j’ai peine a croire qu’elle n’dft plus rien. Elle me parla enfuite de fon pere avec inquie¬ tude. Quoi ! dit-elle, il Fait fa fi lie en danger, & je n’entends point parlet de lui ! Lui feroit- il arrive quelque malheur ? Autoit - il cede de m’aimer ? Quoi, mon pere ! ... ce pere fi ten- dre ... m’abandonner ainfi ! .... tiie laiffer mou- rir fans le voir ! ... . fans recevoir fa benedic¬ tion .... Fes derniers embraffemens ! .... Q Dieu ! quels reproches amers il fe fera quand il ne me trouvera plus ! .... Cette reflexion lui etoit douloureufe. Je jugeai qu’elle filpporterbit plus aifement l’idee de fon pere malade, que celle de fon. pere indifferent. Je pris le parti de luiavouer la verite. En effet, 1’alarme qu’elle en conqut fe trouva moins cruelle que Fes pre¬ miers foupqoiis. Cependant la penfee de ne plus le revoir l’affeda vivement. Helas, dit-elle, que deviendra-t-il apres mdi ? A quoi tiendra- t-il ? Survivre a toute (a famiile !.. .. Quelle vie fera la fienne ? Il fera feul; il ne vivra plus. Ce moment fut un de ceux ou l’horreur de la niort fe faifoit feiidr , & ou la nature reprenoit 33*3 La N odteiis fon empire. Elle foupira, joignit les mains", leva les yeux, & je vis qu’en effet elle em. ployoit cette difficile priere qu’elle avoit dit etre celle du maladeJ Elle revint a moi. Je me fens foible, dit- elle; je prevois que cet entretien pourroit etre le dernier que nous aurons enfemble. Au nom de notre union, au nom da nos chers enfans qui en font le gage, ne foyez plus injufte en- vers votre epoufe. Moi, me rejourn de vous quitter ! vous qui n’avez vecu que pour meren- dre heureufe & fage ; vous de tous les hommes celui qui me convenoit le plus ; le feul, peut- fetre avec qui je pouvois faire un bon menage , & devenir une femme de bien! Ah, croyez que li je mettois un prix a la vie , e’etoit pour la pafler avec vous! Cesmots prononces avec ten- drelfe m’emurent au point qu’en portant frequem- ment & ma bouche fes mains que je tenois dans les miennes, je les fentis fe mouiller de mes pleurs. Je ne croyois pas mes yeux faits pour en repandre. Ce furent les premiers depuis ma naiflance ; ceferontles derniers jufqu’a mamort. Apres en avoir verfe pour Julie , il n’en faut plus verfer pour rien. Ce jour fut pour elle un jour de fatigue. La preparation de Madame d’Orbe durant la nuit, la feene des enfans le matin, celle du miniftre 1’apres-midi, l’entretien du foir avec moi l’a- voient jettee dans Pepuifement. Elle eutun pen H e' l o i s t. 333 plus de repos cette nuit-laque les precedentes, foit a caufe de fa foibleffe, foit qu’en effet la fievre & le redoublement fuflent moindres. Le lendemain dans la matinee on vint me dire qu’un homme tres-mal mis demandoit avec beaucoup d’emprelfement a voir Madame en particulier. On lui avoit dit l’etat oil elle etoit 9 il avoit infifte , difant qu’il s’agilfoit d’une bon¬ ne adion, qu’il connoilfoit bien Madame de Wolmar, & qu’il favoit que tant qu’elle refpi- reroit, elle aimeroit a en fibre de telles. Com- me elle avoit etabli pour regie inviolable de ne jamais rebuter perfonne , & fur - tout les mal- heureux, on me parla de cet homme avant de le renvoyer. Je le fis venir. II etoit prefque en guenilles, il avoit fair & le ton de la mifere j au refte , je n’apperqus rien dans la phyfiono- mie & dans fes propos qui me fit mal augurer de lui. Il s’obftinoit k ne vouloir parler qu’a Julie, Je lui dis que s’il ne s’agiifoit que de quelque fecours pour lui aider a vivre, fans importu- ner pour cela une femme a l’extremite, je fe- rois ce qu’elle auroit pu faire. Non , dit-il, je ne demande point d’argent, quoique j’en aie grand befoin: Je demande un bien qui m’appar- tient, un bien que j’eftime plus que tous les trefors de la terre , un bien que j’ai perdu par ma faute, & que Madame feule, de qui je le tiens, peut me rendre une feconde fois. Ce difcours, auquel je ne compris rien, '334 l a Nouvelle ine dkermina pourtant. Un malhbnnete hottime eut pu dire la meme chofe; mais il ne l’eut ja¬ mais dice du meme ton. II exigeoit du myfterFi rii laquais , ni femrhe-de-fehdmbre. Ces precau¬ tions me fembloient bizarres; tbutefois je les pris. Enfin je le lui rlienai. II m’avoit die etre connu de Madame d’Orbej il pafla deVant elle-, elle life le recommit point, & j’en fus pen futpris. Four Julie, elle le recohnut a l’inftant , & le voyant dans ce trifle equipage, elle me repro- eha de l’y avoir faiife. Cette reconnoiilance fut touchante. Claire eveillee par le bruit s’apprb- che & le reconnoit a la fin , non fairs donner auffi. qtielques fignes de joie ; mais les temoi- gnages de fon bon cceuf s’eteignoient dan's fa profonde affliction : un feul fentiment abfotboit tout i elle n’etoit plus ferifible a rien. Je n’ai pas befoih , je crois, d d vcuS dire qui etoit cet llomme. Sa prefence rappella bien ties fouvenirs Mais tandis que Julie le confo- loit & Ini donnoit de bonnes efperances , elle fut faille d un violent etouffement & fe trouva it mal , qu’mi crut qu’elle alloit expired Pour ne pas faire feene, & prevenir les diftradions dans un moment oil il ne falloit foilger qu’a la fecourir , je fis palfer fhomme dans le cabinet, Favertilfant de le fermer fur lui; la Fanchon fut appellee, & a force de terns & de foins la malada revint enfin de fa pamoifon. En nous voyant tous confternes autour d’elle , elle nous dit j H i' t o Si s e. 33^ dit; mes enfans, cen’eft qu’un effai: eelan’eft pas fi cruel qit’on penfe. Le calme fe retablit; mais l’alarme avoit ete fi chaude , qu’elle me fit oublier l’homme dans le cabinet, & quand Julie me demanda tout bas ce qu’il etoit devenu , le convert etois mis, tout le monde etoit la. Je voulus entrer pour lui par- ler, mais il avoit fetme la porte en dedansj Gomme je lui avois dit j il fallut attendre apres le dine pour le faire for tir. Durant le repas , du Boflon qui s’y trou-i Voit, parlant d’une jeune veuve qu’on difoit fe remarier, ajouta quelque chofe fur le trifte fore des veuves. Il y en a j dis-je, de bien plus a plaindre encore j ce font les veuves dont les inaris font vivans. Gela eft vrai, reprit Fan- chon qui vit que ce difeours s’adrelfoit a elle j fur - tout quand ils leur font chers. Albrs Pen- tretien tomba fur le fien, & conirtie elle eii avoit parle avec affediort dans tous les terns * il etoit naturel qu’elle en parlat de mertie au mo¬ ment oil la perte de fa bienfaidrice alloit lui rendre la fienne encore plus rude. C’eft aufli CS qu’elle fit en tertnes tres-touchans * lou&nt fort bon naturel, deplorant les mauvais exemplcs qui 1’avoient feduit, & le regrettant fi fineerement $ que deja difpofee a latriftreflej elles’emut juf- qu’a pleurer. Tout k coup le cabinet s’ouvre, 1’homme en guenilles en fort impetueufement * fe precipite & fes genoux , les embralfe, & fond! J. 33 6 La N o n e i i i en larmes. Elle tenoit un verre ; il lui echappe 9 Ah ! malheureux, d’ou viens-tu ? fe laifle aller fur lui, & feroit tombee en foibleffe, fi Pon n’eut ete prompt a la fecourir. Le refte eft facile a imaginer. En un moment on fut par toute la maifon que Claude Anefc etoit arrive. Le mari de la bonne Fanchon! quel¬ le fete ! A peine etoit - il hors de la cftambre qu’il fut equipe. Si chacun n’avoit eu que deux chemifes, Anet en auroit autant eu lui tout feul , qu’il en feroit refte a tous les autres. Quand je fortis pour le faire habiller , je trou- vai qu’on m’avoit ft bien prevenu, qu’il fallut ufer d’autorite pour faire tout reprendre a ceux qui l’avoient fourni. Cependant Fanchon ne vouloit point quitter fa maifcreffe. Pour lui faire donner quelques heu- res a fon mari , on pretexta que les enfans avoient befoin de prendre Pair, & tous deux furent charges de les conduire. Cette fcene n’incommoda point la malade,’ comme les precedentes; elle n’avoit rien eu que d’agreable & ne lui fit que du bien. Nous paf. fames l’apres-midi Claire & moi feuls aupres d’el- le, & nous eumes deux heures d’un entretieti paifible, qu’elle rendit le plus intereffant, le plus charmant que nous euffions jamais eu. Elle commenca par quelques obfervations fur le touchant fpedacle qui venoitde nous frapper, & qui lui rappelloit fi vivement les premiers ft if Lois e; $37- ferns de fa jeunefle. Puis fuivant le El des eve- Semens, elle fit une courte recapitulation de fa vie entierepour montrer qu’a tout prendre elle avoit he douce & fortunee* que de degres en degres elle etoit montee au eomble du bon- heur perntis fur la terre , & que l’accident qui jterminoit fes jours au milieu de leur courfe t Imarquoit felon toute apparence dans fa carriers jiaturelle, le point de feparation des biens & des maux> Elle remercia le Clel de Iui avoir domie un cceur fenfible & porte au bien, un entendemenG fain, une figure prevenante, de l’avoir fait naitre dans un pays de liberte & non parmi des efclaves , d’une famille honorable & non d’une race de malfaiteurs, dans une honnete fortune & non dans les grandeurs du monde qui cor- rompent fame * ou dans l’indigence qui l’avilif* Elle fe felicita d’etre nee d’un pere & d’une mere tous deux vertueux & bons * pleins de droiture & d’honrteur» & qui templtant les dc'» fauts l’un de l’autre , avoient forme fa raifon fur la leur, fans lui donner leur foiblelfe ou leurs prejuges. Elle vanta l’avantage d’avoir ete elevee dans une religion raifonnable & fainte qui, loin d’abrutir l’homme , l’ennoblit & I’eleve, qui ne favorifant ni l’impiete ni le fanatifme, permet d’etre fage & de croire, d’etre humain & pieux tout a la fois. Apres cela a ferrant la main de fa Coniine X* L A N 0 U V E L L £ 338 qu’elle tenoit dans la fienne; & la regardant dd cet ceil que vous devez connoitre & que la Ian- gueur rendoit encore plus touchant; tous ces biens, dit - elle, ont ete donnes a mille autres ; mais celui- ci ! .. . le ciel ne l’a donne qu’a moi. J’etois femme, & j’eus une amie. II nous fit naitre en meme terns, il mit dans nos inclina¬ tions un accord qui ne s’eft jamais dementi; il fit nos occurs l’un pour l’autre, il nous unit des le berceau , je 1’ai confervee tout le terns de m a vie , & fa main me ferme les yeux. Trouvez uia autre exemple pareil au monde , & je ne me vante plus de rien. Quels fages confeils ne m’a- t-elle pas donnes? De quels perils ne m’a-t-elle pas fauvee? De quels maux ne me confoloit- elle pas ? Qu’euifai-je ete fans elle ? Que n’eut- elle pas fait de moi, fi je favois mieux ecoutee ? Je la vaudrois peut- etre aujourd’hui 1 Claire pour toute reponfe baiifa la tete fur le fein de fon amie, & voulut foulager fes fanglots par des pleurs: il ne fut pas poffible. Julie la prefla long-terns contre fa poitrine en filence. Ces mo¬ ments ri’ont ni mots ni larmes. Elies fe remirent, & Julie continua. Ces biens etoient meles d’inconveniens j c’eft le fort des chofes humaines. Mon coeur etoit fait pour l’a- inour, difficile en merite perfonnel, indifferent fur tous les biens de I’opiniou. Il etoit prefque ampoffible que les prejuges de mon pere s’accor- tjadcnt avec mon penchant. 11 me falloit tut H e' l bis i: 33$ aidant que j’eufle choifi moi - merae. II s’offrit ; je crus le choifir : fans doute le Ciel le choi- £t pour moi, afin que, livree aux erreurs de ma paflion, je ne le fulfe pas aux horreurs du crime, & que l’amour de la vertu reftat au moins dans mon ame apres elle. II prit le langage hon- nete & infinuant avec lequel mille fourbes fe- duifent tous les jours autant defilles biennees: mais feul parmi tant d’autres il etoit honnete Jiomme & penfoit ce qu’il difoit. Etoit-ce ma prudence qui l’avoit dilcerne ? Non: je ne con- nus d’abord de lui que fon langage, & je fus fe- duite. Je fis par defefpoir ce que d’autres font par effronterie : je me jettai comme difoit rtlon pere a fa tete j il me refpe&a : Ce fut alors feulement que je pus le connoitre. Tout homme capable d’un pareil trait a fame belle. Alors on y peut compter; mais j’y comptois auparavant, enfuite j’ofai compter fur moi - rneme, & voila comment on feperd. Elle s’etendit avec complaifance fur le merits de cet amant ; elle lui rendoit juftice , mais on voyoit combien fon coeur fe plaifoit a la lui ren- dre. Elle le louoit meme a fes propres depens. A force d’etre equitable envers lui elle etoit ini- que envers elle, & fe faifoit tort pour lui faire honneur. Elle alia jufqu’a foutenir qu’il eut plus d’horreur qu’elle de l’adultere, fans fe fouvenir qu’il avoit lui-meme refute cela. Tous les details du refte de fa vie furent Y 3 34-3 La N O V V B L L t fuivis dans le mcme efprit. Milord Edouard J fon rnari; fes enfans, votre retour, notre ami-' tie , tout fut mis fous un jour avantageux. Ses malheurs memes lui en avoient epargne de plus grands, Elle avoit perdu fa mere au mdmenS que cette perte lui pouvoit etre la plus cruelle, mais fi le Ciel la lui eut confervee, bientdt il flit furvenu du defordre dans fa famille. L’appui de fa mere , quelque foible qu’il fut, eut fuffi pour la rendre plus courageufe a redder a foil pere, & de la feroient fords la difcorde & les fcandales 5 peut-etre les defaftres & le deshon- neut; peut-etre pis encore ii fon frere avoit vecu. Elle avoit epoufe malgre elle un homme qu’ella n’aimoit point, mais elle foutint qu’elle n’aurois pu jamais etre auffi heureufe avec un autre, pas raerae avec celui qu’elle avoit airne. La mort de M. d’Orbe lui avoit 6te un ami, mais en lui rendant fon amie. II n’y avoir pas jufqu’a les chagrins & fes peines qu’elle ne comptat pour 'des avantages , en ce qu’ils avoient empeche fon cceur de s’endurcir aux malheurs d’autrui. On ne fait pas, difoit - elle, quelle douceur c’eft de s’attendrir fur fes propres maux & fur ceux des autres. La fenfibilite porte toujours dans Fame un certain contentement de fci-merne indeped- d'ant de la fortune & des evdnemens. Que j’ai ■genii! que j’ai verfe de larmes! He bien, s’il falloit renaitre aux memes conditions, le mal que j’ai corn mis ferpitle feul que je voudrois re- H E f L O 1 S E. $41 trancher: celui que j’ai fouffert me feroit agrea- ble encore. St. Preux, je vous rends fes propres mots; quand vous aurez lu fa lectre, vous les comprendrez peut-etre mieux. Voyez done, continuoit-elle, a quelle feli- cite je fuis parvenue, J’en avois beaucoup , j’en attendois davantage. La profperite de ma famille, une bonne education pour mes enfans, tout ce qui m’etoit cher raflemble autour de moi ou pret^a Petre. Le prefent, Pavenir me flat- toient egalement; la jouiflance & l’elpoir fe reu- niffoient pour me rendre heureufe. Mon bon- heur monte par degres etoit au comble, il ne pouvoit plus que dechoir; il etoit venu fans etre attendu, il fe fut enfui quand je l’aurois cru durable. Qu’eut fait le fort pour me foute- nir a ce point ? Un etat permanent eft-il fait pour 1 ’homme ? Non, quand on a tout acquis, il faut perdre; ne fut-ce que le plailar de la pot feilion, qui s’ufe par elle, Mon pere eft deja vieux; mes enfans font dans l’age tendre ou la vie eft encore mal affuree: que de pertes peu- Voient m’affliger,, fails qu’il rne reftat plus rien a pouvoir acquerir ! L’affection matemellc aug- mente fans celfe, la tendrefle filiale diminue a mefure que les enfans vivent plus loin de leur mere. En avanqant en age, les miens fe feroient plus fepares de moi. Ils auroient vecu dans Je jnonde; ils m’auroient pu negliger. Vous en youlez eavoyer un en Ruffie; que de pleurs Y 4 34S La NouteliB fan depart m’auroit coute! Tout fe ferolt de- tache de moi peu - a - peu, & rien n’eut fupplee aux pertes que j’aurois faites. Combien de fois j’aurois pu me troUver dans l’etat ou je vous laide! Eufin n’eut-il pas fallu mourir ? Peut-etre mourir la derniere d? tous ! Peut-etre feule & abandonnee ! Plus on vit, plus on aimea vivre, ineme fans jouir de rien : j’aurois eu l’ennni de ]a vie & la terreur de la mort , fuite ordinaire de la vieilleife. Au lieu de cela, me}*dernier* inflans font eneore agreab-Ies, & j’ai de la vi- gueur pour mourir ; ti meme on peut appeller mourir , que laiffer vivant ce qu’on aime. Non mes amis, non mes enfans, je ne vous quitte pas, pour ainfi dire; je retie avec vous; en vous lailfant tous unis , mon efprit, mon coeur ' vous demeurent. Vous me verrez fans cede en- tre vous j vous vous fentirez fans cede environ-, nes de moi.... Et puis, nous nous rejoindrons, j’en fuis fure , le bon Wolmar lui-meme ne m’e- chapperapas. Mon retour a Dieu tranquillife mon sme, m’adoucit un moment penible; il me pro- met pour vous le meme deftin qu’a moi. Mon fort me fait & s’alfure. je fus Keureufe, je le fuis, je vais 1’etre : mon bonheur eft fixe, je farrache a la fortune; il n’a plus de bornes que feternite. Elle en etoit la quand le Miniftre entra. Il I’honoroit & Peftimoit veritablement. Il favoifc iuieux que perfqnne combien fa foi etoit vives H e' l o i s e» 34J 8c fincere. II n’cn avoit ete que plus frappe de I’entretien de la veille, & en tout, de la con- tenaaee qu’il lui avoit trouvee. II avoit vu fou- vent mourir avec oftentation, jamais avec fere- trite. Peut-etre a l’interet qu’il prenoit a elle fe joignoit-il un defir fecret de voir ft ce calme fe foutiendroit jufqu’au bout. Elle n’eut pas befoin de changer beaucoup le fujet de 1’entretien pour en amener un conve- nable au earadere du furvenant. Comme fes con- ver/ations en pleine fante n’etoient jamais frivo- Jes, elle ne faifoit alors que continuer a traiter dans fon lit avee la meme tranquillite des fujets intereflans pour elle & pour fes amis ; elle agi- toit indifferemment des queftions qui n’etoient pas jndiiferentes. En fuivant Ie fil de fes idees fur ce qui pou-' voit refter d’elle avec nous, elle nous parloifc de fes anciennes reflexions fur l’etat des ames feparees des corps. Elle admiroit la fimplicite des gens qui promettoient a leurs amis de venir leur donner des nouvelles de l’autre monde. Ce¬ ja , difoit-elle, eft auffi raifonnable que les con- tes de Revenans qui font mille defordres & tour- mentent les bonnes femmes, comme Ci les ef- prits avoient des voix pour parler & des mains pour battre ! Comment un pur Efprit agiroit-il far une ame enfermee dans un corps, & qui, en vertu de cette union, ne peut rien apperce- yoir que par 1’entremife de fes organes ? 11 n’v 344 La Nouveli* a pas de fens a cela. Mais j’avoue que je ne vois point ce qu’il y a d’abfurde a fuppofer qu’une ame libre d’un corps qui jadis habita la terre puilfe y revenir encore, errer, demeurer peut-etre autour de ce qui lui fut cher; non pas pour nous avertir de fa prefence; elle n’a nul moyen pour cela; non pas pour agir fuc nous & nous communiquer fes penfees; elle n’a point de prife pour ebranler les organes de notre cerveau; non pas pour appcrccvoir non plus ce que nous faifons , car il faudroit qu’elle cut des fens > mais pour connoitre elle-meme ce que nous penfons & ce que nous fentons, par une communication immediate , femblable a cells par laquelle Dieu lit nos penfees des cette vie, & par laquelle nous lirons reciproquement les ilennes dans l’autre, puifque nous le ver- rons face-a-face : Car enfin , ajouta-t-elle en re¬ gardant le Miniftre , a quoi ferviroient des fens lorfqu’ils n’auront plus rien a faire? L’Etre eter- nel ne fe voit ni ne s’entend ; il fe fait fentir; il ne parle ni aux yeux ni aux oreilles, mais au coeur. Je compris' a la reponfe du pafleur & a quel- ques fignes d’intelligence, qu’un des points ci- devant conteftes entre eux etoit la refurreclion des corps. Je m’apperqus auffi que je commen- qois a donner un peu plus d’attention aux articles de la religion de Julie ou la foi fe rapprochoit da la raifon. H e' l o i s t.. 34^ Elk fe complaifoit tellement a ces idees, que quand elle n’eut pas pris fon parti fur fes an- ciennes opinions , c’eut ete une cruaute d’en de- truire une qui lui fembloit fi douce dans l’etat oil elle fe trouvoit. Cent fois, difoit-elle, j’ai pris plus de plaiGr a faire quelque bonne oeuvre en imaginant ma mere prefente, qui lifoit dans le eoeur de fa fille & l’applaudilfoit. II y a quel- que ehofe de Ci conlolant a vivre encore fous les yeux de ce qui nous fut cher ! Cela fait qu’il ne jneurt qu’a moitie pour nous. Vous pouvez juger JI durant ces difcours la main de Claire etoit fou- ."vent ferree. Quoique le Pafleur repondit a tout avec beaucoup de douceur & de moderation, & qu’il affe&at meme de ne la contrarier en rien, de peur qu’on ne prit fon filence fur d’autres points pour un aveu, il ne lailfa pas d’etre Ecclefiaftique un moment , & d’expofer fur 1’autre vie une do&rinc oppofee. II dit que rimmenfite, la gloire & les attributs de Dieu feroient le feul objet dont l’ame dss bienheu- reux feroit occupee , que cette contemplation fublime effaceroit tout autre fouvenir , qu’on ne fe verroit point, qu’on ne fe reconnox- troit point, meme dans le Ciel, & qu’a cet af. pedt raviifant on ne fongeroit plus a rien de ter- reftre. Cela peut etre, reprit Julie, il y a 'll loin de Ja balfelfe de nos penfees a 1’elTence divine* §46 La Nouveeee que nous ne pouvons juger des efFets qu’elle produira fur nous quand nous ferons en etat de la contempler. Toutefois ne pouvant maintenant raifonner que fur mes idees , j’avoue que je me fens des affections fl cheres, qu’il m’en coute- roit de penfer que je ne les aurai plus. Je me fuis raeme fait une efpece d’argument qui flatta mon e/poir. Je me dis qu’une partie de mon bonheur confiftera dans le temoignage d’une bonne co nfcience. Jeme fouviendrai done de ce que j’aurai fait fur la terre ; je me fouviendrai done aufil des gens qui m’y ont ete dietsils me le feront done encore: ne les voir plus fe« toit une peine, & le fejour des bienheureux n’en admet point. Au refte , ajouta-1-elle en regardant le Miniftre d’un air affez gai, fi je me trompe , un jour ou deux d’erreur feront bient6t paifes. Dans peu j’en faurai la-deifus plus que vous-meme. En attendant, ce qu’il y a pour moi de tres-fur, e’eft que tant que je me fou- viendrai d’avoir habite la terre, j’aimerai ceux que j’y ai aimes, & mon pafteur n’aura pas la derniqre place. Ainfi fe paiferent les entretiens de cette jour- nee , ou la fecurite , l’efperance, le repos de fame brillerent plus que jamais dans cellc de Julie, & lui donnoient d’avance, aujugement du Miniftre, la paix des bienheureux dont elle alloit augmenter le nombre. Jamais elle ne fufc plus tendre, plus vraie, plus careflante, plus H e' l o i s E; 347 ^imable j en un mot, plus elle-meme. Toujours tfu fens, toujours) du fentiment, toujours la fermete du fage, & toujours la douceur du Chretien. Point de pretention, point d’appret, point de fentence ; par-tout la naive expreflion de ce qu’elle fentoit; par-tout la iimplicite de Con coeur. Si quelquefois elle contraignoit les plaintes que Ja fouffrance auroit du lui arracher 3 ce n’etoit point pour jouer 1’intrepidite {torque, c’etoit de peur de navrer ceuxqui etoient au- tour d’ellej & quand les horreurs de ia mort faifoient quelque inftant patir la nature , elle ne cachoit point fes frayeurs, elle fe laiffoit confo- ler. Si-t6t qu’elle stoit rernife , elle confoloit les autres. On voyoit, on fentoit fon retour , fon air careffant le difoit a tout le monde. Sa gaiete n’etoit point contrainte , fa piaifanterie meme etoit touehante; on avoit lefourirea labouehe & les yeux en pleurs. Otez cet elfroi qui ne permet pas de jouir de ce qu’on va perdre, elle plaifoit plus , elle etoit plus aimable qu’en fante meme; & le dernier jour de fa vie en fut aufli le plus charmant. Vers le foir elle eut encore un accident qui, bien que moindre que celui du matin, ne lui permit pas devoir long-terns fes enfans. Cepen- dant elle remarqua qu’Henriette etoit changee ; on lui dit qu’elle pleuroit beaucoup & ne man- geoit point. On ne la guerira pas de cela, dit- §48 L A I\ r T> U Y E L L E elle en regardant Claire 3 la maladie eft dans le fang. Se fentant bien revenue , elle voulut qu’on foupat dans fa chambre. Le medecin s’y trouva comme le matin. La Fanchon, qu’il falloit tou- jours avertir, quand elle devoit venir manger at notre table , vint ce foir-la fans fe faire appel- ler. Julie s’en apperqut & fourit. Oui, mon en¬ fant , lui dit - elle , foupe encore avec moi ce foir; tu auras plus long-terns ton mari que tat maitreffe. Puis elle me dit, je 11’ai pas befoin do vous recommander Claude Anet: Non, repris-je, tout ce que vous avez honore de votre bien- veillance n’a pas befoin de m’etre recommande. Le foupe fut encore plus agreable que je ne! m’y etois attendu. Julie, Voyant qu’elle pou- voit foutenir la lumiere , fit approcher la ta¬ ble, & , ce qui fembloit inconcevable dans l’etafc ou elleetoit, elle eut appetit. Le medecin , qui ne voyoit plus d’inconvenient a le fatisfaire, lui offrit un blanc de poulet: non, dit-elle, mais je mangerois bien de cette Ferra (tn). On lui en donna un petit morceau 5 elle le manges avec un peu de pain & le trouva bon. Pendant qu’elle mangeoit, il falloit voir Made. d’Orbe la regarder; il falloit le voir , car cela ne peut fe dire. Loin que ce qu’elle avoit mange lui fit (m) Excellent poiflbn particuller au lac de Geneve, & qu’on n’y trouve qu’en certain terns. H e' l o i s t. 349 roai, elle en parut mieux le refte du foupe. Elle fe trouva meme de fi bonne humeur , qu’elle s’avifa de remarquer par forme de reproche qu’il y avoit long-tems que je n’avois bu de vin etran- ger. Donnez , dit - elle , une bouteille de vin d’Efpagne a ces Mellieurs. A la contenance du Medecin elle vit qu’il s’attendoit a boire du vrai vin d’Efpagne , & fourit encore en regardant fa Coufine. J’appercus auffique, fans faire atten¬ tion a tout cela, Claire de fon c6te commen- qoit de terns a autre a lever les yeux avec un peu d’agitation, tantot fur Julie & tant6t fur Fan- chon a qui ces yeux fembloient dire ou demander quelque chofe. Le vin tardoit a venir. On eut beau cher- «her la clef de la cave , on ne la trouva point, & l’on jugea, comme il etoit vrai, que le Va- let-de-chambre du Baron, qui en etoit charge, 1’avoit emportee par megarde. Apres quelques autres informations » il fut clair que la provi- fion d’un feul jour en avoit dure cinq , & que le vin manquoit fans que perfonne s’en fut apperqu, malgre plufieurs nuits de veilles(H). Le medecin tomboit des nues. Pour moi, foit (n) Lefleurs, a beaux laquais, ne deraandez point avec un ris moqueur ou l’on avoit pris ces gens-la. On vous a repondu d’avance: on ne les avoit point pris, on les avoit faits. Le probleme entier depend d’un point unique : Trouvez feulement Julie, & tout le refte eft trouve. Les hommes en general ne font point ceci ou cela , ils font ce qu’on les fait etre. ijfd La Nouvms qu’il fallut attribuer cet oubli a la triftelfe on si la fobriete des domeftiques, j’eus honte d’ufeE avec de telles gens des precautions ordinaires. je fis enfoneer la porte de la cave , & j’ordon- nai que deformais tout le monde eut du vin 5 a difcretion. La bouteille arrivee * on en but. Le vin fufc trouve excellent. La malade en eut envie. Ells en demanda une cuilleree avec de l’eau 3 leme- decin le Jui donna dans un verve & voulufc qu’elle Je but pur. Id les coups d’osil devinreni plus frequens entre Claire & la Fan chon , mais comrae a la derobee , & craiguant toujours d’en trop dire. Le jeune , la foiblefle, le regime ordinaire a Julie donnerent au vin une grande adlivite. Ah t dit - elle , vous m’avez enivree ! apres avoir at- tendu G. tard ce n’etoit pas la peine de commen- cer, car c’eft un objet bien odieux qu’une femme ivre. En diet, elle fe mk ababiller, tres-fenfe- ment pourtant, a fon ordinaire, mais avec plus de vivacite qu’auparavant. Ce qu’il yavoit o’e- tonnant, c’eft que fon teint n’etoit point allume 3 fes yeux ne brilloient que d’un feu modere pac la langueur de la maladie ; a la paleur pres on 1 ’auroit crue en fante. Pour alors , l’emotion de Claire devint tout-a-fait viftble. Elle elevoit un ceil craintif alternativement fur Julies fur moi, fur la Fanchon, mais principalement fur le me- decin: tous ces regards etoient a 11 taut d’interro- gations H e' i o » « b: ‘sff titas qu’elle vouloit & n’ofoit fake. On eut die toujours qu’elle alloit parler, mais que la peut d’une mauvaife teponfe la retenoit ; fon in¬ quietude etoit fa vive, qu’elle en paroiffoit op- preflee. Fanchon , enhardie par tous ces fignes, lia- farda de dire, mais en tremblant & a demi-voix s qu’il fembloit que Madame avoir un peu moins IbufFert aujourd’hui;... . que la derniere con¬ vulsion avoit ete moins forte j... que la foiree file reita interdite. Et Claire qui pendant qu’elle avoit parle trembloit comme la feuille, leva des yeux craintifs fur le Medecin, les regards atta¬ ches aux liens, l’oreille attentive , & n’ofant ref- pirer , de peur de ne pas bien entendre ce qu’il alloit dire. 11 eut fallu etre ftupide pour lie pas coiicevoir tout cela. Du Boflon > fe leve, va tater le pouls de la malade , & dit : il n’y a point la d’ivreife , iii de fievre, le pouls eft fort bon. A l’inftant Claire s’ecrie en tendant a demi les deux bras * He bien , Monfieur !... le pouls ? ... la fievre ?... la voix lui manquoit; mais fes mains ecartees ref. toient toujours en avant; fes yeux p£tilloient d’impatience ; il n’y avoit pas un mufcle a fon rvifage qui ne fut en aeftion. Le Medecin ne repond jrien, reprend le poignet s examine les yeux, la langue , refte un moment penfif, & dit: Ma¬ dame , je vous entends bien, Il m’eft impoftible de dire a prefent xien de pohtif j mais fi demaiii Tome VI Z 3^2 La N O U V E L L' £ matin a pareille heure elle eft encore dans le me- me etat, }e reponds de fa vie. A ce mot, Claire part Gomme un eclair, renverfe deux chaifes & prefque la tabic , faute au cou du Medecin, l’em- braife , le baife mille fois en fanglotant & pleu¬ ra nt a chaudes larmes, & toujours avec la meme impetuofite s’ote du doigt line bague de prix , la met au lien malgre lui, & lui dit hors d’ha- leine: Ah , Monfieur! ft vous nous larendez, vous lie la lauverez pas feuie. Julie vit tout cela. Ce fpectade la dechira: Elle regarde fon amie, & lui dit d’unton tendre & douloureux. Ah cruelle ’. que tu me fais regretter -la vie ! veux - tu me faire mourir defefperee ? Faudra-t-il te preparer deux fois ? Ce peu de mots futun coup de foudre ; il amortit aulfi-tofc les tranfports de joie; mais il ne put etouifer tout-a-fait 1’efpoir renaiflant. En un inftant la reponfe du Medecin fut fque par toute la maifon. Ces bonnes gens crurent deja leur Maitreffe guerie. Ils refolurent tout d’une voix de faire au Medecin, ft elle en re- venoit, un prefent en commun pour lequel cha- cun donna trois mois de fes gages, & l’argent fut fur le champ eonfigne dans les mains de la Fanchon , les uns pretant aux autres ce qui leur manquoit pour cela. Get accord fe fit avec tant d’emprelfement, que Julie entendoitde fon lit le bruit de leurs acclamations. Jugez de 1’effet» dans le coeur d’une femme qui fe fent mourir * H e' L O 1 S E. 35$ £lle me fit figne , & me dit a l’oreille : on m’a fait boire jufqu’a la lie la coupe amere & douce tu es charmante : & puis elle fe mit a manger avec une avidite qui mefur- prit. En la confiderant avec attention , je vis de Pegarement dans fes yeux; & dans fon gefte un mouvement plus brufque & plus decide qu’a l’or- dinaire. Je l’empechai de manger davantage, & je fes bien ; car une heure apres elle eut une violen- te indigeftion qui l’eut infailliblement ecouffee , ft elle eut continue de manger. Des ce moment, je refolusde fupprimer tous ces jeux, qui pouvoient allumer fon imagination au point qu’on n’en fe- roit plus maitre. Comme on gueric plus aifement de Pafflidion que de la folie , il vaut mieux la laif- fer fouffrir davantage, & ne pas expofer fa raifon. Voila, raon cher, a-peu-pres ou nous en form¬ ates, Depuis le retour du Baron > Claire monte La Nouvells 364 cfvez lui tous les matins, foit tandis que j’y fuis l foit quand j’en fors; ils paifent une heure ou deux enfemble, & les foins qu’elle lui rend fa- cilitent un peu ceux qu’on prend d’elle. D’ail- leurs, elle commence a fe rendre plus affidue aupres des enfans. Un des trois a ete rnalade, precifement celui qu’elle aime le moins. Cet ac¬ cident lui a fait fentir qu’il lui refte des pertes a faire , &luia rendu lezele defes devoirs. Avec toutcela, elle n’eft pas encore au point de ls trif- telfe i les larmes ne coulent pas encore on vous attend pour en repandre , c’eft a vous de les ef- fuyer. Vous devez m’entendre. Penfezau dernier confeil de Julie; ileftvenude moile premier, & je le crois plus que jamais utile & fage. Venez vous reunir a tout ce qui refte d’elle. Son pere., fon amie, foil mari, fes enfans, tout vous attend, tout vous defire, vous etes neceifaire a tous. En- fin, fans m’expliquer davantage , venezpartager & guerir mes ennuis ; je vous devrai peut-etre plus que perfonne. L E T T R E XII. De Julie, Cette Lettre etoit inchfe dans la friddente. JEl faut renoncer a nos projets. Tout eft change, mon bon ami; foulfrons ce changement fans mur- mure; il vicnt d’lme main plus fage que nous, H e' i- o i s e. 3 Nous fongions a nous reunir : cette reunion n’e- toit pas bonne. C’eft un bienfait du Ciel de l’avolr prevenue j fans doute il previent des malheurs. Je me fuis long-tems faitillufion. Cette illufion me fut falutaire ; elle fe detruitau moment que je xi’en ai plus befoin. Vous m’avez cru guerie , & j’ai cru l’etre. Rendons graces a eelui qui fit durer cette erreur autant qu’elle etoit utile; qui fait fi me voyant fi pres de fiabyme , la tete lie m’eus point tourne ? Oui, j’eus beau vouioir etouffer le premier fentiment qui m’a fait vivre, il s’eft con¬ centre dans mon coeur. Il s’y reveille au moment qu’il n’eft plus a craindre; il me foutient quand mes forces m’abandonnent; il me ranime quand je me meurs. Mon ami, jefais cet aveu fanshon- te ; ce fentiment refte malgre moi fut involon- taire, il n’a rien coute a mon innocence j tout ce qui depend de ma volonte fut pour mon de¬ voir. Si le coeur qui n’en depend pas fut pour vous , ce fut mon tourment & non pas mon cri¬ me. J’ai fait ce que j’ai du faire ; la vertu me refte fans tache , & l’amour m’eft refte fans remords. J’ofe m’honorer du pafle, mais qui m’eut pu re- pondre de l'avenir ? Un jour de plus, peut-etre , Sc j’etois coupable ! Qu’etoit-ce de la vie entiere paffee avec vous ? Quels dangers j’ai courus fans le favoir! A quels dangers plus grands j’allois etre expofee ! Sans doute je fentois pour moi les crain- tes que je croyois fentir pour vous. Toutes les ^preuves ont ete faites , mais elles pouvoient 356' La Nouvelle trop revenir. N’ai-je pas aflez vecu pour le bor£ heur & pour la vertu ? Que me reftoit-il d’utile a tirer de la vie. En me T6tant le Ciel ne m’ots plus rien de regrettable, & met mon honneur a couvert. Mon ami, je pars au moment favorable » contente de vous & de moi, je pars avec joie, & ce depart n’a rien de cruel. Apr.es tant de fa- crifices je compte pour peu celui qui me refte a faire. Ce n’eft que mourir une fois de plus. Je prevois vos d ouleurs , je les fens: vou$ i*eftez a plaindre, je lefais trop; & le fendment de votre affliction eft la plus grande peine que j’emporte avec moi •, mais voyez auifi que de con- folations je vous laiffe ! Que de foins a remplir envers celle qui vous fut chere vous font un devoir de vous conferver pour elle ! il vous j:efte a la fervir dans la meilleure partie d r elle-me- me. Vous ne perdez de Julie que ce que vous en avez perdu depuis Iong-tems. Tout ce qu’ells eut de meilleur vous refte. Venez vous reunir a fa famille. Que fon coeur demeure au milieu, de vous. Qiie tout ce qu’elle aima fe ralfemble pour lui donner un nouvel etre. Vos foins, vos plaifirs, votre amitie , tout fera fon. ouvrage. Ls Iioeud de votre union forme par elle la fera re- vivre ; elle ne mourra qu’avecle dernier de tous. Songez qu’il vous refte une autre Julie, & n’oubliez pas ce que vous lui devez. Chacun de vous va perdre la rnoitie de fa vie ; uniflez- vous pour conferver l’autre j c’eft le feul moyeu qua H e' l o i s e. qui vous refte a tons deux de me futvivre, en fervant ma famille & mes enfans. Que nc puis- je inventer des noeuds plus etroits encore pour unir tout ce qui m’eft cher ! Combien vous devez l’etre l’un a l’autre ! Combien cette idee doit ren- forcer votre attachement mutuel! Vos objections contre cet engagement vont etre de nouvelles raifons pour le former. Comment pourrez-vous jamais vous parler de moi fans vous attendrir en- femblc? Non: Claire & Julie feront f bien con- fondues qu’il ne fcra plus poflible a votre coeur de le« feparer. Le lien vous rcndra toutce que vous aurez fenti pour fon amie, elle en fera la confi- dente & l’objet: vous ferez heureux par celle qui vous reftera , fans ceifer d’etre fiddle a celle que vous aurez perdue, & apres tant de regrets & de peines , avant que Page de vivre & d’aimer fe palfe, vous aurez bride d’un feu legitime & joui d’un bonheur innocent. Celt dans ce chafte lien que vous pourrez fans diftraftions & fairs craintes vous occuper des foins que je vous lailfe , & apres iefquels vous ne ferez plus en peine de dire quel bien vous aurez fait id bas. Vous le favez , il exifte un homme digue du bonheur auquelil ne fait pas afpirer. Cet homme eft votre iiberateur, le maridel’amie qu’ii vous a rendue. Seul, fans interet a la vie, fans attsnte de celle qui la fuit, fans plaifir, fans confolation, fansefpoir, il fera bientot le plus infortune des mortels. Vous iui devez les foins qu’il a pris de Tome VL A a 368 'La Nouvelle vous, & vous favez ce qui peut les rendre utiles] Souvenez-vous de raa lettre preeedente. Paifqz vos jours avec lui. Que rien de ce qui m’aima ne le quitte. II vous a rendu le gout de la vertu, montrez-lui-en I’objet & le prix. Soyez Chre¬ tien pour l’engager a l’etre. Le fucces eft plus pres que vous ne penfez. II a fait fon devoir, je ferai le mien ; faites le votre. Dieu eft jufte j ma confiance ne me trompera pas. Je n’ai qu’un mqt a vous dire fur mes enfans. Je fais quels Coins va vous cohter leur educa¬ tion : mais je fais bien auffi que ces foins ne vous feront pas penibles. Dans les momens de degout, inseparables de cet emploi, dites vous, ils font les enfans de Julie, il ne vous coutera plus rien. M. de Wolmar vous remettra les ob- fervations que j’ai faites fur votre memoire 8c fur le cara&ere de mes deux fils. Cet ecrit n’eft que commence : Je ne vous le donne pas pour regie, je lc foumets a vos lumieres. N’en faites point des favans, faites-en des hommes bienfai- fans & juftes. Parlc-z-leur quelquefois de leur mere... vous favez s’ils lui etoient chers. dites a Marcellin qu’il ne ni’en couta pas de mourir pour lui. Dites a fon frere que c’etoifc pour lui que j’aimois la vie. Dites - leur.. . . je me fens fatiguee. II faut finir cette Lettre. En vous laitfant mes enfans, je rn’en fepare avec moins de peine, je crois refter avec eux. Adieu, adieu, mon doux ami-Helas! H e' L © i S E.’ 3^9 j’acheve de vivre comme j’ai commence. J’en dis trop, peut-etre , en ce moment oil le coeur ne de- guife plus rien .... Eh pourquoi craindrois-je d’exprimer tout ce que je fens '< Ce n’eft plus moi qui te parle; jefuis deja dans les bras de la mort. Quand tu verras cette Lettre, les vers rongeront le vifage de ton amante, & fon cceur ou tu ne feras plus. Maismon ame exifteroit-elle fans toi, fans toi quelle felicite gouterois-je ? Non, je ne te quitte pas, je vais t’attendre. La vertu, qui nou^ fep a ra fur 1 a terre, nous unira dans le fejour eter- nel. Je meurs dans cette douce attente. Trop heu- reule d’acheter au prix de ma vie le droit de t’aimer toujours fans crime, & de tele dire encore une fois LETTRE XIII. De Mad?. d'Orbe. *Papprends quevous commencez a vous re- mettre aifez pour qu’on puilfe efperer de vous voir bientot ici. II faut, mon ami , faire effort fur votre foiblelfe; il faut tacher de paffer les monts avans que l’hiver acheve de vous les fermer. Vous trouverez en ce pays fair qui vous convient; vous n’y verrez que douleur & trifteffe , & peut-etre fafflidion commune fera-t-elle un foulagement pour la v6tre. La mienne pour s’exhaler a befoin de vous. Moi feule je ne puis ni pieurer, ni par- ler ni me faire entendre. Wolmar m’ehtend' & ne me repond pas. La douleur d’un pere infor- A a 2 37 © La Nouvelle tune fe concentre en lui-meme; il n’en imagine pas une plus cruelle; il ne la fait ni voir ni fentir: il n’y a plus d’epanchement pour les vieillards. Mes enfans m’attendrilfent & ne favent pas s’at- tendrir. Je fuis feule au milieu de tout le monde-. Un morne filence regne autour de moi. Dans mon ftupide abattement je n’ai plus de commerce avec perfonne. Je n’ai qu’alfez de force & de vie pour fentir les horreurs de la rnort. O venez , vous qui partagez ma perte ! Venez partager mes douleurs : Venez nourrir mon cceur de vos re¬ grets ; venez l’abreuver de vos larmes. C’eft la feule confolatioji que je puiffe attendre ; c’eft le feul plaifir qui me refte a gouter. Mais avant que vous arriviez, 8c que j’ap- prenne votre avis fur un projet dont je fais qu’on vous a parle, il eft bon que vous fachiez le mien d’avance. Je fuis ingenue & franche ; je ne veux rien vous diffimuler. J’ai eu de l’amour pour vous , je l’avoue ; peut - etre en ai - je encore • peut - etre en aurai - je toujours •, je ne le fais ni nele veuxfavoir. On s’en doute, jenel’ignore pas; je ne m’en fache ni ne m’en foucie. Mais void ce que j’ai a vous dire & que vous devez bien retenir. C’eft qu’un homme qui fut aims de Julie d’Etange & pourroit fe refoudre a en epou- ler une autre, n’eft a mes yeux qu’un indigne & un lache que je tiendrois a deshonneur d’avcir pour ami; & quanta moi, je vous declare que tout homme, quel qu’il puiffe etre, qui defor- He i o 5 s e. 371 mais m’ofera parler d’amour, ne rn’cn repatlera de fa vie. Songez aux foins qui vous attetident , aux devoirs qui vous font inipofes , a celle a qui ■ vous les avez promis. Ses enfans fe foment & grandilfent, fon pere fe confume infenfible- ment; fon mari s’inquiete & s’agite; il a beau faire, il ne peut la croire aneatitie; fon coeur, malgre qu’il en ait, fe revoke contre fa vaijie raifon. 11 par le d’elle, il lui parle , il foupire. Je crois dcj a voir s’accomplir les voeux qu’elle a faits tant de fois , & c’eft a vous d’achever ce grand ouvrage. Quels motifs pour vous attirer ici l’un & l’autre! Il eft bien digne du gene- reux Edouard, que nos malheurs ne lui aient pas fait changer de refolut'ion. Venez done, chers & refpedtables amis, ve- nez vous reunir a tout ce qui refte d’elle. Raf- femblons tout ce qui lui fut cher. Que fon ef- prit nous anime ; que fon coeur joigne tous les notres •, vivons toujours fous fes yeux. J’ainie a croire que du lieu qu’elle habite , du fejour de l’eternelle paix, cette anie encore aimante & fenfible fe plait a revenir parmi nous , re- trouver fes amis plains de fa memoire , a les voir imiter fes vertus , a s’entendre honorer par eux, a les fentir embralfer fa tombe & gemir en prononcant fon nom. Non , elle n’a- point quitte ces lieux qu’elle nous rendit fi char- maiis. Ils font encore tout remplis d’elle. Je A 3 372 La Nouvelee la vois fur ihaque objet, je la fens a chaqiie pae a chaque inftant du jour j’entends les accens de fa voix. C’eft ici qu’elle a vecu ; c’eft ici que re- pofe fa cendre... la moitie de fa cendre. Deux fois la femaine , en allaut au Temple ... j’apperqois... j’apperqois le lieu trille & refpedable .... beaute, c’eft done la ton dernier afyle !... confiance, ami- tie. vertus , plaifirs , folatres jeux , la terre a tout englouti... . je me fens entrainee.... j’approche en friifonnant. ... je era ins de fouler cette terre facree.... je crois la fen tir palpiter & fremir fous mes pieds.... j’entends murmurer unevoix plain¬ tive!.... Claire , 61111 Claire, oues-tu? que fais-tu loin de ton amie ? .... fon cercueil ne la contient pas toute entiere .... il attend le refte de fa proie .... ii ne Fattendra pas long-tems (*). (*) En aclievant de re lire ce recueil, je crois voir pourquoi l’interet, tout foible qu’il eft, m’en eft ft agreable , & le fera , je penfe , a tout ledeur d’un bon natutel. C’eft qu’au moins ce foible interet eft pur & fans melange de peine ; qu’il n’eft point excite par de-s noir- esurs, par des crimes, nimeledu tourment de hair. ]e ne faurois concevoir quel plaifir on peut prendre a ima- giner & compofer le perfonnage d’un Scelerat, a fe mettre a fa place tandis qu’on le reprefente , a lui pre- ter l’eclat le plus impofant. Je plains beaucoup les au¬ teurs de tant de tragedies pleines d’horreurs , Iefquels paifent leur vie a faire agir & parler des gens qu’on ne peut ecouter ni voir fans fouffrir. II me femble qu’on devroit gemir d’etre condamne a un travail ft cruel; ceux qui s’en font un amufement doivent etre bien de¬ votes du zele de Futility publique. Pour moi, j’admire de bon coeur leurs talens & leurs beaux genies ; mais je remercie Dieu de ne me les avoir pas donnes, F I N. TABLE D E S 2V!C j£ X JET jR JET ^ Contenues dans les fix parties de la Nouvelle Heloise , dans laquelle on a fuivi l’ordre des pages, & non celui des Lettres. Le premier chiffre indiqiie lei partie , & k fecond hi page. A. Battement. Etat de l’ame plus dangereux que la foibleffe meme. p. i. pag. 13. II conduit a la ftupidite. p. 6 . pag. 370. Adultere. Comment il eft regarde parmi le grand monde. p. 2. pag. 402 Ip. 3. pag. 51. Vains pretextes dont on fe fert pour Pautorifer. ibid. & pag. 52. ... 88 - Foibleffe de ces pretextes. p. 3. pag. 89 - 90 - 9 i- 92 . Alimens. On peut juger du caradtere des na¬ tions par les Alimens dont elles font le plus d’u- fage. p. 4. pag. 244. 245. Ame. La force de l’Ame tient a la purete. p. 6 . pag. 239. Securite de l’Ame vraiment chre- tienne aux approches de la mort. p. 6 . pag. 324. . . 342. Tous les evenemens de la vie excitent alors & nourriffent fa reconnoiffance envers Dieu. p. 6 . pag. 337. 338. 339. 340. 341. 342. Sentiment confolant fur l’etat des Antes feparees A a 4 374 TABLE DES des corps. p. 6. pag. 343. 344. Obje&ion contre ce fyftem-e. ibid. pag. 347. On y repond. ibid. & pag. 348. Amitie. Triomphe de l’Amitie. p. 2. pag. 331. Elle eft toujours accompagnee de foucis & de foins. p. I. pag. 23. 24. 2f. 26. .. 202. ..231. ... 238. 239. p. 5. pag. 167. 168. 1 69. 170... 182.183- Elle impofe de triftes devoirs. p. 6. pag. 217. 21 g. 219. Elle eft ennemie du babil. p. ?. pag. 58- f9- Elle eft rarement conftante entre les femmes, p. 6. pag. 338. Cruelles inquietudes de l’Amitie. p. pag. 50. 51. fuivies de trans¬ ports de joie ires-courts, p. 6. pag. 3^2. Amour. L’Amour en lui- merae 11’eft pas un crime, p. pag. 184. II eft au contraire quel- quefois la route de la vertu. p. f. pag. 174. 17). Mais iln’eit rien fans l’eftime. p. 1. pag. 93. p. 3. pag. 957 Si l’honnetete 1’abandonne, il eft prive defon plus grand charrne. p. 3. pag. 9f. Diffe¬ rence qu’il y a entre l’amour pur & l’amour fen- fuel. p. 3. pag. 57. L’amour pur eft le plus chaf- te de'tous les liens, p. I. pag. 180. 18 f- II eft ou meconnu ou profane a Paris, p. 2. pag. 403. Preuve iinguliere d’un veritable Amour, p. 1. pag. 148. Trait genereux qu’il infpire a une amante. p. 6. pag. 217. L’Amour eft fujet aux caprices, p. 1. depuis pag. 27. jufqu’a la pag. 39. II eft tres - dangereux d’en fuivre les premieres impreilions, p. 3. pag. 58- S9- 6°- & l - 62. &3• 64.6). 66. 69. 68- 69. 70... 74. 77. 7 6. 77. M A T I E R E S. 37* 78... 82. 83- Et tres-difficile de l’eteindre en¬ titlement , l’orfqu’il a u.ne fois bleife le coeur. P- 6 - P a g- 3 ^f- Amour - prof re. II eft le caradtere general de l’homme. p. 4. pag. 309. 310. II fait payer les vertus penibles. p 3. pagi 23. Angletsrre. Un Republicainy trouve , plutot qu’en France, des raoyens honnetes de parve- nir. p. 2. pag. 389. Atheifine (l’) eft un fy{ terns defolant. p. pag. up. 11 ell oblige de fe caclier dans les pays prcJteftans. ibid. Avulite. lilauvais effet qu’elle produit. f. pag. 12. Elle conduit au vice fous pretexte de chercher la furete. p. f. pag. Ji. Autnone. De tons les fecours dont on peut fou- lager les malheureux, elle eftcelui qui coutele moins de peine, p. pag. i 9. B. Emits. Elle eft un don fragile de la nature. p. 1. pag. 103. Elle ne regne jamais avec plus d’empire qu’au milieu des foins champetres. p. f. pag. 136. Bienfaits. II faut du difcernement dans la dif- tribution des bienfaits. f. pag. ig. 19. Ilsne doivent point s’etendre jufqu’a favorifer 1’ambi- tion de ceux qui veulent quitter un etat on ils font bien. p. f. pag. 20. 21. 23 . Bienfeance. Elle ne doit jamais l’emporter fur A a f TABLE DES 17 $ la vertu. p. 2. pag. 4^1. Elle n’eft fouvent que le mafque du vice. p. 4. pag. 197. Elle amene ©rdinairement la defiance & le degout. p. 6 . pag. 279. Bienveillance. Elle eft le moyen le plus fur pour gagner I’affe&ion des autres. p. 2. pag. 289. Elle fait la liaifon des etats divers, p. 5. pag. 54, Sf. Bon. (le) Cequec’eft. p. x. pag. 48. II ne depend point du jugement des hommes. p. 1. pag. 212. Bonheur. Toutes les dalices de la terre ne peuvent faire le bonheur d’un cceur deprave. p. 2. pag. 325. S’il y a bonheur encemonde, c’eft rhomrae de bien qui le polfede. p. 2. pag. 32^. La rnort feule eft capable de le fixer, p. 6 . pag. 342. C. Etat illicite pour les hommes vrai- ment utiles, p. 6 . pag. 219. 220. II amene pref- que toujours quelque defordre public ou cache. p. 6 . pag. 243. 244. Cenfure. Le merite feul la fait fupporter. p. 2. pag. 388- Chrijiianifme. Efprit faux qu’on lui donne , fur-tout chez les Catholiques. p. 6 . pag. 325. Climat. II influc beaucoup fur l’humeur & fur les paffions. p. 1. pag. 79. 80. Cccur. 11 delire toujours, fans pouvoir trou- ver ici-bas de quoi fe remplir. p. 6 . pag. 287- Un M A T I E R E S. 277 Coeur droit eft le premier organe de la verite. p. . pag. 31. NobkJJe. Eli quoi elle conlifte. p. I. pag. 232.’ Elle eft fondee fur le merite perfonnel plutot que fur celui des ancetres. p. n pag. 23 f. 236. Elle eft le plus fouvent emiemie des loix & de la liber- te. p. 1. pag. 234- O. C3 Bfervateur. Methode qu’il doit fuivre. p. 2'. pag. 3 f4. Ecueils qu’il doit eviter, p. 2. pag. 346. Ojficitr. Les Officiers fe battent plutot par in, B b 4 390 TABLE DES teret que par honneur. p. I. pag. 214. 2l E eft trop fouvent l’apo- logifte du crime, p. 3. pag. 88- Piete filiale. p. 1. pag. 148. p. 3 ■ pag. 26. 27..''. '47. Sentimens vertueux qu’elle infpire. p. 2i pag. 296. 297. La vue de la mort ne les rend que plus vifs. p. 6. pag. 331. Pitie. Ses tendres attentions pour le miferablei p. 5.pag. 1^.16. 17. Plaijir. Les vrais plaifirs de l’homme font a la portee. p. f. pag. 20. L’art de les aifaifonner, eft celui d’en etre avare. p. f. pag. 37. Le fenti- ment du plailir fe perd avec celui du devoir. p. pag. f6. Point-d’homitur. ( faux ) p. I. pag. 2o f... 2i?i PoliteJJe ( faulfe ) finement critiquee. p. 4. pag. ai8- 219. 220. Frecepteur. Qualites qu’il doit avoir./). 4. pag^ 336 - Fretre. La conduite de la plupart des PretreS dement leur profeflion. p. 6. pag. 312. FromeJJe. La feule promelfe qu’il faille tenir fans ceife, eft celle d’etre honnete homme. f. f pag. ig 1. Priere. Fruit d’une Priere faite avec zele. p. 3 - pag. 84. Son utilite. p. 6. pag. 2fO. Elle nous MATIERES. rend veritablement libres. p. 6 . pag, 251. II ne faut pas la faire trop longue.^. 6 . pag. 272. Elle ne doit point nuire a la pratique des devoirs d© notre etat. p. 6 . pag. 291. Ses avantages des ce monde. ibid. pag. 288>>- 290. La Priere du ma-. lade eft la patience, p. 6 . pag. 3 22. Pudeur. On ne la joue point, p. 2. pag. 446'* R. ]R~ 1 S. SApeJfe. Elle conftfte moins en paroles qu’eh oeuvres, p. f. pag. 3.4. La meilleure leqon deSa- gefte humaine eft de nous apprendre a nous de¬ fier d’elle. p. 6. pag. 2^3. Scene. Defauts de la Scene Franqoife. p. 2. pag. 373- 374- 37L Scene fort attendriffante. p. 6. pag. 3 if. 316. Science. Ce qu’elle eft dans la plupart des Sa- Vans. p. 1. pag. 47 Senfations. Elies ne font que ce que le cceurles fait etre, p. 1. pag. 57. M A T I E R E S; 39

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