C O 2MCTl*J£jfJ£ D E S (E U V R E $ D E Jo Jo ROUSSEAU* NO U V EL LE EDITION, Soigneufement revue &? corrige'e. — ■ .. HOME TROISIEME. . .. Ahi* X-tfhr-J? W a neuchatel; De rimprimerie <3e Samuel Fa uche, Libraire du Roi. s*SS£iiiK3iKi!£-““““ M. D. C, C, LXXV, ..i k \ r < *> ■ '-1 .:\1 Ni , . c. Y ■ ;■ '■•••;• • W •*» - ^ 5 ^3q %l, J. J. ROUSSEAU ClfOTEN DE GENEVE, A MONSIEUR D’ALEMBERT De TAcademic Franpife, &c. &c. &c. S U R SON ARTICLE JET WM'VJEl Dans le feptieme Volume de 1’Encyclopedie , Et Particulierement sur le Projet b’etjblu UN THEATRE DE COMEDIE EN CETTE VILLE Dii meliora piis, erroremque hojlibus ilium. Q 1 ; A : ' 0 pr ' ' r - ,3L^3.7/' O 3.0 V.O V, i ; ss O' a i (i v. u i a * t j «5 .. .i : ;o3T0;,.TL- ■ 'o “<>•. : : v/.Ti v, , W-i - 7 ’ ' 7 x .. i . 'O >i i j ■ "■ ■ ,v;;. V. • .A j ... ' S VI f R E F A C E. patrie a fervir, & plus d’amour pour fes devoirs que de granite de deplaire aux homines. Comme tout le monde n’a pas fous les yeux l’Encyclopedie, je vais tranfcrire ici de Particle Geneve le paflage qui m’a mis la plume a la main. II auroit du Pen fairs tomber , ft j’afpirois a l’honneur de bien ecrire ; mais j’ofe en rechercher Un autre, dans lequelje ne Grains la concurrence de perfonne. En lifant ce paffage ifole , plus d’un lecteur fera furpris du zele qui Pa pu dicier: en le lifant dans fon article, on trouvera que la Comedie qui n’eft pas a Geneve , & qui pourroit y etre , tient la huitieme partie de la place qu’occupenfc- les chofes qui y font, “ On ne foufFre point de Comedie a j, Geneve: ce n’eft pas qu’on y defapprouve „ les fpeclacles en eux - memes; mais on „ craint, dit-,on, le gout de parure , de „ diffipation & de lihertinage que les trou~. „ pes de Cqmediens repandent parmi la „ jeuneffe, Cependant ne feroit-Gl pas ,j paflible de remitter a cet inconvenient 3, un Comedien qui a des moeurs efc dou- ^ blement refpe&ableL.; mais a peine lui en „ fait-on gre. Le Traftant qui infulte a M l’indigence publique & qui s’en nourrit, •„ le Courtifan qui rampe & qui ne paie ■3,- point fes dettes : voila l’efpece d’honir- „ mes que nous honorons le plus. Si les ,3 Comediens etoient non feulement fouf- 3, ferts a Geneve , mais contenus d’abord 3, par des reglemens iages, proteges enfui- „ te & meme coniideres des qu’ils en fe~ „ roient dignes , enfin abfolument places ■„ fur la meme ligne que les autres ci- „ toyens, cette ville auroit bientot l’avan- 33 tage de poffeder ce qu’on croit fi rare & 3, qui ne l’eft que par notre faute, une 3, troupe de Come'diens eftimables. Ajou- 3, tons que cette troupe deviendroit bien- 3, tot la meilleure de 1’Europe ; plufieurs 3, perfonnes, pleines de gout & de difpo- ,3 litions pour le theatre-, & qui craignent de fe deshonorer parmi nous en s’y li- ,3 vrant, accourroient a Geneve, pour ,3 cultiver non feulement fans honte, mais 3, meme avec eftime un talent fi agreabie PREFACE. lit » & II peu commun. Le fejour de cette „ ville , que bien des Franqois regardent „ comrae trifte par la privation des fpec- „ tacles , deviendroit alors le fejour des „ plaiilrs honnetes, comme il eft celui de „ la philofophie & de la liberte; & les ,5 Etrangers ne feroient plus furpris de voir „ que dans une ville ou les fpedtacles de¬ ft cens & reguliers font defendus, on per- „ mette des farces groffieres & fans efprit, „ auffi contraires au bon gout qu’aux bon- 53 nes moeurs. Ce n’eft pas tout; peu a peu Pexemple des Come'diens de Geneve , „ la regularity de leur conduite, & la con- M lideration dont elle les feroit jouir, fer- „ viroient de modele aux Comediens des „ autres nations, & de leqon a ceux qui , 3 les ont traites jufqu’ici avec tant de ri- 53 gueur & me me d’inconfequence. On ne „ les verroit pas d’un cote penlionnes par „ le Go uvernement & de Pautre un objet „ d’anatheme ; nos Pretres perdroient „ l’habitude de les excommunier & nos „ bourgeois de les regarder avec mepris; „ & une petite Re'publique auroit la gloire A f x PREFACE. 3, d’avoir reforme l’Europe fur ce point J 53 plus important, peut - etre , qu’on ne ,3 penfe. „ Voila certainement le tableau le plus agreable & le plus feduifant qu’on put nous offrir; mais voila en meme terns le plus dangereux confeil qu’on put nous donner. Du moins, tel eft mon fentiment, & mes raifons font dans cet ecrit. Avec quelle avidite la jeuneffe de Geneve , entrainee par une autorite d’un li grand poids , ne fe livrera-t-elle point a des ide'es auxqueL les elle n’a dej'a que trop de penchant ? Combien , depuis la publicatiou de ce vo¬ lume, de jeunes Genevois, d’ailleurs bons citoyens, n’attendent - ils que le moment de favorifer l’etablilfement d’un theatre, croyant rendre un fervice a la patrie & prefque au genre humain? Voila le fujet de mes allarmes, voila le mal que je vou- drois prevenir. Je rends juftice aux in¬ tentions de M, d’Alembert, j’efpere qu’il voudra bien la rendre aux miennes: )e n’ai pas plus d’envie de lui deplaire que lui de nous nuire. Mais enfin, quand je me PREFACE, XI tromperois , ne dois- je pas agir , parler , felon ma confcience & mes lumieres ? Ai- je du me taire? L ! ai-je pu, fans trahir mon devoir & ma patrie ? Pour avoir droit de garder le filence en cette occalion, il faudroit que je n’euffe jamais pris la plume fur des fujets moins neceffaires, Douce obfcurite qui fis trente ans mon bonheur, il faudroit avoir tou- jours fu t’aimer ; il faudroit qu’on ignorat que j’ai eu quelques liaifons avec les Edi- teurs de PEncyclopedie, que j’ai fourni quelques articles a l’Ouvrage , que mon nom fe trouve avec ceux des auteurs; il faudroit que mon zele pour mon pays fut moins conrtu . qu’on fuppofat que 1’article Geneve m’eut echappe , ou qu’on ne put inferer de mon filence que j’adhere a ce qu’il contient. Rien de tout cela ne pouvant etre, il faut done parler , il faut que je defavoue ce que je n’approuve point, afin qu’on ne m’impute pas d’autres fentimens que Jes miens, Mes compatriotes n’ont pas befoin de mes confeils, je le fais him; XII PREFACE. mais moi, j’ai befoin de m’honorer, e« montrant que je penfe comme eux fur nos maximes. Je n’ignore pas combien cet e'crit, fi loin de ce qu’il devroit etre , eft loin meme de ce que j’aurois pu faire en de plus heu- reux jours. Tant de chofes ont concourru a le mettre au-deffous du mediocre ou je pouvois autrefois atteindre, que je m’etonne qu’il ne foit pas pire encore. J’ecrivois pour ma patrie : s’il etoit vrai que le zele tint lieu de talent, j’aurois fait mieux que jamais; mais j’ai vu ce qu’il falloit faire, & n’ai pu 1’executer. J’ai dit froidement la verite : qui eft-ce qui fe foucie d’elle ? Trifte recommandation pour un livre! Pour etre utile ilfaut etre agreable , & ma plume a perdu cet art la. Tel me difputera ma- lignement cette perte. Soit: cependant je me fens dechu & l’on ne tombe pas au- deffous de rien. P.remierement, il ne s’agit plus ici d’un vain babil de Pliilofophie; mais d’une verite de pratique importance a tout un PREFACE. xiii peuple. II ne s’agit plus de parler au pe¬ tit nombre , mais au public; ni de faire penfer les autres , mais d’expliquer net- tement ma penfee. II a done fallu chan¬ ger de ftyle: pour me faire mieux entendre a tout le monde, j’ai dit moins de chofes cn plus de mots ; & voulant £tre clair & Ample , je me fuis trouve lache & diffus. Je comptois d’abord fur une feuille ou deux d’impreAion tout au plus : j’ai com¬ mence' a la hate, & mon fujet s’etendant fous ma plume , je I’ai laiifee aller fans contrainte. J’etois malade & trifte; &, quoique j’eulfe grand befoin de diftrac- tion, je me fentois A peu en etat de penfer & d’ecrire , que , A l’idee d’un de¬ voir a rempAr ne m’eut foutenu, j’aurois jette cent fois mon papier au feu. J’en fuis devenu moins fevere a moi - meme. J’ai cherche dans mon travaA quelque amufe- ment qui me le fit fupporter. Je me fuis jette dans toutes les digrelAons qui fe font prefentees, Ians prevoir combien , pour xir PREFACE. foulager mon ennui, j’en preparois peut- dre au le&eur. Le gout, le choix, la corredion , ne fauroient fe trouver dans cet Ouvrage. Vi- vant feul, je n’ai pu le montrer a perfonnc. J’avois un Ariftarque fevere & judicieux, je ne l’ai plus, je n’en veux plus (*) ; mais je le regretterai fans ceffe , & il man¬ que bien plus encore a mon coeur qu’a mes ecrits. La folitude calme l’ame , & appaife les paffions que le defordre du monde a fait naitre. Loin des vices qui nous irritent, on en parle avec moins d’indignation ; loin des maux qui nous touchent, le coeur en eft moins emu. Depuis que je ne vois plus les hommes, j’ai prefque ceffe de hair les me chans. D’ailleurs , le mal qu’ils m’ont fait a moi - meme m’ote le droit d’en (* ) Ad amicum etfi produxeris gladium , non def- psres ; eft enim regreflus ad amicum. Si aperueris os trifle, non timeas; eft enim concordatio : excepto convitio , & improperio, & fuperbia, & myfterii re- velatione , & plaga dolofa. In his omnibus effugiet amicus. Ecclejiajlic. XXII. 16. 27. PREFACE. xr dire d’eux. II faut deformais que je leur pardonne pour ne leur pas reffembler. Sans y longer, je fubftituerois l’araour de la vengeance a celui de la juftice ; il vaut mieux tout oublier, J’efpere qu’on ne me trouvera plus Cette aprete qu’on me re- prochoit, mais qui me faifoit lire ; je con- fens d’etre moins lu, pourvu que je vive tn paix. A ces raifons il s’en joint une autre plus eruelle & que je voudrois en vain diffimu- ler; le public ne la fentiroit que trop mal- gre' moi. Si dans les elfais fords de ma plume ce papier eft encore au-deflous des autres, c’eft moins la faute des circonftan- ces que la mienne : c’eft que je fuis au- deffous de moi-meme. Les maux du corps epuifent l’ame: a force de fouffrir , elle perd fon reffort. "Un inftant de fermen¬ tation paflagere produiiit en moi quelque Jueur de talent; il s’eft montre tard , il s’eft eteint de bonne heure. En reprenant mon etat naturel, je fuis rentre dans le neant. Je n’eus qu’un moment, il eft pafie ; j’ai la XVI preface; honte de me furvivre. Lefteur , fi vous re- cevez ce dernier ouvrage avec indulgence , Tous accueillerez mon ombre; car pour moi, je ne fuis plus. A Montmorenci, le 20 Mars 17? 8 . , „ 9 h J. ROUSSEAU Clform DE GENEVE, A MONSIEUR D’ ALEMBERT, J^’Ai lu, Monfieur, avec plaifir votre article,' Geneve, dans le 7 me . Volume del’ Encyclopedic* En le relifant avec plus de plaifir encore, il m’a fourni quelques reflexions que j’ai cru pou- voir offrir , fous vos aufpices , au public & a mes Condtoyens. II y a beaucoup a louer dans cet article; mais fi les eloges dont vous hono- rez ma Patrie m’otdnt le droit de vous en ren- dre, ma fincerite parlera pour moi: N’etre pas de votre avis fur quelques points } c’eft alfez m’expliquer fur les autres. Je commencerai par celui que j’ai le plus de repugnance a traiter , & dont I’examen me eon- vientle moins; mais fur lequel, par la raifon que je viens de dire , le filence ne m’eft pas permis. C’elt le jugement que vous portez de la dodrine de nos Miniftres en matiere de foi. Vous avez fait de ce corps refpedable un eloge tres-beau , tres- vrai, tres-propre a eux feuls dans tous les Clerges du monde , & qu’augmente encore la confidera- tion qu’ils vous ont temoignee, en montrantqu’ifs aiment la Philofophie, & ne craignent pas 1’oeil du Philofophe. Mais, Monfieur, quand on vent ho- norer les gens , il faut que ce foit a leur maniere, Tom s 11U A 3 J. J. Rousseau & non pas a la notre ; de peur qu’ils ne s’offcn- fent avec raifon des louanges nuilibles, qui, pour etre donnees a bonne intention , n’en bleffent pas moins l’etat, l’interet , les opinions, ou les preju- ges de ceux qui en font I’objet. IgnoreZ-vous quc tout nom de Secte eft toujours odieux , & que de pareilles imputations , rarementfans confequence pour des Laiques,ne le font jamais pour des Theo- logier.s ? Vous me direz qu’il eft queftion de faits & non de louanges, & que le Philo fophe a plus d’egard a la verite qu’aux hommes: mais cette pretendue verite n’eft pas ft claire, ni ft indiiferente, que vous foyex en droit de l’avaneer fans de bonnes autori¬ tes, & je ne vois pas ou 1’on en peut prendre pour prouver que les fentimens qu’un corps profelfe, & fur lefquels il fe conduit, ne font pas les liens. Vous me direz encore que vous n’attribuez point a tout le corps eccleliaftique les fentimens dont vous parlez; mais vous les attribuez a plufieurs » & plufieurs dans un petit nornbre font toujours une li grande partie que le tout doit s’en relfentir. Plusihurs Pafteurs de Geneve n’ont, felon vous , qu’un Socinianifme parfait. Voila ce que vous declarez hautement, a la face de l’Europe, J’ofe vous demander comment vous l’avez appris? Ce ne peut etre que par vos propres conje&ures , ou par le temoignage d’autrui, ou fur l’aveu des Pafteurs en queftion. Or dans les matieres de pur dogme & qui ne A M. D’ A i i i b e r t.’ 3’ tiennent point a la morale , comment peut oh jii- ger de la foi d’autrui par conjecture? Comment peut-on meme en juger fur la declaration d’un tiers, contre celle de la perfonne intereffee ‘i Qui fait mieux que moi ce que je.crois ou ne crois pas, & a qui doit on s’en rapporter la - deflus plutot qu’a moi-meme ? Qu’apres avoir tire des difcours ou des ecrits d’un honnete homme des confequen- ces fophiftiques & defavouees , un Pretre acharne pourfuive l’Auteur fur ces confequences , le Pre¬ tre fait fon metier & n’etonne perfonne : mais de- vons nous honorer les gens de bien comme un fourbe les perfecute; & le Philofophe imitera- t-il des raifonncmens captieux dont il futii fou- vent la vidime ? Il refteroit done a penfer, fur ceux de nosPaf- teurs que vous pretendez etre Sociniens parfaits & rejetter les peines eternelles , qu’ils vous ont confie la-delfus leurs fentimens particulierS: mai$ ii e’etoit en effet leur fentiment, & qu’ils vous l’euffent confie , fans doute ils vous l’auroient; dit en fecret, dans l’honnete & libre epanchement d’un commerce philofophique ; ils 1’auroient dit au Philofophe, & non pas a l’Auteur. Ils n’en ont done rien fait, & ma preuve eft fans replique ; e’eft que vous 1’avez publie. Je ne pretends point pour cela juger ni blamer la dodrine que vous leur imputez ■, je dis feule- jnent qu’on n’a nul droit de la leur imputer, a moin? qu’ils ne la reconnoiflent, & j’ajoute qu’elle A 3 - 4 J. J. Rousseau ne relfemble en rien a cellc dont ils nous inflrul- -fent.Je ne iais ce que c’eft que le Socinianifme;ain- ii je n’en puis parler ni en bien ni en mal; & meme fur quelques notions confufes de cette fe&e & de fon fondateur ,je me fens plus d’eloignement que de gout pour elle: niais , en general, je fuis l’ami de toute Religion pailible , oil l’on fert l’Etre eter- nel felon la raifon qu’il nousadonnee. Quand ua liomme ne peut croire ce qu’il trouve abfurde, ce n’eit pas fa faute, c’efl; celle de fa raifon (a)-, & (a) Je crois voir un principe qui, bien demontre eom- ine ii pourroit l’etre , arracheroit a l’inftant les armes des mains a Fintolerant & au fuperftitieux , & calmeroit cet¬ te fureuft-de faire des profelites qui femble animer les incredules. C’eft que la raifon humaine n’a pas de mefu- re : commune bien determinee, & qu’il eft injuftea tout homme de donner la fienne pour regie a celle des autres. Suppofons de la bonne foi, fans laquelle toute difpute n’eft que du caquet. Jufqu’a certain point il y a des prin- cipes eommuns, une Evidence commune , & de plus, chacun a fa propre raifon qui le determine ; ainfi ce fen- timent ne mene point au Scepticifme ; mais auffi les bornes generates de la raifon n’etant point fixees, & nul n’ayant infpedion fur celle d’autrui, voiia tout-d’un- coup le fier dogfnatique arrete. Si jamais on pouvoit ■etablir la pak ou regnent 1’interet, l’orgueil, & Fopi- nion, c’eft par-la qu’ontermineroit a la fin les diffentions des Pretres & des Philofqphes. Mais peut-etre ne feroit- ce le compte ni des uns ni des autres : il n’y auroit plus ni perfections ni difputes •, les premiers n’auroient per- fonne a tourmenter; les feconds, perfonne a convaincre: actant vauclroit quitter le metier. € J. J. Rousseau celui qu’il a requ de lui ? Si un Docteur vcnoit m’ordonner de la part de Dieu de croire que la partie ell plus grande que le tout, que pourrois- je penler en moi - meme, finon que eet homme vient m’ordonner d’etre fou '< Sans doute l’Ortho- doxe qui ne voit nulle abfurdite dans les myfte- res , eft oblige deles croire ; mais Ci le Socinieu y en trouve , qu’a-t-on a lui dire < Lui prouvera- t-on qu’il n’y en a pas ? II commencera , lui, par vous prouver que c’eft une abfurdite de raifonner fur ce qu’on ne fauroit entendre. Que faire done ? Le laifler en repos. Je ne fuis pas plus fcandalife que ceux qui fer¬ vent un.Dieu clement, rejettent l’eternite des pei- nes, s’ils la trou vent incompatible avec fa juftice. Qu’en pareil cas ils interpretent de leur mieux les paifages contraires a leur opinion , .plutot que de fabandonner, que peuvent- ils faire autre chofe ? Nul n’eft p'us penetre que moi d’amour & de ref- ped pour le plus fublime de tous les Livres; il me evidernment faufle. De quelque genre que foient les de- ihonftrauor.s qui l’etabliflent, elles ne fauroient Fempor- ter furcelle qui la detruit, parce qu’elle edtiree inune- diatement des notions primitives qui fervent de bafe h toute certitude humaine. Autrement la raifon , depolant contre-elle meine, nous forceroit a la recufer; & loin de nous faire croire ceci ou cela , elle nous empeeberoit de plus rien croire, attendu que tout principc de foi feroit detruit. Tout homme , de quelque Religion qu’il foit, qui dit croire a de pareils myfteres, en impofe done, ou ne fait ce qu’il dit. A M. D’ Alembert, 7 SGiifole & m’inftruit tousles jours, quand les au- tres ne m’infpirent plus que du degout. Mais je foutiens que (1 l’Ecriture elle-meme nous donnoit de Dieu quelque idee indigne de lui, il faudroit larejetter en cela, comme vous rejettez eii Geo¬ metric les demonftrations qui menent a des con- cluGons abfurdes : car de quelque autenticite que puilTe etre le texte facre , il eft encore plus croyable que la Bible foit alteree, que Dieu in- jufte ou malfaifant. Voila , MonGeur , les raifons qui m’empeche- roient de blamer ces fentimens dans d’equitables & mo dares Theologiens , qui de leur propre doc¬ trine apprendroient a ne forcer perfonne a Tadop- ter. Je dirai plus; des manieres de penfer G conve- uables a une creature railonnable & Foible, fi di- gnejfl’un Cceateur jufte & mifericordieux, me pa- roiflent preferables a cet aflentimcnt ftupide qui fait de Phomme une bete , & a cette barbare in¬ tolerance qui fe plait a tourmenter des cette vie ceux qu’elle deftine aux tourinens eternels dans l’autre. En ce fens , je vous remercie pour ma Pa- trie de l’efprit de Philofophie & d’humanite que vous reconnoilfez dans fon Clerge , & de la juftice que vous aimez a lui rendre; je fuis d’accord avec vous fur ce point. Mais pour etre Philofophes & tolerans (e) , il ne s’enfuit pas que fes membres (c) Sur la Tolerance Chre'denne, on peut confulter Ie chapitre qui porte ce titre, dans l’onzieme livre de la Doctrine Chretienne de ffl. le ProfelTeur Yernet. On y A 4 8 J. J. Rousseau ioient heretiques. Dans le nom de parti que vous leur donnez, dans les dogmes que vous di¬ ces etre les leurs , je ne puis ni vous approuver, ni vous fuivre, Quoi qu’un tel fyfteme n’ait rien , peut-etre, que d’honorable a ceuxqui Fadoptent, je me garderai de l’attribuer a mes Pafteurs qui ne Font pas adopte ; de peur que l’eioge que j’en pourrois faire ne lournit a d’autres le fujet d’une accufation tres-grave , & ne nuisit a ceux que j’aurois pretendu louer. Pourquoi me chargerpis- je dela profeffion de foi d’autrui ? N’ai-je pas trop appris a craindre c?s imputations temeraires ? Combien de gens fe font charges de la mienne en m’accufant de manquer de Religion, qui fiirement out fort mal lu dans mon coeur ? Je ne les taxerai point d’en manquer eux-memes : car unde^de¬ voirs qu’elle m’impofe eft de refpeder les lecrets des confidences. Monlieur, jugeons les adlions des hommes , & lailfons Dieu juger de leur foi. En voila trop, peut-etre , fur un point dont Fexamen ne m’appartient pas, & n’eft pas aufli le fujet de cette Lettre. Les Miniftres de Geneve fi’ont pas befoin de la plume d’autrui pour fe verra par quelles raifons I’Eglife doit apporter encore plus de management & de circonfpedtion dans la cenfu- re des erreurs for 1st foi , que dans celle des fautes .contre les mceurs, & comment s’allient dans les reg'e$ de cette cenfure la douceqr dij Chretien , la raifon d?j iage, & le zele du l’afteiir. A M. D’ Alemi e r t. 9 iefendre ce n’eft pas lamienne qu’ils choifi- roieat pour cela 5 & de pareiUes difcuifions font ttop loin de raon inclination pour que je m’y livre avec plaifir ; mais ayant a parler du meme article ou vous leur attribuez des opinions c$ue nous ne leur consaoi/Ibns point, me taire fur cette affer- tion , c’etoit y paroitre adherer , & c’eft ce que je fins fort eloigne de faire. Senfible au bonheur que nous avons de poifeder un corps de Theolo- giens Philofophes & pacifiques , ou plutot un corps d’Officiers de Morale (V) & de Miniftres de (d) C’eft ce qu’ils viennent de faire, a ce qu’on xu’ecrit, par une declaration pabljque. Elle ne m’eft point parvenue dans ma retraite; mais j’apprends que le public 1 J a reque avec applaudi/Tement. Ainfi , non feu- lement je jouis du plaifir deleur avoir le premier rendu Ehonneur qu’ils meritent, mais de celui d’entendre mon jugement unanimement confirme. Je fens bien que cet¬ te declaration rend le debut de ma Lettre entierement fuperflu , & le rendroit p.eut-etre indifcret dans tout au¬ tre cas ; mais etant fur le point de le fupprimer, j’ai vu que , parlant du meme article qui y a donne lieu , la meme raifon fubfiftoit encore , & qu’on pourroit tou- jours prendre mon filence pour une efpece de confente- jnent. Je laiife done ces reflexions d’autant plus volon- tiens , que fl digs viennent hors de propos fur une affai¬ re heurpufement terminee , eiles ne condennent en ge¬ neral rien que d’honorabk a l’Eglife de Geneve , & que d’utile aux hommes en tout pays. (e) C’eft ainfi que i’Afabe de S. Pierre appelloit tou- jours ies Ecclefiaftiques; foit pour dire ce qu’ils font eq gffgt ; foit pour exprimer ce qu’ils devroient etre. A f A M. D'Alimb EK T. ir excite un peuple libre, une petite ville, .& un Etat pauvre , a fe charger d’un fpedtacle public. Que de queftions je trouve a difeuter dans cel- le que vous femblez refoudre ! Si les Spe&acles fontbons ou mauvais en eux-memes? S’ils peu- vent s’allier avec les mccurs ? Si Faufterite repu¬ blicans les pent comporter ? S’il faut les fouffrir dans une petite ville? Si la profeffion de Come- dien peut etre honnete? Si les Comediennes peu- veptetre auffi fages que d’autres femmes? Side bonnesloix fuffifent pour reprimer les abus? Si ces loix peuvent etre bien obfervees ? &c. Tout eft probleme encore fur les vrais eifets du Theatre, parce que les dilputes qu’il occafionne , ne parta- geant que les Gens d’Eglife & les Gens du mon- de, chacun ne l’envifage que par fes prejuges. Voila, Monfieur, des recherches qui ne feroient pas indignes de votre plume. Pour moi, fans croire y fuppleer, je me contenterai de cher- cher dans cet elfai les eclaircilfemens que vous nousavez rendus neceffaires ; vous priant de con- fiderer qu’en difant mon avis a votre exemple , je remplis un devoir envers ma Patrie, & qu’au moms , (t je me tronipe dans mon fentiment, cette etreur ne peut nuirea perfonne. Au premier coup-d’oeil jette fur ces inftitutions, je vois d’abord qu’un Spectacle eft un amufement, & s’il eft vrai qu’il faille des amufemens a i’hom- me, vous conviendrez au moins qu’ils ne font permis qu’autant qu’ils font nicelfaires, & que 12 J. J. Rousseau tout amufement inutile eft un mal, pour un Etre dont la vie eft fi courte & le terns fi precieux. L’etat d’homme a fes plaifirs, qui derivent de fa nature, & nailfent de fes travaux , de fes rap¬ ports , de fes befoins; & ces plaifirs , d’aqtant plus doux que celui qui les goute a fame plus faine , rendent quiconque en faic jouir peu fen- fable a tous les autres. Un Pere, un Fils, un Ma¬ ri , un Citoyen, out des devoirs fi chers a rem- plir, qu’ils ne leur laiifent rien a derober a l’en- nui. Le bon emploi du terns rend le terns plus precieux encore , & mieux on le met a profit, nioins on en fait trouver a perdre. Aufli voit-on cotiftamment que fhabitude du travail rend i’in- adion infupportable, & qu’une bonne confcience eteint le gout des plaifirs frivoles : mais c’eft le mecontentement de foi-meme , c’eft le poids.de l’oifivete , c’eft l’oubli des gouts fimples & natu- rels, qui rendent fi neceifaire un amufement etranger. Je n'aime point qu’on ait befoin d’at- tacher inceflamment fon coeur fur la Scene, com- Die s’il etoit mal a fon aife au - dedans de nous. La nature meme a dide la reponfe de ce Barbate (g) a qui foil vantoit les magnificences du Cir¬ que & des Jeux etablis a Rome. Les Romains * demanda ce bon homme, n’ont-ils ni femmes, ni enfans ? Le Barbare avoit raifon. L’on croit s'alfembler au Spedacle, & c’eft la que chacuH, (j7) Chryfoft. in Matth. Homel. }§. A M. D’Aumbut. 13 s’ifole •> c’eftla qu’on va oublier fes amis, fes voi- fms, fes proches , pour s’intereffer a des fables , pour pleurer des malheurs des mores, ou rire aux depens des vivan's. Mais j’aurois du fentir que ce langage n’eft plus de faifon dans notre fie- cle. Tachons d’en prendre un qui foitmieux en- tendu. Demander fi les Spectacles font bons ou mau- vais en eux-memes, c’elt faire une queftion trop vague $ e’eft examiner un rapport avant que d’avoir fixe les terrncs. Les Spectacles font faits pour le peuple , & ce n’efi: que par leurs effets fur lui, qu’on peut determiner leurs qualites abfo- lues. II peut y avoir des fpedacles d’une infinite d’elpeces (b ) il y a de peuple a peuple une (A) ,,11 peut y avoir des fpedacles blamables en „ ..eux-memes , comme ceux qui font inhumains , ou in- 35 decens & licentieux: tels etoient queiqves-uns des ,3 fpedacles parmi les payens. Mais il en eft aiiffi d’in- 33 differens en eux-memes, qui ne deviennent mauvais ,3 que parl’abus qu’on en fait ; par exemple, les pie- ,3 ces de Theatre n’ont rien de mauvais entant qu’on y 33 trouve une peinture des caraderes & des actions des hommes, ou l’on pourroit meme donner des iecons 33 utiles & agreables pour toutes les conditions; mais 3, fi Ton y debite une morale relachee, 11 les perfon- 33 nesqui exercent cette profeffion menent une vie li- „ centieufe & fervent a corrompre les autres, fi de 3, tels fpedacles entretiennent la vanite , la fainean- 3, tife , le luxe, 1’impudicite , il eft vifible alors que 3, lachofe tourne en abus, & qu 7 a moins qu’on netrou- ,3 ye le moyen de Cirriger ces abus ou de s'en garantir, H J. J. Rousseau prodigieufe diverfite de moeurs, de tempera- mens, de caradteres. L’homme eft un, je l’a- voue; mais l’homme modifie par les Religions, par les Gouvernemens, par les loix, par les coutumes, par les prejuges, par les climats , devient li different de lui-mdme, qu'il nefaut plus chercher parmi nous ce qui eft boil aux hommes en general, mais ce qui leur eft bon dans tel terns ou dans tel pays : ainfi les Pieces de Menandrc, faites pour le theatre d’Athe- nes , etoient deplacees fur celui de Rome : ainli les combats des Gladiateurs , qui, fous la Repu- blique, animoient le courage & la valeur des Romains, n’infpiroient, fous les Empereurs, a la populace de Rome, que l’amour du fang & la cruaute : du meme objet offert au merae Peu- ple en differens terns, il apprit d’abord a mepri- fer fa vie, & enfuite a fe jouer de celle d’autrui. Quant a l’efpece des Spedacles , c’eft neceffai- rement leplaifir qu’ils donnent, & non leur uti- lite , qui la determine. Si Putilite peut s’y trou- ver i & la bonne heure; mais Pobjet principal eft de plaire, &, pourvu que le Peuple s’amule, cet 3 , il vaut mieux renoncer a cette forte d’amufement u . Inftruction Chretienne. T. III. L. III. Chapitre 1 6 . Voila l’etat de la queftion bien pofe, il s’agit de fa- voir fi la morale du theatre eft neceffairement telachee, fi les abus font inevitables, ft les inconveniens derivent de la nature dela chofe, ou s’ils viennent de caufes qu’oa en puilfe ecarter. > A M. D’ A L E M B E R T. If •b]et eft alfez rempli. Cela feul empechera tou- jours qu’on ne puiife donner a ces fortes d’etablif. femens tous les avantages dont ils feroient fuf- ceptibles, & c’eft s’abufer beaucoup que de s’en former une idee de perfection, qu’on ne fauroit mettre en pratique fans rebuter ceux qu’on croit inftruire. Voila'd’ou nait la diverfite des Spec¬ tacles, felon les gouts divers des nations. Un Peuple intrepide , grave & cruel, veut des fe¬ tes meurtrieres & perilleufes , ou brillent la va- leur & le fens froid. Un Peuple feroce & bouil- lant veut du fang, des combats , des paffions atroces. Un Peuple voluptueux veut de la mu- lique & des danfes. Un peuple galant veut de Pamour & de la policeife. Un peuple badin veut de la plaifanterie & du ridicule. Trahitfm quem- quevo'uptas. II faut, pour leur plaire, des Spec¬ tacles qui favorifent leurs penchans , au lieu qu’il cn faudroit qui les moderaflent. La Scene , en general, eft un tableau des paf- fions humaines , dont 1’original eft dans tous les coeurs : mais ft le Peintre n’avoit foin de flater ces paffions, les Spedlateurs feroient bientot rebu- tes, &ne voudroient plus fe voirfousun afpedt qui les fit meprifer d’eux-memes. Que s’il donne a quelques-unes des couleurs odieufes, c’eft feule- ment a cedes qui ne font point general es, & qu’on bait naturellement. Ainfi l’Auteur ne fait encore en cela que fuivre le fentiment du public; & alors ces paffions de rebut font toujours employees ^ 16 J. J. R O U 5 S E A C en faire valoir d’autres, finon plus legitimes * du moins plus au gre des Spe&ateurs. Iln’ya que la raifon qui ne foit bonne a rien fur la Sce¬ ne. Un homme fans paffions, ou qui les dorni- neroit toujours , n’y fauroit interelfer perform* ; & Ton a deja remarquc qu’un Sto'icien, dans la Tragedie, feroit un perfonnage infupportable : dans la Comedie, il feroit rire, tout au plus. Qu’on n’attribue done pas au Theatre le pou- voirde changer desfentimens nides mocirrs qu’il ne peut que fuivre & embellir. Un Auteur qui vou- droitheurter le gout general, compoferoit bien- t6t pour lui feul. Qiiand Moliere corrigea la Scene comique,il attaqua des modes, des ridicules ; mais il ne choqua pas pour cela le g out du public (/) , il le fuivit ou le developpa, eomme fit auffi Cor¬ neille (0 Pour peu qu’il anticipit, ce Moliere lui-meme avoit peine a fe foutenir ; le plus parfait de fes ouvrages tomba dans fa naiffance , parce qu’il le donna trop tot, & que le public n’etoit pas mur encore pour le Mifan- trope. Tout cecl eft fonde fur une nraxime evidente ; favoir, qu’un peuple fuit fouvent des ufages qu’il meprife , ou qu’il eft pret a meprifer , fi-tot qir’on ofera lui en don- ner 1’exempLe. Quand de mo'n tems on jouoit la fureur des Pantins, on ne faifoit que dire au Theatre ce que penfoient ceux meme qui paffoient leur journee a ce fot amuferaent; mais les gouts conftans d’un peuple , fes Goutumes, fes vieux pr^juges , doivent etre refpedes fur la Scene, jamais Poets ne s’eft bien trouve d’avoir Yiole cette loi. A M. ifA L £ M B E R t. 17 tieille de Ton cote. C’etoit l’ancien Theatre qui commencoit a choquer cegout, parceque , dans un ticcle devenu plus poll, le Theatre gardoit fa premiere groffierete. Auffi le gout general ayant change depuis ces deux Auteurs , li leurs chet's- d’ceuvres etoient encore a paroitre, tomberoient- i Is infailliblement aujourd’hui. Les connoiffeurs out beau les admirer toujours; ii le public les ad¬ mire encore , c’eft plus par honte de s’en dedire que par un vrai fentimeilt de leurs beautes. On dit que jamais une bonne Piece ne tombe ; vrai- nrent je le crois bien, c’eft que jamais uile bonne piece ne choque les rnceurs (k) de fon terns. Qui cft-ce qui doute que, fur nos Theatres , la meil- IcurePiece de Sophocle ne tombat tout-a-plat? On ne ftiuroit fe mettre a la place de gens qui ne nous reifemblent point Tout Auteur qui veut nous peindre des rnosurs etrangereSa pourtant grand foin d’appro- prier fa Piece aux n6tres. Sans cette precaution , l’on ne reuffit jamais, & le fucces meme de ceux qui font prife afouvent des caufes bien diiferentes (f) Je dis le goiit ou les moeurs indifferemment: car bien que I’une de ces chofes ne foit pas 1’autre, dies ont tovjftirs une origine commune , & fouffrent les me, mes revolutions. Ce qui ne fignifie pas que le bon gout & les bonnes moeurs regnent toujours en meme-tems, propolition qui demande eclaiiciffement & difcuflion ; mais qu’un certain etat du gout repond toujours a un certain etat des moeurs, ce qui eft inconteilable. Tome III, g i & J. J. Rodssiau de celles que lui fuppofe un obfervateur fuperfi- ciel. Quand Arlequin Sauvage eft ft bien accueilli des Spedtateurs, penfe-t-on que ce foit par le gout qu’ils prennent pour le fens & la fimplicite de ce perfotinage, & qu’un feuf d’entr’eux voulutpour celalui reifembler? C’eft, toutau contraire, que cette Piece favorife leur tour d’efprit, qui eft d’aimer & rechercher les idees neuves & fingulie- res. Or il n’y en a point de plus neuves pour eux que celles de la nature. C’eft preoifement leur averfion pour les chofes communes, qui les ra- mene quelquefois aux chofes fimples. Il s’enfuit de ces premieres obfervations, que l’effet general du Spectacle eft de renforcer le ca- radere national, d’augm enter les inclinations n?- turelles, & de donner une nouvelle energie a tou- tes les paffions. En ce fens il fembleroit que cet elfet, fe bornant a charger & non changer les mceurs etablies, la Comedie feroit bonne aux boas, & mauvaife aux medians. Encore dans le premier cas reftcroit-il toujours a favoir ft les paffions trop irritees ne degenerent point cn vices. Je fais que la Poetique du Theatre pretend faire tout le contraire, & purger les paffions en les excitant: mais j’ai peine a bien concev^r cette regie. Seroit-ce que pour devenir temperant & fage, il faut eommcncer par etre furieux & fou ? „ Eh non ! ce n’eft pas ceia, difent les parti- 5> fans du Theatre. La Tragedie pretend bien » que toutes les paffions dont elle fait des ta- A M. fc’A t E M B E R T.’ 19 ^ bleaux nous emeuvent, mais elle ne veut pas „ toujours que notre affe&ion foitla meme que ,, celle du perfonnage tourmente par une paf- lion. Le plus fouvent, au contraire , fon but J5 eft d’exciter en nous des fentimens oppofes a w ceux qu’elle prete a fes perfonnages. „ Ils di- fenc encore que fi les Auteurs abufent du pouvoir d’emouvoir les coeurs, pour mal placer l’interet* cette faute doit etre attribute a l’ignorance & a la depravation des Artiftes , & non point a l’art. Ils difent enfin , que la peinture fidele des paffions & des peines qui les accorapagnent, fuffit feule pour nous les faire eviter avec tout le foin dont nous fommes capables, I L ne faut, pour fentir la mauvaife foi de rou¬ tes ces reponfes , que confulter Petat de fon coeut a la fin d’une Tragedie. L’emotion, le trouble „ & Pattendriifement qu’on fent en foi-meme & qui fe prolonge apres la Piece, amioncent-ils une difpo- fition bien prochaine a furraotlter & regler nos paffions '( Les impteffions vives & touchantes done nous prenons l’habitude, & qui reviennent fi fou¬ vent j font-elles bien propres a moderer nos fenti¬ mens au befoin ? Pourquoi l’image des peines qui naiffent des paffions, effaceroit-elle celle des tranf- ports de plaifir & de joie qu’on en voit auffi nai- tre, & que les Auteurs ont foin d’embellir encore pour rendre leurs Pieces plus agreables '( Ne fait- on pas que toutes les paffions font feeurs, qu’une feule fuffit pour en exciter milie } & que les coiri- B * 20 J. J. Roussea* battre l’une par l’autre n’eft qu’un moyen de ren- dre le coeur plus fenfible a toutes ? Le feul inftru- rnent qui ferve a les purger eft la raifon , & j’ai deja dit que la raifon n’avoit nul efFec au Thea¬ tre. Nous ne partageons pas les affedions de tous les perfonnages, il eft vrai: car, leurs interets etant oppofes , il faut bien que l’Auteur nous en fafle preferer quelqu’un, autrement nous n’en prendrions point du tout; mais loin de choifir pour cela les paftions qu’il veut nous faire aimer, il eft force de choifir celles que nous ainions. Ce que j’ai dit du genre des Spedacles doit s’en- tendre encore de l’interet qu’on y fait regner. A Londres, un Drame interefle en faifant hair les Francois : a Tunis, la belle paftion feroit la pi- raterie 5 a Meflme, une vengeance bien favou- reufe; a Goa, l’honneur de bruler des Juifs. Qu’un Auteur (/) choque ces maximes, il pourra faire une fort belle Piece ou I’on n’ira point; & c’eft alors qu’il faudra taxer cet Auteur d’igno- rance, pour avoir manque a la premiere loi de fon art, a celle qui fert de bafe a toutes les au- (Z) Qu’on mette , pour voir, fur la Scene Francoife, un homme droit & vertueux , mais Ample & groffier , fans amour, fans galanterie, & qui ne fafle point de belles phrafes; qu’on y mette un fage fans prejuges, qui, ayant recu un affront d’un Spadaffm, refufe de s’aller faire egorger par l’offenfeur, & qu’on epuife toutl’art du Theatre pour rendre ces perfonnages intereflans comme le Cid au peuple Francois: j’aurai tort, fi Ton reuffit. A M. d’A LEM b k r t. 21 tves , qui eft de reuffir. A'mfi le Theatre purge les paffions qu’on n’a pas, & fomente celles qu’oti a. Ne voila-t-il pas un remede bien ad- miniftre ? Il y a done un concours de caufes generates & particuiieres, qui doivent empeeher qu’on ne puilfe donner aux Spectacles la perfection dont on les croit fufceptibles , & qu’ils ne produifent les effets avantageux qu’on femble en attendre. Quand on fuppoferoit meme cette perfection auffi. grande qu’elle peut etre , & le peuple auffi bien difpofe qu’on voudra; encore ces effets fe redui- roient-ils a rien, faute de moyens pour les ren- dre fenfibles. Je ne fache que trois fortes d’inftru- mens, a 1’aide defquels on puiife agir fur les moeurs d’un peuple, favoir, la force desloix, l’empire de 1’opinion , & l’attrait du plaifir. Or les loix n’ont nul acces au Theatre, dont la moindre con- trainte (m) feroit une peine. & non pas unamu- feraent. L’opinion n’en depend point, puifqu’au- (m) Les loix peuvent determiner les fujet-s, la forme des Pieces , la nraniere de les jouer; mais elles ne fau- roienit forcer le public a s’y plaire. L’Empereur Neron chantant au Theatre faifoit egorger ceux qui s’endor- moient; encore ne pouvoit-if tenir tout le monde eveil- le , & peu s’en fallut que le plaifir d’un court fommeil ne coutat la vie a Vefpalien. Nobles ACteurs de l’Opera de Paris, ah ! fi vous euffiez joui de la puiflance impe* riale , je ne gemirois pas maintenant d’avoir trop vecti { B 3 A M. d’A mi n r T. 23 Je voudroisbien qu’on me montrat clairement & fans verbiage, par quels moyens il pourroit produire en nous des fentimens que nous n’au- rions pas, & nous faire juger des etres moraux autrement que nous n’en jugeons en hous-me- mes? Que toutes ces vaines pretentions appro- fondies font pueriles & dcpourvues de fens! Ah! fi la beautc de la vertu etoit I’ouvrage de Part, il y a long-tems qu’il l’auroit defiguree! Quant a moi, dut-on me trailer de mechant encore pour ofer foutenir que l’homme eft ne bon, je le penfe & crois 1’avoir prouve j la fource de l’interet qui nous attache & ce qui eft honnete & nous infpire de l’averfion pour le mal, eft en nous & non dans les Pieces. Il n’y a point d’art pour produire cet interet, mais feulement pour s’en prevaloir. L’a- mour du beau ( n) eft un fentiment aufti naturel au cocur humain que l’amour de foi merae; il n’y nait point d’un arrangement de fcenes; l’auteur ne l’y porte pas, il l’y trouve; & de ce pur fenti¬ ment qu’il date naiifent les douces larmes qu’il fait couler, (ri) C’eft du beau moral qu’il eft-ici queftion. Quoi qu’en difent les Philofophes, cet amour eft inne dans I’homme , & fert de principe a la conlcience. Je puis ci- ter en exemple de cela la petite Piece de Nanine, qui a fait murmurer l’aflemblee & ne s’eft foutenue que par la grande reputation de l’Auteur, &cela parce que I’bon- neur, la vertu , les purs fentimens de la nature y font pi«feres a l’impertinent prejuge des conditions. 2 4 24 J, J. Rousseau Imaginez la Comedie auffi parfaite qu’il vous plaira. On eft celui qui, s’y rendant pour la pre¬ miere fois, n’y va pas deja convaincu de ce qu’on y prouve , & deja prevenu pour ceux qu’on y fait aimer ? Mais ce n’eft pas de cela qu’il elt quef- tionj c’eft d'agir confequemment a fes principes & d’imiter les. gens qu’on ellime. Le cceur de l’homme elt toujours droit fur tout ce qui ne fe yapporte pas perfopnellement a lui. Dans les que- yelles dont nous fornmes purement lpectateurs , nous prqnons k l’mftant le parti de la juftice , &; il n’y a point d’acte de mechancete qui ne nous donne une vive indignation , tant que nous n’en tirons aucun profit: rnais quand notre interet s’y mele , bientot nos fentimens fe corrompent; & c’etl alors feu lenient que nous preferons lemal qui nous eft utile, au bien que nous fait aimer la nature, N’eft-ce pas tin effet neceflaire de k conftitution des phofes, que le mechant tire un double avantage de fon injuftice, & de la pro- bite d’autrui '( Quel traite plus avantagepx pour- roit-il faire , que d’obliger le monde entier d’etre jufte, excepte lui feul; en forte que chacun lui rendit fidelement ce qui lui eft du, & qu’il ne rendit ce qu’il doit a perfonne ? II aime la vertu, fans doute, mais il 1 ’aime dans les autres , parce qu’il efpere en profiter ; il n’en veut point pour lui, parce qu’elle lui feroit couteufe. Que va-t-il done voir au Spectacle ? Precifement ce qu’il vou- dtoit trauver pgr tout; des lccons de vertu pour A M. D’A L I M B ! R T. 2? le public dont il s’excepte, & des gens immolant tout a leur devoir , tandis qu’on n’exige rien de lui. J’entends dire que la Tragedie mene a la pitie par la terreur; foit, mais quelle eft cette pitie? Une emotion paflagere & vaine, qui ne dure pas plus que I’illufion qui Fa produitej un refte de fentinient natureletouffe bientut paries paifions; une pitie fterile qui fe repait de quelques larmesV & n’a jamais produit le moindre acte d’humanite. Ainli pleuroit le fanguinaire Sylla au recit des maux qu’il n’avoit pas faits lui-meme. Ainfi fe eachoit ie tyran de Phere au Spedacle, de peur qu’on ne le vit gemir avec Andromaque & Priam, tandis qu’il ecoutoit fans emotion les cris de tant d’infortunes, qu’on egorgeoit tous les jours par fes ordres. Si, felon la remarque de Diogene Laerce, le coeur s’attendrit plus volontiers a des maux feints qu’a des maux veritables; ft les imitations du Theatre nous arrachent quelquefois plus de pleurs que ne feroit laprefence meme des objets imites; c’eft moins, comme le penfe l’Abbe du Bos, parce que les emotions font plus foibles & ne vont pas jufqu’a la dquleur ( 0 ) , que parce qu’elles font (o) II dit que le Paete ne nous afflige qu’autant que nous le voulons; qu’il pe nous fait aimer fes Heros qu’autant qu’ii nous plait. Cela eft contre toute expe- rience. Plufieurs s’abftiennent d’dller a la Tragedie, parpe qu’ils en font emus au point d’en ecre intommo* f f A M. d’A H Ml E R T. 2? tin evenement arrive hier dans Paris , on me le feroit fuppofer du terns de Moliere. Le Theatre a fes regies, fes maximes, fa morale a part, aind que fon langage & fes vetemens. On fe dit bien que rien de tout cela ne nous convient, & l’on fe croiroit auffi ridicule d’adopter les vertus de fes heros, que de parler en vers, & d’endoifer mi habit a la Romaine. Voiladonc a-peu-pres a quoi fervent tous ces grands fentimens & toutes ces brillantes maximes qu’on vante avec tant d’em- phafe; a les releguer a jamais fur la Scene, & a nous montrer la vertu comme un jeu de Theatre, bon pour amufer le public, mais qu’il y auroit de la folie a vouloir tranfporter ferieufement dans la Societe. Ainfi la plus avantageufe impref- fion des meilleures Tragedies eft de reduire a quelques aftecftions paflageres, fteriles & fans effet, tous les devoirs de la vie humaine; a-peu- pres , comme ces gens polls qui craient avoir fait un acle de charite, en difant au pauvre: Dieu vous affi.de. On peut, il eft vrai, donner un appareil plus fimple a la Scene, & rapprocher dans la Comedie le ton du Theatre de celui du monde: mais de cette manierc on ne corrige pas les moeurs, on les peint, & un laid vifage ne parort point laid a celui qui le porte. Que II l’on veut les corriger par leur charge, on quitte la vraifemblance &la nature, & le tableau ne fait plus d’elfet. La char- 25 J. J. Rousseau ge ne rend pas les objets ha'iflables, elle neles rend que ridicules; & de la refulte un tres-grand inconvenient, c’eft qu’a force de craindre les ri¬ dicules, les vices n’effraient plus, & qu’on ne fau- roit guerir les premiers fans fomenter les autres. Pourquoi, direz-vous, fuppofer cette oppofition neceifaire ? Pourquoi, Monfieur? Parce que les bons ne tournent point les medians en derifion , mais les ecrafent de leur mepris , & que rien n’eft moins plaifant & rilible que l’indignation de la vertu. Le ridicule, au contraire , eft l’arme fa¬ vorite du vice. C’eft par elle qu’attaquant dans le fond des coeurs le refpect qu’on doit a la vertu, il eteint enfin l’amour qu’on lui porte. Ainsi tout nous force d’abandonner cette vaine idee de perfection qu’on nous veut donner de la forme des Spectacles, diriges v ers l’utilite publi- que. C’eft une erreur, difoit le grave Muralt, d’efperer qu’on y montre fidelement les verita- bles rapports des chofes , car, en general, le Poets ne peut qu’alterer ces rapports, pour les accom- moder au gout du peuple. Dans le comique il les diminue & les met au-delfous de 1’homme j dans le tragique, il les etend pour les rendre heroiques, &les met au-delfus de l’humanite. Ainli jamais ils ne font a fa mefure, & toujours nous voyons au Theatre d’autres etres que nos femblables, J’ajouterai que cette difference eft ft vraie & ft reconnue, qu’Ariftote en fait une regie dans fa Jo j. J. Rousseau foin pour fe foutenir des talens de P Auteur, pe- rira neceflairement avec lui; &fes fuccetfeurs , depourvus des merries reffources , feront toujours forces de revenir auxmoyens communs d’interef- fer & de plaire. Quels font ces moyens parmi. nous ? Des adions celebres , de grands noms, de grands crimes, & de grandes vertus dans la Tra- gedie; le comique & le plaifant dans la Comedie : & toujours l’amour dans toutes deux (/>). Je de- mande quel profit les rnoeurs peuvent tirer de tout cela ? On me dira que dans ces Pieces le crime eft toujours puni, &la vertu toujours recompenlee. Je reponds que, quand cela feroit, la plupart des adions tragiques, n’etant que de pures fables, des evenemens qu’onfaitetre de I’invention duPoete, ne font pas une grande impreffion fur les Speda- teurs ; a force de leur montrer qu’on veut les inf- truire , on ne les inllruit plus. Je reponds encore que ces punitions & ces recompenfes s’operent toujours par des moyens fi extraordinaires, qu’on n’attend rien de pareil dans le cours naturel des chofes humaines. Enfin je reponds en niant le fait. II n’eft ni ne peut etre generalement vrai: car cet objet, n’etant point cclui fur lequel les Au- (p) Les Grecs n’avoient pas befoin de fonder fur l’a- mour le principal interet de leur Tragedie , & ne l’y fondoient pas en effet. La notre, qui n’a pas la meme resource , ne fauroit fe paffer de cet interet. On verra dans la fuite la raifon de cette difference. 3$ J. J. R o U s s e A u fame Catilina, couvert de crimes qu’on n’oferoifc tiomnier, pret d’egorger tous fes magiftrats, & ue reduire fa patrie en ceildres, fait le role d’uil grand homme, & reunit, par fes talens, fa ferine* te , fon courage, toute l’eftime des Spe&ateurs? Qu’il eut, 11 l’on veut, ude ame forte i en etoit- il moins un fcelerat deteftable, & falloit-il donner aux forfaits d’uil brigand le coloris des exploits d’un heros ? A quoi done aboutit la morale d’uue pareille Piece , ft ce n’eft a encourager des Cati¬ lina , & a donner aux medians habiles le prix de l’eftime publique due aux gens de bien ? Mais tel eft le gout qu’il faut flater fur la Scene ; telles font les moeurs d’un fiecle inftruit. Le favoir, l’efprit, le courage ont feuls notre admiration j & toi, douce & modefte Vertu, tu reftes tdujours fans honneurs ! Aveugles que nous fomnles au milieu de tant de lumieres! Victimes de nos ap- plaudilfemens infenfes » n’apprendrons- nous ja¬ mais combien merite de mepris & de haine tout homme qui abufe, pour le malheur du genre hu- main , du genie & des talens que lui donna la Nature ? Atre'e & Mahomet n’ont pas meme la foible reffource du denouement. Le monftre qui fert de heros a chacune de ces deux Pieces acheve paili- blement fes forfaits, en jouit, & l’un des deux le dit en propres termes au dernier vers de la Tragedie. U A M. D’A L E M B E R T. 35 Etje jouis enfn du prix de mes forfaits. Je veux bien fuppofer que les Spedateurs, ren- Voyes avec cette belle maxime , n’en concluront pas que le crime a done un prix de plaifir & de jouilTance j mais je demande enfin de quoi leur aura profite la Piece ou cette maxime eft mile en exemple ? Quant a Mahomet, le defaut d’attacher Pad- miration publique_ au coupabie , y feroit d’autant plus grand que celui-ci a bien un autre coloris , ft l’auteur n’avoit eu foin de porter fur un feconcl perfonnage un interet de refped & de veneration, capable d effacer ou de balancer au moins la ter- reur & l’etonnement que Mahomet infpire. La feene, fur-tout, qu’ils ont enfemble eft conduite avec tant d’art que Mahomet, fans fe dernentir, fans rien perdre de la fuperiorite qui lui eft pro- pre, eft pourtant eclipfe par le fimple bon-fens & l’intrepide vertu de Zopire (q). II falloit un Au- (q) Je me Couviens d’avoir trouve dans Omar plus de chaleur & d’Elevation vis-a-vis de Zopire , que dans Ma¬ homet lui-mem e; & je prenois cela pour un defaut. En y penfanc mieux , j’ai change d’opinion. Omar emporte par fon fanatifme ne doit parler de fon maitre qu’avee cet enthoufiafme de zele & d’admiration qui 1’eleve an- deffus de l’humanite. Mais Mahomet n’eft pas fanati- que; e’eft un fourbe qui, fachant bien qu’il n’eft pas queftion de faire l’infpire vis-a-vis de Zopire, cherche a -le gagoer par une confiance affedee & par des motifs Tome 111., C A M. d’A l e m b e k t. les fuivre. Que ft le fanatifme exifte unc fois, je ne vois encore qu’unfeul moyen d’arreter fon progres : c’eft d’employer contre lui fes proprcs arraes. II ne s’agit ni de raifonner ni de convain- cre; il faut lailfer la la philofophie, fermer les li- vres, prendre le glaive & punir les fourbes. De plus, je crains bien, par rapport a Mahomet, qu’auxyeux des Spe&areurs , fa grandeur d’ame ne diminue beaucoup l’atrocite de fes crimes; & qu’une pareille Piece , jouee devant des gens en etat de choifir, ne fit plus de Mahomets quo de Zopircs. Ce qu’il y a, du moins, de bien fur, c’eft que de pareils exemples ne font guere en- courageans pour la vertu. Le noir Atreen’a aucune de ces excufes, 1’hor- reur qu’il infpire eft a pure perte j il ne nous ap- prend rien qu’a fremir de fon crime; & quoiqu’il ne foit grand que par fa fureur, il n’y a pas dans toute la Piece un feul perfonnage en etat par fon cata&ere de partager avec luil’attention publique: car quant au doucereux Plifthene, je ne fais com¬ ment on l’a pu fupporter dans une pareille Trage- die. Seneque n’a point mis d’amour dans la fien- ne; & puifque l’Auteur moderne a pu fe refoudre a 1’imiter dans tout le refte, il auroit bien dii l’i- miter encore en cela. Affurement il faut avoir un coeur bien flexible pour fouflfrir des entretiens ga- lans a c6te des fcenes d’Atree. Avant de finir fur cette Piece, je ne puis C J. J. R o xj s s e a iL m’empecher d’y remarquer un merite qui fembleta peut-etre un defaut a bien des gens. Le role de Thyefte eft peut-etre de tous ceux qu’on a mis fur notre Theatre le plus fentantle gout antique. Ce n’eft point un heros courag&ux, ce n’eft point un modele de vertu ; on lie peut pas dire non plus que ce foit un fcelei at (r) , c’eft un homme foible & pourtant intereifant, par cela feul qu’il eft hom¬ me & malheureux. II me femble aulli que par cela feul , le fentiment qu’il excite eft extreme- ment tendre & touchant: car cet homme tient de bien pres a chacun de nous, aulieu quel’heroifme nous accable encore plus qu'il ne nous touche; parce qu’apres tout nous n’y avons quefaire. Ne feroit-il pas a defirer que nos fublimes Auteurs daignaifent defcendre un peu de leur continuelle elevation & nous attendrir quelquefois pour la fimple humanite fouffrante, de peur que, n’ayant de la pitie que pour des heros malheureux , nous n’en ayons jamais pour perfonne. Les anciens avoient des heros & mettoient des hommes fur leurs Theatres; nous, au contraire , nous n’y mettons que des heros, & a peine avons-nous des hommes. Les anciens parloient de fhumanite en phrafes moins appretees ; mais ils favoient mieux (r) La preuve de cela , c’eft qu’il interefle. Quant k la faute dont il eft puni l elle eft ancienne , elle eft trop expiee , & puis c’eft: peu de chofe pour un mechant de Theatre qu’on ne tient point pour tel , s’il ne fait f remit d’horreur. A M. d’A l e m b e r t.' 37 l’exercer. On pourroit appliquer a eux & a nous un trait rapporte par Plutarque & que je ne puis m’empecher de tranfcrire. Un Vieillard d’Athenes cherchoit place au Spedacle & n’en trouvoit point; de jeunes gens, le voyant en peine, luifirent figne de loin; il vint, mais ils fe ferrerent & fe mo, querent de lui. Le bon homme fit ainfi le tour du Theatre , fort embarrafle de La perfonne & tou- jours hue de la belle jeunefle. Les AmbalTadeurs de Spartc s’en apperqurent, & fe levant a 1’inftant, placerent honorablement le Vieillard au milieu d’eux. Cette adion fut remarquee de tout le Spec¬ tacle & applaudie d’un battement de mains uni. verfel. Eh , que de maux ! s’ecria le bon Vieillard, d’un ton de douleur, les Atheuiem favent ce qui eji honnlte , mais les Lacedemotiiens le fratiquent. Voila la philofophie moderne, & les moeurs anciennes. Je reviens a mon fujet. Qu’apprend-on dans Phedre & dans Oedipe , finon que Pham me n’eft pas libre, & que le Ciel le punit des crimes qu’il lui fait commettre ? Qu’apprend-on dans Medee, fi ce n’eft jufqu’ou la fureur de la jaloufie peut rendre une mere cruelle & denatures ? Suivez la plupart des Pieces du Theatre Franqois: vous trouverez prefque dans tous des monftres abomi- nables & des adions atroces, utiles, fi l’on veut, a donner de l’interet aux Pieces & de Pexercice aux vertus , mais dangereufes certainement, en ce qu’elles accoutument les yeux du pcuple a deshor- reurs qu’il lie devroit pas merae connoitre &, k C 3 38 J. j. Rousseau des forfaits qu’il ne devroit pas fuppofer pofiibles. II n’eft pas meme vrai que le meurtre & le parri¬ cide y foient toujours odieux. A la faveur de je lie fais quelles commodes fuppofitions, on les rend permis, ou pardonnables. On a peine a ne pas excufer Phedre inceftueufe & verfant le fang innocent. Syphax empoifonnant fa femme,lejeune Horace poignardant fa four , Agamemnon immo- lant fa fille , Orefte egorgeant fa mere, ne laiflent pas d’etre des perfonnages intereifatis. Ajoutez que l’Auteur, pour faire parler chacun felon foil ca- radere, eft force de mettre dans labouclie des me¬ dians leurs maximes & leurs principes, revetus de tout l’eclat des beaux vers j & debites d’un ton im- pofant & fententieux , pour l’inftrudioii du Par¬ terre. Si les Grecs fupportoient de pareiis Spedacles, c’etoit comrae leur reprefentant des antiquites na- tionales qui couroient de tous terns parmi le peu- ple, qu’ils avoient leurs raifons pour fe rappeller fins ceffe, & dont l’odieux meme entroit dans leurs vues. Denuee des memes motifs & du meme interet, comment la meme Tragedie peut - elle trouver parmi vous des Spedateurs capables de foutenir les tableaux qu’elle leur prefente, & les perfonnages qu’elle y fait agir ? L’un tue fon pere, epoufe fa mere, & fetrouve le frere de fes enfans. Un autre force un fils d’egorger fon pere. Un troi- fieme fait boire au pere le fang de foil fils. On friffonne a la feule idee des horreurs dont on pare A ~M. d’A t E M B E R T. 39 Ja Scene Franqoife , pour l’amufement du Peuple. le plus doux & le plus humain qui foitfur la terre! Non... je le foutiens, & j’en attefte l’effroi des Ledeurs , les malfacres des Gladiateurs n’etoient pas ft barbares que ces affreux Spectacles. On voyoit couler du fang, il eft vrai; mais on ne fouilloit pas fon imagination de crimes qui font fremir la Nature. Heureusement laTragedie telle qu’elle exifte eft ft loin de nous, elle nous prefente des etres ft gigantefques, ft bourfouffles, ft chimeriques, que l’exemple de leurs vices n’eft guere plus conta- gieux que celui de leurs vertus n’eft utile, & qu’a proportion qu’elle veut moins nous inftruire, elle nous fait aufli moins de mal. Mais il n’en eft pas ainfi de la Comedie , dont les moeurs ont avec les n6tres un rapport plus immediat, & dont les perfonnages reflemblent mieux a des hommes. Tout en eft mauvais & pernicieux , tout tire a confequence pour les Speciateurs; & le plaiftr Bierac du comique etant fonde fur un vice du coeur humain , c’eft une fuite de ce principe que plus la Comedie eft agreable & parfaite , plus fon effet eft funefte aux meeurs: mais fans repeter ce que j’ai deja dit de fa nature, je me contente- rai d’en faire ici Fapplication , & de jetter un coup-d’mil fur votre Theatre comique. Prenons le dans fa perfection , c’eft-a-dire, a fa naiifance. On convient & on le fentira chaque jour davantage, que Moliere eft le plusparfaifc C 4 4 o J. J. Rousseau Auteur comique dont les ouvrages nous foient Connus j mais qui peut difconvenir aufti que le Theatre de ce meine Moliere, des talens duquel je fuis plus Fadmirateur que perfonne , ne foie une ecole de vices & de mauvaifes mocurs , plus dangereufe que les livres memes ou Ton fait pro- feilion de les enfeigner ? Son plus grand foin eft de tourner la bonte & la fimplicite en ridicule , & de rnettre la rufe & le menfonge du parti pour lequel on prend intereti fes honnetes gens ne font que des gens qui parlent, fes vicieux font des gens qui agiiTent & que les plus brillans fucces fa- vorifent le plus fouvent; enfin l’honneur des ap- plaudifferaens, rarement pour le plus eftimable, eft prefque toujours pour le plus adroit. Examinez le comique de cet Auteur : par tout vous trouverez que les vices de carndtere en font I’inftrument, & les defauts naturels le fujet; que la malice de l’un punit la fimplicite de l’autre; & quelrs fots font vidimes des mechans : ce qui, pour n’etre que trop vrai dans le monde, n’en vaut pas mieux a rnettre au Theatre avec un air d’approbation, comme pour exciter les ames per- fides a punir, fous le nom de fotife, la candeur des honnetes gens. Dat veniarn corvis , vexat cenfura columbas. Voila l’efprit general de Moliere & de fes irnita* fceurs. Ce font des gens, qui tout au plus, raillent quelquqfois les vices, fans jamais fairs aimer la A M. d’A 1 t M B E R T. 4? vertu ; de ces gens, difoit un Ancien, qui favent bien moucher la lanipe, mais qui n’y mettent jamais d’huile. Voyez comment, pour multiplier fes plaifante- ries, cet liomme trouble tout l’ordre delaSociete ; avec quel fcandale il renverfe tous les rapports les plus lucres fur lefquels elle eft fondee ; comment il tourne en derilion les refpetftables droits des pe- resfur leurs enfans, des maris furleursfemmes, des maitres fur leurs ferviteurs ! Il fait rire, il eft vrai, & n’en devient que plus coupable, en for- qant, par un charme invincible, les Sages memes de fe preter a des railleries qui devroient attirer leur indignation. J’entends dire qull attaque les vices} mais je voudrois bien que l’on comparat ceux qu’il attaque avec ceux qu’il favorife. Quel eft le plus blamable, d’un Bourgeois fans efprit & vain qui fait fottement le Gentilhomme , ou du Gentilhomme frippon qui le dupe? Dans la Piece dont je parie, ce dernier n’eft-il pas l’honnete-hom- xne? N’a-t-il pas pour luil’interet,& le Pubiic n’ap- plaudit-il pas a tous les tours qu’il fait a l’autre ? Quel eft Je plus criminel, d’un Payfan alfez fou pour epoufer une Demoifelle, ou d’une femme qui cherche a deshonorer fou epoux? Que penfer d’une Piece ou le Parterre applaudit A l’infidelite, au nienfonge, a l’impudence de celle-ci, &ritdela betife du Manant puni ? C’eft un grand vice d’e¬ tre a vare & de preter a ufure; mais n’en eft-ce pas un plus grand encore aun filsde volerfonpere, C 5 42 J. J- Rousseau de lui manquer derefped, de lui faire mifle in- fultans reproches, &, quand ce pere irrite lui don- ne fa malediction, de repond re d’un air gogue- nard qu’il n’a que faire de fes dons ? Si la plaifan- terie eft excellente, en eft-elle moins puniiTable ; & la Piece ou l'on fait aimer le fils infolent qui l’a faite, en eft-elle moins une ecole de mauvaifes moeurs ? i Je ne m’arreterai point a parler des Valets. Ils font condamnes par tout le monde (s) ; & ilferoit d’autant moins jufte d’imputer a Moliere les er- reurs de fes modeles & de fon fiecle qu’il s’en eft corrige lui-meme. Ne nous prevalons, ni des ir- regularites qui peuvent fe trouver dans les ouvra- ges de fa jeuneife, ni de ce qu’il y a de moins bien dans fes autres Pieces, & paifons tout-d’un-coup a celle qu’on reconnoxt unanimement pour fon chef-d’oeuvre : je veux dire , le Mifantrope. Je trouve que cette Comedie nous decouvre mieux qu’aucune autre la veritable vue dans la- quelle Moliere a compofe fon Theatre •, & nous peut mieux faire juger de fes vrais effets. Ayant a (f) Je ne decide pas s’il faut en effet les condatnner. II fe peut que les Valets ne foient plus que les inftrumens des mechancetes des maitres, depuis que ceux-ci leur ont ote 1’honneur de I’invention. Cependant je douterois .qu’en ceci l’imoge trop naive de la Societe fut bonne au Theatre. Suppofe qu’il faille quelques fourberies dans les Pieces , je ne fais s’il ne vaudroit pas mieux que les Valets feuls en fuflent charges & que les honnetes gens .fuffent auffi des gens honnetes, au moins fur la Scene. A. M. d’A n m b n t. 43. plaire auPublic,il i confulte le goat le plus general de ceux qui le compofent: fur ce gout il s’eft forme un modele , &fur ce rnodele un tableau des de- fauts contraires, dans lequel il a prisfes carac- teres comiques, & dont il a diftribue les divers traits dans fes Pieces. Il n’a done point pretendu former un honnete homme, mais un homme du monde ; par confequent, il n’a point voulu corri- ger les vices , mais les ridicules> & , comme j’ai deja dit, il a trouve dans le vice raeme un inftru- ment tres propre a y reullir. Ainfi voulant expo- fer a la rifee publique tous les defauts oppofes aux qualites de l’homme aimable, de l’homme de Societe, apres avoir joue tant d’autres ridicules, il lui reftoit a jouer celui que le monde pardonne le moins, le ridicule de la vertu: e’eft ce qu’il a fait dans le Mifantrope. Vous ne fauriez me nier deux chofes : l’une, qu’Alcelte dans cette Piece eft un homme droit, fincere, eftimable , un veritable homme de bien; Pautre , que l’Auteur lui donne un perfonnage ri¬ dicule. C’en eft affez, ce me femble, pour rendre Moliere inexcufable. On pourroit dire qu’il a joue dans AJcefte, non la vertu, mais un veritable defaut , qui eft lahainedes hommes. A cela je reponds qu’il n’eft pas vrai qu’il ait donne cette haine a fon perfonnage : il ne faut pas que ce nom de Mifantrope en impofe, comme fi celui qui le porte etoit ennemi du genre humain. Une pareille haine neferoitpas un defaut, mais une deprava- 44 J. J. Rousseau tion de la Nature & le plus grand de tous les vi¬ ces : puifque , toutes les vertus fociales fe rappor- tant a la bienfaifance, rien ne leur eft ft diretfte- ment contraire que Pinhumanite. Le vrai Mifan- trope eft un monftre. S’il pouvoit exifter , il ne feroit pas rire; il feroit horreur. Vous pouvez avoir vu a la Comedie Italienne une Piece intitu- lee , la vieejl unfonge. Si vous vous rappellez le Heros de cette Piece, voila le vrai Mifantrope. Qu’est-ce done que le Mifantrope de Molie- re ? Un homme de bien qui detefte les moeurs de fon iiecle & la mechancete de fes Contemporains ; qui , precilement parce qu’il aime fes femblables, hait en eux les maux qu’ils fe font reciproquement & les vices dont ces maux font 1’ouvrage. S’il •toit moins touche des erreurs de l’humanite, moins indigne des iniquites qu’il voit, feroit-il plus humain lui-meme ? Autant vaudroitfoutenir qu’un tendre pere aime mieux les enfans d’autrui que les fiens, parce qu’il s’irrite des fautes de ceux-ci, & ne dit jamais rien aux autres. Ces femimens du Mifantrope font parfaitement developpes dans fon role. Il dit, je l’avoue, qu’il a conqu une liaine effroyable contre !e genre hu¬ main ; mais en quelle occafion le dit-il ( t ) ? (t) J’avertis qu’etant fans livres, fans memoire, & n’ayant pour tous materiaux qu’un confus fouvenir des obfervations que j’ai faites autrefois au Spectacle, je puis me tromper dans rnes citations & renverfer l’ordre des Pieces. Mais quand mes exemples feroient pen jut- A M. d’A l e m b e r t. 45 Quand, outre d’avoir vu fon ami trahir lache- mentfon fentiment & tromper l’homme qui le lui demande, il s’en voit encore plaifanter lui- meme au plus fort defa colere. II eft naturel que cette colere degenere en emportement & lui fade direalors plus qu’il ne penfe de fang-froid. D’ail- leurs , la raifon qu’il rend de cette haine univer- felle en juftifie pleinement la caufe. les tins , pares qu’Hs font mkhans, Et les autres , pour etre aux mechans complaifans. Ce n’eft done pas des hommes qu’il eft ennemi, mais de la mechancete des uns & du fupport que cette mechancete trouve dans les autres. S’il n’y avoit ni fripons, ni flatteurs, il aimeroit tout le monde. Il n’y a pas un homme de bien qui ne foit Mifantrope en cefensj ouplut6t, les vrais Mifantropes font ceux qui ne penfent pas ainfi : car au fond, je ne connois point de plus grand en¬ nemi des hommes que l’ami de tout le monde, qui, toujours charme de tout, encourage inceffamment les mechans, & flatte par fa coupable complaifance les vices d’ou naiffent tous les defordres de la So- ciete. Une preuve bien fure qu’Alcefte n’eft point Mifantrope a la lettre , e’eft qu’avec fes brufqueries & fes incartades, il ne laifle pas d’interdfer & de plaire. Les Spedateurs ne voudroient pas, a la tes , mes raifons ne le feroient pas moins, attendu qu’ef les ne font point tirees de telle ou telle Piece, mais ds 1’efprit general du Theatre, quej’ai bien etudie. 46 J. J. Rousseau verite, lui reflembler: parce que tant de droiture eft fort incommode; mais aucun d’eux ne feroit fache d’avoir a faire a quelqu’un qui lui reifem- blat, ce qui n’arriveroit pas s’il etoit l’ennemi de¬ clare des hommes. Dans toutes les autrcs Pieces de Moliere, le perfonnage ridicule eft toujours ha'iflable ou meprifable ; dans celle-la, quoiqu’Al- cefte ait des defauts reels dont on n’a pas tort de rire, on fent pourtant au fond du coeur un refpect pour lui dont on ne peut fe defendre. En cette occafion, la force de la vertu l’emporte fur Part de 1’Auteur & fait honneur a fon caradere. Quoique Moliere fit des Pieces reprehenlibles , il etoit per- fonnellement honnete homme,& jamais le pinceau d’un honnete homme ne futcouvrirde couleurs odieufes les traits de la droiture & de la probite. II y a plus : Moliere a mis dans la bouche d’AlceC- te un Ci grand nombre de fes propres maximes,que plufieurs ont cru qu’il s’etoit voulu peindre lui- meme. Cela parut dans le depit qu’eut le Parterre a la premiere reprefentation , de n’avoir pas ete , fur le Sonnet, de l’avis du Mifantrope: car on vit bienque c’etoit celui de hauteur. Cependanx ce caradere li vertueux eftpre- fente comme ridicule j il l’eft , en eifet, a certains egards, & ce qui demontre que l’intention du Poe- te eft bien de le rendre tel, c’eft celui de 1’ami Philinte qu’il met en oppofition avec le fien. Ce Philinte eft le Sage de la Piece; un de ces honne- tes gens du grand monde , dont les m&ximes reft- femblent beaucoup a celles des frippons j de ces A M. d’A l e m b e k t. 47 gens fl moderes , qui tronvent toujours que tout va bien , parce qu’ils ont interet que rien n’aille mieux; qui font toujours contens de tout lemon- de , parce qu’ils ne fe foucient de perfonne ; qui, autour d’une bonne table , foutiennent qu’il n’eft pas vrai que le peuple ait faim ; qui le gouffet bien garni, trouvent fort mauvais qu’on declame en faveur des pauvres y qui, de leur maifonbien fermee, verroient voler , piller, egorger , maffa- crer tout le genre humain fans fe plaindre: atten- du que Dieu les a doues d’une douceur tres-meri- toire a fupporter les malheurs d’autrui. On voit bien que le phlegme raifonneur de celui ci eft tres - propre d redoubler & faire fortir d’u¬ ne maniere comique les emportemens de l’autre; & le tort deMoliere n’eft pas d’avoir fait duMifan- trope un hpmme colere & biiieux, mais de lui avoir donne des fureurs pueriles fur des fujets quine devoient pas l’emouvoir.Le caradere duMi- fantrope n’eft pas a la difpofition du Poete •, il eft determine par la nature de fa paflion dominante. Cette paflion eft une violente baine du vice, nee d’un amour ardent pour la vertu , & aigrie parle fpedacle continuel de la mechancete des hommes. II n’y a done qu’une ame grande & noble qui en foit fufceptible. L’horreur & le mepris qu’y nour- rit cette meme paflion pour tous les vices qui font irritee fert encore a les ecarter du coeur qu’elle agite.De plus, cette contemplation continuelle des defordres de la Societe le detache de lui - me- 48 J. J. Rousseau me pour fixer toute fon attention fur le genre humain. Cette habitude eleve, aggrandit fesidees, detruit en lui les inclinations baifes quinourriifent & concentrent l’amour propre ; & de ce concours nait une certaine force de courage , une fierte de caradere qui ne lailfe prife au fond de fon ame qu’a des fentimens dignes de l’occuper. Ct n’elt pas que I’homme ne foit toujours hom- me j que la pallion ne le rende fouvent foible , in- julte , deraifonnable ; qu’il n’epie peut-etreles motifs caches desadions des autres, avec un fe- cret plaifir d’y voir la corruption de leurs coeurs; qu’un petit mal nclui donne fouvent une grande colere , & qu’en l’irritant a delfein, un mechant adroit ne put parvenir a le faire paifer pour me¬ chant lui-meme, mais il n’en eft pas moins vrai que tous moyens ne font pas bons a produire ce$ eftets, & qu’ils doivent etre alfortis a fon caradere pour le mettre en jeu : fans quoi, c’eft fubftituer un autre homme au Mifantrope & nous le peindre avec des traits qui ne font pas les fiens. VoiLA done de quel cote le cara&ere du Mi¬ fantrope doit porter fes defauts , & voila auifi de quoi Moliere fait un ufage admirable dans toutes les feenes d’Alcefte , avec fon ami, ou les froides maximes & les railleries de celui-ci , demontant l’autre a chaque inftant, lui font dire rnille im¬ pertinences tres-bien placees ; mais ce caradere apre & dur, qui lui donne tant de fiel & d’aigreur dans l’eccafion, l’eloigtie en meme terns de tout chagrin A M. d’A l e to fi r t. 4^ chagrin puerile qni n’a nul fondement raifonna. l)le, & de tout interet perfonnel trop vif, dont il ne doit nullement etre fufceptible. Qu’il s’emporte fur tous les defordres dont il n’eft que le temoin , Ce font toujoUrs de nouveaux traits au tableau j niais qu’il foit froid fur celui qui s’adrelfe direc- tement a lui. Car ayant declare la guerre aux me- chans , il s’attend bien au’ils la lui feront a leur tour. S’il n’avoit pas prevu le mal que lui fera fa franchife , elle feroit une etourderie & non pas une vertu. Qu’une femmefauife le trahilfe, que d’indignes amis le deshonorent * que de foibles amis r-abandontlent: il doit le fouifrir fans en murmuren II connoit les hommesi Si ccs diftindions font julles * Moliere a mal laili le Mifantrope. Penfe-t-on que ce foit par er- reur £ Non fans doute. Mais voila par oil le delir de faire rire aux depens du perfonnage, l’a force de le degrader , cOntre la verite du caradere. At* res Pa venture du Sonnet 4 comment Alcef- te ne s’attend • il point aux mauvais precedes d’Oronte ? Peut-il en etre etonne quand on Fen inllruit, comrae li c’etoit la premiere fois de fa vie*qu’il eut ete fin cere 5 ou la premiere fois que fa fincerite lui eut fait un ennenii ? Ne doit il pas fe preparer tranquillenient a la perte de foil pro- ces, loin d’en marquer d’avance un depit d’enfant? Ce font vingt mile francs qn'il m’en poiirra cottier j Mais pour vingt milk francs faurai droit depejisr, Tome III, D <® jf. J. R O (J S S I A l! Un Mifantrope n’a que faire d’acheter fi cher fs droit de pefter , il n’a qu’a ouvrir les yeux; & il n’eftime pas aflez Fargent pour croire avoir acquis •fur ce point un nouveau droit par la perte d’un proces; mais il falloit faire rire le Parterre. Dans la Scene avec Dubois, plus Alcefte a di? fujet de s’impatienter, plus il doit refter flegmati- que & froid: parce que l’etourderie du Valet n’eft pas un vice. Le Mifantrope & l’homme emporte font deux caraderes tres-differens : c’etoit-la I’oc- cafion deles diftinguer. Molierenel’ignoroitpasj mais il falloit faire rire le Parterre. Av rifque de faire rire auffi le Ledeur a mes depens , j’ofc accufer cet Auteur d’avoir manque de tres-grandes convenances , une tres-grande ve- rite , & peut-etre de nouvelles beautes de fitua- tion. C’etoit de faire un tel changement a fon.plan, que Philinte entrat comme Adeur neceflaire dans le noeud de fa Piece, enforte qu’on put mettre les adions de Philinte & d’Alcefte dans une apparen- te oppolition avec leurs prindpes, & dans une conformite parfaite avec leurs caraderes. Je veux dire qu’il falloit que le Mifantrope fut toujours furieux contre les vices publics , & toujours tran- quille fur les mechancetes perfonnelles dont it etoit la vidime. Au contraire, le philofophe Phi¬ linte devoit voir tous les defordres de la Societe- hvec un fiegme Stoique, & fe mettre en fureur-au moindre mal qui s’adreffoit diredement a lui. En effet, j’obferve que ces gens, fi paifibles fur les A Mi d’A L E ft. B E R 1’- f, injuftices publiques , font toujours ceux qui font; le plus de bruit au moindre tort qu’on leur fait $ & qu’ils ne gardent leur philofophie qu’aulfi long- terns qu’ils n’en ortt pas befoin. pour eux-memes. 11s relfemblent a cet Irlandois qui ne vouloit pas fortir de Ion lit, quoique le feu fiit a la maifon 41 La maifon brule , lui erioit om Que m’importe? repondoit-il * je n’en luis que le locataire. A la fin lefeu penetra jufqu’a lui. Aulfi-tot il s’elance* il court, ilcrie* il s’agite ; il commence a com- prendre qu’il faut quelquefois grendre interet a la luaifon qu’on habite ; quoiqu’elle ne nous appar- tienne pas. Il me femble qu’en traitant les caradleres en queftion fur cette idee, chacun des deux Cut ete plus vrai, plus theatral, & que celui d’Alcefte euc fait incomparablementplus d’etfet : mais le Pater- re alors n’auroit pu rire qu’aux depens de l’hom- me du monde , & l’intention de I’Auteur etoiG qu’on rit aux depens du Mifantrope ( u ). Dans lameme vue , il lui fait tenir quelquefois des propos d’humeur , d’un gout tout contraire & ( il ) Je ne dOute point que , fur 1’ide'e que je viens de prdpofer, un homme de genie ne put faire tin nou¬ veau Mifantrope, non moins vrai, non moins nature! que l’Athenien, egal en meritea celui de Moliere, & fans comparaifon plus inftrudif Je ne vois qu’un incon* venient a cette nouvelle Piece , c’eft qu’il feroit impofc fible qu’elle reulfit: car, quoi qu’on dife , en choiesf qui de'shonorent, nul ne rit de bon coeur a fes depend Nous voila rentres dans mes principes. D # )2 J. J. Rohssea tr celui qu’il lui donne, Telle eft cette points de I* fcene du Sonnet: La pefte de ta chute , empoifomeur au Diable ! Eh eujfes tu fait une a te cajfer le uez ! * poirite d’autant plus deplacee dans la bouche du Mifantrope qu’il vient d’en critiquer de plus fup~ portables dans le Sonnet d’Oronte •, & i,1 eft bien etrange que celui qui la fait propofe un inftant apres la chanfon du Roi Henri pour un modele de gout. II ne fert de rien de dire que ce mot echap- pe dans un moment de depit: car le depit ne dicte rien moins que des pointes , & Alcefte qui pafle fa vie a gronder , doit avoir pris , meme en gron~ dant, un ton conforme a fon tour d’efprit. Morbleu ! vil complaifaut! vous louez des fotifes. C’eft ainli que doit parler le Mifantrope en colere. jamais une pointe n’ira bien apres cela. Mais il falloit faire rire le Parterre j & voila comment on avilit la vertu. Une ehofe affez remarquable, dans cette Come- die , eft que les charges etrangeres que l’Auteur a donnees au role du Mifantrope, font force d’a- doucir ce qui etoit elfentiel au caractere. Ainfi , tandis que dans toutes fes autres Pieces les carac- teres font charges pour faire plus d’effet, dans cel- le-ci feule les traits font emoulfes pour la rendre plus theatrale. La meme fcene dont je viens da A M. d’A l e m b e r t. f 3 parler m’en fournit la preuve. 'On y voit Alcefte tergivcrfer & ufer ile detours, pour dire fon avis a Oronte. Ce n’eft point-la le Mifantrope ; c’eft un honnete - homme du monde qui fe fait peine de tromper celui qui le confulte. La force du carac- tere vouloit qu’il lui dit brufquement, votre Son¬ net ne vaut rien, jettez-leau feu : mais cela au- roit ote le comique qui nait de l’embarras du Mi¬ fantrope & de fes jene dispas cela, repetes, qui pourtant ne font au fond que des menlonges. Si Philinte, a fon exemple, lui ebt dit en cet en- droit, & que dis-tu done, traitre? Qu’avoit-il a repliquer ? En verite , ce n’eft pas la peine de ref- ter Mifantrope pour ne l’etre qu’a demi: car ft l’on fe permet le premier menagement & la premiere alteration de la verite, ou fera la raifon fuftifante pours’arreter jufqu’a-ce qu’on devienne auffifaux qu’un homme de Cour ? L’ami d’Alcefte doit le connoitre. Comment ofe-t-il lui propofer de vifiter des Juges , e’eft-a- dire , en termes honnetes , de chercher a les cor- rompre ? Comment peut-il fuppofer qu’un hom¬ me capable de renoncer meme aux bienfeances par amour pour la vertu , foit capable de manquer a fes devoirs par interet ? Sollicker un Juge ! II ne faut pas etre Mifantrope, il fuffit d’etre honnete- homrne pour n’en rien faire. Car enfin , quelque tour qu’on donne a la chofe, ou celui qui follicite un Juge l’exhorte a remplir fon devoir, & alors il lui fait une infulte \ ou il lui propofe une aeceo- 54. J. J- Rousseau tion de perfonnes, & alors il le veut feduire: puiR que toute acception de perfonnes eft un crime dans un Juge, qui doit connoitre Paffaire & non les parties, & ng voir que Pordre & la loi. Qr )o dis qu’engager un Juge a faire une mauvaife ac¬ tion , e’elt la faire foi-rneme ; & qu’il vaut mieux perdre une caufe jufte que de faire une mauvaife adion. Cela eft clair, net, il n’y a rien a repondre. La morale du monde a d’autres rciaximes , je ns 1’ignore pas. Il me fuffit de montrer que, dans tout ce qui rendoit le Mifantrope ft ridicule; il ne fai- foit que le devoir d'un homme de bien , & que fon caractere etoit mal rempli d’avance, ft Ion ami fuppofoit qu’il put y manquer, Si 'quelquefois fhabile Auteur laiffe agir ce ca? yadere dans toute fa force, c’eft feulement quand cette force rend lafcene plus theatrale, & produit un comique de contrafte ou de fttuation plus fen- fible. Telle eft, par exemple, Fhumeur taciturn© & filencieufe d Alcefte , & enfuite la cenfure in- trepide & yivement apoftrophee de la converfa- tion chez la Coquette. Allow , ferine , foujfsz , mes bow amis de Conn Jci 1’Auteur a marque fortement la diftincUon du Medifant & du Mifantrope. Celui-ci, dans fon fiel acre & mordant, ahhorre la calornuie & detefte la fatyre. Ce font les vices publics , ce font les md chans en general qu’ij attaaue. La baifq & fecrett® A M. d’Alujer t. f? medifance eft indigne de lui, il la meprife & la hait dans les autres ; & quand il dit du mal de qnelqu’un , il commence par le lui dire en face. Aufli, durant toute la Piece ne fait il nulle part plus d’effet que dans cette fcene: parce qu’il eft la ce qu’il doit etre & que, s’il fait rire le Parterre > les honnetes gens ne rougiffent pas d’avoir ri. Mais, en general, onnepeutnier que, ft le Mifantrope etoit plus Mifantrope , il ne fut beau- coup moins plaifant: parce que fa franchife & fa fermete , n’admettant jamais de detour, ne le laif- feroit jamais dans l’embarras. Ce n’eft done pas par menagement pour lui que l’Auteur adoucit quelquefois fon caradere: e’eft au contraire pour lerendre plus ridicule. Une autre raifonl’y obli¬ ge encore ; e’eft que le Mifantrope de Theatre, ayant a parler de ce qu’il voit, doit vivre dans le monde, & par confequent temperer fa droiture & fes manieres , par quelques-uns de ces egards de menfonge & de fauffete quicompolent la politefle, & que le monde exige de quiconque y veut etre fupporte. S’il s’y montroit autrement, fes difeours ne feroient plus d’effet. L’interet de l’Auteur eft bien de !e rendre ridicule, mais non pas fou ; & e’eft ce qu’il paroitroit aux yeux du public, s’il etoit tout-a-fait fage, On a peine a quitter cette admirable Piece, quand on a commence de s’en occuper &, plus on y fonge, plus on y decouvre de nouvelles beau- tcs. Mais enftn, puifqu’eile eft, fans contredit, D 4 f£ J, J. Rousseau de toutes les Comedies de Moliere, celle qui cor-, tiertt la meilleure & la plus faine morale , fur cel-, le la jugeons des autres ; & convenons que, 1’in- tention de l’Auteur etant de plaire a des efprits corrompus, ou fa morale portc au mal, ou le feux bien qu elle preche eft plus dangereux que le mal meme : en ce qu’il feduit par une apparence ue raifon : en ce qu’il fait preferer l’ufage & les maximes du monde a I’exa&e probite : en ce qu’il fait confifter la fagetfe dans un certain milieu en- tre le vice & la vertu: en ce qu’au grand foula- gement des Spe&ateurs , il leur perfuade que, pout etre honnete-homme , il fuffit de n’etre pas vm franc fcelerat. J’aurois trap d’avantage, fi je voulois pafler de l’examen de Moliere a celui defes fuccelfeurs, qui n’ayantni fon genie, ni fa probite, n’en ont que mieux fuivi fes vqes intereifees , en s’atta- chant a flatter une jeunelfe debauchee & des fem¬ mes fans moeurs. Ce font eux qui les premiers ont introduit ces groffieres equivoques,non moins profcrites par le gout que par fhonnetete, qui fi- rent long-terns l’amufcment des mauvaifes com- pagnies , l’embarras des perfonnes modeftes, & dout un tneilleur ton , lent dans fes progres, n’a pas encore purifie certaines Provinces. D’autres Auteurs , plus referves dans leurg fail lies, lailfant ks premiers amuferles femmes perdues , fe char¬ ger ent d'encourager les filoux. Regnard un des paains libres n’eft ps le raoios dangqreux? C’eft A M. d’A limber t.' 57 une chofe incroyable qu’avecl’agrement de la Po¬ lice , on. joue publiquement au milieu de Paris pne Comedie , ou, dans 1 ’appartement d’un ou- cle qu’on vient de voir expirer, fon neveu, Phon- nete-homme de la Piece , s’occupe avec fondigne cortege, de foins que les loix paient de la corde ; & qu’au lieu des larmes que la feulehumanitefait verfer en pareil cas aux indifferens memes, on egaie, a l’envi, de plailanteries barbares le trifte pppareil de la mqrt. Les droits les plus facres, leg plus touchans fentimens de la Nature , font joues dans cette qdieufe fcene. Les tours les plus punif. fables y font raflembles cornme a plaifir,, avec un enjouement qui fait palTer toutcela pouf des gen- tillelfes. Faux-adte, fuppofition, vol, fourberie, menfonge, inhumanite , tout y eft & tout y eft applaudi. Le mart s’etant avife de renaitre, au grand deplaifir de fon cher neveu , & ne voulant point ratifier ce qui s’eft fait en fon nom, on trouve le moyen d’arraeber fon confentement de force , & tout fe termine au gre des Adteurs & des Spe&ateurs , qui, s’intereifant malgte eux a ces miferables, fortent de la Piece avec cet edifiant fouvenir d’avoir ete dans lefotii de leurs cceurs 3 complices des crimes qu’ils ont vu commettre. Osons le dire fans detour. Qui de nous eftalfez fijr de lui pour fupporter la reprefentation d une pareiile Comedie , fans etre de rnoitie des tours qyi s’y jouent ? Qui ne feroit pas un peu fache ft Is filpu yenoi| 4 Pfre furpris ou manquer fon 5J? J. J. R O t T S S E A u coup ? Qui ne devient pas un moment filou foi- meme en s’intereflant pour lui ? Car s’interefler pour quelqu’un, qu’eft-ce autre chofe que fe met- tre a fa place ? Belle inftru&ion pour la jeunefle que celle ou les hommes faits out bien de la peine a fe garantir de la fedudtion du vice ! E(t-ce a dire qu’il ne foit jamais permi s d’expofer au Theatre des adions blamables ? Non : mais en verite , pour favoir mettre un frippon fur le Scene, il faut un Auteur bien honnete homme. Ces defauts font tellement inhererfs a notre Theatre , qu’en voulant les en oter, on le defigu¬ re. Nos Auteurs modernes, guides par de meil- leures intention^ , font des Pieces plus epurees ; mais aufli qu’arHve-t-il ? Qu’elles n’ont plus de vrai comique & neproduifent aucun elfet, Elies inftruifent beaucoup, fi Ton veut; mais elles en- nuient encore davantage, Autant vaudroit aller au Sermon. Dans cette decadence du Theatre , on fe voit contraint d’y fubftituer aux veritables beautes eclipfees, de petits agremens capables d’en im- pofer a la multitude, Ne fachant plus nourrir la force du Comique & des caraderes , on a renfor- ce l’interet de l’amour. On a fait la meme chofe dans laTragedie, pour fuppleer aux fituations pri- fes dans des interets d’Etat qu’on ne connoit plus, & aux fentimens naturels & fimples qui ne tou- chent plus, perfonne. Les Auteurs concourent a fenvi pour futilitepublique a dormer unenou* A M. d’Aiimbert.' S 9 velle energie & un nouveau coloris a cette paffion dangereufe •, & , depuis Moliere & Corneille, on ne voit plus reuffir au Theatre que des Romans» fous le nom de Pieces dramatiques. L’Amour eft le regne des femmes. Ce font elles qui neceflairement y donnent la loi: parce que, felon l’ordre de la Nature , la refiftance leur appartient, & que les hommes ne peuvent vaincre cette refiftance qu’aux depens de leur liberte. Un eifet naturel de ces fortes de Pieces eft done d’eten- dre 1’empire du Sexe, de rendre des femmes & de jeunes filles les precepteurs du public , & de leur donner fur les Speftateurs le meme pouvoir qu’el- les ont fur leurs Amans. Penfez-vous, Monfieur, que cet ordrefoit fans inconvenient, & qu’en aug- mentant avec tant defoin l’afcendant des femmes, les hommes en feront mieux gouvernes ? Il peut y avoir dans le monde quelques femmes dignes d’etre ecoutees d’unhonnete homme j mais eft - ce d’elles en general qu’il doit prendre con- feil, & n’y auroit-il aucun moyen d’honorer leur fexe, a moins d’avilir le notre V Le plus charmant objet de la Nature , le plus capable d’emouvoir imeoeur fenfible & de le porter aubien, eft, je l’avoue, une femme aimable & vertueufe; mais cet objet celefte ou fe cache-t-il ? N’eft-il pas bien cruel de le contempler avec tant de plaifir auThea- tre, pour en trouver de fi diiferens dans la Socie- te ? Cependant le tableau fedudteur fait fan effet. ^’gflchanteffleut caufe par ces prodiges de fageife $<$ . J, J. Rousseau tourne au profit des femmes fans honneur. Qu’un jeune homrae n’ait vii le monde que fur la Scene, le premier moyen qui s’offre a lui pour aller a la vertu eft de chercher une maitreffe qui Fy coil, duife, efperant bien trouver une Conftance ou une Cenie (x) tout au moins. C’eft ainfi que, fur la foi d’un modeleimaginaire, fur un air modefte & touchant, fur une douceur contrefaite, nefcius aurafallacis , le jeune infenfe eourt feperdre, en penfant devenir un Sage. Ceci me fournit l’occafion de propofer une ef. pece de probleme. Les Anciens avoient en gene, ral un tres- grand refpecft pour les femmes (y)> mais ( x) Ce n’eft point par etourderie que je cite Cenie en cet endroit, quoique cette charmante Piece foit l’ouvra- ge d’une femme : ear, cherchantla verite de bonne foi, je ne fais point deguifer ce qui fait coptre mon fentiment; & ce n’eft pas a une femme, mais aux femmes que je refufe les talens des hommes. J’honore d’autant plus volontiers ceux de P Auteur de Cenie en particulier, qu’ayant a me plaindre de fes difcours, je lui rends un hommage pur & defmterefte , comme to.us les eloges fortis de ma plume. ( y ) Ils leur donnoient plufieurs noms honorables que nous n’avons plus , ou qui font bas & furannes parmi nous. On fait quel ufage Virgile a fait de celui dc Me¬ tres dans ne occafion ou les Meres Troyennes n’etoient gueres fages. Nous n’avons a la place que le mot de Dames qui ne convient pas a toutes, qui meme vieillit infenfiblement, & qu’on a tout-a fait profcrit du ton a la mode. J’obferve que les Anciens tiroient volontiers leurs titres d’honneur des droits de la Nature , & que nous ne tirons les no.tres que des droits du rang. A M. D’A L t M B I A IV ils marquoient ce refpeft en s’abftenant de les ex* pofer au jugement du public, & croyoient hono-^ ier leur modeftie * en fe taifant fur lcurs autres vertus. Ils avoient pour maxime, que le pays ou les moeurs etoient les plus pures , etoit celui oil l'on parloit le moins des femmes ; & que la femme la plus honnete etoit celle dont on; parloit le moins. C’eft fur ee principe, qu’un Spardate, entendant un Etranger faire de magnifiques elo- ges d’une Dame de fa connoilfance, l’interrom- pit en colere: ne celferas-tu point, luidit-il s de medire d’une femme de bien ? De-la venoit encore que , dans leur Comedie, les roles d’a- moureufes & de filles a marier ne reprefentoient jamais que des efclaves ou des filles publiques. Ils avoient une telle idee de la wodeitie du Sexe * qu’ils auroient cru manquer aux egards qu’ils lui devoient, de mettre une honnete fiile fur la Sce¬ ne , feulement en reprefentation (z). En un mot l’image du vice a decouvert les choquoit moins que celle dela pudeur offenfee. Chez nous , au contraire, la femme la plus ef- timee ett celle qui fait le plus de bruit j de qui l’on parle le plus ; qu’on voit le plus dans le monde ; chez qui l’on dine le plus fouvent; qui donne le plus imperieufement le ton ; qui juge , tranche, (z' S’ ils en ufoient autrement dans les Tragedies, c’eft que , fuivant le fylieme politique de leur Theatre, ils n’etoient pas faches qu’on crut que les perfonnes d’un haut rang n’ont pas befoin de pudfeur , & font coujours exception aux regies de la morale. #2 J. j. R o u s s i A Hi decide, prononce, afligne aux talens, au merits aux vertus , leurs degres & leurs places j & donfc les humbles favans mendient le plus baffement la faveur. Sur la Scene, c’eft pis encore. Au fond , dans le monde elles ne favent rien, quoiqu’elles jugent de tout j mais au Theatre , favantes du fa¬ vour des hommes, philofophes, grace aux Auteurs, elles ecrafent notre fexe de fes propres talens, & les imbeciles Spedateurs vont bonnement appren- dre des femnies ce qu’ils out pris foin de leur die¬ ter. Tout cela , dans le vrai, c’eft fe moquer d’el- les , c’eft les taxer d’une vanite puerile 5 & je ne doute pas que les plus fages n’en foient indignees, Parcourez la plupart des Pieces modernes: c’eft toujours une femme qui fait tout, qui apprend tout aux hommes j c’eft toujours la Dame de Cour qui fait dire le Catechifine au petit Jean de Saintre. Un enfant ne fauroic fe nourrir defon pain, s’il n’eft coupe par fa Gouvernante. Voila 1’image de ce qui fe palfe aux nouvelles Pieces. La Bonne eft fur le Theatre, & les enfans font dans le Parterre. Encore une fois , je ne nie pas que cette jnethode n’ait fes avantages , & que de tels pre- cepteurs ne puilfent donner du poids & du prix a leurs leqons; mais revenons a ma queftion. De l’ufage antique & du n 6 tre, je demande lequel eft le plus honorable aux femmes , & rend le mieux a leur fexe les vrais refpe&s qui lui font dus ? La meme caufe qui donne , dans nos Pieces tragiques & eomiques, l’afcendant aux femmes fur les hommes, le donne encore aux jeunes gensf»s A M. d’A l e if b n t £3 les vieillards > & c’cft un autre renverfement des rapports naturels, qui n’eft pas moins reprehenli- ble. Puifquc Vinteret y eft toujours pour les amans, ll s’enfuit que les perfonn'ages avances en age n’y peuvent jamais faire que des roles en fous ordre. Ou, pour former le noeud de l’intrigue , ils fer¬ vent d’obftacle aux voeux des jeunes amans, & alors ils font hailfables; ou ils font amoureux eux- niemes,& alors ils font ridicules. Turpefenex miles. On en fait dans les Tragedies des tyrans, des ufur- pateurs; dans les Comedies , des jaloux , des ufu- riers , des pedans , des peres infupportables que tout le monde confpire atromper. Voila fous quel honorable afpedt on montre la vieillelfe au Thea¬ tre , voila quel reipedl on infpire pour elle aux jeunes gens. Remercions 1’illuftre Auteur de Zai¬ re & de Nanine d’avoir fouftrait a ce mepris le venerable Luzignan & le bon vieux PhilippeHum- bert. II en eft quelques autres encore ; mais cela fuffit-il pour arreter le torrent du prejuge public , & pour effacer 1’avililTement ou la plupart des Au¬ teurs fe plaifenta montrerl’age de la fagelfe , de P experience & de l’autorite ? Quipeut douterque l’habitude de voir toujours dans les vieillards des perfonnages odieux au Theatre , n’aide a les faire rebuter dans la Societe, & qu’en s’accoutumant a confondre eeux qu’on voit dans le monde avec les radoteurs & les Gerontes de la Comedie, on ne les meprife tous egalement? Obfervez a Paris dans une aflemblee, Pair fuffifant & vain , le ton ferme ,& tranchant d’une impudente jeunelfe , tandis 64 J- J- Rousssiif que les Anciens , craintifs & modeftes, ou n 5 cD dent ouvrir la bouche , Ou font a peine ecoutes^ Voit-on rien de pareil dans les Provinces, & dans les lieux ou les Spectacles ne font point etablis j & par toute la terre , hors les grandes villes, une tete chenue & des cheveux blancs n’impriment- ils pas toujours du refped ? On me dira qu’a Paris les vieillards contribuent afe rendre meprifablesj en renoncant au maintien qui leur canvient, pour prendre indecemment la parure & les manieres de la jeuneffe , &que faifant les galans a fon ex- emple , il eft tres-dimple qu’on la leur prefere dans fon metier; mais c’eft tout au coutraire pour n’avoir nul autre moyen de fe faire fuppor- ter, qu’ils font contraints de recourir a celui-la , & ils aiment encore rnieux etre foufterts a la fa- veur de leurs ridicules , que de ne l’etre point du tout. Ce n’eftpas allurement qu’en faifant les agreables ilsledeviennent en elfet, & qu’un ga- lant fexagenaire foit un perfonnage fort gracieux 9 mais fon indecence meme lui tourne a proftt: c’eft un triomphe de plus pour une femme, qui, trai- nant a fon char un Neftor , croit montrer quo les glaces de Page ne garantilfent point des feux qu’elle infpire. Voiia pourquoi les femmes en- couragent de leur rnieux ees Doyens de Cithere * & ont la malice de traiter d’hommes charmans , de vieux foux qu’elles trouveroient moins aima- bles s’ils etoient moins extravagans. Mais reve- nons a mon fujet. Ces A M. D’A L E M B i R T. <£f Ces effets ne font pas les feuls que produit l’in- teret de la Scene uniquement fonde fur l’amour. On lui en attribue beaucoup d’autresplus graves &plus importans, dont je n’examine point id la realite, mais qui out ete fouvent & fortement al- legues par les Ecrirains ecclefiaftiques. Les dan¬ gers que peut produire !e tableau d’une paffion contagieufe font, leur a-t-on repondu, prevenus par la maniere de le prefenter; l’amour qu’on ex- pofe au Theatre y eft rendu legitime, fon but eft honnete , fouvent il eft facrifie au devoir & a la vertu , & des qu’il eft coupable il eft puni. Fort bien: mais n’eft-il pas plaifant qu’on pretende ainfi regler apres coup les mouvemens du coeur furies preceptes de la raifon, & qu’il faille atten- dre les eveneniens pour favoir quelle impreffion l-’on doitrecevoir des fituations qui lesamenent? Le mal qu’on reproche au Theatre n’eft pas preci- fement d’infpirer des paffions criminelles, mais de difpofer l’ame a des fentimens trop tendres qu’on fatisfait enfuite aux depens de la vertu. Les don¬ ees emotions qu’on y relfent n’ont pas par elles- memes un objet determine, mais elles en font nai- tre le befoin; elles ne donnent pas precifement d& l’amour, mais elles preparent a en fentir; elles ne choifilfent pas la perfonne qu’on doit aimer, mais elles nous forcent a faire ce choix. Ainfi elles ne font innocentes ou criminelles que par fufageque nous en faifons felon notre caradtere, & ce carac- tere eft independant de l’exemple. Quand il feroit Tome III. £ €6 J. J. Rousseau vrai qu’on ne peint au Theatre que des pafiion® legitimes , s’enfuit-il de-la que les impreffions eii font plus foibles, que les effets en fontmoins dan-. .gereux ? Cotnme fi les vives images d’une ten- dreffe innocente etoient- moins douees, moins fe- duifantes, moins capables d’eehauffer un coeur fenllble que ceiies dim amour criminel, a qui l’horreur du vice fert au moins de contrepoifon ? Mais fi Fidee de 1’innocence embellit quelques inC. tans le fentiment qu’elle accompagne, bientotles circonftances s’elfacent de la memoire, tandis que rimpreffion d’une paffion fi douce refte graveeau fond du coeur. Quand le Patricien Manilius fut chafle du Senat de Rome pour avoir donne un bai- fer a fa femme en prefence de fa fitle, a ne confi- derer cette adion qu’en elle-meme , qu’avoit-elle de reprehenfible ? Rien fans doute: elle annon- qoit meme un fentiment louable. Mais les chaftes feux de la mere en pouvoient infpirer d’impurs a la fille. C'ctoit done, d’une action fort honnete, faire un exemple de corruption. Voila l’effet des amours permis du Theatre. On pretend nous guerir de l’amour par la pein- ture de fes foibleifes. Je ne fais la-delfus comment les Auteurs s’yprennentj mais je vois que les Spedateurs font toujours du parti de Famant foi¬ ble, & que fouvent ils font faches qu’il ne le foit pas da vantage. Je demande fi e’eft un grand moyen d’eviter de lui relfembler ? Raepeu,ez-yous , Monfisur , une Piece a 1-a- A M. I)’A L E M E E R T, €7 quelle je crois me fouvenir d’avoir afllfte avec vous , il y a quelques annees , & qui nous fit un plaifir auquel nous nous attendions peu,foitqu’eii effet l’Auteur y eut mis plus de beautes theatrales que nous n’avions penfe, foit que l’Adrice pretaC ion charme ordinaire aurolequ’ellefaifoitvaloir. Je veux parler de la Berenice de Racine. Dans quelle difpofition d’efptitleSpedateur voit-il corn- raencer cette Piece ? Dans un fentiment de me- ptis pour la foiblefle d’un Empereur & d’un Ro- main, qui balance corame le dernier des hom¬ ines entre fa maitreife & fon devoir j qui, flot- tant inceffamment dans une deshonorante incerti¬ tude , avilit par des piaintes effeminees ce carade- re pre/que divin que lui donne 1’hiftoire; qui fait chercher dans un vi! foupirant de ruelle le bien- faiteur du monde, dies delices du genre humain. Qu’en penfe le meme Spedateur apres la reprefen- tation? II finit par plaindre cet homme feniible qu’il meprifoit, par s’intereifer a cette meme paf- fion dont il lui faifoit un crime, par murmurer en fecret du fatrifice qu’il eft force d’en faire aux loix de la patrie. Voila ce que chacun de nous eprouvoit a la reprcfentation. Le rdle de Titus, tres bien rendu , eut fait de 1’efFet s’il eut ete plus digne de lui; mais tons fentirent que finteretprin¬ cipal etoit pour Berenice, & que c’etoit le fort da fon amour qui determinoit I’efpece de la cataftro-- phe. Non que fes piaintes contumelies donnaflens une grande emotion durant le cours de la Piece j E s j. J. Rous S E A ¥ mais au cinquieme Ade ou, ceflant de fe plaindre, fair morne , l’oeil fee & la voix eteinte, elle fai- foit parler une douleur froide approchante du de- fefpoir , I’art de PAch'ice ajoutoit au pathetique du role ,& les Spedateurs vivement touc'hes com- menqoient a pleurer quand Berenice ne pleuroit plus. Que fignifioit cela, finon qu’on trembloit qu’elle ne fut renvoyee; qu’on fentoit d’avance la douleur dont fon occur feroit penetre, & que ehacun auroit voulu que Titus fe laiffat vaincre , meme au rifque de l’en moins eftimer ? Ne voila- t-il pas une Tragedie qui a bien rempli fon objet, & qui a bien appris aux Spedateurs a furmonter les foibleifes de l’amour ? L’e'veNement dement ces veeux fecrets, mais qu’importe '{ Le denouement n’efface point i’eifct de la Piece. La Reine part fans le conge du Par¬ terre : PEmpereur la renvoie invitus invilam, on peut ajouter invito fveilatore. Titus a beau roller Remain, il eft foul de fon parti; tousles Spec- tateurs ont epoufe Berenice. Quand meme on pourroit me dilputer cet ef- fet; quand meme on foutiendroit que l’exemple de force & de vertu qn’on voit dans Titus, vain- queur de lui-meme, fonde l’interet de la Piece, & fait qu’en plaignant Berenice, on eft bien aife de. la plaindre; on ne feroit que rentrer en cela dans mes principes: parce que, comme je l’ai deja dit, les facrilices faits au devoir & a la vertu ont tou- jours un charme fecret, meme pour les occurs- corrompus; & la preuve que ce fentiment n’eH A M. d’A l e m b e r t. 69 point l’ouvrage de la Piece, c’eft qu’ils Pont avant qu’elle commence. Mais cela n’empeche pas que certaines pailions fatisfaites ne lew femblent pre¬ ferables a la vertu meme, & que, s'ils font con- tens de voir Titus vertueux & magnanime, ils ne le fuifent encore plus de le voir heureux & foible, ou du-moins qu’ils ne confentiilent volontiers a 1’etre a fa place. Pour rendre cette verite fenfible, imaginons un denouement tout contraire a celui de 1’Auteur. Qu’apres avoir rnieux confulte foil coeur, Titus ne voulant ni enfreindre les loix de Rome , ni vendre le bonheur a 1’ambition, vien- ne , avec des maximes oppofees, abdiquer l’Em- pire aux pieds de Berenice; que, penetree d’un fi grand facrifice, elle fente que fon devoir feroit de refufer la main de fon amant, & que pourtant elle 1 ’accepte; que tous deux enivres des charmes 3e l’amour, de la paix, de l’innocence, & renon- cantaux vaines grandeurs, prennent, avec cette douce joie qu’infpirent les vrais mouvemens de la Nature , le parti d’aller vivre heureux & igno¬ res dans un coin de la terre : qu’une fcene fi tou- chartte foit animee des fentimens tendres & pathq-* tiques que ie fujet fournit & que Racine cut fi bien fait valoir; que Titus en quittant les Ro- mains leur adrefle un difcours, tel que la cie-i conftance & le fujet le com portent: n’eft-ilpas clair, par exemple , qu’a moins qu’un Auteur nq foit de la derniere mal-adreffe, un tel difcours doit feire fondre en larmes toute l’aifemblee ? La Piece, E 3 7© J. J. Rousseau finilfant ainfi , fera, fi 1’on veut, moins bonne, moins inftruclive, moins conforme aThiftoire ; mais en fera-t-elle moins de plaifir, & les Spe&a- teurs en fortiront-ils moins fatisfaits?. Les quatre premiers Ades fubfifteroient a-peu-pres telsqu’ils font, & cependant on en tireroit une leqon direc- tement contraire. Tant il eft vrai que les tableaux de l’a/nourfont toujoursplus d’inipreffion que les maximes de la fageife,& que l’effet d’une Tragedie eft tout-a-fait independant de celui du denoue¬ ment! VtUT-ON favoir shl eft fur qu’en montrant les fuites funeites des paffions immoderees, la Trage¬ die apprenne a s’en garantir ? Que Ton confulte Texperi'ence. Ces fuites funeftes font reprefentees iris fortement dans Zaire ; il en coute la vie aux deux Amans, & il en coute bien plus que la vie a Orofmane: puifqu’ilnefe donne la wort que pouf fe deliyrer du plus cruel fentiment qui puilfe en- trer dans un cocur humain , le remord d’avoir poi- gnarde fa maitrefle. Veil a done affurement des le¬ mons tres-energiques. Jeferois curieuxdetrouver quelqu’nn, homme ou fonme, qui s’ofat vanter d etre forti d’une reprefentation de Zaire, bien premuni contre l’amour. Pour moi, je crois en¬ tendre chaque Spedateur dire en foil coeur ala fin de la Tragedie : Ah ! qu’on me donne une Zaire, )e ferai bien enforte de nelapastuer. Si les fem¬ mes u’ont pu fe laffer de courir en foule a cette Piece snchantereiTe &d’y faire courir les hommes, A M. d’A l i m b z r t. )e ne dirai point que c’eft pour s’encourager par 1’exemple de l’heroine a n’imiter pas un facrince qul Kti reuflit fi mal; mais c’eft parce que,de tou- tes les Tragedies qui font au Theatre, nulle autre ne montre avec plus dc charrnes le pouvoir de t’a- mour & I’empire de la beau re , & qu’on y apprend encore pour furcroit de profit a ne pas juger fa Maitrelie fur les apparencss. Qu’Orofmane im- mole Zaire a fa jaloullO, une femme fenfible y voit 'fans effroi le tranfport de la paffion: car c’eft im moindre malheurde perir par la main de fon amant» que d’en ecre mediocrement aimee. * Qu’on nous peignel’amour comme on voudra; il feduit, ou ce n’eft pas lui. S’il eft mal peint, la Piece eft mauvaife; s’il eft bien peint, il offuf- que tout ce qui l’accompagne. Ses combats, fes tnaux , fes foutfrances le rendent plus touchant encore que s’il n’avoit nulle reftftance a vaincre. Loin que fes triftes effets rebutent, il n’en devient que plus intereflhnt par fes malheurs meme. On fe dit, malgre foi, qu’un fentiment ft deUcieux confole de tout. Une ft douce image amollit ifi- ■ fenfiblement le cceur •, on prend de la paffion'be qui mene au plaifir, on en lailfe ce qui tourmente. Perfonne ne fe croit oblige d’etre un heros, & c’eft ainli qu’admirant i’amour honnete on fe iivre i Pamour criminel. - -Ce qui ac'neve de rendre fes images dangete'u- fes, c’eft precifement ce qu’on fait poUr les rendre Igreables j c’eft qu’on ne le voit jamais regtier fur E 4 yz J. J. Rousseau Ja Scene qu’entre des ames honnetes , c’eft que les deux Amans font toujours des modeles de perfec¬ tion. Et comment ne s’interefferoit-on pas pour une pafiion ii feduifante , entre deux coeurs dont le cara&ere eft deja li interelfant par lui-meme ? Je donte que, dans toutes nos Pieces dramatiques, on entrouveune feule ou l’amour rnutuel n’ait pas lafaveur duSpe&ateur. Si quelque infortune brii- le d’un feu non partage , on en fait le rebut du parterre. On croit faire merveilles de rendre ufl amant eftimable ou haiflabie, felon qu’il eft bien ou mal accueilli dans fcs amours j de faire tou¬ jours approuver au public les fentimens de fa mai- tr.elfe , & de donner a la tendrelfe tout i’interet de la \-ertu. Au-lieu qu’il faudroit apprendre aux jeuncs gens a fe defier des illufions de l’amour, a fuir l’erreur. d’un penchant aveugle qui croit tou¬ jours fe fonder fur I’eftime, & a craindre quelque- fois de livrer un coeur vertueux a un objet indigne de fes foins. Je ne fache gueres que le Mifantro- pe ou le heros de fa Piece ait fait un mauvais choix.. Rendre le Mifantrope araoureux n’etoit rien ;le coup de genie eft de l’avoir fait amoureux d’une coquette. Tout le refte du Theatre eft un trefor de femmes parfaites. On diroit qu’elles s’y font toutes refugiees. Eft-ce-la l’image fidele de la Societe ? Eft ce ainfi qu’on nous rend fufpecle uue paftlon qui perd tant de gens bien ties ? It s’cn faut peu qu’on ne nous faife eroire qu’un honuete homrne eft oblige, d’etre amoureux, & A M. d’A l e m. b e r t. qu’ane a mante ainree ne fauroit n’etre pas ver- tueufe. Nous voila fort bien inftruits ! Encore une fois, je n’entreprends point de ju- ger fi c’eft bien ou nial fait de fonder fur l’amour le principal interet du Theatre; mais je dis que , li fes peintures font quelquefois dangereufes, elks le feront toujours, quoi qu’on fade pour les de- guifer. Je dis que c’eft en parler de mauvaifefoi, ou fans le connoitre, de vouloir en rectifier les impreflions par d’autres imprellions etrangeres qui ne les accompagnent point jufqu’au coeur, ou que le cceur en a bien-tot feparcesj impreflions qui me me en deguifent les dangers, & donnent a ce fentiment trompeur un nouvel attrait par le- quel il perd ceux qui s’y livrent. Sorr qu’on deduife de la nature des.Spectacles, en general, les meilleures formes dont ils lont fuf- ceptibles; foit qu’on examine tout ce que leslu- mieres d’un fiecle : & d’un peuple eclaires ont fait pour lq perfection des notres ; je crois qu’on peut conclurre de ces confiderations diverfes que l’effet moral du Spectacle & des Theatres ne fauroit ja¬ mais etre bon ni falutaire en lui-meme: puifqu’a ire compter que leurs avantages, on n’y trouve aucune forte d’utilite reelie, fans inconveniens qui la furpaflent. Or par une fuite de fon inuti- lite nreme , le Theatre, qui ne peut rien pour cor- riger les moeurs, peut beaucoup pour les alterer. En favorifant tous nos penchans, il donne un nou¬ vel afcendant a ceux qui nous dominent; les con. E S 74 J. J- Rousseau tinuelles emotions qu’on y reffent nous enervenfj nous aff'oiblitfent, nous rendent plusincapables de reiifter a nos paffions ; & le fterile interet qu’on prend a la vertu lie fert qu’a contenter notre amour propre, fans nous contraindre a la prati- quer. Ceux de mes Compatriotes qui ne defap- prouvent pas les Spectacles eneux-memes, oiit done tort. Outre ces elfets du Theatre, relatifs aux cha¬ fes reprcfeittees, il en a d’autres non moins nccef- faires, qiii fe rapportent' directement a la Scene & aux perfonnages reprefentatis, & e’eft a ceux-la que les Genevois deja cites attribuent le gout de luxe, de parure, & de diffipation dont ils craignent avec raifon l’introdudtion parmi nous. Ce n’eft pas fed- lementla ffequentation des Comediens, mais cede du Theatre, qui peut amener ce gout par fon appa- reil & la parure des Adtburs. N’eut-il d autre efFefc que d’interrompre a certalnes, heures le cours des affaires’eiviles& domeftiques, & d’offrir une ref. fource allure e a l’oifivete, il n’eft pas poffible que la commodite d’after tous les jours reguiierement ati meme lieu s’oublier foi-nieme & s’oeeftper d’ob- jets etrangers, lie donne ail Citoyen d’autres habi¬ tudes & ue lui forme de nouvplles moeurs; mais ccs changemens feront ilsa'vantageux ou nuifibles i Celt une queftion qui depend moins de l’exameli du Spectacle quede celui des Spedtateurs. Il eft fur que ces changemens les ameneronttous a-peu-pres iiu meme point; e’eft done par 1’etat ou chacun etoit d’.iborcf, qu’il faut eftimer les differences. A M. d’A l e m b e r t. 7? Quand les amufemens font inditferens par leur nature, (& je veux bien pour un moment confi- derer les Spectacles comine tels) c’eft la nature des occupations qu’ils interrompent qui les fait juget tons ou mauvais; fur-tout lorfqu’ils font alfez vifs pour devenir des occupations eux-memes, & fub- ftituer leur gout a celui du travail. La raifon veut qu’on favorife les amufemens des gens dont les occupations font nuifibles, & qu’on detourne des memes amufemens ceux dont les occupations font utiles. Une autre confederation generate eft qu’ii n’eft pas bon de Differ a des hommes oififs & cor- rompus le choix de leurs'amufemens , depeur qu’ils ne les imaginent conformes a leurs inclina¬ tions vicieufes, f ne deviennent auifi malfaifani . j |F' dans leurs plaiiirs que dans leurs affaires. Mais laiflez un peuple limple & laborieux fe delaifer de fes travaux, quand & comme i! lui plait; jamais il n’eft a craindre qu’ii abufe de cette liberte, & l’on ne doit point fetourmenter a lui cherchec des divertiffemens agreables: car, comme ilfaus peu d’apprets aux mets que l’abftinence & la fairn aflaifonnent , il n’en faut pas , non plus, beau- coup aux plaifirs de gens epuifes de fatigue, pour qui le repos feul en eft un tres-doux. Dans une grande ville , pleine de gens intrigans, defocu- vres, fans religion , Ians principes , dont l’ima- gination depravee par l’oiiivete , la faineantife, par l’amour du plaifir & par de grands befoins, ij-’engendre que-des monftres & n’inljpirc que des J. J. Rousseau forfaits; dans une grande ville ou les moeurs Sc I’honneur ne font rien , parce que chacun, dero- Jbant aifement fa conduite aux yeux du public, ne fe inontre que par fon credit & n’eft eftime que par fes richeffes, la Police ne fauroit trop multi¬ plier les plaifirs permis , ni trop s’appliquer a les xendre agreables, pour 6ter aux particuliers la tentation d'en chercher de plus dangereux. Com- sne les empecher de s’occuper c’eft les empecher de mal faire, deux heures par jour derobees a I’adivite du vice fauvent la douzieme partie des crimes quife commettroient 5 &tout ce que les Spedlacles vusou a vair caufent d’entretiens dans les Caffes & autres refuges des faineans & fripons du pays , eft encore autant de gagne pour les pe- res de famille , foit fur l’honneur de leurs lilies ou de leurs femmes, foit fur leur bourfe ou fur celle de leurs fils. Mais dans les petites villes , dans les lieux moins peuples , oil les particuliers, toujours fous les yeux du public , font eenfeurs nes les uns des autres, & ou la Police a fur tous une infpecftion facile, il.faut fuivre desmaximes toutescontrai- res., S’il y a de l’induftrie, des arts , des manu- fadlures, on doit fegarder d’offrir des diftraclions relachantes a l’apre interet qui fait fes plaifirs de fes foins, & enrich it le Prince de l’avarice desfu- jets. Si le pays fans commerce nourrit les habi- tans dans 1 l’inaction, loin de fomenter en eux foifivetc a laquelle une vie fimple & facile ne les 'A M. d’A L l M B E R T.’ ■porte deja que trop , il faut la leur rendre infup- portablc en les contraignant, a force d’ennui, d’eniployer utilementun terns dont ils ne fauroient abufer. Jevois qu’a Paris, ou l’on juge de tout fur les apparences, parce qu’on n’a le loifir de rien examiner, on croit, a Pair de defceuvrement & de langueur dont frappent au premier coup d’oeilla plupart des villes de provinces , que les habitans , plonges dans une ftupide inaction, n’y font que vegeter , ou tracaifer & fe brouiller en- femble. Cell une erreur dont on reviendroit ai- fement ,(i l’on fongeoit que la plupart des gens de Lettres qui brill ent a Paris, la plupart des decou- vertes utiles & des inventions nouvelles y vien- nent de ces provinces Ci meprifees. Reftez quelque terns dans une petite ville, ou vous aurez cru d’abord ne trouver que des Automates : non feu- lement vous y verrez bientot des gens beaucoup plus fenfes que vos finges des grandes villes, mais vous manquerez rarement d’y decouvrir dansl’obf. Curite quelque homrae ingenieux qut vous fur- prendra par fes talens, par fes ouvrages, que vous furprendrez encore plus en les admirant, & qui, vous montrant des prodiges de travail, de patien¬ ce & d’induftrie, eroira ne vous montrer que des cbofes communes a Paris. Telle ell la fimplieite du vrai genie: il n’eft ni intrigant, ni adlif; il ignore le chemiii des honneurs & de la fortune, &ne fonge point a le chercher ; il ne fe compare a per- f©nne : toutes fes relfourees font en lui fed; in-’ ?g , Jf„ J. R o U S S E A V- fenfible aux outrages, & peu fenfible aux louatt- ges, s’il fe connoit, il nes’affigne point fa place & jouit de lui-meme fans s’apprecier. Dans une petite ville, on trouve , proportion gardee, moins d’aclivite, fans doute, que dans une capitale : parce que les paftions font moins vives & les befoins moins preflans ; mais plus d’efprits originaux, plus d’induftrie inventive, plus de ehofes vraiment neuves: parce qu’on y eft moins imitateur , qu’ayant peu de modeles , chacim tire plus de lui-meme, & met plus du lien dans tout ce qu’il fait: parce que l’efpritliumam, moins eten- du, moins noye parmi les opinions vulgaires, s'ela- fcore & fermente mieux dans la tranquille folitu- de : parce qu’en voyant moins, on imagine davan- tage : enfin , parce que, moins preffe du terns, on a plus le loilir d’etendre & digerer fes idees. Je me fouviens d’avoir vu dans ma jeuneffe aux environs de Neuchatel un fpc&acle alfez agreable & peut-etre unique fur la terre. Une montagne entiere couverte d’habitations dont chacune fait, le centre des terres qui en dependent; enforte que ces maifons, a diftances auffi egales que les fortu¬ nes des proprietaires, offrent a la fois aux norn- breux habitans de cette montagne lerecueillement de la retraite & les douceurs de la fociete. Ces heu- reux payfans, tous a leur aife,francs de tables, d’impots , de fubdelegues , de corvees, cultivent, avec tout le foin pollible , des biens dont le pro- duit eft pour eux, & emploient le loilir que cette A M. d'Aumb b p, t. 75 culture leur laiffe, a faire mille ouvrages de leurs- mains , & a mettre a profit le genie inventif que leur donne la Nature. L’hiver fur-tout, terns ou la hauteur des neiges leur ote une communication facile, chacun renferme bien chaudement, avec fa nombreufe famille, dans fa jolie & propre maifon de bois (a) qu’il a batie lui-meme,s’occupe de mille travaux amulans,qui chaflent l’ennui de fon afyle, & ajoutent a fon bien-etre. Jamais Menuifier, Serrurier, Vitrier, Tourneur de profeffion n’entra- dans le pays; tous le font pour eux-memes, au- cun ne fell pour autrui; dans la multitude de meu- bles commodes & meme elegans qui compofent leur menage & parent leur logement, on n’en voit pas un qui n’ait ete fait de la main du maitre. II leur refte encore du loilir pour inventer & faire mille inftrumens divers, d’acier, debois, de car¬ ton, qu’ils vendent aux etrangers, dont plufieurs meme parviennent jufqu’a Paris, entr’autres ces petites horloges de bois qu’on y voit depuis quel- ques annees. Ils en font aufli de fer, ils font (a) Je crois entendre un bel efprit de Paris fe recrier, pourvu qu’il ne life pas lui-menie , a cet cndroit comme ft bien d’autres, & demontrer dodement aux Dames, (car c’eft fur-tout aux Dames que ces Meffieurs demon- trent) qu’il eft impoilible qu’une maifon de bois (bit chau- de. Groffier menfonge ! Erreur de phyfique ! Ah , pau. vre Auteur! Quant a moi, je crois la demonftration fans replique. Tout ce que je fais, c’eft que les Suirfespaflent chaudernent leur hirer au milieu des neiges, dans des inaifons de bois, . $6 j. J. Rousseau meme des montres; &, ce qui paroit incroyableV chacun reunit a lui feul toutes les profefiions di- verfes dans lefquelles fe fubdivife l’horlogerie, & fait tous fes outils lui-meme. Ce n’eft pas tout j ils ont des livres utiles & font paflablement inftruits; ils raifonnent fenfe- lnent de toutes chofes, & de plufieurs avec efprit (b). Ils font des fyphons , des aimans, des lunet¬ tes , des pompes , des baronietres , des chambres noires ; leurs tapifferies font des multitudes d’inf- trumens de toute efpece j vous prendriez le poele d’unPayfan pourunattelier de mecanique & pour tin cabinet de phyfique experimentale. Toyt fa- vent un peu deiliner , peindre , chifFrer ; la plu- part iouent de la flute, plufieurs ont un peu de mufique & chantent jufte. Ces arts ne leur font point enfeignespar des maitres, mais leurpaflent, pour ainfi dire, par tradition. De ceux que j’ai vus favoir la mufique, l’un me difoit l’avoir appri- fe de fon pere, un autre de fa tante , un autre de fon coufin, quelques-uns croyoientfavoirtoujours fue. Un de leurs plus frequens amufemens eft de chanter avec leurs femmes & leurs enfans les pfau- mes a quatre parties j & Ton eft tout etonne d’en- tendre ( b ) Je puis citer en exemple un homme de merite , bien connu dans Paris , & plus d’une fois honors des fuf- frages de i’Academie des Sciences. C’eft M. Rivax , ce- lebre Valeifan. Je fais bien qu’il n’a pas beaucoup d’dgaux parmi fes compatriotes: mais enfin c’eft en tivant corrune $ux, qu’il apprit a les furpaffer. A M. d’A l e m b e r t. gi tendre fortir de ces cabanes champetres , l’harmo- nie forte &male de Goudimel, depuis fi long-tems •ubliee de nos favans Artiftes. Je ne pouvois non plus me laffer de parcouric ces eharmantes demeures, que les habitans de m’y temoigner la plus franche hofpitalite. Malheureu- fcment j’etois jeune: ma curiolite n’etoit que celle d’un enfant: & je fongeois plus a m’amufer qu’a m’inftruire. Depuis trente ans, le peu d’obferva- tions que je £s fe font eifacees de ma memoire. Je me fouviens feulementque j’admirois fang cede en ces hommes finguliers un melange etonnant de fi- neffe & de fimplicite qu’on croiroit prefque incom¬ patibles , & que jen’ai plus obferve nulle part. Du •refte, je n’ai rien retenu de leurs moeurs, de leur fociete, de leurs caraderes. Aujourd’hui que j’y porterois d’autres yeux, faut il ne revoir plus cet heureux pays ? Helas! il eft fur la route du mien! Apres cette legere idee, fuppofons qu’au fom- met de la montagne dont je viens de parler, au centre des habitations , on etabliffe un Spedacle fixe & peu coivteux, fous pretexte, par exemple , d’oifrir une honnete recreation a des gens conti- nuellement occupes, & en etat defupporter cette petite depenfe; fuppofons encore qu’ils prennent du gout pour ce meme Spedacle ; & cherchons ce qui doit refulter de fon etabli demerit. Je vois d’abord que, leurs travaux ceflant d'e¬ tre leurs amufemens, auflitot qu’ils en auront un autre, celui-ci les degoutera des premiers; le 2ele Tome III. F 82 J. J. R o i i $ t a e ne fournira plus tant de loifir, ni les merries lit* Ventions. D’ailleurs, il y aura chaque jour un terns reel de perdu pour ceux qui aififteront au Spectacle; & Ton ne fe remet pas a l’ouvrage, l’ef- prit rempli de ce qu’on vient de voir: on en parle» ou l’on y fonge. Par confequent, relachement de travail: premier prejudice. Quelque peu qu’on paie a la porte , on pai® enfin > c’eft toujours une depenfe qu’on ne faifois pas. II en coute pour foi, pour fa femme, pour fes enfans, quand on les y mene, & il les y faut niener quelquefois. De plus, un Ouvrier ne va point dans une aflemblee fe montrer en habit de travail: il faut prendre plus fouvent fes habits des Dimanches, changer de linge plus fouvent; fe pondrer, fe rafer; tout cela coute du terns & de l’argent. Augmentation de depenfe : deuxieme prejudice. Un travail moins affidu & une depenfe plus for¬ te exigent un dedommagement. On le trouvera fur le prix des ouvrages qu’on fera force de ren- cherir. Plufieurs marchands , rebutes de cette augmentation, quitteront les Montagnons (c), & fe pourvoiront chez les autres Suilfes leurs voi- lins, qui, fans etre moins induftrieux, n’auront point de Spectacles , & n’augmenteront point leurs prix. Diminution de debit: troifieme pre¬ judice. (c) C’eft le nom qu’on donne dans le pays aux l»bi* iaus de cette montagne. A M. d’A L t M B E K T.’ 8) Jl)AlKs les mauvais terns, les chemins ne font pas pratieables; & comme il faudra toujours, dans ces tems-la , que la troupe vive, elle n’interrom- pra pas fes reprefentations. On ne pourra done eviter de rendre le Spedacle abordable cn tout terns. L’hiver, il faudra faire des chemins dans la neige, peut-etre les paver 5 & Dieu veuille qu’on n’y mette pas des lanternes. Voila des de- penfes publiques 5 par confequent des contribu- dons de la part des particuliers. Etablilfement d’imp6ts: quatrieme prejudice. Les femmes des Montagnons allant, d’abord. pour voir , & enfuite pour etre vues, voudront fetre parees 3 elles voudront l’etre avec diftindiom La femme de Mi le Chatelain ne voudra pas fe montrer au Spedacle* mife comme eelle du mai- tre d’ecole 3 la femme du maitre d’ecole s’efForcera de fe mettre comme celld du Chatelain. De la nai- trabientot une emulation de parure qui ruinera les maris , les gagnera peut- etre , & qui trouvera fans ceffe mille nouveaux moyens d’eluder les loix fomptuaires. Introdudion du luxe*, cin- quieme prejudice. Tout le refte eft facile & concevoir. Sans met-’ tre en ligne de compte les autres inconveniens 3 dont j’ai parle, ou dont je parlerai dans la fuites fans avoir egard a l’efpece du Spedacle & a fes effets moraux, je m’en tiens uniquement a ce qui regarde le travail & le gain, & je crois montrer par une confluence evidence, comment un pen-' F % 84 J. J. R o v s s e a v pie aife, mais qui doit fon bien-etre a fon hiduf- trie, changeant larealite contre l’apparcnce, fe ruine a l’inftant qu’il veut briller. Au refte, il ne faut point fe recrier contre 1* chimere de ma fuppofition je ne la donne qua pour telle, & ne veux que rendre fenfibles du plu$ au moins fes fuites inevitables. Otez quelques cir- conftances, vous retrouverez ailleurs d’autres Montagnons j & mutatis mutandis, Pexemple a foa application. Ainsi quand ilferoitvrai que les Spe&acles ne font pas mauvais en eux-metnes, on auroit toujours a chercher s’ils ne le deviendroient point a l’egard du peuple auquel on les deftine. En cer¬ tains lieux, ils feront utiles pour dttirer les Gran¬ gers ; pour augmenter la circulation des efpeces; pour exciter les Artiftes j pour varier les modes; pour occuper les gens trop riches ou afpirant a Petre ; pour les rendre moins malfaifans; pour diftraire le peuple de fes miferes; pour lui fairs oublier fes chefs en voyant fes bakdins; pour maintenir & perfectionner le gout quand Phonne- tete eft perdue; pour couvrir d’un vernis de prece¬ des la laideur du vice; pour empeeher, en un mot, que les mauvaifes moeurs ne degenerent en brigan¬ dage. En d’autres lieux, ilsneferviroientqu’ade- truire l’amour du travail ,• a decouragerl’induftrie} a ruiner les particuliers; a leur infpirer le gout de i’oifivete; a leur faire chercher les moyens de fub- yCfter fans rien faire } a rendre un peuple inactif fe A M. d’A l I M B I R T. Sf lache *, a Pempecher de voir les objets publics & particuliers dont il doit s’occuper; a tourner la fa- geffe en ridicule ; a fubftituer un jargon de Thea¬ tre a la pratique des vertus; a mettre toute la mo¬ rale en metaphylique; a traveftir les citoyens en beaux-elprits, les meres de famille en Petites- Maitrefles , & les filles en amoureufes de Come- die. L’effet general fera le meme fur tous les hommes; mais les hommes ainfi changes con- viendront plus ou moins a leur pays. En devenant egaux, les mauvais gagneront, les bons perdront encore davantage; tous contraderont un caradere de molefle, un efprit d’inadioii, qui otera aux uns de grandes vertus, & prefervera les autres de me- diter de grands crimes. De ces nouvelles reflexions i! refulte une con¬ fluence diredement contraire a celle que je tirois des premieres; favoir, que quand le peuple eft corrompu, les Spedacles lui font bons, & mauvais quand il eft bon lui-meme. II fembleroit done que ces deux effets contraries devroient s’entredetruire & les Spectacles refter indifferens a tous; mais il y a cette difference, que l’effet qui renforce le bien & le mal, etant tire de l’efprit des Pieces, eft fujet corame elles a mille modifications qui le re- duifent prelque a rien; au lieu que celui qui chan¬ ge le bien en mal & le mal en bien, refultant de l’exiftence meme du Spedacle , eft un effet eonf- tant, reel, qui revient tous les jours & doitl’em*. porter a la fin, F 3 84 J. j. R o tr s s E a tf Que feroit-il arrive dans la fuite? A mefure quff la Cour d’honneur auroit acquis de Pautorite fur 1’opinion du peuple, par la fageffe & le poids de fcs decisions, elle feroit devenue peu-a-peu plus fe- vere , jufqu’a-ce queles occafions legitimes fe re- duifant tout-a-fait a rien, le point d’honneur eu£ change de principes, & que les duels fuflent entie- rementabolis. On n’a pas eu tous ces embarras at la verite, mais auffi l’on a fait un etabliifement inutile. Si les duels aujourd’hui font plus rares , ce n’eft pas qu’ils foient meprifes ni punis; c’eft parce queles mceurs out change (e) : & la preuve que ce changement vient de caufes toutes dilferen- tes auxquelles legouvernement n’a point de part* la preuve que Fopinion publique n’a nullement change fur ce point, c’eft qu’apres tant de foins mal entendus , tout Gentilhomme qui ne tire pas raifon d’un affront, 1’epee a la main, n’eft pas moins deshonore qu’auparavant. (e) Autrefois les hommes prenoient querelle au caba¬ ret ; on les a degoutes de ce plaifir groffier en leur faf- fant bon marche des autres. Autrefois ils s’egorgeoient pour une maitreffe; en vivant plus familierement avec les femmes , ils ont trouve que ce n’etoit pas la peine de fe battre pour elles. L’ivreffe & l’amour 6tes , il refte peu d’importans fujets de difpute. Dans le monde on ne fe bat plus que pour le jeu. Les Militaires ne fe batrent plus que pour des palfe-droits , ou pour n’e~ tie pas forces de quitter le fervice. Dans ce fiecle eclai- re chacun fait calculer, a un ecu pres 3 ce que valent ion honneur & fa vie. A M. d’A l i M B fi r t; Une quatrieme confequence de l’objet du mema etablilfement, eft que, nul homme ne pouvant vi- vre civileraent fans honneur,tous les etats ou Ton porte une epee, depuis le Prince jufqu’au Soldat, & tous les etats meme ou l’on n’en porte point doivent relfortir a cette Cour d’honneur j les uns, pour rendre compte de leur conduite & de leurs adlions ; les autres, de leurs difcours & de leurs maxim es: tous egalement fujets a etre honores ou fietris felon la conformite ou foppofition de leur vie ou de leurs fentimens aux principes de l’hon- neur etablis dans la Nation, & reformes infenfible- ment par le Tribunal, fur ceux de la juftice & de la raifon. Borner cette competence aux nobles & aux militaires, c’eft couper les rejettons & lailfer la racine : car Ci le point d’honneur fait agir la NobleiTe, il fait parler le peuple; les uns ne fe battent que parce que les autres les jugent, & pour changer les adlions dont Peftime publique eft l’objet, il faut auparavant changer les jugemens qu’on en porte. ]e fuis convaincu qu’on ne vien- dra jamais a bout d’operer ces changemens fans y faire intervenir les femmes memes, de qui depend en grande partie la maniere de penferdeshommes, D E ce principe il fuit encore , que le tribunal doit etre plus ou moins redoute dans les diverfeg conditions,a proportion qu’elles ont plus ou moins d’honneur a perdre , felon les idees vulgaires qu’il faut tou jours prendre ici pour regies. Si 1’etablif. fetneat eft bien fait, les Glands & les Princes doi- $6 J. J. RousseA^ vent trembler au feul nom de la Cour d’honneuf II auroit fallu qu’en l’inftituant on y eut porte tous les demeles perfonnels, exiftans alors entreles pre¬ miers du Royaume $ que le Tribunal les eut juges definitivement autant qu’ilspouvoient l’etre par les feules loix de rhonneur; que ces jugemens euf- fent ete feveres ; qu’il y eut eu des ceffions de pas & de rang, perfonnelles & independantes du droit des places, des interdi&ions du port des armes ou de paroitre devant la face du Prince, ou d’autres punitions femblables,nulles par elles-memes, grie¬ ves par l’opinion, jufqu’a l’infamie inclufivement, qu’on auroit pu regarder comme la peine capitals decernee par la Cour d’honneur; que toutes ces peines euflent eu, par le concours de Pautorite fu- preme,les memes elfets qu’a naturellementle juge- ment public,quand la force n’annulle point fes de- cifions; que le tribunal n’eut point ftatue fur des bagatelles, mais qu’il n’eut jamais rien fait a demi j que le Roi meme y eut ete cite, quand il jetta fa canne par la fenetre , de peur, dit-il, de frappet lin Gentilhomme (f) ; qu’il eut comparu en accufe avee fa partie; qu’il eut ete juge folemnellement, condamne a faire reparation au Gentilhomme, pour l’affront indirect qu’il lui avoit fait; & que 1® Tribunal lui eut en meme terns decerne un prix d’honneur, pour la moderation du Monarque dans la colere. Ce prix, qui devoit stre un figne tres- iimple, if) M. de Lauzun. Voila , felon moi, des soups ete canne bien nableiaent appliques. $g J. J. Rousseau main; qu’un affront eft toujours bien repare par un coup d’epee, & qu’on n’a jamais tort avec un homme, pourvu qu’on le tue. II y a , je l’avoue , une autre forte d’alfaire ou la gentillefle fe mele a la cruaute , & ou Ton ne tue les gens que par hafard } c’eft celle ou l’on fe bat au premier fang. Au premier lang ! Grand Dieu ! Et qu’en veux- tu faire de ce fang, Bete feroce ? Le veux - tu boi- re ? Le moyen de fonger a ces horreurs Ians emo¬ tion '{ Tels font les prejuges que les Rois de Fran¬ ce , armes de toute la force publique, ont vaine- ment attaques. L’opinion, reine du monde, n’tft point foumife au pouvoir des Rois; ils font eux- memes fes premiers efclaves. Je finis cette longue digreilion, qui malheureu- fement ne fera pas la derniere ; & de cet exam¬ ple, trop brtilantpeut-etre, parva licet componere magnis je reviens a des applications plus fimples. TJn des infaillibles effets d’un Theatre etabli dans une aufli petite ville que la notre, fera de chan¬ ger nos maximes, ou , fi Ton veut, nos prejuges & nos opinions publiques; ce qui changera ne- ceflairement nos mccurs contre d’autres, meilleu- res ou pires, je n’en dis rien encore,rnais furemenfe moins convenables a notre conftitution.Je deman- de, Monlieur , par quelles loix efficaces vous re- medierez a cela ? Si le gouvernement peut beau- coup fur les moeurs , c’eft feulement par foil infti- tution primitive : quand une fois il les a deternii- nees , non feulement il n’a plus le pouvoir de les A M. ©’ALEMBERT. 9j? changer, amoins qu’ilne change,ilamemebien de la peine 3 les maintenir contre les accidens in¬ evitables quiles attaquent, & contre'la pente na- turelle qui les altere. Les opinions publiques, qooique it difficiles d gouverner, font pourtant par elles-memes tres-mobiles & changeantes. Le hafard, mille caufes fortuites, mille circonftances imprevues font ce que la force & la raifon ne fau- roient faire ; ou pin tot , c’eft precifement parce que le hafard les dirige , que la force 11’y peut rien : comae les dez qui partent de la main, quel- que impullion qu’on leur donne, n’en amenenC pas plus aifement le point qu’on defire. Tout ce que la fageife bumaine peut faire, eft de prevenir les changemens, d’arreter de loin tout ce qui les amene ; mais fi-tot qu’on les fonftre & qu’011 les autorife, on eft rarement maitre de leurs effets , & l’on ne peut jamais fe repondre de l’etre. Comment done previendrons - nous ceux done nous aurons volontaireraent introduit la caufe ? A l’imitation de l’etabiitfement dont je viens dfe parler , nous propoferez;v.ous d’inftituer des Cen- feurs? Nous en avons deja (g) ; & fi toute la for¬ ce de ce tribunal fuffit a peine pour nous mainte¬ nir tels que nous fommes; quand nous aurons •ajoute une nouvelle inclinaifon a la pente des moeurs , que fera-t-il pour arreter ce progres f II eft clair qu’il n’y pourra plus fuftire* La premiers (g) Le Con-Moire., & la Chambre de la Reforms, Gz TOO J. J. R. O U S SE A % ' marque de foil impuilTance a prevenir les abus de la Comedie, fera de la laifler etablir. Car il eft aife de prevoir que ces deux etabliffemens ne fauroient fublifter long-tems enfemble, & que la Comedie tournera les Cenfeurs en ridicule, ou que les Cenfeurs feront chalfer les Comediens. Mails il ne s’agit pas feulement ici de finfuf- fifance des loix pour reprimer de mauvaifes moeurs , en laiflant fublifter leur caufe. On trou- vera, je le prevois , que , l’efprit rempli des abus qu’engendrenecelfairementleTheatre, & del’im- poffibilite generate de prevenir ces abus , je ne re¬ ponds pas alfez prccifement a l’expedient propofe , qui eft d’avoir des Comediens honnetes - gens, c’eft-a-dire , de les rendre tels. Au fond cette dif. cuffion particuliere n’eft plus fort necelfaire : tout ce que j’ai dit jufqu’ici des eifets de la Comedie , etarit independent des moeurs des Comediens, n’en auroit pas moins lieu , quand ils auroient bleu profite des lecons que vous nous exhortez i leur donner, & qu’ils deviendroient par nos foins autant de modeles de vertu. Cependant par egard au fentiment de ceux de mes compatriotes qui ne voient d’autre danger dans la Comedie que le mauvais exeniple des Comediens , je veux bien rechercher encore, fi, meme dans leur fuppofi- tion, cet expedient eft praticable avec quelque efpoir de fucces, & s’il doit fuffirepour les tran- quillifer. En commencant par obferver les faits avant dq A M. d’A l e m b t it t. ior faifonuer fur les caufes , je vois en general qua l’etat de Comedien eft un etat de licence & de mauvaifes moeurs ; que les hommes y font livres au defordre; que les femmes y menent une vie fcandaleufe.j que les uns & fes autres , avares & prodigues tout a la fois , toujours accables de dct- tes & toujours verfant l’argent a pleines mains, font auffi peu retenus fur leurs diflipations ; que peu fcrupuleux furies moyens d’ypourvoir. Je vois encore que, par tout pays, leur profeflion eft deshonorante, que ceux qui l’exercent excommu- nies ou non, font par-tout meprifes (h), & qu’a Paris meme, ou ils out plus de consideration & une meilleure conduite que par-tout ailleurs , un Bourgeois craindroit de frequenter ces memes Co¬ mediens qu’on voit tous les jours a la table des Grands. Une troilieme obfervation , non moins importante, eft que ce dedam eft plus fort par- tout ou les moeurs font plus pures, & qu’il y a des pays d’innocence & de ftmplicite oule metier des Comediens eft prefque enhorreur. Voila des faits inconteftables. Vous me direz qu’il n’en refulte que des prejuges. J’en couviens: mais ces prejuges, (ih) Si les Anglois c^t inhume la celebre Oldfield a cote de leurs Rois, dfc n’etoit pas fon metier, mais fon talent qu’ils Vouloient honorer. Chez .cux les grands, ta- lens annobliffent dans les moindres etats ; les petits avilif. fent dans les plus iiluftres. Et quant a la profeffion des Comediens , les mauvais & les mcdiocres font meprifes a ■LondreSj autant ouplus que par-tout ailleurs. G 3 102 J. J. Rousseau etant univerfels, il faut leur chercher une caufe imiverfelle, & je ne vois pas qu’on la puifle trou- ver ailleurs que dans la profelllon meme a laquel- le lls fe rapportent. A cela vous repondez que les Comediens ne fe rendent meprifables que parce qu’on les meprife j mais pourquoi les eut-on me- prifes s’ils li’euflent ete meprifables? Pourquoi penferoit-on plus mal de leur etat que des autres , s’il n’avoit rienquil'endiftinguat? Voila ce qu’il faudroit examiner, peut - etre avant de les jufti- fier aux depens du public. Je pourrois imputer ces prejuges aux declama¬ tions des Pretres, fi je ne les trouvois etablis chez lesRomains avant la naiifance du Chriftianifme, & , non feulement courans vaguement dans l’ef- prit du peuple, mais autorifes par des loix expref. fes qui dec'aroient les Adeurs infames , leur otoient le titre & les droits de Citoyens Romains, & mettoient les Adrices au rang des proftituees. Ici toute autre raifon manque, hors celle qui fe tire de la nature de la chofe. Les pretres payens & les devots , plus favorables que contraires a des Spedacles qui faifoient partie des jeux confacres a la Religion (i) , n’avoient aucun interet a les decrier, & ne les decrioient ^aas en elfet. Ce- ( i ) Tite - Live dit que les jeux fceniques furent intro- duits a Rome l’an 590 a 1 ’occafiori d’une pefte qu’il s’agiffoit d’y faire cefler. Aujourd’hui l’on fermeroit les Theatres pour le meme fujet, & fure'ment cela feioit plus raifcnnable. A M. d’A l e m b e r t. 103 pendant, on pouvoit des-lors fe recrier., comm® vous faites , fur l’inconlequence de deshonorer des gens qu’on protege, qu’011 paie , qu’on pen- fionne; ce qui, a vrai dire, ne me paroit pas ft etrange qu’a vous : car il eft a propos quelquefois que l’Etat encourage & protege des profeftions deshonorantes, mais utiles, fans queceux qui les exercent en doivent etre plus confideres pourcela. J’ai lu quelque part que ces fletrilfures etoient moins impofecs a de vrais Comediens qu’a des Hiftrions & Farceurs qui fouilloient leurs jeux d’indecence & d’o’bfcenites ; mais cette diftindtion eft infoutenable : 'car les mots de Comedien & d’Hiftrion etoient parfaitement iynonimes , Sc n’avoientd'autre difference, ftnon que fun etoit Grec & l’autre Etrufque. Ciceron, dans le iivre de l’Orateur, appelle Hiftrions les deux plus grands A&eurs qu’ait jamais eus Rome, Efope & Rofcius: Dans fon plaidoyc pour ce dernier, il plaint un ft honnete homriie d’exercer un metier ft peu hon- nete. Loin de diftinguer entre les Comediens, Hiftrions & Farceurs , ni entre les Acteurs des Tragedies & ceux des Comedies , la loi couvre in- diftineftensent du meme opprobre tous ceux qui montent fur le Theatre : Quifquis in Scenampro- dierit , ait Prat or, infamis ejl. 11 eft vrai, feu le¬ nient , que cet opprobre tomboit moins fur la re- prefentation meme, que fur l’etat oul’onenfai- foit metier : puifque la Jeuneffe de Rome repre- fentoic publiquement, a la fin des grandes Pieces a, G 4 104 J. J. Rousseau les Attelanes ou Exodes, fans deshonneur. A cela pres, on voit dans mille endroits que tous les Co- mediens indifferemment etoient efclaves, & trai- tes corame tels , quand le public n’etoit pas con¬ tent d’eux. Je ne fache qu’un feul Peuple qui n’ait pas eu la-delfus les maxinies de tous les autres , ce font les Grecs. II eft certain qUe , chez eux , la profef- lion du Theatre etoit ft peu deshonnete que iaGre- ce fournit des exemples d’Adteurs charges de cer- taines fonctions publiques, foit dans l’Etat, loit en Ambalfades. Mais on pourroit trouver aifement les raifons de cette exception. i“. La Tragedie * ayant ete inventee chez les Grecs , aulli bien que la Comedie , ils ne pouvoient jetter d’avance une impreflion de mepris fur un etat dont on ne con- noiftbit pas encore les effets ; & quand on com- nienca de les connoitre, l’opinion publique avoit deja pris foil pli. 2°. Comnie la Tragedie avoit quelque chofe de facre dans fon origine , d’abord fes Afteurs furent plutot regardes comrae des Pre- tres que comme des Baladins. 3°. Tous les fujets des Pieces n’etant tires que des antiquites natio- nales dont les Grecs etoient idolatres, ils voyoient dans ces mernes A&eurs , moins des gens qui jouoient des fables, que des Citoyens inftruits qui reprefentoient aux yeux de leurs compatriotes Phiftoire de leur pays. 4“. Ce Peuple, enthoufiafte de faliberte , jufqu’a croire que le's Grecs etoient les feulshomines librespar nature, fe rappclloit arce un vif fentiment de plaiiij fes anciens maf A M. d’A l e m b 'E r- t. Tof heurs Seles crimes de fesMaitres. Ces grands ta¬ bleaux l’inftruifoient fans ceffe, & il ne pouvoit fe defendre d’un peu de refpeCt pour les organes de eette inftruCtion. 5°. La Tragedie n’etant d’abord jouee que par des hommes, on ne voyoit point, fur leur Theatre, ce melange fcandaleux d’hom- mes & de femmes,qui fait des notres autant d’eco- les de mauvaifes moeurs. 6°. Enfin leurs Specta¬ cles n’avoient lien de la mefquinerie de ceux d’au- jourd’hui. Leurs Theatres n’etoient point eleves par l’interet & par l’avarice; ils n’etoient point ren- fermes dans d’oblcures prifons ; leufs ACteurs n’a¬ voient pas befoin de mettre a contribution les Spectateurs , ni de compter du coin de 1’oeil les gens qu’ils voyoient paifer la porte, pour etre furs de leur fouper. Ces grands & fuperbes Spectacles, donnes fous le Ciel, a la face de toute une nation , n’offroient de toutes parts que des combats, des viCtoires, des prix, des ob]ets capables d’infpirer aux Grecs une ardente emulation , & d’ectiauffer leurs emurs de fentimens d’honneur & de gloire. C’eft au milieu de cet impofant appareil, fi propre a elever & re- niuer fame , que les ACteurs, animes du merne ze- le, partageoient, felon leurs talens, les honneurs rendus aux rainqueurs des Jeux, fouvent aux pre¬ miers hommes de la nation. Je ne fuis pas furpris que, loin de les avilir , leur metier, exercede cet- te maniere, leur donnat cette fierte de courage & ce noble definterelfement qui fembloit quelqusfois G f ioS J. J. Rousseau elever PA&eur a fon perfonnage. Avec tout cela , jamais la Grece , excepte Sparte, ne fut citee en exemple de bonnes nioeurs ; & Sparte, qui ne fouffroit point de Theatre , n’avoit garde d’ho- norer ceux quis’y montrent. Revenons aux Romains, qui, loin de fuivre a cet egard Fexemple des Grecs , en donnerent un tout contraire. Quand leurs loix declaroient les Comediens infames , etoit- ce dans le de/Tein d’en deshonorer la profeffion ? Quelle eut ete i'utilite d’une difpofition li cruelle ? Elies ne la dcshono- roient point, elles rendoient feulement authend- que le deshonneur qui en eft infeparable : car ja¬ mais les bonnes loix ne changent la nature des chofes, elles ne font que la fuivre, & celles-la feu- les font obfervees. 11 ne s’agit done pas de crier d’abord contre les prejuges; mais de favoir pre- mierement fi ce ne font que des prejuges; ft la pro¬ feffion de Comedien n’eft point, en effet, desho- norante en elle-meme : car , fi par malheur elle l’eft, nous aurons beau ftatuer qu’elle ne l’eft pas, au lieu de la rehabiliter, nous ne ferons que nous avilir nous-memes, Qu’est-ce que le talent du Comedien? L’art de fe contrefaire, derevetir un autre caraderequele ften , de paroitre different de ce qu’on eft , de fe paffionuer de fang-froid, de dire autre chofe que ce qu’on penfe , auffi naturellement que fi on le penfoit reellement, & d’oublier en£n fa propre place a force de prendre celle d’autrui. Qu’elTce que la profeffion du Comedien ? Un metier par le- A. M. d’A l e m b e r t. 107 quel il fe donne en representation pour de l’argent, fe {burner a rignominie & aux affronts qu’011 achette le droit de lui faire, & met publiquement fa perfonne en vente. J’adjure tout homme fince- re de dire s’il ne fent pas au fond de fon ame qu'il y a dans ce trade de foi - meme quelque chofe de fervile & de bas. Vous autres philofophes , qui vous pretendez fi fort au deffus des prejuges, ne mourtiez- vous pas tous dehonte, li , lachement traveftis en Rois, il vous falloit alier faire aux yeux du public un r 6 le different du votre & ex- pofer vos Majeftes aux huees de la populace? Quel eft done au fond l’efprit que le Comedien re- quit de fonetat? Un melange de baffeffe , de fauf- fete, de ridicule orgueil, & d’indigne aviliife- ment , qui le rend propre a toutes fortes de per- fonnages, hors le plus noble de tous, celui d’hom- nie , qu’il abandonne. Je fais que le jeu du Comedien n’eft pas celui d’un fourbe qui veut en impofer , qu’il ne pretend pas qu’onle prenne en effet pour la perfonne qu’il reprefente , ni qu’on le croie affetffe des paftions qu’il imite, & qu’en donnant cette imitation pour ce qu’elle eft, il la rend tout-a fait innocente. Auffi ne l’accufe-je pas d’etre ‘precifement un trompeur, mais de cultiver pour tout metier le talent de tromper les homrnes, & de s’exercer a des habitu¬ des qui,ne pouvant streinnocentes qu’an Theatre, ne fervent par-tout ailleurs qu’a mal faire. Ces hommes ft bien pares , li bien exerces au ton de la gajanterie & aux accens dela pailion, n’abuferont- io8 J. J. Rousseau 1 ils jamais de cet art pour feduire de jeunes per- fonnes ? Ces valets filoux, fi fubtils de la langue & de la main fur la Scene, dans les befoins d’un metier plus difpendieux que lucratif, n’auront-ils jamais de diftra&ions utiles ? Ne pren Iront - ils jamais la bourfe d’un fils prodigue ou d’un pere avare pour celle de Iiandre ou d’Argan ? Par-tout la tentationdemalfaire augmente avecla facilite ; & il faut que les Comediens foient plus vertueux que les autres hommes , s’ils ne font pas plus corrompus. L’Orateur , le Predicateur, pourra-t-on me dire encore , paient de leur perfonne ainfi quele Cornedien. La difference eft tres-grande. Qiiand 1’Orateur fe montre, c’eft pour parler & non pour fe donner en fpe&acle : il ne reprefente que lui- meme, il ne fait que fon propre rdle , ne parle qu’en fonprepre nom ; ne dit ou ne doit dire que ce qu’il penfe ; l’homme & le perfonnage etant le merae etre , il eft a fa place; il eft dans le cas de tout autre Citoyen quiremplit lesfonftions de fon etat. Mais an Cornedien fur la Scene,etalant d’au- tres fentimens que les fiens,ne difant que ce qu’on lui fait dire, reprefentant fouvent un etre chime- rique , s’aneantit, pour ainfi dire* s’annulle avec fon heros ; & dans cet oubli de l’homme , s’il en refte quelque chofe , c’eft pour etre le jouet des Spedlateurs. Que dirai-je de ceux qui femblent avoir peur de valoir trop par eux-memes, & fe degradent jufqu’a reprefenter des perfonnages auxquels il feroieiit bien * faches de relfembler ? A M. d’A i e m b e k t*. io e’eft ainfi qu’elle couvre leur fommeil des ombres de la nuit, afin que durant ce terns de te- nebres ils foient moins expofes aux attaques les uns des autres ; e’eft ainft qu’elle fait chercher a tout animal fouffrant la retraite & les lieux de- ferts, afin qu’il fouffire & meure en paix, hors des atteintes qu’il ne peut plus repoufler. A l’egard de la pudeur du fexe en particulier, quelle arme plus douce eut pu dosner cette me- me Nature a celui qu’elle deftinoit a fe defendre ? Les defirs font egaux ! Qu’eft-ce a dire ? Ya-t-il de part & d’autre memes facultes de les fatisfaire 'i Que deviendroit l’efpece humaine , fi l’ordrs de l’attaque & de la defenfe etoit change ? L’aflaillanc choifiroit au hafard des terns oil la vicloire feroit impoftible ; l’affailli feroit laifle en paix , quand il auroit befoin de fe rendre, & pourfuivi fans rela- che, quand il feroit trop foible pour fuecomber j enfin le pouvoir & la volonte toujours en difcorde ne laiflant jamais partager les defirs 5 1’amour ne feroit plus le foutien de la Nature, il en feroit le deftru&eur & le fleau. Si les deux fexes avoient egalement fait & requ. les avances , la vaine importunite n’eiit point ete fauvee j des feux toujours languiflans dans une en- nuyeufe liberte ne fe fulfent jamais irrites, le plus Tome III, H U4 J. J. Rousseau doux de tous les fentimens eut a peine effleure 1® coeur humain, & fon objet eut ete mal rempli. L’obftacle apparent qui femble eloigner cet objet, eft au fond ce qui le rapproche. Les defirs voiles par la honte n’en deviennent queplus feduifans j en les genant la pudeur les enflamme: fes crain- tes, fes detours, fes referves, fes timides aveux, fa tendre & naive finelfe, difent mieux ce qu’elle croit taire que la paffion ne l’eut dit fans elle : c’eft elle qui donne du prix auxfaveurs & de la dou¬ ceur aux refus. Le veritable amour poffede en ef- fetce que la feule pudeur lui difpute j ce melange de foiblelfe & de modeftie le rend plus touchanfc & plus tendre; moins il obtient, plus la valeur de ce qu’il obtient en augmente, & c’eft ainfi qu’il jouit a la fois de fes privations & de fes plaifirs. Pourquoi, difent-Hs, ce qui n’eft pas honteux a l’homme, le feroit-il a la femme ? Pourquoi fun des fexes fe feroit-il un crime de ce que l’autre fe croit permis? Comme fi les confluences etoient les mernes des deux cotes! Comme fi tous les auf- teres devoirs de la femme ne derivoient pas der cela feul qu’un enfant doit avoir un pere. Quand ces importantes confiderations nous manque- roient, nous aurions toujours la meme reponfe a faire & toujours elle feroit fans replique. Ainfi l’a voulu la Nature, c’eft un crime d’etouifer fa voix. L’homme peut etre audacieux, telle eft fa deftina- tion ( m) : il faut bien que quelqu’un fe declare* (m) Diftinguons cette audace de l’infolence & de la Jlrutalite; car rien nepart de fentimens plus oppofes, & A M. d’A t e ji b ! r tl iif Mais toute femme fans pudeur eft coupable, & depravee; parce qu’elle foule aux pieds un fenti- rnent naturel a fon fexe. n’a d’effets plus contraires. Je fuppofe l’amour innocent '& libre, ne recevant de Ioix que de lui-meme; c’eft k lui feul qu’il appartient de prefider a fes mifteres, & de Former 1’union des perfonries, ainfi que celle des cceurs. Qu’an homme infulte a la pudeur du fexe , & attente avec violence aux charmes d’un jeune objet qui ne fent rien pour lui; fa groflierete n’eft point paffionnee, elle eft toutrageante ; elle annonce une ame fans mceurs , fans delicateffe , incapable a la fois d’amour & d’honnetete. Le plus grand prix des plaifirs eft dans le cc£ur qui les donne: un veritable amant ne trotiveroit que douleur, irage ^ & defefpoir dans la pofleffion meme de ce qu’il aime , s’il croyoit n’en point etre aime. Vouloir contenter infolemment fes defirs fans l’aveu de celle qui les fait naitre , eft 1’audaee d’un Satyre; celle d’un homme eft de favoir les temoigner fans deplaire , de les rendre intereffans , de faire enforte qu’on les partage , d’affervir les fentimens avant d’attaquer la per- fonne. Ce n’eft pas encdre affez d’etre aime, les defirs partages ne donnent pas feuls le droit de les fatisfaire ; il faut de plus le confentement de la volonte. Le coeur accorde en vain ce que la vblonte refufe. L’honnete homme & l’amant s’en abftient, meme qtiand il pour- foit 1’obtenir. Arracher ce confentement tacite, s’eft ufer de toute la violence permife en amour. Le lire dans les yeux, le voir dans les manieres malgre le refus de la bouche, e’eft l’art de celui qui fait aimer; s’il acheve alors d’etre heureux, il n’eft point brutal, il eft honnete ; il n’outrage point la pudeur, il la refi pecte , il la fert; il lui laiffe l’honneur de defends encore ce qu’elle eut peut-etrt abandonne. H % J. J. R 6 B ! S I A # Commeut peut-on difputer la verity de cefen- timent? Toute la terre n’en rendit-ellepas l’ecla- tant temoignage, la feule comparaifon des fexes fuffiroit pour la conftater. N’eft-ce pas la Nature qui pare les jeunes perfonnes de ces traits fi doux qu’un peu de honte rend plus touchans encore ? N’eft-ce pas elle qui met dans leurs yeux ce re¬ gard timide & tendre auquel on refifte avec tant de peine ? N’eft-ce pas elle qui donne a leur teint plus d’eclat, & a leur peau plus de fineffe, afin qu’une modefte rougeur s’y laifle mieux apperce- voir? N’eft-ce pas elle qui les rend craintives afin qu’elles fuyent, & foibles afin qu’elles cedent ? A quoi bon leur donner un cceur plus fenfible a la pitie, moins de vitelle a la courfe, un corps moins robufte, une ftature moins haute, des mufcles plus delicats, II elle ne les eiit deftinees a fe laifler vaincre? AlTujetties aux incommodites de la grot fefle , & aux douleurs de l’enfantement, ce fur- croit de travail exigeoit-il une diminution de for¬ ces ? Mais pour les reduire a cet etat penible, il les falloit alTez fortes pour ne fuccomber qu’a leur volonte, & aflez foibles pour avoir toujoiirs un pretexte de fe rendre. Voila precifement le point ou les a placees la Nature. Passons du raifonnement a l’experience. Si la pudeur etoit un prejuge de la Societe & de l’edu- cation, ce fentiment devroit augmenter dans les lieux ou 1’education eft plus foignee, & ou Pon .nifjne inceflamment fur les loix fociales; ii devroit & M. d'A L 1 » n n t. II? Itre plus foible par-tout ou Von eft refte plus pres de l’etat primitif. C’eft tout le contraire («). Dans nos montagnes les femmes font timides & modef- tes, un mot les fait rougir, elles n’ofent lever les yeux fur les hommes & gardent le lilence devant eux. Dans les grandes Villes la pudeur eft ignoble & bade •, c’eft la feule chofe dont une femme bien elevee auroit honte; & l’honneur d’avoir fait rougir un honnetg-homme n’appartient qu’aux femmes du meilleur air. L’argument tire de l’exemple des betes ne conclud point, & n’eft pas vrai. L’homme n’eft point un chien ni un loup. II ne faut qu’etablir dans fon efpece les premiers rapports de la Societe pour donner a fes fentimens une nioralite toujours inconnue aux betes. Les animaux out un cceur & des paftxons; mais la fain te image de 1’honnete & du beau n’entra jamais que dans le coeur de l’homme. Malgre' cela, ou a-t-on pris que l’inftinu j’ecris ceei, j’ai fous les yeux un exemple qui le confirme. Deux jeunes pigeons, dans l’heu- reux terns de leurs premieres Amours , m’oifrent un tableau bien different de laVote brutalite que leur pretent nos pretendus (ages. La blanche go- lombe va fuivant pas a pas fon bien-aime, & prend chaffe elle-meme auffi-t6t qu’il fe retourne. Refte- t-il dans l’inadion ? De legers cpups de bee le re- veillent; s’il fe retire, on le pourfuit; s’il fe de¬ fend , un petit vol de fix pas 1’attire encore j l’in- nocence de la Nature menage les agacerics & la molle refiftance, avec un art qu’auroit a peine la plus habile coquette. Non , la folatre Gala tee ne faifoit pas mieux, & Virgile eut pu tirer d’un co- lombier l’une de fes plus charmantes images. Qtf and on pourroit nier qu’un fentiment par- ticulier de pudeur fut naturel aux femmes, err feroit-il mains vrai que, dans la Soeiete , leur partage doit etre une vie domeftique & retiree a fc qu’on doit les el ever dans des principes qui s’y rapportent? Si la timidite, la pudeur, la modef- tie qui leur font propres font des inventions fo- piales, il importe a la Soeiete que les femmes ac- yuierent ces qualites j il importe de les cuitivw \ M. D’h t M ! E R T. 119 en elles, & toute femme qui les dedaigne offenfe les bonnes moeurs. Y a-t-ilau monde un fpedta- cle auffi. toucbant, aufli refpectable que celui d’une mere de famille entouree de fes enfans, reglant les travaux de fes domeftiques, proeu- rant a fon mari une vie heureufe, &gouvernant fagement la maifon ? C’eft la qu’elle fe montre dans toute la dignite d’une honnete femme; c’eft la qu’elle impofe vraiment du tefped;, & que la beaute partage avec honneur les hommages ren- dus a la vertu, Une maifon dont la maitrefle eft abfente eft un corps fans ame qui bientot tombe en corruption ; une femme hors de fa maifon perd fon plus grand luftre, & depouillee de fes vrais ornemens, elle fe montre avec indecence. Si elle a un mari, que cherche-t- elle parmi les hommes ? Si elle 11’en a pas, comment s’expofe-t-elle a re- buter, par un maintien peu modefte, celui qui feroit tente de le devenir ? Qitoi qu’elle puiffe faire, on fent qu’elle n’eft pas a fa place en public, & fa beaute meme , qui plait fans intereffer , n’eft qu’un tort de plus que le coeur lui reproche. Que cette impreffion nous vienrfc de la nature ou de l’education , elle eft commune a tous les peuples du monde j par-tout on conlidere les femmes a proportion de leur modeftie; par-tout on eft con- vaincu qu’en negligeant les manieres de leur fexe, elles en negligent les devoirs ; par-tout on voit qu’alors tournant en effronterie la male & ferme aifurance de I’liomme, elles s’avililfent par cette H4 320 J. J. Rousseau odieufe imitation , & deshonorent a la fbis leur fexe & le notre. Je fais qu’il regne en quelques pays des coutu- mes contraires ; mais voyez aufli quelles moeurs. elles ont fait naitre ! Je ’ne voudrois pas d’autre exemple pour confirmer mes maximes. Applt- quons aux moeurs des femmes ce que j’ai dit ci-, devant de l''honneur qu’on leur porte, Chez tous les anciens peuples polices elles vivoient tres- xenfermees ; elles fe montroient rarement en public; jamais avec des hommes, elles ne fe pro- menoient point avec eux; elles n’avoient point la meilleure plaeeau Spectacle , elles ne s’y met- toient point en niontre (o); il ne leur etoit pas meme permis d’alfifter a tous, & Ton fait qu’il y avoit peine de rnort contre celles qui oferoient fe montrer aux Jeux Olympiques. Dans la maifon, elles avoient un appartemenfc partigulier ou les hommes n’entroient point. Quand leurs maris donnoient a manger , elles fe prefencoient rarement a table ; les honnetes fem¬ mes en fortoient avantlafin du repas, & les au- tres n’y paroiifoient fioint au commencement. II 11’y avoit aucune alfemblee commune pour les deux {exes; ils ne palfoient point la journee en- (g) Au Theatre d’Athenes, les femmes occupoienfe line Galerie haute appellee Ccrcis , peu commode pour voir & pour etr? vues; mais il paroit par l’aventure de Valerie & de Sylia, qu’au Cirque de Rome eUeS ctoieuc meiees av?c les hommes^ A M. d’A mm r t. uf femble. Ce foin de ne pas fe raffaGcr les uns des autres faifoit qu’on s’en tevoyoit avec plus de plaifir ; il eft fur qu’en general la paix do- meftique etoit mieux affermie, & qu’il regnoifc plus d’union entre les epoux (p) qu’il n’en regne aujourd’hui. Tels etoient les ufages des Perfes, des Gcecs, des Romains , & meme des Egyptiens, malgre les mauvaifes plaifanteries d’Herodote qui fe re- futent d’elles memes. Si quelquefois les femmes fortoient des bornes de cette modeftie, le cri pu¬ blic montroit que c’etoit une exception, Que n’a- t-on pas dit de la liberte duSexe a Sparte? On peut comprendre auffi par la Lifijlrata d’Arifto- phane, combien 1’impudence des Atheniennes etoit choquante aux yeux des Grees; & dans Rome deja corrompue, avec quel fcandale ne vit- on point encore les Dames Romanies fe prefenter au Tribunal des Triumvirs ? Tout eft change. Depuis que des foules de barbares , trainant avec eux leurs femmes dans leurs armees , eurent inonde l’Europe; la licence des camps , joints a la froideur naturelle des eli- mats feptentrionaux , qui rend la referve moins necelfaire, introduifit une autre maniere de vivre que favoriferent les livres de chevalerie, ou les (p) On en pourroit attribuer la caufe a la facilite du divorce ; mais les Grecs en faifoient peu d’ufage , & Ro¬ me fubfifta cinq cens ans avant que perfonne s’y prcva- iut de la lai qui le permetcoiu Vf S2l J, j. ROTJSSEAtf belles Dames paffoient leur vie a fe faire enlever par ties hommes, en tout bien & en tout hon- neur. Comme ces livres etoient les ecoles de ga- lanterie du terns , les idees de liberte qu’ils infpi- rent s’introduilirent, fur-tout dans les Cours & les grandes villes, ou 1’on fe pique davantage de politelfe; par le progres menie de cette politeffe s elle dut enfin degenerer en grollie'rete. C’eftainfi que la modeftie naturelle au fexe eft peu-a-peu difparue, & que les moeurs des vivandieres f® font tranfmifes aux femmes de qualite. Mais voulez-vous favoir combien ces ufages , contraires aux idees naturelles, font choquans pour qui n’en a pas l’habitude? Jugez-en par la, furprife & l’embarras des Etrangers & Provin- ciaux a Pafpecft de ces manieres ft nouvelles pour eux. Get embarras fait 1’eloge des femmes de leurs pays, & ft eft a croire que celles qui le caufent eq feroient moins fieres, Ci la fource leur en etoit tnieux connue, Ce n’eft point qu’elles en impo- fent, c’eft plutot qu’elles font rougir , & que la pudeur chaffee par la femme de fes difcours & de fon maintien, fe rcfugie dans le coeur de l’homme, Revenant maintenant a nos Comediennes, je demande comment un etat dont l’unique objet eft de fe montrer au public , &, qui pis eft , de fe montrer pour de l’argent, conviendroit a d’hon- netes femmes, & pourroit compatir en elles avec la modeftie & les bonnes moeurs ? A-t-on befoin pieme de difputer fur les differences morales des A M. B’A tEpiK T. 123 Texes , pour fentir combien il eft difficile que celle qui fe met a prix en reprefentation ne s’y mette bientot en perfonne, & ne fe laifle jamais tenter de fatisfaire des defirs qu’elle prend tant de foin d’exciter? Quoi! malgre mille timides precau¬ tions, une femme honnete & fage, expofee au moindre danger, a biei de la peine encore a fe conferver un cceur a Fepreuve; & ces jeunes per- fonnes audacieufes, fans autre education qu’un fyfteme de coquetterie &des r©les amoureux, dans une parure tres-peu modefte (q) , fans cede en- tourees d’une jeuneife ardente & temeraire, au milieu des douces voix d? 1’amour & du plaifir, refifteront a leur age, a leur coeur, aux objets qui les environnent, aux difcours qu’on leur tient, aux occafions toujours renaifiantes, & a Tor au- quel el les font d’avancei demi-vendues ! II fau- droit nous croire une fimplicite d’enfant pour vouloir nous en impofer a ce point. Le vice a beau fe cacher dans l’obfcurite , fan empreinte eft fur les fronts caupables : l’audace d’une femme eft le figne allure dp fa hpnte ; c’eft pour avoir trop a rougir qu’elle ne rough plus 3 & fi quelquefois la pudeur furvita la chaftete, que doit-on pen- fer de la chaftete, quand la pudeur meme eft eteinte ? (q) Que fera-ce en leur filppofant la beaute' qu’on a raifon d’exiger d’ellfs ? Vqyez les Entretiens fur Fils Future^ * 124 . J- J- Rotjssea t Supposons , fi l’on veut, qu’il y ait eu quel- ques exceptions i fuppofons Qu'il en foit jufqu'a trois que ton pourroit nommer. Je veux bien croire la-delfus ce que je n’ai jamais ni vu ni oiu dire. Appellerons-nous un metier hon- nete celui qui fait d’une honnete femme un prodi- ge, & qui nous porte a meprifer celles qui l’exer- cent, a moins de compter fur un miracle conti¬ nue!.';' L’immodeftie tient G bien a leur etat, & elles le fentent fi bien elles-memes, qu’il n’y en a pas une qui ne fe crut ridicule de feindre au moins de prendre pour elle Aes difcours de fagelfe & d’honneur qu’elle debite au public, Depeur que ces maximes feveres ne fiflent un progres nuifible a fon interet, l’Adlrice eft toujours la premiere a parodier fon role & a detruire fon propre ouvrage, Ellequitte, en atteignant la coulifle, la morale du Theatre aufli bien que fa dignite, & ft l’on prend des leqons de vertu fur la Scene, on les va bien vite oublier dans les foyers. Apre's ce que j’ai dit ci-devant, jen’ai pas be- foin, je crois, d’expliquer encore comment le defordre des Adrices entraine celui des A&eurs j fur-tout dans un metier qui les force a vivre en- tr’eux dans la plus grande familiarite. Je n’ai pas befoin de montrer comment d’un etat deshonorant nailfent des fentimens deshonnetes, ni comment les vices divifent ceux que l’interet comraun de- yroit reimir. Jene m’etendrai pas fur mille fujets A M. d'A L!M B E H T. Ijf de difcorde & de querelles, que la diftribution des roles , le partage de la recette, le choix des Pie¬ ces , la jaloufle des applaudiffemens doivent ex¬ citer fans cede, principalement entre les Actrices, fans parler des intrigues de galanterie. 11 eft plus inutile encore que j’expofe les eifets que l’affocia- tion du luxe & de la mifere, inevitable entre ees gens-la, doit naturellement produire. J’en ai deja trop dit pour vous & pour les hommes raifonna- bles ; je n’en dirois jamais aifez pour les gens pre- venus qui ne veulent pas voir ce que laraifon leur montre, mais feulement ce qui convient a leurs paffions ou a leurs prejuges. Si tout cela tient a la profeffion du Comedien , que ferons-nous, Mon/ieur, pour prevenir des ef- fets inevitables ? Pour moi, je ne vois qu’un feul moyen ; c’eft d’oter la caufe. Quand les maux de Phomme lui viennent de fa nature ou d’une manie- re de vivre qu’il ne peut changer , les Medecins les previennent-ils? Defendre au Comedien d’etre vicieux, c’eft; defendre a l’homme d’etre malade. S’ensuit-il dela qu’il faille meprifer tous les Comediens ? II s’enfuit, au contraire, qu’un Co- medien qui a de la modeftie, des mceurs, de l’hon- lietete eft, com me vous l’avez tres-bien die, dou- blement eftimablej puifqu’il montre par la que l’a- mour de la vertu l’emporteen lui fur les paffions de l’homme, & fur l’afcendant de fa profeffion. Le feul tort qu’on lui peut imputer eft de l’avoir em- braiice j mais trop fouvent un ecart dejeuneifs 12i J. j. R. ® U S S E A ¥ decide du fort de la vie, & quand on fe lent tili vrai talent, qui peut refifter & fon attrait ? LeS grands Acteurs portent avec eux leur excufej ce font les mauvais qu’il faut meprifer. Si j’ai refte li long-tems dans les termes de la propolition generale, ce n’eft pas que je n’eufTe eu plus d’avantage encore a l’appliquer precifement ai la Ville de Geneve; raais la repugnance demettre mes Concitoyens fur la Scene m’a fait differer au- tant que je 1’ai pu de parler de nous. II y faut pourtant venir ala fin, & je n’aurois rempli qu’im- parfaitement ma tache, fi je ne cherchois, fur no- tre lituation particuliere, ee qui refultera de l’e- tablilfement d’un Theatre dans notre ville, au cas que votre avis & vos faifons determinent le gou- Vernement a Ty foulfrin Je me bornerai a des ef- fets li fenlibles qu’ils ne puiifent etre conteftes de perfonne qui connoifle un peu notre conftitution. Geneve eft riche 5 il eft vrai; mais, quoi- qu’on n’y voie point ees enormes difproportions de fortune qui appauvriffent tout uri pays pour enrichir quelques habitans &fement la mifere au- tour de l’opulence, il eft certain que, li quelques Genevois poiledent d’alfez grands biens, plufieurs vivent dans une difette alfez dure, & que l’aifance du plus grand nombre vient d’un travail aflidu d’economie & de moderation, plut6t que d’une richelfe politive. Il y a bien des villes plus pau- vres que la notre, ou le bourgeois peut donner Jbeaucoup plus a fes plailirs, parce que le territoirtf A M. d’A xembh tV 127 iiui le nourrit ne s’epuife pas, & que fon tems n’etant d’aucun prix, il peutle perdre fans preju¬ dice, II n’en.va pas ainG parmi nous , qui, fans terres pour fubGfter, n’avons tous que notre in- duftrie. Le peuple Genevois ne fe foutient qu’a force de travail, & n’a le neceffaire qu’autant qu’ii fe refufe tout fuperflu: c’eft une des raifons de nos loix fomptuaires. II me fernble que ce qui doit d’abord frapper tout Etranger entrant dans Gene¬ ve c’clt fair de vie & d’adivite qu’ii y voit regner. Tout s’occupe, tout eft en mouvement, tout s’em- preffe a fon travail & a fes affaires. Je ne crois pas que nulle autre aiifli petite ville au monde offre un pareil fpedacle. Vilitez le quartier St» Gervais : toute 1’horlogerie de 1’Europe y parole raffemblee. Parcourez le Molard & les rues baf- fes , un appareil de commerce en grand, des mon- ceaux de ballots, de tonneaux confu!ement jettes, une odeur d’lnde & de droguerie vous font ima- giner un port de mer. Aux Paquis, aux Eaux- vives, le bruit & l’afped des fabriques d’iradienne & de toile peinte femblent vous tranfporter a Zu¬ rich. La ville fe multiplie en quelque forte par les travaux qui s’y font, & j’ai vu des gens, fur ce premier coup-d’oeil, en eftimer le peuple a cent mille ames. Les bras , l’emploi du tems, la vigilance , l’auftere parcimonie; voiia les tre- fors du Genevois, voiia avec quoi nous attendons un amufement de gens oiftfs, qui, nous 6cant a la j. J. RouhaK fois le terns & l’argent, doublera reellement notrs perte. Geneve ne contient pas vlngt quatre mille ames , vous en convenez. Je vois que Lyon bien plus riche a proportion , & du raoins cinq ou fix fois plus peuple entretient exadement un Theatre, & que, quand ce Theatre eftun Opera, ia ville n’y fauroit fuffire. Je vois que Paris, la Capitale de la France & le gouffre des richeifes de ce grand Royaume, en entretient trois aflez mediocrenrent, & un quatrieme en certains terns de Fannee. Sup- pofons ce quatrieme (r) permanent. Je vois que, dans plus de fix cens mille habitans, ce rendez¬ vous de l’opulence & de l’oifivete fournit a peine journellement au Spedacle mille ou douze cens Spedateurs, tout compenfe. Dans le refte du Royaume , je vois Bordeaux, Rouen, grands ports de mer ; je vois Lille, Strasbourg, grandes villes de guerre, pleines d’Officiers oififs qui paffent leur vie a attendre qu’il foit midi & huit heures , avoir un Theatre de Comedie: encore faut - il des taxes involontaires pour le foutenir. Mais com- Cr) Si je ne compte point le Concert Spirituel, e’eft qn’au lieu d’etre un Spectacle ajoute aux autres , il n’en eft que le fupplement. Je ne compte pas, non plus, les petits Spectacles de la Foire; mais auffi je la compte toute l’annee, au lieu qu’elle ne dure pas fix mois. En recherchant, par comparaifon, s^il eft poflible qu’une troupe fubfifte a Geneve , je fuppofe par-tout dei tap- ports plus favorables a l’afSrmative. que ne le donnenf Jes fairs connus. A M. d’A l e m b e r t. 129 combien d’autres villes incomparablement plus gravities que la notre, combien de fieges de Parle- nvens & de Cours fouverairres ne peuvent entrete- nir une Comedie a demeure '( Pour juger fi nous fornmes en etatde mieux faire, prenons un terme de coraparaifon bien con- mv, tel, par exemple, que la ville de Paris. Je dis done que , fi plus de fix cents rnille habitans ne fournident journellement & l’un dans l’autre aux Theatre de Paris que douze cents Spedateurs , moins de vingt quatre milie habitans n’en fourni- ront certainemens pas plus de quarante-huit a Ge¬ neve. Encore faut - il detruire les gratis de ce nornbre , & fuppofer qu’il n’y a pas proportionnel- lement moins de defeeuvres a Geneve qu’a Paris ; ^uppofition qui me paroit infoutenable. Or fi les Comediens Franqois , penfionnes du Roi, & proprietaires de leur Theatre, ont bien do la peine a fe foutenir a Paris avec une affemblee de trois cents Spedateurs par reprefentation (0 je demande comment les Comediens de Geneve fe foutiendront avec une affemblee de quarante-huit Spedateurs pour toute reffource? Vous me direz (s) Ceux qui ne vont aux Spectacles que les beaux jours ou l’affemblee eft nombreufe , trouveront cette ef- tlmation trop foible; mais ceux qui pendant dixansles auront fuivis, comme moi, bons & mauvais jours, la trouveront furement trop forte. S’il faut done diminuer le nombre journalier de 500 Spedateurs a Paris , il faut diminuer proportionnellement celui de 48 a Geneve; c« qui 'renforte mes objections, Torus III. I I JO J. J. Rousseav qu’on vit a meilleur compte a Geneve qu’a Paris. Oui, mais les billets d’entree couteront aulli moins a proportion : & puis , la depenfe de la table n’eft rien pour des Comediens. Ce font les habits , c’eft; la parure quileur coute; il faudra faire venir tout cela de Paris, ou dreiTer des Ouvriers mal adroits. C’eft dans les lieux oil toutes ces chofes font com¬ munes qu’on les fait a meilleur marche. Vous di- rez encore qu’onles aifujettira a nos loix fomptuai- res. Mais c’eft en vain qu’on voudroit porter la reforme fur le Theatre> jamais Clsopatre & Xer- ces ne gouteront notre firaplicite. L’etat des Co¬ mediens etant de paroitre , c’eft leur oter le gout de leur metier de les en empecher, & je doute que jamais bon Acfteur confente a fe faire Quakre. Enfin, 1 ’on peut m’objeder que la Troupe de Ge¬ neve, etant bien moins nombreufe que celle de Paris, pourra fubfifter a bien moindres frais. D’ac- cord : mais cctte difference fera-t-elle en raifon de celle de 4S a 300 ? Ajoutez qu’une Troupe plus- nombreufe a auffi l’avantage de pouvoir jouer plus fouvent, au lieu que dans une petite Troupe ou les doubles manquent,tous ne fauroient jouer tous les jours; la maladie , l’abfence d’un feul Corne- dien fait manquer une reprefentation, & c’eft au- tant de perdu pour la recette. Le Genevois aime exceftivement la campagne: on en peut juger par la quantite de maifons repan- dues autour de la vilie. L’attrait de la chaffe & la beaute des environs entretiennent ce goutfalutaire« A M. d'A LilBIR T. 131 Les portes , fermees avantlanuit, otantla liberte de la promenade au dehors, & les maifons de cam- pagne etant (1 pres , fort peu de gens aifes cou- chent en ville durant l’ete. Chacun ayant paffe la journee a fes affaires, part le foir a portes ferman- tes, & va dans fa petite retraite refpirer l’air le plus pur, & jouir du plus charmant payfage qui foit fous le Ciel. II y a merae beaucoup de Citoyens & Bourgeois qui y refident toute l’annee, & n’ont point d’habitadon dans Geneve. Tout cele eft au- tant de perdu pour la Comedie, & pendant toute la belie faifon il ne reftera prefque pour Pentrete- nir, quedesgens qui n’y vont jamais. A Paris, c’eft toute autre chofe: on allie fort bien la Come¬ die avec la campagne; & tout l’ete 1’on ne voit a l’heure ou ft niffent les Spectacles, que carroffes lortir des portes. Quant aux gens qui couchent en ville , la liberte d’en fortir a toute heure les tenta moins que les incommodites qui Paccompagnenc ne les rebutent. On s’ennuie fi-tot des promena¬ des publiques, il faut aller chercher li loin la cam¬ pagne , Pair en eft ft empefii d’immondices & la vue ft peu attrayante, qu’on aime mieux after s’en- fermer au Spe&acle. Voila done encore une diffe¬ rence au defavantage de nos Comediens & uns nioitie de l’annee perdue pour eux. Penfez-vous, Monfieur, qu’ils trouveront aifement fur le refte a remplir un ft grand vuide ? Pour moi je ne vois aucun autre rernede a cela que de changer Pheure ou Ton ferme les portes, d’immoler notre furete^ I % 132 J- J- Rousseau nos plaifirs , & nous trouverons que I f 13? J- J. R ° t S S E A C les deux fexes doivent fe raflembler quelquefois , & vivre ordinairement fepares. Je l’ai dit tantot par rapport aux femmes , je le dis maintenant par rapport aux hommes. Ils fe fentent autant & plus qu’elles de leur trop intime commerce ; elles n’y perdent que deurs moeurs, & nous y perdons a la fois nos moeurs & notre conftitution : car ce fexe plus foible, hors d’etat de prendre notre maniere de vivre trop penible pour lui,nous force de pren¬ dre la fienne trop molle pour nous , & ne voulant plus foufffir de feparation.faute de pouvoir fe ren- dre hommes, les femmes nous rendent femmes. Cet inconvenient qui degrade l’horr>me,eft tres- grand par-tout; mais c’eft fur-tout dans les Etats comme le notre qu’il importe de le prevenir. Qu’un Monarque gouverne des hommes ou des femmes , cela lui doit etre aflez indifferent pourvu qu’il foit oblf; mais dans une Republique , i 1 faut des hommes (x). Les Anciens paifoient prefque leur vie en plein air, ou vacquant a leurs affaires, ou reglant celles C«) On me dira qu’il en faut aux Rois pout la guerre. Point du tout. Au lieu de trente mille hommes, ils n’ont, par example , qu’a lever cent mille femmes. Les femmes ne manquent pas de courage: elles preferent l’honneur a la vie ; quand elles fe battent, elles fe battent bien. L’in- convenient de leur fexe eft de ne pouvoir fupporter les fatigues de la guerre & 1’intemperie des faifons. Le fecret eft done d’en avoir toujours le triple de ce qu’il en faut pour fe battre, afin de facrifier les deux autres tiers aux maladies & a la mortalite. A M. D'iUMIIR T. igji de l’Etatfur la place publique, ou fe promenant a la campagne , dans des jardins, aubotd de la mer, a la pluie, au foleil, & prefque toujours tete nue =(y). A tout cela, point de femmes ; mais on fa- voit bien les trouver au befoin, & nous ne voyons point par leurs ecrits & par les echantillons de leurs converfations qui nous reftent, que l’efprit, ni le gout, ni l’amour meme , perdiflent rien a cette referve. Pour nous, nous avons pris des ma- nieres toutes contraires : lachement devoues aux volontes du fexe que nous devrions proteger & non fervir, nous avons appris a le meprifer en lui obeiffant , a l’outrager par nos foins railleurs; & chaque femme de Paris ralfemble dans fon appar- tement un ferrail d’hommes plus femmes qu’elle, qui favent rendrea la beaute toutes fortes d’hom- mages, hors celui du coeur dont elle eft digne. Mais voyez ces memes hommes toujours con- train ts dans ces prifons volontaires, fe lever , fe raifeoir , aller & venir fans ceffe a la cheminee , a la fenetre , prendre & pofer cent fois un ecran , feuilleter des livres , parcourir des tableaux, tour- ner, pirouetter par la chambre, tandis que l’idole, etendue fans mouvement dans fa chaife longue , (y) Apres la bataille gagnee par Cambife fur Pfamnie-. tique, on diftinguoit parmi les morts les Egyptiens qui avoient toujours la tete nue, a 1’extreme durete de leurs cranes : au lieu que les Perfes, toujours eoeffes de leurs grolTes thiares, avoieut les cranes fi tendres qu’on les brifoit fans efforts , Herodote lui - meme fut, long-tems apres, temoin de cette difference. J4o J. J. 'Rousseau n’a d’acftif que la langue & les yeux. D’ou viert£ cette difference, fi ce n’eft que la Nature qui im- pofe aux femmes cette vie fedentaire & cafaniere , en prefcrit aux hommes une toute oppofee, & que cette inquietude indique en eux un vraibefoin ? Si les Orientaux que la chaleur du climat fait affez tranfpirer, font peu d’exercice & ne fe pro- menent point, au moins ils vont s’affeoir en plein air & refpirer a leur aife j au lieu qu’ici les fem¬ mes ont grand foin d'etouffer leurs amis dans de bonnes chambres bien fermees. Si l’on compare la force des hommes anciens a celle des hommes d’aujourd’hui,on n’y trouveau- cuneefpece d’egalite. Nos exercices de l’Academie font des jeux d’enfansaupres de ceuxde l’ancienne Gymnaftique: on a quitte la paurne, comme trop fatigantej on nepeutplus voyagera cheval. Jene dis rien de nos troupes. On ne conqoit plus les marches des Armees Grecques &Romaines: le che- rain, le travail, le fardeau du Soldat Romain fati¬ gue feulement a le lire, & accable l’imagination. Le cheval n’etoit pas permis aux Officiers d infan- terie. Souvent les Generaux faifoient a pied les memes journees que leursTroupes.Jamais les deux Catons n’ont autrement voyage, ni feuls , ni avec leurs armees. Othon lui-meme, Peffemine Othon, marchoit arme de fer a la tete de la fienne , allant au devant de Vitellius. Qu’on trouve a prefent un feul homme de guerre capable d’en faire autant. Nous foir-mcs dechus en tout. Nos Peintres & nos A M. d’A lumber t." 141 Sculpteurs fe plaignent de ne plus trouver de mo- deles comparables a ceux defantiquite. Pourquoi cela? L’homme a-t-il degenere? L’efpece a-t-el- le une decrepitude phyfique, ainli que l’individu ? Au contraire: les Barbares du nord qui ont, pour ainfi dire, peuple l’Europe d’une nouvelle race , etoient plus grands & plus forts que les Romains qu’ils ont vaincus & fubjugues. Nous devrions done etreplus forts nous-memes qui, pour la plu- part, defeendons de ces nouveaux venus ; mais les premiers Romains vivoient en hommes(?),& trou- \oient dans leurs continuels exercices la vigueur que la Nature leur avoit refufee, au lieu que nous perdons la notre dans la vie indolente & lache ou nous reduit la dependance du Sexe. Si les Barbares dont je viens deparler vivoient avec les femmes , ils ne vivoient pas pour cela comme elles je’etoient elles qui avoient le courage de vivre comme eux*. ainG que faifoient auiii celles de Sparte. La femme fe rendoitrobufte, & l’homme ne s’enervoit pas. Si ce foinde contrarier la Nature ell nuiGble au corps, il fell encore plus a l'efprit. Imaginez quelle peut etre la trempe de l’ame d un homme unique- ( 2 ) Les Romains etoient les hommes les plus petits 1Sr les plus foibles de tous les peoples de 1 ’Italie;& cette diffe¬ rence etoit fi grande, dit Tite-Live, qu’elle s’appercevoit au premier coup-d’ceil dans les troupes des uns & des au- ties. Cependantl’exercice &la difeipline prevalurent tel. lement furl?. Nature, que les foibles firent ce quenepou- voient faire les forts, & les vainquirent. *42 J. J. RoussEAtr ment occupe de l’importante affaire d’amufer les femmes, & qui paffe fa vie entiere a faire pour el- les ce qu’elles devroient faire pour nous , quand epuifes de travaux dont elles font incapables, nos efprits ont befoin de delaffement. Livres a ces pue- riles habitudes a quoi pourrions nous jamais nous elever de grand ? Nos talens, nos ecrits fe fentent de nos frivoles occupations ( a) : agreables , fi Ton veut, mais petits & froids commenos fentimens, ils ont pour tout merite ce tour facile qu’on n’a pas grand peine a donuer a des riens. Ces foules d’ou- vrages ephemeres qui naiffent journellement n’e- tant faits que pour amufer des femmes, & n’ayant (a) Les femmes, en general, n’aiment aucun art, nc fe connoiflfent a aucun , & n’ont aucun genie. Elies peu- vent reuflir aux petits ouvrages qui ne demandent que de la legerete d’efprit , du gout, de la grace, quelquefois meme de la philofophie & du raifonnenient. Elks peuvent acquerir de la fcience , de l’erudition, des talens, & tout ce qui s’acquiert a force de travail. Mais ce feu celefte qui echauffe & embrafe l’ame, ce genie qui confume & de- vore , cette brulante eloquence , ces tranfports fublimes qui portent leurs ravilTemens jufqu’au fond des coeurs , manqueront toujoursaux ecrits des femmes : ils font tous froids & jolis comme elles; ils auront tant d’efprit que vous voudrez , jamais d’arne ; ils feroient cent fois plutot fenfes que paffionnes: elles ne faventni decrireni fentir l’amour meme. La feule Sapho, que je fache, & une autre, meriterent d’etre exceptees. Je parierois tout au monde que les Lettres Portugaifes ont ete ecrites par un homme. Or par-tout ou dominent les femmes, leur gout doit aulii dominer: & voila ce qui determine celuj. de nctre fiecle. A M. d’A Lmm Ti 143 ni force ni profondeur ,volent tous de la toilette au comptoir. Cell le moyen de recrire inceffamment les memes, & de les rendre toujours nouveaux. Oil m’en citera deux ou trois qui ferviront de¬ ceptions ; mats moi j’en citerai cent mille qui con- firmeront la regie. C’eft pour cela que la plupart des productions de notre age paiferont avec lui,& la pofterite croira qu’on fit bien peu de livres, dans ce meme fiecle ou l’on en fait tant. IL ne feroit pas difficile de montrer qu’au lieu de gagner a ces ufages , les femmes y perdent. On les flatte fans les aimer; on les fert fans les hono- rer; elles font entourees d’agreables , mais elles n’ont plus d’arrjans; & le pis eft que les premiers, fans avoir les fentimens des autres, n’en ufurpent pas moins tous les droits. La fociete des deux fe- xes, devenue trop commune & trop facile, a pro- duit ces deuxeffets; & c’eft ainli quel’efprit gene¬ ral de la galanterie etouffe a la fois le genie & l’a- jnour. Pour moi, j’ai peine a concevoir comment on rend affez peu d’honneur aux femmes, pour leur ofer adreffer fans cede ces Fades propos galaus, ces complimens infultans & moqueurs , auxqueis on ne daigne pas meme donner un air de bonne foi; les outrager par ces evidens menfonges, n’eft- ce pas leur declarer affez nettement qu’on ne trou- Ye aucune verite obligeame a leur dire '{ Que fa- mour fe fafle illuflon fur les qualites tie ce qu’on aims, cela n’arrive que trop fouventj mais eft-il 144 J. J- R O U S S E A ¥ queftion d’amour dans tout ce mauffade jargon ? Ceux memes qui s’en fervent, ne s’en fervent-ils pas egalement pour toutes les femmes, & ne fe- roient-ils pas au defefpoir qu’on les crut ferieufe- ment amoureux d’une feule ? Qu’ils ne s’en in- quiettent pas. II faudroit avoir d’etranges idees de l’amour pour les en croire capables, & rien n’eft plus eloigne de fon ton que celui de la galanterie. De la maniere que je conqois cette paffion terri¬ ble , fon trouble, fes egaremens, fes palpitations , fes tranfports,fes briilantes expreffions, fon filence plus energique, fes inexprimables regards que leur timidite rend temeraires & qui montrent les defirs par la crainte; il me femble qu’apres un langage auifi vehement, fi 1’amant venoit a dire une feule fois ,jevous aime, 1’amante indignee lui diroitfww* ne niaimez plus, & ne le reverroit de fa vie. Nos cercles confervent encoreparmi nous quel- que image des moeurs antiques. Les hommes entre eux,difpenfes de rabaifler leurs idees a la portee des femmes & d’habiller galammentla raifon, peuvent fe livrer a des difcours graves & ferieux fans crain¬ te du ridicule. On ofe parler de patrie & de vertu Ians palfer pour rabacheur , on ofe etre foi meme fans s’affervir aux maximes d’une caillette. Si le tour de la converfation devient moins poli, les rai- fons prennent plus de poids ; on ne fe paie point de plaifanterie,, ni de gentilleffe. On ne fe tire point d’affaire par de bons mots. On ne fe mena¬ ge point dans la difpute : chaeun , fe fentant atta- que A M. d’A mi i £ r t. I4f que de toutes les forces de Ton adverfaire, eft obli¬ ge d’employer toutes les fiennes pourfe defendre; c’eft ainfi que refprit acquiert de la juftetfe & de la vigueur. S’il fe mele a tout cela quelque pro- pos licentieux , il lie faut point trop s’en effarou- cher : les nioins grofliers ne font pas toujours les plus honnetes, & ce langage un peu ruftaut ell preferable encore a ce ftyle plus recherche, dans lequel les deux fexes fe feduifent mutuellement & ie familiarifent decemment avec le vice. La ma- niere de vivre , plus conforme aux inclinations de fhomrae, eft auffi mieux alfortie a foil temperam- ment. On ne refte point toute la journee etabii fur une chaife. On fe livre a des jeux d’exercice , on va , on yient, plufieurs cercles fe tiennent ala campagne, d’autres s’y rendent. On a des jardins pour la promenade, des cours fpacieufes pour s’ex- ercer, un grand lac pour nager, tout le pays ou- vert pour la chaife j & il ne faut pas croire que cette chaife fe faife aufli commodement qu’aux en¬ virons de Paris , ou l’on trouve le gibier fous fes pieds & ou l’on tire a cheval. Enfin ces honnetes & innocentes inftitutions raffemblent tout ce qui peut contribuer a former dans les memes hoinmes des amis, des citoyens , des foldats , & par confe- queat tout ce qui convient le mieux a un peuple libre. On accufe d’un defaut les focietes des femmes, c’cft de les rendre medifantes & fatyriques; & Ton peut bien comprendre, en eifct, que les anecdotes Tome 111K 14 & J. J. Rousseau d’une petite ville n’echappent pas a ces comiteg feminins; on penfe bien auffi que les maris abfens y font peu menages , & que toute femme jolie & fetee n’a pas beau jeu dans le cercle de fa voiGne. Mais peut-etre y a-t-il dans cette inconvenient plus de bien que de mal, & toujours eft - il incon- teftablement moindre que ceux dont il tient la place: car lequel vaut le mieux, qu’une femme dife avec fes amies du mal de fon mari, ou que, tete-a- tete avec un homme, elle lui en falfe, qu’ell© critique le defordre de fa voiGne, ou qu’elle l’imi- te? Quoique les Genevoifes difent alfez librement ce qu’elies favent & quelquefois ce qu’elles conjee- turent, elles ont une veritable horreur de la ca- lomnie, & Ton ne leur entendra jamais intenter eontre autrui des accufations qu’elles croient fauf. fes 5 tandis qu’en d’autres pays les femmes , egale- ment coupabies par le iilence & par leurs difeours* cachent de peur de reprelailles le mal qu’elles fa¬ vent , & publient par vengeance celui qu’elles ont invente. Combien de fcandales publics ne retient pas la crainte de ces feveres obfervatrices ? Elles font prefque dans notre ville la fonciion de Cenfeurs. C’eft ainG que dans les beaux terns de Rome, les Citoyens, furveillans les uns des autres , s’accu- foientpubliquementpar zelepourla juftice ; inais quand Rome fut corrompue, & qu’il nereftaplus rien a faire pour les bonnes tnoeurs que de eacher les mauvaifes, la haine des vices qui les demafejue en deviut un, ,Aux citoyens zeles fuccederent des A M. d’A lumber t. 143* Amateurs infames, & au lieu qu’autrefois les bona accufoientles medians, ils en furent accufes a leur tour, Grace au Ciel, nous fommes 1 out d’un ter- me ii funefte. Nous ne fommes point reduks a lions cacher a nos propres yeux , de peur de nous faire horreur. Pour moi, je n’en aurai pas meil- leure opinion des femmes, quand dies feront plus cjrconfpectes : on fe menagera da vantage, quand on aura plus de raifon de fe menager, & quand chacune aura befoin pour elle-meme de la difcre- tion dont elle donnera l’exemple aux autres. Qu’on ne s’allarme done point tant du caquee des focietes de femmes. Qu’elles medifent tant qu’elles voudront, pourvu qu’elles medifent en- tr’elies. Des femmes veritablement corrompues ne fauxoient fupporter long-terns cette maniere de vivre , & quelque there que leur put etre la me- difance, dies voudroient medire avec des hom¬ ines. Quoi qu’on m’aitpu dire a cet egard, je n’ai jamais vu aucune de ces focietes , fans un fecret mouvement d’eftime & de refpect pour celles qui la compofoient. Telle eft , me dilois - je , la defti- nation de la Nature, qui donne differens gouts aux deux fexes, a-fitl qu’ils vivent fepares & cha- cun a fa maniere (b). Ces aimables per formes ( b ) Ce principe , auquel tiennent routes bonnes mceurs , eft developpe d’une maniere plus claire & plus etendue dans un manuferit dont je fuis depofitaire & quer je me propofe de publier, s’il me refte affez de terns pour cela, quoique cette annonce ne foit guetes prqp'ie I lui concilicr d’avance la favour des Dames. K % ■348 J. J. R o V S S E A ¥ paifent ainft leurs jours, livrees aux occupations qui leur convienncnt , ou a des amufemens inno- cens & fimples , tres - propres a toucher un coeur honnete & a donner bonne opinion d’elles. Je ne fais ce qu’elles ont dit, mais elles ont vecu enfemble ; elles out pu parler des hommes , mais elles fe font paflees d’eux } & tandis qu’elles cri- tiquoient lifeverement la conduite des autres, au- moins la leur etoit irreprochable. Les cercles d’hommes ont auffi leurs inconve¬ niens , fans doute; quoi d’humain n’a pas les liens ? On joue, on boit, on s’enivre, on paife les nuits ; tout celapeut etre vrai, tout cela peut etre exagere. II y a partout melange de bien Sc de mal, mais a diverfes mefures. On abufe de tout: axiome trivial, fur lequel on ne doit ni tout rejetter ni tout admettre. La regie pour choifir eft fimple. Quand le bien furpalfe le mal, la chofe doit etre admife malgre fes inconveniensj quand le mal furpafle le bien , i! la faut rejetter meme avec fes avantages. Quand la chofe eft: bonne en elle-meme & n’eft mauvaife que dans fes abus , quand les abus peuvent etre prevenus fans beaucoup de peine, ou toleres fans grand prejudice , ils peuvent fervir de pretexte & noa de raifon pour abolir un ufage utile; mais ce qui eft mauvais en foi fera toujoiu's mauvais (c), quoi ( c ) Je parle dans 1 ’ordre moral; car dans l’ordre phy- fique il n’y a rieu d’abfolument mauvais.. Le tout eft- bien. A M. if A l e m b e r T. 14.4 qu’onfaffe pour en tirer unbon ufage. Telle eft la difference effentielle des cercles aux fpe&acles. Les citoyens d’un meme Etat , les habitans d’une meme ville ne font point des Anacboretes , ils ne fauroient vivre toujours feuls & fepares; quand ils le pourroient il ne faudroit pas les y contraindre. II n’y a que le plus farouche defpo- tifme qui s’allarme a la vuc de fept ou huit hom- mes affembles, craignant toujours que leurs entre- tiens ne roulent fur leurs miferes. Or detoutes les fortes de liaifons qui peuvent taffembler les particuiiers dans une ville corarae la notre , les cercles forment, fans contredit, la plus raifonnable, la plus honnete , & la moins dangereufe: parce qu’elle ne veut ni ne peut fe cacher, qu’elle eftpublique , permife, & que l’or- dre & la regie y regnent. II eft meme facile a demontrer que les abus qui peuvent en refulter naitroient egalement detoutes les autres,ou qu’el- les en produiroicnt de plus grands encore. Avant de fonger a detruire un ufage etabli, ont doit avoir bien pefe ceux qui s’introduiront a fa place. Qui- conque en pourra propofer un qui foit praticable Ik duquel ne refulte aucun abus , qu’il le propofe, & qu’enfuite les cercles foient abolis : a la bonne heure. En attendant, jailfons, s’il lefaut, paf- ler la unit a boire a ceux qui, fans cela, la paf- feroient peut-etre a faire pis. Toute intemperance eft vicieufe, & fur-tout celle qui nous ote la plus nobl® de nos facultes' K 3 ifo J. J. Roc S S E A If L’exces du vin degrade l’homme, aliene au moms fa raifon pour un terns & l’abrutit a la longue. Mais enfin , le gout du vin n’eft pas un crime , il en fait ratement eommettre, il rend l’homme ftu- pide & non pas mediant (d). Pour une querelle paifjgere qu’ilcaufe, il forme cent attachemens durables. Generalement parlant, les buveurs ont de la cordialite , de la franchife ; ils font prefque tous boils , droits , juftes, fideles, braves & hon- Uetes gens, a leur defaut pres. En ofera-t-on dire autant des vices qu’on fubftitue a celui- la , ou bien. pretend on faire de toute une ville un peuple d’hommes fans defauts & retenus en toute chofe '{' Combien de vertus apparentes cacheut fouvent des vices reels! Le fage eft fobre par temperance, le fourbe 1’eftpar faulfete. Dans les pays de mauvaifes moeurs, d’intrigues, de trahi- fons , d’adultere, on redoute un etat d’indifere- tion oule coeur fe montre fans qu’on y fonge. Par-tout les gens qui abhorrent le plus l’ivrefle font ceux qui ont le plus d’interet a s’en garan- (d) Ne calomnlons point le vice-meme, n’a-t-il pas affez de fa laideur ? Le vin ne donne pas de la mechan- cete , il la deceie. Cebu qui tua Ciitus dans l’ivreffe, fit mourir Philotas de fang - froid. Si l’ivreffe a fes fu_ j'eurs , quelle paffion n’a pas les fiennes ? La difference eft que les autres reftent au fond de fame & que celle- la s’allunie & s’eteint a l’inllant. A cet emportement pres , qui paffe & qn’on evite aifement , foyons furs que quiconque fait dans le vin de inechantes adlions, cou ve a 'Jean de mccbans deffpins, & M. d’A member t. *fi fcir. En Suilfe elle eft prefquc en eftime, a Na¬ ples elle eft en horreur> mais au fond laquclle eft le plus a eraindre, de l’intemperanee du Suilfe ou de la referve de l’ltalien ? Je lerepete, il vaudroit mieux etre fobre & vrai, non feulement pour foi, meme pour la Socie- te: car toutce qui eft mal en morale , eftmal en¬ core en politique. Mais le predicateur s’arrete au mal perfonnel, le magiftrat nd volt que les confe- quences publiques; l’unn’a pour objet que la per¬ fection de l’homme ou l’homme n’atteint point, Pautrequele bien de l’Etat autant qu’il y peut at- teindre; ainli tout ce-qu’on a raifon de blamer en chaire ne doit pas etre puni par les loix. Jamais peuple n’a peri par 1’exees du vin, tous periiTent par ledefordre des femmes. La raifon de cette dif¬ ference eft claire : le premier de ces deux vices de- tourne des autres, le fecond les engendre tous. La diverfite des ages y fait encore. Le vin tente moins la jeunefle & l’abat moins aifementj un fang ardent lui donne d’autres defirs •, dans Page des pafllons toutes s’enflamment aufeu d’une feule , la raifon s’altere en naiflant, & l’homme encore indompte devient indifciplinable avant que d’avoir por- te le joug des loix. Mais qu’un fang a demi-glace cherche un fecours qui le ranime, qu’une liqueur bienfaifante fupplee aux elprits qu’il n’a plus (e) # ( c ) Platon dans fes loix’ permet aux feuis vieillards I'ufage du vin , & meme il leur en permet quelquefois 4’exces. K 4 A M. d’A LIMBER T. If? therchons point la chimere de la perfe&ion; mais le mieuxpoftlble felon la nature del’homme&la conftitution de la Societe. II y a tel Pcuple a qui je dirois : detruifez cercles & coteries, oteztoute barriere de bienfeance entre les fexes, remontez, s’il eft poftible, jufqu’a n’etre que corrompus •, maisvous, Genevois, evitez d & ce meme amu. fement , qui fournit un moyen d’economie au ri¬ che , affoiblit doublement le pauvre, foit par ur& furcroit reel de depenfes, foit par moins de zel© au travail, comme jel’ai ci-devant explique. De ces nouvelles reflexions, il fuit evidemment,' ceme femble, que les Spectacles modernes, ou l’on n’allifte qu’a prix d’argent, tendent par-tout a favorifer & augmenter l’inegalite des fortunes s ‘ moins fenfiblement, il eft vrai , dans les capitales que dans une petite ville comme la notre. SI }’accorde que cette inegalite , pottee jufqu’a cer¬ tain point, peut avoir fes avantages, certainemenfi vous m’accorderez aufli qu’elle doit avoir des bor- nes, fur-tout dans un petit Etat, & fur-tout dans une Republique. Dans une Monarchic ou tous les ordres font intermediaires entre le Prince & le Peuple , il peut etre affez indiiferent que cer¬ tains hommes paifent de l’un a l’autre: car, com- tnc d’autresles remplacent, ce changement n’in- j<3q J. J. Rousseau 1 terrompt point la progreffion. Mais dans une De¬ mocratic oules Sujets & le Souverain ne font que les raemes hommes confideres fous differens rap¬ ports , fi t6t que le plus petit nombre l’emporce en richelfes fur le plus grand , il faut que l’Etat pe- riife ou change de forme. Soit que le riche devien- ne plus riche ou le pauvre plus indigent, la dif¬ ference des fortunes n’en augmente pas moins d’une maniere que de 1’autre ,• & cette difterence, portee au dela de fa mefure , eft ce qui detruit l’e- quilibre dont j’ai parle. Jamais dans une Monarchie l’opulence d’un particulier ne peut le mettre au-delfus du Prince; mais dans une Republique elle peut aifenient le mettre au deifus des loix. Alors le gouvernement n’a plus deforce, & le riche eft toujours le vrai fouverain. Surces maximes inconteftables, il refte a confiderer ft l’inegaliten’apas atteintparmi nous le dernier terme ou elle peut parvenir fans ebran- ler la Republique. Je m’en rapporte la - deffus a ceux qui connoiffentmieuxque moi notre confti- tution & la repartition de nos richefies. Ce que je fais, c’eft que, le terns feul donnant a l’ordre des chofes unepente naturelle vers cette inegalite,& un. progres fucceffif jufqu’a fon dernier terme, c’eft une grande imprudence de l’accelerer encore par des etablijfemens qui la favorifent. Le grand Sulli qui nou« aimoit , nous l’eut bien fu dire : Spedacles & Comedies dans toute petite Republi¬ que,& fur-tout dansGeneve,alfoibliirement d’Etat. Si A M. d’A l e m b e r t: \ 6 i Si le feul etabliflement du Theatre nous eft (i nuifible, quel fruit tirerons-nous des Pieces qu’on yreprefente? Les avantages merae qu’elles peu- vent procurer aux peuples pour lefquels elles ont ete compofees nous tourneront a prejudice, en nous donnant pour inftruction ce qu’on leur a donne pour cenfure, ou du-moins en dirigeant nos gouts & nos inclinations fur les chofes du monde qui nous convieiinent le moins. La Tra- gedie nous reprefentera des tyrans & des heros. Qu’en avons-nous a faire ? Sommes-nous faits pour en avoir ou le devenir ? Elle nous donnera line vaine admiration de la puiflance & de la gran¬ deur. De quoi nous fervira-t-elle? Serons-nous plus grands ou plus puiflans pour Gela ? Que nous importe d’aller etudier fur la Scene les devoirs des Rois, en negligeant de remplir les n6tres ? La fte- rile admiration des vertus de Theatre nous de- dommagera t-elle des vertus fimples & modeftes qui font le bon citoyen? Au-lieu de nous guerir de nos ridicules, la Gomedie nous portera ceux d’autrui: elle nous perfuadera que nous avons tort de meprifer des vices qu’on eftime ft fort ail- leurs. Quelque extravagant que foit un Marquis, c’eft un Marquis enfin. Concevez combien ce titre fonne dans un pays alfez heureux pour n’en point avoir j & qui fait combien de Courtauts croiront fe mettre a la mode, en imitant les Marquis du lie- cle dernier ? Je ne repeterai point ce que j’ai deja dit de la bonne foitoujours raillee, du vice adroit Tome III, L 1 6 Z J. J. Rovsseaw. ' toujours triomphant, & de l’exemple continuel des forfaits mis en plaifanterie. Quelles lemons pour un Peuple dont tous les fentimcns ont en¬ core leur droiture naturelle, qui croit qu’un fce- lerat eft toujours meprifable, & qu’un homme de bien ne peut etre ridicule ! Quoi! Platon bannif- foit Homere de fa Republique, & nousfouffrirons Moliere dans la notre! Que pourroit-il nous ar- river de pis que de relfembler aux gens qu’il nous peint, rnerne a ceux qu’il nous fait aimer ? J’en ai dit aiTez, je crois, fur leur chapitre, & je ne penfe gueres mieux des heros de Racine, de ces heros li pares, fi doucereux, ft tendres, qui fous un air de courage & de vertu, ne nous montrent que les modeles des jeunes gens dont j’ai parle , livres a la galanterie, a la moleife , a l’amour , a tout ce qui peut elfeminer 1’homme & l’attiedir fur le gout de fes veritables devoirs. Tout le Theatre Francois ne refpire que la tendrelfe : c’eft la grande vertu a- laquelle on y facrifie toutes les autres , ou du moins qu’on y rend la plus chere aux Spedateurs. Je ne dis pas qu’on ait tort en cela, quant a l’objet du Poete: je fais que 1’homme fans paffions eft une chimere; que l’interet du Theatre n’eft fonde que fur les paffions; que le cceur ne s’interelfe point a celles qui lui font etran- geres, ni a celles qu’on n’aime pas a voir en au- trui, quoiqu’on y foit fujet foi-meme. L’amour de 1’humanite, celui de la patrie, font les fentimens dont les peintures touchent le plus ceux qui en A M. d’A lumber Ti i€i Font penetres •, mais, quand ces deux paffions font 4teintes , il ne refte que l’amour proprement die, pour leur fuppleer: parGe que fon cliarme eft plus naturel & s’efface plus difficilement du coeur que celui de toutes les autres. Cependant il n’eft pas egalement convenable a tous les hommes: e’eft plutdt comme fupplement des bons fentimensque comme bon fentin'ient lui- rnerne qu’on peut l’ad- mettre; non qu’il ne foit louable en foi, comme toute paffion bien reglee, mais parce que les ex- ces en font dangereux & inevitables. Le plus mechant des hommes eft celui qui s’ifole le plus , qui concentre le plus fon coeur en lui-meme ; le meiileur eft celui qui partage ega¬ lement fes affedKons a tous fes femblables. Il vaut beaucoup mieux aimer une maitrelfe que de s’ai- mer feul au monde. Mais quiconque aime ten- drement fes parens, fes amis, fa patrie, & le genre humain, fe degrade par un attachemenfi defordonne qui nuit bientot a tous les autres & leur eft infailliblement prefere. Sur ee principe , je dis qu’il y a des pays on les moeurs font ft mau- vaifes qu’on feroit trop heureux d’y pouvoir re- monter a l’amour; d’autres oil elles font affez bonnes pour qu’il foit facheux d’y defeendre, & j’ofe croire le mien dans ce dernier cas. J’ajoute- rai que les objets trop paffionnes font plus dange¬ reux a nous montrer qu’a perfonne : parce que nous n’avons naturellement que trop de penchant £ ies aimer. Sous un air fiegmatique & froid, Is L 3 , i&4 J • J- RoUSSEAlt Genevois cache une ame ardente & fenfible, pfu* facile a emouvoir qu’a retenir. Dans ce fejour d» la raifon , la beaute n’eft pas etrangere, ni fans empire ; le levain de la melancolie y fait fouvent fermenter l’amonr; les hommes n’y font que trop eapables de fentir des pallions violentes, les fem¬ mes, de les infpirer ; & les trifles effets qu’elles y ontquelquefois produits ne momrent que trop le danger de les exciter par des Ipedacles touchans & tendres. Si les heros de quelques Pieces foumet- tent 1’amour au devoir, en admirant leur force, le cocur fe prete a leur foiblelfe ■, on apprend moins a fe donner leur courage qu’a fe mettre dans le cas d’en avoir befoin. C’eft plus d’exercice pour la vertu ; mais qui 1’ofe expofer a ces combats , merite d’y fuccomber. L’amour, Pamour meme prend foil mafque pour la furprendre j il fe pare de fon enthoufiafme; il ufurpe la force j il affede fon langage, & quand on s’appercoit de l’erreur, qu’il eft tard pour en revenir ! Que d’hommes biennes, feduits par ces apparences, d’amans tendres & genereux qu’ils etoient d’abord, font devenus par degres de vils corrupteurs, fans mosurs, fans refped pour la foi conjugale, fans egards pour les droits de la confiance & de 1’ami- tie ! Heureux qui fait fe reconnoitre au bord du precipice & s’empecher d’y tomber ! Eft-ce au mi¬ lieu d’une courfe rapide qu’on doit efperer de s’arreter ? Eft-ce en s’attendrilfant tous les jours qu’on apprend a fu rmonter la tendreife ? On tiiomphe ajfement d’un, foible penchant, mais A M. b’Il i » b n t. •elui qui connut le veritable amour & l’a fu vain- cre, ah ! pardonnons a ce mortcl, s’il exifie, d’ofer pretendre a la vertu! Ainsi de quelque maniere qu’on envifage les chofes, la meme verite nous frappe toujours. Tout ce que les Pieces de Theatre peuvent avoir d’utile a ceux pour qui elles ont ete faites , nous deviendra prejudiciable, jufqu’au gout que nous croirons avoir acquis par elles , & qui lie fera qu’un faux gout, fans tad, fans delicatefle, fub- ftitue mal-a-propos par mi nous a la folidite de la raifon. Le gout tient a plufieurs chofes: les re- cherches d’imitation qu’on voit au Theatre, lea eomparaifons qu’on a lieu d’y fairs, les reflexions fur Part de plaire aux fpedateurs, peuvent le faire germer; mais non fuffire a fbn developpement. II faut de grandes villes, il faut des beaux-arts & du luxe, il faut un commerce intime entre les ci- toyens, il faut une etroite dependance les uns des autres , il faut de la galanterie & meme de la de- bauche , il faut des vices qu’on foit force d’em- bellir, pour faire chercher a tout des formes agrea- bles, & reuffir a les trouver. Une partie de ees chofes nous manquera toujours , & nous devons trembler d’acquerir l’autre. Nous aurons des Comediens, mais quels? Une bonne Troupe viendra-t-elle de but-en blanc s’e- tablir dans une ville de vingt-quatre mille ames ? Nous en aurons done d’abord de mauvais & nous ferons d’ab ord de mauvais juges. Les formerons^ L 3 i 66 J. J. Rousseau nous , ou s’ils nous formeront? Nous aurons de bonnes Pieces; mais, les recevant pour telles fur la parole d’autrui, nous ferons difpenfes de les examiner, & ne gagnerons pas plus a les voir jouer qu’a les lire. Nous n’en ferons pas moins, les connoiifeurs, les arbitres du Theatre; nous n’en voudrons pas moins decider pour notre ar¬ gent , & n’en ferons que plus ridicules. On ne Fell point pour manquer de gout, quand on le meprife; mais c’eft l’etre que de s’en piquer & n’en avoir qu’un mauvais. Et qu’eft-ce au fond que ce gout 11 vante ? L’art de fe connoitre en petites chofes, En verite, quand on en a une aulli grande a conferver que la liberte , tout le refte ell bien puerile, Je ne vois qu’un remede a tant d’inconveniens s c’eft que, pour nous approprier les Drames de no¬ tre Theatre , nous les compofions nous-memes „ & que nous ayons des Auteurs avant des Come, diens. Car il n’eft pas bon qu’on nous montre toutes fortes limitations , mais feulement celles, des chofes honnetes , & qui conviennent a des hommes libres (/j). II eft fur que des Pieces ti- (h ) Si quis ergo in noftram urbem venerit, qui animi fapientia in omnes poffit fefe vertere formas, & omnia imitari, volueritque poemata fua oftentare, venerabimur qifidem ipfum, ut facrum, admirabijem, & jucundum: dicemus autem non effe ejufmodi hominem in republica jioftra, neque fas effe utinfit, mittemufque in alianj urbem, unguentq caput ejus perungentes, lanaque co-, A M. n’A LIM B E R T. 167 rces corame celles des Grecs des malheurs pafles de la patrie, ou des defauts prefens du peuple, pourrolent offrir aux fpeclateurs des leqons utiles. Alors quels feront les heros de nos Tragedies. De 9 Berthelier ? des Levrery ? Ah, dignes citoyens! vous futes des heros, fans-doute; mais votre obf- curite vous avilit, vos norns communs deshono- rent vos grandes ames (?), & nous ne fommes plus aflez grands nous-meraes pour vous fa voir ad- ronantes. Nos autern aufteriori minufque jaqundo ute- mar Poeta , fabularumque fidore, utilitatis gratia , qui decori nobis rationem exprimat, & qua; dici debent di¬ cat in his formulis quas a principio pro legibus tulimus, quando cives erudire aggrelfi fumus. Plat, de Rep. Lib. III. (i) Philibert Berthelier fut le Caton de notre patrie , avec eette difference que la liberte publique finit par j’un & commenca par 1’autre, II tenoit une belette pri- vee quand il fut arrete; il rendit fon epee avec cette fierte qui Bed ft bien a la vertu malheureufe; puis il con- tinua de jouer avec fa belette, fans daigner repondte aux outrages de fes gardes. Il mourut comine doit mourir un martyr de la liberte. Jean Levrery fut le Eavonius de Berthelier; non pas en imitant puerilement fes difcours & fes manieres , mais en mourant volontairement comme lui : fachant Jjien que ,1’exemple de fa mort feroit plus utile a fon pays que fa vie. Avant d’aller a l’echaffaut, il ecrivit fur le mur de fa prifqn cette epitaphe qu’on avoit fait® i fon predeceffeur. Quid mihi mors nacuit? Virtus pojl fata virefciti Me cruce, necftvi plaiio perit ilia Tyranny M 168 J. J. Roussiab mirer. Quels feront nos tyrans? Des Gentils-hom- mes de la cuillier (k) , des Eveques de Geneve, des Comtes de Savoie, des ancetres d’une maifon avec laquelle nous venons de trailer, & a qui nous devons du refped ? Cinquante ans plutot, je ne repondrois pas que le Diable (/) & l’Ante- chrift n’y euflent aulii fait leur role. Chez les Grecs, peuple d’ailleurs aflez badin, tout etoit gra¬ ve & ferieux, fi-t6t qu’il s’agiifoit de la patrie ; mais dans ce fiecle plaifant ou rien n’echappe au ridicule, hormis la puiflance, on n’ofe parler dirg¬ es) C’etoit une confrairie de Gentils-hommes Savoyards qui avoient fait voeu de brigandage contre la viile de Ge¬ neve , & qui, pour marque de leur affociation, portoient une cuilliere pendue au cou- (J) J’ai lu dans ma jeuneffe une Tragedie de l’efcalade, ou le Diable etoit en effet un des Adleurs. On me difoit que cette piece ayant une fois ete reprefentee , ce per- fonnage en entrant fur la Scene fe trouva double, comme fi l’original eut ete jaloux qu’on eut l’audace de le con- trefaire , & qu’a l’inftant l’eifroi fit fuir tout le monde , & finir la reprefentation. Ce conte eft burlefque , & le paroitra bien plus a Paris qu’a Geneve : cependant, qu’on fe prete aux fuppofitions , on trouvera dans cette double apparition un effet theatral & vraiment effrayanfc. Je n’imagine qu’un Spectacle plus fimple & plus terrible encore; e’eft eelui de la main fortant du mur & tra- qant des mots inconnus au feftin de Balthazar. Cette feule idee fait friffonner. II me femble que nos Poetes Eyriques font loin de ces inventions fublimes; ils font, pour epouvanter, un fracas de decorations fans effet. ISur la Scene meme il ne faut pas tout dire a la vue| mais.ebranler 1’imagination. ’A M. d’A limber tT ioifrae que dans les grands Etats, quoiqu’on n’ert trouve que dans les petits. Quant a laComedie, il n’y faut pas fonger.’ Elle cauferoit chez nous les plus affreux defor- dres; elle ferviroit d’inftrument aux fa&ions, aux partis, aux vengeances particulieres. Notre ville eft ft petite que les peintures de moeurs les plus generates y degenereroient bientot en fatyres & perfonalites. L’exemple de l’ancienne Athenes, ville incomparablement plus peuplee que Geneve, nous offre une leqon frapante: c’eft au Theatre qu’on y prepara l’exil de plufieurs grands hommes & la mort de Socrate j c’eft par la fureur du Thea¬ tre qu’Athenes perit, & fes defaftres ne juftifierenfe que trop le chagrin qu’avoit temoigne Solon, aux premieres reprefentations de Thelpis. Ce qu’il y a de bien fur pour nous, c’eft qu’il fandra mal augurer de la Republique, quand on verra les ci- toyens traveftis en beaux-efprits, s’occuper a faire des vers Eranqois & des Pieces de Theatre, talens qui ne font point les notres & que nous ne pofle- derons jamais. Mais que M. de Voltaire daigne nous compofer des Tragedies fur le modele de la niort de Cefar, du premier ade de Brutus, &, s’il nous faut abfolument un Theatre, qu’il s’engage a le remplir toujours de fon genie, & a vivre autant que fes Pieces. Je ferois d’avis qu’on pefat murement toutes ees reflexions, avant de mettre en ligne de compte le go ut de pamre & de diiiipation que doit pro* Lf tJO J- J- R o U s 8 E 1 f duire parmi notre jeunefle l’exemple des Comc- diens ; mais enfin cet exemple aura fon efFet en¬ core, & fi generalement par-tout les loix font in- fuffifantes pour reprimer des vices qui naiflent do la nature des chofes, conime je crois l’avoir mon- tre, combien plus le feront-elles parmi nous ou le premier ilgne de leur foiblelfe fera l’etablilfement des Comediens ''.Car ce ne feront point eux pro- prement qui auront introduit ce gout de dilfipa- tion $ au contraire , ce raeme gout les aura pre- venus, les aura introduits eux-memes, & ils ne feront que fortifier un penchant deja tout forme* qui , lesayant fait admettre, a plus forte raifon les fera maintenir avec leurs defauts. Je m’appuie toujours fur la fuppofition qu’ils fubfifteront commodement dans une auffi petite ville, & je dis que ii nous les honorons , comms vous le pretendez, dans un pays oil tous font a- peu-pres egaux , ils feront les egaux de tout le monde, & auront de plus la faveur publique qui leur eft naturellement acquife. Ils ne feront point, comme ail leurs, tenus en refped par les grands dont ils recherchent la bienveillance & dont ils eraignent la difgrace. Les Magiftrats leur en im- poferont: foit. Mais ces Magiftrats auront ete particuliers; ils auront pu etre familiers avec eux; ils auront des enfans qui le feront encore, des femmes qui aimeront le plaifir. Toutes ces liai- fons feront des moyens d’indulgence & de protec- tion 3 auxquels il fera impolfible de relifter toujours. A M. D’A LEJiUR T. I7I Bientot les Comediens, furs de l’impumte, la pro- cureront encore a leurs imitateurs, c’eft par eux qu’aura commence ledefordre, mais on ne voit plus ou il pourra s’arreter. Les femmes , la jeu- nelfe, les riches, les gens oififs , tout fera pout eux, tout eludera des loix qui les genent, toutfa- vorifera leur licence: chacun , cherchant a les fa- tisfaire, croira travailler pour fes plaifirs. Quel homme ofera s’oppofer a ce torrent, fi ce n’eft peut-etre quelque ancien Pafteur rigide qu’on n’e- coutera point, & dont le fens & la gravite palfe- ront pour pedanterie chez une jeunelfe inconfide- ree? Enfin pour peu qu’ils joignent d’art & de ma¬ nege a leurs fucces, je ne leur donne pas trente ans pour etre les arbitres de l’Etat (m ). On verra les alpirans aux charges briguer leur faveur pour obtenir les fuffrages; les elections fe feront dans les loges des Adtrices , & les chefs d’un Peuple li- bre feront les creatures d’une bande d’Hiftrions. La plume tonabe des mains a cette idee. Qu’on Ve- carte tant qu’on voudra, qu’on m’accufe d’outrer la prevoyance •, je n’ai plus qu’unmotadire. Quoi qu’il arrive , il faudra que ces gens-la reforment leurs moeurs parmi nous, ou qu’ils corrompent les Cm) On doit toujours fe fouvenir que, pour que la Comedie fe foutienne a Geneve , il faut que ce gout y devienne une fureur; s’il n’eft que moderd, il faudra qu’elle tombe. La raifon veut done qu’en examinant les effets du The'atre , on les mefure fur une caufs capable de le foutenir. fii J. ). S- 0 u S S E A I? notres. Quand cette alternative aura cefle d# nous effrayer, les Comediens pourront venir; ils n’auront plus de mal a nous faire. V oila, Monfieur, les confiderations que j’avois a propofer au public & a vous fur la queftion qu’il vousaplu d’agiterdans un article oil elle etoit, a mon avis, tout- a-fait etrangere. Quand mes rai- fons, moins fortes qu’elles ne me paroiffent, n’au- roient pas un poids fuffifant pour contrebalancer les votres, vous conviendrez au moins que, dans nil aufli petit Ecat que la Republique de Geneve, toutes innovations font dangereufes, & qu’il n’en faut jamais faire fans des motifs urgens & graves. Qu’on nous montre done la preifante neceffite de celle-ci. Ou font les defordres qui nous forcent de recourir a un expedient fi fufped ? Tout eft-il per¬ du fans cela? Notre ville eft-elle fi grande, le vice & l’oifivete y ont-ils deja fait un tel progres qu’elle ne puilfe plus defortnais fubfifler fans Spectacles ? Vous nous dites qu’elle en fouffre de plus rnau- vais qui choquent egalement le gout & les moeurs. Mais il y a bien de la difference entre montrer de mauvaifes moeurs, & attaquer les bonnes : car ce dernier effet depend moins des qualites du Spec¬ tacle que de l’impreflion qu’il caufe. En ce fens, quel rapport entre quelques farces palfageres & line Comedie a demeure, entre les policonneries d’un Charlatan & les reprefentations regulieres des Ouvrages Dramatiques, entre des treteaux de Foire eleves pour rejouir la populace, & un Thea- A M. b’A n « b i r t- X75 Ire eftirne oules honnetes gens penferont s’inftrui- re ? L’un de ces amufemens eft fans confequence & refte oublie des le lendemain; mais l’autre eft ime affaire importante quimerite toute rattention du gouvernement. Par tout pays il eft permis d’a- mufer les enfans, & peut etre enfant qui veut fans beaucoup d’inconveniens. Si ces fades Spectacles nianquent de gout, tant mieux: on s’en rebutera plusvite,- s’ils font grofliers, ils feront moins fe-v duifans. Le vice ne s’infinue guere en choquant i’honnetete , mais en prenant fon image; & les mots fales font plus contraires a la politelfe qu’aux bonnes moeurs. Voila pourquoi les expreffions font toujours plus recherchees & les oreilles plus fcrupuleufes dans les pays plus corrompus. S’ap- perqoit-on que les entretiens de lahalle echauffent beaucoup la jeunelfe qui les ecoute ? Si font bien les difcrets propos du Theatre, & il vaudroit mieux qu’une jeupe fille vit cent parades qu’une feule reprefentation de l’Oracle. Au refte, j’avoue que j’aimerois mieux, quant a moi, que nous puflions nous paffer entierement de tous ces treteaux, & que petits & grands nous fuflions tirer nos plailirs & nos devoirs de notre «tat & de nous-memes ; mais de ce qu’on devroit peut-etre chaffer les Bateleurs, il ne s’enfuit pas qu’il faille appeller les Comediens. Vous avezvu dans votre propre pays , la ville de Marfeille fe defendre long-terns d’une pareille innovation, re- jfijftgr memo aux ordres reiteres du Aliuiftre, & *74 J. j. R O U S S E A If garder encore, dans ce mepris d’un amufemeng frivole, une image honorable de Ton ancienne liberte. Quel exemple pour une ville qui n’a point encore perdu la fienne ! Qu’on ne penfe pas, fur-tout, faire un pared etabliflement par maniere d’eifai, fauf a l’abolir quand on en fentira les inconveniens : car ces in¬ conveniens ne fe detruifent pas avec le Theatre qui les produit, ils reftent quand leur caufe eft otee, &, des qu’on commence a les fentir, ils font irre- mediables. Nos mceurs alterees, nos gouts chan¬ ges ne fe retabliront pas corame ils fe feront cor- rompus; nos plaifirs memes, nos innocens plaifirs auront perdu leurs charmes j le Spedacle nous en aura degoutes pour toujours. L’oilivete devenue neceffaire, les vuides du terns que nous ne faurons plus remplir nous rendront a charge a nous-me- mesj les Comediens en partant nous lai/feront l’ennui pour arrhes de leur retour; il nous forcera bientot a les rappeller ou a faire pis. Nous au- rons mal fait d’etablir la Comedie , nous ferons mal de lalaitfer fublifter , nous ferons mal de la detruire: apres la premiere faute, nous n’aurons plus que le choix de nos maux. Quoi! nefaut-ildoncaucun Spedacle dans une Repubiique ? Au contraire, il en faut beaucoup. C’eft dans les Republiques qu’ils font nes, c’eft dans leur fein qu’on les voit briber avec un veri¬ table air de fete. A quets peuples convient-il inieux de s’alfcmbler fouvent & de former entr’eux A M. fc'A n a j i e les doux liens du plaifir & dela joie, qu’a ceux qui ©nt tant de raifons de s’aimer & de refter a jamais unis ? Nous avons deja plufieurs de ces fetes pu- bliques; ayons-en davantage encore, je n’en ferai que plus charme. Mais n’adoptons point ces Spec¬ tacles exclufifs qui renferment triliement un petit nombre de gens dans un antre obfcur; qui les tiennent craintifs & immobiles dans le lilence & l’inadionj qui n’offrent aux yeux que cloifons, quepointesdefer, quefoldats, qu’afBigeantesima¬ ges de la fervitude & de l’inegalite. Non, Peuples heureux, ce ne font pas-la vos fetes'! C’efl; en pleia air, c’eft fous le del qu’il faut vous raiTembler & vous livrer au doux fentiment de vot,re bonheur. Que vos plaifirs ne foient ni eifemines ni merce- naires, que lien de ce qui fent la contrainte & l’in- teret neles empoifonne , qu’ils foient libres & ge- nereux corarae vous, que le foleil eclaire vos in- nocens Spedacles; vous en formerez un vous- memes, le plus digne qu’il puilfe eclairer. Mais quels feront enfinles objets de ces Spec¬ tacles ? Qu’y montrera-t-on? Rien, fi 1’on veut* Avec la liberte, par-tout ou regne l’affluence, le bien-etre y regne aufli. Plantez au milieu d’une place un piquet couronne defleurs,raffemblez-y Ie peuple, & vous aurez une fete, Faites mieux en¬ core : donnez les fpedateurs en fpedacle; rendez- les adeurs eux-memes ; faites que chacun fe voie & s’aime dans les autres , afin que tous en foient aifeux unis. Je n’ai pas befoin de renvoyer aus jeux des anciens Grecs: il en eft de plus mcider- nes , il en eft d’exiftans encore, & je les trouve precifement parmi nous. Nous avons tous les ans des revues; des prix publics ; des Rois de Parque- bufe, du canon, de la navigation. On ne peut trop multiplier des etabliftemens ft utiles (n) & ft agrea- (n) Il ne fnffit pas que le people alt du pain & vive dans fa condition. Il faut qu’il y vive agreablement: afin qu’il en rempliffe mieux les devoirs, qu’il fe tour- niente moins pour en fortir, & que l’ordre public foie mieux etabli. Les bonnes rnoeurs tiennent plus qu’oti ne penfe a ce que chacun fe plaife dans fon etat. Le manege & fefprit d’intrigue viennent d’inquietude & de mecontentement: tout va mal quand on afpire a l’em- ploi d’un autre. Il faut aimer fon metier pour le bien faire. L’aifiette de l’Etat n’eft bonne & folide que quand , tous fe fentant a Jeur place, les forces particu- iieres fe reuniffent & concourent au bien public ; au- lieu de s’ufer l’une contre l’autre, comme elles font dans tout Etat mal conftitue. Cela pofe, que doit-on penfer de ceux qui voudroient oter au peuple les fetes, les plaifns & toute efpece d’amufement, comme au- tant de diftraftions qui le detournent de fon travail ? Cette maxime eft barbare & fauffe. iant pis, fi le peu¬ ple n’a de terns que pour gagner fon pain, il lui en faut encore pour le manger avec joie : autrement il ne le gagnera pas long-terns. Ce Dieu jufte & bienfaifant, qui veut qu’il s’occupe, veut auffi qu’il fe delaffe: la nature lui impofe egalement l’exercice & le repos, le plaifir & la peine. Le degout du travail accable plus les malheureux que le travail meir.e. Voulez-vous done rendre un peuple actif & laborieux ? Donnez - lui des fetes, offiez . lui des amufemens qui lui falfent aimer A M. d’A l e m B X B. T. 177 agreables; on ne peut trop avoir de femblables Rois. Pourquoi ne {erions-nous pas , pour nous rendre difpos & robuftes, ce que nous faifons pour nous exercer aux armes ? La Republiquea-t-elle moms befoind’ouvriersque de foldatsi Pourquoi, fur le modeJe des prix militaires , ne fonderions- nous pas d’autres prix de Gynmaftique , pour la lutte , pour la courfe , pour le difque, pour divers exercices du corps Pourquoi n’animerions-nous pas nos Bateliers par des joutes fur le Lac ? Y auroit - il au monde un plus br.llant fpe&acle que de voir , fur ce vafte & fupetbe ballin , des cen- taines de bateaux , elegamment equippes , partir a la fois au fignal donne, pour aller enlever un drapeau arboreau but, puis fervir de cortege au vainqueur revenant en triomphe recevoir leprix merite. Toutes ces fortes de fetes ne font difpen- dieufes qu’autant qu’on le vent bien , & le feul concours les rend atfez magniEques. Cependant; ilfaut y avoir affifte chez le Genevois , pour com- prendre avec quelle ardeur il s’y livre. Onnele reconnoit plus : ce n’eft plus ce peuple ft range qui ne fe depart point de fes regies economiques : ce n’eft plus ce long raifonneur qui pefe tout jufqu’a la plaifanterie a la balance du jugement. Il eft vif, gai, carelTantj foncoeur eftalors dans fesyeux, fon etat & l’emp^chent d'en envier un plus doux. Des jours ainfi perdus feront mieux valoir rous les antres. Prefidez a fes plaifus pour les rendre honnetes ; c'elfc le vrai moyen d’animer fes travaux. Tome HI, M 178 J- 5- Rousseau' cotnme il eft toujours fur fes levres; il cb erchc& communiquer fa joie & fes plaifirs: il invite, it prelfe , il force, il fe difputelesfurvenans. Toutes les fodetes n’en font qu’une, toutdevient com- iriun a tous. Il eft prefque indifferent a quelle ta¬ ble on fe mette: ce feroit fimage de celles de La- cedemone, s’il n’y regnoit un peu plus de profu- fion ; mais eette profufion raeme eft alors bien placee, & l’afpedt de l’abondance rend plus tou- chant celui de la liberte qui la produit. L’hiver , terns confacre au commerce prive des amis, convient moins aux fetes publiques. Il en eft pourtant une efpece dont je voudrois bieit qu’on fe fit moins de fcrupule, fivoir les bats entre de jeunes perfonnes a marier. Je n’ai jamais bien conqu pourquoi Ton s’eftarouche ft fort de la danfe & des alfemblees qu’elle oceaflonne : comme s’il y avoit plus de mal adanfer qu’a chanter j que l’un & l’autre de ces amufemens ne fut pas egalement une infpiration de la Nature •, & que ce fut un crime a ceux qui font deftines a s’unir de s’egayer en commun par une honnete recreation. L’hom- me & la femme ont ete formes l’un pour l’autre. Dieu veut qu’ils fuivent leur deftinadon, & cer- tainement le premier & le plus faint de tons les liens dela Societe eft lemariage. Toutes lesfauf- fes Religions combattent la Nature; la notre feu- le , qui la fuit & la regie , annonce une inftitu- tion divine & convenable a l’homme. Elle ne doit point ajouter fur le mariage, auxembarras defer-. A M. d'A^l ember tA 179 dre civil, des difficultes que PEvangile rie prefcrit pas & que tout bon Gouverrrement condamne > mais qu’on me dife ou de jeunes perforates a mi¬ rier auront occafion de prendre du goutl’urie pour l’autre, &defe voiravec plus de decence & de circon/pedion que dans une afiemblee oules yeux du public, inceflamment ouverts fur elles, les for- cent a la referve, a la modeftie , a s’obferver avec le plus grand foin ? En quoi Dieu eft-il offenfe par un exercice agreable,falutaire, proprea la vivacite des jeunes gens, qui confide a fe prefenterl’un a Pautre avec grace & bienfeance , & auquel le fpec- tateur impofe une gravite dont on n’oferoit fortir un inftant?Peut-on imaginer un moyenplus hon- iiete de ne point tromper autrui, du rnoins quant a la figure, & de fe montrer, avec les agremens & les def'auts qu’on peut avoir, aux gens qui ontin- teret de nous bien connoitre avant de s’obiiger a nous aimer? Le devoir defe cherir reciproquement n’emporte t-il pas celui de fe plaire, & n’ed-ce pas un foin digne de deux perfonnes vertueufes & chretiennes qui cherchent a s’unir , de preparer ainfi leurs coeurs a l’anrour mutuel que Dieu leur impofe ? Qu’arrive-t-il dans ces lieux ou regne une contrainte eternelle,ou 1’on punit comrne un crime la plus innocente gaiete, ou les jeunes gens des deux fexes n’ofent jamais s’aflembler en public, & oil l’indifcrette feverite d’unPadeur ne faitprecher au nom de Dieu qu’une gene fervile, & la trifteife, M 3 I.$3 J... J. R O U..S S-E A V &l’ennui?. On elude une tyrannie infupportablcr que la Nature & la Raifou defavouent. Aux plai- firs permis dont on prive une jeuneffe enjouee &• folatre , elle en.fubftitue de plus dangereux. Les tete-a-tete adroitemgnt concertes prennent la pla¬ ce des aflemblees publiques. A force de fe caclier comrne ft l’on etoit coupable, on eft tente dele devenir. L’innocente joie aime a s’evaporer au grand jour ; mais le vice eft ami des tenebres , & jamais 1’innocence & le nay ft ere n’habiterent long- tems enfemble. Pour moi, loin de blamer de ft fimples amufe- mens, je voudrois au contraire qu’ils fuffent publi- quement autorifes , & qu’on y prevint tout defor- dre particulier, en les convertilfant en bals folem- nels & periodiques,ouverts indiftintftement a tou- te la jeuneffe a marier. Je voudrois qu’un Magif- trat (o), nomme par le Confeil, ne dedaignat pas de preiider a ces bals. Je voudrois que les peres & meres y affiftaffent, pour veiller fur leurs enfans, pour etre temoiiis de leur grace & de leur adrelTe» des applaudiffemens qu’iis auroient merites, & ( a) A chaque corps de metier, a chacune des focietes publiques dont eft compote notre Etat, prefide un de ces Magifirats , fous le nom de Seigneur - Commis. Ils affiftenta toutes ies.affembiees & meme aux feftins. Leur pretence n’empeche point une honnete familiarite entre les membres de l’affociacion ; mais elle maintient tout le monde dans le refpedt qu’on doit porter aux loix, aux inceurs, a la decence , meme au tein de la joie & dn plaifir. Cette inftitution eft tres-belle, &. forme un des grands liens qui unilfent le peupls a fes chefs. 'A '•* M. D’A x. e Tii be r t. r§*r douiramfi du plus doux fpe&acle qui puifie toif- chcr un coear paternel. Je voudrois qu’ert general toute perfonne tiiarieey fat adinife au nomhre dels fpechteurs & des jtfges, fans qu’il fut permisA ailcune de profanet la dignite conj iiga'e en darlfant die menie : car a quelle fin hohnete pourroit-ellb fe donner ainfi en montreau public? Jb voudrois qu’on format dans la fuller une enceinte' commode & honorable, deftinie aux gens ages de l’un & dfe Pa'utre fexe, qui ayantdeja domie des citoyens ala patrie, verroient encore leurs petits enfans fe pre¬ parer a le devenir. Je voudrois que nul n’entrat ni ne fortit fans faluef fee parquet, & que tousled couples de jeunes geniiyiiifleht,avant de ; commteh-- cer Ieur daufe & apresTavoirfinie,y faireunepro- fonde re verenee,pour s’accou turner de bonne heu- re a refpederla vieilleifb. Je ne dbute pas que cet- te agreable reunion des deux termes de la vie hu- maine ne donnat a cettealfcmblee un certain coup- d’oeil attendriifant, & qu’on ne vit quelquefois couler dans le parquet deslarmes de joie & de fou- venir, capables, peut-etrfej d’en arracher a un fpec- tateur fenfible. Je voudrois que tous les ans ,’au dernier bal, la jeune perfonne qui, durant les pre- cede ns', fe feroit comportee le plus honetement , le plus modeftement,& auroit plii da vantage a tout le monde au jugement du Parquet, fut honoree d’une couronne par la main du Seigneur- Com- mis ( p) , & du titre de Reine du bal qu’elle porte- (p) Voyez la note preced ente, M 3 4-S3 J. J. Rousseau roit toute i’annee. Je voudrois qu’a la cloture de fa meme aflemblee on la reconduisit en cortege, que lepere & la mere full’ent felicites & remercies d’a- voir une fillefi bien nee & de l’elever fi bien. En- fin je voudrois que, (i elle venoit a fe marier dans le cours de Fan , la Seigneurie lui fit un prefent, ou lui acqprdat quelque diftin&ion publique, afin que cet honneur fiit une chofe alfez ferieufe pour ne pouvoir jamais deveuir un fujet de plaifanterie. Il ell vrai qu’on auroit fouvent a craindre un peu de pardalite , li l’age des Juges ne laiijbit tou- te la preference au merite; & quand la beaute rao- defte feroit quelquefois favqrifee, quel en feroit le _grand inconvenient ? Ayant plus d’alfauts a foute- nny jx’a-t-elle pas befoin d’etre plus encouragee ? N’eft- elle pas un don oe la Nature, ain/i que les ta- lens? Ou eft lemal qu’elle obtienne quelques hon- neurs qui l’excitent a s’en rendre digne & puiifent contenter l’amour propre, fans offenfer la vertu ? En perfedipnnapt ce projet dans les m ernes vues , fous un air dp galaqterie & d’amuleraeut, on donnerojt a ces fetes pjufieurs fins utiles quien feroientun djijet important de police & de bonnes moeurs. La jdundfe, ayant des rendez-vous furs &honnetes, feroit moins tentee d’en chercher de plus dangereux. Chaque fexe fe livreroit plus pa- tiemmenc, dans les intervalles, aux occupations & aux pjaifirs qui lui font propres, & s’en confole- roit plus aifement d’etre prive du,commerce con¬ tinue! de l’autre. Les.particuliers de tout etat au- \ M. D’A LEXBEK.T. 1 8 3 roient la resource d’un fpcclacle agreable , fur- tout aux peres & meres. Les foins pour la parure de leurs filles feroient pour ]cs femmes un objet d’amufement qui feroit diverfion a beaucoup d’au- tres i & cette parure , ayant un objet innocent & louable, feroit la tout-a-fait a fa place. Ces occa- fions de s’alfembler pour s’unir, & d’arranger des etabliifemens, feroient dcs moyens frequens de rapprocher des families divifees & d’affermir la paix , li necelfaire dans notre Etat. Sans alterer l’autorite des peres, les inclinations des enfans fe¬ roient un peu plus en liberte ; le premier choix de'- pendroit un peu plus de leur coeur ; les convenan¬ ces d’age, d’humeur, de gout, de caraclere feroient un peu plus confultees ; on donneroit moins a.cel- les d’etat & de biensj qui font desneeuds malalfor- tis, quand on les fuit aux depens des autres. Les liaifons devenant plus faciles, les manages feroient plus frequens i ces manages , moins circonfcrits par les memes conditions , previendroient les par¬ tis, tempereroient l’exceflive incgalite, maintien- droient mieux le corps du peuple dans l’efprit de fa conftitution; ces bals ainli diriges reffemble- roient moins a un fpedtacle public qu’a I’alfemblee d’unc grande famille , & du fein de la joie & des plaifirs naitroient la confervation, la concorde y & la profperite de la Republique ( q ), ( q ) 11 me parolt plaiiant d’imaginer quelquefois les jugemens aue plufieurs porteront de roes goiics fur mes Merits. Sur celui-d font ne manquera pas de dire; cet M 4 184 J- J- Rousseau Sur ces idees , il feroit aife d’etablir a peu tie frais & fans danger, plus de fpedtacks qu’il n’en homme eft foil de la danfe , je m’ennuie a voir danfer: il ne peut fouffrir la Comedie , j’aime la Comedie a la paftion : il a de l’averfion. pour Ies femmes, je ne ferai que trop bien juftifid la-deftus: il eft mecontent des Co- mediens, j’ai tout fujet de m’en louer , & famine du feul d’entr’eux que j’ai connu particulierement ne pent qu’honorer un honnete homine. Meme jugement fur les Poctes dont je fuis force de cenfurer les Pieces: ceux qui font morts ne feront pas de mon gout, & je ferai pique contre les vivans. La verite eft que Racine me char- ine & que je n’ai jamais manque volontairement une re. prefentation de Moliere. Si j'ai moins parle de Corneil¬ le , c’eft qu’ayant peu frequente fes Pieces & manquant de livres, il ne m’eft pas aiTez refte dans la memoire pour le citer. Quant a l’Auteur d’Atree & de Catilina, je ne 1’ai jamais vu qu’une fois & ce fur pour en recevoir un fervice. JS ftime fon genie & refpeifte fa vieilleffe ; mais, quelque honneur que je porte a fa perfonne , je ne dois que jufticea fes Pieces , & je ne fais point acquiter mes dettes aux depens du bien public & de la verite. Si mes ecrits m’inf. irent quelque fierte , c’eft par la purete d’in. tendon qui les didle , c’eft par un del’tntereffement dont peu d’auteurs m’ont donne l’exemple , & que fort peu voudront iniiter. Jamais vue particuliere ne fouiila le defir d’etre utile aux autres qui m’a mis la plume a la main , & j’ai prefque toujours ecrit contre mon propre interet. Vitarn impendere vcro: voila la devife que j’ai choifie & dont je me fens digne. Leifteurs, je puis me trom per tnoi-meme, mais non pas vous tromper volontairement; C.’Aiguez mes erreurs & non mamauvaife foi. L’amour du bien public eft la feule palllon qui me fait parlet au pu. blip: je fais alors m’oublier moi - meme, &, fi quel- qu’un m’offenfe, je me tais fur fon compte, de peur que la A. M. d’A limber t.' fiiudroit pour rendre le fejour de notre ville agrea- ble & riant, meme aux etrangers, qui, ne trouvant rien de pareil ailleurs , y viendroient au moins pour voir une chofe unique Quoiqu’a dire le vrai, fur beaucoup de fortes raifons, je regarde ce concours comme un inconvenient bien plus que corume un avantage; & je fuis perfuade, quanta moi, que jamais etranger n’entra dans Geneve, qu’il n'y ait fait plus demal que de bien. Mais favez vous , Monfieur, quil’on devroit s’etforcer d’attirer & de retenir dans nos murs ? Les Genevois memes qui, avec un lincere amour pour leur pays, ont tous une fi grande inclination pour les voyages qu’il n’y a point de contree on 1’on n’en trouve de repandus. La moitic de nos Citoyens epars dans le refte de l’Europe & duMon- de, vivent & meurent loin de la Patrie; & je me citerois moi-meme avec plus de douleur, (i j’y etois moins inutile. Je fais que nous fommes forces colere ne me rende injufte. Cette maxime eft bonne a mes ennemis , en ce qu’ils me nuifent a leut aife & fans crainte de reprefailles, .aux Ledteurs qui ne craignent pas que ma haine leur en impofe , & fur-tout a moi qui, reftant en paix tandis qu’on m’outrage . n’ai du moins que le mal qu’on me fait & non celui que j’eprouverois encore a ie rendre. Sainte & pure verite a qui j’ai con- facre ma vie , non jamais mes pallions ne fouilieront le fincere amour que j’ai pour toi; l'interet ni la crainte ne fauroient alterer rhommage que j’aime a t’offnr, & ma plume ne te refufera jamais rien que ce qu’elle.craint d’ac- coidet a la vengeance ! igA J. J. Rousseau d’aller chercher au loin les reiTources que notre terrcin nous refufe, & que nous y pourrions diffi- cilement fubfifter, fi nous nous y tenions renfer- mes > mais au moins que ce banniflement ne foit pas eternel pour tous. Que ceux dont leCiel a beni les travaux viennent, comme l’abeille, en rappor- ter le fruit dans la ruche; rejouir leurs conci- toyens du fpe&acle de leur fortune; animer l’emu- lation des jeunes gens ; enrichir leur pays de leitr richelfe 5 & jouir modeftement chez eux des biens honnetement acquis chez les autres. Sera-ce avec des Theatres, toujours moins parfaits chez nous qu’ailleurs , qu’on lesy fera revenir? Quitteront- ils la Comedie de Paris ou de Londres pour alier revoir celle de Geneve ? Non , non , Monfieur, ce n’eft pas ainfi qu’on les peut ramener. II faut quechacun fente qu’il ne lauroit trouver ailleurs xe qu’il a laifle dans fan pays 5 il faut qu’un char- rae invincible le rappelle au fejour qu’il n’auroit point du quitter; il faut que le fouvenir de leurs premiers exercices , de leurs premiers fpe&acles, de leurs premiers plaifirs , rede profondement grave dans leurs cocurs; il faut que les douces im- prellions faites durant la jeunefie demeurent & fe renforcent dans un age avance, tandis que mille autres s’effacent; il faut'qu’au milieu de ia pompe des grands Etats & de leur trifle magnificence tine voix fecrette leur crie incelTamment au fond de Fame : Ah ! ou font les jeux & les fetes de ma jeuneiTe ? Oil eft la concordc des citoyens '< Oil eft A M. d’A l t m m t. i87 la fraternite publique ? Ou eft la pure joie & la ve¬ ritable allegreife ? Oil font la paix,laliberte, l’equi- te, [’innocence ? Allonsrecherchertoutcela. Mon Dieu ! avec le coeur dti Genevois , avec une ville auffi. riante, un pays auffi charmant, un gouver- nement auffi jufte , desplaifirs fi vrais & ft purs, & tout ce qu'il faut pour favoir les gouter, a quoi tient-il que nous n’adorions tous la patrie ? Ainsi rappelloit fes citoyens , par des fetes mo- deftes & des jeux fans eclat, cette Sparte que je n’aurai jamais aifez citee pour l’exemple que nous devrions en tirer. Ainfi dans Athenes parmi les beaux arts , ainfi dans Sufe au fein du luxe & de la molelfe , le Spartiate ennuye foupiroit apres fes groffiers feflins & fes fatigans exercices. C’eft i Sparte quo, dans une laborieufe oifivete, tout etoit plaifir & fpedacle ; c’eftla que les plus rudes tra- vaux palfoient pour des recreations , & que les moindres delalfemens formoient une inftruclion publique •, c’eft la que les citoyens , continuelle- ment atTembles , confacroient la vie entiere a des amufemens qui faifoient la grande aifaire de ftta', 1 & a des jeux dont on ne fe delaffoit qu’a la guerre. J’entends deja les plaifuis me demander fi , parmi taut de merveilleufes inftrudions, je ne veux point auffi , dans nos Fetes Genevoifes, in- troduire les danfes des jeunes Lacedemonien- nes ? Je reponds que je voudrois bien nous croire les yeux & les coeurs allez chaftes pour fupporter un fcel Ipedacle , & que de je«nes perfonnes dans 188 J. J- Rousseau eet etatfuflent a Geneve comme a Sparte couver- tes de l’honnetete publique ; mais, quelque eftime que je falfe de mes compatriotes, je fais trop com- bien il y a loin d’eux aux Lacedemoniens , & je ne leur propofe des inftitutions de ceux-ci que cel- lcs dont ils ne font pas encore incapables. Si le fage Plutarque s’eft charge de juftifier l’ufage en queftion , pourquoi faut-il que je m’en charge apres lui ? Tout eft dit, en avouant que cet ufage ne convenoit qu’aux eleves de Lycurguej que leur vie frugalc & laborieufe, leurs moeurs pures & fe- veres , la force d’ame qui leur etoit propre, pou- voient feules rendre innocent fous leurs yeux , im fpedacle II choquant pour tout peuple qui n’eft qu’honnete. Mais penfe-t-on qu’au fond l’adroite parure de nos femmes ait moins foil danger qu’une nudite abfolue , dont 1’habitude tourneroit bientot les premiers eft'ets en indifterence & peut etre en de¬ gout? Ne fait on pas que les ftatues & les tableaux n’oifenfent les yeux que quand un melange do ve- temens rend les nudites obfcenes? Le pouvoirim- m4diat des fens eft foible & borne : c’eft par l’en- tremife de 1’imagination qu’ils font leurs plus grands ravages ; c’eft elle qui prend foin d’irriter les defirs en pretant a leurs objets encore plus d’at- traits que ne leur en donna la Nature ; c’eft elle qui decouvre a l’ccil avec fcandale ce qu’il ne voit pas feulement comme nud , mais comme devant etre habiile. 11 n’y a point de vetement fi modefte A M. d’ Alember t. an travers duquel un regard enflamme par l’ima- gination n’aille porter les defirs. Une jeune Chi- noife, avanqant un bout de pied couvert & chauf- fe,fera plus de ravage a Pekin que n’eutfaitla plus belle fille du monde danfant toute nue aubas da Taygete. Mais quand on s’habille avec autant d’art & fi peu d’exa&itude que les femmes font aujourd’hui, quand on ne montre moins que pour faire dcfirer davantage,quand l’obftacle qu’on op- pofe aux yeux nc fert qu’a mieux irriter l’imagi- nation , quand on ne cache une partie de l’objet que pour parer celle qu’on expofe , Hen ! male turn mites defendit pampinus uvas. Termjnons ces nombreufes digreffions. Gra- ce au Ciel voici la derniere : je fuis a la fin de cet ecrit. Je donnois les fetes de Lacedemone pour rnodele de cedes que je voudrois voirparmi nous. Ce n’eft pas feulement par leur objet, mais aufli par leur fimplicite que je les trouve reconsmanda- bles : fans pompe, fans luxe, fans appareil, tout y refpiroit, avec un charme fecret de patriotifme qui les renaoit interelfantes, un certain efprit mar¬ tial convenable a des hommes fibres (r) ; fans af- (r) Je me fouviens d’avoi'r ete frappe dans mon en- fance d’un fpectacie affez fimple , & dont pourtant l’im. preffion m’efl toujours reftee , malgrtf le terns & la diver- fite des objets. Le Regiment de S. Gervais avoir fait 1’exercice , Sc, felon la coutume , on avoit foupe par compagnies; la plupart de ceux qui les compofoient fe 15)0 J. J. Rousseau faires & fans plaifirs, au moins de ce qui porte ces no ms parmi nous , ils paifoient, dans cette douce raiTemblerent apres le foupe dans la place de S. Ger- vais, & fe mirent a danfer tous enfemble? officiers & foldats, autour de la fontaine , fur le balfin de laqiielle etoient montes les Tambours, les Fifres, & ceux qui portoient les flambeaux. Une danfe de gens egayes par un long repas fembleroit n’offrir rien de fort intdrefiant a voir ; cependant, l’accord de cinq ou fix cens hommes en uniforme , fe tenant tous par la main, & formant une longue bande qui ferpentoit en cadence & fans con- fufion , avec mille tours & retours, mille efpeces devo¬ lutions figurees, le choix des airs qui les animoient, le bruit des tambours , l’eclat des flambeaux , un certain appareil militaire au fein du plaifir, tout cela formoit une fenfation tres-vive qu’on ne pouvoit fupporter de fang-froid. II etoit tard, les femmes etoient couche'es, toutes fe releverent'; bientot les fenetres furent pleines de fpecfatrices qui donnoientun nouveau zele aux ac- teurs; elles ne purent tenir long-tems a leurs fenetres , elles defcendirent; les maitreifes venoient voir leurs ma¬ xis , les fervantes apportoient du vin, les enfans memo eveilles par le bruit accoururent demi - vetus entre les peres & les meres. La danfe fut fufpendue; ce ne fu¬ rent qu’embraflemens , ris , fantes , carelfes. II refulta de tout cela un attendriffement general que je ne fau- rois peindre , mais que , dans l’allegreffe univerfelle , on eprouve affez naturellement au milieu de tout ce qui nous eft cher. Mon pere , en m’embraflant, fut faifi d’un tvefTaillement que je crois fentir & partager encore. Jean Jacques, me difoit-il, aime ton pays. Vois-tu ces bons Genevois; ils font tous amis , ils font tous freres; la joie & la Concorde regne au milieu d’eux. Tu es Ge¬ nevois: tu verras un jour d’autxes peuplcs; mais, quand A M. d'A l e m b e r t. 191 uniformite, la journce, fans la trouvcr trop lon¬ gue, & la vie, fans la trouver trop courte. IIs s’en rctournoient chaque foir, gais & difpos, pren¬ dre leur frugal repas , contens de leur patrie, de leurs concitoyens , & d’etix - rnemes. Si l’on de,- niande quelque exemple de ces divertilfemens pu¬ blics , en voici un rapportc par Plutarque. II y avoit, dit-il, toujours trois danfes en autant de bandes , felon la difference des ages 5 & ces danfes fe faifoient au chant de chaque bande. Celle des vieillards co mmenqoit la premiere, en chantant le couplet fuivant: Nous avow etejadis , Jeunes , vaillans, £■? hardis. tu voyagerois autant que ton pere , tu ne trouveras ja¬ mais leur pareil. On voulut recommencer la danfe, il n’y eut plu* moyen : on ne favoit plus ce qu’on faifoit, toutes les tetes etoient tournees d’une ivreffe plus douce que celle du vin. Apres avoir reftd quelque terns encore a rire & a caufer fur la place , il fallut fe feparet, chacun fe re- tira paifiblement avec fa famille •, & voila comment ces aimables & prudentes femmes ramenerent leurs maris, non pas en troublant leurs plaifirs, mais en allant les partager. Je fens bien que ce fpectacle dont je fus fi touche, feroit fans attrait pour mille autres : il faut des yeux faits pour le voir, & un coeur fait pour le fentir. •Non , il n’y a de pure joie que la joie publique, & le* vrais fentimens de la Nature ne regnent que fur le peu- ple. Ah! Dignite, fille de 1’orgueil &mere de 1’ennui, jamais tes triftes efejaves eurent-ils un pareil momejjt W kut vie ? DESCRIPTION ABREGtE D U O- O XTV'JEl jR. 2VJEM JEMT BE GENEVE* VArticle Geneve de /’ Fncyclopedie nyant iti Loccafion de la Lettre de M. Roujfeau d l'Auteur , & des reflexions que M. d'Alembert lui adreffe fur cette Lettre , nous croyons devoir remettre cet article fans tes yeux du Lecieur. Hid a ville de Geneve eft fituee fur deux collides a Pendtolt ou finit le Lac qui porte qujaurd’hui fon nom, & qu’on appelloit autrefois Lac Leman. La fituation eh eft tres agreable; bn voit d’Un t6t& le Lac, de l’autre le Rhone , aux environs une campagne riante, de's coteatix couverts de maifons de cariipagne le ldilg du Lac , & a quelques lieueS les fommets toujours glaces des Alpes, qui paroif- fent des montagiies d’argentlorfqu’ils font eclaires par le foleil dans les beaux jours. Le Port de Ge¬ neve fur le Lac avec des jettees , fes barques , fes marches , & fa pofition entre la France , l’ltalie & FAliemagne, la rendent' induftrieufe, riche & com- merqante; Elle a plufieurs beaux edifices & des Tome IIli N ij ?4 Description abre'see promenades agreables; les rues font eclairees la nuit, & on a conftruit fur le Rhone une machine a pompes fort limple, qui fournit de l’eau jufqu’aux quartiers les plus eleves, a cent pieds de haut. Le Lac eft d’environ dix-huit lieues de long, & de quatre a cinq dans fa plus grande largeur. C’eft line efpece de petite mer qui a fes tempetes , & qui produit d’autres phenomenes curieux. Jules Cefar parle de Geneve comme d’une Lille des Allobroges, alors Province Romaine ; il v v’int pour s’oppofer au palfage des Helvetiens , qu’on a depuis appelles Suijfcf. Des que le Chriftianifme fut introduit dans cetteVille, elledevintun Siege Epifcopal, fuffragant de Vienne. Au commence¬ ment du V Siecle, l’Empereur Honorius la ceda aux Bourguiguons, qui en furent depoifedes en 5 34 par les Rois Francs. Lorfque Charlemagne , fur la fin du IX Siecle, alia combattre les Rois des Lombards, & delivrer le Pape (qui Pen recom- penfa bien par la Couronne Imperiale), ce Prince palfa a Geneve, & en fit le rendez-vous general de fon armee, Cette VUle fut enfuite annexee par heritage a 1 ’Empire Germanique, & Conrad y vint prendre la Couronne Imperiale en 1034. Mais les Empereurs fes fuccelfeurs , occupes d'affaires tres- importantes , que leur fufeiterent les Papes pen¬ dant plus de trois cents ans, ayant neglige d’avoir les yeux fur cette Ville, elle feeoua infenfiblement le joug , & devint uneVille Imperiale, qui eut forr Evequc pour Prince, ou plutot pour Seigneur ■, car bu GoLverneMent de Geneve, ipf J’autorite de PEveque etoit temperee par celle des Citoyens. Les armoiries qu’elle prit des-lors , ex- prinioient cette conftitution rnixte, c’etoitune Ai- gle Imperiale d’un cote, & de l’autre une Clef re- prefentant le pouvoir de 1 ’Eglife, avec cette de- vife, Foji tenebras lux. La Ville de Geneve a con- ferve ces armes apres avoir renonce a PEglife Ro- tnaine; elle n’a plus de commun avec la Papaute que les clefs qu’elle potte dans fon eeuffon ; il eft meme affez fingulier qu’elle les ait coniervees ; apres avoir bribe avec unfe efpece de fuperftition tous les liens qui pouvoient f attacher a Rome ; telle a penfe apparemment que la devife , Pnjttene¬ bras lux , qui exprime parfaitement, a ce qu’elle croit, fon etat actuel par rapport a la Religion , lui permettoit de ne rien changer au refte de fes armoiries. Les Dues de Savoie, voifins de Geneve , appuyeS tquelquefois par les Eveques, firerit infenfiblement & a diiferentes reprifes des efforts pour etablir leur autorite dans cette Ville •, mais elle y refifta avec courage , foutenue de i’alliance de Fribourg & d6 Celle de Betne. Ce fut alors , e’eft - a - dire vers I f 26 , que le Confeil des CC fut etabii. Les opi¬ nions de Luther & de Zuingle’ commencoient a s’introduire ; Berne les avoit adoptees; Geneve les goutoit; elle les admit enfin en 1 f 3 f ;la Papaute fut abolie; & l’Eveque qui prend toujours le tiers d 'Eveqtie de Geneve ; fins y avoir plus de jurifdic- tioil que l’Eveque de Babylone n’en a dans fon N 3 Description abre'be'e Dioccfe, eft refident a Annecy depuis ce terns-1&» On voit encore entre les deux portes de l’Hdtel- de-ville de Geneve , une infeription latine en mc- moire de l’abolition de la Religion Catholique. L« Pape y eft appelle 1 'Antechrift : cette expreflion , que le fanatifme de la liberte & de la nouveaute s’eft permife dans un fiecle encore a demi barba- re, nousparoitpeu digne aujourd’hui d’une Villa aufli philofophe. Nous ofons l’inviter a fubftituer ace monument injurieux & groflier une inferip- tion plus vraie , plus noble & plus fimple. Pour les Catholiques , le Pape eft le Chef de la verita¬ ble Eglife; pour les Proteftans Pages & moderes , e’eft un Souverain qu’ils rePpedent comrae Prince fans Ini obeir: mais dans un fiecle tel que leno- tre , il n’eft plus l’Antechrift pour perPonne. Geneve , pour defendre fa liberte contre les en- treprifes desDucs de Savoie & de fes Eveques, fe fortifia encore de 1’alliance de Zurich, & fur-tout de celle de la France. Ce fut avec ces fecours qu’elle refifta aux armes de Charles Emmanuel, &aux trefors de'Philippe II, Prince dont l’ambi- tion, le dePpotiPme , la cruaute & la fuperflition, atTurent a fa memoire 1 ’execration de la pofterite. Henri IV 7 " qui avoir fecouru Geneve de 300 fol- dats , eut bientot apres befoin lui-meme de fes fe- c.ours ; elle ne lui Put pas inutile dans le terns de la Ligue & dans d’autres occafions : de la font venus les privileges dont les Genevois jouilPeut en France comme les Suiifes. DU Gouvernement de Geneve. 197 Ccs Peuples voulant donner de la celebrite a leur Ville , y appellerent Calvin , qui jouilfoit avec juftice d’une grande reputation, Homme de Lettres du premier ordre , ecrivant en Latin aulli bien qu’on le peut fairs dans une langue motte , & en Francois avec une purete finguliere pour fon terns : cette purete quenos habiles Grammairiens admirent encore aujourd’hui, rend fes Ecritsbien fuperieurs a prefque tous ceux du meme liecle , comme les Ouvrages de MM. de Port - Royal fe dillinguent encore aujourd’hui par la meme rai- fon , des rapfodies barbares de leurs adverfaires & de leurs contemporains. Calvin, Jurifconfulte habile & Theologien auffi eclaire qu’un Heretique le peut etre , dreila de concert avec les Magilhats un Recueil de Loix Civiles & Ecclefiaftiques, qui fut approuve en 1543 par le peuple, & qui e(fc devenu le Code fondamental de la Republique. Le fuperflu des Biens Ecclefiaftiques, qui fervoie avant la Reforme a nourrir le luxe des Eveques & de leurs fubalternes, fut applique a la fondation d’un H6pitald’un College, & d’une Academic: rnais les guerres que Geneve eut a foutenir pen¬ dant pres de foixante ans, empecherent les Arts & le Commerce d’y fleurir autant que les Sciences. Enfin le mauvais fucces de l’Efcalade, tentee en 1602 par le Due de Savoie, a ete I’epoque de la tranquillite de cette Republique. Les Genevcis re- pouiferent leurs ennemis, qui les avoient attaques parfurprifei &pour degouter le Due de Savoit N 3 IPS Desciubtion abre'ge'e d’entreprifes femblables , ils firept pendre treize des principaux Generaux ennemis. Ils crurent pouvoir traiter comme des voleurs de grand che- min , des homines qui avoient attqque leur Ville fans declaration de guerre : car cette politique llnguliere & nouvelle, qui confide a faire la guer¬ re fans l’avqir declares , n’etoit pas encore con- nue en Europe; & eiit-elle ete pratiquee des-lors par les grands Etats, elle eft trop prejudicial^ aux petits, pour qu’elle puiffe jamais etre de leur gout. Le Due Charles Emmanuel fe vayaut repouife & fes Generaux pendus renonqa a s’emparer de Geneve. Son exemple fervit de leqon a fes fuccef- feurs ; & depuis ce terns cette Ville n’a cede de fe peupler, de s’enrichir & de s’embellir dans le fein de la paix. Queiques dilfenfions inteftines ^ dont la derniere a eclate en 1738 > ont de terns en, terns altere legerement la tranquillite de la Repu- blique ; rnais tout a ete heureufement pacific par la mediation de la Erance & des Cantons confe- deres ; & la furete eft aujourd’hui etablie au de¬ hors plus fortement que jamais, par deux nou- veaux Traites, l’un avec la France en 1749 , l’au- tre avec le Roi de Sardaigne en 17^4. C’eft une chofe tres-linguliere, qu’uneVilie qui co.mp.te a peine 2400a ames, & dont le territoire morcele ne contient pas trente villages, ne lailfe pas d’etre un Etat Souverain , & une des Villes les plus floriifantes de I’Europe. Riche par fa Liber¬ ty & par foil Commerce, elle voit fouvent autour bu Gouvernement de Geneye. 199 d’elle tout en feu fans jamais s’en relfcntir ; les evenemens qui agitent l’Europe ne font pour clle qu’uu fpe Description a b r e' g e' at x aufli bien qu’un efprit eclaire. Le meurtre da Servet paroit aujourd’hui abominable. ” Nous croyons que les eloges dus a cette noble liberte de penfer & d’ecrire, font a partager egalement entre 1’ Auteur, fon Siecle & Geneve. Combien de pays oil la Philofophie n’a pas fait moins deprogres » mais ou la Verite eft encore captive, ou la Raifon n’ofe elever la voix pour fbudroyer ce qu’elle eondamne en lilence , oil merne trop d’EcrivainS puftllanimes, qu’on appelle/ ages , refpedent les prejuges qu’ils pourroient combattre avec autanr de decence que de fiirete ? L’Enfer, un des points principaux de notre Croyance, n’en eft pas un aujourd’hui pour plu- lieurs Miniftres de Geneve-, ce feroit, felon eux, faire injure a la Divinite, d’imaginer que cet Etre plein de bonte & de juftice, fiit capable depunir nos fautes par une eternite de tourmens : ils ex- pliquent le moins mal qu’ils peuvent les palfages formels de l’E^riture qui font contraires a leur opinion , pretendant qu’il ne taut jamais prendre a la lettre dans les Livres Saints, tout ce qui pa- roitblelfer l’humanite & la raifon. Ils croienr done qu’il y a des peines dans une autre vie, mais pour un terns; ainfi le Purgatoire, qui a ete une des principales caufes de la feparation des Proteftans- d’avec l’Eglife Romaine , eft aujourd’hui la feule peine que plufieurs d’entr’eux admettent apres la mort: nouveau trait a ajouter a PhiLtoire des- eontradidions humaines. i)t; GoUVernemeut Dt Geneve.' fin Pour tout dire en un mot, plufieurs Pafleurs de Geneve n’ont d’autre religion qu’un Socinianifme parfait, rejettant tout ce qu’on appelle myfier :j , & s’imaginant que le premier principe d’une Reli¬ gion veritable, eft de ne rien propofer a croire qui heurte la raifon : aufli quand on les preffe fur la neceliite de la Revelation f ce dogme fi eflentiel du Chriftianifme j plufieurs y fubftituent le terms d'utilite, qui leur paroit plus doux : en celas’ils no font pas orthodoxes, ils font au riioins eonfequen9 a leurs principes. Un Clerge qui penfe ainfi doit etre tolerant, Sc l’eft en effetaiTez pour n’etre pas regarde de bon ceil par les Miniltres des autres Eglifes reformecs. On peut dire encore, fans pretendre approuver d’ailleurs la religion de Geneve * qu’il y a peu de pays ou les Theologiens & les Eccleiiaftiqucsl foient plus ennemis de la fuperftition. Mais en tecompenfe, comme I’intolerance & la fuperlti- tion ne fervent qu’a multiplier les inctedules, ou fe plaint tnoins a G neve qu’ailteurs des progres de l’incredulite j ce qui ne doit pas furprendre i laReligion y eft prefque reduite al’adoration d’urt feul Dieu , du moins chez prefque tout ce qui n’eftpas peuple : le refpetft pour JefiiSwChrift &- pour les Ecricures j font peut-etre la feule ch'ofe qui diftingue d’un pur Dcifme le Chriftianifme de Geneve. Les Eeclefiaftiques font encore mieux a Geneve que d’etre tolerans > ils fe renferment uniques O 2 Jai2 Description abrk'ge'I ment dans leurs fon&ions, en donnant les praS. miers aux Citoyens l’exemple de la foumiflioft aux Loix. Le Confiftoire etabli pour veiller fus les moeurs , n’inflige que des peines fpirituelles. La grande querelle du Sacerdote & de 1’Empire, qui dans des fiecles d’ignorance a ebranle la Cou- ronne de tant d’Empereurs, &qui, commenous lie le favons que trop, caufe des troubles facheux dans des fiecles plus eclaires, n’eft point cormu© st Geneve ; le Clerge n'y fait rienfans l’approbatioa des Magiftrats. .Le Culte eft fort fimple ; point d’images , point? du luminaires, point d’ornemens dans les Eglifes. On vient pourtant de donner a la Cathedrale un portail d’aflez bon gtmtj peut-etre parviendra-t- on peu a peu a decorer 1’interieur des Temples. Ou feroit en effet I’inconvenient d’avoir des ta¬ bleaux & des ttatues , en avertiifant le peuple, fi l’on vouloit, de ne leur rendre aucun cuke , & de ne les regarder que comme des monumens def- tines a retracer d’une maniere frappante & agrea- ble les principaux evenemens de la Religion ? Les Artsy gagneroient fans que la fuperftition en pro- fitat. Nous parlons ici, comme le Le&eur doit le fentir , dans les principes des Pafteurs Genevois , & non dans ceux de l’Eglife Catholique. Le Service Divin renfermc deux chofes; les Predications , & le Chant. Les Predications fe bornent prefqu’uniquement a la morale, & n’en valent que mieux, Le chant eft d’aflez mauvaffl du Gouverneihent de Geneve, aij gout; & les vers franqois qu’on chante, plus mauvais encore. Ilfaut efperer que Geneve fe re- formera fur ces deux points. On vient de placer un orgue dans la Cathedrale, & peut-etre-parvien- dra-t-011 a louer Dieu en meilleur langage & en meilleure mufique. Du rcfte la veritenous oblige de dire, que l'Etre Supreme ell honore a Geneve avec une decence & un recueillement qu’on ne remarque point dans nosEglifes. Nousne donnerons peut-etre pas d’auffi grands articles aux plus vaftes Monarchies; mais aux yeux du Philofophe la Republique des Abeitles fl’eft pas moins intereflante que l’Hiftoire des grands Empires,- & ce n’eft peut-etre que dans les petits Etats qu’on peut trouver le modele d’u- pe parfaite adminiftration politique. Si la Reli¬ gion ne nous permetpas depenfer que les Gene- vois aient efficaeement travaillc i leur bonheur dans l’autre Monde, la raifon nous oblige a croire qu’ils font a-peu-pres auiE heureux'qu’on le peut etre dans celui ci: 0 fortimatos nimium , fuafi bona norint / I I TTAIT D E S :r. JE: O' X £ X M J£ £ Be la Venerable Compagnie des Paf- teuvs & Profeffeurs de l’Eglife & de TAcademie de Geneve, du io Fe- vrier 1758, JE 4 i Comp ignie informee que le VTI Tomg de I’Encyclopedie , imprime depins pen a Paris , rest* ferme ajt mot GENEVE des chafes qui interejfent ef- fentielUment notre Eglife , s'eft fait lire cet Article & ay ant nomme des Cowmffaires pour t examiner plus particuhereme it , out leur rapport , apres mitre deliberation , elle a cm fe devoir es Past. deGuetf.' 22f ire a ce que I’on pourroit encore ecrire dms le! meme but. Ceneferoit qu’une conteftation inu¬ tile, dont notre caradere nous eloigne infini- ment. II nous fuffit d’a voir mis a couvertl’hon.- neur de notre Eglife & de notre Miniftere, en jnontrant que le portrait qu’on a fait de notre Re¬ ligion eft infidele , & que notreattachement pour la faine Doctrine Evangelique n’eft: ni moins fin- cere queccluide nos Peres, ni different de celui des autres Eglifes Reformees, avec qui nous fai- fons gloire d’etre unis par les liens d’une mem® Foi, & dont nous voyons avec beaucoup de pei¬ ne que l’on veuille nous diftinguer. J. Tkeimbley , Secretaire . '£ £. X T 21 XL A E RO U S S E A XT» CITQYEN DE GENEVE. Qiiittez-moi votre ferpe , infirument de dommage. La Font. L. xii. Fab. xx. Lettre que vcrus m’avez fait l’honneur de nfadre/Ter, Moniieur, fur VArticle Geneve de 1’Encyclopedie , a eu tout le fucces que vous de- viez en attendre. En interetfant les Philofophes par les verites repandues dans votre Ouvrage, & les gens de gout par 1’eloquence & la chaleur de votre ftyle , vous avez encore fu plaire a la mul¬ titude par le mepris meme que vous temoignez pourelle, & que vous euffiez peut-etre marque davantage en alfedlant moins de le montrer. Je ne me propofe pas de repoudre precifement a votre Lettre, rilais de m’entretenir avec vou9 fur ce qui en fait lefujet, & de vous communi- quer mes reflexions bonnes ou mauvaifes : il fe- roit trop dangereux de lutter centre une plume 1 AM. ]. ]. R 0 V S S E A U. 222 telle quo la v6tre, & je ne cherche point a ecrire des chofes brillantes, mais des chofes vraies. Une autre raifou m’engage a ne pas demeurer dans le filence; c’eftla reconnoiffance que je vous dois des egards avec lefquels vous m’avez combat* tu. Sur ce point feul je me flatte de ne vous point ceder. Vous avez donne aux Gens de Lettres un exemple digne de vous , & qu’ils imiteront peut- etre enfin quand ils connoitront mieux leurs vrais interets. Si la fatyre & l’in jure n’etoient pas au- jourd’hui le ton favori de la critique, elle feroit plus honorable a ceux qui Texercent, & plus utile a ceux qui en font l’objet. On ne craindroit point de s’avilir en y repondant; on ne fongeroit qu’a. s’eclairer avec une candeur & une eftime recipro- ques } la verite feroit connue, & perfonne ne fe¬ roit offenfe; car c’eft moins la verite qui blelle, que la maniere de la dire. Vous avez eu dans votre Lettre trois objets principaux d’attaquer les Spectacles nris en eux- memes •, de montrer que quand la morale pourroit les tolerer, la conftitution de Geneve ne lui per- mettroitpas d’en avoir ; de juftifier enfin les Paf- teurs de votre Eglife fur les fentimens que je leur ai attribues en matiere de Religion. Je fuivrai ces trois objets avec vous, & je m’arreterai d’abord fur le premier , commefur celui qui intereife le plus grand nombre des Ledleurs. Malgre l’eten- due de la matiere , je tacherai d’etre le plus court qu’il me fera polkble ; il n’appartient qu a vous 224 D’A L E M B E Tv t.' d’etre long & d’etre lu , & je ne dois pas me flat¬ ter d’etre aufli heureux en ecarts. Le caradterc de votre Philofophie , Monfieur , eft d’etre ferme & inexorable dans fa marche. Vos principes pofes, les confequences font ce qu’elles peuvent, tant pis pour nous fi elles font facheufes} mais a quelque point qu’elles le foient, elles ns vous le paroilfent jamais affez pour vous forcer a revenir fur les principes. Bien loin de craindre ]es objections qu’on peut faire contre vos parado¬ xes , vous prevenez ces objections en y repondant par des paradoxes nouveaux. II me femble voir en vous (la comparaifon ne vous offenfera pas fans-doute) ce Chef intrepide des Reformateurs, qui pour fe defendre d’une herefie en avanqoit une plus grave, qui commenqa par attaquer les Indulgences, & finit par abolir la Me/fe. Vous avez pretendu que la culture des Sciences & des Arts eft nuifible aux moeurs; on pouvoit vous ob- jedter que dans une Societe policee cette culture eft du moins necelfaire jufqu’a un certain point, & vous prier d’en fixer les homes 5 vous vous ctcs tire d’embarras en coupant le noeud, & vous n’a-r vez cru pouvoir nous rendre heureux & parfaits, qu’en nous reduifant a l’etat de betes. Pour prou- ver ce que tant d’Operas Franqois avoient- ft bien prouve avant vous , que nous n’avbns point de xnufique , vous avez declare que nous ne pouvions tn avoir, & qiiefi nous en avions une, ceferoit tant pis pour sms. Enftn, dans la vue d’infpirer plus efficace- A- M. J. J. R O V S S E A V. 22? efficacement a vos compatriotesl’hotreur de la Co- medie , vous la reprefentez corame une des plus pernicieufes inventions des hommes, & pour me fervir de vos propres termes, comme un divertiffe- ment plus barbare que les combats des gladiateurs. Vous procedez avec ordre, & ne portez pas d’a. bord les grands coups. A ne regarder les Spe&a- cles que comme un amufement, cette raifon feule vous paroit fuffire pour les condamner. La vie ejl fi courte , dites-vous , & le terns fi precieux. Qui en doute , Monfieur ? Mais en meme terns la vie eft fi malheureufe, & le plaifir fi rare. Pour, quoi envier aux hommes , deftines prefque uni- quement par la nature a pleurer & a mourir, quel- ques delademens palTagers, qui les aidenta fup- porter l’amertume ou l’infipidite de leur exiften- ce ? Si les Spe&acles, confideres fous ce point de vue, ont un defaut a mes yeux, e’eft d’etre pour nous une diftradaon trop legere & un amufement trop foible, precifement par cette raifon qu’ils f e prefentent trop a nous fous la feule idee d’amufe- ment, & d’amufement neceflaire a notre oifivete. L’illufion fe trouvant rarement dans les reprefen- tations theatrales, nous ne les voyons que comme un jeu qui nous lailfe prefque entierement a nous. D’ailleurs le plaifir fuperficiel & momentane qu’el- les peuvent produire, eft encore affoibli par la na¬ ture de ce plaifir meme , qui, tout imparfait qu’il eft, a l’inconvenient d’etre trop recherche, &, fi oil jseut parler de la forte, appelle de trop loin. II Tome III. P b’A L E M B E R i. 226 a fallu , ce me femblc, pour imaginer uri pareli genre de divertilTement, que leshommes en eufi- Pent auparavant eflaye & ufe de bien des efpeces; quelqu’un qui s’ennuyoit cruellement (c’etoit vraifemblablement un Prince) doit avoir eu la pre¬ miere idee de cet amufementrafine, qui confide a reprefenter fur des planches les infortunes & les travers de nos femblables, pour nous confoler ou nous guerir des notres ; & a nous rendre fpedta- teurs de la vie, d’a&eurs que nous y fomrnes, pour nous en adoucir le poids & les malheurs. Cette reflexion trifle vient quelquefois troubler le plai« fir que je goute au Theatre 5 a travers les impref- fions agreables de la fcene, j’apperqois de terns en. terns, malgre moi & avec une forte de chagrin , l’empreinte facheufe de foil origine; fur-tout dans ces mornens de repos, oul’a&ion fufpendue &re- froidie laiflant I’imagination trauquille, ne montre plus que la reprefentation au-lieu de la chofe, .& l’adeur au-lieu du perfonnage. Telle eft , Mon- fieur, la trifte deftinee de 1’homme jufque dans^ les plaifirs merne 5 moins il peut s’en palfer, moins ll les goute ; & plus il y met de loins & d’etude » moins leur imprellion eft fenfible. Pour nous en c.onvaincre par un exemple encore plus frappant que celui du Theatre, jettons les yeux fur ces mai- ions decorees par la vanite & par l’opulence, que le vulgaire croit un fejour de delicas, & ou lesra- finemens d’un luxe recherche brillent de toutes parts i dies ne rappellent que trop fouveutaq riche A M. J. J. ROUSSEAU. 22? blaze qui les a fait conftruirefl’image importune de l’ennui qui luia rendu ces rafinemens neceflaires. Quoi qu’il en foit, Monfieur, nous avons trop bcfoin de plaifirs, pour nous rendre difficiles fur le nombre ou fur le choix. Sans doute tous nos di- vertilfemens forces & fadtices, inventes & mis en ufage par l’oifivete, font bien au delfous des plai¬ firs fi purs & fi fimples que dcvroient nous offric les devoirs de citoyen, d’ami, d’epoux, de fils , & de pere : mais rendez-nous done, fi vous le pou- vez , ces devoirs moins penibles & moins trifles ; ou foulfrez qu’apres les avoir remplis de notre mieux, nous nous confolions de notre mieux auflt des chagrins qui les accompagnent. Rendez les peuples plus heureux, & par confequent les cito- yens moins rares , les amis plus fenfibles &'plus conftans, les peres plus juftes, les enfans plus ten- dres, les femmes plus fideles 8c plus vraies •, nous ne chercherons point alors d’autres plaifirs que ceux qu’on goiite au fein de I’amitie, de la patrie, dela nature & de l’amour. Mais il y a long-terns, vous le favez , que le fiecle d’Aftree n’exifte plus que dans les fables , fi nieme il a jamais exifte ailleurs. Solon difoit qu’il avoit donne aux Athe- niens, non lesmeilleures loix en elles-memes, mais les meilleures qu’ils puflent obferver. Il en eft ainfi des devoirs qu’une faine Philofophie pref- erit aux homnies, & des plaifirs qu’elle leurper- met. Elle doit nous fuppofer & nous prendre tels que nous fommes, pleins de pallions & de foi- P 2 d’A l e m b e r t G2§ blelfes, mecontens de nous-memes & des autres, t reunilfant a un penchant naturel pour l’oifivete, l’inquietude & l’adivite dans les defirs. Que reft e- t-il a faire a la Philofophie, que de pallier a nos yeux, par les diftradions qu’ellenous oifre,Pagi- tation qui nous tourmente, ou la langueur qui nous confume ? Peu de perfonnes ont, comme vous , Monfieur, la force de chercher leur bon- heur dans la trifte & uniforme tranquiliite de la folitude. Mais cette relfource ne vous manque-1- elle jamais a vous-meme ? N’eprouvez-vous ja¬ mais au fein du repos, & quelquefois du travail, ces momens de degout & d’ennui qui rendent ne- celfaires les delalfemens ou les diftradions ? La fo- ciete feroit d’ailleurs trop malheureufe, fi tous ceux qui peuvent fe fuffire ainfi que vous, s’en bannilfoient par un exil volontaire. Le Sage en fuyant les hommes , c’eft-a-dire, en evitant de s’y livrer, (car deft la feule maniere dont il doit les fuir,) leur eft au moms redevable de fes inftruc- tions & de fon exemple ; c’eft au milieu de fes femblables que l’Etre fupreme lui a marque foil fejour, & il n’eft pas plus permis aux Philofophes qu’aux Rois d’etre hors de chez eux. Je reviens aux plaifirs du Theatre. Vous avez laifle avec raifon aux declamateurs de la chaire, cet argument II rebattu contre les Spedacles, qu’ils font contraires a l’efprit du Chriftianifme , qui nous oblige de nous mortifier fans celfe. On s’interdiroit fur ce principe les delalfemens que la A M. J. J. R 6 U 8 S E A U. 22? Religion condamns le moins. Les Solitaires aufte- res de Port-Royal, grands predicateurs de la Mor¬ tification chretienne , & par cette raifon grands adverfaires de la Comedie, ne fe refufoient pas dans leur folitude, comme l’a remarque Racine , le plailir de faire des fabots, & celui de tourner les Jefuites en ridicule. II femble done que les Spectacles , a ne les con- fiderer encore que du cote de l’amufement, peu- vent etre accordes aux hommes, du moins comme un jouet qu’on donne a des enfans qui fouffrent. Mais ce n’eft pas feulement un jouet qu’on a pre- tendu leur donner , ce font des leqons utiles de- guifees fous l’apparence du plailir. Non feulement on a voulu diftraire de leurs peines ces enfans adultes; on a voulu que ce Theatre, ou ils ne vont en apparence que pour rire ou pour pleurer , de- vint pour eux, prefque fans qu’ils s’en apperqui- fent,'une ecole de moeurs & de vertu. Voila, Monfieur , de quoi vous croyez le Theatre inca¬ pable ; vous lui attribuez meme un effet abfolu- ment contraire, & vous pretendez le prouver. Je conviens d’abord avec vous, que les Ecri- vains Dramatiques ont pour but principal de plai- re, & que celui d’etre utiles eft tout au plus le fe- cond: mais qu’importe, s’ils font en eftet utiles, que ce foit leur premier ou leur fecond objet ? So- yons de bonne foi, Monfieur, avec nous*memes, & convenons que les Auteurs de Theatre n’ont rien en cela qui les diftiugue des autres. L’eftimc P 3 d’A l e m b e r t 230 publique eft le but principal de tout Ecrivain ; 8c la premiere verite qu’il veut apprendre a fes Lec- teurs, c'ett qu’il eft digne de cette eftime. En vain affedleroit-il de la dedaigner dans fesOuvra- ges i Til!difference fe tait, & ne fait point tant de bruit; les injures meme dites a uneNation ne font quelquefois qu’un moyen plus piquant de fe rap- peller a fon fouvenir. Et le fameux Cynique de la Grece eut bientot quitte ce tonneau d’oii il bra- voit les prejuges & les Rois, li les Atheniens euf- fent paffe leur chemin fans le regarder & fans l’en- tendre. La vraie Philofophie ne confifte point a fouler aux pieds la gloire, & encore moins a le di¬ re ; mais a n’en pas faire dependre fon bonheur , meme en tachant de la meriter. On n’ecrit done, Monlieur, que pour etre 1 u, & on ne veut etre lu que pour etre eftime; j’ajoute, pour etre eftime de la multitude, de cette multitude meme, dont on fait d’ailleurs (& avec raifon) ft peu de cas. Une voix fecrette & importune nous crie, que ce qui eft beau , grand & vrai, plait a tout le mon- de, & que ce qui n’obtient pas le fuffrage general, manque apparemment de quelqu’une de ces qua- lites. Ainli quand on cherche les eloges du vulgai- re, e’eft moins comme unerecompenfeflatteufe en elle-meme, que comme le gage le plus far de la bonte d’un Ouvrage. L’amour-propre qui n’an- nonce t^e des pretentions moderees, en declarant qu’il fe borne a l’approbation du petit nombre , «ft un amour-propre timide qui fe confole d’avan- A M. J. J. 1 o c s s e a u. 23 T ce, ou un amour-propre mecontent qui fe confole apres coup. Mais quel que foit le but d’uu Eeri- vain , foit d’etre loue, foit d’etre utile, ce but n’importe guere au Public; cen’eft point-lace qui regie fon jugement, e’eft uniquement le degrede plailir ou de lumiere qu’on lui a donne. II hono- re ceux qui l’inftruifent, il encourage ceux qui l’amufent, il applaudit ceux qui l’inftruifent en l’amufant. Or les bonnes Pieces de Theatre me paroiifent reunir ces deux derniers avantages. Cell la morale mife en a&ion, ce font les precep- tes reduits en exemples ; la Tragedie nou> offre les malheurs produits par les vices des hommes, la Comedie les ridicules attaches a leurs defauts; l’une & 1’autre mettent fous les yeux ce que la Morale ne montre que d’une maniere abftraite & dans une efpece de lointain. Elies develop- pent & fortifient par les mouvemens qu’elles ex- citent en nous, les fentimens dont la nature a mis le germe dans nos ames. On va, felon vous , s’ifoler au Speclacle , on y va oublier fes proches , fes concitoyens & fes amis. Le Spedacle eft au contraire celui de tous nos plaifirs qui nous rappelle le plus aux autres hommes, par 1’image qu’il nous prefente de la vie humaine, & par les impreilions qu’il nous donne & qu’il nous laiife. Un Poete dans fon enthou- liafme, un Geometre dans fes meditations profon- des, font bien plus ifoles qu’on ne l’eft au Thea™ tre. Mais quand les plaifirs de la feene nous fe- P4 d’A l e m b e r t 232 roient perdre pour un moment le fou venir de nos femblables, n’eft-ce pas l’effet naturel de toute oc¬ cupation qui nous attache, de toutamufement qui nous entraine ? Combien de momens dans la vie ou Thomme le plus vertueux oublie fes compa- triotes & fes amis fans les aimer moins ,* & vous- meme, Monfieur, n’auriez-vous renonce a vivre avec les votres que pour y penfer toujours ? Vous avez bien de la peine, ajoutez-vous, a concevoir cette regie de la poetique des Anciens , que le Theatre purge les paffions en les excitant. La regie, ce me femble, eft vraie, mais elle a le defaut d’etre mal enoncee; & c’eft fans doute par cette raifon qu’elle a produit tant de difputes, qu’on fe feroit epargnees fi on avoit voulu s’enten- dre. Les paffions dont le Theatre tend a nous ga- rantir, ne font pas ceiles qu’il excite; mats il nous en garantit en excitant en nous les paffions con- traires: j’entends ici par pajjion , avec la plupart des Ecrivains de Morale, toute affeftion vive & profonde qui nous attache fortement a fon objet. En ce fens, la Tragedie fe fert des paffions utiles & louables, pour reprimer les paffions blamables & nuilibles; elle emploie, par exemple, les lar- mes & la compaffion dans Zaire, pour nous pre- cautionner contre l’amour violent & jaloux •, l’a- mour de la Patrie dans Brutus , pour nous guerir de l’ambition; la terreur & la crainte de la Ven¬ geance celefte dans Semiramis , pour nous faire hair & e viter le crime. Mais fi avec quelques Phi- A M. J. J. Rousseau. 233 lofbphes on n’attache l’idee de paffion qu’aux af¬ fections criminelles, il faudra pour tors fe borner a dire , que le Theatre les corrige en nous rap- pellant aux affedtions naturelles ou vertueufes , que le Createur nous a donnees pour combattre ces memes paffions. „ Voila, objedtez-vous , un remede bien fol- „ ble & cherche bien loin : 1 homme eft naturelle- „ ment bon ; l’amour de la vertu , quoi qu’en di- „ fent les Philofophes, eft inne dans nous; il n’y a perfonne , excep.te les fcelerats de profes- „ fion, qui avant d’entendre une Tragedie ne foit „ deja perfuade des verites dont elle va nous in- y, ftruire; &al’egard des hommes plonges dans „ le crime, ces verites font bien inutiles a leur „ faire entendre, & leur coeur n’a point d’oreil- „ les L’homme eft naturellement bon, je le veux; cette queftion demanderoit un crop long examen; mais vous conviendrez du moins que la fociete , l’interet, l’exemple, peuvent faire de l’homme un etre mechant. J’avoue que quand il voudra confulter fa raifon , il trouvera qu’il ne peut etre heureux que par la vertu ; & c’eft en ce feul fens que vous pouvez regarder l’amour de la vertu comtne inne dans nous; car vous ne croyez pas apparemment que le foetus & les enfans a la mammelle ayentaucune notion du jufte &de l’in- jufte. Mais la raifon ayant a combattre en nous des paffions qui etouifent f^ voix, emprunte le fe- cours du Theatre pour imprinter plus profonde- d’A l e m b e r t 234 ment dans notre ame les verites que nous avons befoul d’apprendre. Si ccs verites gliffent fur lea fcelerats decides , elles trouvent dans le coeur des autres une entree plus facile; elles s’y fortifient quand elles y etoient deja gravees; incapables peut-etre de ramener les hommes perdus, elles font au moins propres a empecher les autres de fe perdre. Car la Morale eft comme la Medecine ; beaucoup plus fure dans ce qu’clle fait pour pre- venir les maux, que dans ce qu’elle tentepour Jes guerir. L’eftet de la morale du Theatre eft done moins d’operer un changement fubit dans les coeurs cor- rompus, que de premunir contre le vice les antes foibles par l’exercice des fentimens honnetes , & d’aifermir dans ces memes fentimens les ames ver- tueufes. Vous appeliez paftagers & fteriles les mouvemens que le Theatre excite, parce que la vivacite de ces mouvemens femble ne durerque le terns de la piece ; mais leur effet, pour etre lent & comme infenfible , n’en eft pas mois reel aux yeux du Philofophe. Ces mouvemens font des fe- coufl’es par lefquelles le fentiment de la vertu a befoin d’etre reveille dans nous; e’eft un feu qu’il faut de .terns en terns ranimer & nourrir pour l’empecher de s’eteindre. Voila , Monfieur, les fruits naturels de la mo¬ rale mife en action fur le Theatre; voila les feuls qu’on en puitfe attendre. Si elle n’en a pas de plus marques, croyez-vous que la morale reduite A M. J. J. R o v s s e a u. 23? aux preceptes en produife beaucoup davantage ? II ell bien rare que les meilleurs Livres de morale rendent vertueux ceux qui n’y font pas difpofes d’avance ; elt-ce une raifon pour profcrire ces Li- vres ? Demandez k nos Predicateurs les plus ta- meux combien ils font de converfions par an, ils vous repondront qu’on en fait une ou deux par liecle, encore faut-i! que le fiecle foit bon; fur cette reponfe leur defendrez-vous de precher, & a nous de les entendre ? „ Belle comparaifon ! direz-vous ; je veux que „ nos Predicateurs & nos Moraliftes n’aient pas 3 , des fucces brillans; au moins ne font-ils pas „ grand mal, fi ce n’eft peut-etrecelui d’ennuyer ,3 quelquefois; rnais c’eft precifement parce que 3, les Auteurs de Theatre nous ennuient moins, „ qu’ils nous nuifent davantage. Quelle morale, „ que cclle qui prefente fi fouvent aux yeux des „ fpedateurs des monftres impunis & des crimes ,, heureux ? Un Atree qui s’applaudit des hor- ,3 reurs qu’il a exercees contre Ton frere, un Neron „ qui empoilonne Britannicus pour regner en „ paix, une Medee qui egorge fes enfans, & qui w part en infultant au defefpoir de leur pere, un 3, Mahomet qui feduit & qui entraine tout un peuple, victime &inftrumentde fes fureurs? „ Quel alfreux fpedtacle a montrer aux hommes, 3, que des fcelerats triomphans „ ? Pourquoi non, Monfieur, fi on leur rend ces fcelerats odieux dans leur triomphe meme ? Peut-on mieux nous inf- S3£ fc’A L E M B E R T truire a la vertu, qu’en nous montrant d’un cote ies fucces du crime , & en nous faifant envier de Fautre le fort de la vertu malheureufe ? Ce n’eft pas dans la profperite ni dans Felevation qu’on a befoin d’apprendre a Paimer, c’eftdans Pabjection & dans l’infortune. Or fur cet effet du Theatre j’en appelle avec confiance a votre propre temoi- gnage: interrogez ie s fpedateurs Fun apres Fautre au fortir de ces Tragedies que vous croyez une ecole de vice & de crime •, demandez-leur lequel ils aimcroient mieux etre , de Britannicus ou de Neron, d’Atree ou de Thiefte, de Zopire ou de Mahomet j hefiteront-ils fur la reponfe - !' Et com¬ ment hefiteroient-ils ? Pour nous borner a un leul exemple, quelle leqon plus propre a rendre le fa- natifme execrable, &a faire regarder comme des monftres ceux qui Finfpirent, que cet horrible ta¬ bleau du quatrieme ade deMahomet, oil Foil voit Seide, egare par un zele alfreux, enfoncer le poi- gnard dans ie fein de fon pere? Vous voudriez , Monfieur, bannir cette Tragedie de notre Thea¬ tre ‘t Plut a Dieu qu’elle y frit plus ancienne de deuxcens ans! L’efprit philorophique quil’a didee feroit de meme date parmi nous, & peut-etre eiit epargne a la Nation Franqoife, d’ailleurs li paili- ble&li douce, les horreurs &les atrocites reli- gieufes auxquelles elle s’eft livree. Si cette Tra¬ gedie lailfe quelque chofe a regretter aux Sages , c’eft de n’y voir que les forfaits caufes par le zele d’une faulfe Religion, & non les malheurs encore A M. J. J. R o v s s e a ir. 237 plus deplorables, ou lezeleaveuglepour unp Reli¬ gion vraie peut quelquefois entrainer les homines. Ce que je dis ici de Mahomet, je crois pouvoir le dire de meme des autres Tragedies qui vous pa- roiflent ft dangereufes. II n’en eft, ce me femble, aucune qui ne laifle dans notre ame appeslare- prefentation, quelque grande & utile leqon de morale plus ou moins developpee. Je vois dans Oedipe un Prince fort a plaindre fans doute, mais toujours coupable, puifqu’il a voulu, contre l’avis meme desDieux, braver fa deftinee; dans Phe- dre, une femme que la violence de fa paffion peut rendre malheureufe, mais non pas excufable, puif- qu’elle travaille a perdre un Prince vertueux dont elle n’a pu fe faire aimer; dans Catilina, le mal que l’abus des grands talens peut faire au genre humain ; dans Medee & dans Atree, les eifets abo- minables de 1’amour criminel & irrite, de la ven¬ geance & de la haine. D’ailleurs quand ces pieces ne nous enfeigneroient diredlement aucune veri- te morale, feroient- elles pour cela blamables ou pernicieufes ? II fuffiroit pour les juftifier de cere- pxoche, de faire attention aux fentimens louables, ou tout au moins naturels , qu’elles excitent en nous ,• Oedipe & Phedre Partendriflement-fur nos femblables , Atree & Medee le fremiiTement & l’horreur. Quand nous irions a ces Tragedies, moins pour etre inftruits que pour etre remues, quel feroit en cela notre crime &leleur? Elles feroient pour les honnetes gens, s’il eft permis b’A l n » B E R f 22s d’employer cette comparaifon , ce que les fupplii ces font pour le peuple, un fpedacle ou ils aflifte- roient par le feul befoin que tous les hommes out d’etre emus. C’eft en effet ce befoin , & nos pas, comme on le croit communement, un fentiment d'inhumanite qui fait courir le peuple aux execu¬ tions des criminels. II voit au contraire ces exe¬ cutions avec un mouvement de trouble & de pitie, qui va quelquefois jufques a l’horreur & aux lar- mes. II faut a ces ames rudes, concentrees & grof- fieres , des fecouifes fortes pour les ebranler. Li Tragedie fuffit aux ames plus delicates & plus fen- fibles; quelquefois nieme , comme dans Medee & dans Atree , l’impreffion eft trop violente pour el- les. Mais bien loin d’etre alors dangereufe, elle eft au contraire importune ; & un fentiment de cette efpece peut-i! etre une fource de vices & de forfaits ? Si dans les pieces oil l’on expofe le crime a nos yeux, les fcelerats ne font pas toujours pu- nis, le Spedateur eft afflige qu’ils ne le foient pas : quand il ne peut en accufer le Poete , tou- )ours oblige de fe conformer a l’Hiftoire, c’eil: alors , ft je puis parler ainfi , l’Hiftoire elle-meme qu’il accufe ; & il fe dit en fortant, Faifons notrt devoir , fjf laijjons faire aux Dieux. Aulft dans un Spedacle qui laifleroit plus de li- berte au Poete , dans notre Opera, par exemple, qui n’eft d’ailleurs ni le Spedacle de la verite ni celui des moeurs, je doute qu’on pardonnat a l’Au- AM. J. R 0 v s s e a u. 439 teur de laiffer jamais le crime irnpuni. Je me fou- viens d’avoir vu autrefois en manufcrit un Opera d’Atree , ou ce monftre periffoit ecrafe de la fou- dre , en criant avec une fatisfadion barbare, Tonnez, Diaix impuiffans , frapp ez , je fids vtnge. Cette fituation vraiment theatrale , fecondeepat une mufique cffrayante, eutproduit, cemefem- ble, un des plus heureux denouemens qu’on puiffe imaginer au Theatre Lyriquc. Si dans quelques Tragedies on a voulu nous in- tereffer pour des fcelerats, ces tragedies ont man¬ que leur objet •, c’eft la faute du Poete & non du genre ; vous trouverez des Hiftoriens meme qui ne font pas exempts de ce reproche; en accuferez- vous l’Hiftoire ?RappelIez-vous,Monfieur, unde nos chefs-d’oeuvre en ce genre, la Conjuration de Venife de l’Abbe deSc. Real, & l’efpece d’interet qu’il nous infpire (fans l’avoir peut-etre voulu) pour ces hommes qui ont jure la ruine de leur pa- trie; on s’affligeprefqueaprescetteledure devoir: tant de courage & d’habilete devenus inutiles; on fe reproche ce fentiment, mais il nous faifit mal- gre nous, & ce n’eft que par reflexion qu’on prend part au falut de Venife. Je vous avouerai a cetts occaiion (contre l’opinion affez generalement eta- blie) que le fujet de Venife fauvee me paroit bien plus propre au Theatre que celui de Manlius Capi- tolinus, quoique ces deux pieces ne different gue- re que par les norns & l’etat des perfonnages: des malheureux qui confpirent pour fe rendre libres,' font moms odieux que des Senateurs quicabalent pour fe rendre maitres. Mais ce qui paroit, Monfieur, vous avoir cho- que le plus dans nos pieces, c’eft le role qu’on y fait jouer a l’amour. Cette paffion, le grand mo¬ bile des a&ions des hommes , eft en effet le relfort prefque unique du Theatre Franqois > &rien ne vous paroit plus contraire a la faine morale que de reveiller par des peintures & des fituations fc- duifantes un fentiment fi dangereux. Permettez- moi de vous faire une queftion avant que de vous repondre. Voudricz-vous bannir l’amour de la fociete ? Ce feroit, je crois , pour elle un grand bien & un grand mal. Mais vous chercheriez en vain a detruire cette paffion dans les hommes ; il ne paroit pas d’ailleurs que votre delfein foil dela leur interdire, du moins fi on en juge par les def. criptions intereffantes que vous en faites, & aux- quelles toute l’aufterite de votre philofophie n’a pu fe refufer. Or fi on ne peut, & fi on ne doit peut-etre pas etouffer l’amour dans le coeur des hommes, que refte-t-il a faire, finon de le diri- ger vers une fin honnete, & de nous montrer dans des exemples illuftres fes fureurs & fes foibleffes, pour nous en defendre ou nous en guerir ? Vous convenez que c’eft l’objet de nos Tragedies; mais vous pretendez que l’objet eft manque par les ef¬ forts meme que l’on fait pour le remplir, que l’im- preffion du fentiment refte , & que la morale eft bien- A M. J. J. Rousseau. 24 r bientot oubliee. Je prendrai, Moufieur, pour Vous repondre, l’exemple meme que vous appor- tez de la Tragedie de Berenice ; ou Racine a trou- ve l’art de nous intereifer pendant cinq Actes avec ces feul mots, je vous aime , vous etes Empereur & je pars ; & oil ce grand Poete a fu reparer pat les charmes de fon ftyle le defaut d’adtion & la monotoniede fon fujet. Tout SpedlateurfenGbie, je l’avoue, fort de cette Tragedie le coeur afflige partageant en quelque maniere le facrifice qui cou- te li cher a Titus, & le delefpcir de Berenice abandonnee. Mais quand ce Spe&ateur regarde au fond de fon ante, & approfondit le fentiment trifte qui I’occupe, qu’y appercoit-il, MonfieUr ? U11 recour affligeant fur le malheur de la Condition humaine, qui nous oblige prefque toujours de fat re ceder nos paftions a nos devoirs. Gela eft (I vrai, qu’au milieu des pleurs que nous donnons k Berenice, le bonheur du Monde attache au facrifi- ce deTitus , nous rend inexorables fur la neceffi- te de ce facrifice meme dont nous le plaignons, 1 ’interet que nous prenons a fa douleur , en admi- rant fa vertu, fe changeroit en indignation s’il fuc- comboit a fa foibleiTe. En vain Racine meme, tout habile qu’il etoit dans l’eloquence du coeur, cut eifaye de nous reprelenter ce Prince , entre Berenice d’uncote & Romede l’autre,ferilibleaux prieres d’un peuple qui embrafle les genoux pour le retenir, mais cedant aux larmes de fa maitreife; les adieux les plus touchans de ce Prince a les Tome lll K Q. 242 ,'d’A. l e m b e r t fujets ne le rendroient que plus meprifable a nos yeux j nous n’y verrions qu’unMonarque vil, qui pour fatisfaire une paffion obfcure, renonce a faire < du bien aux hommes, & qui va dans les bras d’u- ne femme oublier leurs pleurs. Si quelque chofe au contraire adoucit a nos yeux la peine de Titus, .c’eft le fpe&acle de tout un peuple devenu heu- reux parle courage du Prince: rien n’eft plus pro- pre a confoler de l’infortune, que le bien qu’on fait a ceux qui fouffrent, & l’homme vertueux fuf. pend le cours de fes larmes en efluyant celles des autres. Cette Tragedie, Monfieur , a d’ailleurs un autre avantage, c’eft de nous reudre plus grands a nos propres yeux en nous niontrant de quels efforts la vertu nous rend capables. Elie ne re¬ veille en nous la plus puiflhn[e & la plus douce de toutes les paffions, que pour nous apprendre a la vaincre, en la faifant ceder, quand le devoir l’exi- ge, a des interets plus preffans & plus chers. Ain- fi elle nous Satte & nous eleve tout a la fois ,'pat l’experience douce qu’elle nous fait faire de la ten- dreife de notre ame, & par le courage qu’elle nous infpire pour reprimer ce fentiment dans fes effets, gnconfervant le fentiment meme. Si done les peintures qu’on fait de l’amour fur nos Theatres etoient dangereufes, ce ne pourroit etre toutau plus que chez une Nation deja corrom- pue, a qui les remedes meme ferviroient de poi- fon : auffi fuis-je perfuade , rnalgre l’opinion con¬ traire ou vous etes, que les reprefentations tliea- A M. j. J. R O V 8 S E A u. 243 tfales font plus utiles a un peuple qui a conferve fes moeurs, qu’a celui quiauroit perdu les lie rules, Mais quand l’etat prefent de nos mueurs pour- roit nous faire regarder la Tragedie comme un nouveau moyende corruption, la plupart de nos pieces me paroilfent bien propres a nous raffurer a cet egard. Ce qui devroit , ce me femble, vous deplaire le plus dans l’amour que nous mettons li frequemment fur nos Theatres , ce li’eft pas la vi- vacite avec laquelle il eft peint, c’eft le r6le froid. & fubalterne qu’il y joue prefque toujours. L’a¬ mour , fi on en croit la multitude, eft Fame de 110s Tragedies 5 pour moi, il m’y paroit prefque aufti rare que dans le monde. La plupart des per- fonnages de Racine meme ont a mes yeux moins depaftion que de metaphyfique, moins de chaleur que de galanterie. Qu’eft-ce que l’amour dans Mithridate, dans Iphigenie, dans Britannicus, dans Bajazet meme, & dans Andromaque, ft on en ex- cepte quelques traits des roles de Roxane & d’Her- mione i Phedre eft peut - etre le feul ouvrage de ce grand homme, ou 1’amour foit vraimeut terri¬ ble & tragique; encore yeft-il defigure par I’mtd- gue obfcure d’Hippolite & d’Aricie. Arnaud l’a- voit bien fenti, quand il difoita Racine: Pourquoi cet Hoppclite nmoureux '{ Le reproche etoit moins d’un cafuifte que d’un homme de gout. On fait la reponfe que Racine lui fit: Eh, Moufitur, f mscelct qiPauroient dit les petits- ma’ttrei ? Ainli c’eft a la friyolite dela Nation que Racine a facrifie la per- 0.3 244 d’A l e m b e r t fedtion de fa piece. L’amour dans Corneilte eft encore plus languiflant & plus deplace : fon genie femble s’etre epuife dans le Cid a peindre cette paflion, & il n’y a prefqu’aucune de fes autres tragedies que 1’amour ne depare & ne refroidifle. Ce fentiment exclufif & imperieux, fi propre a nous confoler de tout ou a nous rendre tout infup- portable, a nous faire jouir de notre exiftence, ou a nous la faire detefter, veut etre fur le Theatre comme dans nos coeurs , y regner feul & fans par- tage. Par-tout ou il ne joue pas le premier role, il eft degrade par le fecond. Le feul cara&ere qui lui convienne dans la Tragedie, eft celui de la ve¬ hemence, du trouble & du defefpoir: otez-lui ces qualites, ce n’eftplus, ft j’ofe parler ainli, qu’une paftion commune & bourgeoife. Mais, dira-t-on, en peignant l’amour de la forte, il deviendra mo¬ notone , & toutes nos pieces fe relfembleront. Et- pourquoi s’imaginer, comme ont fait prefque tous nos Auteurs, qu’une piece ne puiffe nous interef- fer fans amour ? Sommes-nous plus diffieiles ou plus infenfibles que les Atheniens ? & nepouvons- nous pas trouver a leur exemple une infinite d’au- tres fujets capables de remplir dignement le Thea¬ tre ; les malheurs de l’ambition , le fpedacle d’un heros dans l’infortune, la haine de la fuperftition & destyrans, l’amour de la patrie, la tendrelfe maternelle ? Ne faifons point a nos Francoifes 1’injure de penfer que l’amour feul puilfe les emou- ftoh, comme fi elles n’etoient rii citoyennes ni A M. J. J. R © TJ S S E A V. 249 meres. Ne lcs avons-nous pas vues s’interefffer k la mart de Cefar , & verfer des larraes a Merope ? Je viens, Monfieur, a vos objections fur la Co- medie. Vous n’y voyez qu’un exemple continuel de libertinage, de perfidie & de mauvaifes mocurs; des femmes qui trompent leurs maris, des enfans qui volent leurs peres, d’honnetes bourgeois du¬ pes par des frippons de Cour. Mais je vous prie de confiderer un moment fous quel point de vue tous ces vices nous fontreprefentes fur leTheatre. Eft-ce pour les mettre en honneur ? Nullement; il n’eft point de fpedateur qui s’y meprenne; c’eft pour nous ouvrir les yeux fur la fource de ces vi¬ ces ; pour nous faire voir dans nos propres defauts ( dans des defauts qui en eux-memes ne blelfent point I’honnetete) une des caufes les plus commu¬ nes des addons criminelles que nous reprochons auxautres. Qu’apprenons-nous dans George Dan- din? que le dereglement des femmes eft la fuite ordinaire des manages mal affords ou la vanite a prefide: dans k Bourgeois Gentilhomme'i qu’un Bourgeois qui veut fortir de fon etat, avoir une femme de la Cour pour maitreffe , & un grand Seigneur pour ami, n’aura pour maitreffe qu’une femme perdue, & pour ami qu’un honnete voleur; dans les fcenes d ’Harpagon & de fon fils ? que l’a- varice des peres produit la mauvaife conduite des enfans ; enfin dans toutes, cette verite fi utile, que les ridicules de la fociete y font une fource de de¬ fer dr cs. Et quelle maniere plus efficace d’attaquer 0,3 24 mauvaifes moeurs , on peut comparer leurs Au¬ teurs a ces Heretiques , qui pour debiter le men- fonge,ont abufe quelquefois de la chaire de verite, Vous ne vous en tenez pas a des imputations; generales.Vous attaquez,comme une fatyre cruel- le de la vertu , le Mifantrope de Moliere , pe chef- d’ceuvre de notreTheatre Comique; ft neanmoina le Tartufe ne lui eft pas encore fuperieur , foit par la vivacite de faction , foit par les fituations thca- A M. J. J. R 0 M S S E A u. 24?' trales , foit enfin par la vatiete &la verite Jes ca- raderes. Je ne fai, Monfieur , ce que vous pen- fez de cette derniere piece; elle etoit bien faite pour trouver grace devant vous, nefut-ceque par l’averfion dont on ne peut fe defendre pour l’efpece d’hommes fi odieufe que Molierey a joi.es & deinafques. Mais je viens au Mifantrope. Mo- liere, felon vous, a eu' dedein dans cette Come- die de rendre la vertu ridicule. II me femble que le fujet & les details de la piece , que le fentiment meme qu’elle produit en nous , prouvent le con- traire. Moliere a voulu nous apprend're , que l’ef- prit & la vertu ne fuffifent pas pour la fociete, II nous ne favons compatir aux foiblefles de nos fem- blables, & lupporter leurs vices meme; que les hommes font encore plus bornes que medians, & qu’il faut les meprifer fans le leur dire. Quoique le Mifantrope divertilfe les fpedateurs, il n’eft pas pour cela ridicule a leurs yeux : il n’eft perfonne - au contraire qui ne l’eftime, qui ne foit porte me- me a 1’aimer & a le pla’mdre. On rit de fa mau- vaife humeur , corame de celle d’un enfant bien ne & de beaucoup d’efprit. La feule chofes que j’oferois blamer dans le role du Mifantrope, c’eft qu’Alcefte n’a pas toujours tort d’etre en colere contre l’ami raifonnable & philofophe, que Mo¬ liere a voulu lui oppofer comme un modele de la conduite qu’on doit tenir avec les hommes. Phi- linte m’a toujours paru,non pas abfolument,com¬ me vous le pretendezj un caradere odieux, tnaia 0,4 248 d’A l e m b e r t un caradtere nral decide, pleinde fageife dans Tea- maximes St de faulTete dans fa conduite. Rien de plus fenfe que ce qu’il dit au Mifantrope dans la premiere fcene, fur la neceilite de s’accommoder aux travers des hommes ; rien de plus foible que fareponfe aux reproches dont Ie Mifantrope l’ac- cable fur l’accueil affe&e qu’il vient de faire a un, homme dont il ne fait pas le nom. line difcon- vient pas de 1 ’exageraion qu’il a mife dans cet accueil, & donne par-la beaucoup d’avantage au Mifantrope. II devoit repondre au contraire, que ce qu’Alcefte avoit pris pour un accueil exagere , n’etoit qu’un compliment ordinaire & froid, une de ces formules de politelfe dont les hommes font convenus de fe payer reciproquement lorfqu’ils n’ont rien a fe dire. Le Mifantrope a encore plus beau jeu dans la fcene du Sonnet. Cen’eft point Philinte qu’Oronte vient confulter, c’eft Alcefte & rien n’oblige Philinte de louer comme il fait le fonnet d’Oronte a tort St a travers , St d’interrom- pre meme la lcdture par fes fades eloges. II de r "Voitattendre qu’Oronte lui demandat foil avis, & fe borner alors a des difcours generaux, Sc a una approbation foible,parce qu’il fent qu’Oronte vent etre loue, Sc que dans des bagatelles de ce genre on ne doit la verite qu’a fes amis ; encore faut-il qu’ils aient grand envie ou grand befoin qu’on la leur dife. L’approhation foible de Philinte n’ep out pas moins produit ce que vouloitMoliered’em- portem.enf d’Alceite, qui fe pique de verite daps AM. J. J. R o u s s e a u. erf !es chofes les plus indifferentes, au rifque de blcf. fer ceux a qui il la dit. Cette colere du Mifantro- pe fur la complaifance de Philinte n’en eut ete quo plus plaifante, parce qu’elle eut ete moins fondee; & la fituation des perfonnages eut produit un jcu de Theatre d’autaut plus grand, que Philinte eut etc partage entre l’embarras de contredire Alcefte & la crainte de choquer Oronte. Mais je na’ap- perqois, Monfieur,qye je donne des leqons i Moliere. Vous pretendez que dans cette fcene du fonnet, le Mifantrope eft prefque un Philinte', & fesjene dispascela, repetes avantlque de declarer franche- ment fon avis, vous paroilfent hors de fon carac- tere. Permettez-moi de n’etrepas de votre fenti- ment. Le Mifantrope de Moliere n’eft pas un hommegroilier, mais un liomme vrai; fes jene dis pas cela, fur-tout de l’airdontil les doitprononccr, font fuffifamment entendre qu’il trouve le fonnet deteftable; ce n’eft que quand Oronte le preffe & le pouffe a bout, qu’il doit lever le mafque & lui rompre en vifiere. Rien n’eft , ce me Tenable , mieux menage & gradue plus adroitenaent que cette fcene; & je dois rendre cette juftice a nos fpecftateurs modernes, qu’il en eft peu qu’ils ecou- tent avec plus de plaifir. Auili je ne crois pas que ce chef-d’oeuvre deMoliere(fuperieur peut-etre de quelques annees a fon fteele) dut craiudre aujour- d’hui le fort equivoque qu’il eut afanaiffatice; potrc Parterre, plus fin & plus eclaire qu’il ne l’e- R f d’A l e m b e r t toit il y a foixante ans, n’auroit plus befoin du Medecin ma grelni pour aller au Mifantrope. Mais je crois en meme terns avec vous , que d’autres chefs-d’oeuvre du meme Poete & de quelques au- tres , autrefois judement applaudis , auroient au- jourd’hui plus d’eltime que de fucces; nofre chan- gement de gout en eft la caufe; nous voulons dans la Tragedie plus d’a&ion , & dans la Comedie plus de fineife. La raifon en eft, li je ne me trompe , que les fujets communs font prefqu’entieremenfc epuifes fur les deux Theatres: & qu’il faut d’un co¬ te plus de mouvement pour nous intereffer a des heros moins conn us, & de l’autre plus de recher¬ che & plus de nuance pour faire fentir des ridicu¬ les moins apparens. Le zele done vous etes anime centre la Come¬ die, ne vous permet pas de faire grace a aucun genre,, meme a celui ou l’on fe propofe de faire couler nos larmes par des fituations interelfantes , & de nous offrir dans la vie commune des modeles de courage & de vertu: autemt vaudroit , dites- vous, alley au fermon. Ce difeours me furprend dans votre bouche. Vous pretendiez un moment auparavant, que les lecons de la Tragedie nous font inutiles, parce qu’ott n’y met fur le Theatre que des heros , auxquels nous ne pouvons nous flatter de reflembler: & vous blamez a prefent les pieces ou l’on n’expofe a nos yeux que nos ci- toyens & nos femblables ■, ce n’eft plus comme pur- nicieux aux bonnes moeurs , mais comme inflpide A M J. J. R o u s s e a v. 2ff Sc ennuyeux que vous attaquez ce genre. Dites, Monfieur, ft vous le voulez , qu’il eft le plus faci¬ le de tous ; mais ne cherchez pas a lui enlever le droit de nous attendrir; il me femble au contraire qu’aucun genre de pieces n’y eft plus propre; & , s’il m’eft permis de juger de l’imprefliort des autres par la rnienne, j’avoue que je fuis encore plus tou¬ che des fcenes pathetiques de /’Enfant prodigue , que des pleurs d’Andromaqite & d'lphigenie. Les Princes & les Grands font trop loin de nous, pour que nous prenions a leurs revers le meme inte- ret qu’aux n6tres. Nous ne voyons, pour ainfi di¬ re , les infortunes des Rois qu’en perfpe&ive; & dans le terns meme oil nous les plaignons, un fen- timen t confus femble nous dire pour nous confoler, que ces infortunes font le prix de la grandeur fu- preme, & cornme les degres par lefquels la nature rapproche les Princes des autres hommes. Mais les malheurs de la vie privee n’ont point cette ref. fource a nous offrir •, ils font l’image fidele des pei- nes quinous affligent ou qui nous menacent; un Roi n’eft prefque pas notre femblable, & le fort de nos pareiis a bien plus de droits a nos larmes. Ce qui me paroit blamable dans ce genre , ou plutot dans la maniere dont font traite nos Poe- tes , eft le melange bizarre qu’ils y ont prefque toujours fait du pathetique & du plaifant; deux fentimens ft tranchans & ft difparates ne font pas fairs pour etre voifins; & quoiqu’il y ait dans la vie quekjucs circonftances bizarres ou foil rit & Jff* D’A l E M B E R T ou Ton pleure a la fois, je demande fi tcutes leS circonftances de la vie font propres a etre repre- fentees fur le Theatre, & fi le fentiment trouble Sc mal decide qui refulte de cet alliage des ris avec les pleurs , eft preferable au plaifir feul de pleu- rer, ou meme au plaifir feul de rire ? Lex hontmes font tons de fer ! s eerie l’Enfant prodigue , apres avoir fait a foil valet la peinture odieufe de l’ingra- titude & de la durete de fes anciens amis; & les femmes l lui repond le valet, qui ne veut que faire rire le Parterre ; j’ofe inviter l’illuftre Auteur de cette piece a retrancher ces troisnio's, qui ne font la que pour defigurer un chef-d’oeuvre. II me femble qu’ils doivent produire fur tous les gens de gout le meme effet qu’un fon aigre & difeordant qui fe feroit entendre tout-a-coup au milieu d’une mufique touchante, Apres avoir dit tant de mal des Spedlacles, il tie vous reftoit plus, Monfieur, qu’a vous declarer auffi contre les perfonnes qui les reprefentent & contre celles qui, felon vous, nous y attirent j & e’eft de quoi vous vous etes pleinement asquitto par la maniere dont vous traitez les Comediens car quand vous dites qu'elles ns favenfi A M. J. Ji Rousseau 257 fiivent hi decrirc , ni fentir I'amour mime , il faut que vous n’ayez jamais iu les Lettres d’Heloife, ou que vous ne les ayez lues que dans quelquc Poete qui les aura gatees. J’avoue que ce talent de peindre l’amour au naturel, talent propre a un terns d’ignorance, ou la nature feule dotlnoit des leqons, peuts’ecre affoibli dans notre fiecle, & que les femmes, devenues a notre exemple plus eoquettes que paflionnees, fauront bientot aimer auffi peu que nous & le dire auffi mal; mais fera- ce la faute de la nature ? A. l’egard des Ouvrages de genie & de fegacite, mille exemples nous prou- vent que la foiblefle du corps n’y eft pas un obfta- cle dans les hommes; pourquoi done une educa¬ tion plus folide & plus male ne mettroit elle pas les femmes a portee d’y reuifir ? Defcartes les ju- geoit plus propres que nous a la Philofophie , & une Princeflfs malheureufe a ete fon plus illuftre difciple. Plus inexorable pour elles, vous les trai- terez, Monlieur, comme ces peuples vaincus , mais redoutables , que leurs Conquerans defer¬ ment ; & apres avoir foutenu que la culture de l’efprit eft pernicieufe a la vertu des hommes» Vous en conclurez qu’elle le feroit encore plus a celle des femmes. II me femble au contraire que les hommes devant etre plus vertueux a propor¬ tion qu’ils connoitront mieux les veritables four- c,es de leur bonheur, le genre humain doitgagner a s’inftruire. Si les liecles eclaires ne font pa$? nioins corrompus que les autres , e’eft que la Iu- w Tome III, R „ 2^8 d’A l e m b e r t miere y eft trop inegalement repandue; qu’elle eft' reflerree & concentree dans un trop petit notnbre d’efprits ,• que les rayons qui s’en echappent dans le peuple ont aflez de force pour decouvrir aux arnes communes l’attrait & les avantages du vice, & non pour leur en faire voir les dangers & l’hor- reur: le grand defaut de ce Siecle Philofophe eft de ne l’etre pas encore aflez. Mais quand la lu- miere fera pluslibre de fe repandre , plus etendue & plus egale , nous en fentirons alors les effets hienfaifans; nous celferons de tenir les femmes fuus le joug & dans l’ignorance , & eiles de fedui- re, de tromper & de gouverner leurs maitres. L’amour fera pour lors entre les deux fexes, ce que 1’amitie la plus douce & la plus vraie eft entre les hommes vertueuxj ouplutdt ce fera un fen- timentplus delicieux encore, le complement & la perfe&ion de 1’amitie; fentiment qui dans l’in- tention de la nature, devoit nous rendre heureux, & que pour notre malheur nous avons fu alterer & corrompre. Enfin ne nous arretons pas feulement, Mon- fieur, aux avantages que la Societe pourroit tirer de l’education des femmes ; ayons de plus I’huma- nite & la juftice de ne pas leur refufer ce qui peut leur adoucir la vie comme a nous. Nous avons eprouve tant de fois combien la culture de l’efprit & l’exercice des talens font propres a nous diftrai- te de nos maux , & a nous confoler dans nos pei- nes : pourquoi refufer a la plus aimable moitie du genre hunaain deftinee a partager avec nous le AM. j. J. Rousseau htalheur d’etre, le foulagement le plus propre a le lui faire fupporter ? Philofophes que la Nature a repandus fur la furface de la Terre, c’efta vous a detruire, s’il vous eft poilible , un prejuge ft fu- hefte ; c’eft a ceux d’entre vous qui eprouventla douceur ou le chagrin d’etre peres j d’ofer les pre¬ miers fecouer le joug d’un barbare ufage, en don- nant a leurs filles la meme education qu’a leurs autres enfans. Qu’elles apprennent feulement de vous, en recevant cette education precieufe, a la regarder uniquement comme un prefervatif contre Voilivete , un rempart contre lesmalheurs, & non comme l’aliment d’utie curiofite vaine , & le fujet d’une oftentation frivole. Voila tout; ce que vous devez & tout ce qu’elles doiventa l’opinion publi- que, qui peut les condamner a paroitre ignoran- tes, maiffnon pas les forcer a l’etre. On vous a Vus fifouvent, pour des motifs tres-legers, par vanite oil par humeur, heurter de front les idees de votre fiecle •, pour quel intetet plus grand pou- vez-vous le braver, que pour l’avantage de ce que vous devez avoir de plus cher au monde, pour reudre la vie moins arriere a ceux qui la tiennent de vous , & que la Nature a deftincs a vous furvivre & a fouffrir ; pour leur procurer dans l’infortune , dans les maladies, dans la pau- vrete , dans la vieillefle * des reffources dont ho- tre injuftice les a privees ? On regarde commu- nement, Monfieur, les femmes comme tres-fenft- bles & tres-foibles j je les crois au contraire ou R a 260 d’A l e m b e r t moitis fenfibles ou moins foibles que nous; Sans force de corps , fans talens , fans etude qui puifle les arracher aleurs peines, & les leurfaire oublier quelques momens, elles les fupportent neanmoins, elles les devorent, & favent quelquefois les ca- cher mieux que nous* cette fermete fuppofe en elles , ou une ame peu fufceptible d’imprellions profondes, ou un courage dont nous n’avons pas l’idee. Combien de fituations cruelles auxquel- les les hommes ne refiftent que par le tourbillon d’occupation qui les entraine ? Les chagrins des femmes feroient-ils moins penetrans & moins vifs que les notres ? Ils ne devroient pas l’etre. Leurs peines viennent ordinairement du coeur , les ndtres n’ont fouvent pour principe que la vanite & l’ambition. Mais ces fentimens etrangers, que 1 ’,education a portes dans notre ame, que Fhabitu- de y a graves, & que l’exemple y fortifie, devien- nent (a la honte de I’humanite) plus puiifans fur nous que les fentimens naturels •, la douleur fait plus perir de Miniftres deplaces que d’Amans mal- heureux. Voila , Monfieur, fi j’avois a plaider la caufe des femmes , ce que j’oferois dire en leur faveur ; jeles defendrois moins fur cequ’elles font que fur ce qu’elles pourroient etre. Je ne les louerois -point en foutenant avec vous que la pudeur leur eft naturelle; ce feroit pretendre que la nature ne leur a donne ni befoins , ni pallions ; la refle- jxion peut reprimer les defrs, mais le premier n;ouvement ( qui eft celui de la nature ) ports A M. J. J. Rousseau. 261 t«ujours a s’y livrer. Je mebornerai done a con- venir que la Societe & les Loix ont rendu la pu- deur neceifaire aux femmes ; & fi je fais jamais un Livre fur le pouvoir de feducation, cette pudeur en fera la premier chapitre. Mais en paroiffant moins prevenu que vous pour la modeftie de leur fexe , je ferai plus favorable a leur confervation > & malgre la bonne opinion que vous avez de la bravoure d’un regiment dc femmes, je ne croirai pas que le principal moyen de les rendre utiles, foit de les deftiner a recruter nos troupes. Mais je m’apperqois, Monfieur, & je crains bien de m’en appercevoir trop tard , que le plailir de m’entretenir avec vous, l’apologie des femmes, & peut-etre cetinteret fecret qui nous feduit tou- jours pour elles , m’ont entrame trop loin & trop long-terns hors de mon fujet. E11 voila done alfez, & peut-etre trop, fur la partie de votre Lettre qui concerne les Spectacles en eux-memes , & les dan¬ gers de toute efpece dont vous les rendez refpon- fables. Rien ne pourra plus leur nuire , fi votre Ecrit n’y reuflit pas ; car il faut avouer qu’audim de nos Predicateurs ne les a combattus avec autant de force dt de fubtilite que vous. II eft vrai que la fuperiorite de vos talens ne doit pas feule en avoir l’honneur. La plupart de nos Orateurs Chre¬ tiens , en attaquant la Comedie , condamnent ce qu’ils ne connoilfent pas ; vous avez au contraire etudie , analyfe, compofe vous - meme pour en mieuxjuger les eftets , lepoifon dangereux dont yous cherchez a nous preferver 3 & vous decriez A M. J. J. Rovsseau. 263 qui a trouve a Paris le moins de contradidteurs. Tres-indplgens etivers nous-memes, nous regar- donsles Spe&acles corame un aliment neceflaire a notre frivolite; mais nous decidons volontiers que Geneve ne doit point en avoir ; pourvu que nos riches oififs ailient tous les jours pendant trois heures fe foulager au Theatre du poids du terns qui les accable , peu leur importe qu’on s’amulb ailleurs; parce que Dieu , pour me fervir d’une de vos plus heureufes expreflions , les a doues d’une douceur tres-meritoire a fupporter l’enmii des autres. Mais je doute que les Genevois , qui s’intereflent un peu plus que nous a ce qui les re- garde, applaudilfent de meme a votre feverite. C’elt d’apres un defir qui m’a paru prefque gene¬ ral dans vos concitoyens , que j’ai propofe l’eta- blilfement d'un Theatre dans leur Ville, & j'ai pei¬ ne a croire qu’ils fe livrent avec autant de plaifir aux amufemens que vous y fubftituez. On m’af- fure meme que plufieurs de ces amufemens, quoiw qu’en iimple projet, allarment deja vos graves Mi- niftres •, qu’ils fe reorient fur-tout contre les dan- fes que vous voulez mettre a la place de la Come- • die ; & qu’il leur paroit plus dangereux encore d? fe donner en fpedtaele que d’y afliiter. Au refte , c’eft a vos compatriotes feuls a juger de ce qui peut en ce genre leur etre utile ou nuifi- ble. S’ils craignent pour leurs mocurs les eifets & les fuites de la Comedie, ce que j’ai deja dit en fa faveur ne les determinera point a larecevoir, com- nae toutce que vows dices pontr’ellsne la leur le- 264 d’A l e m b e r t. ya pas rejetter, s’ils imaginent qu’elle puilfe leur ctre de quelque avantage. Je me eontenterai done d’examiner en peu de mots les raifons que vous apportez contre l’etabliflement d’uu Theatre a Ge¬ neve , & je foumets cet examenau jugement & a la decifion des Genevois. Vous nous tranfportez d’abord dans les raon-r tagnesdu Valais, au centre d’un petit Pays done vous faites une defeription charmante; vous nous montrez ce qui ne fe trouve peut-etre que dans ce feul coin de l’Univers, des Peuples tranquilles & fatisfaits au fein de leur famille & de leur tra¬ vail ; & vous prouvez que la Comedie. ne feroifc propre qu’a troubler le bonheur dons ils jouilTent. Perfonne, Monfieur, ne ptetendra le contraire; des homines aifez heureux pour fe contenter des plaifirs oiferts par la Nature, ne doivent.point y en fubftituer d’autres ; les amufemens qu’on cher T the font le poifon lent des amufemens fimples; & e’eft une loi generale de ne“ pas entreprendre de changer lebien en mieux: qu’en canclurez - vaus pour Geneve ? L’etat prefent de cette Republique -eftil fufceptible de [’application de ces regies ? Je veux croire qu’il n’y a rien d’exagere ni de roma- nefque dans la defeription de ce Canton fortune du Valais, oil il n’y a ni haine, ni jaloufie , ni querelles, & ou il y a pourtant des hommes. Mais II l’Age d'or s’eft refugie dans les rochers voi- ilns de Geneve , vos Citoyens en font pour le moins a l’Age d’argent; & dansle peu de terns que }>4 paifeparmi cux, ils m’ont parti aifez ayapeesj,. A M. J, J. R o v s 8 t a v. 261 on , fi vous voulez, affez pervertis, pour pouvoir entendre Brutus & R^ome Suuvec fans avoir a crain-. dre d’en devenir pires. La plus forte de toutes V 09 objections contre l’etablilTement d’un Theatre a Geneve, c’eft l’im- pollibilite de fupporter cette depenfe dans une pe¬ tite Ville. Vous pouvez neanmoins vous fouve- nir, que des circonftauces particulieres ayant obli¬ ge vos Magiftrats il y a quelques annees de per„ mettre dans la Ville merae de Gejieve un Spec¬ tacle public, on ne s’apperqut point de l’iiiconve- nient dont il s’agit, ni de tous ceux que vous fai- tes craindre. Cependant, quand il feroit vrai que la recette journaliere ne fuffiroit pas a l’entretien du Spectacle, je vous prie d’obferver que la Ville de Geneve eft, a proportion defonetendue, une des plus riches de l'Europe j & j’ai lieu de croire que plulieurs Citoyens opulens de cette Ville, qui delireroient d’y avoir un Theatre, fourni- roientfans peine a une partie de la depenfe ; c’eft: du moins la difpolition au plulieurs d’entr’eux nfont paru etre , & c’eft en confequence que j’ai halarde la propofition qui vous allarme. Cela fup- pofe, il feroit aife de repondre en deux mots a vos autres objections, Je n’ai point pretendu qu’il y eut a Geneve un Spectacle tous les jours} un ou deux jours de la femaine fuifiroient a cet annife- ment, & on pourroitprendre pour un de ces jours celui oil le peuple fe repofe; ainli d’un cote le travail ne feroit pointrallenti, de l’autre la Trou¬ pe pourroit etre moins nornbreufe, & par confer tSS b’A l e m b e r t quent rnoins a charge a la Ville ; on donneroifc l'Hiver feul a laComedie, l’Ete aux plaifirs de la Campagne, & aux Exercices militaires dont vous parlez. J’ai peine a croire auffi qu’on ne put remedier par des loix feveres aux allarmes de vos Miniftres fur la conduite des Comediens , dans un Etat auffi petit que celui de Geneve, ou 1’ceiL vigilant desMagiflrats peut s’etendre au meme inf- tant d’une frontiere a l’autre, ou la Legislation embrafle a la fois toutes les parties} ou elle eft enfin fi rigoureufe & fi bien executee contre les defordres des femmes publiques, & meme contre les defordres fecrets. J’en dis autant des Loix Somptuaires, dont il eft toujours facile de main- tenir l’execution dans un petit Etat: d’ailleurs la vanite meme ne fera guere intereifee a les violer, parce qu’elles obligent egaiement tous les Ci- toyens , & qu’a Geneve les hommes ne fontju- ges ni par les richeffes, ni par ies habits. Enfin rien, ce me femble, ne fouffriroit dans votre Patrie de retabliffement d’un Theatre, pas metric l’ivrognerie des hommes & la medifance des fem¬ mes , qui trouvent l’une & l’autre tant de faveur aupres de vous. Mais quand la fuppreffion de ces deux derniers articles produiroit, pour parler vo¬ tre langage, un affoibltjfement d'Etat , je ferois d’avis qu’on feconfolat decemalheur. II ne fal- loit pas rnoins qu’un Philofophe exerce comme vous aux paradoxes , pour nous foutenir qu’il y a moins de mal a s’enivrer & a rnedire, qu’a voir reprefenter Cinna & Polyeude. Je pqrie ici dV pres la peinture que vous avez fake vous - meme de la vie journaliere de vos citoyens& je n’igno- re pas qu’ils fe recrient fort contre cette peinture : le peu de fejour, difent-ils , que vous avez fait parmi eux, ne vous a pas lailfe le terns de les connoitre, ni d’en frequenter aflez les diffcrens etats; & vous avez reprefente comme l’efprit ge¬ neral de cette fage Republique , ce qui n’eft tout au plus que le vice obfcur & meprife de quelques Societes particulieres. Au refte, vous ne devez pas ignorer , Monfienr, que depuis deux qns une Troupe de Comediens s’eft etablie aux portes de Geneve, & que Gene¬ ve & les Comediens s’en trouvent a merveille. Prenez votre parti avec courage, la circonftance eft urgente & le cas difficile. Corruption pour corruption , celle qui laiifera aux Genevois leur argent dont ils ont befoin, eft preferable a celle qui le fait fo.rtir de chez eux. J e me hate de finir fur cet article dont la plu- part de nos Ledteurs ne s’embaraffent guere, pour en venir a un autre qui les interefle encore moins , & fur lequel par cette raifon je m’arrete- rai moins encore. Ce font les fentimens que j’at- tribue i vos Miniftres en matiere de Religion. Vous favez, & ils le fa vent encore mieux que vous , que mon deffein n’a point ete de lesoffen- fer; & ce motif feul fuffiroitaujourd’hui pour me reudre fenliblea leurs plaintes, &circonfped dans pna juftification. Je ferois tres - afflige du foupcon d’avoir viols leur fecret , fur-tout fi ce foupcon 268 d'A L l M B i u venoit de votre part: permettez-moi de vous fai- re remarquer que l’enumeration des moyeiis par lefquels vous fuppofez que j’ai pu juger de leur doctrine , n’efl; pas complette. Si jc me fuis trom- pe dans l’expofition que j’ai faite de leurs fenti- mens ( d’apres leurs Ouvrages, d’apres des con- verfarions publiques oil ils ne m’ont pas paru pren¬ dre beaiscoup d’interet a la Trinite ni a VEnfer , enfin d’apres l’opinion de leurs concitoyens, & desautres Eglifes reformees) tout autre que moi, j’ofe le dire , cut ete trompe de merae. Ces fen- timens font d’ailleurs une fuite neceffaire des prin- cipes de la Religion Proteftante j & fi vos Minif- tres ne jugent pas a propos de les adopter ou de les avouer aujourd’hui, la Logique que je leur connois doit naturelleraent les y conduire, ou les lailfera a moitie chemin. Quand ;ils ne feroient pas Sociniens, il faudroit qu’ils le devinifent, non pour l’honneur de leur Religion , mais pour celni de leur Philofophie. Ce mot de Sociniens ne doit pas vous effrayer : mon delfein n’a point ete de donner un nom de parti a deshommes dont j’ai d’ailleurs fait un julte eloge j mais d’expofer par un feul mot ce que j’ai cru etreleur doctrine, & ce qui fera infailliblement dans quelques annees leur doctrine publique. A I’egard de leur ProfeiTion de foi, je me borne a vous y renvoyer & a vous en faire juge ; vousavouez que vous ne l’avez pas Ine , c’etoit peut-etre le moyen le plus fur d’en etre aulli fatisfait que vous me le paroilfez. Ne prenez point cette invitation pour un trait de la- A M. J. J. R o u s s e A u. 2 en matiere de Profeffion de foi, il eft permis a un Catholique de fe montrer diffici¬ le, fans que des Chretiens d’une Communion con- traire puiifeut Jegitimement en etre blefles. L’E- glife Romaine a un langage confacre fur la divi- nitedu Verbe , & nous oblige a regarder impi- toyablement comme Ariens tous ceux qui n’em- ploientpas ce langage. Vos Pafteurs diront qu’ils ne reconnoilfent pas l’Eglife Romaine pour leur juge , mais ils fouffriront apparemment que je la regarde comme le mien. Par cet accommodement nous ferons reconcilies les uns avecles autres, & j’aurai dit vrai fans les olfenfer. Ce qui m’etonne, Monfieur, e’eft que des hommes qui fe donnent pour zeles defenfeurs des Verites de la Religion Catholique,yui voient fouvent l’impiete & le fcan- dale oil il rl’y en a pas meme 1’apparence, qui fe piquent fur ces matieres d'entendre finelfe & de n’entendre point raifon, & qui ont lu cette Pro- feffion de foi de Geneve, en aient ete auffi fatis- faits que vous, ) ufqu’a fe croire meme obliges d’en fairel’cloge. Mais il s’agiifoit de rendre tout a la fois ma probite & ma religion fufpe&es; tout leur a ete bon dans ce delfein , & ce n’etoit pas aux Mi¬ niftres de Geneve qu’ils vouloient nuire. Qu,oi qu’il en foit, je ne fai fi les Eccleiiaftiques Gene- vois que vous avez voulu juftifier fur leur croyan- .ce , feront beaucoup plus contens de vous qu’ils Pont etedemoi, & li votre mollelfe a les defendre jeur plaira plus que ma fjranchife. Vous femblez 370 d’A l e m b e r f m’accufer prefque uniquement ft imprudence a leuf egard ; vous me reprochez de ne les avoir point: loues a leur maniere, mais a la mienne ■, & vous marquez d’ailleurs affez d’indifference fur ce So- cinianifme dont ils craiguent tant d’etre foupqovi¬ nes. Permettez-moi de douter que cette maniere de plaider leur caufe , les fatisfalfe. Je n’en ferois pourtant point etonne, quand je vois l’accueil extraordinaire que les Devots ont fait a votre Ouvrage. La rigueur de la Morale que vous pre- ehez les a rendus indulgens fur la tolerance que vous profeffez avec courage & fans detour. Eft- ce a eux qu’il faut en faire honneur, ou a vous * ou peut-etre aux progres inattendus de laPhilofo- phie dans les efprits meme qui en paroilfoient les moins fufceptibles ? Mon Article Geneve n’a pas recu de leur part le meme accueii que votre Lettrej nos Pretres m’ont prefque faitun crime desfenti- mens heterodoxes que j’attribuois a leurs enne- mis. Voila ceque ni vous nimoi n’autions pre- vu> mais quiconque ecrit, doit s’attendre a ces legeres injuftices: heureux quand il n’en effuie point de plus graves. Je fuis, avec tout le refped: que meritent vo¬ tre vertu & vos talens, & avec plus de verite que ie Philinte de Moliere, MONSIEUR, Votre tres-humble & tres -■ obeijjant Jervitear, p’A L E M B E R T. DISCOURS S U R LA QUESTION Quelle ejl la Vertu la plus neceffaire an Her os; & quels font les Hires a qui cette Vertu a manque ? 33 33 LETTRE quiprecede ce Difcours de M. J. J. Rousseau. Vo. vousrappellez fans doute, Monfieur, que feu M. le Marquis de Curfay, comman¬ dant les Troupes Francoifes en Corfe, etablifi dans cette Isle une Academie de Litterature. Cette Academie, en 17^1 , propofa pour fujefi d’un Prix d’Eloquence cette queftion: Quelle ejl la vertu la plus necejjaire au Heros , & quels font les Heros a qui cette vertu a manque ? Je ne fais ni ft le prix fut decerne , ni a quelle piece il fut adjugej mais ce que je fais tres- bien e’eft que Monfieur Roujfeau de Geneve , traita ce fujet dans uu Difcours dont un heu- reux hafard m’a procure une copie; ce Dif¬ cours n’a point encore vu le jour ; il eft meme peu connij, Si vous ferez furement plaiiir au $72 Discours sur la Question jj Public de le publier. Vous y reconnoitrez , jd „ crois, la touche male & ferine du Philofophe „ Genevois : Le voicL St je n’etois Alexandre , difoit un Cottquerant, je voudrois etre Diogene. Socrate n’eiit pas dit i li je n’etois ce que je fuis, je voudrois etre Ale¬ xandre. II y avoit des raifons pour le Monar- que; il n’y en avoit pas moins pour le Philofophe. Lequel done devoir l’emporter ? Ofons trancher cette grande queflion; & avant que de parler de l’Heroifme, tachons de lui marquer fa place dans Tordre des chofes morales, Sans ce premier pas, comment pourrions-nous affigner les vertus qui lui conviennent. 8c decider entr’elles de la pre¬ ference ? Toutes les vertus appartieiuient au Sage. Le Heros fe dedommage de celles quilui manquenfc par l’eclat de cedes qu’il polfede. Les vertus du premier font temperees , mais il eft exempt de vices ; fi le fecond a des defauts , ils font effaced par l’eclat de fes vertus. L’un toujours folide n’A point de mauvaifes qualites; l’autre toujours grand n’en a point de mediocres. Tous deux font fermes & inebranlables, mais de differentes rnanie- res & en differentes chofes; l’un ne cede jamais que par raifon, l’autre jamais que par generoffte; les foiblelfes- fcE LA Vertu d\j He'ros. 373 tcibleiles font aulli peu connues du Sage que les lachetes le font peu du Heros, & la violence n’a pas plus d’empire fur fame de celui-ci que les paf- lions fur celle de 1’autrei 11 y a done plus de perfection dans le caradtere du Sage & plus de fafte dans celui du Heros; & la preference fe trouveroit decidee en faveur du pre¬ mier , en fe contentant de les confidcrer ainfi en eux-memes. Mais li nous les envifageons par leur rapport avec I’interet de la Societe > de nouvelles reflexions produiront bientot d’autres fentimens & rendront aux qualites Ileroiques cette preemi¬ nence qui leur eft due , & qui leur a ete accordee dans tous les Iiecles, d’un commun confentement* En effet, le foin de fa propre felicite fait touts I’oecupation du Sage, & e’en eft bien affez fans d-oute pour remplir la tache d’un homm^ordinaire, Les vues du vrai Heros s’etendent plus loin ; le honheur des hommes eft fonobjet, & e’eft a ce fublime travail qu’il confaci e la grande anle qu’il a reque du Ciel. Les Philofophes, je l’avoue, pretendent enfeigner aux homines fart d’etre heu- reux, & comme s’ils devoient s’attendre a former des nations de Sages , ils prechent aux Peuples une felicite chimerique, dont ceux-ci ne prennent jamais ni l’idee ni le gout. Socrate vit & deplora les malheurs de fa Fame- ; mais e’eft a Ttafibtlls qu’il etoit referve de les finir i & Platon , apres avoir perdu fon eloquence , fon honneur & Ion terns a la Cour d’un Tyran, fut contraint d’aban- -Tome III, S 274 Discours sur la Question dormer a un autre la gloire de delivrer Syracufe du joug de la tyrannie. Le Philofophe peut don- ner a l’Univers quelques inltrudions falutaires j mais fes lecons ne corrigeront iamais ni les Grands qui les meprifenc, ni le Peuple qui ne les entend point. Les homines ne fe gouvernent pas ainfi par des vues abftraites j on ne les rend heureux qu’en lescontraignantal , etre J & il fant leur faire eprou- ver la felicite pour la leur faire aimer : voila l’oc- cupation & les talens du Heros; c’elt fouvent la force a la main qu’il fe met eu etat de recevoir les benedictions eternelles de ceux qu’il contraint d’abord a porter le joug des loix pour leur faire enfin connoitre Pautorite de la raifon. L’Heroifme elf done, de routes les qualites de fame, eelle dont il i rnporte le plus aux Pcuples qtie ceux qui les gouvernent foient revetus. C’elt la colledion d’un grand nombre de vertus fubli- mes , rares dans leur afletahlage , plus rares dans leur energie, & d’autant plus rares encore que PHero'ifme qu’elles conllituent, detache de tout interet perfonnel, n’a pour objet que la felicite des autres & pour prix que leur admiration. Je n’ai rien dit ici de la gloire legitimement due aux grandes addons j je n’ai point parle de la for¬ ce de genie ni des autres qualites perfonnelles ne- celfaires au Heros, & qui, fans etre vertus , fer¬ vent fouvent plus qu’elles au fucces des grandes entreprifes. Pour placer le vrai Heros a fon rang, je n’ai eu recours qifa ce principe incGnteftablei bE LA VERT!* t)U HeROS. If) que c’eft entre les hommes celui qui fc rend le plus utile aux autres qui doit ette le premier de tous. Je ne crains point que les Sages appeilent d’une decifion fondee fur cette maxime. II ell vrai j & je me hate de Pavouer , qu’il fe prefente»dans cette tnaniere d’envifager l’Heroif- nie, une objection qui femble d’autant plus diffici¬ le a refoudre qu’eile eft tiree du fond me ne dn fujen II ne faut point, difoient les Anpiens, deux Soleils dans la nature , ni deux Cefars fuyla terre. Lneffiet, il en eft de PHeroifme comme de ces metaux recherches dont le prix confilte dans lent rarete, & que leur abundance rendroit p-ernieieux ou inutiles. Celui doiit la valeur a pacifie le Monde PeLit defoie, s’il y eut troute un feul rival digue de lui. Telles cjrGonftances peuvent ren- d.eun Heros necdfairenu fahit du-genre hmnain* trials;i, en quelque terns que ce foit, un people de Heros en feroit infailliblement la mine , & fern* blable aux Soldats de Cadmus il le detruiroit bieritot lui-meme.. -j . Quoi done, me dira-t-on,■ la multiplication des bienfaiteurs du genre humain peut elle etre dangereufe aux hommes , & peut-il y avoir trap de gens qui travaillent au bonheur de tous ? Out* fmsdoute* repondrai-je , quand.ils s’y prennent nial, ou qu’ils tie s’en occupent qu’en apparence. N e nous diilimulons rien ; la felieiti publique eft bien nioins la fin des actions duHeros qu’un moyen pour arrival: a cells qu’il fe propofe,. & cette fffi S 4 27 & puifqu’elle n’annonce neceffairement ni la grandeur de fame ni celle de l’efprit, elle n’eft point la vertu la plus noceffaire au Heros. J’ai attaque une opinion dangereufe & trop re- pandue; je n’ai pas les memes raifons pour fuivre dans tous ces details la methode des exclufions, Toutes les vertus nailfenc des differens rapports que la Societe a etablis entre les hommes. Or le nombre de ces rapports eft prelqu’infini. Quelle tache feroit-ce done d’entreprendre de les parcou- rir ? Elle feroit immenfe, puifqu’il y a parmi les Jiomntes aijtant de vertus poilibles que de vices £§4 Discours sur la Question - reels; elle feroit fuperflue, puilque dans Ie nom* bre des grandes & difficiles vertus dont le Heros a befoin pour bien commander, on ne fauroit com- prendre comrae neceflaires le grand nombre de vertus, plus difficiles encore, dont la multitude a befoin pour obeir. Tel a brille dans le premier rang qui, ne dans fe dernier, fut mort obfcur fans s’etre fait remarquer. Je ne fais ce qui fut arrive A'Epi&ete , place fur le trone da Monde ; mais je fais qu’a la place d ' EpiElete , Cefar lui-memc if cut jamais ete qu’un chetif efclave. Bornons-nous done, pour abreger, aux divi- fions etablies par les Philofophes, & contentons- nous de parcourir les quatre principales vertus auxquell.es ils rapportent toutes les autres, bien furs que ce n’eft pas dans des qualites accelfoires, obfeures &fubalternes, que l’on doit chercher la bafe de I’Heroifme. Mais dirons-nous que la juftice foit cette bafe, tandis que e’eft fur l’injuftice meme que la plupart des grands hommes out fotide le monument de leurgloire? Les uns enivres d’amour pour la Pa- trie n’ont rien trouve d’illegitime pour la fervir,& n’ont point hefite d’employer pour fon avantage des moyens odieux que leurs ames genereufes n’euiTcnt jamais pu ft refoudre d’employer pour le leur; d’autres devores d’ambition n’ont travaille qn’a mettre leur pays dans les fers ; l’ardeur de la vengeance en a porte d’autres ale trahir. Les uns ont ete d’avidcs conquerans, d’autres d’adroits ufurpateursj d’autres meme n’ont pas eu home de BE LA VERTU DU He'kOS. 28 f fe rendre les miniftres dela tyrannie d’autrui. Les imsont meprifeleur devoir, les autresfe font joues de leur foi. Quelques-uns ont ete injuftcs par fyfteme, d’autres par foiblelTe, la plupart par ambition : tons font alles a rimmortalite. La jufticen’eft done pas la vertu qui caracterife le Heros. On ne dira pas mieux que ce foit la temperance ou la moderation , puifque e’eft pour avoir manque de cette derniere vertu que les hommes les plus celebres fe font rendus immor- tels , & que le vice oppofe a l’autre n’a empeche nul d’entr’eux de le devenir; pas meme Alexan - dre , que ce vice affreux couvrit du fang de fon ami; pas meme Cefar, a qui toutes les dilfolutions de fa vie n’oterent pas un feul autel apres fa mort. La prudence eft plut6t une qualite de 1’efpric qu’une vertu de 1’anle. Mais, de quelque manie- re qu’on I’envifage, on lui trouve toujours plus de folidite que d’eclat, & elle fert plutot a faire valoir les autres vertus qu’a briller par elle-meme. Si elle previent les grandes fautes , elle nuit auffi aux grandes entreprifes ; car il en eft peu oil il ne faille toujours donner au hafard beaucoup phis qu’il ne convient a l’homme fiige. D’ailleurs , le earactcre de I’Heroifme eft de porter au plus haut degre les vertus qui lui font propres. Or rien n’approche tant de la pulillanimite qu’une pru¬ dence exceftive. La prudence n’eft done point en¬ core la vertu caraderiftique du Heros. L’homme vertueux eft jufte, prudent , mode¬ ls ; fans etre pour cela un Heros j & trop fra. 286 DlSCOURS StJR LA. QUESTION quemment le Heros n’eft rien de tout cela. N6 craignous point d’en cpnveiiir ; c’eft fouvent au mepris meme dc ccs vertus que i’Heroifme a du fort eclat. Que deviendroient Cefar , - Alexandre, Pyrrhus, Annibal, envifages de ce cote ? Avec quelques vices de moins peut-etre euflent-ils ete moins celcbres; car la gloire eft le prix de l’He- roifrne ; mais il en faut un autre pour la vertu. S’il falloit diftribuer les vertusaceuxa qui elles couviennent lc mieux, j’affignerois la prudence a l’homme d’Etat,!a juftieeauCitoyen,la moderation Sage : pour la force de l’ame, je la donnerois au Heros,& il n’auroitpas a feplaindre dc fon partage. En effet, la force eft le vrai fondement dc l’He- ro'ifme; elle eft la fource ou le fupplement des ver- tus qui le compofent, & c’eft elle qui le rend pro- pre aux grandes chofes. Ra/lemblez a plaifir les qualites qui peuvent concourir a former le grand homme, ft vous n’y joignez la force pour les ani- iner, elles tombent toutes en langueur , & I’He- ro'ifme s’evanouit. Au contraire, lafeule force de l’ame donne neceffairement un grand nombre de vertus Heroiques a celui qui en eft done , & fup- plee a toutes les autres. Comme on pent faire des aftions de vertu dans litre vertueux, on peut faire de grandes actions fans avoir droit a l’Hero'xfme. Le Heros ne fait pas toujours de grandes actions j mais it eft toujours pret a en faire au befoin, & fe montre grand dans toutes les circonftances de fa vie : voila ce qui le diftmgue de l’homme vulgaire. Un infirme peut . DE LA VERTU DU He'rOS. 2§7 prendre la beche & labourer quelques momens la terre : mais il s’epuife & fe laffe bientot. Un ro- bufte laboureur , s’il ne travaille pas fans celfe, le pourroit au moins fans s’incommoder, & c’eft k fa force qu’il doit ce pouvoir. Les hommes font plus aveugles que niechans, & il y a plus de foibleife que de maliguite dans leurs vices. Nous nous trompons nous-merries avant que de tromper les autres , & nos fautes ne vien- nent que de nos erreurs •, nous n’en commettons gueres que parce que nous nous laiffons gagner a de petits interets prefens, qui nous font oublier les chofes importantes qui font plus eloignees. De la toutes les petitelfes qui caraderifent le vulgaire , inconftance, legerete, caprice, fourberie , fana- tifme , cruaute: vices qui tons out leur fource dans la foibleife de fame. Au contraire, tout eft grand Sc genereux dans une ante forte , parce qu’elle fait difcerner le beau du fpecieux, la rea- lite de l’apparence, & fe fixer a fon objet avec cette fermcte qui ecarte les illufions & furmonte les plus grands obftacles. C’eft ainfi qu’un jugement incertain & un cceur facile a feduire rendent les hommes foibles & pe- tits. Pour etre grand il ne faut que fe rendre mai- tre de foi. C’eft au dedans de nous-memes que font nos plus redoutables ennemis ; & quiconque aura fu les combattre & les vaincre, aura plus fait pour la gioire, au jugement des Sages, que s’il eut conquis 1’Univers. Voila ce que produit la force de fame j c’eft 28 § Discours sur la Question ainfi qu’elle peuteclairer refprit, etendre le gcnld & donner de l’energie & de la vigueur a routes les autres vertus; elle peut meme fuppleer a celles qui nous manquent 5 car celui qui ne feroit ni coura- geux, nijufte, ni fage, ni modcre par inclina¬ tion , le fera pourtant par raifon , iitot qu’ayant furmonte fes pailions & vaincu fes prejuges ii fen- tira combien il lui eft avantageux de l’etrej litofc qu’il fera convaincu qu'il nepeut faire fon bon- heur qu’en travaillant a celui des autres. La force eft done la vertu qui caradcrife i’Heroifme , & elle l’eft encore par une autre raifon fans replique que je tire des reflexions d’un grand homrae : les autres vertus, dit le Chancelier Bacon, nous de- livrent de la domination des vices ; la feule force nous garantit de celle de la fortune. Apres avoir determine cette vertu caraderifti- que, je devrois parler de ceux qui font parvenus i l’Heroifme fans la pofleder. Mais comment y fe- roient-ils parvenus fans la parde qui leule confti- tue le Heros & qui lui eft elfentielle ? Je lfai rien a dire la-delfus , & e’eft le triomphe de raa caufe. Parrni les hommes celebres, dont les noms font inferits au Temple de la Gloire , les uns ont man¬ que de fagelfe, les autres de moderation ; il y en a eu de cruels, d’injuftes, d’imprudens, de perfides i tous ont eu des foibleifes ; nul d’entr’eux n’a ete un homme foible. En un mot, toutes les autres- vertus ont pu manquer a quelques grands hommes, mais fans la force&dugenie&de Fameiln’yeut jamais de Heros. Mi L A R E I N E FANTASQUE, C O W X JEL. Tome III. AVER TXS SEMEN? D U L 1 B R A I R E. £ E petit Conte, ecrit anciennement & far tint forte de defi (*) , n’avoit point encore ite imprimi que je [ache. 11 y a fept ou hnit ans que plujieurt amis de M. Hpujfeau en eurent des copies qui fe multiplicrcnt d Paris & en province ; il m'en efi tombe tntre let mams line des moins defgurees. Je ne crois pas que Vauteur me fache mauvais gri d J imprinter me folie deja connue & qu’il a livree an public lui-meme dt- puis long-terns . (*) II s’agifloit d’effayer de faire un Conte fupporta* ble & meme gai, fans intrigue, fans amour , fans ma¬ nage & fans poliffonnerie. I A jr x nr & FANTASQU'Ei CONTE. IlLl y avoit autrefois un Roi qui aimoit foil peu- pie. Cela commence comme un Conte de Fee, interrompit le Druide. C’en eft un aufli, repondit Jalamir. II y avoit done un Roi qui ai¬ moit fon peuple , & qui par confequent en etoic adore. II avoit fait tous fes efforts pour trouver des miniftres qui entraffent dans fes vues : mais ayant enfin reconnula folie d’une pareille recher¬ che , il avoit pris le parti de faire par lui - raerae toutes les chofes qu’il pouvoit derober a leuc bouillante a&ivite. Entete du bizarre projet de rendre fes fujets heureux il agiffoit confequem- ment a cette idee , & une conduite ft ftnguliere lui donnoit parmi les Grands un ridicule ineffacea¬ ble : le peuple lebeniffoit, mais a la Cour il paf- foit pour un fou. A cela pres il ne manquoit pas de merite; aufli s’appelloit-il Phenix. Si ce Prince etoit extraordinaire, il avoit une femme quil’etoitmoins. Vive, etourdie, inegale, folie par la tete, fage par le coeur, bonne par temperament, mechante par caprice ; vojla en pen de mots le portrait de la Reine. Fantafque etoit' T * 2p2 La Reine RantasquE,' fon 110m j nora celebre, - qu’elle avoit requ dc feS ancetres en ligne feminine , & dont elle foutenois dignement l’honneur. Cette perfonne fi illuftre & fi raifonnable etoit le charme & le fupplice de fon eher epoux; car elle I’aimoit aufli fort fincerement, peut-etre a caufe de la facilite qu’elle avoit a le tour- menter. Malgre l’amour reciproque qui regnoit entr’eux , ils paiferent plufieurs annees fans pou- yoir obtenir aucun fruit de leur union. Le Roi en etoit penetre de chagrin , & la Reine s’en mettoit dans des impatiences dont ce bon Prince ne fe relfentoitpas tout feui: elle s’en prenoita toutle moude de ce qu’elle n’avoit point d’enfans ; il n’y avoit pas un courtifan a qui elle ne demands etourdiment quelque fecret pour en avoir, & qu’elle ne rendit re/ponfable du mauvais fucces. Les Medecins ne furent point oublies ; car la Reine avoit pour eux une docilite peu commune, & ils n’ordonnoient pas une drogue qu’elle ne lit preparer tres-foigneufement, pour avoir le plaifir de la leur jetter au nez a l’inftant qu’il la falloit prendre. Les Derviches eurent leur tour; il faliuG recourir aux neuvaines, aux vceux , fur-tout aux olfrandes; & malheur aux delfervans des temples ou Sa Majefte alloit en pelerinage : elle fourageoit tout, & lous pretextc d’aller refpirer un air pro- lifique , elle ne manquoit jamais de mettre fens deifus delfous toutes les cellules des moines. Elle portoit auffi leurs reliques, & s’affubloit alterna- tivement de tous leurs differens equipages: tantot C O N T tl ZS>i ' fe’etoit un cordon b 1 arte, tantot utie ceinture de cuir, tant6t im long capuchon, tantot un Icapu- laire ; il n’y avoit forte de mafearade monaftique, dont fa devotion lie s’avifat j & comme ell? avoit tin petit air eveille , qui la rendoit charmante fqus tous ces deguifemens , elle n’en quittoit aucim fans avoir eu foin de s’y faire peindre. Enfin a force de devotions fi bienfaites ,■ a for¬ ce de medecines fi fagement employees, le ciel & la terre exauceretrt les voeux de la Reine; elle d,e- . vint groffe au moment qu’on commenqoit a. ?n de- fefperer. Je lailfe a deviner la joie du Roi &,cel- le du peupie : pour la fienne elle alia comme tou- tes les paffions jufqu’a i’extravagance: dans fes tranfports elle caffoit & brifoit tout j elle embraf- foil indifieremment tout ce qu’elle rencontroit j hommes, femmes, courtifans, valets, e’etoit rif- querde fc faire etouffer que fe trouver fur fon paf- fage. Elle ne connoilfoit point, difoit elle , de raviffement pareil a celui d’avoir un enfant a qui elle put donner le fouet tout a fon aife dans fes momens de mauvaifehumeur. Comme la groflclfe de la Reine avoit ete long- terns vainement attendue , elle palfoit pour unde ces evenemens extraordiiiaires, dont tout le mon- de veut avoir l’honneur. Les medecins l’att i- buoient a leurs drogues , les moines a leurs reli- ques, le peupie a fes prieres, & le Roi a fon amour. Chacun s’interelfoit a l’enfant qui devoit xiaitre comme fi e’eut etele lieu, & tous faiiuient T 3 2$4 L A R E 1 V t F‘a n t a S Q.U E , dcs vocux finceres pour l’heureufe naiffance du Prince *. car on eii vouloit un, & le peuple, les Grands , & le Roi reuniffoient leurs defirs iur ce point. La Reine troiiva fort mauvais, qu’ons’avi- fatde luiprefcrire de qui elle devoit accoucher , & declara qu’elle pretendoit avoir une fille, ajou- tant qu’il lui paroiffoit affez fingulier , que quel- qu’un ofat lui difpurer le droit de difpofer d’un bien, qui n’appartenoit inconteftablement qu’a - -clle feule. 1 Phenix voulut en vain lui faire entendre rat¬ ion, elle lui dit nettement que ce n’etoient point- id fes affaires , & s’enferma dans fon cabinet pour bouder ; occupation cherie , a laquelle elle employoit regulierement au raoins fix niois de Pan nee. Le Roi comprenoit fort bien que les caprices de la mere ne determineroient pas le fexe de l’enfant; mais il etoit au defefpoir qu’elle donnat ainfi fes travers en fpeftacle a toute la Cour. II eut facri- fie tout au rnonde pour que reftime univerfelle eut juftifie l’amour qu’il avoit pour elle, & le bruit qu’il fit mal a propos dans cette occafion, ne fut pas la feule folie que lui eut fait faire le ridi¬ cule efpoir de rendre fa femme raifonnable. Ne lachant plus a quel faint fe vouer , il eut recours a la Fee Difcrette , fon amie & la protec- trice defoii royautne. La Fee lui confeilla de pren¬ dre les voies de la douceur , c’eft-a-dire, de de- jnander excufe a la Reine. Le feul but, lui dit- La. Rein e Fantasq_ue , c’eft moins pour l’amour de moi que pour celui de fon peupie , dont l’interet ne l’occupe gueres moins la nuit que le jour. Je dois imiter un Cl nobledeiinterelfement & je vais demander au Di¬ van un memoire inftru&if du nonibre & du fexe des enfans qui conviennent a ia famille royale ; memoire important au bonheur de l’Etat, & fur lequel toute Reine doit apprendre a regler fa con- duite pendant la nuit. Ce beau foliloque fut ecoute de tout le Cercle avec beaucoup d’attention , & je vous laifle a pen- fer combien d’eclats de rire furent affez mal- adroitement etouffes. Ah ! dit triftement le Roi en fortant & haulfant les epaules, je vois bien que quand on a une femme folle, on ne peut eviter d’etre un fot. La Fee difcrette dont lefexe & le norn contraf- toient quelquefois plaifamment dans fon caradlere, trouva cette querelle fi rejouilfante, qu’elle refo- lut de s’en amufer jufqu’au bout. Elle dit pu- bliquement au Roi, qu’elle avoit confulte les co- metes , qui prefident a la nailTance des Princes , & qu’elle pouvoit lui repondre que l’enfant qui naitroit de lui, feroit un garqon ; mais en fe- cret elle affura la Reine qu’elle auroit une fille. Cet avis rendit tout-a-coup Fantafque auffi raifonnable qu’elle avoit ete capricieufe juf- qu’alors. Ce fut avec une douceur & une com- plaifance infinies qu’elle prit toutes les mefures poifiblespour defoler le Roi & toute la Cour. Elle C 0 N T £ 297 fe bata de faire faire une layette des plus fuperbes,' affedlant de la rendre fi propre a un garqon qu’elle devint ridicule a une fille; il fallut dans ce deffeiii changer plulieurs modes, mais tout cela ne lui coutoit rien. Elle fit preparer un beau collier de l’Ordre, tout brillant: de pierreries, & voulut abfo- lumcnt que le Roi'nommat d’avance le gouver- neur & le precepteur du jeunc Prince. Si-tot qu’elle fut Pure d’avoir une fille , elle ne parla que de fon fils, & n’omit aucune des precau¬ tions inutiles , qui pouvoient faire oublier celles qu’on auroit du prendre. Elle rioit aux eclats en fe peignant la contenance etonnee & bete qu’au- roientles'Grands & les Magiftrats qui devoient orner fes couches de leur prefence. II me femble, difoit-elle a la Fee, voir d’un cote notre venerable Cliancelier arborer de grandes lunettes pour veri¬ fier le fexe de l’enfant, & de l’autre Sa Sacree Majelle baiifer les yeux & dire en balbutiant: je croyois.la Fee m’avoit pourtant dit . Mef- fisurs, ce n’eft pas ma faute.& d’autres apoph- thegmes aufli fpirituels recueillis par les favans de la Cour, & portes bient 6 t jufqu’aux extremi- tes des Indes. Elle fe reprefentoit avec un plaifir malin le def- ordre &: la confufion, que ce merveilleux evenc- ment alloit jetter dans toute l’affemblee. Elle fe figuroit d’avance les difputes, l’agitation de tou- tes les Dames du palais pour reclamer, ajufter,con- cilier en ce moment imprevu les droits de leurs T i T$$ LaReineFantasq_ue,' importantes charges , & toute la Cour en mouve- ment pour un beguin. Ce fut auffi dans cette occafion qu’elle invents le decent & fpirituel ufage de faire haranguer pat les Magiftrats enrobe le Prince nouveau ne. Phe- nix voulut lui reprefenter que c’etoit avilir la Ma- giftrature a pure perte, &jetter un comique extra¬ vagant fur tout le ceremonial de la Cour, que d’al- ler en grand appareil etaler du Phoebus a un petit Marmot avant qu’il le put entendre, ou du rnoins y repondre. Et tant mieux! reprit vivement la Reine, tant nfieux pour votre fils! ne feroit-il pas trop heu- reux que les betifes qu’ils ont a lui dire, fuifent epuifees avant qu’il les entendit, & voulez-vous qu’on lui garde pour Page de raifon des difcours propres a le rendre fou ? Pour Dieu laiifez-les ha¬ ranguer tout leur bieti-aife , tandis qu’on eft fur qu’il n’y comprend rien & qu’il en a i’ennui de nioins: Vous devez favoir de refte, qu’on n’en eft pas toujours quitte a fi bon marche. II en fal- lut pafTer par la , & de l’ordre expres de Sa Ma- ielle les Prefidens du.Senat & des Academies com- mencerent a compofer, etudier, raturer & feuille- ter leur Vaumoriere & leur Demofthene pour ap- prendre a parler a un embryon. Enfin le moment critique arriva. La Reine fentit les premieres douleurs avec des tranfports de joie dont on ne s’avife gueres en pareille occa¬ fion. Elle fe plaiguoit de fi bonne grace > & pleu- C 0 K T tl •Toit d’un air fi riant, qu’on eutcrfi que le plus grand de fes plaifirs etoit celui d’accoucher. Aussit6t ce fut dans tout le palais une ru- meur epouvantable. Les uns couroient chercher •le Roi, d’autres les Princes , d’autres les Miniftres, d’autres le Senat: le plus grand nonibre & les plus preffes alloient pour aller, & roulant leur tonneau comrne Diogene, avoient pour toute affaire de fe donner un air affaire. Dans l’empreffement de raffembler tant de gens neceffaires, la derniere perfonne a qui l’on fongea fut Paccoucheur; & le Roi, que fon trouble mettoit hors de lui, ayant demande par megarde une fage-femme, c'ette inad- vertance excita parmi les Dames des ris immode- res, qui, joints a la bonne humeur de la Reine > firent l’accouchement le plus gai dont on eut ja¬ mais eutendu parler. Quoique Fantafque cut gardede Ton mieux le fecrct de la Fee , il n’avoit pas "laiffe de tranfpirer parmi les femmes de fa maifon, & celles-ci le gar- derent (i fidelement elles-memcs , que le bruit fut plus de trois jours a s’en repandre par toute la ville; de forte qu’il n’y aVoit depuis long - terns que le Roi feul qui n’en ftit rien. Chaeun etoit done attetitif a la feene qui fe preparoit, l’interet public fournilfant un pretexte a tous les curieux do s’amufer aux depens de la famille royale, ils fe faifoient une fete d’epier la contenance de leurs Majeftes, & de voir comment avec deux promef. contradidoires, la Fee pourroit fe firer d’affaire Si conferver fon credit. §00 La R.EJ-NE F AN T ASCLI/Ei 1 Oh qa-, Monfeigneur, dit Jalamir au Druide eri s’iiiterrompant ; convenez qu’il ne tient qu’a moi de vous impatienter dans les regies : car vous fen- tez bien, que void le moment des digreffions , des reflexions , des portraits & deces multitudes de belles chofes, que tout auteur homme d’efprit ne manque jamais d’employer a propos dans Pen- droit le plus intereflant pour exceder fes ledteurs. Comment par Dieu ! dit le Druide, t’imagines-tu qu’il y en ait d’aflez fots pour lire tout cet efprit la ? Apprends qu’on a toujours celui de le paffer, & qu’en depit de Monfieyr l’Ailteur on abientot re- couvert fon etalage avec les feuillets de Ton livre. Et toi qui fais ici le raifonneur , penfes-tu que pour eviter 1’imputation d’une fottife, il fuffife de dire qu’il ne tiendroit qu’a toi de la faire ? Vraimentil nefalloit que le dire pour leprouver : & malheureufement je n’ai pas moi la reiPource de tourner les feuillets. Confolez-vous , lui dit dou- cement Jalamir, d’autres les tourneront pour vous, fi jamais on ecrit ceci. Dependant conllderez que voila toute la Cour raflemblee dans la chambre de la Reine , que c’eft la plus belle occafiorf que j’au- rai jamais de vous peindre tant d’illuftres origi- naux,& la feule peut-etre que vous aurez de les connoitre. Que Dieu t’entende, repart it plailam- ment le Druide ! je neles connoitrai que trop par leurs adtions : fais-les done agir fi ton hiftoire a befoin d’eux, & n’en dis mot s’ils font inutiles : je neveux ppint d’autres portraits que les fails. Puif- qu’il n’y a pas moyen , dit Jalamir, d’egayer moit recit par un peu de metaphyfique, j’en vais touC betement reprendre le fil. Mais conter pour con- ter eft fi plat.vous ne favez pas combien de belles chafes vous allez perdre ! aidez - moi, je vous prie, a me retrouver, car la Philofophie m’a tellement emporte , que je ne fais plus a quoi j’en etoit du Conte. A cette Reine, dit le Druide impatiente, que tu as tant de peine a faire accoucher, & avec laquelle tu me tiens depuis une heure en travail: Oh, oh,reprit Jalamir, croyez-vous que les en- fans des Rois fe pondent comme des ceufs de gri- ve ? Vous allez voir li ce n’etoit pas bien la peine de perorer, La Reine done apres bien des cris & des ris tira en£n les curieux de peine & la Fee d’intrigue, en mettant au jour une fille & un gar- qon plus beaux que le foleil & la lune , & qui fe relfembloient fi fort, qu’on avoit peine a les dif- tinguer j ce qui fit que dans leur enfance on fe plaifoit a les habiller de meme. Dans ce moment fi defire le Roi fortant de la Majefte pour fe rendre a la nature, fit des ex¬ travagances qu’en d’autres terns il n’eut pas lailfe faire a la Reine, & le plaifir d’avoir des enfans le rendoit fi enfant lui-meme, qu’il courut furfou balcon crier au peuple a pleine tete : Mes amis, re- jouilfez-vous tous, il vient de me naitre un fils , a vous un pere , & une fille a ma femme. La Reine qui fe trouvoit pour la premiere fois de fa vie g §32 La Rh ine Fa‘rtisq.u t'l pareille fete , ne s’apperqut pas de tout I’ouvragd qu’elle avoit fait: & la Fee qui connoiifoit fon ef. prit fantafque , fe contenta , conformement a ce qu’elle avoit defire , de lui annoncer d’abord une fille. La Reine fe la fit apporter, & ce qui fur- prit fort les fpe&ateurs, elle I’embrafla tendre- ” ment a la verite , mais les larmes aux yeux & avec un air de triftefle, qui cadroit rna' avec celui qu’el¬ le avoit eu jufqu’alors. J’ai deja dit qu’elle aimoit fincerement fon epoux: elle avoit ete touchee de 1’inquietude & de l’attendrilTement qu’elle avoit lii dans fes regards durant fes fouffrances. Elle avoit fait, dans un terns a la verite fingulierement choifi, des reflexions fur la cruaute qu’il y avoit a defoler un mari fi bon j & quand on lui prefenta la fille , elle ne fongea qu’au regret qu’auroit le Roi de n’avoir pas un fils. Difcrette, a qui 1’elprit de fon fexe & le don de feerie apprenoient a lire faci- leraent dans les coeurs, penetra fur le champ ce qui fe pafloit dans celui de la Reine , & n’ayant plus de raifon pour lui deguifer la verite , elle fit apporter le jeune Prince. La Reine revenue de fa furprife trouva 1’expedient fi plaifant, qu’elle en fit des eclats de rire dangereux dans l’etat ou elle etoit. Elle fe trouva mal, on eut beaucoup de peine a la faire revenir, & fi la Fee n’eut repondu de fa vie , la douleur la plus vive alloit fucceder aux tranfportS de joie dans le coeur du Roi & fur les vifages des courtifans. Mais void ce qu’il y eut de plu$ fingulier dans 5 O N T £; 303 ioute cette avanture. Le regret fincere qu’avoit la Reine d’avoir tourmente fon Mari lui fit pren¬ dre une affedion plus vive pourle jeune Prince que pour fa foeur , & le Roi de fon cbte qui ado- roit la Reine, marqua la meme preference a la fil- le qu’elle avoit fouhaitee. Les carelfes indiredes que ces deux uniques epoux fe faifoient ainfi Pun 1’autre devinrent bientot un gout: tres-decide , & la Reine ne pouvoit non plus fepafler de fon fils, que le Roi de fa fiile. Ce double evencment fit un grand plaifir a tout le peuple , & le ralfura, du moins pour un terns, fur la frayeur de manquer de muitre. Les efprits- forts, qui s’etoient moques des promelfes de la Fee, furent moques a leur tour. Mais ils ne fe tinrent pas pour battus j difant qu’ils n’accor- doient pas meme a la Fee I’infaillibilite du men- fonge, ni a fes predidions la vertu de rendre im- pofliblesles chofes qu’elle annonqoit. D’autres fondes fur la prediledion, qui commenqoit a fe declarer , poufferent l’impudence jufqu’a foutenir qu’en donnant un fils a la Reine , & une fiile au Roi, l’evenement avoit de tout point dementi la prophetie. Tandis que tout fe difpofoit pour la pompe du bateme des deux nouveaux nes , & que l’orgueil humain fe preparoit a briller humblement aux au- tels des Dieux. Un moment, interrompit le Druide, tu me brouilles d’une terrible facon: ap- prends-moi, je te prie, en quel lieu nous fommes, D’abord pour rendre la Reine enceinte tu la pr®- menois parau des reliques & des capuchons. Apres cela tu nous as tout-a-coup fait paffer aux Indes. A prefent tu viens me parler de bapteme , & puis des autels des Dieux. Par le grand Tharamis, je lie lais plu£ Ci dans la ceremonie quetu prepares , news allons adorer Jupiter, la bonne Vierge, ou Mahomet. Ce n’eft pas qu’a moi Druide il m’irn- porte beaucoup que tes deux bambins foientbapti- fes ou circoncis, mais encore faut-il obferver le coftume, & ne pas m’expofer a prendre un Eve- que pour le Muphti, & le Miffel pour VAlcoran. Le grand malheur ! lui dit Jalamir, d’auffi Ens que vous s’y tromperoient bien. Dieu garde de mal tous ces Prelats qui ont des ferrails & prennent pour de l’Arabe le Latin du breviaire. Dieu fade paix a tous les honnetes Caifards qui fuivent Pin- tolerance du Prophete de laMecque,toujours prets a maflacrer laintement le genre humain pour la gloire du Createur. Mais vous devez vous reflou- venir que nous fommes dans un pays de Eees , ou l’on n’envoie perfonne en enfer pour le bien de fon arae, ou Ton ne s’avife point de regarder au prepuce des gens pour les damner ou les abfoudre, & ou la Mitre & le Turban verd couvrent egalc- ment les tetes facrees, pour fervir de fignalement aux yeux des Pages & de parure a ceux des fots. Je fais bien que les loix de la Geographie, qui reglent toutes les Religions du Monde , veulend que les deux nouveaux nes foientMufulmansjmais yn ne circoacit que les males, & j’ai ^foin que mes G O N I l. fof files jumeaux foient adminiftres tous deux* Ainfl trouvez bon que je Jes baptife. Eais, fais , dit !e Druide : voila , foi de Pretre, un choix le mieuX motive dont j’aie entendu parler de ma vie. Jala- inir continua. La Reine qui fe plaifoit a bouleverfer toute eti¬ quette, voulut fe lever au bout de fix jours & for- tir le feptieme, fous pretexte qu’elle fe portoit bien : En effet elle nouriffoit fes enfans : Exem- ple odieux, dont toutes les femmes lui reprefen- terent tres vivement les confequences. Mais Fan- tafque qui craignoit les ravages du lait repandu, foutint qu’il n’y a point de terns plus perdu pour le plaifir de la vie que celui qui vient apres la mort * & que le feiii d’une femme marte fefletrit encore plus que celui d’une nourrice •, ajoutant d’un tors, de Duegne, qu’il n’y a point de plus belle gorge aux yeux d’un Mari que celle d’une femme qui nourrit fes enfans. Gette intervention des Maris dans des loins qui les regardent fi peu fit beau- coup rire les Dames , & la Reine, trop jolie pour l’etre impunement, leur parut des-lors malgre fes caprices prefqu’auifi ridicule que fon epoux,qu’el- les appelloient par derifion le bourgeois de Vaugi- rard. Je te vois venir, dit aufil-tdt le Druide, tu vmt- drois me donner infenfiblement le role de Schah- bahan, & me faire demander s’ij y a aufii un Vau- girard aux Indes, comme un Madrid au bois de Boulogne, un Opera dans Paris* & un Philofoph* Tome lilt V 3 ©6 La Reine Fantasq_ue,' a la Cour. Mais pourfuis ta rapfodie & ne me tens plus de ees pieges j ear n’etant ni marie ni Sultan , ce n’eft pas la peine d’etre un fot. Enfin, dit Jalamir fans repondre au Druide, tout etant pret, le jour fut pris pour ouvrir les portes du del aux deux nouveaux nes. La Fee fe rendit de bon matin au Palais, & declara aux auguftes epoux qu’elle alloit faire a chacun de leurs enfans un prefent digne de leur naiflance & de foil pou- voir. Je veux, dit-elle, avant que l’eau magique les derobe a ma protedion, les enrichir de mes dons, & leur donner des noms plus eflkaces que ceuxde tous les pieds plats du Calendrier, puiC. qu’ils exprimeront des perfections dont j’aurai foin de les doueren meme-terns: mais comme vousde- vez connoitre mieux que moi les qualites qui con- viennent au bonheur de votre famille & de vos peuples, choifilfez vous - memes, & faites ainli d’un feul aCte de volonte, fur chacun de vos deux enfans,ce que vingt ans d’education fontrarement dans la jeunefle & que la raifon ne fait plus dans ;un age avance. Aussi-tot , grande altercation entre les deux epoux. La Reine pretendoit feule regler a fa fan- taifie le caraCtere de toute fa famille, & le bon Prince , qui fentoit toute Pimportance d’un pareil choix, n’avoit garde de l’abandonner aux caprices d’une femme dont il adoroit les folies fans les partager. Phenix vouloit des enfans qui devinifent un jour des gens raifonnables •, Fantafque aimoit C 0 N T E, 307 mieux avoir de jolis enfans , & pourvuqu’ils briL lalfent a fix ans elie s’embarraffoit fort peu qu’ils fulfent des fots a trente. La Fee eut beau s’efFor- cer de mettre leurs Majeltes d’accord : bient6t le caradlere des nouveaux nes ne fut plus que le pre- texte dc la difpute, & il n’etoit pas queltion d’a- voir raifon, mais de fe mettre 1’un l’autre a la raifon. Enfin Difcrette imagina 1 m moyen de tout ajufter fans donner le tort a perfonnej ce fut que chacun difpofat a fongre de l’enfant de fon fexe. Le Roi approuva un expedient, qui pourvoyoit a 1’eflentiel en mettant a couvert des bizarres fou- haits de la Reine Pheritier de la couronne, & voyant les deux enfans fur les genoux de leur Gou- vernante, il fe hfta de s’emparer du Prince, noil fans regarder fa faeur d’un ceil de commiferation. MaisFantafque,d’autantplus mutineequ’elle avoit moins raifon de l’etre, courut comme une empor- tee a la jeune Princeffe , & la prenant auffi dans fes bras; vous vous uniflez tous, dit-elle , pour m’irriter; mais afin que les caprices du Roi tour- nent malgre lui-meme au profit d’un de fes en¬ fans , je declare que je demande pour celui que je tiens tout le contraire de ce qu'il demandera pour l’autre. ChoifilTez maintenant, dit-elle au Roid’un air de triomphe , & puifque vous trouvez taut de charmes a tout diriger , decidez d’un feul mot le fort de votre famille entiere. La Fee & le Roi tacherent en vain de la detourner d’une refolution- V 9 3o8 La Rein e Faktasq.ce, qui mettoit cc Prince dans un etrange embarras; elle n’en voulut jamais demordre, & dit qu’elle fe felicitoit beaucoup d’un expedient qui feroit ■rejaillir fur fa fille tout le merite que le Roi ns fauroit pas donner a fon fils. Ah! dit ce Prince outre de depit, vous n’avez jamais eu pour vo- tre fille que de l’averfion, & vous le prouvez dans l’occafionla plus importante de fa vie; mais, ajouta-t-ildans untranfport de colere dont il ne fut pas le maitre , pour la rendre parfaite en de¬ pit de vous, je demande que cet enfant-ci vous reffemble. Tant mieux pour vous & pour lui, reprit vivement la Reine; mais je ferai vengee, & vetre fille vous reffemblera. A peine ces mots furent-ils laches de part & d’autre avec une im- petuofite fans egale, que le Roi defefpere de fon etourderie les eut bien voulu retenir : mais e’en etoit fait, & les deux enfans etoient doues fans retour des caracleres demandes. Le Garqon recut le nom de Prince Caprice, & la fille s’appella la Princelfe Raifon, nom bizarre qu’elle illuftra fi bien, qu’aucune femme n’ofa depuis le porter. Voila done le futur fucceffeur au tronc orne de toutes les perfections d’une jolie femme, & la Princelfe fa foeur deftinee a polfeder un jour tou¬ tes les vertus d’un honnete homrne , & les quali- tes d’un bon Roi; partage qui ne paroilfoit pas des mieux entendus , mais fur leauel on ne pouvoit plus revenir. Le plaifant fut que l’amour mutual des deux epoux agillant en cet inlfant avec toute Conte. 30f Ja force que lui rendoient toujours mais fouvent trop tard les occafions effentielles, & la predilec¬ tion ne ceflant d’agir, chacun trouva celui de feJ enfans qui devoit luireflemblerle plus mal parta- ge des deux , & fongea moins a le feliciter qu’a le plaindre. Le Roi prit Pa fille dans fes bras, &la ferrant tendrement, helas ! lui dit-il, que tefervi- roit la beaute meme de ta mere, fans fon talent pourlafaire valoir ? Tu feras trop raifonnable pour faire tourner la tete a perfonne ! Fantafque plus circonfpedle fur fes propres verites ne dit pas tout ce qu’elle penfoit de la fageffe du Roi futur, mais il etoit aife de douter a Pair trifle dont elle le carelfoit, qu’elle eut au fond du cceur une grande opinion de fon partage. Cependant le Roi la regardant avec une forte de confufinn lui fit quelques reproches fur ce qui s’etoit paffe. Je fens mes torts, lui dit-il, mais ils font votre ouvrage j nos enfans auroient valu beaucoup mieux que nous i vous etes caufe qu’ils ne feront que nous reffembler. Au moins , dit-elle auffi-totenfautant au cou de fon Mari, je fuis Pure qu’ils s’aime- ront autant qu’il eft poflible. Phenix touche de ce qu’il y avoit de tendre dans cette faillie , fe con- fola par cette reflexion qu’il avoit (i fouvent occa- fion de faire , qu’en effet la bonte naturelle & un coeur fenfible fuffifent pour tout reparer. Je deviue li bien tout le refte, dit le Druide a Jalamir en l’interrompant, que j’acheverois le Conte pour toi. Ton Prince Caprice fera tour, Y a 3X0 La Reine Fakt A5q.ue, ner la tete a tout le monde, & fera trop bien Pirrir- tateur de fa Mere, pour n’en pas etre le tourment. II bouleverfera le Royaume en le voulant refor¬ mer. Pour rendre fes fujets heureux il les mettra au defefpoir , s’en prenant toujours aux autres de fes propres torts : injufte pour avoir ete impru¬ dent, il commettra de nouvelles fautes pour repa- rer les premieres. Comme la fagelfe ne le condui- ra jamais , le bien qu’il voudra faire agravera le nial qu’il aura fait. En un mot, quoiqu’au fond il foit bon , genereux, fenfible, fes vertus meme lui tourneront a prejudice, & fa feuleetourderieunie a tout fon pouvoir le fera plus hair, que n’auroit fait une mbchancete raifonnee. D’un autve cote ta PrinceiTe Raifon , nouvelle Heroine du pays des Fees , deviendra un prodige de fagefle & de pru¬ dence, & fans avoir d’adorateurs fe fera tellement adorer du peuple, que chacun fera des voeux pour etre gouverne par elle: fa bonne conduite,availta- geufe a tout le monde & a elle-meme , ne fera du tort qu’a fon frere , dont on oppofera fans ceffe les travers a fes vertus, & a qui la prevention pu- blique dotinera tousles defauts qu’elle n’aurapas, quand meme il ne les auroit pas lui-meme. Il fera queltion d’intervertir l’ordre de la fucceilion au trone, d’affervir la marotte a la quenouille & la fortune a la raifon. Les Dobteurs expoferont avec emphafe les confequences d’un tel exemple, & prouveront qu’il vaut mieux que le peuple obeiife aveuglement aux enrages que le fort peu>t lui don- nerpour maitres, que defe choiiir lui-memc des C O K T 1. Sit chefs raifonnables; que quoiqu’on interdife a un fou le gouvernement de fon propre bien, il eft bon de lui lailfer la fupreme difpofition de nos Liens & de nos vies ; que le plus infenfe des hom- •mes eft preferable encore ala plus fage des fem¬ mes, & que le male ou le premier ne, fut-il un fin- ge ou un loup, il faudroit en bonne politique qu’u- ne Heroine ou un Ange naiflant apres lui obeit a fes volontes. Obje&ions & repliques de la part des feditieux, dans lefquelles Dieu fait comme on ver- ra briber ta fophiftique eloquence : car je te con- nois; c’eft fur-tout a medire de ce qui fe fait que ta bile s’exhale avec volupte , & ton amere fran- chife femble fe rejouir de la mechancete des hom¬ ines par le plailir qu’elle prend a la leur reprocher, Tubleu, Pere Druide, comme vous y allez, dit Jalamir tout furpris! quel flux de paroles ! ou diable avez-vous pris de fi belles tirades ? vous ne prechates de votre vie aufli bien dans le bois facre , quoique vous n’y parliez pas plus vrai. Si je vous laiffois faire , vous changeriez bient6t un Conte de Fee en un traite de politique, & l’on trouveroit quelque jour dans les cabinets des Princes Barbe-bleue ou Peau-d’anc au lieu de Ma- chiavel. Mais ne vous mettez point tant en frais pour deviner la fin de mon Conte. Pour vous montrer que les denouemens ne me manquent pas au befoin,j’en vais dans quatre mots expedier un , non pas auffi favant que le v6tre, inais du moins aufli naturel & a coup- fur plus imprcvu. V 4 3i2 La Reijse Fantasque, Conte. Vous faurez done que les deux enfans jumeaux etant, comme je l’ai remarque , fort femblablesf de figures , & de plus, habilles de meme , le Roi cr^yant avoir pris foil fils tenoit fa fille entre fes bras au moment de l’influence, & que la Reine trompee par le choix de fon mari, ayant auifi pris Ion fils pour fa fille , la Fee profits de cette erreur pour douer les deux enfans de la maniere qui leur eonvenoitlemieux. Caprice fut done le nom de.Ia Princelfe, Raifon celui du Prince fon frere , & en depit des bizarreries de la Reine, tout fo trouva dans l’ordre naturel. Parvenu au tronc apres la m aufli fon ouvrage n’eft-il recherche que par les gens de I’art. Mais celui qui trace une per- fpedtive, flatte le Peuple & les ignorans , parce qu’il ne leur fait rien connoitre, & leur oifre feu- lement l’apparence de ce qu’ils connoilfoient deja. Ajoutez que la mefiire, nous donnant fucceflive- ment une dimenfion & puis l’autre , nons inftruit lentement [de la verite des chofes; au lieu que l’apparence nous oflfre le tout a la fois, & fous .l’opinion d’une plus gran le capacite d’efprit, flatte le fens en feduifant famour propre. Les reprefen cations du Peintre', depourvues de toute realite, ne produifent meme cette ap- parence , qu’a l’aide de quelques vaines ombres & de quelques legers fimulacres qu’il fait pren¬ dre pour la chofe meme. S’il y avoit quelque parence d’une furface plane a un relief? S’ils font qu’ua plafond paroilTe une voute , pourquoi ne font-ils pas qu’u- ne voute paroiffe un plafond? Les ombres, dironr-ils, changent d’apparence a divers points de vue ; ce qui n’ar- rive pas de meme aux furfaces planes. Levons cette dif¬ ficult!* , & prions un Peintre de peindre & colorier une ftatue de maniere qu’elle paroiffe plate, rafe , & de la meme couleur, fans aucun delfein , dans un feul jour & foils un feul point de vue. Ces nouvelles confiderations ne feroient peut-etre .pas indignes d’etre examinees par 1’aojateur eclaire qui a ii bien philofophe fur cec art. T H e' a t r a t z . 319 melange de verite dans fes imitations , il fau- droit qu’il connut les objets qu’il imite; il feroit Naturalifte, Ouvrier, Pbyficien, avant d’etre Peintre. Mais au contraire, l’etendue de fon art n’eft fonde que fur fon ignorance ,• & il ne peint tout, que parce qu’il n’a befoin de rien connoitre. Quand il nous offre un Philolophe en meditation, un Aftronome obfervant les aftres, un Geometre tracant des figures, un Tourneur dans fon atte- lier, fait-il pour cela tourner, calculer, mediter, obferver les aftres ? Point du tout; il ne fait que peindre. Hors d’etat de rendre raifon d’aucune des chofes qui font dans fon tableau , il nous abufe doublement par fes imitations, foit en nous oifrant une apparence vague & trompeufe , done ni lui ni nous ne faurions diftinguer l’erreur 5 foit en employant des mefures fauffes pour produire cette apparence , e’eft-a-dire , en alterant toutes les veritables dimenfions felon les loix de la per- fpedive : de forte que , fi le fens du fpedtateuc ne prend pas le change & fe borne a voir le ta¬ bleau tel qu’il eft, il fe tromnera fur tous les rap¬ ports des chofes qu’on lui prefente, ou les trou- vera tous faux. Cependant l’illufion fera telle que les limples & les enfans s’y meprendront, qu’ils croiront voir des objets que le Peintre lui-meme ne connoit pas , & des Ouvriers a Part defquels il n’entend rien. Apprenons par cet exemple a nous defier de ces gens univerfels, habiles dans tous les arts«. 52o De lT m i t a t i o H verfes dans toutes les fciences, qui fa vent toot, qui raifonnentde tout, &femblent reuniraeux feuls les talens de tous les mortels. Si quelqu’un nous dit connoitre un de ces hommes merveiU leux, aifuronsle, fanshefiter , qu’il eft la dupe des preftiges d’un charlatan , & que tout le fa- voir de ce grand Philofophe n’eft fonde que lur l’ignorance de fes admirateurs, qui ne favent point diftinguer l’erreur d’avec la verite , ni I’i- jnkation d’avec la chofe imitee. Ceci nous mene a 1’examen des Auteurs tra- giques & d’Homere leur chef(A)- Car plufieurs aflurent qu’il faut qu’un Poete tragique fache- tout j qu’il connoilfe a fond les vertus & les vi¬ ces , la politique & la morale , les loix divines & humaines, & qu’il doit avoir la Icience de toutes les chofes qu’il traipe, ou qu’il ne fera jamais rien de bon. Cherchons done Ci ceux qui relevent la Poeiie a ce point de fublimite ne s’enlaiffent point impofer auifi par l’art imitateut des Poetesj ft leur admiration pour ces immor- tels ouvrages ne les empeche point de voir com- bien ils font loin du vrai, de fentir que ce font des couleurs fans confiftance , de vains fanto- mes , des ombres, & que pour tracer de pareil- les (Z)'' C’etoit le fentiment commun des Anciens, que toils leurs Auteurs tragiques n’etoient que les copiftes & les imitateurs d’Homere. Quelqu’un difoit des Tragedies d’Euripide : Ce font les re/ies des fejlins d’Homere, qu’un tonvive emaorie c/iez lui. T H e' A T R A L E.' 321 les images, il n’y a rien de moms neceffaire que la connoiflance delaverite: oubien, s’ilyadans tout cela quelque utilite reelle , & fi les Poetes fqavent en effet. cette multitude de chofes done le Vulgaire trouve qu’ils parlent fi bien. Dites-moi, mes amis, fi quelqu’un pouvoit avoir a fon choix le portrait de fa maitrelfe ou 1’original, lequel penferiez-vous qu’il choisit ? Si quelque Artifte pouv qui de nous , infenfible a ees plaintes, ne s’y livre pas avec une forte de plailir? Qui ne fent pas naitre en foi-meme le fentiment qu’on nous reprefente ? Qui ne loue pas ferieufement l’art de f Auteur , & ne le regarde pas comme un grand Poete, a caufe de f expreffion qu’il donne a fes tableaux , & des affedions qu’il nous communique ? Et ce- pendant lorfqu’une afflidion domeftique & reelle nous atteint nous-mimes, nous nous glorifions de la fupporter nroderement, de ne nous en point lailfer accabler jufqu’aux larmes 5 nous regardons alors le courage que nous nous effor- qons d’a.voir comme une vertu d’homme, & nous nous croirions auffi laches que des femmes , de pleurer & geinir comme ces Heros qui nous onfc toughes fur la fcene, Ne font - ce pas de fort 33 & D E L’l M1TATI0N Utiles Spectacles que ceux qui nous font admirer des exemples que nous rougirions d’imiter, & ou Ton nous intereiTe a des foiblefles dont nous avons tant de peine a nous garantir dans nos pro- pres calamites ? La plus noble faculte de fame, perdant ainfi l’ufage & l’empire d’elle-meme, s’accoutume a flechir fous la loi des paflions ; elle ne reprime plus nos pleurs & nos cris ; elle nous iivre a notre attendrilfement pour des objets qui nous font etrangers 5 & fous pretexte de commiferation pour des malheurs chimeriques, loin de s’indigner qu’un homrae vertueux s’aban- donne a des douleurs exceffives, loin de nous empecher de l’applaudir dans fon avililfement, elle nous lailfe applaudir nous-memes de la pi- tie qu’il nous infpire ; c’eft un plaifir que nous croyons avoir gagne fans foibleiTe & que nous goutons fans remords. Mais en nous laifl’ant ainfi fubjuguer aux dou¬ leurs d’autrui, comment refifterons-nous aux n6tres ,• & comment fupporterons-nous plus cou- rageufement nos propres maux que ceux dont nous n’appercevons qu’une vaine image ? Quoi! ferons-nous les feuls qui 11’aurons point de prife fur notre fenfibilite '( Qui eft-ce qui ne s’ap- propriera pas- dans I’occafion ces mouvemeus auxquels il fe prete fi volontiers ? Qui eft - ce qui faura refufer a fes propres malheurs les lar- nres qu’il prodigue a ceux d’un autre ? J’en dis autant de la Comedie, du rire indecent qu’elle nous T H e' A T R A L E'.’ 337* nous arrache, de l’habitude qu’on y prend da tourner tout en ridicule, meme les objets les plus ferieux & les plus graves , & de l’effet pref. que inevitable par lequel elle change enbouffons & plaifans de Theatre les plus refpe&ables des Citoyens. J’en dis autant de l’amour, de la colere, & de toutes les autres pallions , auxquelles de- 1 venant de jour en jour plus fenfibles par amufe- ment & par jeu , nous perdons toute force pout leur refifter, quand elles nous aflaillent tout de bon. Enfin , de quclque fens qu’on envifage le Theatre & fes imitations, on voit toujours, qu’animant & fomentant en nous les difpolitions qu’il faudroit contenir & reprimer, il fait domi- ner ce qui devroit obeir; lojn de nous rendre meilleurs & plus heureux , il nous rend pires & plus malheureux encore, & nous fait payer aux depens de nous-memes le foin qu’on y prend .de nous plaire & de nous flatter. Quand done, ami Glaucus, vous rencon- trerez des enthoufiaftes d’Homere; quand ils vous diront qu?Homere eft I’inftituteur de la Grece & le maitre de tous les arts ; que le gou- vernement des Etats, la difeipline civile, l’edu- cation des hommes & tout l’ordre de la vie hu- maine font enfeignes dans fes Ecrits; honorez leur zele; aimez & fupportez les comme des hommes doues de qualites exquifes; admirez avec eux les merveilles de ce beau genie * ac- Tonte III. Y 338 D E l’I M I T A T I O W eordez-leur avec plaifir qu’Homere eft le Poet« par excellence , le modele & le chef de tous les Auteurs tragiques. Mais fongez toujours que les Hymnes en l’honneur des Dieux & les louanges des grands hommes font la feule elpece de Poefie qu’il faut admettre dans la Republique , & que, il l’on y fouffire uile fois cette Mufe imitative qui nous charme & nous trompe par la douceur de fes accens , bientot les adlions des hommes n’au- ront plus pour objet, ni la loi, ni les chofes .bonnes & belles , mais la douleur & la volupte; les paffions excitees domineront au lieu de la raifon j les Citoyens ne feront plus des hom¬ mes vertueux & juftes, toujours foumis au de¬ voir & a lequite , mais des hommes fenfibles & foibles qui feront le bien ou le mal indiiferem- ment, felon qu’ils feront entraines par leur penchant. Enfin, n’oubliez jamais qu’en ban- niflant de notre Etat les drames & pieces de Theatre nous ne fuivons point un en,tetement barbare , & ne meprifons point les beautes de Part ; mais nous leur preferons les beautes im¬ mortelles qui refultent de Pharmonie de fame Sc de l’accord de fes facultes. Faifons plus encore: Pour nous garantir de- toute partialite, & ne rien donner a cette an¬ tique difcorde qui regne entre les Philofophes & les Poetes, n’otons rien a la Poefie & a I’iniitata^a de ce qu’elles peuvejnt alleguer pour The'atrale, 339 2eur defenfe , ni a nous des plaifirs innocens qu’elles peuvent nous procurer. Rendons cec honneur a la verite d’en refpedler jufqu’a Pi- mage, & de laiifer la liberte de fe faire enten¬ dre a tout cc qui fe renomme d’elle. En impo- fant filence aux Poetes , accordons a leurs amis la liberte de les defendre & de nous montrer* s’ils peuvent, que Part condamne par nous com- me nuifible n’eft pas feulement agreable, mais utile a la Republique & aux Citoyens. Eeoutons leurs raifons d’une oreille impartiale , & conve- nons de bon coeur que nous aurons beaucoup gagne pour nous - memes, s'ils prouvent qu’on peut fe livrer fans rifque a de fi douces imprefi. lions. Autrement, mon cher Glaucus, comme un homnie fage epris des charmes d’une maitrelfe, voyant fa vertu prete a Pabandonner, rompt, quoiqu’a regret, une li douce chaine , & facrifie l’amour au devoir & a la raifon; ainfi, livres des notre enfarice aux attraits feducteurs de la Poe- lie , & trop fenlibles , peut-etre , a fes beautes, nous nous munirons pourtant de force & de rai¬ fon contre fes prefiiges: fi nous ofons donner quelque chofe au gout qui nous attire, naus craindrons au moins de nous livrer a nos premie¬ res amours : nous nous dirons toujours qu’il n’y a rien de ferieux ni d’utile dans tout cet appa- xeil dramatique : en pretant quelquefois nos oreilles a la Poefie , nous garantirons nos ceeurs Y 3 040 De limitation The'atrale^ d’etre abufes par elle, & nous lie fouffrirons point qu’elle trouble l’ordre & la liberte , ni dans la Republique interieure de Tame , ni dans celle de la Societe humaine. Ce n’eft pas une legere al¬ ternative que de fe rendre meiileur ou pire , & Fon ne feuroit pefer avec trop de foin la deli¬ beration qui nous y conduit. O mesamis ! c’eft, ie l’avoue, une douce chofe de fe Iivrer aux char- mes d’un talent enchanteur, d’acquerir par lui des biens , des honneurs, du pouvoir, de la gloire: liiais la puiffance , & la gloire, & la riclieffe , & les plaifirs , tout s’eclipfe & difparoit comme une ombre, aupres de la juftice & de la vertu. 9 PYGMALION Lt thiatre reprcfente un attelier de Safipteur, Sur les cotes on voit ties blocs de marbre , des group- pes, des fiat ties ebaucbees. Dans le fond e/1 tine 'autreflatue cacbee fous un pavilion dime itojfe le- gere efi brillante , erne de orpines & de guir-■ landes. Pygmalion , ajjis & accoude, rive dans Vattitude ePun homme inquiet & trifie ; pins fe levant tout- n-coup , ilprend fur fa table des outils de fon art , va donner , par intervals , quelques coups de ci- fc au fur quelqiCune de fes ibauches, fe recule £«? regarde d'un air mecontent & decourage. JLl n’y a point-la d’ame ni de vie ; ce n’eft que de la pierre ; je ne ferai jamais rien de tout cela. O mon genie oil es-tu ? Mon talent, qu’es-tu de- venu ? Tout mon feu s’eft eteint, mon imagina¬ tion s’eft glacee, le marbre fort froid de mes mains. Pygmalion tu ne faisKplus des Dieux, tu n’es qu’un vulgaire artifte...... Vils inftrumens , qui n’etes plus ceux de ma gloire , allez, ne des- jionorez plus mes mains. PYGMALION. Y a '342 Pygmalion. ll jettc avec dedam fes outils, & fe pronitne quelque terns, en revant les bras croifes. Que fuis-je devenu?.... quelle etrange revo¬ lution s’eft faire en moi !. Tyr , Ville opu- lente & fuperbe, les raonumens des arts , dont tu bribes , ne m’attirent plus. J’ai perdu le gout que je prenois a les admirer. Le commerce des Artiftes& des Philofophes me devient iniipide ; l’encretien des Peintres &desPoetes eft fans at- traits pour moi ; la louange & la gloire n’elevent plus mon atne : les eloges de ceux qui en rece- vront de la potlerite ne me touchent plus; l’ami- tie raeme a perdu pour moi fes charmes. Et vous, jeunes objets, ehefs-d’oeuvres de la nature, que mon art ofoit imiter, & fur les pas deiquels les plailirs m’attiroient fans cede: vous, mes char- mans modeies, qui m’embrafiez a la fois des feux delamour & du genie, depuis que je vous ai furpaffes, vous m’etes tous indifferens. Jl s'ajjied , ^ contemple tout autour de lui. Retenu dans cet attelier, par un charme in- coticevable.... je ne fais rien faire.& je ne puis m’en eloigner.... J’erre de groupe en groupe.de figure en figure. . . . Mon cifeau foible_incertain.ne recommit plus fon guide.Ces ouvrages groffiers , reftes a leur timide ebauche, ne fentent plus la main qui jadis les cut animes. Pygmalion. 343 (_ II fe levs impetueufement .) C’en eft fait.e’en eft fait.j’ai perdu mon genie.Si jeune encore, je Purvis a mon talent.Mais quelle eft done cette ar- deur interne qui me devore ? . ... Qu’ai - je en moi qui femble m’embrafer-Quoi! dans la langucur d’un genie eteint, fent-on ces emotions? Sent-on ces elans des paffions impetueufes, cette inquietude infurmontable , cette agitation fecrete qui me tourmente, & dont je ne puis demeler la caufe ? J’ai craint que l’admiration de mon pro- pre ouvrage ne caufat la diftra&ion que j’appor- tois a mes travaux. je l’ai cache fous le voile; mes profanes mains ont ofe couvrir ce monument de leur gloire. Depuis que je ne le vois plus , je fuis plus trifte, & ne fuis pas plus attentif. Qu’il va m’etre cher 5 qu’il va m’etre precieux , cet im- mortel ouvrage ! Quand mon genie eteint ne pro- duira plus rien de grand, de beau , de digne de moi, je montrerai ma Galathee, & je dirai: Voila ce que fit autrefois Pygmalion !' O ma Galathee! quand j’aurai tout perdu , tu me refteras , & je fe- rai confole. ( // s’approchs dt pavilion , pub fe retire, va , v'rr.t, & s'arretequelquefuis ale regardsr enfuu- pirant. ) Mais pourquoi la cacher . I . . qu’eft-cc que j’y gagne ? .. . Reduit a l’oifivete , pourquoi m’6ter le plailir de contempler la plus belie de mes Y 4 344 P I G M A L I O S. oeuvres? Peut-etre y refte-fc-il quelque de'faut; queje n’ai pasremarque: peut-etre pourrai-je encore ajouter quelque ornement a fa parure ? Au- cune grace imaginable ne doit manquer a un ob- jet ii charmant. Peut-etre cet objet ranimera-t-il mon imagination languiflante. 11 la faut revoir, l’examiner de nouveau. Que dis-je? ah ! je ne l’ai point encore examinee, je n’ai fait jufqu’ici que l’admirer. ( It va pour lever le voile , & le laijfe retomber cornme ejjraye. ) Je ne fais quelle emotion j’eprouve en touchant ce voile : unefrayeur me faifit : je crois toucher au fandtuaire de quelque Divinite... . Infenfe ! c’eft urie pierre, c’eft ton ouvrage. Qu’importe ? on fert des Dieux dans nos Temples, qui ne font pas d’une autre matiere & qui n’ont pas etc faits d’une autre main. ( ll leve le voile en tremblant , fe projlern; ; on voit la flatue de Galathee pofee fur un piedefialfort petit , muissdxhaujje par un gradin de marbre, forme de marches demi circulates. O Galathee ! recevez mon hommage : oui , je me fuis trompe , j’ai voulu vous faire Nymphe, & je vous ai fait Deelfe : Venus meme eft moins belle que vous.Vanite ! foiblefle humaine ! je ne puis me lalfer d’admirer mon ouvrage! Je m’eni- yrc d’amour propre , je m’adore dans ce que j’ai Pygmalion.' ’34? fait... . Non, rien de ft beau ne parut dans la na¬ ture ; j’ai pafle l’ouvrage des Dieux. Quoi! tant de beautes Portent de mes mains !... mes mains les ont done touchees !-Ma bouche a done pu. . . Pygmalion.Je vois un defaut; ce veterpent couvre trop le nud; il faut l’echancrer davantage : les charmes qu’il recele doivent etre rnieux annonces. (Il prend fon maillet & fon cifeau , puiss’avan- cant lentement, il monte , en heftant, les gradins de la flattie qiiil femble n'ojer toucher: enfin le cifeau dejdleve, il s'arrite. ) Quel tremblement \.... quel trouble !.je tiens le cifeau d’une main mal affuree.Je ne puis... . je n’ofe. ... je gaterai tout. ( Il {’encourage , &'enjin , prefer.tantfon cifeau , il en dome un coup , ,, faifi d’effroi , il le laijfe tomber , en pouffant un grand cri. ) Dieux ! je fens la claair palpitante repouffer le cifeau ! .. . ( Il defend, trembla nt confus .) Vaine.terreur... fol aveuglement. . . Non, je n’y toucherai point. Les Dieux m’epouvantent fans doute ; elle eft deja confacree a leur rang. ( Il la confidere de nouveau. ) Que veux-tu changer. . .. regarde-quels nouveaux charmes veux-tu lui donner ? Ah ! e’eft y i 34^ Pygmalion.’ fa perfection qui fait fon defaut. Divine Gala- thee? moins parfaite , il ne te manqueroit rien. ( Tendrement .) Mais , il ne te manque qu’une ame; ta figure ne peut s’en pafler. ( Avec plus d' attendrijfement encore. ) Que Tame faite pour animer un tel corps doit fetre belle! (11 s’arrete long-terns , puis retournant s'ajfeoir , il dit d'unevoix lente, entrecoupee & changes. ) Quels defirs ofois-je former.. . . quels voeux infenfes.. .. Qu’eft-ce que je fens.... 6 ciel! le voile de l’illufion tombe.... & je n’ofe voir dans mon cceur, j’aurois trop a m’en indigner. ( Longue paufe darts mprofond accablement. ) Voila done la noble paffion qui m’egare..... ■Celt done pour cct objet inanime que je n’ofe fortir d’ici.. .. un marbre, une pierre , une maffe informe & dure, travaillee avec ce fer. .. Infenfe! rentre en toi-meme... gemis fur toi, fur ton er- reur.. . vois ta folie... Mais non._ : (Impetueufement .) Non, je n’ai point perdu le fens : non , je n’ex- tra vague point: non, je ne me reproche rien.... Pygmalion §47 Ce n’eft point de ce marbrc que je fuis epris; c’eft d'un etre vivant qui !ui reflemble; c’eft de la figu¬ re qu’il oifre a mes yeux.En quelque lieu que foit cette figure adorable, quelque corps qui la porte , & quelque maiu qui l’ai faite , elle aura tons les voeux de mon coeur.... Oui, rna feule fo- lie e(t de difeerner la beaute; mon feul crime eft d’y etre feniible.... II n’y a rienladontje doive rougir.... (Moms vivement, mais toujours avec paffion.) Quels traits de feu femblent fortir de cet objet, pour embrafer mes fens, & retourner avec mon ame a leur fource ! Helas ; il relle immobile & froid, tandis que mon cceur, embrafe par fes char- mes., voudroit quitter mon corps , pour aller echauffer le fien.Je crois, dans mon delire, pouvoir m’elaiicer hors de moi.. .. je crois pou- voir lui donner ma vie, & l'animer de mon ame... Ah ’. que Pygmalion meure pourvivre dansGala- thee.... Que dis-je, 6 del! fi j’etois elle , je ne la verrois pas, je ne feroispas celui qui l’aime.... Non , que ma Galathee vive, & que je ne fois pas elle.... Ah ! que je fois toujours un autre , pour vouloir toujours etre a elle, pour la voir, pour l’aimer , pour en etre aime. Tranfports, tourmens, voeux, defirs , rage , impuiflance, amour terrible , amour funefte!... tout Penfer eft dans mon coeur agite... ,Dieux puilfans ! Dieux bienfaifans ! Dieux dupeuple, 348 Pygmalion. qui conniites les paftions des hommes! Ah f vous avez tant fait de prodiges pour de moindres cau- fes! Voyez cet objet, voyez mon coeur; foyez juftes , & meritez vos autels. ( Avecun enthoufiafine plus pathetiqtte. ) Et toi, fublime elfence qui te cache aux fens , & te fais fentir aux coturs!... ante de l’univers , principe de toute exiftence , toi, qui par l’amour donne l’harmonie aux elemens, la vie a la matie- re, le fentiment aux corps , & la forme a tom les etres-feu facre ! celefte Venus ! par qui tout fe conferve & fe reproduit fans celfe ! ... Ah! oil eft ton equilibre ? Oil eft ta force expanfive ? Ou eft la loi de la nature dans le fentiment que j’e- prouve P .... oii eft ta chaleur vivifiante dans l’inanite de mes vains deftrs ?... Tous tes feux font concentres dans mon coeur , & le froid de la mort refte fur ce marbre, je peris par l’exces de vie qui lui manque_Helas.. .. )9>n’attends point de prodiges : il exifte , il doit celfer : llordre eft trouble ; la nature eft outragee : rends leur empire a fes loix ; retablis foil cours bienfaifant, & verfe egalement ta divine influence. Oui, deux etres manquent a la plenitude des chofes. Partage leur cette ardeur devorante qui confume Pun fans animer l’autre. C’eft toi qui formas par ma main ces charmes & ces traits qui n’attendent que le fentiment &la vie... . Donne - lui la moitie de la niienne.Donne-lui tout s’il le faut, il me fuffira f t si m a i i o W. 349 de vivre en elle. O toi qui daignes fourire aux hommages des mortels! qui ne fentrien ne t’ho- nore pas. Etends ta gloire avec tesceuvres. Deefle de la beaute, epargne cet affront a la nature , qu’un fi pa'rfait nrodele foit l’image de ce qui n’eft pas. 11 revient a lui par degres avec an mouvement d'ajfu- rance & de joie. Je reprends mes fens.... quel calrae inatten- du, quel courage inefpere me ranime-Une fievre mortelle embrafoit mon fang : un baume de confiance & d’efpoir coule dans mes veines : je crois me fentir renaitre-Ainfi , le fentiraent de notre dependance fert quelquefois anotre con- folation. Quelque malheureux que foient lesmor- tels, quand ils ont invoque les Dieux, ils font plus tranquilles : mais cette injufte confiance trompe ceux qui font des vsux infenfes. Helas! en l’etat ou je fuis on invoque tout, & rien ne nous ecoute. L’efpoir qui nous abufe eft plus in- fenfe que le defir. Honteux de tant d’egaremens, je n’ofe pas meme en contempler la caufe. Quand jeveux lever les yeux fur cet objet fatal, je fens un nouveau trouble, une palpitation me fuffo- que, une fecrete frayeur m’arrete.... ( lronie amere , ) Eh, regarde malheureux! devieus intrepide , efe fixer une ftatue, I5<* Pygmalion. ll la voit s'animer . & fe detourne faifi £ejfroi & le amir ferre de douleur. Qu’ai-je vu !.... Dieux !... qu’ai-je cru voir.... 1 Je coloris des chairs.... un feu dans les yeux. des mouvemens meme_Ce n’etoit pas affez d’efperer des prodigcs > pour comble de miferes, enfin jc l’ai vu. ( Exces d'accablement.) Infortune ! e’en eft done fait.ton delire eft a fon dernier terme; ta raifon t’abandonne ainft que ton genie : ne la regrette point, Pygmalion , ia perte couvrira ton opprobre. ( Vive indignation. ) II eft trop heureuxpour 1’amant d’une pierre de devenir un homme a vilion. (llferetourne& voit la Statue fe mouvoir & def- cendre elle-meme les gradms. 11 fe jette k genoux , Itve les mains & les yeux an del .) Dieux immortels! ... Venus !.. Galathee!.. 6 preftige d’un amour forcene !... ( Galathee fe touche .) G A L A T H e' E. Moi. Pygmalion tranfporPe. Moi, Pygmalion;' jyi G n a i h e' e /c touchunt encore. C’eft moi. Pygmalion. Raviflante illufion qui paffez jufqu’a mes oreil- les. Ah! n’abandonnez jamais mes fens. ( Galathee fait quelques pas & touche un marbrt. ) Ce n’eft plus moi. 'Pygmalion , dans des agitations, dans des tranf- ports qiCil a peine a contenir, fuit tous fes mou- vemens , Vicoute , Pobferve avec une vive atten¬ tion qui lui permet d peine de refpirer. Galathie s’avance vers lui & le regarde. 11 fe leve pricipitamment , lui tend Its bras & la regarde avec extafe. Elle pofe me main fur lui , il trejfaillit, prend cette main , la porte d fan coeur , puis la couvre hardens baifers. Galathe' e, avec un foupir. Ah! encore moi.. .. Pygmalion. Oui, cher & charmant objet: oui, ctigne chef-d’oeuvre de mes mains , de mon coeur, & des dieux. .. . c’eft toi, c’eft toi feul.... je t’aj donne tout mon etre je ne vivrai plus que pa* toi, F I H* TABLE D E S JLXLXXCZt&g Contenus dans ce troifierae Tome. ]L;ttrc de J. J. Roujfeau , a M. cL Alembert, fur les Theatres. Defcription abregee du Gouvernement de Geneve par M. d'Alembert. Reponfe de M. d'Alembert, a M. Roujfeau, fur les Theatres. Difcours fur la queJUou : Quelle ejl la vertu la plus nlcejfaire aux Heros j & quels font les tkros d qui cetts vertu a. manque ? La Heine Faatafque , Conte. De Limitation theatrale: Fjfai tire des Dialogues de Platon. Pygmalion , fcene Lyrique. Fin de la Tab l'e. ‘ P v"- ' . , ■./; ; > <.*> : ■ ! 7 ?> • - - ' " ' ■ ■ ' ' v ,''.U ■ 1 MifiM-WMl i mMi&Z'm £ I'kfi * ’ f. 5 \ r .* J ’*i 1 ' ‘ •’ > t ’< / p ■ ?V,. ; . ^ . 1 * / ■ - j • f/ '' , ' - ■ „ i 1 H|| ■■i HR ‘ i ,'li ' ' * . ■ , ’ P . ;• ; «Vi>7< ‘ ■■ V/-.. (i --■ . ■ ■ Iftiife ■ :?rf r C :-W yp>: y‘': t's ' : » ■ • t;n £ i ■ . ■ . jagra Wmw, i . ■ r U ■ - " ' ^ , - fiiiU . K ' f/mwM pfteHlw