Filozofski vestnik Volume/Letnik XXVII • Number/Številka 2 • 2006 • 45-57 wittgenstein et lacan : un dialogue Fran^oise Fonteneau 1. Symptome et theorie des criteres et des symptomes « En philosophie une question se traite comme une maladie. Je pars la d'une citation de Wittgenstein, du champ philosophique donc. L'activite philosophique est pour lui une simple activite de description, de clarification. Wittgenstein dira parfois qu'il s'agit en philosophie non pas d'etablir des fondations, mais de faire le menage, de ranger une piece, et pour cela on doit changer les objets souvent de place.2 L'activite philosophique se doit de denouer les noeuds que notre entendement a formes. Confusion des criteres et des symptomes Parmi les erreurs qui risquent de mener la philosophie a une impasse, il y a celle qui consiste a confondre les criteres et les symptomes. Elle est facile a faire car bien souvent, nos criteres ne sont que des symptomes privilegies.3 Prenons un exemple familier a notre philosophe : le mal de dents.4 Je vois x qui se tient la joue, j'observe sur sa joue une täche rouge, je dis : « x a mal aux dents », je devrai alors preciser qu'un certain nombre de phenomenes caracteristiques ont toujours coincide avec l'apparition de la täche rouge. Mais si quelqu'un me re-torque « comment savez-vous qu'il en est ainsi ? » - et ce peut etre d'ailleurs x lui-meme - nous repondons dit Wittgenstein, parfois en indiquant des criteres, parfois en faisant etat de symptomes. Et j'aurai du mal a les distinguer, sauf 1 L. Wittgenstein, Investigationsphilosophiques, Gallimard, Paris 1961, § 255. 2 L. Wittgenstein, Cours de Cambridge 1930, serie BI (24), T.E.R. Mauvezin 1988. 3 L. Wittgenstein, Investigations philosophiques, § 354. 4 L. Wittgenstein, Le cahier bleu, Gallimard, Paris 1965. si je decide d'etablir arbitrairement cette distinction. Wittgenstein va meme jusqu'a poser alors la question du mal de dents inconscient. Le Symptome joue un role d'indicateur alors que le critere fera partie de la « grammaire » de ce processus et contribuera a le definir. Le critere va donc se trouver du cote de la convention, de la grammaire d'une langue, sur laquelle nous nous accordons. Mais la encore, souligne Wittgenstein, rien de definitif dans la distinction cri-teres/symptomes. Il donne pour exemple les medecins et les noms de maladies sans decider ce qui doit etre utilise comme criteres ou comme symptomes. Des phenomenes passent du statut de symptomes a celui de criteres definissants et inversement. L'histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse ne contrediront pas Wittgenstein. Le philosophe doit debrouiller les confusions conceptuelles, c'est pour-quoi Wittgenstein parle de « traitement therapeutique » et non pas theorique d'un mot, d'un terme - le mot « symptome » par exemple. Le philosophe doit accepter les jeux de langage, les conventions, sans essayer de les expliquer en termes de theorie de la connaissance. Mais parviendra-t-il a quelque certitude ? « C'est avec le langage que vous avez appris le concept de douleur. »5 De quoi les criteres sont-ils criteres pour Wittgenstein, se demande le philosophe Stanley Cavell ?6 Si les criteres de l'etat de douleur n'impliquent pas la proposition « il a mal », une autre personne est-elle vraiment en train de souffrir ? X a-t-il mal aux dents ? Peut-etre ne le saurons-nous jamais. Alors le critere ne sera que quelque chose qui fasse savoir que « c'est bien le cas »7, donc reposera sur une simple convention. Pourquoi voulons-nous toujours confronter l'usage des mots a un usage qui serait strict ? dit Wittgenstein, nous essayons de resoudre des enigmes alors qu'elles sont elles-memes issues de notre maniere de considerer le langage. Ce dernier lui-meme parle, il n'a pas besoin de la pensee comme äme. Le phi-losophe devra donc se contenter de decrire des positions grammaticales, de depister des desordres dans les jeux de langage. Il n'est nullement « le citoyen d'une paroisse de la pensee ».8 S'interroger alors sur un concept sera avant tout 5 Investigations philosophiques, § 384. 6 S. Cavell, Les voix de la raison, Seuil, Paris 1996, p. 81 sq. 7 « Was der Fall ist » fait allusion a la proposition 1 du Tractatus « le monde est tout ce qui est le cas », ce qui arrive. 8 « C'est ce qui fait de lui un philosophe. » L. Wittgenstein, Fiches, § 455, Gallimard N.R.E, Paris 1970. Wittgenstein donne ailleurs l'exemple d'un symptome, d'une maladie pour une theorie, a savoir la theorie des Ensembles qu'il dit etre un cancer, une maladie pour les mathematiques. s'interroger sur son usage, l'usage qui etablit l'identique.9 Retenons donc que la philosophie n'est pas une doctrine mais une activite et qu'il n'est de concept que dans l'usage. Alors, comment nous interroger sur le mot « symptome » en psychanalyse, si le symptome est « ecrit sur le sable de la chair »10, nous sommes sur un terrain mouvant. On pourrait d'ailleurs dire encore avec Wittgenstein qu'il s'agit d'un concept « fuyant » (fluchtig), designation que Wittgenstein utilise d'ailleurs dans les Remarques sur la philosophie de la Psychologie.^^ La Bewußtheit comme symptome Comment eviter la derive des concepts, comment, se demandait Freud dans le texte de 1915 L'inconscient, poser le concept d'inconscient dans la theorie, la metapsychologie, en evitant le symptome « fait d'etre conscient » ? Je le cite : « Dans la mesure ou nous voulons acceder a une conception metapsycho-logique de la vie psychique, nous devons apprendre a nous emanciper de l'im-portance accordee au symptome : 'fait d'etre conscient' (Bewußtheit). »12 Freud va pour cela proposer une methode d'ecriture. Il veut eviter la confusion et designera les systemes psychiques retenus par des noms arbitrairement choisis, qui ne feraient pas la moindre allusion au fait d'etre conscient, a la Bewußtheit. Et Freud de proposer Bw et Ubw (Cs et Ics).13 Pour eviter le symptome, il faut ici vider la lettre de certains signifiants. Il faut marquer la coupure Bw/Ubw par l'ecriture afin d'eviter de s'installer dans quelque lieu mythique qui serait metaconscient et nous inciterait a croire que l'on peut dominer cette structure barree, coupee. Freud part de postulats et veut rester dans la coherence de ses hypotheses : « De meme que Kant nous a avertis de ne pas oublier que notre perception a des conditions subjectives et de ne pas la tenir pour identique avec le pergu connaissable, de meme la psychanalyse nous engage a ne pas mettre la perception de conscience a la place du processus psychique inconscient qui est 9 Cf. Grammairephilosophique II 33, Gallimard, Paris 1980, pp. 78/79. 10 J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », in Ecrits, Seuil, Paris 1966, p. 280. 11 L. Wittgenstein, Remarques sur la philosophie de la psychologie, § 601, T.E.R., Mauvezin 1981. 12 S. Freud, L'inconscient, 1915 in La Metapsychologie, Gallimard Idees 1977, p.105, Studienausgabe, Band III, p. 151. « ^ müssen wir lernen uns von der Bedeutung des Symptoms „ Bewußheit"zu emanzipieren. » Le mot Bedeutung est traduit par « importance », bien qu'il signifie habituellement « signification ». 13 Ibid, trad. fcse., p. 76 et allemand, p. 131. son objet. »14 Freud veut-il seulement dire qu'il faut s'emanciper d'une conception du Moi uniquement comme conscient ? Ou bien va-t-il plus loin ? Cette conscience, cette Bewußtheit, serait-elle, comme il l'ecrit, le symptome de la reflexion metapsychologique ? Voila un lourd handicap a la theorie. Freud met la le doigt sur le fait qu'il n'existe pas en psychanalyse de difference entre le sujet observateur et le sujet barre de Lacan. Cette conscience, cette Bewußtheit, qui enquete sur des coupures, son savoir ne porte pas sur une seule coupure qui serait celle Ics/Cs, mais sur plusieurs coupures : Ics/cs, experience/matheme, dire/ecriture. Trois coupures qui sont peut-etre viciees du fait que c'est toujours la conscience qui enquete sur elles. La Bewußtheit est symptome pour Freud et il faut s'en emanciper, ne pas frayer avec elle. Les « noms choisis ne doivent pas y faire la moindre allusion ». Freud utilise le mot streifen, qui signifie froler, erafler : will kürlich gewählten Namen bezeichnet, in denen die Bewußheit nicht gestreift wird ». Freud a donc propose une ecriture. Lacan, qui proposait le ma-theme pour transmettre quelque chose de la psychanalyse, tiendra compte du probleme au point que tardivement, en 1977, il ira jusqu'a dire « tout ce qui est mental est ce que j'ecris du nom de sinthome, c'est-a-dire signe ».15 La psychanalyse part de la parole, d'un reel qui parle, d'un symptome, alors que vise le matheme ? Posons la question : « actuellement qu'est-ce qui fait symptome dans la theorie ? ». N'y aurait-il pas avantage a considerer certains aspects de la theorie plus comme des symptomes que comme des criteres ? Le matheme est-il un outil conceptuel symptomatique ? Prenons l'exemple du matheme. Est-il un outil conceptuel symptomatique ? Si le matheme se profere du seul reel reconnu dans le langage, a savoir « le reel du dire du nombre », Lacan nous met en garde a plusieurs reprises16 sur les dangers qu'il pourrait y avoir a croire que le matheme a une puissance normative. Le matheme n'est pas un axiome, ni un concept stable : « il est la pour permettre 20 et 100 lectures differentes ».17 Il n'est pas non plus « un signifiant transcendant ». Sa rencontre avec le reel fait de lui un instrument, Wittgenstein aurait dit, de la « grammaire » psychanalytique. Je dirai en paraphrasant ce 14 Ibid., texte fran9ais, p. 74, texte allemand, p. 130 15 J. Lacan, Seminaire du 10 mai 77, in Ornicar ? 17/18, p. 17. 16 En particulier dans « L'Etourdit » in Scilicet 4, Seuil, Paris 1973 et in Autres ecrits, Seuil, Paris 2001. 17 J. Lacan, « Subversion de sujet et dialectique du desir » in Ecrits, Seuil, Paris 1966, p. 816. dernier : il n'est de matheme que dans I'usage. Meme s'il semble avoir la stabi-lite du reel du nombre, le matheme touche aussi au reel du Symptome. Si le mot symptome, dans une theorie comme la notre se refere a un reel, sa description se refere a une convention - celle dite de l'hysterique, de l'ob-sessionnel, par exemple - a un critere qui n'est, lui, pose que par l'ex-sistence, la contingence. Au moment ou Lacan dit que le sujet de l'Inconscient ne touche a l'äme que par le corps, J.-A. Miller ecrit en marge des propos de Lacan dans Television : « la pensee n'a a l'äme-corps qu'un rapport d'ex-sistence ». D'ailleurs Lacan ajoute : « Temoin l'hysterique ». Il montre une existence, il ne demontre pas. Si le matheme doit ecrire ce reel, il n'est que dans l'usage. Qu'y a t-il sous le mot « symptome » ? Pas une chose, pas un objet, mais comme di-sait J.-A.Miller18 : « une embrouille », une embrouille pour nier le non rapport sexuel, un non-savoir sur la sexualite qui a une ex-sistence. Toute theorie, toute ecriture implique un symptome. Mais ce « symptome » ne nous donnerait-il pas une chance, une chance de travail ? Le nomothete, le nom et I'enseignement Dans Le Cratyle, Platon fait dire a Socrate : « le mot, le nom est un instrument d'enseignement et a l'egard de la realite, un instrument de demelage, comme l'est a l'egard d'un tissu une navette ».19 C'est le nomothete qui a pour täche de nous livrer les noms. Il est le « legislateur des noms » dont il nous faut ensuite comprendre l'usage et la convention. Ce moment thetique du nomo-thete est proche du Nom-du-pere dont il nous faut, dit Lacan nous emanciper, mais « on peut aussi bien s'en passer, a condition de s'en servir »20. Lacan nous livre le matheme : un nouveau nom, mot, concept ? En faisant nomination il nous donne comme dit Platon un « instrument » d'enseignement, pour nous aider a dire, a travailler notre theorie. Le psychanalyste, s'il est enseigne par le matheme, part aussi du reel du symptome. L'usage et la convention du mot « matheme » ne doit pas lui faire oublier que, s'il se refere a un critere, a une convention, ce n'est que gräce a l'ex-sistence du symptome, a la particularite d'un cas. Ecrire un matheme, certes, pour pouvoir dire quelque chose de l'Inconscient sans « streifen » avec la « Bewußtheit ». Le matheme est un grand coup de pouce pour pouvoir ecrire le reel de la contingence, mais il ne faut pas l'oublier, si l'on veut pouvoir continuer a eviter le discours metaconscient, a 18 Cours du 11.06.97, inedit. 19 Platon, Le Cratyle § 388e- 390 c/d, Gallimard, Pleiade tome I, Paris 1950, p. 619 sq. 20 J. Lacan Le seminaire Livre XXIII, Le sinthome, Seuil, Paris 2005, p. 136. eviter la repetition des formules, ce qui n'a jamais donne que des litanies, voire de superbes requiems. Ce « matheme », Lacan le faisait deja evoluer. En intro-duisant le noeud, il soulignait ce qu'il y a de refractaire a une mathematisation integrale. Le noeud, lui, ne reclame pas d'etre integralement ecrit, litteralise. Lacan avait evolue vers ce qu'il nommait non plus « matheme » mais par exem-ple « patheme », le patheme du phallus.21 La psychanalyse ne doit pas oublier qu'il n'y a pas de hors-univers, qui pourrait soutenir le matheme, en faire un critere au lieu d'un symptome.22 Le matheme, le patheme, le noeud et la poesie Dans le temps ou Lacan fait monstration dans son enseignement a l'aide de noeuds, on pourrait dire qu'il se rapproche du Wittgenstein silencieux de la fin du Tractatus qui doit taire ce qui ne peut se dire. Lacan lui, se tait et montre, mais ne se resigne pas. Car l'inconscient lui ne consent pas a se taire. Chercher le symptome dans la theorie, tel etait mon propos. Rien de bien nouveau peut-etre, il s'agit surtout de ne pas oublier les symptomes qui nous sont si familiers que nous courons le risque de les faire devenir « criteres », concepts.23 La theorie echappe difficilement aux symptomes. Il y a une chance a considerer les mathemes comme des symptomes parce qu'ils sont des instruments non clos, non finis, a faire travailler. Sinon comment avoir encore le courage de tenter d'ecrire l'impossible a dire le reel ? Pour Wittgenstein, en ce qui concerne la philosophie, il affirme que c'est impossible. Une seule possibilite, un seul sauvetage, ce serait de philosopher en « dichten », ecrit-il, c'est-a-dire en « poetisant ».24 Or je vois Lacan suivre aussi cette direction, lorsque dans son seminaire du 19 Avril 1977, il nous pousse vers le poeme : « C'est pour autant qu'une interpretation juste eteint un symptome que la verite se specifie d'etre poetique. » Il va jusqu'a nous indiquer ce jour-la une direction : « Etre even-tuellement inspire par quelque chose de l'ordre de la poesie pour intervenir en tant que psychanalyste, c'est bien ce vers quoi il faut nous tourner. » 21 J. Lacan Le Seminaire R.S.I. 11.05.1975, in Ornicar ?, n° 5, revue du Champ freudien, Seuil, Paris 1975/76. 22 Si l'Ecole fut un temps le correlat institutionnel du matheme dont la fonction majeure consistait a assurer une transmission integrale, Jean-Claude Milner rappelle que Lacan l'avait dissoute. Puis reaffirmee, le matheme reaffirme est-il le meme ? Cf. J.-C. Milner, L'oeuvre claire, Lacan, la science, la philosophie, Seuil, Paris 1995. 23 Dans « L'Etourdit », op. cit. Lacan nous met en garde: « ma topologie n'est pas une theorie ». 24 L. Wittgenstein, Remarques melees, 1933/34, T.E.R., Mauvezin 1984. Wittgenstein et Lacan : un dialogue 2) La nature mentale du corps et la question du reel Aux questions sur le reel que Lacan nous a transmises, leguees, saurons-nous repondre un jour ? Il faut beaucoup de temps pour les deployer aussi j'es-pere que le condense que je vous propose n'aura pas le gout amer d'un intrait de questionnement sur le reel. Les interrogations de Lacan sur le reel le menent a une interrogation sur la nature mentale du corps. En cela il rejoint certaines interrogations du philosophe Wittgenstein. Nous prendrons pour parti leur face a face sur la question de la pensee du reel, misant sur le fait que interroger des discours divers, en l'occurrence ici le philosophique, peut apporter eclairage a notre champ psychanalytique. « Sapimus animo, fruimur anima » 25 L'interrogation sur le theme pensee/corps est evidemment bien ancienne. Le travail de Richard Broxton Onians, tres heureusement traduit en frangais en 1999, nous donne les exemples de recherches sur la fagon dont les grecs anciens posaient la question de l'äme et de son siege dans le corps. Sous le titre « Les origines de la pensee europeenne » Onians parle en fait du corps, de sa relation a l'äme, a l'esprit. J'en donnerai quelque echo avec les titres de ses chapitres com-me : « Les organes de la conscience », « La matiere de la conscience », « La Psukhe », « Anima et animus ». Faisant parler le tragique grec Accius, il releve : « Nous percevons par l'animus, nous jouissons par Vanima. » La conscience avec ses emotions, la pensee, est le propre de l'animus, Vanima est l'äme-souffle de la vie. La connexion, difficile a faire entre les mots enonces et les pensees de celui qui ecoute, se fait via le corps. Les pensees sont des mots et les mots sont du souffle. Ulysse entend Nestor l'appeler pour le reveiller : « Vite le son en-toura ses phrenes ( les poumons) et il sortit de la hutte. » Le son, le souffle dont les mots sont faits, passent a travers les oreilles pour aller, non pas au cerveau ici, mais vers les poumons. Dans les exemples donnes par Onians, on sent les efforts effectues pour relier pensee et mots, reel et pensee. 25 « Nous percevons par Vanimus, nous jouissons par Vanima. » Accius, cite par Richard Broxton Onians, in Les origines de la pensee europeenne, Seuil, coll. L'ordre philosophique, Paris 1999, p. 209. Fran^oise Fonteneau Position du probleme: la question de la pensee du reel Comment Lacan et Wittgenstein abordent-ils la question ? Tous deux par-tent d'une aporie, d'un paradoxe, d'une impuissance lorsqu'ils s'interrogent sur le reel. Partons de Lacan et du paradoxe qu'il souligne : « Pas plus qu'il n'y a de rapport sexuel dit-il, il n'y a rapport direct entre la pensee et les choses, en-tre la pensee et le reel, et cela est en parfaite contradiction avec notre pratique. Nous pensons jouer sur le rapport des mots et des choses, des mots et des corps, mais nous ne pouvons le nommer, l'ecrire que par un reel qui ne cesse de ne pas s'ecrire. »26 Des le SeminaireXX, Lacan disait : « Le reel, c'est le mystere du corps parlant, le mystere de l'inconscient. Mais le corps, qu'est-ce donc ? »27 « On ne sait pas ce qu'est un corps vivant »28 dit-il encore en 1977. Non seu-lement les « nomina non sunt consequentia rerum » les noms ne sont pas la consequence des choses, mais nous pouvons affirmer le contraire. Non seulement il y a le parletre, mais il y a le « parletre » de la particule psy, sinon « tout cela n'exis-terait pas, s'il n'y avait pas le fonctionnement de cette chose pourtant grotesque qui s'appelle la pensee ».29 On retrouve la quelque chose de l'embarras de Freud devant la Bewusstheit, l'aspect symptome de la conscience evoque ci-dessus. Le « mental» et le « corps vivant» Lacan dans son seminaire de 1977 pose des questions de ce type : comment penser le reel ? Comment l'apprehender ? Comment etre responsable d'une pensee du reel ? Il ira jusqu'a se demander : sommes-nous coupables du reel ?30 En tant qu'analyste pense-t-il la au forgage que nous faisons en lui donnant sens a ce reel ? 31 Le reel a un sens et n'en n'a pas dit Lacan, il ne faut pas lui donner le sens de l'Un, mais si on veut se raccrocher a quelque chose, cette logique de l'Un est ce qui reste comme ex-sistence. Si le reel exclut le sens, alors notre pratique serait-elle du chique, dit Lacan, elle qui nage dans l'idee que les mots ont une portee ? 26 J. Lacan, Seminaire Lesinthome, legon du 13.01.76, Seuil, Paris 2005. 27 J. Lacan Le Seminaire LivreXX, Seuil, Paris 1975, p. 130. 28 J. Lacan, « Nomina non sunt consequentia rerum », in Ornicar ? n°16, Navarin, Paris 1978, p. 9. 29 Ibid. p. 12. 30 J. Lacan, « Vers un signifiant nouveau », Seminaire du 15.03.77, in Ornicar ? n° 17/18. 31 Nomina non sunt op.cit. Dans Le Cahier bleu32, Wittgenstein pose la question : « est-ce qu'un corps peut souffrir ? » Il tente de nous mettre en garde de « concevoir la signification comme un rapport occulte entre les mots et les choses et de penser que tous les usages d'un mot sont contenus dans ce rapport, comme la graine dans l'arbre. L'unique fondement de la proposition selon laquelle ce qui souffre, ce qui voit ou ce qui pense est d'une nature mentale, nous le decouvrons dans le fait que le mot 'je' dans l'expression 'je souffre' ne designe pas un corps particulier, car il nous est impossible de substituer a ce 'je' la description d'un certain corps. » Pour Wittgenstein, l'idee que le « je » reel existe dans mon corps, se rat-tache a une conception grammairienne du mot « je » et a toutes les confusions auxquelles elle peut donner naissance. L'expression « je », l'expression « L. W. » ne sont que des instruments definis par leur usage. A quoi renvoie ce « je » ? se demande donc Wittgenstein ? Et comment un corps peut-il souffrir s'il n'est doue de conscience ? La question de la « nature mentale » du corps, est-elle proche de cette formule du « parletre » de Lacan ? Ce dernier en arrivait a la formule suivante : « Tout ce qui est mental, en fin de compte, est ce que j'ecris du nom de sin-thome, c'est a dire signe ».33 Et le signe, precisera-t-il, est a rechercher comme congruence au reel. Lacan en 77 pose le reel comme non lie a une structure qui ne constitue pas un univers - sauf a etre lie a deux autres fonctions Imaginaire et Symbolique. L'une de ces fonctions dit-il est le corps vivant. Mais il dit aussi qu'il ne sait pas ce que c'est qu'un corps vivant. Quelque chose va mal dans la structure, dans le noeud borromeen. Il faut donc en venir au « parletre », sinon tout cela n'existerait pas s'il n'y avait le fonctionnement de cette chose grotesque qui s'appelle pensee, dit Lacan.34 To realize Il en vient tres vite a faire une opposition entre d'un cote langage et sens, de l'autre reel et hors sens. Ce qui souligne encore d'ailleurs le paradoxe de notre pratique. « Le langage, dit-il, n'est impropre qu'a dire quoi que ce soit », en particulier quoi que ce soit du rapport mot/chose. « Le reel, lui, n'est impropre qu'a etre realise, au sens de to realize, c'est a dire imagine comme sens. » On 32 L. Wittgenstein, Le Cahier bleu, Le Cahier brun, Gallimard, coll. Les Essais, Paris 1965. 33 J. Lacan, « Vers un signifiant nouveau », 10.05.77, in Ornicar ? n° 17/18. 34 Cf. Nomina non sunt op. cit. retombe dans le sens, dans un reel pense, imagine et ce n'est que comme cela qu'on peut I'apprehender. Wittgenstein interroge aussi ce rapport mots/reel et tente de mettre en evidence une confusion. Si je pense que King's college brule, quand il ne brule pas, le fait de bruler n'existe pas, ecrit-il dans Le cahier bleu^^. Comment puis-je penser ce fait ? Il y a la confusion pour Wittgenstein entre « fait reel » et « objet de pensee ». Mais alors, si l'objet de mes pensees n'est pas le reel, qu'est-ce ? On serait tente de dire : « puisqu'il n'existe pas toujours d'objet reel qui puisse garantir la verite de mes pensees, ce n'est pas le reel que nous pensons ».36 Wittgenstein avance ainsi dans la difficulte : « On aura alors tendance a croire que l'objet de nos pensees n'est pas le reel, mais un fantome du reel. » Et diverses denominations nous servent a designer ce reflet : par exemple « proposition », « sens de la phrase ». Mais »comment une chose qui n'existe pas pourrait-elle avoir un reflet, un reflet de reel »37? Je n'ai a ma disposition que la phrase, la proposition pour en parler. C'est une « forme de representation » dont pas un seul trait ne ressemble a l'objet qu'elle represente. L'expression d'une pensee, d'une croyance, d'un desir, ne saurait etre autre chose qu'une phrase dans un systeme de langage. Wittgenstein en arrive a cette formulation : « L'idee que l'objet de mon desir est present sous cette forme de reflet prend racine dans la forme de mes expressions, mais je ne pourrai jamais decrire l'objet de mon desir tant que ce desir ne sera pas realise. »38 On retrouve le realize de Lacan. Mais, ajoute Wittgenstein, ce n'est qu'une illusion. L'objet reel du desir, on croit le saisir, comment ? Au travers du sens. C'est cet aspect de Wittgenstein que Lacan souligne dans le Seminaire L'envers de la psychanalyse. Chez Wittgenstein, « il n'y a de sens que du desir, voila ce qu'on peut dire apres avoir lu Wittgenstein. »39 Sur cette question de la pensee du reel, on a l'impression que l'on « tourne en rond », qu' « il n'y a pas de progres » comme dit Wittgenstein. Ce sont les expressions que Lacan emploie egalement « tournage en rond de la philosophie, non-progres »40. La psychanalyse, dit-il, il faut bien le dire, tourne dans le meme rond. « Il n'y a pas de progres, l'homme tourne en rond, mais 35 Le cahier bleu, op. cit. 36 Ibid., pp. 70/71. 37 Ibid., p. 71. 38 Ibid., p. 80. 39 J. Lacan, Le Seminaire XVII L'Envers de la psychanalyse, Seuil, Paris 1991. C'est ce point que j'ai signale comme cinquieme point de la lecture de Wittgenstein par Lacan, dans mon ouvrage L'ethique du silence, Wittgenstein et Lacan, Seuil, coll. L'ordre Philosophique, Paris 1999 et version espagnole, Atuel, Buenos Aires 2000. 40 J. Lacan, seminaire L'Insu quesait de l'Une-Bevue s'aile a mourre, le9on du 14.12.76, cf. in Ornicar ? n°12/13, 1977. l'homme est de nature torique, l'inconscient et le conscient sont supportes et communiquent par une nature torique. » D'ou sans doute l'interet, je pense, de travailler sur les coupures de ce tore : Ics/Cs, dire/ecrire, experience/matheme. Wittgenstein aussi constate qu'il n'y a pas de progres, et ce a plusieurs reprises, jusqu'en 1951, ou peu de temps avant sa mort, il ecrit cette remarque : « La philosophie n'a fait aucun progres ? Si quelqu'un se gratte la ou ga le demange, faut-il y voir un progres ? Ou bien ne se gratte-t-il pas veritablement et ce n'est pas une veritable demangeaison ? Et cette reaction a l'irritation ne peut-elle se prolonger longtemps, jusqu'a ce qu'on ait trouve un remede contre la deman-geaison ? »41 Erreur et tournage en rond: une solution, une « forme » D'ou vient l'illusion, l'erreur soulignee par Wittgenstein ? Du fait que la pensee - qui n'est pour lui que « l'usage des signes » - nous mene a croire qu'il existe l'objet correspondant au signe. Nous nous mettons a croire que le sens est un etre mysterieux, alors qu'il ne reside que dans une conception grammai-rienne. Pour Wittgenstein, il faut donc detecter les meprises grammairiennes, car, si la grammaire peut regir le rapport langage/realite, elle ne dit pas ou est le vrai, le faux, mais ce qui a du sens et ce qui n'en n'a pas.42 Un des premiers imperatifs du philosophe doit donc etre la defiance envers la grammaire. Sur ce point Lacan va encore plus loin. « La grammaire, il faut l'eliminer, pour ne garder que la logique. »43 Ce qui ennuie Lacan, c'est que le reel fasse sens. Comment y echapper ? Y parviennent parfois le poete, l'artiste. Comment y parvenir sachant que c'est de la fonction du trou que le langage opere sa prise sur le reel, qu'il y a un lien etroit a definir entre le reel et l'inconscient ? Si tant est que l'inconscient soit reel dit Lacan et il montre la que cet inconscient participe d'une equivoque entre Reel et Imaginaire. La materialite de l'inconscient n'est peut-etre qu'un reve, souligne Lacan. On ne peut « atteindre que des bouts de trognons de reel. Alors, on brode autour, la pensee brode autour, et meme le matheme en rajoute au reel ».44 41 L. Wittgenstein, Remarques melees, T.E.R., Mauvezin 1984, p. 102. 42 L. Wittgenstein, Grammaire philosophique, op. cit. 43 J. Lacan, L'Insu que sait de l'Une-Bevue, s'aile a mourre, seminaire du 11.01.1977, in Ornicar? n°14 1978 44 J. Lacan, Le seminaire Le sinthome, legon du 16.03.76, op. cit. FRANgoiSE Fonteneau La recherche d'une forme Cet ennui que le reel fasse sens, alors qu'il est discontinu, hors sens, mene Lacan a rechercher une forme qui fasse lien entre mots et reel. Wittgenstein a trouve une forme pour faire lien entre la pensee et les cho-ses. Les philosophes y avaient pourvu bien avant lui, les formes a priori de la sensibilite chez Kant, par exemple. Wittgenstein, lui, a trouve la forme logique, logicalform. On la trouve en place des le Tractatus logico-philosophicus meme si le texte canon est plus tardif45 Lacan aussi semble a la recherche d'une forme, par opposition a la matiere. La forme qu'il propose est celle de la corde et du noeud. Le noeud ex-siste a l'element corde. « Suivre a la trace le reel ne consiste et n'existe que dans le noeud. »46 Parti de la forme logique donc, Wittgenstein n'en reste pas moins dans une logique de la monstration, de l'ostension annon-cee dans le Tractatus.4'' Et la täche du philosophe ne peut etre que de montrer, decrire, clarifier. De meme Lacan montrera les questions du reel a l'aide des noeuds pour la theorie psychanalytique. En ce qui concerne la pratique analytique, il fait une mise en garde de poids : ne pas boucler le noeud trop vite, garder la corde, te-nir l'enigme, puis ecrire le noeud. Si la corde aboutit au noeud du non-rapport sexuel, il nous faut pourtant agir, faire. En quoi consistera l'agir, l'acte analytique ? En ceci : faire suture entre Imaginaire et le Symbolique, faire epissure entre le symptome et le reel. Ce qui est sans doute un forgage dit Lacan. Alors, comment sortir - d'ailleurs le faut-il ? - du paradoxe de la psychanalyse dans son impuissance a penser, nommer le reel qui ne cesse de ne pas s'ecrire ? Il faut dit Lacan « eliminer la grammaire, pas la logique ». Il faut bien se raccrocher a quelque chose, cette logique de l'Un, possible dans la langue gräce a la « lalan-gue », particuliere a chacun. On pourrait croire que c'est devant une impuissance a nommer, a penser le reel que Lacan nous laisse, mais tout en encourageant notre acte - du cote de l'artiste - parce que cet acte, il y croit.48 Comment trouver le signifiant qui n'aurait « aucune espece de sens, mais qui ouvrirait au reel et qui aurait un effet » ? Un signifiant sans sens dit Lacan. « Comment faire sonner autre chose que le sens ? » Alors, je ne pretends pas apporter la une reponse mais pour finir m'amuse- 45 Cf. L. Wittenstein, Quelques remarquessur laforme logique, T.E.R., Mauvezin 1985. 46 J. Lacan, Le seminaire Le sinthome, legon du 13.01.76, op. cit. 47 Mais sa forme de representation, l'image ne peut la representer, elle la montre. » Tractatus, 2.172. 48 J. Lacan, Le seminaire XXIII Le sinthome, op. cit., p. 42/43. « rai a un petit dialogue - mais est-ce vraiment un dialogue ? - imaginaire entre Wittgenstein et Lacan.49 Le reel et un petit« coup de sens-blant» WITTGENSTEIN : - Nous designons du geste la chose denommee et pro-nongons le nom en meme temps « ceci est une table », « ga, c'est x » ou « cela signifie x ». Mais expliquons-nous aussi le « ceci » ou le « cela » ? La denomination ressemble a un processus occulte. LACAN : - Alors, comment vais-je pouvoir « dire » : « ceci est le reel » ? WITTGENSTEIN : - Pareille liaison singuliere se produit reellement lors-que notamment le philosophe, pour faire ressortir ce qu'est la relation entre le nom et le denomme considere fixement un objet devant lui, en repetant d'in-nombrables fois un nom ou encore le mot »ceci«. Il pense operer la liaison. LACAN : - C'est justement ce que je ne fais pas, ce que je ne veux pas faire!!! WITTGENSTEIN : - oh ! oui oh!oui!^, mais les problemes philoso-phiques naissent lorsque le langage est en fete, festoie (^enn die Sprachefeiert) et alors nous allons imaginer que la denomination est quelque singulier acte d'äme, sa maniere de baptiser un objet. Or, le nom n'est qu'un nom et sa signification est dans l'usage. LACAN : - Oui! La signification est dans l'usage, mais il y a soumission de la valeur d'usage a la valeur d'echange.50 Et pour nous, dans le champ analyti-que, « Wenn die Sprachefeiert », quand le langage est en fete, nous avons autre chose a faire qu'a denommer le reel. « Wenn die Sprachefeiert », c'est la bonne occasion, une chance de ne pas nommer, mais de souligner une nouvelle fois « la fuite a quoi repond tout discours ».51 « Wenn die Sprachefeiert », nous pouvons faire »un coup de sens«, et ce sera alors un coup de »sens-blant« (semblant). En somme, « Wenn die Sprache feiert », quand le langage festoie, alors, c'est le possible, le surgissement d'un petit coup de sens-blant. 49 Je les fais dialoguer a l'aide du §38 des Investigationsphilosophiques chez Wittgenstein et des seminaires de 1976 et 1977 pour Lacan. 50 J. Lacan, Seminaire L'Insu que sait de l'Une-Bevue s'aile a mourre 14.12.76. in Ornicar ? 12/13, dec.77. 51 J. Lacan, « Introduction a l'edition allemande d'un premier volume des Ecrits », in Autres Ecrits, Seuil, Paris 2001.