Filozofski vestnik Letnik/Volume XXI • Številka/Number2 • 2000 • 175-182 DÉMOCRATIE DÉLIBÉRATIVE OU PLURALISME AGONISTIQUE? CHANTAL MOUFFE 7. Un nombre de plus en plus grand de théoriciens politiques se réclament aujourd'hui d'un modèle désigné du nom de »démocratie délibérative«. Ils proviennent d'horizons théoriques assez différents mais ont en commun de vouloir formuler une alternative à la vision libérale dominante de la démo- cratie, celle qui la définit comme un ensemble de procédures visant à l'agré- gation des préférences et qui l'envisage comme avant comme fonction princi- pale la négociation des intérêts. Ce modèle instrumental est mis en cause tant par Rawls que par Habermas qui, chacun à leur manière, s'efforcent de rétablir le lien entre moralité et politique évacué par la problématique utili- tariste afin de fonder une nouvelle politique démocratique. Leur but est de donner un nouveau sens à des notions démocratiques traditionnelles comme autonomie, souveraineté populaire ou égalité et de repenser la nation classi- que de l'espace public à partir des conditions existantes dans les sociétés industrielles avancées. Il existe de nombreuses versions de ce nouveau modèle délibératif mais malgré leurs différences elles ont un point commun, c'est de mettre l'accent sur le problème de la légitimité démocratique qu'elles prétendent fonder sur la délibération. Selon Joshua Cohen, l'idée centrale de la démocratie délibérative consiste ainsi à affirmer que les citoyens d'une telle société s'en- gagent à résoudre les problèmes de leur collectivité à travers un débat public et qu'ils considèrent leurs institutions de base comme étant légitimes dans le mesure où elles établissent le cadre nécessaire pour une telle délibération. Dans la version habermasienne, qui est celle que j e me propose d'examiner dans cette intervention, le problème central de la démocratie consiste à ré- concilier légitimité et rationalité, et la solution est fournie par la théorie habermasienne de la communication. Seyla Benhabib, par exemple, déclare 1 7 5 C I I A N T A L M O U F F E que la solution qu'offre le modèle délibératif est la suivante: »la légitimité et la rationalité des procès de décisions collectives peuvent être obtenues dans une société à condition que les institutions soient ordonnées de telle façon que ce qui est considéré comme étant dans l'intérêt de tous soit le résultat de formes de délibération collectives menées rationnellement et équitablement entre individus libres et égaux«.1 Dans une telle perspective, la légitimité des institutions démocratiques provient du fait que les instances qui ont un pouvoir de décision puissent justifier que ces décisions sont l'expression d'un point de vue impartial qui représente également l'intérêt de tous. Cela requiert que ces décisions soient le résultat d'un procès de délibération approprié selon les procédures du modèle de discours habermasien. L'idée générale derrière ce modèle est que pour que les règles générales d'action et les arrangements institution- nels (c'est-à-dire les normes) soient considérées comme valides, il est néces- saire qu'on puisse montrer qu'elles auraient reçu l'accord de tous ceux qui sont affectés par leurs conséquences, à condition que cet accord ait été établi à travers un procès de délibération dans lequel la participation est gouver- née par des normes d'égalité et de symétrie. Etant donné que l'accord doit être guidé uniquement par la force des raisons invoquées, il faut que les considérations d'ordre stratégiques soient éliminées. On ne reconnaîtra donc comme valides que les normes qui satisfont à la règle U d'universalisation et représentent ainsi le point de vue moral de l'impartialité. Dans leur tentative de fonder la légitimité sur la rationalité, les défen- seurs de la démocratie délibérative sont amenés à faire une distinction qui est cruciale pour leur entreprise, la distinction entre un simple consensus empirique et un consensus déclaré »rationnel«. C'est une telle distinction qui commande les valeurs de la procédure qui sont impartialité et égalité, ouverture (personne et aucune information pertinente ne peuvent être ex- clues), absence de coertion et unanimité. Ce sont ces valeurs qui guideront la discussion vers des intérêts généralisables, acceptables par tous les partici- pants et qui fonderont de cette façon la légitimité des décisions. Habermas et ses disciples ne nient pas qu'il y aura probablement tou- jours des obstacles à la réalisation de cet idéal, mais ils conçoivent ces obsta- cles comme étant de nature empirique, dus au fait qu'il est peu probable qu'étant donné les limitations de la vie sociale nous puissions nous dépren- dre complètement de toute considération stratégique afin de coïncider par- faitement avec notre être rationnel. C'est pourquoi la situation idéale de parole est présentée comme une idée régulatrice. D'autre part Habermas 1 Seyla Benhabib, »Deliberative Rationality and Models of Démocratie Legitimacy«. Constellations, vol. 1, no. 1, April 1994, p. 31. 1 7 6 D É M O C R A T I E DÉLIBÉRATIVE OU PI.URAI.ISMF. AGONISTIQUE? reconnaît qu'il y a une série de questions qui resteront extérieures à ces pratiques de débat public rationnel car elles ne sont pas susceptibles d'une décision rationnelle. Ce sont par exemple celles qui concernent la question de la vie bonne et non pas lajustice, ou bien les conflits entre groupes d'inté- rêts à propos de question de distribution. Mais il affirme que cela ne met pas en cause la primauté du débat rationnel comme forme même de la commu- nication politique. Il est convaincu que les questions proprement politiques peuvent être décidées rationnellement et que l'échange d'arguments et de contre-arguments tel qu'il est envisagé par sa théorie est la seule procédure adéquate pour arriver à la formation rationnelle de la volonté d'où décou- lera l'intérêt général. C'est cette thèse que j e voudrais mettre en question à travers une critique de deux de ses notions clefs, celle de procédure d'abord, celle de situation idéale de parole ensuite. J e terminerai en proposant une autre façon de concevoir le débat démocratique, le pluralisme agonistique. II. Habermas met fortement l'accent sur l'importance du caractère stricte- ment procédural de son approche. Dans son récent dialogue avec Rawls, il affirme ainsi que l'avantage de sa position provient du fait que, vu qu'elle se limite à un ensemble de procédures, elle permet de laisser ouvertes un plus grand nombre de questions car elle attribue un rôle plus important au pro- cès même de formation de l'opinion et de la volonté rationnelles.2 Rawls lui réplique trèsjustement que sa perspective loin d'être purement procédurale, comporte en réalité un contenu substantif très marqué ce qui d'ailleurs est inévitable. J'estime qu'il s'agit là d'un point fondamental dont les conséquences pour l'approche habermasienne sont dévastatrices. C'est ce que j e voudrais montrer en m'appuyant sur certaines considérations de Wittgenstein. Selon Wittgenstein, pour qu'il y ait accord sur des opinions, il faut d'abord qu'il y ait accord sur le langage qui est utilisé, et cela dit-il, requiert accord sur des formes de vie. Dans une telle perspective, le procédures n'existent que comme ensembles complexes de pratiques. Ces pratiques constituent des formes d'in- dividualité et d'identité qui rendent possible l'adhésion aux procédures. C'est parce qu'elles sont inscrites dans des formes de vie communes et dans des accords sur lesjugements que ces procédures peuvent être acceptées et appli- quées. Elles ne peuvent pas être envisagées sous le mode de règles qui se- 2 Jürgen Habermas, »Reconciliation through the Public use of Reason: Remarks on John Rawls's Poliltical Liberalism«, TheJounal of Philosophy, March 1995, p. 130. 1 7 7 C I I A N T A L M O U F F E raient créées sur la base de principes et ensuite appliquées à des cas spécifi- ques. Les règles pour Wittgenstein, sont toujours des précipités, des raccour- cis de pratiques et elles sont inséparables de formes de vie spécifiques. Dis- tinctions entre »procédural« et »substantiel« ou entre »moral« et »éthique« qui sont à la base de la perspective d'Habermas sont intenables. Il est néces- saire de reconnaître qu'il existe dans toute procédure une dimension subs- tantielle et éthique. Wittgenstein nous suggère une manière très différente d'envisager la com- munication et la création du consensus. Pour lui l'accord ne s'établit pas sur des significations mais sur des formes de vie. C'est un procès à'Einstimmung, de fusion des voix, rendue possible par une forme de vie commune, et non pas un produit de la raison, Einverstand, comme chez Habermas. Cette critique d'Habermas converge sur de nombreux points avec la critique de Rawls que l'on trouve chez Stanley Cavell, critique inspirée elle aussi par Wittgenstein. Cavell indique dans ses Carus Lectures comment l'ap- proche de Rawls sur la justice laisse de côté une dimension très importante de ce qui a lieu lorsque nous évaluons les demandes qui nous sont adressées au nom de la justice dans des situations où ce qui est en question c'est la mesure dans laquelle une société met vraiment en pratique ses idéaux. Ca- vell s'en prend à l'affirmation de Rawls selon laquelle ceux qui expriment des revendications doivent être en mesure de montrer comment certaines institutions sont injustes ou bien comment ils ont été perjudiques par la so- ciété. Selon Rawls, s'ils sont incapables de le faire, nous pouvons considérer que notre conduite est au-dessus de tout reproche et mettre fin à la conversa- tion sur la justice. Mais, se demande Cavell, qu'en est-il du cas où il s'agit d'un cri de justice qui exprime le sentiment non pas d'avoir perdu dans un combat inégal, bien que équitable, mais d'avoir été mis hors jeu dès le début ( Condi- tions Handsome and Unhandsome, p. xxxviii). Donnant comme exemple la situa- tion de Nora dans la pièce d'Ibsen Maison de poupée, il montre comment c'est parfois le consensus moral lui-même qui est à l'origine du fait qu'une voix puisse être exclue de la conversation sur lajustice. C'est pourquoi il nous faut, dit-il, prendre conscience que mettre fin à une conversation est toujours un choix personnel, une décision, qui ne peut pas être simplement présentée comme simple application d'une procédure et justifiée comme la seule atti- tude que nous pouvions prendre dans de telles circonstances. Nous ne devons jamais refuser de porter la responsabilité de nos décisions en invoquant les obligations découlant de règles générales ou de principes. Prendre au sérieux une telle responsabilité requiert que nous abandonnions le rêve d'un consen- sus rationnel ainsi que l'illusion que nous puissions échapper à notre forme de vie humaine afin d'occuper une soi-disant position d'impartialité. 1 7 8 D É M O C R A T I E DÉLIBÉRATIVE o u PLURALISME AGONISTIQUE? La recherche, centrale chez Habermas, mais qui hante à degrés divers tous les modèles de démocratie délibérative, d'une situation de communica- tion où les participants pourraient arriver à un consensus rationnel peut aussi être mise en question à partir de la problématique lacanienne. Comme le montre Slavoj Žižek, l'approche de Lacan révélé en effet comment tout discours est dans sa structure même autoritaire. A partir de la dispersion des signifiants flottants, ce n'est qu'à travers l'intervention d'un signifiant princi- pal, celui du Maître, qu'un champ consistant de significations peut émerger. Le signifiant du Maître totalise, fixe le champ dispersé, il le capitonne. Le signifiant du Maître chez Lacan est donc celui qui par le fait même qu'il distorsionne le champ symbolique, qu'il courbe son espace par l'introduc- tion en lui d'une violence non fondée, établit ce champ. Il y a donc une corrélation stricto-sensu entre l'établissement du champ symbolique et sa distorsion, sa courbature. Cela veut dire qu'au moment même où l'on pré- tendrait soustraire d'un champ discursif cette distorsion, ce champ se désin- tégrerait, il se décapitonnerait. Lacan détruit ainsi la base même de la toute la perspective habermasienne selon laquelle les présuppositions pragmati- ques inhérentes au discours sont anti-autoritaires puisqu'elles impliquent l'idée d'une communication libre de contraintes ou seule compte l'argumentation rationnelle. Ce que tant la critique inspirée par Wittgenstein que celle inspirée par Lacan révèlent, c'est que loin d'être de nature empirique ou épistémologi- que, les obstacles à la réalisation de la situation idéale de discours sont en fait d'ordre ontologique. La délibération publique et sans contraintes de tous sur toutes les questions qui les concernent est en réalité une impossibi- lité conceptuelle. En effet, en l'absence de tout ce qui est présenté comme obstacles simplement empiriques, aucune communication, aucune délibéra- tion ne pourrait avoir lieu. Il nous faut donc affirmer que ce sont les condi- tions de possibilité mêmes de la délibération qui constituent les conditions, d'impossibilité de la situation idéale de parole. Il n'y a absolument aucune raison d'attribuer un privilège spécial à ce respect à un soi-disant »point de vue moral« gouverné par l'impartialité et où l'on pourrait avoir accès à l'in- térêt général. III. Ce que la démocratie délibérative est incapable de penser de façon adé- quate c'est le pluralisme car elle est amenée à faire l'impasse sur la question du pouvoir et de l'antagonisme et leur caractère indéracinable. Pour remé- 1 7 9 C l IANTAL MOUFFE dier à une telle lacune il est nécessaire de reconnaître que toute objectivité sociale est constituée par des actes de pouvoir, ce qui signifie que toute objec- tivité sociale est finalement politique et doit donc porter les traces des actes d'exclusion qui gouvernent sa constitution. Une telle perspective permet de saisir quelque chose qui est décisif pour la réflexion politique: que le pouvoir n'est pas un rapport extérieur qui est établi entre deux identités déjà constituées, mais bien que c'est le pouvoir qui constitue les identités elles-mêmes. Cela implique que tous les rapports sociaux et toutes les identités sociales sont construits à travers des formes asymétriques de pouvoir. Asymétriques car si elles étaient symétriques cela signifierait que s'établirait un équilibre où le pouvoir s'autoéliminerait. Or ce que j'affirme ici c'est que la pouvoir est la condition d'existence de toute identité et qu'il est donc constitutif de la réalité sociale elle-même. Cela implique d'envisager la démocratie d'une manière très différente de celle proposée par la démocratie délibérative. En effet le principal objec- tif d'une politique démocratique ne peut pas être une illusoire élimination des rapports de pouvoir grâce à la réalisation d'une situation idéale de pa- role où légitimité et rationalité coïncident mais la construction des formes de pouvoir qui soient compatibles avec les valeurs démocratiques. L'idéal de la société démocratique ne peut plus être celui d'une société qui aurait réalisé le rêve d'une parfaite harmonie dans les relations sociales. Son caractère démocratique ne peut provenir que du fait qu'aucun acteur social ne peut prétendre représenter la totalité et affirmer qu'il possède la maîtrise des fondements. D'où un nécessaire affaiblissement des prétentions ontologiques des actions, politiques ainsi qu'une dé-universalisation des sujets politiques qui rend possible de penser le pluralisme. Pour que la démocratie puisse exister, il faut donc que soit reconnu par tous qu'il n'y a aucun lieu dans la société où le pouvoir pourrait s'éliminer lui-même dans une sorte d'indistinction entre être et connaissance. Cela si- gnifie que la relation entre les différents agents sociaux ne deviendra plus démocratique qu'à condition qu'ils acceptent tous le caractère particulier et limité de leurs revendications. En d'autres termes, il faut qu'ils reconnaissent leurs rapports mutuels comme des rapports d'où le pouvoir ne peut pas être éliminé. La question de la démocratie ne peut, à mon avis, être abordée de façon adéquate qu'à condition de reconnaître les formes d'exclusion pour ce qu'elles sont, avec la violence qu'elles impliquent, plutôt que de les dissimuler sous le voile de la rationalité. La spécificité de la démocratie pluraliste ne réside pas dans l'absence de domination et de violence, mais dans l'instauration d'insti- tutions qui permettent de les limiter et de les contester. Or cela devient im- 1 8 0 D É M O C R A T I E DF.LIBÉRATO'E o u PLURALISME ACMNISTIQUE? possible lorsque la violence est masquée par l'illusion de la rationalité qui sert ainsi à placer les institutions établies hors d'atteinte du débat public. Afin d'éviter une telle clôture de l'espace démocratique, il est nécessaire d'abandonner l'idée qu'il pourrait exister un consensus politique »ration- nel« qui ne serait basé sur aucun acte d'exclusion. Ce n'est que lorsque l'on abandonne l'illusion d'un pouvoir qui puisse être basé sur le consensus ra- tionnel de ses sujets qu'une véritable réflexion sur la démocratie et le plura- lisme devient possible. Toute croyance dans une possible résolution définitive des conflits - même si elle est pensée sur le mode d'une approche asymptotique à l'idée régula- trice d'une communication non distortionnée comme chez Habermas - loin de fournir l'horizon nécessaire au pluralisme démocratique est ce qui le met en péril. L'existence du pluralisme implique la permanence du conflit et de l'antagonisme et ceux-ci ne peuvent pas être envisagés comme des obstacles empiriques qui rendraient impossible la réalisation parfaite d'un idéal con- sistant dans une harmonie que nous ne pouvons pas atteindre car nous ne serons jamais capables de coïncider parfaitement avec notre être rationnel. Au modèle d'inspiration kantienne de la démocratie moderne qui l'en- visage sous la forme du consensus dans une communauté idéale de commu- nication, comme une tâche infinie, certes, mais qu'il est pourtant possible de définir, il faut en opposer un autre qui ne vise pas à l'harmonie et à la récon- ciliation et qui reconnaît le rôle constitutif de la division et du conflit. Une telle conception de la démocratie comme pluralisme agonistique loin de rechercher la transparence et le consensus, refuse tout discours qui tend à imposer un modèle visant à l'univocité de la discussion démocratique. Elle ne prétend pas maîtriser ou éliminer l'indécidable car elle y reconnaît la condition de possibilité de la décision et par là de la liberté. C'est une conception de la démocratie qui met en garde contre les dangers liés au fantasme d'une résorption possible de l'altérité dans un tout unifié et harmo- nieux et nous incite à accepter l'altérité comme étant la condition de possibi- lité de toute identité. C'est une altérité qui ne peut pas être domestiquée et qui contamine toute objectivité. Elle forclôt toute possibilité de fixer définiti- vement l'identité ou l'objectivité. Pourtant, loin de mettre en question l'idéal démocratique, cette altérité constitue la meilleure garantie que son projet est vivant et que le pluralisme l'habite. Envisager la contestation démocratique sur le mode agonistique permet de faire place à une figure fondamentale dans une démocratie pluraliste: celle de l'adversaire. En effet ce qu'exige un ordre démocratique c'est que l'opposant ne soit plus considéré comme un ennemi à détruire mais comme un adversaire. Nous luttons contre ses idées mais nous lui reconnaissons le 1 8 1 C I I A N T A L M O U F F E droit de les affirmer et de les défendre. Le combat entre adversaires, c'est celui qui a lieu entre les membres de la communauté politique qui s'affron- tent à partir de conceptions différentes de la citoyenneté. Ils ont en commun la reconnaissance des valeurs démocratiques fondamentales mais ils luttent pour en imposer des interprétations différentes. Loin d'être un danger pour la démocrade, un tel affrontement »agoni- stique« est sa condition même d'existence. En effet, si la démocrade ne peut survivre sans un certain niveau de consensus — qui doit porter sur le respect des règles du jeu démocratiques et l'adhésion à ses valeurs - elle requiert aussi la constitution d'identités collectives sur des positions bien différenciées et il faut que les électeurs aient de véritables possibilités de choix et que de réelles alternatives leur soient offertes. C'est pourquoi le brouillage de frontières en- tre la droite et la gauche, loin de représenter un progrès pour la démocratie, un pas vers une société plus réconciliée, constitue en réalité un véritable dan- ger. En effet un tel brouillage empêche que ne s'établisse la confrontation entre des identités politiques démocratiques et cela crée un terrain favorable pour la formation d'autres formes d'identification, autour par exemple d'iden- tités ethniques, religieuses, nationalistes ou autres. Lorsqu'il n'y a pas de vie démocratie dynamique avec de véritables enjeux autour desquels les citoyens puissent s'organiser et s'opposer cela crée un vide qui est souvent occupé par la multiplication d'affrontements en termes d'identités non démocratiques ou en termes de valeurs morales non-négociables. C'est dans un tel contexte de déficit démocratique qu'il faut comprendre à mon avis les gains importants que les partis populistes de droite sont en train de réaliser dans la plupart des pays européens. Ils sont souvent les seuls à proposer une alternative à situation existante. Les solutions qu'ils proposent sont bien entendu inacceptables mais pour pouvoir les combattre et enrayer leur progression il est nécessaire de comprendre les raisons de leur succès et le fait qu'ils répondent à de profon- des angoisses qui ne trouvent pas d'autres moyens de s'exprimer dans l'espace public. C'est en offrant d'autres possibilités d'articuler ces angoisses et ses re- vendications, dans le cadre d'une conception expansive et non pas exclusive de la citoyenneté, une citoyenneté démocratique et plurielle que l'on pourra faire face à la montée de l'extrême droite et pas à coup de dénonciations moralisa- trices ou d'arguments universalistes. 1 8 2