Hussein REHAIL Yarmouk University, Irbid, Jordan CDU 800:371.3 L'ACQUISITION DES LOCUTIONS D'UNE LANGUE ÉTRANGÈRE: ASPECTS LINGUISIQUES ET SÉMANTIQUES Il existe dans toutes les langues des suites de mots fixées qu'on désigne en général par: "idiotismes",1 "locutions",2 "expressions et locutions figurées",3 "locutions figuratives",4 "expression imagées,5 etc. Ces "séquences lexicalisées" font, de toute évidence, partie du "paysage lexical" de la langue. Les besoins en matière de communications, de traduction, etc. impliquent donc d'accorder une attention particulière à ces séquences. Dans cette étude nous nous interrogeons sur les rapports intralinguaux (écueils de forme et de sens) ainsi que sur les rapports interlinguaux notamment les structurations lexicales divergentes entre le français et l'arabe. La structuration linguistique des locutions: Comme l'avait déjà précisé P. Guiraud: "La locution ne conserve son sens et son identité que sous sa forme figée",6 on peut donc en déduire que la locution jouit d'une fixation du sémantisme quel que soit la forme sous laquelle se présentent les éléments constituants de cette locution. Ainsi les locutions suvantes renvoient, malgré leur écart de la norme grammaticale, à des concepts, comme toute autre unité lexicale ordinaire. Examinons à titre d'exemple les locutions ci-dessous: - jouer cartes sur table - baisser pavillon - santé passe richesse 1 Voir A.J. Greimas 1960, p. 42. 2 Voir P. Guiraud 1980, pp. 5-12. 3 Voir A. Rey, 1979, pp. V-XIII. 4 Voir R. Galisson, 1983, pp. 90-91 5 Voir R. Galisson, 1984, pp. 3-5. 6 Guiraud P. 1980, p. 6. 97 - nécessité fait loi - bailler foin en corne - aller bride en main - etc. L'absence de déterminants dans ces locutions est le signe d'écart à la norme grammaticale en français où le nom commun est normalement accompagné d'un déterminant (voir A. Monnerie).7 Ces locutions sont utilisées par les loceteurs natifs français sous cette forme figée. Tout ajout de déterminants modifiera le statut de la séquence lexicalisée. Ainsi, l'énoncé: "Jouer avec les cartes sur la table" relève du discours ordinaire, alors que la séguence lecicalisée "jouer cartes sur table" jouit d'un sémantisme qui lui est propre. Cette séquence s'emploie souvent au sens de: "avec franchise, ouvertement".8 Cette séquence lexicalisée évoque donc un sens différent de celui évoqué par l'énoncé "jouer avec les cartes sur la table" dont le décodage se fait selon les processus habituels où l'on accède normalement au sens de l'énoncé à partir du sens des éléments qui le constituent. Il en va de même pour les autres locutions où c'est précisément l'absence de déterminants qui leur confère le statut de "locution" dans la langue française. Sur le plan interlingual, ces écueils de forme et de sens, (absence de déterminants, longueur, monolithisme, etc.) posent le problème de rétention et d'appréhension de ces séquences lexicalisées. L'apprenant à qui on a souvent inculqué le respect de la norme grammaticale se trouve contrarié à retenir des formes rebelles à toutes structuration logique. (voir ci-dessous). Locutions et traduction interlinguale Le passage du français à l'arabe pose le problème d'équivalence, car il n'est pas toujours possible de trouver en arabe une locution équivalente. Cela tient au fait que la forme des séquences lexicalisées en français est conditionnée par des contraintes internes qui régissent l'assemblage des constituants d'une locution donnée. Cela se traduit souvent sur le plan interlingual soit par une absence totale en arabe des formes équivalentes à celles des locutions françaises telles que: "tirer le diable par la queue", "Chercher midi à quatorze heures", "être tiré par les cheveux", etc., soit par la présence d'une forme mais à structuration différente telles que: "dormir à poings fermés", "ne pas desserer les dents", "rester court", etc., des locutions arabes équivalentes sont respectivement: "nama mil'a jifnayhi", "lam yanbis bi-benti shafatin", "ortija 'alayhi". Ces lo- 7 Voir A. Monnerie 1987, pp. 3-37. 8 Voir A. Rey 1979, pp. V-VI. 98 cutions arabes recouvrent le sens des locutions françaises, bien que l'assemblage des constituants ne soit pas identique d'une langue à une autre. Mais ces divergences de structuration ou même l'existence des "lacunes interlinguales" (l'absence totale de locutions) ne devraient pas former pour les traducteurs des obstacles infranchissables, car, lorsqu'on traduit, la primauté devrait être accordée au sémantisme de ces séquences lexicalisées et non pas aux formes linguistiques de différents constituants de la locution considérée. En effet la traduction ne se réalise pas par un simple transcodage des formes, bien que celles-ci ne peuvent être négligées lors de l'opération de traduction, car elles constituent des repères à travers lesquels le sens est véhiculé. L'effort devrait donc porter sur la mise en oeuvre des procédés susceptibles de permettre aux traducteurs de rendre les locutions françaises en arabe avec le maximum de précision possible. Observons à titre d'exemple les locutions suivantes: - être tiré à quatre épingles - tomber dans les pommes - se tenir à carreau - etc- Une simple observation de ces locutions révèle les difficultés sématniques auxquelles se trouve confronté l'interlocuteur étranger. L'assemblage figé des ces locutions véhicule un sens global qui ne peut être décodé à partir du sens propre à chacun des éléments qui les constituent. Mais, et en dépit de la présence des écueils de sens, de telles locutions sont, pour des raisons d'expressivité, largement utilisées par les lo-cuteours nafits. On les rencontre également dans les textes écrits: littéraires, journalistiques, etc. Or, cette fréquence d'emploi des locutions par les locuteurs nafits, risque, comme le constate R. Gallisson "de gêner l'interlocuteur étranger, si celui-ci n'en maitrise pas (ou au moins n'en comprend pas) une partie".9 La compréhension qui conditione tour réemploi des locutions dans les différents échanges langagiers ne peut résulter que d'un entraînement délibéré. L'ascquisition de ces locutions implique en effet non seulement un développment des connaissances sémantiques et cognitives mais également un développment de l'appréhension de la culture étrangère. Ce procédé peut (voir ci-dessous) sensibiliser les interlocuteurs étrangers aux difficultés relevant des connaissances disparates. 9 Galisson R. 1984, p. 3. 99 Locutions et dimension culturelle Le décodage des locutions révèle la nécessité de prendre en considération la dimension culturelle. La culture laisse, écrit R. Gallisson "les traces les plus durables chez les apprenants".10 L'auteur ajoute que "les didactologues prônent aujourd'hui l'intégration de la culture à la langue, (...) la culture étant, comme la langue, une dimension de la compétence communicative".11 Or, il nous semble que les locutions constituent l'un des secteurs de la langue où les empreintes de la culture sont les plus manifestes. En effet, un meilleur décodage des locutions est souvent tributaire des connaissances culturelles. A ce propos, R. Galisson considère que l'accès à la culture constitue pour les éntrangers un moyen sûr pour une vraie communication.12 Ainsi, la locution "êntre le dindon de la farce" renvoie implicitement à la bêtise. Le dindon symbolise la bêtise dans la culture française et cela repose sur un consensus social. Cette locution bien qu'il ne pose aucun problème particulier de décodage pour les locuteurs nafits, risque de paraître opaque pour les interlocuteurs arabophones dont la langue dispose d'un signe équivalent "Dikon Roumiyon" mais ne partage pas avec le français la charge culturelle de "dindon". Il en est de même pour la "oie" qui symbolise dans la culture française la bêtise dans: être bête comme une oie, ou le zèbre qui symbolise la rapidité dans: courir comme un zèbre, etc.13 Or, oie et zèbre seront remplacés en arabe respectivement par âne qui symbolise la stupidité et l'entêtement et gazelle qui symbolise la rapidité. Les deux locutions arabes équivalentes aux locutions françaises seront donc: être bête comme un âne et courir comme une gazelle. Enfin, nous pensons effectivement avec R. Galisson que les mots "Tracent sur le monde des figures spécifiques, des cadres de références éminemment culturels, puisque différents de langue à langue".14 Eléments de proposition L'entraînement à l'acquisition des locutions ne peut se borner à travailler dans le sillage de la théorie de l'écart. Les locutions peuvent désormais alimenter une réflexion sur la variabilité des matériaux langagiers que nécessite une bonne maîtrise du français. 10 Galisson R. 1989, p. 113. 11 Ibid. p. 113. 12 Voir R. Galisson, 1989, p. 114. 13 Voir R. Galisson, 1989, p. 116. 14 R. Galisson 1989, p. 115. 100 Il est évident que la fin réelle de l'apprentissage d'une langue étrangère est la communication. Comme, les locutions s'intègrent spontanément au langage quotidien des locuteurs natifs, leur connaissance par les étrangers contribuera certainement au succès de la communication. Mais vu leur statut à part dans les matériaux langagiers, leur acquisition s'échappe aux considértions d'ordre logique. L'acquisition est souvent liée à èa structure cognitive de l'apprenant. Ses connaissances antérieures et son expérience peuvent servir de relais dans le parcours interprétatif des locutions. Le sémantisme de celles-ci étant conditionné par des évolutions culturelles divergentes qui rendent la conceptualisation habituelle inopérante. Il s'avère donc indispensable de développer des processus d'interprétation qui prennent en compte les apports de la sémantique cognitive de manière à rendre l'apprenant étranger conscient de la complémentarité entre la dimension cognitive et la dimension purement linguistique. La réflexion des apprenants sur l'articulation formelle et sémantique des locutions peut en effet, aider à éclairer les structurations variables du monde d'une communauté linguistique à une autre. BIBLIOGRAPHIE Bastin G., 1993 - La notion d'adaptation en traduction. Meta, Vol. 38, No. 3, pp. 470.478. Dejean Le Féal K. 1993 - Pédagogie raisonnée de la traduction. Meta, Vol. 38. 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