Filozofski vestnik Letnik/Volume XXI • Številka/Number2 • 2000 »151-174 DROITS DE L'HOMME ET HERMÉNEUTIQUE - À PARTIR DE CLAUDE LEFORT J E A N - P H I L I P P E M I L E T Au premier abord, il peut paraître étrange de se référer à C. Lefort pour associer l'herméneutique au thème des droits de l'homme. Qui est animé de l'intention de ressaisir l'horizon philosophique du travail de C. Lefort doit bien plutôt s'orienter sur la question de la phénoménologie. D'une part, parce que, sauf erreur, Lefort n'a jamais revendiqué une démarche hermé- neutique; mais d'autre part, parce que, outre la référence à Merleau-Ponty, on peut lire, dans La complication, une explication à la fois brève et décisive de C. Lefort, sur la portée phénoménologique de sa propre démarche. Affir- mant l'exigence du retour au concret, c'est à Mauss, et à son concept de »fait social total«, qu'en vérité, il se réfère, mais pour le rapprocher immédiate- ment de Husserl: »La démarche de Mauss, j e le note au passage, n'est pas étrangère à celle de la phénoménologie husserlienne qui en appelle à un 'retour aux choses mêmes'. Elle implique une rupture tant avec l'intellectua- lisme qu'avec l'empirisme qui commandent le point de vue de la science moderne; elle tend à découvrir une expérience enfouie sous les construc- tions dont le motif était de définir et de délimiter des »objets« qui soient à la mesure d'un exercice réglé de la connaissance.« Et, un peu plus loin, la condition de l'intelligence du »phénomène communiste« est à rechercher dans »l'intrication des faits politiques, sociaux et économiques, juridiques moraux et psychiques«, et dans l'exigence de »ne pas préjuger de la défini- tion de ces faits, de les appréhender tels qu 'ils se donnent (je souligne) dans le cadre de la société considérée.«1 On se souvient que, dans les Méditations Cartésiennes, Husserl avait assigné à la phénoménologie la tâche d'«amener les chose, muettes encore, à l'expression pure de leur propre sens«, et que Merleau-Ponty avait placé le projet de La phénoménologie de la perception sous l'autorité de cette citation. Dans »Droits de l'homme et politique«, il est ques- 1 Claude Lefort, La complication, Fayard, 1999, p. 13. 1 5 1 JEAN-PI - I ILIPPE M I L E T tion »d'élever à la réflexion une pratique qui n'est pas muette, certes, mais qui, nécessairement diffuse, ignore sa portée dans la généralité du social.«2 Demeurant d'inspiration phénoménologique, la deuxième citation nous engage à interroger la portée herméneutique du travail de C. Lefort. Car il s'agit bien d'interroger les choses, en l'occurrence, des pratiques, en tant qu'elles parlent. Il n'y a là rien qui nous éloigne de la phénoménologie, à ceci près que les choses de la phénoménologie husserlienne sont »muettes«, alors que les pratiques interrogées par Lefort ne le sont pas. Et dès lors, il convient, au moins provisoirement, de fixer les traits d'une démarche her- méneutique: le premier consiste dans l'exigence de s'installer dans l'expé- rience historique, non pas, comme on le croit trop souvent, pour l'interpré- ter à partir de la conscience des acteurs, mais bien plutôt, pour élucider les significations pré-comprises dans les comportements et les pratiques, et à ce titre, pas nécessairement conscientes. Bien plutôt, le champ de l'herméneuti- que est-il pré-réflexif. Phénoménologique est une herméneutique qui appré- hende, à travers pratiques et comportements, une orientation intentionnelle, c'est-à-dire aprioriquesur les choses. De l'intentionnalité, il est fort peu ques- tion chez C. Lefort: une allusion à l'»intentionnalité du communisme« paraît pourtant significative du souci phénoménologique de saisir une »tendance« (le terme se retrouve chez Husserl lorsqu'il parle de »vivre la tendance de la science«) qui est en vérité l'orientation ou le projet qui porte un mouvement sans que ses acteurs l'aient choisi, et qui, d'avance, oriente leurs options, leurs positions, et leurs décisions,tant il est vrai que »l'humanité s'ouvre à elle-même en étant prise dans une ouverture qu'elle ne fait pas.«3 La double exigence d'auto-élucidation de l'expérience, à partir de sa facticité originaire, et d'attention à l'intentionnalité, depuis Heidegger et Scheler, jusqu'à Gadamer et Ricoeur, définit la conjonction de la phénoménologie et de l'her- méneutique. Mais le style herméneutique se laisse reconnaître à un second trait, à une seconde condition: c'est à travers des symboles que se laissent élucider les significations. La seconde condition est le langage, comme indi- cation du sens en des structures signifiantes. Et puisque le sens demande à être interprété - il n'est rien d'autre que ce qui est à interpréter, ce qui est à comprendre, en tant que pré-compris - le travail d'interprétation porte sur de l'implicite, mais en tant que sédimenté dans des textes - dont il n'y a aucune raison, a priori, d'exclure le discours oral. Et cet implicite, puisqu'il parle, est toujours en voie d'explicitation - en ce qu'il dit, en ce qu'il tait, il apparaît comme implicite, et appelle le travail d'interprétation. Le second 2 Lefort, L'invention démocratique, »Droits de l 'homme et politique«, Fayard, 1981. 3C. Lefort, Essais sur le politique (XlX-XXème siècles), »Permanence du théolico-politique«, Paris, Seuil, 1986, p. 263. 1 5 2 D R O I T S DE L ' I IOMMF. E T HERMÉNEUTIQUE - À PARTIR DE C L A U D E L E F O R T trait de l'herméneutique consiste donc à déployer l'espace de jeu de l'impli- cite et de l'explicite pour y inscrire pratiques et comportements. Mais alors, ce qui se trouve par là même dégagé, c'est la forme de l'existence, dans et comme rapport général aux choses, ou à l'étant. N'est-ce pas dire: le monde, comme forme générale de tous les horizons de sens? »Ainsi l'élaboration dont témoigne toute société politique, et non seulement celle du sujet qui s'efforce de la déchiffrer, contient-elle une interrogation sur le monde, sur l'Etre comme tel.«4 Un troisième trait rassemble des deux premiers: un ques- tionnement herméneutique reconstitue des horizons de monde, dans leur dimension ontologique. Il nous semble qu'une telle démarche anime les analyses de C. Lefort, et nous aimerions le montrer, plus particulièrement, à propos de sa pensée des droits de l'homme. Il s'agira donc d'interroger le rapport entre droits de l'homme et herméneutique chez C. Lefort en montrant que la véritable si- gnification des droits de l 'homme est d'être »droits de l'être-au-monde«, »droits-au-monde«. Mais puisque l'herméneutique lefortiste, dont nous avan- çons l'hypothèse, est en partie implicite, il s'agit de scruter ce que Lefort nous donne à penser, de penser à partir de C. Lefort, au risque d'emprunter des directions étrangères à sa pensée - l'écart étant le risque, mais aussi bien peut-être, la chance, de tout travail d'interprétation. On sait qu'à travers la déclaration de 1789 - Droits de l'homme et politique ne fait jamais référence à la déclaration de 1948 - C.Lefort déchiffre la trace de l'événement qu'est la démocratie moderne, à savoir le dénouement du savoir, du pouvoir et de la loi, en d'autres termes, la désincorporation, solidaire de la reconnaissance de la »division du social«. Nous aimerions élucider la structure de monde de ce »dénouement«, ou de cette déliaison. Revenir, donc, sur l'indétermina- tion démocratique, qui institue la figure d'une humanité qui n'est pas assi- gnée à un horizon d'existence ou de monde décidé d'avance. Or, la déliaison des trois pôles, l'indétermination démocratique, n'est pas donnée, elle est à soutenir, à ré-instituer, comme horizon ou comme projet. Nous formons l'hypothèse qu'elle appelle des formes de recouvrement, qui se présentent comme structures de mondes, mais aussi bien, comme formes politiques. Cela nous conduira à revenir sur le rapport entre la démocratie et ses autres (totalita- risme, monarchie de droit divin), et à envisager l'émergence d'une nouvelle forme de recouvrement, à savoir l'oligarchie techno-économique qui paraît se met en place, et que désigne parfois le terme de »mondialisation libé- rale«. L'insistance de C. Lefort sur les thèmes de l'organisation (trait du régime totalitaire, lorsqu'elle est érigée en impératif catégorique), mais aussi, 4Lefort, »Permanence du théologico-politique«, op. cit., p. 258. 1 5 3 JEAN-PI - I ILIPPE M I L E T de la domination appuyée sur les techniques et les sciences (trait du gouver- nement démocratico-libéral) invite à élucider la structure de monde ac- cueillante à la planification, c'est-à-dire au calcul des comportements, plus généralement, au calcul de l'existence humaine. Soit à identifier les principaLix traits de la forme contemporaine de la »planification«, soit à montrer en quel sens elle se laisse penser sous le titre de »régulation«. Il faudra alors poser la question de l'actualité d'une »politique des droits de l'homme«: dans quelle mesure l'indétermination démocratique, telle qu'elle s'explicite à travers les »droits de l'homme«, comme projet politique, mais aussi, comme texte juridique, constitue-t-elle une alternative aux formes contemporaines du calcul? Il faudra montrer en quel sens les droits de l'homme, comme droits au monde, constituent la ressource d'une résistance aux formes contemporaines du »calcul de l'existence«, en même temps qu'à travers les conventions et les textes où ils apparaissent comme des principes généraux doués d'une effi- cace juridique, ils s'inscrivent dans le plan de la régulation mondiale. Les droits de l'homme n'ont pas toujours fait bonne figure, c'est le moins qu'on puisse dire, entre intellectualisme et empirisme. Ils n'ont fait l'objet d'une interrogation philosophique, de Kant à Hegel et Marx, que pour ser- vir de contre-épreuve, en tant que document de la doxa, à l'exposition de la vérité philosophique du droit et du devoir. Bien sûr, on ne se précipitera pas pour réduire les trois auteurs pré-cités à l'«intellectualisme«; mais Kant, pen- seur de l'événement, ne voit pas la Déclaration comme un »signe d'histoire«; il lui reproche, précisément, l'empirisme plat de sa définition de la liberté. L'exigence conceptuelle dti »concret« invite Hegel à conclure à l'abstraction des droits, et si Marx les appréhende comme événement et expérience, c'est pour déceler en eux la forme de l'idéologie, l'occultation du sens véritable de l'émancipation humaine dans la forme de l'illusion politique - même si, ainsi que le souligne C. Lefort, Marx voit aussi dans la démocratie formelle dite »bourgeoise« le moment de l'émancipation politique - et le travestisse- ment d'un intérêt de classe5. Inversement, l'approche »empiriste« voit en eux, soit des chimères qui ne résistent pas à l'ordre des choses - et cet empi- risme caractérise la critique de Joseph de Maistre, qui connaît des Français, des Allemands, des Slovènes, mais pas l'«homme«, quelle que soit par ailleurs l'intérêt de la pensée de cet auteur - mais aussi, une certaine défense des 5 Sur les critiques des Droits de l 'homme par Kant, Hegel et Marx, cf. B. Bourgeois, Philosophie et droits de l'homme - de Kant à Marx, PUF, 1990. 1 5 4 D R O I T S DE L ' I IOMMF. E T HERMÉNEUTIQUE - À PARTIR DE C L A U D E L E F O R T droits, qui, au pouvoir de l'Etat, oppose la compassion à laquelle a droit l'opprimé, donc les droits individuels. Cela va du discours médiatico-huma- nitaire, voire militaro-médiatico-humanitaire, jusqu'au ralliement, analysé par C. Lefort, de certains courants de gauche se réclamant du marxisme, qui ne voient dans les droits de l'homme que l'expression de droits individuels. C'est le cas, dans les années soixante-dix, de nombres de militants, de cadres, d'intellectuels membres du Parti Communiste. C. Lefort réinterprète et réévalue la portée politique des droits de l'homme à partir d'une expérience qui est aussi un événement, en tant que s'y laisse reconnaître la vérité du politique: cette expérience est celle des dissidents dans les »pays de l'est«. Si la dissidence est associée à la revendica- tion des droits de l'homme, ce n'est pas seulement pour défendre des droits individuels, mais pour promouvoir une forme de »société politique«, à sa- voir la démocratie, qui reconnaisse et laisse s'instituer ce que dénie et re- foule le système totalitaire, à savoir la division sociale. La démarche mise en oeuvre par C. Lefort repose donc d'abord sur ce qu'il faut bien appeler un »coup d'oeil« historique, l'exercice d'un discernement qui prend la mesure d'un événement, à savoir de ce qui advient dans le visage d'une époque. Telle est la modalité de l'installation dans l'expérience. S'il y a une question des droits de l'homme, elle a son droit dans le fait d'une lutte qui impose comme une évidence que l'humanitas de l'homme est en jeu là où la division sociale n'est pas reconnue à travers le respect de droits politiques, proclamés universels dans et à travers des textes méta-juridiques et inscrits dans le droit positif - de la même manière que les théories méta-mathématiques sont des théories mathématiques. En cette facticité, elle trouve aussi sa limite: issue de l'événement, la question vaut comme événement, et rien n'impose de con- clure que sa nécessité est sempiternelle, même si les droits n'ont de sens que par leur universalité et leur permanence. Cette nécessité doit être rapportée à une forme de monde - tel nous paraît être l'enjeu d'un effort de compré- hension de l'événement. Mais, dira-t-on, qu'est-ce qui nous assure que ce »coup d'oeil« est autre chose qu'une illusion? Seul un »saut de la pensée« peut élire l'expérience inductrice de sens ou d'Idée, seul un saut de la pen- sée peut reconnaître l'événement. Il y a là le risque d'une affirmation, qui ne peut prétendre valoir comme évidence apodictique, qui ne peut prétendre à la catégoricité exigible de la science »moderne«. Encore, l'ampleur de ce saut est-elle réglée selon l'exigence d'un projet philosophique assumant la responsabilité de définir la tâche de la pensée. Et c'est là que se laisse recon- naître le style herméneutique, en même temps que phénoménologique, de C. Lefort; excluant toute instrumentalisation des droits au profit d'un pro- gramme électoral, il écrit: »On ne peut rien dire de rigoureux sur une poli- 1 5 5 JEAN-PI - I ILIPPE M I L E T tique des droits de l'homme, tant qu'on n'a pas examiné si ces droits ont une signification proprement politique et l'on ne peut rien avancer sur la nature du politique qui ne mette enjeu une idée de l'existence ou, de ce qui revient au même, de la coexistence humaine.«1' A travers les droits, c'est une forme d'existence qu'il convient de recon- naître, et puisque l'existence est d'emblée co-existence, c'est une forme de monde. Mais cette forme ne peut pas se laisser reconnaître à travers le seul texte. Interroger les droits de l'homme, en leur portée politique, interroger la politique en sa dimension ontologique, ce n'est pas seulement interroger les textes des déclarations, ni les discours de ceux qui se réclament des droits. C'est interroger des pratiques, par exemple, des luttes sociales et politiques, pour y déchiffrer la revendication de droits qui s'explicite dans les déclara- tions, même si les acteurs en lutte ne se réfèrent pas explicitement aux textes des déclarations. Toute cette épaisseur de pratiques signifiantes, à quoi l'on peut rapporter ce que Lefort appelle quelquefois la »chair du social«, est la condition d'intelligibilité du phénomène politique. C'est en ce point, au moins au sujet des droits de l'homme, que Lefort s'oppose à Marx. Non que Marx ait méconnu la pratique, le concret, l'expérience et l'événement: comment les penser sérieusement sans se confronter à son héritage? C. Lefort accorde à Marx, nous serions tentés de dire, l'essentiel de sa critique. Le problème, précise C. Lefort, n'est pas ce que voit Marx, à savoir la contradiction entre l'intention qui anime la déclaration et la pratique - contradiction qui af- fleure à même le texte, à travers l'importance accordée à la propriété, seul droit reconnu »sacré«. Le problème est ce qu'il ne voit pas: l'accord tacite entre, d'une part, les pratiques militantes, et les discours s'inscrivant dans l'horizon d'une politique d'émancipation, d'autre part, la déclaration. Qui s'expose au risque de la pétition de principe? Ce risque est inhérent à toute installation de principe dans l'expérience, dans la pratique. Il ne peut être évité qu'à partir d'un concept rigoureux de la pratique.Or, Lefort n'a pas seulement opposé la théorie idéologique des droits de l'homme à la prati- que, il a posé la question d'une politique implicite à la Déclaration, et d'un sens implicite à l'action politique, mais lisible à même la déclaration. Son point de départ est la complexité signifiante de la praxis. D'où la possibilité de déchiffrer dans les Droits... des possibilités politiques que Marx ne soup- çonnait pas. S'en tenant à la Déclaration de 1789 - placée en préambule de la consti- tution de 1791 - C. Lefort met en évidence la portée implicitement politique des Droits, mieux: il en dégage la possibilité d'une existence politique, ou ''Lefort, »Droits de l'homme et politique«, op. cit., p. 46. 1 5 6 D R O I T S DE L'IIOMMF. ET HERMÉNEUTIQUE - À PARTIR DE C L A U D E L E F O R T d'une dimension politique de l'être en commun, dimension en laquelle s'ins- titue l'humanité de l'Homme. D'abord, en retournant l'objection opposée par Marx à l'article 4, supposé énoncer une conception limitative de la li- berté, réduisant les hommes à des monades isolées: dans la mesure ou le rapport à l'autre est le préalable de toute institution du lien social, et où la séparation présuppose la relation, »la seule question devrait être celle-ci: quelle sont, dans telle ou telle société - telle ou telle formation sociale - les limites imposées à l'action de ses membres, les restrictions apportées à leur établissement, à leur déplacement, à leur fréquentation de certains lieux, à leur entrée dans certaines carrières, au changement de leurs conditions, à leur mode d'expression et de communication?«7 La question posée est celle des horizons de possibilités que la co-existence ouvre aux existences indivi- duelles. Dès lors, les articles 10 (sur la liberté de conscience) et 11 (sur la liberté de communication) ne se laissent plus réduire à des métaphores du droit de propriété - et c'est vrai plus particulièrement de l'article 11, qui énonce que: »La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme, tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans des cas déterminés par la loi.«" L'article 11, commente C. Lefort, »fait entendre que c'est le droit de l'homme, l'un des droits les plus précieux, de sortir de lui- même et de se lier aux autres, par la parole, l'écriture, la pensée.«'•' Que veut dire: »sortir de lui-même«? C. Lefort ne parle pas simplement d'une droit à l'échange; ni même seulement d'un droit à la reconnaissance. Cette »sortie de soi« s'oppose à la monade encapsulée sur elle-même. Est-ce forcer l'inter- prétation, trahir la pensée de C. Lefort, que de rappeler la détermination de l'existence, aussi bien merleau-pontyenne que heideggerienne, comme ex- tase, sortie de soi? Mais si les hommes »existent« et ne sont »hommes« qu'à le mesure de cet être-hors-de- soi, la Déclaration ne crée pas la possibilité de l'être hors de soi et de la relation à l'autre - les deux étant solidaires; elle l'institue politiquement en la reconnaissant, de sorte que c'est l'existence qui proclame son fait dans la Déclaration, et que le Droit n'est rien d'autre que la Facticité déclarée - en tant que critère de toute légitimité politique, c'est-à- dire en tant que ce à quoi l'exercice du pouvoir d'Etat, en quelque société politique que ce soit, doit se soumettre pour être reconnu »humain«. Ainsi, »l'homme des droits de l'homme« est-il d'abord reconnu comme l'existant, comme celui qui est déjà, toujours déjà hors de soi; en sa facticité, cette exis- tence est »libre«, non pas comme son propre fondement ou son propre auteur, 'Lefort, ibid., p. 57. R Ibid., p. 58. "Ibid, p. 58. 1 5 7 JEAN-PI - I ILIPPE M I L E T mais comme originairement déliée, détachée, de toute origine - si les hom- mes sont »naturellement libres«, c'est au sens où ils sont libres de tout an- crage dans une nature; et si la libre facticité de cette »extase« doit être pro- clamée, c'est que l'exercice ordinaire du pouvoir d'Etat dénie l'existence en tant que commune à tous les existants, en tant que le partage égal de tous, et que cette dénégation fait, pour reprendre le préambule de la Déclaration, »le malheur public et la corruption des gouvernements«. Ainsi, l'homme des droits de l'homme apparaît comme »celui dont l'es- sence est d'énoncer ses droits.«10 En d'autres termes, celui dont l'essence est de faire valoir la facticité de son existence dans la forme du droit, de ce qui donne sa mesure au gouvernement politique par le fait même qu'il est pro- clamé. Mais reconnaître chaque homme en son statut d'existant, ce n'est pas seulement laisser chacun persévérer dans son être sur le mode de la survie ou de la subsistance. Le mot d'ordre des »droits de l'homme« n'est pas sim- plement »laisser les vivre«, ce que la simple pitié implore pour les espèces fragiles, menacées, voire, innocentes. L'existence se déploie dans le rapport aux autres: et s'il n'est pas explicitement question du »monde« chez Lefort, la dimension de monde transparaît à travers la relation à l'autre: »monde« est le rapport aux choses en tant que médiatisé par l'autre. »Monde« est l'horizon de l'intersubjectivité. »Monde« est ce qui est signifié comme réel, et suppose à ce titre la médiation de l'ordre symbolique11: ainsi, une pensée du monde apparaît à travers l'insistance, chez Lefort, des catégories du symboli- que et du réel. Toute société politique se détermine par rapport à la manière dont elle reconnaît ou méconnaît l'écart du réel et du symbolique. C'est dans l'aménagement de cet écart que s'ouvrent les possibilités d'actions, co- difiées dans le droit, et en lesquels s'indiquent des horizons d'existence. En ce sens, la loi, au-delà de sa fonction instrumentale, figure l'extériorité de la société par rapport à elle-même. En elle, se laissent déchiffrer, comme des possibilités sédimentées, le caractère non localisable du pouvoir - ceci, qu'il est un lieu vide. Ou encore, que la souveraineté, en tant que la source légi- time de l'autorité, ne peut s'identifier à un agent, c'est-à-dire s'incorporer à un existant effectif-individu ou collectif-, et que partant, la vérité du »socius«, c'est-à-dire du lien, consiste dans la division, ou la séparation. D'où le conflit, de droit autant que de fait, des intérêts; et comme les »intérêts« sont des manières d'être, de se tenir, de se projeter, de s'établir au milieu des choses, la facticité de la co-existence implique la multiplicité, de droit et de fait, »des U)lbid„ p. 66. "Non pas comme une condition antérieure au monde, mais comme comme la dimension en laquelle il s'explicite et s'expose : il y a, à travers le pli du monde et de la parole, un jeu, à penser, entre la parole du monde et le monde de la parole. 1 5 8 D R O I T S DE L ' I IOMMF. ET HERMÉNEUTIQUE - À PARTIR DE C L A U D E L E F O R T modes d'existences, des modes d'activités, des modes de communication dont les effets sont indéterminés.«12 Implicite aux »droits de l'homme« est la forme de la démocratie, à quoi s'opposent les régimes à fondement théologico- politique (ainsi, la monarchie absolue de droit divin) qui supposent l'écart du symbolique et du réel, mais le recouvrent en identifiant la souveraineté au corps du roi; mais aussi, le système totalitaire, dont le projet est d'effacer toute division sociale, toute figuration de l'extériorité dans la loi, mais qui, travaillée par la facticité originaire de la division, ne réussit qu'à la dénier. Au-delà de l'articulation des formes politiques, ce que Lefort donne à déchif- frer dans le texte de la Déclaration, est bien la reconnaissance d'un monde accueillant à la multiplicités des formes d'existence; ou encore, c'est la recon- naissance de ce que nous sommes tentés, paraphrasant Fontenelle, de nom- mer la »pluralité des mondes«. Une politique est implicite aux droits de l'hommes, comme la forme de toute politique possible: elle consiste à instituer la libre co-existence dans la forme de la loi, elle libère la facticité de l'existence, telle qu'elle se déploie à travers une multiplicité de projets, elle laisse être cette facticité en sa liberté initiale à travers la multiplicité des projets. C'est pourquoi nul n'est d'avance assigné à un horizon d'existence, à une possibilité déterminée, à laquelle il ne saurait se soustraire. Cela implique, en particulier, à un statut (social, par exemple), mais aussi, à un lieu, ou à une tradition. Et certes, pour C. Lefort, cela n'implique pas que les hommes soient libérés de toute fmitude, qu'ils soient dépourvus de tout héritage, de toute tradition, qu'ils ne soient pas limités par des situations: c'est que les hommes ne sont pas les maîtres du possible. Prenant la liberté de réfléchir dans le contrepoint du commentaire, nous avançons qu'ils sont leurs possibles. C'est cela, la finitude: mais c'est librement que les hommes déploient leur fmitude, et cette liberté ne peut pas être niée, elle ne peut être que déniée, activement méconnue dans la force de sa facticité. C. Lefort donne à lire, à travers le texte de la Déclaration, la liberté même de l'existence finie, qui assume ses héritages en n'étant ja- mais projetée sur une seule possibilité, mais bien plutôt, en étant jetée dans le j eu ouvert des possibles — et cette latitude offre des horizons parce qu'elle n'est pas indéfinie. D'où la possibilité d'un renversement: si une politique est implicite aux droits de l'homme, les droits de l'homme sont implicites à une politique, même dans l'hypothèse où cette politique ne s'en réclame pas expressément: c'est pourquoi Lefort reconnaît la forme d'une politique des droits de l'homme, non seulement à travers la dissidence anti-totalitaire des années soixante dix, mais encore, à travers ces »luttes« qui, à la même épo- 12 L'invention démocratique, op. cit., p. 65. 1 5 9 JEAN-PI-I ILIPPE M I L E T que, constituaient, si l'on peut dire, la »critique interne« de la démocratie: une même revendication de droits était commune, si l'on s'en tient au cas de la France, aux travailleurs en lutte contre les licenciements, à ceux qui ten- taient d'esquisser d'autres rapports de pouvoir sur le terrain de la produc- tion (on pense au mouvement Lip), aux mouvements des femmes, des pri- sonniers, des homosexuels, etc... Il ne s'agissait ni d'une juxtaposition de minorités caractéristiques d'on ne sait trop quel apolitisme de la société »ci- vile«, ni d'un projet d'appropriation organisée du pouvoir d'Etat; mais d'une mise en forme politique de la société par une revendication de droits en laquelle il était déjà loisible de »lire ... les lignes de chance qui s'indiqnent avec la défense des droits acquis«13, et de reconnaître - c'est ce qu'a fait C. Lefort - la figure de l'homme de la »Déclaration« de 1789, c'est-a-dire de l'être hors de soi, liés aux autres par la parole et l'écriture. Ou encore, de l'existant en droit de faire valoir ses droits selon une multiplicité de projets à l'issue indéterminée: cela implique la possibilité de déclarer de nouveaux droits, cela implique l'invention de nouveaux droits, soit une instauration reposant sur la reconnaissance de la liberté de l'existence en sa facticité, telle qu'elle s'explicite à travers le renouvellement de ses projets - des projets qu'elle »est«, dans sa forme d'existence, transissant tous les existants - c'est-à- dire dans la dimension de l'histoire. D'où la possibilité d'accueillir de nou- veaux droits fondamentaux - d'où la déclaration de 1948 dont curieusement, C. Lefort ne fait pas mention. D'où, en particulier, puisqu'aussi bien, l'exis- tence historique s'est réinventée dans la forme de la production industrielle, et d'une expansion de la puissance techno-économique dont on n'entrevoit même pas la limite, les droits afférant à la production, à l'activité de pro- duire - droit du travail, droit au travail, dont la dimension politique, juridi- que, et même, économique, est loin d'avoir été dégagée. C'est en l'histori- cité même des »droits de l'homme« que se marque le lien entre droit et politique, et sa signification ontologique, qui renvoie à l'exigence de la mise en liberté du »monde«, c'est-à-dire de l'existence en tant qu'elle se donne forme à travers la multiplicité mobile de ses horizons. Dans le dépli de l'interprétation, de l'approche herméneutique qui dé- ploie l'espace d'une intelligibilité, d'une compéhensibilité réciproque du texte et des pratiques, perce le sens, non pas comme ce qui transcende le droit et la politique, mais comme ce qui les espace, comme cela même qui s'espace en eux, et comme l'écart qui les rend lisibles à la mesure d'une absence de transparence. Il nous faut creuser en direction de la structure de monde qui s'est indiquée à même les analyses de C. Lefort. 13Lefort, ibid., p. 83. 1 6 0 D R O I T S DE I . ' I IOMME ET HERMÉNEUTIQUE - À PARTIR DE CLAUDE L E F O R T II. En la forme d'existence qu'institue politiquement la déclaration des droits de l'homme - et du citoyen - , c'est la division sociale qui fait droit. Ceci, donc, que nul pouvoir ne peut prétendre détenir un savoir l'autorisant à dire la Loi - la loi de l'existence, de la forme de monde en laquelle elle serait censée s'accomplir, et à laquelle les hommes seraient assignés. La Loi garantit seulement qu'aucune loi, aucune force, se réclamant de la loi, ou ne s'autorisant que d'elle-même, aucune puissance, se revendiquant du nom de la Loi, ne peut prétendre imposer comme la seule possible une forme de monde. Et certes, encore une fois, cela ne veut pas dire que tout est possible, ou que tout est permis; mais cela veut dire que les limitations imposées dans le cadre de la co-existence ne peuvent engager un projet d'assignation de l'existence humaine à un unique horizon de possibilité - social, national, ou autre. Le possible comme tel ne s'épuise pas en telle ou telle possibilité, en une unique possibilité, il s'expose dans le jeu, dans l'entrecoisement de mul- tiples possibles. Les droits de l'homme, en leur dimension politique, impli- quent le dénouement, la déliaison, du savoir, du pouvoir et de la Loi - et c'est cette déliaison qui s'explicite, en particulier, dans les articles 10 et 11 qui garantissent les libertés dites de conscience et de communication. Or, ainsi que nous l'avons indiqué en introduction, la déliaison n'est pas don- née: elle est, si l'on peut dire, à être, à venir; à déployer, à faire; jamais instituée une fois pour toutes, elle est à ré-instituer, et la répétition ne corres- pond pas seulement à une nécesité imposée par les faits et par le pragma- tisme, elle est d'essence; toute institution a lieu dans la dimension du »cha- que fois«, elle fait événement; elle possède une durée limitée, et exige d'être reprise. D'où l'impossibilité, justement soulignée par C. Lefort, d'un com- mencement absolu. A travers l'énonciation des droits, s'expose et se dérobe la dimension de »monde« qui s'explicite en eux; ce que C. Lefort appelle l'extériorité du social, telle qu'elle est figurée dans l'instance de la Loi, nous le rapportons à l'impossibilité d'essence, pour le monde, de s'accomplir »sans reste« dans une forme d'existence déterminée, codifiée à travers le droit. Ainsi, le monde, la forme de la libre co-existence, ne fait-il que s'indiquer, parce qu'il ne s'explicite jamais sans reste. Parce qu'il est implicite aux textes et aux pratiques - et c'est en cela qu'il appelle un travail d'interprétation, d'hermeneia, - il est de prime abord méconnu; s'il se présente, c'est à tra- vers des formes qui l'oblitèrent ou l'occultent, qui le recouvrent. C'est sur les formes de recouvrement que nous aimerions maintenant réfléchir; et sur leur lien avec l'énonciationjuridique, puisqu'aussi bien, la Déclaration énonce des principes sous formes d'articles de lois. C'est la Déclaration comme forme 1 6 1 JEAN-PI - I ILIPPE M I L E T de recouvrement d'un monde accueillant à la déliaison du pouvoir, du sa- voir et de la loi - à la non assignation de l'existence, à la positivité de cette non assignation - qui constitue l'horizon de notre interrogation. Il faut alors revenir sur le rapport entre la démocratie et ses autres. Nous suivrons C. Lefort, et nous mettrons l'accent sur deux oppositions: l'opposi- tion de la démocratie et des régimes à fondement onto-théologique, l'oppositon entre démocratie et totalitarisme. Nous en avons esquissé le contenu précé- demment. Notre propos n'est pas de les déployer intégralement, mais de ten- ter d'éclairer leur logique. Sollicitant les concepts aristoéliciens, nous dirons, toujours en commentant C. Lefort, que démocratie et monarchie absolu de droit divin (exemple d'un régime onto-théologique) sont des contradictoires, en tant qu'ils appartiennent à un même genre: le genre des formes politiques fondées sur la reconnaissance de la Loi comme figuration de l'extériorité du social par rapport à lui-même, c'est-à-dire du pouvoir par rapport à la société, et de l'écart entre le réel et le symbolique. Leur opposition tient à ceci que la monarchie incorpore le pouvoir souverain, et qu'elle lie, dans cette incorpora- tion, le savoir, le pouvoir et la loi, cette liaison recouvrant la déliaison plus originaire de ces trois instances. En revanche, la démocratie maintient les trois pôles séparés, et désincorpore le pouvoir. De la démocratie, le système totali- taire constitue, non pas le contradictoire, mais le contraire: il n'y a pas de genre commun à la démocratie et au totalitarisme, parce que le totalitarisme ne fait pas que recouvrir la désintrication des trois instances, il la méconnaît radicalement. Cette méconnaissance relève de la dénégation, puisque les régi- mes totalitaires ne peuvent empêcher, en leurs structures, les ferments, le tra- vail de la division. Ainsi, y a-t-il des frontières bien tracées entre la démocratie et ses autres. S'il y a recouvrement de la possibilité d'existence dont provient la démocratie, c'est que la démocratie est imparfaite, et elle l'est en droit, puis- qu'en elle, la Loi ne peut s'accomplir sans reste, qu'elle n'est pas, en ses for- mes de pouvoir, la figure achevée de la loi, qu'elle estvouée à l'indétemination et à l'incertitude, ce qui l'expose à la critique, rendue possible par la déliaison du savoir, du pouvoir et de la loi. Cela, C. Lefort le montre en s'engageant dans des controverses à la fois denses et subtiles, dont nous indiquerons seulement, faute de pouvoir faire droit à leur richesse, qu'elles tendant à établir l'impossibilité de trois glisse- ments: de la démocratie vers la reconstitution d'une soumission à une forme d'autorité théologico-politique; de la démocratie vers le totalitarisme - ainsi, dans La complication, C. Lefort réfute-t-il vigoureusement la thèse d'une pro- venance démocratique, et plus particulièrementjacobine, du stalinisme. Du totalitarisme vers la démocratie: les divisions qui travaillent le système totali- taire finissent toujours par être refoulées, et avec elle, l'instance de la Loi, 1 6 2 D R O I T S DE L'IIOMMF. E T HERMÉNEUTIQUE - À PARTIR DE CLAUDE L E F O R T comme figure de l'extériorité de la source de la légitimité politique. Dans tous les cas, la démocratie fait échec aux tendances qui la corrompent et la déportent vers ses autres. La dictature jacobine tend à réincorporer le souve- rain dans la figure du peuple-un, mais elle maintient la reconnaissance de l'instance de la Loi. L'exercice autoritaire du pouvoir, propre à certains gou- vernements, la domination appuyée sur la science et la technique, ne ren- voient pas à une dénégation totalitaire de la division. Et dans les systèmes totalitaires, les ruses des gouvernements confrontés à des oppositions qu'ils n'ont pas les moyens de réduire intégralement ne supposent aucun renonce- ment au type de société politique qui nie le droit d'avoir des droits - ce droit étant reconnu même par les sociétés d'ancien régime. On ne saurait nier les imperfections des démocraties - et celles-ci ne sont pas accidentelles, elles sont d'essence; chez Lefort, la catégorie de l'idéologie permet de mesurer l'écart du fait et du droit, mais l'existence d'un imaginaire démocratique, et la légitimité des luttes sociales et politiques dirigées contre les imperfections de la forme démocratique, n'autorisent pas à faire de la démocratie un leurre, le masque de ses autres, onto-théologique et totalitaire. Or, cette stabilité de la démocratie dans ses frontières nous paraît com- porter l'inconvénient d'être trop rassurante, et d'occulter la manière dont la démocratie produit ses propres recouvrements. Si la démocratie n'est ni to- talitaire, ni ontothéologique, rien, en raison même de son indétermination, ne la garantit absolument contre des devenirs qui pourraient la corrompre au point d'ouvrir à ses »autres« la possibilité de s'édifier sur ses ruines. Et ses autres ne se limitent pas aux figures sur lesquelles nous venons de nous arrê- ter: de nouvelles figures peuvent surgir, des anciennes peuvent être tombées dans l'oubli, et méritér d'être réinterrogées. Mais surtout, c'est l'extériorité de la démocratie à ses autres qui exige d'être questionnée. La déliaison du pouvoir, du savoir et de la loi n'est pas donnée, elle est à déployer - mais ce qui en elle est à déployer, est sa dimension de »monde«, c'est-à-dire d'horizon pour la liberté du possible, pour la liberté de sa con- servation et de sa croissance. Cette dimension est immédiatement recouverte dans la forme des pratiques de la politique démocratique. En celles-ci, et dans le respect des formes, en particulier, des formes de la compétition élec- torale, et de la liberté qu'a tout un chacun d'exprimer ses opinions sans être inquiété, se laisse reconnaître la forme du recouvrement oligarchique, c'est- à-dire l'accaparement du pouvoir par le petit nombre - »élites« administrati- ves, financières, médiatiques, éventuellement, universitaires, sans parler de la »classe politique«, et du fonctionnement du pouvoir judiciaire14. N'insis- 14Sur l'oligarchie, cf. F. de Bernard, L'emblème démocratique, Mille et une nuits, 1998. 1 6 3 JEAN-PI - I ILIPPE M I L E T tons pas sur ce constat banal et fort ancien. Indiquons plutôt que l'insistance lefortiste sur le caractère non localisable du pouvoir démocratique, et l'exi- gence inhérente à la démocratie de ne pas réincorporer le souverain, fût-ce dans la figure du peuple-un, ne légitime en rien le recouvrement oligarchi- que, et ne déligitime pas d'avantage l'éventualité d'une résistance populaire à ce détournement, surtout s'il devait se confirmer à travers des pratiques d'oppression. La complexe et à vrai dire dangereuse notion de souveraineté ne saurait être évacuée au nom de la maturité démocratique, et sous pré- texte que dans un pays comme la France, une mouvance nationaliste, auto- proclamée »républicaine«, s'en est emparée pour défendre une conception ubuesque du droit des Etats à massacrer les populations dans leurs frontiè- res, et des peuples à se soumettre à des dictateurs, virtuels ou non. Absolue, la souveraineté se reconnaît au respect de certaines conditions — au moins deux: elle ne peut ni être une »fiction«, c'est-à-dire un pouvoir ineffectif et réduit à un simple être de raison; ni s'identifier à l'effectivité d'un agent, individuel ou collectif. Elle est donc un »possible«: non pas une pure possibi- lité, quelque chose de concevable, c'est-à-dire de non contradictoire; mais une »possibilité effective«, toujours en voie d'effectuation, toujours inache- vée - il serait plus juste de dire que ce qui s'accomplit en elle est de l'ordre du mouvement. La souverainteté populaire est ce que le peuple a à déployer, et le peuple »est« sa propre souveraineté, et il »existe«, comme peuple, dans l'exercice de la souveraienté. Ce qui ne saurait se limiter au vote, mais bien plutôt, se reconnaît à l'avancée des revendications de droits, créatrices d'unité et de divisions, de délibérations et de luttes, la délibérations étant aussi une modalité de la lutte. Et donc, à travers le déploiement de la possibilité qu'est la souveraineté, à travers les événements de souveraineté, qu'il s'agisse des luttes qui ont rythmé l'émergence du syndicat »Solidarité« en Pologne à la fin des années soixante-dix, ou des mouvements sociaux des années soixante dix, en Europe (de l'Ouest), ou même, des récentes manifestations auxquel- les les négociations de l'OMC ont donné lieu à Seattle, la souveraineté popu- laire fait événement en rapportant la co-existence à elle-même dans la forme d'un peuple à la fois un et divisé - et dont la division ne se laisse pas interpré- ter comme la réconciliation de l'unité déchirée avec elle-même. En elle, même implicitement, même non thématiquement, et pour autant que se décide l'«affaire« de tous, donc une relation aux choses, c'est une possibilité de monde qui s'indique. C'est la possibilité même de la souveraineté, la possibilité qu'est la sou- veraineté, qui est apparue compromise par l 'Accord multilatéral sur l'inverstissement (AMI), dont la négociation a été organisée par OCDE, et qui soumet les Etats à d'étranges obligations à l'égard des investisseurs pri- 1 6 4 D R O I T S DE L ' I I O M M F . E T HERMÉNEUTIQUE - À PARTIR DE C L A U D E L E F O R T véslr\ Comme il est désormais connu, toute mesure, toute loi, en particulier des mesures de protection, sociales, culturelles ou environnementales, ga- ranties par des conventions internationales obéissant en définitive aux textes qui codifient les droits de l'homme, sont considérées comme des coûts, donc comme une limitation des bénéfices que les investisseurs sont en droit d'es- compter. A ce titre, ils justifient un dédommagement. Dans la hiérarchie des normes de l'OCDE, le droit de l'investisseur privé apparaît prioritaire. Ce qui se trouve ainsi compris, réprimé, refoulé, ce n'est rien d'autre que le droit à avoir des droits - par la réduction des droits au seul droit d'investir et de réaliser des bébéfices. Les grèves, les mouvements sociaux, tout ce en quoi, à la suite de C. Lefort, nous avons reconnu des manifestation de la co- existence démocratique, ne correspondent plus à des droits, mais à des coûts, appellant des amendes. Dans ces conditions, la forme même vide des droits n'aurait su se maintenir politiquement très longtemps dans les Nations sou- mises aux traité. On dira: dans les démocraties, les opinions publiques, et en leur sein, les minorités agissantes, ont fait échouer le traité, comme elles ont compromis les négociations relatives à l'organisation mondiale du commerce à Seattle. C'est la preuve de la validité de la démocratie. On ne saurait nier que les tendances oligarchiques à l'oeuvre ont momentanément échoué à se donner une forme politique, substituant à la démocratie un Etat de droit libéral non démocratique. Il n'empêche: la pression en vue de sécuriser tou- jours plus l'investisssement, la récurrence des provocations, l'affaiblissement du contrôle exercé par les Etats sur les intérêts privés, correspond à une menace des plus inquiétantes, car en elle, se laisse indiquer une possibilités prospérant à l'abri des démocraties, une possibilité, certes, propre au recou- vrement oligarchique, mais par là même, une possibilité interne à la démo- cratie - la possibilité de ce qu'il faut bien appeller un »arraisonnement de l'existence«, dans la forme d'une conjonction entre deux violences: la vio- lence d'un projet eugénique se développant dans le contrepoint de l'essor des bio-technologies - cf. les mises en garde d'Axel Kahn11' - et ce, même si la planification intégrale de l'humain selon des normes pré-déterminées n'est qu'un fantasme; la violence de la reconfiguration tendantielle du salariat, au moins en Europe et aux Etats-Unis, mais cette tendance induit une recom- position à l'échelle de la division internationale du travail; comme telle, elle est lisible à travers l'effet dit: »O ring«: l'appariement sélectif des compéten- ces, qui concentre l'essentiel de la création des richesses sur une couche réduite de population, la »production« étant alors l'affaire d'un petit nom- lr'Cf. Lumière sur 1'AMI, Le texte de Dracula, publié par l'Observatoire de la mondialisation, ed. L'esprit frappeur. '"Axel Kahn, »Les enjeux de la génétique«, Le Monde en date du 15 février 2000. 1 6 5 JEAN-PI - I ILIPPE M I L E T bre, de ceux qui travaillent dans les secteurs producteurs de biens à haute valeur ajouté17. Dès lors, l'activité des populations réparties entre les autres secteurs relève de la gestion de l'inemployabilité, dont les statuts se déclinent entre: emplois précaires faiblement rémunérés, chômage, statut d'allocataire de minima sociaux. La conjonction des tendances lisibles de l'eugénisme et de la gestion de l'inemployabilité produit à son tour une tendance, à déchif- frer, parce qu'appellée à se préciser: le projet d'une bio-politique oligarchique. J e forme l'hypothèse que le populisme raciste et autoritaire, qui, à l'abri de la démocratie parlementaire et pluraliste, consolide ses positions de pouvoir en Autriche, en scellant l'alliance du costume paysan traditionnel et de l'or- dinateur, pourrait bien viser, si l'on en croit certains accents de son pro- gramme, à mettre en place le laboratoire d'une nouvelle oligarchie bio-poli- tique, d'une troisième voie entre le nationalisme et le libéralisme, entre le totalitarisme, et la démocratie. Ce à quoi ce projet, appelions le »oligarchie bio-techno-économique«, fait violence, c'est à la liberté humaine d'être au monde comme vivant humain, c'est-à-dire comme existant, corps inscrit dans l'ordre symbolique; et c'est à la liberté de manifester le »droit à avoir des droits« dans la sphère de la production qu'elle fait encore violence. De cela, la démocratie n' est pas l'auteur; en est-elle responsable? Comment ne serait- elle pas responsable de son impuisssance? Comment n'aurait-elle pas à ré- pondre des formes de recouvrement qui s'abritent en elle? Comment la pos- sibilité de la bio-politique oligarchique n'affecterait-elle pas, au plus intime, la structure démocratique? Ces question, loin de viser à affaiblir la démocra- tie, ne visent à rien d'autre qu'à son réveil et sa réactivation: car puisqu'elle est vouée à se déployer dans un écart à sa propre Loi, à sa propre exigence; puisque telle est la »tragédie démocratique«, donc, le destin de la démocratie, alors, la chance de la démocratie ne réside que dans l'implacable rigueur d'une critique interne, seule à même de réveiller les possibilités de monde qu'elle porte en elle, et sur laquelle ses recouvrements, en particulier, le recouvrement oligarchique contemporain, font peser un danger mortel. III. Mais alors, la question porte sur les conditions de cette critique, et la ressource qu'elle peut trouver dans l'existence de »déclaration (s) des droits de l'homme et du citoyen«. Si les »droits à avoir des droits« sont droits au monde, quel monde est à l'horizon de la revendication de droits? Comment 17D. Cohen, Richesse et pauvreté des nations, Flammarion, en particulier, le chapitre IV. 1 6 6 D R O I T S DE L ' I IOMMF. E T HERMÉNEUTIQUE - À PARTIR DE C L A U D E L E F O R T une politique des droits de l'homme peut-elle en répondre, de façon à résis- ter efficacement au recouvrement oligarchique contemporain de l'indéter- mination démocratique? Le monde n'est pas seulement rapport aux autres, il est rapport aux »choses«: tout ce qui entre dans la représentation usuelle de la »nature« ou de la »vie«, mais encore, les productions qui mettent en oeuvre des techniques, savoirs et outils: le monde apparaît sous l'horizon de la production, et se signifie à travers des systèmes d'outils et des oeuvres - le monde est monde de la technique et monde de l'art. Délaissant les référen- ces que mon propos impose, au moins à Rousseau, Marx et Heidegger, j e voudrais m'en tenir à une caractérisation épurée de la production comme »production de l'existence« (Marx), en me concentrant sur deux traits. 1. La finitude d'une production qui dévoile l'existence dans sa facticité: dans le travail, les hommes se révèlent leur puissance productive et la configurent dans un monde dont ils sont, disait le jeune Marx, les »créateurs«. Il y a une facticité de la production, à quoi ils sont assignés. Le mouvement même de la production n'est ni contingent, ni nécessaire, au sens où il obéirait à un déterminisme laplacien: c'est le possible que sont les hommes, le possible onto-techno-athropologique; dans ce mouvement, l'humanité est engagée, »embarquée«, dirait Pascal, et loin de tout »fatalisme«, c'est ce que Heideg- ger voulait dire quand il parlait de la technique comme d'un »destin«. Le deuxième trait de la production est l'artificialité- point sur lequel nous aurons à nous expliquer ultérieurement avec C. Lefort. L'artifice, ce n'est pas seule- ment l'outil: c'est la puissance qu'ont les hommes de façonner leur facticité. Non pas seulement les outils, les rapports sociaux, le langage, mais leur corps: leur facultés, dit Marx dans le Capital, mais cela va plus loin; quand dans un écrit de jeunesse, Marx dit que les sens sont devenus »théoriciens«, c'est bien que le corps propre, en sa finitude même, entre dans le projet d'une consti- tution technique. Cela fait à bon droit frémir, mais précisément, il y a deux dangers à éviter: celui d'un prométhéisme n a ï f - dont Marx n'ignorait pas le risque; celui qui consiste à se rassurer à bon compte sur la limitation de la puissance productrice de l'homme - c'est-à-dire de l'existence finie. Ou en- core: le premier danger est l'oubli de la finitude, le second est celui de l'artificialité. Ce que les Droits doivent prendre en charge, c'est la possibilité, à maintenir constamment ouverte, d'un monde de l'artificialité finie, où tout n'est pas possible ici et maintenant, parce que les possibilités techniques sont toujours esquissées dans héritages historiques - et dans les systèmes d'outils qu'ils comprennent - mais où on ne peut décider d'avance de ce qui est impossible. Ainsi, faut-il réarticuler les droits de l'homme, et la pensée des droits de l'homme, à une réalité technique, à la réalité de la production dont ils ne 1 6 7 JEAN-PI - I ILIPPE M I L E T parlent guère. Dans la Déclaration de 1948, les articles 22 à 28, sur les droits économiques et sociaux, incluant le droit à l'éducation, ne sont certes pas insignifiants, et ont fait l'objet de précisions dans plusieurs conventions, mais ils supposent une dimension de la production dont ils ne disent rien. Et de même, sur cette question, la pensée de C. Lefort nous paraît allusive. Il est pourtant question, dans l'Invention démocratique, de la manière dont les gou- vernements des démocraties libérales collaborent à une entreprise de domi- nation appuyée sur les sciences et les techniques. Mais Lefort, du moins à notre connaissance, ne va pas au-delà de l'indication. Or, si la compréhen- sion d'une forme politique revient à saisir son »intentionnalité«, ou son pro- jet; et, de même, si le souci politique de l'organisation, de la pré-éminence du parti, compris comme loi de l'existence, constitue »l'intentionnalité« du communisme, ne serait-il pas pertinent et rigoureux de voir, à travers la »techno-cratie«, l'»intentionnalité« du capitalisme libéral, son »projet«, et la modalité même du recouvrement oligarchique du possible démocratique18? Irréductible à un fait contingent, la domination techno-scientifique fait évé- nement comme la manière dont la facticité humaine est soumise au calcul, elle manifeste le trait majeur de la technique moderne: »Tout calculer est la première règle du calcul«1'1. Précisément, Heidegger, à travers cette remar- que de la fin des années quarante, caractérise toutes les formes de planifica- tion, aussi bien les méthodes des firmes capitalistes que les systèmes fascistes et communistes. Sa compréhension de la planification, excessivement homogénéisante, est tout de même fidèle à l'origine taylorienne de la plani- fication léniniste. Cependant, une autre forme exige aujourd'hui d'être pen- sée: prenant le relais du taylorisme et du fordisme, qu'elle n'annulle pas mais qu'elle réinscrit dans une configuration nouvelle, post-communiste et post-fasciste, post-sociale démocrate, c'est l'existence en sa facticité qu'elle 18Le souci stalinien - mais aussi, mais même, léniniste - de l'organisation, le souci certes politique de la pré-éminence absolue du parti, qu'est-ce qui perce en lui, qu'est-ce qui le porte, sinon la puissance de ce quejùnger a appellé la »mobilisation totale« ? Soit, le souci d'ordonner le tout de l'existence humaine, de l'existence historique, à l'issue de la première guerre mondiale, au projet de façonner^ totalité de l'étant. Double soumission, des hommes aux choses, des choses à l'homme, dans la forme d'un plan manifestant la totalité de l'étant dans l'unité d'un nexus technique qui déciderait de toutes les modalités de l'existence. Là serait peut-être le trait unitaire, en ce siècle, de deux projets par ailleurs différents, du fascisme - et du nazisme - et de ce qui a compromis, sans parvenir à en épuiser toutes les promesses, le nom du »communisme«. C'est à partir de cette matrice que pourrait se laisser comprendre la dénégation de la déliaison entre savoir, pourvoir et Loi, dans la forme d'un imaginaire technologico-politique, où les orientations économiques ont force de dogmes, autorisés qu'ils sont par la science prétendue des dirigeants. '•'Heidegger, Essais et conférences, »Dépassement de la métaphysique«, trad. A. Préau, Gallimard, 1958, p. 109. 1 6 8 D R O I T S DE L ' I I O M M F . ET HERMÉNEUTIQUE - À PARTIR DE C L A U D E L E F O R T inclut dans la régulation marchande. Parler d'une nouvelle forme d'accumu- lation du capital est juste, assurément nécessaire, mais encore insuffisant, et assurément abstrait: c'est l'existence toute entière qui entre dans le projet de la forme émergente de régulation. A quels indices se laisse-t-elle reconnaî- tre? C'est en répondant à cette question que nous serons amenés à préciser les sens des termes de »calcul« et »régulation«. Un nouveau cycle de crois- sance paraît s'être amorcé à travers l'essor des bio-technologies, des produits dérivés de l'industrialisation du vivant, susceptibles d'applications médicales; l'enjeu n'est plus (seulement) de réparer le corps, mais de l'équiper en vue de le réguler - et la régulation, dans le domaine technologique comme en économie, c'est, suivant la définition de Canguilhem20, un mécanisme qui compense des écarts. C'est donc un système de contrôle. Qu'il suffise d'évo- quer la mise au point de bactéries transgéniques porteuses d'ADN humain, et assurant la production d'insuline aux malades atteints du diabète, où la possibilité, pour des malades souffrant de leucémie, et à ce titre, nécessitant une greffe de moëlle osseuse, de se cloner à partir d'un ovocyte privé de son noyau et réinvesti du matériel génétique du malade21. Un tel marché ne peut être solvabilisé que sur un étroit segment de demande; ainsi, l'industrialisa- tion du vivant et son inclusion dans sa sphère marchande, apparaissant in- compatibles avec la forme du marché de masse héritée du capitalisme keyné- sien, est-elle appelée à façonner sa propre demande, et à se configurer une structure sociale appropriée: la nouvelle régulation exige la médiation d'ins- titutions garantissant une extrême inégalité des revenus. Et dès lors, apparaît le sens d'une régulation irréductible au mécanisme du marché, et même, à la forme qui fait du travail une simple »variable d'ajustement«: les écarts, les perturbations, les »bruits«, selon le lexique de la théorie de l'information, c'est-à-dire les oppositions sociales et politiques, doivent être compensés, neutralisés. Les »bruits« du système, si l'on admet que la classe ouvrière du système fordiste a été vaincue par K. O, ce sont les formes émergentes de la contestation des classes moyennes, des »manipulateurs de symboles«22 (R. Reich) qui forment, sans vraiment le savoir, ce que Marx a appellé, dès 1857, le »general intellect«. Le »feed back«, la rétro-action qui neutralise la perturba- tion, prend la forme des fonds de pension: n'attendant plus du salaire une hausse de leurs revenus, les salariés comptent sur les fonds de pension, qui les lient à l'exigence de la »création de valeur pour les actionnaires«. Les instruments du contrôle sont d'ores et déjà disponibles: ce sont ceux de la 20 G. Canguilhem, Idéologie et rationalité, \r\n, 1981. 2 1J . P. Papart, P. Chastonnay, D. Froidevaux, »Biotechnologiesà l'usage des riches«, Le monde diplomatique, mars 1999. 22 R. Reich, L'économie mondialisée, Dunod, 1994. 1 6 9 JEAN-PI - I ILIPPE M I L E T »télésurveillance globale«: c'est, relayant l'Agence Nationale de Sécurité américaine, la nouvelle agence National Imagers and Mapping Agency, dépen- dant du Pentagone, engagée dans un projet de standardisation du traitement numérique des images, dont le domaine d'applicitation, prioritairement militaire, est extensible aux firmes soumises aux impératifs de la concur- rence. La participation de la NIMA au programme »Global information dominance«, en vue du contrôle mondial des flux d'images commerciales, le souci de favoriser l'interopérabilité des systèmes de traitements des données, appartenant aux firmes privées, la redistribution des images, inclut les indus- tries du contrôle dans le système de la régulation dont elles sont les instru- ments - en même temps que le signe23. A travers l'industrie du vivant et les technologies de l'information, à travers la reconfiguration qu'elle induit de l'organisation du contrôle - il faudrait en expliciter toutes les formes, urbai- nes, territoriales, analyser l'essor des industries culturelles — c'est l'existence toute entière qui se trouve mise en ligne de compte, mise en ordre dirait Hei- degger: c'est très exctement cela qu'il appellait le »calcul«, l'enjeu étant que rien ne soit inanticipable, que rien n'échappe à la planification. Si c'est de régulation qu'il s'agit, de la régulation comme condition de la décision, l'en- jeu est de conjurer l'ir-régulable, dernière forme de l'incalculable et de l'indécidable. Mais, au-delà ou en deçà des intérêts, des puissances, des grou- pes identifiables, des petites complicités et des menus compromis sans les- quels le grand oeuvre ne serait pas viable, c'est le mouvement immaîtrisable de la facticité de l'existence qui puise à travers la mutation - l'histoire en ce qu'elle a de »destinai«; le contrôle constitue la modalité de la mise en sûreté du »fonds«: elle lie aux conditions de la sûreté économique un cadre de sûreté génétique plus qu'esquissé, permettant à terme aux experts de norma- liser la production de la vie dans l'optique de la santé parfaite - et l'on sait dores et déjà quel parti l'industrie de l'assurance s'apprête à tirer de la cons- titution de banques de données génétiques, dont dépendra encore l'accès à l'emploi. Tous les pays, tous les continents ne sont pas également avancés dans cette voie: les dirigeants européens, avec des pudeurs de communian- tes, s'y engagent lenterment mais sûrement. La question est alors de savoir comment une politique des droits de l'homme, du droit de, du droit à la co- existence, du droit qu'a la co-existence de se donner une forme de monde, peut encore répondre de cela. Il y a à résister, mieux, le projet de régulation suppose qu'il y a de l'irrégulable, et que, si l'on peut dire, »ça résiste«. En quoi les droits sont-ils impliqués dans cette résistance? Il paraît incontestable que nous buttons sur 2:1P. Virilio, »Télésurveillance globale«, Le monde diplomatique, août 1996. 1 7 0 D R O I T S DE L ' I IOMMF. E T HERMÉNEUTIQUE - À PARTIR DE C L A U D E L E F O R T la limite ontologique des droits, tels qu'ils ont été conçus jusqu'ici. Il nous semblerait vain d'opposer le droit de la finitude au mouvement de l'artifi- cialisation de l'existence. A plusieurs reprises, proche en cela de Merleau- Ponty, C. Lefort dénonce les conceptions artificialistes des institutions, telles qu'elles apparaissent à travers les systèmes totalitaires - notamment, la fi- gure, en URSS, de l'ingénieur du social engagé dans la fabrication de l'homme nouveau. Mais force est d'admettre que le capitalisme n'échappe pas à l'ob- session fabricatrice. Or, la puissance factuelle de l'essor des bio-technologies rend vaine l'idée de résistance à l'artifice au nom de la finitude. Elle appelle une remise en chantier de la question de l'artificialité, dans son rapport à la finitude. Là encore, il faudra s'en tenir à l'épure. La technique humaine n'est pas assignée à un possible pré-déterminé à l'avance. Etre fini, c'est être déjà engagé dans le mouvement de la puissance productrice, qui n'a d'autres limites que les horizons qu'elle se donne, et qui sont lisibles à travers des systèmes d'outils. La technique est »à être«, »à venir«, elle est projet. De cette structure, deux interprétations sont exclues. Elles s'énoncent: »Tout est possi- ble« - pour les raisons que l'on vient d'avancer - ; »Quelque chose est impos- sible«: c'est que le terme, la limite de la possibilité technique, est inanticipable - la technique n'est limitée que par des conditions techniques. Et c'est très exactement sur ce mouvement effectif de la technique, c'est-à-dire sur le pos- sible, tel qu'il ne cesse de se dessiner, qu'il faut prendre appui pour s'oppo- ser à toutes recherches qui constituent un danger mortel pour la dignité humaine — cela suppose, tâche immense, d'interroger le sens de cette »di- gnité«. Mais inversement il y a un droit de - en même temps qu'un droit à la finitude productrice, à l'artificialité finie: en ce sens on ne peut s'opposer à toutes les recherches incluant la vie dans le projet de la technique. Plus géné- ralement, qu'il s'agisse d'Internet, des produits issus de la »révolution numé- rique«, des technologies du virtuel, du fonctionnement de ces ensembles techniques ou socio-techniques qui reposent sur les interfaces hommes-ma- chines, le double piège de l'illusion de la maîtrise et du fatalisme technologi- que peut être conjuré grâce à une vigilance attentive à la multiplicité des possibles, déchiffrables à travers les vecteurs techniques, et occulté par ce qu'Ellul appellait le »bluff technologique«. Qu'il s'agisse de transports, d'éner- gie, de plantes transgéniques, ou de l'utilisation des données génétiques, c'est parce que la technique, dans son mouvement propre, hésite, bifurque, c'est parce que, pour le meilleur et pour le pire, la panne et le dysfonction- nement sont ses traits constitutifs, c'est parce qu'il y a de l'irrégulable, qu'une alternative est constamment esquissée à la »domination techno-scientifique«, une alternative politique qui ne cesse, bien souvent à notre insu, de solliciter notre reponsabilité. Une responsabilité qui consiste, encore une fois, dans le 1 7 1 JEAN-PI-I ILIPPE M I L E T double rejet de l'illusion humaniste de la maîtrise et de la résignation fata- liste, à répondre de la technique, du mouvement de la finitude productrice, ou, comme on voudra dire, de l'artificialité finie. »Monde« nomme la forme dans laquelle cette finitude productrice se rapporte à elle-même, »monde« nomme la forme dans laquelle s'invente chaque fois la finitude, en tant que le mouvement irrépressible de l'artificia- lisation. La déclaration de 1948, à travers les articles concernant les condi- tions de vie, travail, santé, ressources, éducation, préfigure la possibilité d'ouvrir les textes qui prescrivent le respect des droits à la réalité de la technique et de la production. Les Etats sont deux fois soumis aux droits: en tant qu'ils doivent les respecter, en tant qu'ils doivent les faire respecter, pour protéger les individus, mais encore, la société, la forme de la co- existence, contre l'arbitraire des puissances privées - on a évoqué les in- dustries de la télésurveillance. Encore faut-il identifier les formes qui me- nacent l'existence et la co-existence: l'industrie du vivant brevète ses pro- duits, au moins aux Etats-Unis, mais qui est assez naïf pour croire qu'à terme, les autres continents, et d'abord l'Europe, ne sont pas concernés? Opposera-t-on à la logique de l'exploitation le droit de la vie inappropriable, de la vie »sacrée«? Comment nier que, même si la production élabore des matériaux pré-donnés, cette matérialité est résiduelle, que les »matériaux« sont eux-mêmes façonnés? Comment nier le caractère d'»invention« d'une bactérie génétiquement modifiée? En même temps, le droit de la facticité prescrit de reconnaître la vie comme le bien commun de l'humanité — pres- cription absente de la convention de Rio (1992) relative à la bio-diversité24. La question posée, celle sur laquelle il faut revenir, à de nouveaux frais, est celle de la propriété privée, de l'exercice de ce droit aussi bien par des puissance privées - les firmes - que par les Etats, c'est le sens de la souve- raineté qui revient aussi en question. Par-delà l'opposition entre propriété individuelle et collective, la question se pose d'une propriété partagée, garantissant l'accès des individus au bien de tous - l'air que l'on respire, par exemple - et la réorganisation du contrôle démocratique de l'usage de 24 La récente déclaration Blair-Clinton paraît aller dans le sens de la reconnaissance de la vie (le génome, en l'occurence) comme patrimoine commun de l'humanité. Wait and see ! Si ces deux amis du genre humain ont eu une révélation, c'est d'abord parce qu'on s'aperçoit que les attentes liées au décryptage du génome étaient excessives; ensuite, parce que les enjeux sont probablement en train de se déplacer; enfin, parce que la conccurence, aux USA, entre recherche publique et privée commence à faire mauvais genre. Est-ce faire preuve de mauvaise foi que de se demander pourquoi nos tourtereaux du libéralisme »de gauche« ne proposent pas aux Etats concernés (européens, notamment), de signer une convention visant à garantir l'inappropriabilité des structures de la vie ? 1 7 2 D R O I T S DE I.'I IOMME ET I IERMÉNEUTIQUE - À PARTIR DE C I A U D E L E F O R T la propriété. Mais cette question ne peut venir en délibération sans un espace public approprié: or, la disproportion entre l'enceinte des parle- ments, assemblées du peuple ou le peuple siège, mais par l'intermédiare de ses représentants, et l'espace sans contour des médias audiovisuels, à travers lesquels s'opère ce que P. Virilio appelle la »commutation des appa- rences« contribue à empêcher l'exposition d'une parole politique, d'une délibération qui instituerait la technique comme »chose publique«: la tâ- che s'impose de penser la forme et les conditions techniques de parlements, pourquoi pas des parlements thématiques, élus au Suffrage Universel, de la santé, de l'éducation, de l'information, de l'énergie, etc..., produisant des résolutions dont le législateur aurait à connaître, dans son intérêt intel- lectuel, mais aussi, électoral, si l'on pense, c'est mon cas, pour des raisons dans lesquelles j e n'entrerai pas, qu'il est souhaitable de maintenir ou de promouvoir la notion d'intérêt général comme fondement de la démocra- tie parlementaire et représentative - si l'on pense, en d'autres termes, que la démocratie sera républicaine ou qu'elle ne sera pas. Ainsi, est-ce encore au nom des droits, dans une revendication de droits, qu'une politique d'émancipation demeure possible, qui relève le défi de la régulation, qui affirme le droit, c'est-à-dire l'archi-fait de l 'existence irrégulable - nom, aujourd'hui, de l'existence libre - déployée à travers des formes qui font entrer la vie dans le projet de l'invention technique. C. Lefort est un des philosophes, au XXème siècle sans lesquels cette possibi- lité ne pourrait tout simplement pas être pensée. C'est parce qu' il montre la voie d'une herméneutique des droits de l'homme qu'une politique des droits de l 'homme apparaît implicite à la forme même de la régulation. Une telle politique doit se donner les axiomatiques juridiques correspon- dantes, les points d'appuis théoriques adéquats, les formes organisation- nelles opérantes, pensons en particulier au rôle des ONG, les stratégies appropriées, pensons au point d'appui, toujours incertain mais non négli- geable, qu'offre le pouvoir judiciaire, en particulier la Cour Européenne des Droits de l'Homme; enfin, les institutions seules susceptibles de la viabi- liser. Elle suppose d'abord une résolution à résister, non pas à développer des attitudes réactives dirigées contre la technique, mais à libérer une force d'affirmation, à libérer le possible qui s'explicite, comme possibilité indé- terminée de la démocratie, à travers la déliaison du savoir, du pouvoir et de la Loi. Paraitrai-je inamical envers nos hôtes, si j e cite un auteur irasci- ble, revendiquant une proximité blessée à la Slovénie depuis l'indépen- dance, et dont j e tiens qu'en dépit de ses errements politiques, sa parole peut faire événement? Dans »Par une nuit obscure...«, son dernier livre, P. Handke écrit: »Dans les épopées du Moyen-âge, »dé-liaison« était un mot 1 7 3 JEAN-PI - I ILIPPE M I L E T pour guerre. »Ils chevauchaient vers la dé-liaison« (en vieil haut allemand, Urlage), »ils chevauchaiengt vers l'Urlage.«25 Enigmatique demeure cette déliaison médiévale; et assurément, le souci des droits de l'homme, s'il promeut le droit de résistance, voire d'insurrec- tion, n'implique aucune priorité accordée à la gerre civile, ou à la guerre entre les nations. Mais pas d'avantage, au consensus qui dans la forme d'un fonctionnalisme systémique, vise à conjurer les perturbations qui affectent la régulation. Alors, la possibilité d'une politique des droits de l'homme pour- rait bien résider dans une »éthique problématiquement chevaleresque«, pour consonner librement avec Kostas Axelos: nous ne sommes pas sûrs de savoir très bien ce qu'est la Moyen-âge, mais nous n'avons pas fini de chevaucher vers la déliaison. 25 Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, tr. fr., G. A. Goldschmidt, Gallimard, 2000, p. 53. 1 7 4