jacques lacan et le SUJET DE LA FOLIE Miquel Bassels Le titre que je veus propose reunit le nem du psychanalyste Jacques Lacan avec un syntagme qui n'est pas evidant, « le sujet de la felie »'. « Le sujet de la fe-lie », et nen pas « la felie du sujet », implique en fait un pari ethique que nous devens poser cemme prealable a tout traitement possible, elegieux eu pas, de la felie. C'est en reperant cette dimension ethique que je veux cemmencer men interventien. La folie de la normalite Il ne s'agit pas d'un attribut eu d'un etat, la felie, qui affecterait ce qu'en designerait cemme sujet a partir de la. Tout au centraire, une feis en a admis la felie cemme un phenemene, il s'agit de saveir si en peut lui attribuer un sujet eu pas, ce qui veut dire si en peut lui attribuer un sens. La question n'est pas secendaire mais de principe, elle est a l'erigine de la segregation de la felie - dent un Michel Feucault a fait l'histeire d'une fagen si decisive - et divise aujeurd'hui les eaux dans lesquelles nagent les traitements et les pratiques « psi -». La reduction du phenemene de la felie a une causalite biechimique eu genetique exclue en fait teute supposition d'un sujet a la felie pour le reduire a un etat pathelegique de l'erganisme. On fait ainsi de la felie un trouble tout a fait etranger a l'etat suppese nermal, mais surteut en exclut teute suppesitien d'un sujet pu d'un sens a l'irruptien de la felie dans l'existence. Nous attribuens d'une fagen spentanee un sujet et un sens a la raison, a ce Leges eu nous semmes plenges cemme etres de langage et eu nous dermens plus eu meins tranquilles teut au leng de l'existence. La questien est de saveir si 1 Texte de la conference prononcee en espagnol dans la seance inaugurale du 41 Congres de jeunes philosophes, tenu a Barcelone le 14 d'Avril 2004 sur « Philosophie et Folie ». on arrive a attribuer ou non un sujet a la folie quand elle nous reveille de ce reve de la raison qui, comme on le sait d'apres le peintre Goya, engendre ses propres monstres. L'operation de Freud fut, en effet, d'avoir montre que « sujet de la raison » et « sujet de la folie » n'est sont pas distincts, que c'est le meme Logos qui les anime, la meme logique decouverte dans la structure de l'inconscient. Dans cette perspective freudienne, les limites entre la folie et la sage nor-malite ne sont pas definies ni definitives. Ils ne sont pas une question de dia-gnostique ou de taxonomie mais une question tout a fait ethique. On ecrit sou-vent « normalite » entre guillemets, comme un signe de mefiance par rapport a cette notion, notion qui ne sera jamais une bonne boussole pour s'orienter dans l'ethique du desir que Sigmund Freud et Jacques Lacan ont defendu. En fait, la « normalite » du bon sens est pour chacun de nous ce que les autres nous font penser qu'il est normal - et c'est pour cette raison qu'il est sage de l'ecrire entre guillemets, comme s'il s'agissait d'une citation, d'un enonce dit par les autres. Et c'est pour cela que pour ces autres la chose « normalement » n'est pas tres differente : ils croient aussi que la normalite est ce que les autres disent qu'il est normal. Donc, la meilleure definition qu'on a pu donner de la normalite n'est pas tres encourageante. C'est simplement ce que la majorite pense qu'il est normal, ce qui au moment de s'orienter dans la realite n'est pas necessairement le plus conseillable et qui est tres appauvrissant. La normalite est finalement un critere statistique, fonde dans la notion de « norme », c'est-a-dire, ce qu'on tro-uve dans la majorite des cas. La normalite est comme « l'homme moyen » que, comme l'indiquait Lacan, on n'a jamais vu ni rencontre, mais que l'on suppose qui a l'opinion la plus raisonnable de tout. Ce critere de la norme qui, applique par exemple a la production et vente d'electrodomestiques ou au traitement des maladies epidemiques, a les resultats les plus efficaces, est un critere qui, applique a la realite du sujet, a son malaise psychique, - soit-il dans le champ de la sante mentale, de la pedagogie ou meme de la politique -, produit des effets tout a fait desastreux et tres inquietants. Ils est au principe du phenomene de la segregation qui arrive a prendre les proportions es plus feroces, meme quand on pense se guider avec les meilleures intentions et avec les raisons les plus « scientifiques » en apparence. La question des limites entre la folie et le bon sens etait devenue justement une question tres epineuse quand on l'avait posee comme une affaire de « norme » pour tracer la limite entre le normal et le pathologique. Le bon sens serait donc la normalite et la bonne sante, et la folie serait l'anormalite et la patholo-gique. Meme si toute une tradition de pensee a fleuri a rebours de cette inertie, on continue a s'orienter dans ce prejudice inconteste dans les pratiques la plus diverses qui touchent la singularite du sujet. Mis au contraire, il est aujourd'hui de plus en plus manifeste que ce prejudice de la « norme » est, lui aussi, une folie, un delire tres normal, dans le sens statistique du terme. Il y a, comme la psychanalyse le demontre, des paranoiaques tout a fait normales et d'une tres bonne sante du point de vue de la norme sociale. C'est pour cette raison que la psychanalyse ne confond pas psychose et folie. Il y a des psychoses qui sont tout a fait « normales ». Jacques Lacan etait arrive a dire que le psychotique peut etre quelquefois justement le comble de la normalite. D'ailleurs, la nevrose la plus normale peut arriver a se reveler tout d'un coup comme une vraie folie. Definir donc les limites entre le bon sens et la folie peut devenir alors une vraie folie : l'un suppose l'autre a son interieur, c'est le moins que l'on peut dire. Comme Blaise Pascal le disait, dans une citation que Jacques Lacan rappelait a plusieurs reprises, « les hommes sont si necessairement fous, que ce serait etre fou par un autre tour de folie, de n'etre pas fou ». Il y a une folie necessaire a l'etre et ce serait une autre folie, mais surtout il serait une inconsequence, dans la voie ethique du desir, de ne pas se savoir fou de cette folie. En fait, nous pouvons affirmer plutot que le sujet devient fou justement quand il ne peut plus arriver a reperer cette folie necessaire par les moyens dont il dispose et qu'il reste en dehors du lien social avec les autres. Jusqu'a ce moment, tout paraissait normal ^ Ainsi, la position ethique telle que l'implique l'expression « le sujet de la folie » fait de celle-ci un fait de structure dans l'etre de l'homme ^ et de la femme - meme si la psychanalyse decouvre que la folie n'est pas la meme pour l'un et pour l'autre. Lacan psychiatre Jacques Lacan, au fil de sa premiere experience de psychiatre, avait defini dans les annees quarante cette position ethique qui avait scelle sa rencontre avec la psychanalyse de la fagon suivante : « Loin donc que la folie soit le fait contingent des fragilites de son organisme, elle est la virtualite permanente d'une faille ouverte dans son essence. Loin qu'elle soit pour la liberte 'un insulte', elle est sa plus fidele compagne, elle suit son mouvement comme une ombre. »2. Le phenomene de la folie n'est pas alors separable du probleme de la signification pour l'etre du langage, elle est inherente a l'experience du sens et du non-sens pour l'etre et elle doit etre traite comme telle pour chaque sujet. Dans cet « elle doit etre traite comme telle » git le pari ethique que la psychanalyse defend pour faire retourner le sujet de la folie a sa place et sa responsabilite dans le monde du langage. 2 Jacques Lacan, « Propos sur la causalite psychique », Ecrits, Seuil, Paris 1966, p. 176. Voici le point tournant dans la rencontre du jeune psychiatre Jacques Lacan avec la clinique des psychoses, rencontre qui devait le conduire tres tot a la psychanalyse. Cette rencontre a un nom et une date, c'est le fameux cas Aimee de sa these de 1932, consideree tres souvent comme la derniere grande these de la clinique psychiatrique avant sa reduction progressive a une technique pharmacologique. Cette these avait pour titre « De la psychose paranoiaque dans ses rapports avec la personnalite » et elle analysait les phenomenes delirants qui sont presents dans la psychose, specialement les phenomenes de langage dans la notable production ecrite d'Aimee, une femme qui avait passe a l'acte homicide dans un rapport paradoxal avec la figure ideale de sa persecutrice. Impossible de comprendre le dechainement de sa psychose, le passage a l'acte homicide et la pacification ulterieure du sujet accompagnee d'une profuse interpretation delirante et litteraire sans faire une analyse minutieuse du rapport du sujet aux phenomenes de langage, a ce que Lacan lui-meme reperera quelques annees plus tard comme la structure signifiante du delire. Suivant cette orientation, Lacan analysera les coordonnees symboliques du sujet de la folie comme une structure signifiante affectee par un manque, la forclusion d'un signifiant primordial, celui du Nom-du-Pere. D'ailleurs, on rencontre toujours, si on fait l'analyse du cas par cas, une conjoncture symbolique tres precise au moment du dechainement de la psychose qui touche a ce point : quand le sujet se rapproche dans son histoire de ce noeud symbolique, il peut s'ouvrir un trou dans la realite, la ou il devra inventer une reponse dans l'imaginaire de son delire. Si le sujet devient fou, c'est parce qu'il a rencontre dans le reel quelque chose qu'il ne peut pas integrer dans l'univers symbolique. C'est a la lumiere de cette logique qu'on peut suivre l'etude du lien enigmatique qu'il existe entre l'experience de la folie et quelques decouvertes fondamentales dans le champ de la science et de la pensee. Rappelons par exemple le cas d'un Georg Cantor et sa decouverte des nombres transfinis, ou bien celui de Kurt Gödel et sa formulation du theoreme qui a subverti la raison de la logique de notre temps. Quand le sujet devient fou, il ne perd pas la raison, mais il peut arriver que-lquefois a la mener jusqu'a ces dernieres consequences d'une fagon beaucoup plus rigoureuse que celui qui a su eviter ce trou du non-sens dans le reel. C'est dans ce sens qu'on peut comprendre l'aphorisme de Chesterton, cite par Lacan lui-meme dans sa these de 1932 : « Le fou n'est pas l'homme qui a perdu la raison ; le fou est celui qui a tout perdu, sauf la raison. » En effet, il s'agit alors de comprendre la logique qui mene la seule raison une fois qu'il a perdu son lien a l'Autre symbolique pour repondre a la conjoncture du non-sens ouvert dans son existence. Comment reperer dans cette perspective l'existence du delire ? L'hypethese de Freud reste aujeurd'hui d'une valeur et d'une radicalite teuchante face a la fureur therapeutique de nes jeurs eu le disceurs du maitre identifie felie et pathelegie : le delire, dit Freud, n'est pas la maladie mais un essai de guerisen. Quand le sujet delire il est en train de rependre avec un appa-reil plus eu meins censistant au vide vertigineux du nen-sens qui s'est euvert dans sen existence. Mais alers, si le delire est un essai de guerisen, en se pese teute de suite la question suivante : et quelle est denc la maladie ? Freud n'est pas tres clair sur ce point, eu mieux encore, il reste tributaire de sen epeque eu l'en ne peuvait que faire receurs au mythe de l'Oedipe : la maladie serait un dereglement fen-damental de ce cemplexe qui perte le nem d'Oedipe, un dereglement dans la structure symbelique des fenctiens paternelle et maternelle cemme inductrices des significations du mende et de la realite du sujet. Lacan partira de cette hypethese peur en faire tres tot la critique et indiquer qu'il fallait aller au-dela de ce cemplexe d' ffidipe peur rendre cempte de la position du sujet dans la structure du langage et face a la satisfaction, teujeurs paradexale, de la pulsion. La folie du Moi La premiere fagen dent Lacan reperera le sujet de la felie sera peur le distinguer de la figure du Mei avec laquelle en la cenfend d'habitude, le Mei cemme siege des identifications. Le Mei, ce que l'en designe cemme « la persenne » eu bien « l'individu », eu meme le « sujet » dans la plupart de la pensee philesephique, n'est pas le sujet de l'incenscient qui ne se represente dans ce Mei que cemme une instance imaginaire. Lacan peurra denc ecrire dans sen texte de 1948, « L'agressivite en psychanalyse » : « Seul la mentalite antidia-lectique d'une culture qui, peur etre deminee par des fins ebjectivantes, tend a reduire a l'etre de moi teute l'activite subjective, peut justifier l'etennement preduit chez un Van den Steinen par le Berere qui prefere : 'Je suis un ara'. Et teutes les secielegues de la 'mentalite primitive' de s'affairer auteur de cette profession d'identite, qui peurtant n'a rien de plus surprenant peur la reflexion que d'affirmer : 'Je suis medecin' eu 'Je suis citeyen de la Republique frangai-se', et presente surement meins de difficultes legiques que de premulguer : 'Je suis un hemme' »3. En effet, ce n'est qu'en distinguant le Mei de l'etre du sujet qui parle qu'en peut cemprendre l'identificatien du sujet a un trait symbelique qui est teujeurs relatif a la culture eu il est ne, a l'Autre dent Lacan inscrit cette place qui 3 Jacques Lacan, "L'agressivite en psychanalyse", Ecrits, op. cit., p. 117-118. precede le sujet. Alors, « je suis un ara » pourra etre une attribution d'etre, une identification du Moi, aussi logique que celles qui nous semblent evidentes dans notre culture. Et celle qui soutien l'affirmation « je suis un homme » pourra etre plus complexe encore, etant donne qu'un homme parle et qu'il pourrait me convaincre peut-etre que je ne suis pas un homme au meme titre que lui - c'est le principe de tout racisme - chose qu'un ara ne pourra jamais faire. Cette forme fondamentale de l'identification suppose simplement que le sujet ne se confond pas avec son Moi, et que c'est pour cette raison justement que ce sujet ne devient pas fou. Au contraire, le sujet qui devient fou ne peut se distinguer de son Moi, de sa « personnalite » comme on dit, o d'une des images prises de l'autre imaginaire. Le sujet lacanien est un sujet qui n'existe que divise, non identique a soi-meme, et qui ne se represente dans le Moi que dans la mesure qu'il ne se croit identique a lui. C'est pour cette raison qu'il peut rever, ou bien avoir une fantaisie, sans se croire identique a ce dont il reve ou a la fantaisie. Au contraire, « si un homme qui se croit un roi est fou, un roi qui se croit un roi ne l'est pas moins »4. Vous voyez que par ce biais on doit conclure qu'il y a en tout cas une folie generalisee dans la mesure ou le sujet se confond avec son Moi, et il s'y con-fond toujours dans ce qu'on appelle sa « personnalite », confusion a laquelle le discours contemporaine nous pousse toujours un peu plus. C'est pour cette raison que Lacan lui-meme, quand il commentait quelques annees plus tard le titre de sa these de 1932, « De la psychose paranoiaque dans ses rapports avec la personnalite », dira avec une certaine ironie que, en fait, ce n'est pas que la paranoia aie des rapports avec la personnalite, mais que la personnalite est la paranoia. La personnalite est paranoiaque dans la mesure ou elle tend a confondre le sujet avec son Moi et qu'elle fait de ce Moi le point de repere de toute la realite subjective. Mais, attention, c'est ce postulat que la psychologie dite « scientifique » a dans son fondement et dans son principe epistemique de fagon implicite. on peut donc rencontrer des gens absolument normales du point de vue social qui fonctionnent ainsi, quelquefois a la perfection et dans des lieux emi-nents. En fait, l'inertie propre du discours social pousse le sujet a cette confusion avec son Moi. Et il ne serait pas ose de rencontrer des fonctionnements de cet ordre dans la realite du discours politique, au-dela de tout diagnostique possible. Quelqu'un comme l'ecrivain espagnol Manuel Vazquez Montalban remarquait l'incroyable inversion qui se produisait dans la realite des mass media entre les personnages de la politique et les figures du guignol a la television, jusqu'au point de ne pas arriver a savoir qui imite qui. Ibid., p. 170. 4 On dira peut-etre que tout cela n'a rien a voir avec la folie tel qu'elle est enfermee entre les murs de l'hopital psychiatrique. Mais c'est justement la, a l'occasion de cette pratique qu'on appelle « la presentation de malades », dans la meilleure tradition psychiatrique reprise par Jacques Lacan et dans laquel-le un psychanalyste soutient un entretien avec un patient interne devant un auditoire d'etudiants, ou j'avais pu entendre d'une femme internee la apres une tentative de suicide, se plaindre du fait que la television lui avait vole sa personnalite a coups de la multiplier, tel une machine industrielle de production en serie, dans les femmes des politiciens du pays. Et, en effet, c'etait dans une identification derniere a La femme du politicien, - La femme qui, selon le discours commun est toujours derriere chaque grand homme - qu'elle s'etait soutenu jusqu'a ce moment de crise subjective. Le Nom-du-Pere et la psychose Ä partir des annees cinquante, de la construction des trois registres et de la notion de signifiant, Lacan reperera d'une fagon plus precise le sujet de la folie comme un effet de la structure symbolique du langage. L'analyse du texte freudien sur le fameux cas Schreber sera maintenant le paradigme du sujet de la folie comme une reponse a la nommee « forclusion du signifiant du Nom-du-Pere ». Le president de la cour de Dresde, Daniel Paul Schreber, avait ete quelqu'un de tout a fait normal dans sa vie jusqu'au moment ou il avait du se poser la question de la paternite, moment ou il dechaine un delire paranoiaque comme reponse au manque de ce signifiant dans son monde symbolique. Au contraire de la conception de Kraepelin, le psychiatre que Schreber lui-meme critique d'une fagon si pertinente, qui soutenait que la folie paranoiaque pa-ressait toujours d'une fagon progressive, le cas Schreber demontre l'irruption soudaine du delire a partir d'un moment fecond de « dechainement ». Les phenomenes de langage seront analyses comme phenomenes de code et de message dans une trame textuelle qui montre un systeme logique tres precis et rigoureux. Les phenomenes hallucinatoires verbaux seront etudies comme un effet d'anticipation de la signification dans la chaine signifiante : que-lque chose dans le monde exterieur s'impose au sujet dans une rupture de la chaine signifiante qui est alors attribuee au reel. L'effet de cette rupture est l'anticipation de la signification, ce que l'on decrit dans la clinique comme une « intuition delirante ». Le sujet sait qu'il y a la une signification, une « signification personnelle ». Et meme s'il n'arrive pas a savoir laquelle, il a la certitude que cette signification se refere a lui comme sujet et qu'il doit la dechiffrer, ce qu'il essayera de faire dans le travail du delire. L'hallucination n'est pas alors un simple phenomene de trouble perceptif, - « une fausse perception » com-me on la decrit encore - mais un phenomene de langage qui montre la meme structure signifiante qui s'impose au sujet dans sa dimension de voix. Tous les phenomenes qui sont decrits comme « langage interieur » dans l'experience psychotique sont en fait la structure signifiante de l'inconscient qui opere a ciel ouvert. Le sujet psychotique est justement celui qui soutient un rapport conti-nu avec la structure du langage qui parasite le corps et qu'il eprouve comme un fait reel. La question que Lacan pose donc est plutot : qu'est-ce qui distingue un sujet psychotique d'un sujet qu'on suppose « normal » ? Si le sujet « normal » peut se separer de cette inertie du langage, c'est parce que la fonction du Moi, comme construction imaginaire, fait une fonction d'ecran entre le sujet et l'Autre de la parole. La fonction du Moi est celle qui me permet, par exemple, d'entendre la radio ou de voir la television sans croire que les messages emis par ces appareils s'adressent a moi et font allusion a moi comme sujet. Le sujet psychotique, dans le phenomene tres connu de l' « allusion », prend le signifi-ant comme un message qui est adresse dans la realite a lui comme sujet. La reponse du sujet a ce « phenomene elementaire », apparition de la structure du langage dans le reel, sera la construction du delire. Le delire est alors l'essai de guerison du sujet comme reponse au reel du langage. La figure paradigmatique qu'on rencontre dans la clinique des psychoses de cette reponse du sujet c'est le neologisme, c'est-a-dire l'invention de nouveaux mots pour designer ce reel. Il s'agit quelquefois aussi de mots de la langue commune auxquels le sujet donne une nouvelle signification. on trouvera cette machine neologique du langage en plein fonctionnement, par exemple, dans l'oeuvre d'un James Joyce, oeuvre a laquelle Lacan dediera quelques ans apres tout un Seminaire. Par ce biais, on trouve une valeur de plus en plus notable dans l'usage particulier que le sujet psychotique fait de la lettre comme une machine produc-trice de significations et comme une forme de reperer une satisfaction etrangere au corps - une « jouissance » dira Lacan. On peut evoquer ici la figure etonnante d'un Raymond Lulle (Ramon Llull), le philosophe catalan du Moyen Age, veritable createur de la langue litteraire catalane dont l'oeuvre est farcie aussi de neologismes. Il avait travaille d'ailleurs avec une dimension de la lettre qui l'approche au langage de la lo-gique, anticipant par exemple l'informatique. Raymond Lulle, qui avait voulu se presenter lui-meme comme un fou, « Ramon lo foll » (Raymond le fou) ou bien aussi comme le « Phantasticus », avait eprouve dans sa vie une serie de crises subjectives tres bouleversantes qui l'avaient reduit, a certains moments de sa vie, a un etat d'aneantissement subjective absolue. De chacune de ces crises il en sortait, quand meme, avec une decouverte aussi bizarre et delirante comme certaine et incluant un grain de verite, un grain de verite historique comme disait Freud du delire psychotique. L'une de ces decouvertes avait reste designe dans son oeuvre dans un neologisme qui nomme justement la structure meme du langage dans le reel du corps. Il s'agit de l' « Affatus », neologisme qui designe un « sixieme sens », aussi corporel que le sens de la vue ou du tact. Pour Raymond Lulle, le sens du langage transmis par le signifiant est aussi reel que l'objet pergu par le tact. C'est un exemple excellent de cette presence du « signifiant dans le reel » que Lacan etudiait dans les annees cinquante dans la clinique des psychoses. Pour repondre a cette presence hallucinatoire du langage dans le reel, le sujet construit un symptome, une invention de langage qui lui permet de donner un sens a ce reel. On peut evoquer ici aussi cette femme internee pour la premiere fois dans un hopital psychiatrique apres avoir ete chassee de son lieu de travail et de sa profession dans l'entreprise ou elle travaillait, une entreprise japonaise. Ce n'etait pas un licenciement, c'etait un changement de place dans l'entreprise mais il avait ete suffisant pour lui faire entendre que le gouvernement japonais, associe aux leaders de l'entreprise, s'etait organise pour lui faire changer le metier et le sens de sa vie. Ä partir de ce moment, sa mission devait etre la recherche de la structure genetique de l'ADN pour decouvrir non pas seulement le maitre qui etait cache dans l'obscur pouvoir qui se logeait dans l'entreprise mais, ni plus ni moins, le veritable pere reel de l'humanite. La logique de telle certitude, qui etait restee en silence jusqu'a ce moment, avait pu se faire manifeste au long d'un entretien dans lequel elle avait egrene l'articulation signifiante qui existait dans le nom de l'entreprise, qui incluait ces lettres : a - d - n. Mais, surtout, ce message litteral devenait fondamental quand elle avait saisi que l' « ADN » incluait les lettres du premier pere de l'humanite, « Adan » (Adam en espagnol). Il faut souligner le grand interet et le devouement que cette femme, d'une formation precaire, avait mis dans sa recherche qui avait surpris tout son entourage. Elle y employait beaucoup de temps, meme si cela impliquait des periodes frequentes de conge dans l'entreprise, un temps qu'elle investissait dans sa recherche. Si elle etait internee de temps en temps ce n'etait pas a cause d'une souffrance excessive ou bien a cause d'un danger possible pour elle ou pour les autres mais par l'etrangete que son delire produisait dans son entourage. Le probleme etait que cela l'avait mene vers un isolement de plus en plus grand et que l'on avait commence a lui donner de medicaments pour arreter les hallucinations et le delire qui l'accompagnait. Et quand meme, comme il arrive tres souvent, l'idee delirante initiale avait traverse indemne l'administration de medicaments. En effet, la force du delire comme un essai de guerison peut traverser la vie du sujet d'une fagon beaucoup plus efficace qu'un traitement pharmacelegique quelcenque. Mais il faut quelqu'un pour l'entendre et pour faire, cemme disait Lacan, de « secretaire de l'aliene », de temein d'un travail qui a besein quelquefeis d'un Autre qui l'accempagne. La jouissance de la folie Dans les annees seixante, Lacan reperera le sujet de la felie a la place d'une segregation preduite par le disceurs du Maitre dans sen alliance avec le pregres de la science, et plus precisement dans ses effets sur l'ecenemie de la jouissance. Ä l'eccasien des Jeurnees sur la psychese de l'enfant, il reviendra sur sa propre conception de la felie des annees quarante dans un paragraphe qui reste encore aujeurd'hui d'une radicale actualite pour cemprendre ce sujet de la felie : « Loin qu'elle [la felie] seit pour la liberte 'un insulte' [tel que la cencevait la psychiatrie, par exemple, d'un Henri Ey], elle est sa plus fidele cempagne, elle suit sen meuvement cemme une ombre. Et l'etre de l'hemme, nen seulement ne peut etre cempris sans la felie, mais il ne serait pas l'etre de l'hemme s'il ne pertait en lui la felie cemme la limite de sa liberte. »5 Lacan extrait maintenant des censequences diverses de cette premiere cen-ceptien de la felie et de sen sujet : a) La felie n'est pas un phenemene contingent de l'erganisme, elle n'est pas un hasard genetique ni une fragilite sematique. Elle est l'herizen virtuel de l'etre du sujet cempris cemme une beance euverte, cemme une division irre-ductible dans sen etre de langage. L'etre-peur-la-mert heideggerien est, pour Lacan, un etre divise par le langage et par la jeuissance, un etre-peur-la-sexua-lite, la sexualite etant l'articulatien du langage avec la jouissance et nen pas sa reduction a la genitalite. La felie est le temeignage irreductible de cette « faille euverte dans sen essence » que l'en ne peurrait cembler qu'au prix, d'une part, d'une ignorance de l'etre lui-meme et, de l'autre, de la segregation d'une jouissance qui se presente teujeurs au-dela de l'hemestase du principe du plaisir. b) La felie cemme cempagne. Cemme ombre, cemme limite de la liberte, implique que le seul partenaire possible pour un sujet qui ne renence pas a la veie de sen desir ne sera jamais l'identificatien a l'Un de la norme, si bien fendee qu'en veuille la penser, mais le partenaire de sen symptome cemme sa veritable limite de la liberte, dans la mesure eu ce sujet se fait responsable du cheix de cette limite. Il s'agira maintenant peur Lacan de definir cette limite en termes de jouissance, de la satisfaction pulsiennelle du sujet, jouissance dent la pertee n'est pas simple peur le sujet, car c'est aussi ce qui peut devenir le plus Jacques Lacan, « Propos su la causalite psychique », Ecrits, op.cit., p. 176. insoutenable pour lui, le plus symptomatique aussi, jusqu'au point de le repo-usser, de le segreguer comme une jouissance de l'Autre, comme une alterite impossible a tolerer. Dans cette perspective, toute construction symbolique, toute action humaine, meme celle qui est impliquee dans le symptome, a « comme essence et non pas comme accident » de refrener la jouissance, de lui mettre une limite qui touche l'experience de la folie. c) En tout cas, c'est dans cette limite de la folie ou la question de la jouissance de l'Autre se fait presente pour le sujet, et c'est aussi dans cette limite ou son etre peut etre compris. Dans ce point, le symptome du sujet - non pas comme contingence organique mais comme message chiffre de sa jouissance la plus ignoree - c'est la construction que lui permet de reperer cette jouissance de l'Autre comme intolerable. Et cela n'est possible que dans une experience de sens dans le monde symbolique du langage. De meme que Heidegger pouvait dire que, a la difference de l'etre huma-in, un animal ne meurt pas, simplement il perit, nous pouvons dire qu'il ne peut pas souffrir d'un symptome, simplement il pätit d'un mal. Au contraire, pour l'etre de langage, le symptome est d'abord une experience de sens dans le champ de la jouissance pulsionnelle, et il peut meme supposer pour le sujet un bien plus aime au-dela du malaise que lui produise. En effet, c'est dans son rapport avec la structure du langage que le sujet, psychotique ou pas, peut construire un symptome qui fasse fonction de reponse au reel. Mais pour comprendre cette fonction eminente du symptome il faut se debarrasser de la conception que le discours hygieniste - le discours du Maitre actuel sur la sante mentale - promeut en le reduisant a une mauvaise reponse de l'organisme qu'il faut effacer de la surface de la terre. (Disons en-tre parentheses que plus on s'obstine a le faire disparaitre, plus il revient dans des formes multiples, avec des sens nouveaux. La proliferation des nouvelles descriptions dans le manuel des troubles mentales officiel, le fameux DSM, en est un bon exemple). Il faut revenir ici a la conception que Freud avait intro-duit du symptome, non pas comme une inadaptation du sujet a la realite, non pas comme une reponse du sujet qu'il faut corriger ou liquider, mais comme la reponse que le sujet construit pour repondre a une realite a laquelle est toujours impossible de s'adapter. Le Sinthome et Lalangue Le symptome, comme la folie elle-meme, est une construction symbolique, une structure signifiante, et il est aussi une satisfaction substitutive de ce que Freud avait defini comme pulsion. Dans le symptome il y a un message chiffre et il y a aussi une satisfaction, une jouissance, que le sujet ne peut pas eprouver comme un plaisir mais comme un deplaisir. Arriver a trouver la chiffre de ce message peut etre une forme de se liberer de ce deplaisir pour faire un autre usage du symptome. Le symptome fait ici une fonction positive et c'est pour bien la souligner que Lacan avait construit a son tour un neologisme pour rendre compte de la construction symbolique qu'il est pour le sujet et de la satisfaction de la jouissance. Vers les annees septante, vers la fin de son enseignement et tout en suivant la lecture de Joyce, Lacan forge le neologisme du « Sinthome », en re-prenant l'etymologie frangaise du terme qui inclut des significations diverses. Il s'agit maintenant du sujet de la folie tel que Lacan l'aborde dans la derniere periode de son enseignement. La reference sera le cas de James Joyce, ou ce sinthome a des effets de creation et ou le travail de l'ecriture accomplie une fonction de suppleance, d'appareil restitutif, dans un usage de la lettre hors sens, au-dela des effets de signification commune. L'ecriture de Joyce, specia-lement dans sa derniere oeuvre Finnegans Wake, du meme que d'autres productions du sujet psychotique, fait un usage du langage et de l'ecriture hors les significations communes. Lacan creera un autre neologisme encore - voila comment il suit l'exemple du sujet psychotique lui-meme - pour designer cet usage et cette jouissance de la langue, presents en fait dans toute production de l'inconscient, dans le hieroglyphe du reve ou dans la metaphore du symptome. Ce neologisme est « lalangue », en un seul mot pour souligner son caractere de lettre, de matiere phonique hors sens. Le sujet de la folie est maintenant le sujet le plus proche a l'etre de jouissance de « lalangue ». Ä partir de cette nouvelle perspective, on peut parler de la folie du « sintho-me », ou le travail delirant peut etre considere comme la construction d'un symptome au-dela des referents communs du discours, au-dela de ce que qu'on a repere au commencement comme la reference a l'ffidipe freudien, aux signi-fiants du Nom du Pere etablis. Pour le dire dans les termes de cette rencontre : le « sinhome » est la folie necessaire de chaque sujet pour repondre au reel du monde, a l'impossibilite de s'adapter a ce reel, quand les signifiants paternels se montrent dans un declin progressif pour ordonner la jouissance. Le « sinthome », dans le sens que Jacques Lacan a donne a ce terme, c'est la folie necessaire de chacun pour ne pas devenir fou enfin dans le champ de la jouissance.