297 Urh Ferlež Étudiant en Master Faculté des lettres, Université de Ljubljana Slovénie ferlez.urh@gmail.com QUELQUES REMARQUES SUR LA VIE ET L'ŒUVRE DE JEAN VODAINE, POUR HONORER LE CENTENAIRE DE SA NAISSANCE 1 INTRODUCTION L’objectif de l’article est d’honorer le centenaire de la naissance du poète, typographe, peintre, imprimeur et éditeur Jean Vodaine (1921–2006). Il présente la biographie et l’œuvre de l’artiste, notamment sa typographie. Jean Vodaine, de son vrai nom Vladimir Kavčič, est né à Čiginj (près de la ville de Tolmin) le 6 juillet 1921. Cette région a beaucoup souffert et subi de nombreux dégâts pendant la Première Guerre mondiale, à la fin de laquelle elle a été cédée à l’Italie. C’est pourquoi Vodaine est né citoyen italien et l’est resté pratiquement sa vie entière. Le père de Vodaine tenait une cordonnerie. La famille a déménagé en Moselle (au- jourd’hui la région fait partie de la Lorraine) à la suite d’une trop forte pression fasciste. Le fait que la région soit limitrophe a fortement influencé la vie et l’œuvre de Vodaine. Le déménagement en milieu germanophone a été assez facile pour la famille Kavčič, du fait qu’ils parlaient la langue, même si le dialecte allemand en Moselle est un peu différent de l’autrichien. Ils ont loué une maison non loin de la frontière luxembourgeoise, à Basse- Yutz. La maison se trouvait le long de la rivière Moselle qui l’a inondée plusieurs fois. Cette rivière a également une place particulière dans la poésie de Vodaine. La famille est venue en France à l’automne 1924, époque à laquelle Vodaine a trois ans (Vodaine 1995a: 76–78; Vodaine 2002: 47). 2 BIOGRAPHIE Le père de Vodaine a accepté un contrat de trois ans dans les mines de fer. Comme ils faisait partie d’un groupe ethnique assez peu nombreux, les Lorrains les ont qualifiés de « Polaques », nom avec lequel ils ont appelé tous les immigrés slaves. Après trois ans dans la mine, son père a ouvert sa propre cordonnerie et un petit magasin. Vodaine Urh Ferlež: QUELQUES REMARQUES SUR LA VIE ET L'ŒUVRE DE JEAN VODAINE ... UDK 929Vodaine J.:008(443.82) DOI: 10.4312/vestnik.13.297-307 298 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE/JOURNAL FOR FOREIGN LANGUAGES s’est également formé à la cordonnerie, mais ce travail ne lui plaisait guère. Lorsqu’il a commencé sa scolarité, il maitrisait mieux le français classique que la plupart des enfants lorrains. Vodaine a fréquenté l’École catholique des garçons à Basse-Yutz jusqu’à ses onze ans, puis il a dû poursuivre les cours car la scolarité obligatoire avait été repoussée à l’âge de quatorze ans pour les garçons. Il termine ses études en 1933 et cinq ans plus tard il obtient un CAP de cordonnier. Tout ce qu’il a fait d’autre dans sa vie, il l’a appris par lui-même ; il était donc autodidacte (Repères 1995: 5; Vodaine 2002: 47–49). Jean Vodaine, selon ses propres mots, ne s'est jamais senti accepté comme Français, il s'est toujours senti comme un étranger en France. Le fait qu'il y soit arrivé à l’âge de trois ans a probablement contribué à cela. Ses racines sont dans un territoire qui, avant 1918, se trouvait dans un pays multinational puisque des immigrés de diverses natio- nalités étaient également présents en Lorraine. D’une part, il était fier d’être slovène, d’autre part, il parlait bien mieux le français que le slovène. La famille a déposé plusieurs requêtes pour obtenir la nationalité française, mais sans succès. Vodaine est resté citoyen italien jusqu’en 1985 lorsqu’il a finalement été naturalisé français. La question de sa nationalité est donc de nature multiple, car il est né en Slovénie, mais de nationalité ita- lienne jusqu’à ce qu’il devienne français. Il a créé toutes ses œuvres en français et s’est en même temps senti slovène. Il a également fait tout son possible pour faire connaître la poésie slovène en France (Repères 1995: 5–17; Življenjepis Vladimir (Frédéric) Kaučič Jean Vodaine 2002: 62–67). 3 SES DÉBUTS Il commence à écrire, peindre et à s’adonner aux arts graphiques dès sa jeunesse. En 1947, il publie à Thionville son premier recueil poétique intitulé Rose et noir. La même année, il se marie avec Charlotte Schoeneberg. Son premier recueil est déjà publié sous son pseudonyme : « Vodaine ». Ce nom est issu d’une expression du dialecte slovène de Tolmin, « bad adn », ce qui veut dire « sois quelqu’un ». Sa mère, qui était également poétesse, lui disait souvent de devenir quelqu’un d'important, d'où le nom de Vodaine. Il a intégré la société L'Art Populaire où il a pris des cours de dessin et mis en scène une pièce de théâtre. À l’époque, il achète sa première presse et commence à imprimer. Son premier atelier est un poulailler abandonné, c’est pourquoi les poules sont un des motifs de sa peinture. Pour son deuxième recueil, Le Toron noir, il a reçu les prix Verlaine et Violette, ce dernier au concours des Jeux floraux à Toulouse. Un an après, il reçoit le prix de la revue littéraire Le Goéland, très importante à l’époque pour le soutien au mouvement national breton. Avec son éditeur, Théophile Briant, il travaillera longtemps. De cette relation bretonne naîtra une coopération avec Charles Le Quintrec, devenu plus tard un poète et écrivain français assez connu. Vodaine imprime certaines de ses œuvres durant sa jeunesse alors qu’il n’est pas encore connu. Il imprime aussi les œuvres de Jules 299 Mougin surnommé le « facteur-poète » (comme Vodaine, le poète-cordonnier). Mougin est un des représentants du mouvement artistique de l’art brut dont le fondateur était le peintre et sculpteur Jean Dubuffet. Il s’agit d’un mouvement associant les personnes so- cialement marginalisées et les artistes naïfs qui ont souvent créé des œuvres à la manière « brute », sans suivre les règles académiques. Vodaine, avec son style de peinture, était proche de l’art brut (Repères 1995: 5–17; Doncque 1997: 9–26). Dans les années qui suivent, il fait la connaissance d’artistes célèbres et d’autres en devenir. Il se lie d’amitié avec certains et entretient des relations épistolaires avec eux. Ces lettres sont de véritables discussions vivantes sur la littérature. Vodaine collabore avec le cercle de la poésie ouvrière; ensemble, ils créent la revue littéraire Poésie avec nous (seuls trois numéros sont parus). Ces poètes-ouvriers étaient nombreux en France à l’époque. Certaines de leurs œuvres littéraires étaient de qualité, pourtant ils étaient méprisés par les hauts cercles littéraires (surtout à Paris). Leur poésie n’a pas franchi les frontières de leurs milieux culturels. En 1950, Vodaine est présent au marché des poètes qui a eu lieu sur la place des Vosges à Paris. Il y élargit ses connaissances dans le monde littéraire et y rencontre, entre autres, son compatriote, le peintre et poète Veno Pilon. Cependant Vodaine n’apprécie pas ce genre de manifestations et, à l’avenir, il y participera rarement. Par la suite, il tra- vaille avec de grands noms comme Jean Dubuffet, Anatole Jakovsky et Gaston Chaissac. 1 En 1951, Vodaine crée sa première revue littéraire Le Courrier de poésie, avec la collaboration de l’écrivain luxembourgeois Edmond Dune. Le Courrier n’a pas connu énormément de succès, seuls huit numéros sont parus. Dans les années cinquante, naissent ses deux enfants, Muriel et Jean-Luc. Il faut souligner qu’à l’époque Vodaine se consacre à son travail artistique durant son temps libre. Il a d’abord pris en charge la cordonnerie de son père mais l’a fermée. Ensuite il a travaillé dans une fonderie, sur les chantiers et sur les chemins de fer. Durant une courte période, il a travaillé dans la maison d’éditions Caractères, à Paris, où il était secrétaire mais aidait aussi à l’impression lorsque c’était nécessaire. Lorsqu’il a quitté cet emploi en 1955, il a reçu en cadeau une presse d’imprimerie. Pendant qu’il travaillait pour une maison d’édition renommée, il a fait la connaissance de l’élite littéraire française, par exemple, Tristan Tzara. La même maison d’édition a publié un de ses premiers recueils de poésie, Les pauvres heures. Quand il est rentré de la capitale à Basse-Yutz, il a de nouveau tenté une revue littéraire, cette fois-ci intitulée La Tour aux Puces. 2 Il collabore de nouveau avec Edmond Dune, ainsi qu’avec l’historien Adrien Printz. L’objectif de la revue est d’enrichir la vie culturelle dans la région, pourtant c’est sa « 1 Dubuffet (peintre) et Chaissac (peintre et poète) ont fait partie du mouvement de l'art brut. Vodaine et Chaissac ont été bons amis, Chaissac est également né dans une famille de la classe ouvrière et c’est un autodidacte dans le do- maine de l'art. Jakovsky était critique et collectionneur d'art (principalement naïf). Il a contribué à la reconnaissance de l'art brut comme style artistique indépendant et apprécié. 2 La Tour aux Puces est une tour dans la ville de Thionville (à côté de Basse-Yutz). Urh Ferlež: QUELQUES REMARQUES SUR LA VIE ET L'ŒUVRE DE JEAN VODAINE ... 300 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE/JOURNAL FOR FOREIGN LANGUAGES régionalité » qui ne lui permet pas d‘avoir suffisamment de lecteurs, pour cette raison elle cesse de paraître après huit numéros. Or, la revue était très ambitieuse, il s’agissait d‘un trimestriel. Il a fallu diminuer les frais autant que possible ce qui était très diffi- cile car Vodaine était convaincu qu’une revue imprimée en masse ne valait rien. C‘est pourquoi il a tout imprimé seul sur sa vieille presse. Quant au contenu de la revue, ce- lui-ci n‘est pas important (à l‘exception de la poésie folklorique de Lorraine qui n’a été imprimée pour la première fois que dans cette revue). Pourtant, La Tour aux Puces est aujourd‘hui très appréciée par les collectionneurs de raretés d‘imprimerie. Du fait de son tirage très limité, il est très difficile d’en trouver des exemplaires (Repères 1995: 5–17; Življenjepis Vladimir (Frédéric) Kaučič Jean Vodaine 2002: 62–67; Jangeorges 1967, Doncque 1997: 9–26). 4 LA REVUE DIRE En 1960 à Vitry-le-François en Champagne, Vodaine se blesse gravement la jambe droite. Il est opéré trois fois, est plâtré, et tombe même malade. L’accident le rend infirme durant trois ans, après quoi il déménage à Montpellier. Là, il y rencontre l’artiste Fernand Mi- chel (sa femme était lorraine). Michel lui apprend l’art de la gravure sur carton normal et carton ondulé. Il le convainc qu’il peut obtenir des effets de même valeur artistique avec la typographie qu’avec la lithographie, un des procédés graphiques les plus appréciés. En 1961, il imprime le dernier numéro de La Tour aux Puces et la première édition de la nouvelle série de Dire. Il publie également un nouveau recueil de poésie intitulée les Chants de Yutz – tout cela avec la jambe dans le plâtre. À l’époque, il a quarante ans et il sait qu’il ne pourra plus faire de travail manuel. Il décide très courageusement de publier une revue littéraire internationale. Cette décision le fait passer pour un insensé, même dans sa famille, cependant, c’est une réussite (Vodaine 1995: 88; Vodaine 1995a: 79–81). Vodaine fait de la revue Dire une revue littéraire internationale car, pour lui, c’est la seule façon de gagner suffisamment d’abonnés pour la survie de la revue et de sa per- sonne. Le premier numéro qui parait en 1962 n’a pas encore atteint le succès attendu. Jean Dubuffet en est satisfait mais il suggère quand même quelques améliorations. Ainsi, le deuxième numéro contient l’anthologie de la poésie coréenne avec les xylographies de l’artiste coréen Son Tong Tchin qui, en ce temps-là, habitait Paris. La première série se composera de sept numéros qui contenaient, entre autres, les ouvrages de Jean Dubuffet, Jules Mougin et les poèmes de la tribu indienne Navajos. Ce fut également Dubuffet qui acheta un tableau de Vodaine – la première œuvre qu’il réussit à vendre. Vodaine achète une maison dans la ville de Sainte-Croix-de-Quin- tillargues. Là, il commence une nouvelle série de la revue dont un numéro est consacré à Gaston Chaissac, décédé en 1964. Dedans, il y a vingt pages vides, comme un manifeste contre tous ceux qui voudraient dire du mal de Chaissac après sa mort. La même année 301 que Chaissac, le père de Vodaine meurt. (Repères 1995: 5–17; Jangeorges 1967; Vodaine 1995a: 79 –81). En 1965, il achète une nouvelle presse d’imprimerie et rentre à Basse-Yutz. En 1966, il crée pour la troisième fois le premier numéro de Dire, avec laquelle il persiste jusqu’en 1984. La revue était trimestrielle. Vodaine a gardé son format reconnaissable (21 x 14 cm) avec une riche décoration typographique et graphique, de ce fait, chaque feuille de la revue peut être une œuvre à part entière. Il a toujours créé la revue seul, ne disposant d’assistants que pour l’imprimerie. À côté de la revue, il a réalisé plusieurs autres éditions qui ont aujourd’hui une grande valeur grâce au travail manuel extraordinaire et au faible tirage. Dans la revue, il fait publier les auteurs reconnus de l’époque mais offre aussi une place à ceux qui débutent leur carrière. Le tirage de chaque revue tourne autour de cent exemplaires. Durant sa carrière, Vodaine publie, imprime ou illustre avec ses gravures les œuvres d’écrivains comme Raymond Queneau, Ernest Hemingway et Georg Trakl. Il continue également à écrire des poèmes et faire de la peinture. Dire était une revue internationale bénéficiant d’abonnés dans le monde entier, y compris même un peu dans sa région. Néanmoins, créer une revue si riche a demandé des investissements importants. Vodaine a souvent eu du mal à boucler les fins de mois. Malgré tout, il a toujours aidé ceux qui en avait besoin, surtout les jeunes artistes. Il leur a appris à écrire et imprimer, et les a aidés financièrement, autant qu‘il a pu (Hribernik 2008; Življenjepis Vladimir (Frédéric) Kaučič Jean Vodaine 2002: 62–67; Doncque 1997: 9–26). 5 MÉRITES ET HÉRITAGE La mission de Vodaine a été d’apporter plus d’art et de culture en Lorraine, région ou- vrière. Il a profité de la position « carrefour » de la région où se sont rencontrées les influences et les artistes allemands, français, belges, luxembourgeois et immigrés. Le fait qu’il ait réussi à faire paraitre une revue internationale appréciée dans un endroit comme Basse-Yutz, loin de la métropole culturelle parisienne (non pas par les kilomètres mais plutôt par l’esprit), est une réussite extraordinaire. En 1972 il divorce, il passe une courte période dans un village à côté de Metz, puis il déménage à Metz et finalement dans le village de Baslieux où il demeure jusqu‘à la fin de ses jours. Avec un travail infatigable et l’organisation de plusieurs évènements, il a fait entrer la poésie dans le village. Durant la dernière partie de sa vie, il s‘est consacré plus sérieusement à la peinture, il a exposé dans des villes françaises ainsi qu’à l‘étranger et plus particulièrement en Slovénie - pour la première fois à Ajdovščina en 1980, pour la dernière fois à Tolmin en 2002. Il a continué d‘écrire de la poésie et faire de la peinture, il a reçu une série de récompenses dont la plus importante est probablement le prix Stomps, décerné par la ville de Mayence et le Musée Gutenberg pour les plus importantes acquisi- tions de l‘imprimerie. La parution du dernier numéro de Dire en 1984 a été accompagnée Urh Ferlež: QUELQUES REMARQUES SUR LA VIE ET L'ŒUVRE DE JEAN VODAINE ... 302 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE/JOURNAL FOR FOREIGN LANGUAGES par un évènement sur la poésie qui s‘est déroulé à bord du train Strasbourg-Lyon. Les derniers mots publiés dans Dire étaient les suivants : « rimbaud, c’est fini, la revue dire… oui, ça a été difficile de la faire vivre en lorraine, au milieu des moutons à cinq pattes, des vaches à deux têtes, des pourceaux à six oreilles tous prix au concours d’agricultu- re, c’est fini, se dire-là commencé en 1962, poursuivi jusqu’en 1984. Accordons-lui une survie posthume avec le bénéfice du doute. » 3 Ces mots donnent à entendre la difficulté d’éditer une revue en Lorraine, bien provinciale en ce qui concerne la vie culturelle et artistique (Hribernik 2008; Življenjepis Vladimir (Frédéric) Kaučič Jean Vodaine 2002: 62–67; Doncque 1997: 9–26). En 1980, Vodaine réussit à organiser le premier festival de poésie à Metz : il dure un mois. À cette occasion, un drapeau de 30 mètres avec un poème imprimé dessus est suspendu sur la tour de la gare SNCF de Metz. Vodaine projetait d’ouvrir une maison de la poésie dans la ville, mais cela n’a jamais abouti. Sur les fondements de ce projet, une maison de la poésie est ouverte en 1984 à Paris. En 1999, il devient chevalier des Arts et des Lettres et reçoit une médaille du ministère de la Culture, un prix très important dans le monde de la culture française. Précisons qu’il a dirigé quelques ateliers créatifs dans plusieurs villes françaises, notamment à Freyming-Merlebach où beaucoup d’immigrés slovènes ont vécu. Des rues Vodaine ont été créés à Basse-Yutz et à Baslieux. Un film documentaire de sa vie a été réalisé par Jana Hribernik. Il a été présenté pour la première fois en 2007. Vodaine n’a pas eu la chance de le voir, car il est décédé le 8 août 2006 dans sa maison de retraite à Pont-à-Mousson. Depuis 2013, existent l’Association Jean Vodaine créée par ses enfants, Jean-Luc et Muriel, qui s’occupent du patrimoine de leur père, et la possibilité de visiter le musée (Hribernik 2008; Življenjepis Vladimir (Frédé- ric) Kaučič Jean Vodaine 2002: 62–67; Doncque 1997: 9–26). 6 LA TYPOGRAPHIE À LA VODAINE Vodaine était écrivain, peintre, imprimeur et typographe. La typographie est ce qui rend ses œuvres uniques. Le fait que Vodaine ait commencé comme compositeur d‘imprimerie fait qu’il a d‘abord « connu » les lettres comme des éléments du texte et ensuite comme des formes d’art qui donnent une signification complémentaire au texte. En conséquence, Vodaine est très vite devenu un poète qui a imprimé lui-même ses œuvres et en a contrôlé les images visuelles, même s’il est certain qu’il n’a pas été le premier auteur en charge de l’impression de ses œuvres (comme, par exemple, William Blake et George Bernard Shaw). Aussi, ceux qui n’impriment pas seuls ont bientôt conscience de son importance. 3 Les minuscules sont employées volontairement par Vodaine. Nous pouvons lier ces animaux fantastiques à sa peinture, car ils apparaitront souvent sur ses toiles. Vodaine a aussi fortement apprécié Rimbaud, une photo de lui était suspendu au-dessus de son lit à Baslieux. Rimbaud et Verlaine sont nés dans la région. Verlaine encore plus près : à Metz. 303 Ils doivent au moins apprendre les bases de l’imprimerie pour pouvoir expliquer aux imprimeurs ce qu’ils en attendent. Pour Mallarmé aussi, la composition typographique a été très importante, il suffit de penser à son Coup de dés. Les avant-gardistes ont utilisé plusieurs essais typographiques. Vodaine a commencé sa carrière artistique à l’époque où la lecture était déjà automatisée. Nous ne comprenons plus les lettres comme des images individuelles mais surtout comme des symboles de la voix (Černe Oven 2002: 25; Gui- chard 2006: 101−103). Le devoir de l’artiste est donc de débanaliser les lettres, les remplir du pouvoir ar- tistique, d’un message et d’une signification. Vodaine, qui a complètement contrôlé ses recueils poétiques et ses textes dans Dire, a pu se permettre beaucoup d‘expérimentation. Ses premiers textes sont encore imprimés de manière assez classique, parfois même ma- ladroite. En général il a toujours été plus conservateur en imprimant les livres alors qu’il s‘est permis beaucoup plus de liberté dans la revue. À chaque numéro il a été plus inno- vateur et moins conventionnel, on pourrait dire enjoué. Nous pouvons reconnaitre la ma- jorité des revues par le logotype qui est imprimé en xylographie dessus, car normalement, il y a un texte sur une page. Au début, il a appuyé sur les initiales évoquant les manuscrits médiévaux. Pour la décoration, il a joué avec les signes de ponctuation, il a imprimé les traits gras pour orienter le lecteur vers la page suivante, il a bien su profiter des plis. Il a utilisé des lettres d’écritures et de dimensions différentes, parfois dans le même texte ou le même mot. Il a bien reconnu la capacité qu’avait la typographie à manipuler la valeur sémantique d‘un texte. Les noms des auteurs connus (par exemple, Henry Miller) sont imprimés en lettres plus grandes que leurs textes. Il est possible que Vodaine ait voulu attirer l‘attention sur le fait que, parfois, en lisant les grandes plumes, leur grande répu- tation influence notre conception du texte. Parfois il évite les majuscules (comme chez Bauhaus) ou il se sert d’idées comme celle d’imprimer une main à côté des mots du poète nommé Main. Comme moyen d‘expression il utilise aussi l‘espace vide (espaces entre les mots, pages blanches) ou ajoute des symboles à la place des espaces vides entre les mots car, pour Vodaine, les espaces sont un signe de ponctuation par excellence. Il laisse ainsi le choix au lecteur de lire ou de regarder ses œuvres. Guichard a écrit que, chez Vodaine, nous pouvons admirer la typographie élevée au niveau d‘art contemporain (Černe Oven 2002: 26; Guichard 2006: 101−103). 7 CONCLUSION Jean Vodaine est un personnage intéressant dans le contexte français aussi bien que dans le contexte slovène. Sa position linguistique et nationale, à laquelle ont contribué ses racines familiales et sa vie dans la Lorraine multiculturelle, témoigne qu’il s’agit d’un Européen extraordinaire qui s’est donné la peine de faire le lien entre toutes les nationali- tés. Pour les Slovènes, il est important comme écrivain émigré qui a beaucoup contribué Urh Ferlež: QUELQUES REMARQUES SUR LA VIE ET L'ŒUVRE DE JEAN VODAINE ... 304 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE/JOURNAL FOR FOREIGN LANGUAGES à la reconnaissance de la littérature slovène en France et dans sa région, malgré le fait qu’il n’ait écrit qu’en français. Pour les habitants des régions frontalières (notamment la Lorraine, l’Alsace, le Luxembourg, la Saar et la Belgique du sud) et la France, il est important surtout grâce à sa réussite avec la revue internationale Dire hors des centres culturels traditionnels, mais aussi comme éditeur et imprimeur des œuvres de nombreux auteurs de la région. Son profil professionnel démontre qu’il s’agit d’un poète, peintre, ty- pographe, imprimeur et éditeur, issu de la classe ouvrière. D’un côté, cela le rend unique, d’un autre, cela fait de lui un représentant typique de son époque. Celle-ci est caractérisée par les groupes d’artistes qui rejettent l’académisme traditionnel, affirmant que même les représentants des métiers manuels et les personnes socialement défavorisées peuvent être des artistes appréciés. Vodaine est aujourd’hui un nom reconnu dans sa région, malheu- reusement il l’est moins dans son pays natal. BIBLIOGRAPHIE ASSOCIATION JEAN VODAINE http://asso.jean.vodaine.pagesperso-orange.fr/, consulté le 1. 4. 2020. BRECELJ, Marijan (1983) Grafik, slikar in tipograf ter pesnik Jean Vodaine s svojimi deli na rodnem Tolminskem. Primorski dnevnik, 39/99, pp. 3. BRIANT, Raymond (1995) Vodaine existe. Il a prouvé. Plein Chant, 57-58, pp. 19–20. ČERNE OVEN, Petra (2002) Črkoslovje kot orodje poezije. Bad adn: Jean Vodaine (ur. 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Poseben pomen je dajal tipografskemu oblikovanju besedil, kar dela njegove revije celostne umetnine. Pomen njegovega dela je v tem, da je uspel v kulturno manj razvito regijo Loreno prinesti visoko kulturo. Regija je bila predvsem delavskega značaja, Vodaine pa je v njej želel ustvariti kulturni center. Pri tem je izkoriščal njeno križiščno lego, kjer so se mešali francoski, nemški, luksemburški, belgijski in priseljenski vplivi. Tesno je bil povezan s krogom umetnikov art brut, veliko od njih je kot on izhajalo iz delavskega poklica in se ukvarjalo z umetnostjo. Za Slovence je pomemben kot prevajalec in promotor sloven- ske poezije v Franciji in širše, pri čemer je sodeloval z Venom Pilonom. Zaradi svoje jezikovne in Urh Ferlež: QUELQUES REMARQUES SUR LA VIE ET L'ŒUVRE DE JEAN VODAINE ... 306 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE/JOURNAL FOR FOREIGN LANGUAGES narodne identitete ter pestrosti in kvalitete umetniškega ustvarjanja je zanimiv še danes, čeprav je v Sloveniji relativno neznan. Rojen je bil kot Slovenec z italijanskim državljanstvom, francoski jezik je govoril bistveno boljše od slovenskega, a se je imel vedno za Slovenca, šele v pozni odrasli dobi je dobil francosko državljanstvo. Jean Vodaine je umrl 8. avgusta leta 2006 v Franciji. Ključne besede: Jean Vodaine, tipografija, revija Dire, l’art brut, slovenska izseljenska književnost ABSTRACT HIGHLIGHTS FROM JEAN VODAINE’S LIFE AND WORK ON THE HUNDREDTH ANNIVERSARY OF HIS BIRTH The article is written on the 100th anniversary of the birth of the poet, typographer, painter, printer, and publisher Jean Vodaine. He was born in Čiginj near Tolmin in Slovenia in 1921 to a working class family, which later moved to Lorraine. In this region, Vodaine began his physical work but also worked as an artist. There, he published the international literary magazine Dire, which brought poets and art lovers together from all over the world. He designed and printed the mag- azine by hand himself. He gave importance to the typographic design of texts, which makes his magazines all-embracing works of art. The significance of his work lies in the fact that he managed to bring high culture to the culturally underdeveloped region of Lorraine, which was primarily a region of a workers that Vodaine wanted to make a cultural centre. In doing so, he took advantage of its status as a crossroads, where French, German, Luxembourg, Belgian and immigrant influ- ences mingled. He was associated with a circle of l’art brut artists. He is important to Slovenes as a translator and promoter of Slovene poetry in France and beyond. Due to its linguistic and national identity, along with the diversity and quality of artistic creation, his work is still interesting today, although he is relatively unknown in Slovenia. Vodaine was born as a Slovene with Italian citizen- ship, always considered himself a Slovene, and only in his late adulthood did he acquire French citizenship. Jean Vodaine died in 2006 in France. Keywords: Jean Vodaine, typography, Dire magazine, l’art brut, Slovenian emigrant literature RÉSUMÉ QUELQUES REMARQUES SUR LA VIE ET L'ŒUVRE DE JEAN VODAINE, POUR HONORER LE CENTENAIRE DE SA NAISSANCE L’article est écrit pour honorer le centenaire de la naissance du poète, typographe, peintre, impri- meur et éditeur Jean Vodaine. Il est né à Čiginj, en Slovénie, le 6 juillet 1921, dans une famille 307 ouvrière qui déménagé en Lorraine en 1924. Au début de sa carrière, Jean Vodaine travaille comme ouvrier parallèlement à ses activités artistiques. Après un grave accident, il se consacre entièrement à l’art. Il est le fondateur de Dire, revue littéraire régionale mais de portée internationale, autour de laquelle il réunit des poètes du monde entier. Il l’a lui-même mise en page et imprimée sur sa propre presse. Il a mis l’accent sur la conception typographique des textes, ce qui fait de ses revues des Gesamkunstwerks. L’importance de son travail réside dans le fait qu’il ait réussi à apporter la culture dans une région culturellement moins développée profitant de sa position « carrefour » où se sont rencontrées les influences et les artistes allemands, français, belges, luxembourgeois et immigrés. Il avait des liens avec le cercle des artistes de l’art brut dont plusieurs membres, comme Vodaine, appartenaient à la classe ouvrière. Pour les Slovènes, il est important en tant que promo- teur de la poésie slovène en France. Sa double identité nationale et linguistique aussi bien que la qualité de ses œuvres le rendent intéressant du point de vue biographique ainsi que du point de vue esthétique encore au 21 ème siècle, bien qu’il soit relativement inconnu dans son pays natal. Jean Vodaine est décédé le 8 août 2006. Mots-clés : Jean Vodaine, typographie, revue Dire, art brut, littérature slovène des immigrés Urh Ferlež: QUELQUES REMARQUES SUR LA VIE ET L'ŒUVRE DE JEAN VODAINE ...