57 D I O T I M E E T L E T R A N S F E R T M A T R I X I E L : L ’ É V É N E M E N T - R E N C O N T R E P S Y C H A N A L Y T I Q U E C O M M E P R É G N A N C E 1 D A N S L E B E A U ( 2 0 0 7 ) B r a c h a L . E t t i n g e r * Le transfert d’espace-bord matrixiel Ce texteEtt.1 fait partie de mes travaux théoriques en cours (publiés depuis 1992) sur un complexe conceptuel qui donne voix et articule une dimension féminine, fœtale et maternelle (et prématernelle) inconsciente que j’ai appelée l’espace-bord2 ou espace-de-bord psychique matrixiel (ou matriciel).3 En psychanalyse, au sein du transfert d’espacebord matrixiel, 1 Les notes de bas de page sont de la traductrice (NdT); celles référées par le sigle ‘Ett.’ et rassemblées en notes de fin de texte, sont la traduction des notes originales de l’auteur. Conformément à l’étymologie du mot anglais pregnancy {grossesse, gestation, gravidité} et à la pensée matrixielle de Bracha L. Ettinger (Matrix and Metramorphosis, 1991), nous traduirons ce terme par grossesse quand il fait référence à la dimension corporelle, par prégnation ou prégnance quand l’accent est mis plutôt sur la dimension relationnelle de la reliance. Mais cette distinc- tion imposée par le contexte et les contraintes linguistiques, est artificielle et plutôt étrangère à la pensée de Ettinger, c’est pourquoi dans les occurrences où il est impossible de trancher, pre- gnancy est traduit par grossesse-prégnation. (NdT) 2 Ettinger a créé les termes borderlink et borderspace dans les années 1980. Elle les a dévelop- pés dans une longue série d’articles publiés à partir de 1992. Borderlink est une reliance-par-le- bord ou bordureliance, celle du travail reliant de l’Eros féminin-maternel matrixiel. Espace-bord (espace-de-bord) signifie l’interface spatiale liminale du psychisme partagé par la femme enceinte et le fœtus, la mère et l’infans, l’analyste et l’analysant. La traduction en français par espace-bord, avec trait d’union et écart entre les termes, souligne qu’il ne s’agit pas d’une délinéation statique mais d’un espacement relationnel dynamique, commun et différenciant; ainsi Ettinger parle de reliance-bord ou bordureliance et de bordurespacement dans l’espace-temps-de-bord matrixiel. Son livre ‘Regard et Espace-de-bord Matrixiels’ a été publié en français, en 1999 (Bruxelles, La lettre volée). (NdT) 3 Il est entendu que le mot latin matrix signifie l’anatomie féminine de la matrice. Cependant ‘la matrix’ ici ne désigne pas une contenance ni un investissement d’organe — pas plus que ‘le phallus’ ne désigne le pénis–mais concerne un processus de subjectivation dont Ettinger a fait un 58 P O L I G R A F I la subjectivité de l’analysant engendre de nouvelles limites tout en étant engendrée dans un franchissement des frontières et une transgression des limites. Son devenir est élaboré au sein de la subjectivité-comme- rencontre entre le je et le non-je.4 Dans le contexte de la cure psycha- nalytique, l’expression le ‘je’ fait référence aux moments d’expérience- de-soi précognitifs de l’analysant et l’expression le ‘non-je’ aux moments d’expérience-de-soi déjà implantés en modulations incognisées dans la conscience de l’autre de ce ‘je’: la/le psychanalyste, tous deux étant des sujets-partiels. La rencontre est une co-émergence de bourgeons du soi avec-dans5 des moments où l’autre s’y abandonne: un(e) autre qui doit être pensé(e) comme mère/Autre,6 Autremère, proche en un sens du self- objet théorisé par Kohut mais, dans le cas présent le soi est considé- ré comme fœtal et les apports maternels et leur potentialité transfor- mationnelle sont ceux de la grossesse, avec toutefois l’hypothèse posée d’une différence minimale (tel le je émergeant chez Daniel Stern), et non la symbiose ou la fusion. Même s’il est vrai, en effet, que la reliance et la transformation surviennent dans le cadre d’une communication inter-subjective, celles-ci ne dépendent pas de la communication inter- subjective; elles s’appuient sur une potentialité de transmission beau- coup plus archaïque. La trans-inscription d’ondes affectives et mentales et l’inscription-croisée7 de leurs traces au cours d’un transfert matrixiel paradigme. L’adjectif matrixial étant un néologisme, il a été traduit littéralement par matrixiel tout en gardant la signification de matriciel aussi. (NdT) 4 La distinction en anglais entre not {pas} et non {non} fait entendre qu’il ne s’agit pas d’une opposition binaire dans ‘I and non-I’ mais bien de ‘je et non-je’ qui surgissent de concert, co- existent, sans s’absorber ou se rejeter. (NdT) 5 A partir de la préposition within {à l’intérieur de}et d’un substantif inventé withinness {inté- rieureté}, Ettinger crée deux néologismes: with-in et with-in-ness, rendus en français par avec-dans et l’être avec-dans. Par cette création de mots, elle cherche à faire entendre que le fait d’être à l’intérieur de l’espace-bord matrixiel n’est pas une présence passive, inerte, neutre ou autrement inactive entre les partenaires mais bien une relation agie à la fois entre eux et avec les bords de cet espace. Jouant encore sur la chaîne signifiante de with {avec}, elle introduit la lettre (h) à l’intérieur du mot witness {témoin} pour donner forme aux concepts-clef psycho-esthétiques proto-éthiques de wi(h)nessing, traduits par être-avec-et-témoigner. (NdT) 6 Autremère tente de restituer le jeu de mots opéré par la scription du signifiant mother en m/ Other, qui rappelle que la mère n’est pas uniquement le site du familier connu mais aussi une forme particulièrement importante de l’altérité, mère/Autre. (NdT) 7 En tant que modalités d’échanges sub-symboliques, la trans-inscription est l’enregistrement direct et immédiat de ce qui est partagé dans l’échange et l’inscription-croisée désigne les messages 59 D I O T I M E E T L E T R A N S F E R T M A T R I X I E L (ou matriciel), élargissent l’idée de cet espace-temps partageable vers la trans-subjectivité. Bien au-delà du Tiers de Ogden elle, commence dans la pré-natalité. Le sujet peut se retrouver, à certains moments, dans la position de je et, à d’autres, dans la position de non-je, les traces de l’expérience partageable étant toujours dispersées et échangeables entre les deux mais, dans le cadre de cet article, nous allons systématiquement garder le terme ‘je’ pour désigner principalement la position de l’analy- sant s’exprimant par des flashs de type fœtal et le terme ‘non-je’ pour la position de l’analyste se trouvant dans une attitude de maternalité pré- gnante à l’intérieur de ce même flash. Le ‘je’ ici n’est pas le ‘je’ en tant que structure — le Moi — ni da- vantage le je parlant ou un soi consolidé, renforcé par ses aspects sépa- rateurs. Le ‘non-je’ n’occupe pas tout le temps la position de self-objet, elle/il s’emploie à élargir le champ de sa conscience vers la transmissivité et le potentiel transformationnel de la rencontre. C’est la rencontre de deux ou de plusieurs je(s) et non-je(s) à chaque fois regroupés deux par deux, et plus précisément encore la fréquence et l’intensité de la réso- nance connective entre le je et le non-je, entre l’un et l’autre, qui sont le point focal de la co-émergence et du transfert matrixiels, dans la dimen- sion de prégnance de l’événement-rencontre. Cet événement-rencontre constitue une advenue au niveau psychique partiel de la sub-subjectivité et de la présubjectivité (dans la position du ‘je’) avec-dans l’expérience de la con-jonction8 et de l’intérieureté, par lesquels l’autre aussi devient, dans l’intérêt de la rencontre, un sub-sujet qui continue à se dévelop- per et se transformer par la rencontre. Les niveaux de conscience et de développement psychique du je et du non-je diffèrent. Nous pouvons penser, pour ce je, à un moment d’émergence subjective dans un événe- ment-rencontre, ainsi que pour le non-je qui le rejoint à ce même niveau sub-subjectif, c’est-à-dire à une expérience de palpitation d’advenue-de- soi inscrite dans la psyché et induisant une inscription d’expérience-de- diffractés qui s’échangent et s’entrecroisent par et à l’intention des participants à un événement- rencontre. (NdT) 8 Jointness est traduit par con-jonction, orthographié en deux mots pour insister sur le cum latin, soulignant qu’il s’agit bien d’un ‘se joindre l’un avec l’autre’ et marquant la différence avec conjonction {conjunction}. Façonné par Ettinger à partir de l’adjectif joint, le substantif jointness semble insister sur le fait d’être joints ensemble. (NdT) 60 P O L I G R A F I soi à un niveau flou très élémentaire. La palpitation d’advenue-de-soi et l’inscription de l’être-soi se passent avec, ‘autour de’ et ‘dans’ l’autre. L’inscription psychique de l’expérience de l’événement-rencontre dans le je est rendue possible grâce au fondement psychique de l’autre — le non-je — l’Autremère — à qui arrive et en qui vibre ce battement, ac- compagné de ses modulations spécifiques. Je fais allusion ici, bien sûr, à la fonction maternelle précoce «alpha» de Bion et à l’objet transforma- tionnel de Bollas mais le battement, l’inscription et le fondement ma- trixiels élargissent les champs visés par Bion et Bollas et aboutissent à la fondation de la transmissivité transgressive. C’est pourquoi la fonction créatrice de sens et de signification reçoit de nouvelles acceptions, car la potentialité psychique matrixielle de transformation et les fonctions qui la rendent possible, n’émergent pas dans des relations d’objet ni à l’intérieur de relations intersubjectives ni dans la communication entre la mère et le bébé après la naissance, mais elles adviennent au cours de la grossesse et de la vie fœtale. La gestation et la fœtalité produisent un champ particulier d’acceptions qui résonne à la base de tout événement- rencontre significatif. Il était une fois où nous avons tous, les hommes comme les femmes, été prénataux. Au champ du sujet et à l’espace intersubjectif, j’ai donc ajouté la sphère transsubjective de résonance psychique et mentale que j’ai appe- lée «matrixielle» ou matricielle. En tant que champ psychique, la matrix est une dimension transsubjective de co-émergence-dans-la-différencia- tion qui apparaît déjà et avant tout au cours de la prénatalité : la fœtalité et la prégnation. L’énonciation de cette dimension comme psychique se base sur une conceptualisation de l’événement-rencontre humain origi- naire qui serait prénatal, avec-dans-la-prégnation, en premier lieu dans le réel, comme empreinte de ce (corpo)réel,9 et, en second lieu, comme métaphore, au niveau imaginaire et dans le registre symbolique. Les empreintes et les inscriptions psychiques et mentales se passent entre les deux (ou les quelques) participants de toute rencontre-comme-pré- gnance réelle ou métaphorique. Dans la psyché maternelle au cours de la 9 Ettinger module le mot anglais qui signifie corporel en (corpo)real pour souligner que l’em- preinte corporelle de la matrix est bien à concevoir comme relevant aussi de l’ordre du Réel, d’où la traduction par (corpo)réel. (NdT) 61 D I O T I M E E T L E T R A N S F E R T M A T R I X I E L gestation, chez un sujet dont les expériences sont inscrites à des niveaux de constitution ‘post-œdipiens’, matures, non fœtaux, les inscriptions psychiques de la fréquence mentale partageable avec ses vibrations et de l’intensité avec ses modulations se tracent à côté d’inscriptions à un ni- veau plus mature, dans la dimension matrixielle qui remonte à la période archaïque et dont la continuité réside dans l’immédiateté sensitive et trans-sensitive. Les empreintes et les inscriptions qui prennent ces voies archaïques, à de tels niveaux de sensitivité et de transitivité, approfon- dissent la vulnérabilité subjective et l’ouverture transsubjective à l’autre. La co-émergence psychique matrixielle est en réalité simultanée et réciproque mais non symétrique. En tant qu’êtres humains, ses partici- pants se trouvent sur pied d’égalité mais ils ne le sont pas en termes de degré de maturité, et ne se ressemblent pas quant à leur position mentale ou leurs degrés de différenciation distincte ou d’aptitude à la séparation. Le futur-sujet (le fœtus) n’est pas encore assemblé en son identité, alors que la future mère l’est déjà. Le je et le non-je sont évidemment diffé- rents en ce qui concerne leur responsabilité quant aux processus et aux palpitations des événements-rencontre. Qu’un attachement matrixiel apparaisse entre l’un et l’autre lors de la rencontre primaire ou qu’il advienne dans le courant de la vie lors de toutes sortes de rencontres intimes, alors même qu’il forme l’espace du deux ou du plusieurs, il n’est pas symbiotique. Qu’un attachement matrixiel apparaisse dans l’espace du trois ou du plusieurs qui sont reliés par des liens de un à un, celui-ci ne constitue pas un triangle œdipien. Certains éléments de la rencontre intime pourraient, en fait, être partiellement anonymes. La rencontre matrixielle est un attachement intime potentiel entre plusieurs je(s) et non-je(s) avec à chaque fois l’attention mise sur les rencontres uniques entre un je et un non-je ou sur la co-émergence singulière permettant à la fois l’assemblement dans un champ de résonance partageable, la transmission et l’échange d’empreintes psychiques, la transformation psychique et le processus de différenciation croissante au cours de dis- tinctions et de séparations-en-proximité ultérieures. Ces empreintes et inscriptions qui éludent la communication intersubjective forment son cœur esthétique et éthique. La sphère psychique primordiale matrixielle est transsubjective, même si et alors que l’expérience en est faite sans réflexion ni attention 62 P O L I G R A F I cognitive dans le champ du soi séparé, et même si et alors que ses pro- cessus évoluent à l’intérieur de relations intersubjectives, et même si … et avant tout: nous devons l’inclure dans la dimension paradoxale de la présubjectivité. Nous devons faire la distinction entre la transsubjectivité et l’intersubjectivité. Au cours de la vie, la sphère matrixielle pulse tant dans le sous-sol de la subjectivité que de l’intersubjectivité. Les concepts clés de ce complexe théorique sont: espace-bord matrixiel, métramor- phose, reliance-bords, co-poiésis,Ett.2 différenciation-en-co-émergence et co-évanescence, témoignage-avec, relations-sans-mise-en-relation, distance-dans-la-proximité, événement-rencontre, potentialité trans- formationnelle métramorphique, à-côtéïté, plusieurité, partageabilité potentielle, com-passion,10 hospitalité compassionnelle, transcryptum,11 trans-inscription et inscription-croisée. Ils servent à décrire et à ex- pliquer l’Inconscient transsubjectif, là où les empreintes et les traces incognisées,12 des instances psychiques partageables de l’événement-ren- contre matrixiel d’advenue (et, pour commencer, dans une dimension non-cognisée, entre plusieurs participants, deux ou quelques-uns, adve- nant-ensemble et, par ce processus, advenant comme sujets partiels du même réseau matrixiel opérant à un niveau sub-symbolique; ces em- preintes et ces traces précèdent ou surgissent à côté des traces incons- cientes de chaque sujet en son identité propre (par exemple «avant» au niveau du présujet fœtal, et «à côté de» au niveau sub-subjectif dans la psyché maternelle). Bien que les inscriptions matrixielles sont partagées par deux ou plu- sieurs individus, elles ne sont pas les inscriptions de l’inconscient «col- lectif» à la manière jungienne, ni les traces d’occurrences sexuelles-li- bidinales énergétiques ou agressives, au sens freudien, ni les restes du 10 Le concept-clef de com-passion désigne un affect primaire, tissé avec-dans la transmissivité primordiale qui, de ce fait, peut être ranimé à l’intérieur du transfert lorsque est vécue l’hospita- lité compassionnelle. (NdT) 11 Le terme transcryptum décrit la forme artistique matrixielle qui retransmet les enregistre- ments psychiques et picturaux d’un traumatisme crypté en tant que tel. (NdT) 12 Une modalité non cognitive de la connaissance est décrite par Ettinger dans ‘Regards et Espace-de-bord matrixiels’{La lettre volée, 1999, p.192}: ‘mes non-je ne sont jamais complètement cognisés ….et le bord de notre rencontre… incognitivement connu.’ Elle distingue les traces non élaborées par la cognition qui sont incognisées et la dimension où la cognition est absente mais aussi la réalité du non-je inconnu et les moments d’expérience-de-soi pré-cognitifs. (NdT) 63 D I O T I M E E T L E T R A N S F E R T M A T R I X I E L refoulement des signifiants à la façon de Jacques Lacan. L’événement- rencontre «prégnant» en cours imprime des traces sensitives et affec- tives et s’appuie sur l’Eros matrixiel à l’intérieur de l’Eros maternel, un Eros matrixiel qui échappe à l’angoisse de mort et se joint pourtant à elle d’une manière spécifique, bien plus que l’Eros maternel ne peut se joindre à la sexualité et à l’agression. Cette con-jonction se caractérise par sa vulnérabilité et par une forme particulière de passivité. Au-delà du lien entre la mère et le fœtus, j’entends par la rencontre de plusieurs (ou même de ‘la plusieurité’13 différente de la ‘multiplicité’), des ensembles spécifiques d’instances subjectives co-apparaissant, étant activés et met- tant en action une camera obscura de résonance psychique chez les diffé- rents individus prenant part à ces expériences particulières de transmis- sion. Lors d’une immersion matrixielle transmissible, le je et le non-je sont réciproquement transformés et transformant l’un par l’autre, tandis que les traces de cette transformation sont inscrites à la fois directement et de manière croisée chez l’un et chez l’autre. Dès lors, les traces psy- chiques matrixielles ne concernent ni un sujet unique séparé ni une so- ciété basée sur un commun dénominateur général. La plusieurité est une configuration spécifique qui n’est ni la psyché d’« un » seul sujet céliba- taire ni celle de « deux » sujets en symbiose ou en état de séparation, elle n’indique pas non plus le niveau intersubjectif d’une relation. L’espace- ment-bord matrixiel est illicite et, en plus, attire des contacts psychiques transgressifs, traumatiques et fantasmatiques, réels, imaginaires et sym- boliques, du fait de l’(en)habitation14 dans le même champ de résonance dont chaque participant devient partiel. Ici, les vibrations affectives et les traces psychiques incognisées des transmissions mentales, ainsi que l’immersion dans la même intensité et les mêmes fréquences psychiques, transforment à certains égards la psyché de chaque sujet-partiel en une continuité mentale et affective de la psyché de l’autre. Nous métaboli- 13 Bien que l’espace-bord soit toujours constituée d’au moins deux participants, sa capacité d’accueil n’est pas infinie. Nous traduisons le néologisme severality par plusieurité pour dire ce nombre limité à quelques-uns. (NdT) 14 Afin d’insister sur les spécificités de l’habitation dans l’espace matrixiel, Ettinger crée à partir du verbe ‘inhabit’, le substantif inhabitation. Celui-ci introduirait en français le contre-sens de ‘inhabité’, alors même qu’il est question de la notion opposée. C’est pourquoi nous avons opté pour la formation d’(en)habitation. (NdT) 64 P O L I G R A F I sons donc tant des traces mentales (au-delà de l’identification projective kleinienne et de la fonction alpha de Bion) que des vibrations affectives, les uns pour les autres. La connaissance ainsi appréhendée et le savoir en elle circonscrit, nous les formulons dans une sphère transsubjective. La dimension transsubjective matrixielle — et le désir qui prend nais- sance en elle — s’applique aussi bien aux femmes qu’aux hommes, bien qu’établie à partir de l’attachement archaïque et du lien de chaque pré- sujet humain avec son Autremère-femelle15 et, dans ce sens, elle est fémi- nine et (pré)maternelle. La transsubjectivité matrixielle ne postule pas de sujets en interrelations ou en intersubjectivité. Elle est l’émergence du je et du non-je (dans leur dimension partielle) par reliance-bords,16 sans rejet ni fusion, sans assimilation ni dévoration, et sans abandon: bordureliance entre un corps-psyché prémature et un corps-psyché ma- ture de sexe féminin; elle est pour toujours liée au mystère de l’intérieur invisible d’un corps femelle, baignant dans un environnement spéci- fique, acoustique et autrement sensible et trans-sensible. La prénatalité et la prégnance, en tant que réel, processus, image et symbole, donnent forme à un espace-bord inconscient de co-transformation-dans-la-dif- férence. La Matrix fournit le symbole qui nous permet d’identifier et de reconnaître les motions des entités transgressivement co-impliquées derrière les motions du sujet différencié dans une constitution psychique mature. Elle nous permet aussi de tracer l’activité de l’Eros spécifique dont la source se trouve dans la différenciation et la différentiation et dérivation17 matrixielles-féminines. J’ai donné les noms de ‘métramor- 15 La traduction de female-m/Other par Autremère-femelle est difficile en français mais Ettinger tient à la nuance que ne peut rendre mère-Autre-de-sexe-féminin. (NdT) 16 La forme progressive, coutumière en anglais mais difficile à rendre en français, fait des substantifs de tous les verbes conjugués en –ing. Ettinger en fait un usage abondant pour dire le processus continu, toujours susceptible d’être réactualisé. Afin de souligner ce mouvement jamais complètement achevé, nous traduisons borderlinking par le pluriel ‘reliance-bords’ ou par bordureliance. (NdT) 17 Le doublet anglais differentiation and differenciation traduit par différenciation et dériva- tion, souligne que les contacts féminins dans l’espace-bord matrixiel, bien que irreprésentables, marquent chaque participant de façon particulière. La différenciation renvoie aux manifestations graduelles des différences entre le je et le non je au fil des reliance-bords et constitue l’antonyme matrixiel de la séparation dans la théorie psychanaltique classique; la dérivation porte sur la ren- contre d’une forme de passé avec une forme d’avenir et désigne le condensé du double effet de la différente différence féminine ou ‘woman-to-woman difference’. La différenciation recouvre à la 65 D I O T I M E E T L E T R A N S F E R T M A T R I X I E L phose’18 et de ‘co-poiésis’19 à l’ensemble des rencontres et des événements con-joints qui co-émergent, co-changent et co-diminuent au sein du réseau inconscient des reliance-bords entre le je et le non-je modelées sur la grossesse-prégnation. La copoiésis représente la potentialité créa- tive de la métramorphose. Le je et le non-je n’émergent pas de façon symétrique dans la métramorphose. À une extrémité est rendue possible la réalisation du sujet à partir de sa position présubjective «esthétique» et proto-éthique. À l’autre, c’est au prix de la fragilisation de l’Autre prématernelle/féminine que les frontières de ses champs esthétiques et éthiques sont élargies et transgressées. Eros prégnant Diotime — au nom de laquelle parle Socrate dans Le Banquet de PlatonEtt.3 — que dit-elle au sujet d’Eros ? Avant tout qu’il doit être compris comme un esprit qui interprète et transmet, qui remplit l’es- pace intermédiaire entre les êtres (divins et humains) et par lequel ils communiquent. Eros est un moyen de communication, de relais et de connexion, d’interprétation et de transmission: «C’est un grand esprit (daimon), et comme tous les esprits il est un inter- médiaire entre le divin et le mortel …. Il agit comme interprète et moyen de communication entre les dieux et les hommes, convoyant et transportant jusqu’aux dieux les prières et les sacrifices des hommes, et jusqu’aux hommes les prescriptions et les réponses des dieux. Occupant cette position médiane, il est le médiateur qui enjambe l’abîme qui les sépare, et c’est pourquoi en lui tout est lié ensemble.»Ett.4 fois la différenciation progressive de l’ Autremère en deux, la femme-mère et l’enfant à venir ou potentiel. Elle porte sur la rencontre d’une forme de passé avec une forme d’avenir, et constitue le fondement de l’espace-bord matrixiel. Plutôt qu’à une différenciation en deux, la différentia- tion renvoie à une différence d’espèce. (NdT) 18 Métramophose est une transformation du terme métamorphose, à partir du nom grec fémi- nin metra {matrice, sein de la mère; au figuré, source d’une chose}. Ce concept exprime le principe créateur même de l’événement-rencontre, son processus à la fois de mémoire et de changement. (NdT) 19 A partir du terme grec poiesis désignant l’activité aboutissant à une création, Ettinger forme co-poiésis pour souligner que, dans une relation matrixielle, la co-création est un travail entre le je et le non-je. (NdT) 66 P O L I G R A F I La psychanalyste travaille dans-et-avec Eros. Œuvrant péniblement dans un espace de passage, de transition et d’échange tout en l’inter- prétant, la psychanalyste rend possible le bâillement d’un espace-bord érotique où elle/il se trouve entre-tissé(e) avec son autre, promouvant et participant à la co-création d’un dispositif de reliance et de mise en connexion et liaison dans un processus de transfert, tout en fournissant l’interprétation de la rencontre de l’autre avec elle/lui, et à partir de là créant également la possibilité de nouveaux liens, la/le psychanalyste travaille avec-dans Eros. Elle s’emploie à établir non seulement des liens entre les différents motifs refoulés dans l’esprit de l’autre qu’elle aide à amener à la conscience, mais aussi au niveau de la rencontre elle-même et à partir d’elle vers les relations interpersonnelles générées en dehors des relations de transfert et du moment du traitement. Elle facilite en cela la naissance de nouvelles connexions ‘dans la réalité’. Dès lors, il devient possible d’identifier Eros comme étant celui à partir duquel la psychanalyste exige d’elle-même d’agir afin de dévoiler et de mettre en acte le désir de connexion et de liaison en lui-même (et non pas le désir pour des objets ou pour des autres-comme-objets) et d’ainsi faire naître à partir de l’inconscient le désir érotique, pas seulement le désir érotique de l’analysant mais aussi celui de l’analyste, tel qu’il se déploie dans les relations transférentielles intersubjectives. Il ne s’agit pas du désir sexuel, ni du simple désir de rencontrer un autre sur le modèle des «relations d’objet» passées avec un objet absent, ni du désir de rencontrer un ob- jet-autre selon un modèle nouveau, différent des modèles archaïques. Ce désir véhicule plutôt un languissement pour la connexion intersub- jective et pour la reliance elle-même. A la fois, il recherche et amène à dévoiler les traces d’un tel désir ardent passé et stimule le (r)éveil d’Eros ainsi que l’émergence de nouveaux liens. Non seulement l’objet im- prime des traces psychiques mais cet élan médiateur peut aussi le faire. Une trace peut en scarifier une autre pour la remplacer mais elle peut aussi rejoindre une trace; et lorsque ce mouvement médiateur20 rejoint un élan de reliance-bords, Eros ne tourne pas en rond en d’éternelles 20 L’élan {move} de reliance-bord représente la motion des oscillations chargées d’affects, liée aux impressions sensorielles floues et partagées qui se transmettent intuitivement et que peut venir rejoindre le mouvement {movement} médiateur et spiralé, essentiel à la vie. (NdT) 67 D I O T I M E E T L E T R A N S F E R T M A T R I X I E L répétitions mais, par un mouvement spiralé où se produit et s’imprime la transformation, la grâce de cette rencontre et son à-côtéïté21 peuvent ap- paraître à l’endroit même où, sans cela, n’auraient eu lieu que le sacrifice et le manque. Les empreintes de la transformation bloquent le retour à cette voie qui tourne en rond et évitent, de cette façon, les coupures et la substitution. Mais afin d’atteindre un seuil de changement qui transfor- mera les cycles récurrents en aspiration d’ascension spiralée, une qualité particulière et supplémentaire de reliance-bords, en plus d’une qualité de médiation, est requise, de laquelle nous parlerons plus longuement tout de suite. Cet Eros signifie aussi le désir de mise au jour des mouve- ments intersubjectifs dont le cours a été arrêté et bloqué dans le passé. En ce sens, la participation de l’analyste à Eros n’est pas moindre que celle de l’analysant, mais sa responsabilité envers Eros est plus grande que celle de l’analysant. C’est ce qui place Eros au plan de l’éthique de la psychanalyse. Cependant, Eros se tient aussi sur le plan esthétique, embrassant le plan éthique et s’y dissimulant, non seulement à la façon unique, dans le style unique de chaque nouvelle relation qui se forme en psychanalyse, mais aussi dans le sens où la façon «esthétique» originaire sensée22 d’appréhender à la fois l’autre et l’extérieur, en compassion, est dotée d’une potentialité proto-éthique. De cette manière, l’attention à la texture des relations intersubjectives qui se dérobent à toute fixation de l’autre comme objet, situe la question de l’Eros non-libidinal au plan de l’éthique de la psychanalyse. L’éthique inhérente à cet Eros n’est pas l’éthique de la bissection, de la séparation, de l’obstruction ou de la castration (mise en avant dans la technique clinique lacanienne) mais l’éthique du mouvement vers l’autre, mouve- ment engendrant le contact et la rencontre tout autant que l’à-côtéïté. Dans sa lecture de Diotime, Luce Irigaray soutient cette qualité de mé- diation, y voyant tout le mérite du discours de Diotime dans Le Banquet. 21 La chaîne signifiante introduite par side est révélatrice de la dimension matrixielle. Formé à partir de la préposition beside qui signifie à côté de, le substantif besidedness exprime la position éthique de l’à-côtéïté et side-by-side-ness les échanges dans la côte-à-côtéïté entre les participants de l’espace-bord matrixiel. (NdT) 22 Le néologisme sensical, formé à partir de nonsensical, est devenu courant et signifie ce qui est sensé. Le choix d’une expression construite sur le détour par l’effacement de la négation, vien- drait-il appuyer l’affirmation que les approches esthétiques par la sensation ou celles sensitives et sensorielles sont parfaitement sensées ? (NdT) 68 P O L I G R A F I Par contre, elle critique une autre qualité de ce texte, celle de la grossesse- prégnation, et la rejette comme une erreur de la part de Diotime (ou de Socrate) qui met en échec et affaiblit ses arguments. Ett.5 Personnellement, loin de séparer la médiation et la grossesse-prégnation, je les associe grâce à une autre compréhension de ces notions, issue de la perspective matrixielle que j’ai théorisée. La conjonction de ces deux qualités génère une éthique de la durée, dans la grossesse et l’accouchement et dans l’in- tervention médiatrice et la médiation dans l’enfantement,23 en vue des liens et des connexions ultérieures. Il s’agit d’une éthique de la réception, de l’étude et de la transmission des vertus de la liance avec l’autre, ainsi que des mérites de la médiation et de la connexion comme co-émer- gence qui peuvent aller jusqu’à la co-poiésis. C’est bien par l’éthique de la prégnance médiatrice et de la médiatité imprégnée24 que les partici- pants de l’événement-rencontre proto-éthique, et puis éthique, révèlent les vulnérabilités de la co-implication entre un être qui est comme fœtal et un autre qui est comme gravide. Au cœur de cette éthique qui oriente la démarche de la clinique psychanalytique, est dissimulée, comme je l’ai dit plus haut, une esthétique dont le principe est enfoui dans les fonde- ments mêmes d’Eros, dans l’éternité mystique de cette alliance, au-delà de toute limite ou restriction. Même si cette esthétique conserve le secret du Beau comme essence spirituelle révélée dans un monde de phéno- mènes matérialisés par le corps, le niveau psychique inconscient n’est pas le niveau physique, et la prégnance médiatrice est à la fois une méta- phore et une analogie pour les processus psychiques qui ont leur origine dans une con-jonction et fondent cette con-jonction. Néanmoins, dans l’humain, cette sphère psychique s’origine dans une expérience corpo- relle qui laisse ses empreintes, qui co-émerge avec-dans la matrice de la mère. Des traces ultérieures vont rejoindre les empreintes précoces, les transformant en d’autres situations mentales de co-émergence. En tout 23 Begetting est traduit par enfantement, comme dans le texte français du Banquet de Platon: Amour de la procréation (en grec: genneseôs de gennaô) et de l’enfantement (en grec: tokou, de tokos) dans le Beau. (NdT) 24 Le substantif mediacy dérive de l’adjectif mediate qui signifie médiat mais, en français, le substantif correspondant n’existe pas. C’est sur le modèle de im-médiateté que le terme médiateté a été forgé. L’adjectif impregnated, traduit par imprégné(e), continue de faire résonner le champ lexical de la prégnance. (NdT) 69 D I O T I M E E T L E T R A N S F E R T M A T R I X I E L adulte des traces co-émergentes des modes originaires de co-émergence psychique sont re-perlaborées et leur négation nuit au tissu matrixiel. Le principe esthétique élude le plan de la représentation et à la fois l’établit: le sentir, le percevoir et même le Beau ne signifient pas l’acte de représenter ni la représentation. En psychanalyse, ce principe informe l’éthique par le biais de la fragilisation-de-soi en com-passion. Il se tra- duit par une responsabilité dans la rencontre avec l’autre en tant que rencontre imprégnée, et lors du processus, en tant que voyage con-joint de gestation prégnante et d’hospitalité com-passionnelle. Diotime nous invite à penser l’amour comme un désir qui prend forme dans un état intermédiaire: «Car Eros est né dans quelque chose de beau, que ce soit de corps ou d’âme» (Platon, trad. hébreu, 2001:81). Le motif de la naissance et le motif du beau demeurent dans les ver- tus d’Eros. Elle insiste pour faire entendre que Eros n’est pas «le désir du beau», mais «le désir d’enfantement et de naissance dans le beau», ou «le désir d’utiliser le beau pour enfanter et porter la progéniture» ( Pla- ton, 1997:41) ou le désir de devenir et de naître au cœur du beau, selon la traduction hébraïque qui met en évidence la dimension de la gros- sesse-prégnation par son insistance sur l’enfantement-comme-advenue et naissance (Platon, trad hébreu, 2001:82). Diotime ne délivre pas le secret de l’éminence du potentiel érotique qui se réalise en observant le Beau suprême en compagnie du «Beau lui-même», du fait de regar- der-observer-méditer l’éternel, lorsque le passage à l’enfantement et à la naissance se façonne et le passage au corps vivant s’actualise, mais elle indique les élans d’ascension dans la descente et de descente élevante, d’ascension vers la réalisation en esprit par l’observation (méditation- contemplation) ainsi que la descente vers l’actualisation dans le corps, dans et par laquelle va se déployer la vertu du Beau en tant que secret et principe spirituel. Dans cette rencontre dont les traits caractéristiques sont ceux de la prégnance et de la naissance, Eros est, alors, rendu réel. La beauté25 comme secret spirituel se cache dans la vitalité qui s’accom- plit lorsque l’observation spirituelle est à son apogée. Diotime propose une rencontre en Eros: «Le Beau est, alors, le destin ou la déesse de la par- 25 En accord avec les traductions françaises de Platon, beauty est traduit par le Beau et beautiful par la beauté. (NdT) 70 P O L I G R A F I turition qui préside à la naissance», «c’est pourquoi la procréation tient le Beau comme sage-femme et destin» (Platon, 1997:41). «Dans la naissance, la déesse du Beau est à la fois la Déesse du destin et la Déesse des douleurs de l’accouchement» (Platon, trad. hébreu, 2001:82). Le Beau, la fatalité ou le destin et les douleurs du travail de l’accouchement s’entrelacent en un instant d’observation et d’union mystique qui ont leurs racines en Eros. Ici, fatalité et contingence se rencontrent dans la douleur, au sein de la sagesse érotique du Beau qui pulse tout au long de cet événement. L’Eros que j’ai appelé matrixiel est un Eros féminin-prématernel avec son éthique et son esthétique particulières, entre-tissé dans les proces- sus de co-lucidation26 qui se déroulent au cours de la différenciation et la dérivation-différentiation en con-jonction, dont le paradigme est, selon moi, la rencontre psychique et corporelle de la gestation. Tel qu’il se réalise dans cette union, Eros élude la prohibition de l’inceste (étant donné que l’union corporelle fœtale — pré-fils ou pré-fille— et mater- nelle est, par la force des choses, «inceste» et aussi, par la force des choses, inévitable) et porte donc nécessairement à jamais, chez l’être humain, l’empreinte d’une proximité incestueuse, bien que non sexuelle, et c’est, à mon avis, ce genre particulier d’inceste qui est implicite dans le se- cret de Diotime, dans la mesure où il s’agit d’un secret féminin. De la même manière, ce que Jacques Lacan appelle en psychanalyse moderne, l’impossible sexualité féminine, autre et supplémentaire, conduit aussi, selon moi, au thème de ces relations «incestueuses» prénatales préœdi- piennes non-prohibées, lors de et par la grossesse. Le souhait incestueux (néanmoins non-sexuel et non-génital) de s’unir par-delà l’écart des gé- nérations, bien que non accompli dans le corps en dehors de la portée de la grossesse, précisément parce que ce vœu ne peut s’accomplir dans le corps en d’autres formes que celle de la pré-natalité et de la pré-ma- 26 Le terme utilisé par Ettinger est co-dawning. Dawn(ing) signifie l’aube ou l’aurore, le point ou le lever du jour, le petit matin, la naissance au sens figuré, l’émergence d’une lueur, ainsi que l’éveil. L’expression something dawns on ou upon somebody désigne quelque chose dont il est fait jour à l’intérieur de soi, qui s’éclaire, qui devient visible au sens de son accessibilité à la clarté comme compréhension intellectuelle. Afin de maintenir sa triple signification visuelle, de nais- sance, et d’advenue à la compréhension, le terme « co-(é)lucidation » a été choisi. Il faut noter toutefois que dans certaines occurrences des termes tels que éclairage, éclaircissement, appari- tion, illumination, luminance correspondraient mieux à sa signification selon le contexte. Dès lors, « co-lucidation » est aussi utilisé. (NdT) 71 D I O T I M E E T L E T R A N S F E R T M A T R I X I E L ternité, fonde une éthique féminine sublimée de la com-passion et une esthétique féminine sublimée, à savoir le Beau. Cette sphère sublimée est féminine dans le sens où elle s’établit d’abord dans la dimension du Réel en étant avec et en rapport à un corps femelle et sa différence cor- porelle invisible (que l’on soit de sexe masculin ou féminin étant dans- avec ce contact). En tant que dimension psychique, basée sur des sen- sibilités et trans-sensibilités perceptives et affectives, je considère cette sphère transsubjective comme érotique, mentale et affective. L’espace- ment-bord f éminin-matrixiel provenant des vibrations de l’espace-bord transitif de la prégnation et de la fécondité donne une sphère psychique qui, par essence, élude la prohibition même de l’inceste: sans le savoir, je blesse et je prends plaisir, je souffre et j’atteins à la jouissance de pair avec un inconnu-étranger27 intime mais un autre intime, ma progéni- ture, laquelle m’est à jamais interdite, alors même que mon-notre espace psychique actuel dans le Réel qui enjambe le traumatique et le fantasma- tique, est indissolublement lié en chacun de nous. Sur cette expérience, résonnant au niveau mental-sensoriel-affectif-corporel-psychique repose la sphère matrixielle inconsciente commune et dispersée, où tout signal qui m’est transmis depuis l’autre et transmis par moi vers l’autre, marque l’autre et moi-même de manière hétérogène, con-jointement mais dif- féremment, lorsque les vibrations, les intensités et les ondes atteignent plusieurs entités, et que les résidus et les traces imprimés de cet événe- ment-rencontre sont dispersés entre ma psyché et la psyché de mon autre de manière à ce que ce ne soit qu’ensemble, dans une autre rencontre qui est sublimatoire et pas nécessairement corporelle — à l’intérieur du même tissage ou d’un nouveau tissage de plusieurité — qu’il sera pos- sible de retracer un ensemble appartenant à la totalité de ces marques déjà dispersées et d’en déchiffrer le sens. Le signal dans sa totalité ne pourrait s’offrir en lui-même au déchiffrage sans une autre alliance sem- blable, composée de singularités qui se distinguent elles-mêmes dans un regroupement transsubjectif. Chaque individu est comme un point ou un pôle le long de la même corde: les pôles tremblent d’un coup, dans 27 Le terme alien vient souligner que le fœtus est pour l’Autremère un inconnu-étranger intime et ajouter à la dimension de la distance-dans-la proximité {distance-in-proximité} celle de l’éloi- gnement-dans-l’intimité {remoteness-within-closeness}. (NdT) 72 P O L I G R A F I le même mouvement mental-affectif-sensoriel mais non de la même ma- nière. La cordeEtt.6 crée de concert avec d’autres cordes sa propre nébu- leuse érotique. Il s’agit d’un regroupement, fait d’éloignement-dans-l’in- timité ou de distance-dans-la-proximité, de moments ou d’événements affectifs-mentaux différents situés le long de ces cordes reliantes, et d’une venue-au-monde-ensemble à la limite de ce qui peut être appréhendé et compris par la psyché de chaque individu distinct. Dans une sphère transsubjective, l’Eros matrixiel absorbe et redistribue la résonance entre les participants du même regroupement matrixiel: entre personnes, et entre les personnes et les œuvres d’art. Tout nouveau non-je qui rejoint ce regroupement ne chasse pas le(s) non-je antérieur(s) mais se joint à eux. Mon analysant M. X a décrit son expérience émotionnelle-mentale matrixielle de la façon suivante: « Comme enfant, j’ai souvent eu cette idée en tête: j’imaginais l’esprit et les pensées comme un nuage. Mes sen- timents appartenaient à ce nuage. Ils se déplaçaient parmi les différentes personnes qui appartenaient au même nuage et ensuite, je les aspirais en moi, mais de façon passive. » Seul un nouveau «nuage» mental et affectif créé dans le transfert matrixiel a permis, grâce à sa perspective transformationnelle, la naissance et la réabsorption d’un nouvel insight, une nouvelle perception intuititive28 concernant le trauma silencieux cumulatif imprimé de façon croisée dans l’ancien «nuage». La rencontre analytique ouvre à nouveau une brèche dans la fron- tière de ce qui est incompréhensible et qui ne peut se contenir seul. D’une part, les émotions sont absorbées passivement mais de ce fait, la conscience de la participation active de chacun dans le processus sub- jectivant de l’autre ainsi que dans la création de chaque nuage, surgit. D’autre part, de ce fait, la conscience de la participation active de cha- cun dans la création peut surgir. Au sein de cette nouvelle rencontre qui est une alliance, des acceptions matrixielles antérieures vont être révé- lées tandis que des significations matrixielles nouvelles co-surgissent: la révélation et l’invention s’entretissent. Le prisme matrixiel crée une 28 Pour l’artiste qu’est Ettinger, les vibrations, modulations, transformations de la peinture sont ressenties, bougent, nous touchent. Pour sauvegarder cette résonance picturale intimement mêlée à sa pensée, nous traduisons insight par perception intuitive, tout en gardant l’expression originale. (NdT) 73 D I O T I M E E T L E T R A N S F E R T M A T R I X I E L multitude de possibilités d’interventions thérapeutiques sur le plan du transfert relationnel. Réaliser la transsubjectivité signifie comprendre l’importance de chaque composition29 unique analyste-et-analysant, dans le sens de la contribution de l’inconscient de chaque analyste spé- cifique à ce qui est révélé et inventé concernant l’inconscient de l’analy- sant. Cette importance est telle que la responsabilité de l’analyste envers sa propre intégrité et créativité est une partie de sa responsabilité à l’égard de l’analysant. Ce que cette composition spécifique permettra de faire ger- mer, aucune autre composition ne le fera croître, parce que l’inconscient matrixiel ne va fleurir et s’épanouir qu’au sein d’un temps-bord et d’un espace-bord matrixiels spécifiques. Ainsi, à partir de cette perspective, à la différence d’une éthique du silence total (ou de la neutralité) concer- nant l’identité du psychanalyste, une éthique de dévoilement partiel émane: il s’agit d’un dévoilement, au bon moment et dans une mesure appropriée et modeste, d’éléments inconscients qui se révèlent au psy- chanalyste dans et par chaque rencontre analytique spécifique (même si, bien sûr, ces éléments appartiennent également à l’analysant). En cela, je rejoins la tendance psychanalytique intersubjective mais, de plus, je pré- tends que les préoccupations mentales dramatiques de l’analyste doivent influencer l’espace matrixiel partagé entre l’analyste et l’analysant et que, par conséquent, non seulement elles doivent être révélées jusqu’à un cer- tain point et être partagées de manière explicite, mais encore qu’il est de la responsabilité de l’analyste d’élever son niveau de vulnérabilité, de compassion et de connaissance de l’esprit. L’analysant a le droit de se soucier de l’Eros éthique et esthétique de son analyste comme de son/ leur propre champ partagé. Le déni (mais aussi parfois le simple non- partage) d’états affectifs mentalement transférés et de préoccupations mentales pourrait devenir un trauma caché cumulatif pour l’analysant et pour le transfert analytique d’espace-bord matrixiel. Un autre aspect important de l’éthique matrixielle concerne l’à-côtéïté. Il importe de se tenir à côté de l’Autremère et de l’environnement significatif de l’analy- sant, de ne pas remplacer les figures parentales mais de rejoindre les ré- 29 La composition doit être comprise au sens musical de la partition, faite de variations, oscilla- tions, mouvements de transformation graduelle entre symétrie et asymétrie, continuité et rup- ture. Elle compose un assemblement unique entre analyste et analysant avec ses modulations propres qui précèdent l’interprétation. (NdT) 74 P O L I G R A F I seaux existants tout en les transformant par le fait même de les rejoindre. Le remplacement de l’Autremère est une déchirure catastrophique dans le réseau matrixiel. Nous reviendrons sur ces questions ainsi qu’au soin et au tact qu’elles exigent. Mais en attendant, revenons à l’Eros féminin comme moyen de communication, de relais et de connexion, d’inter- prétation et de transmission. Certains prétendent qu’en faisant parler Diotime à travers Socrate, Platon souhaitait approprier pour le compte des hommes le motif de la naissance comme créativité et amour de la sagesse. Ils en veulent pour preuve que Socrate se voit lui-même comme sage-femme et considère la naissance humaine à partir du corps femelle comme inférieure à la naissance dans la créativité, et ainsi de suite. Leurs arguments sont bien connus. Pour ma part, j’aimerais dire autre chose, quasiment l’inverse: que le choix d’une femme pour initier le motif de la naissance dans le désir érotique d’enfantement dans la beauté, témoigne plutôt de ce qu’il y a quelque chose chez la femme — ou dans la venue-au-monde impri- mée dans et par le corps féminin, dans la contribution de la féminité au devenir du sujet humain — dont seule une femme peut témoigner, sans pour autant livrer totalement le secret émanant de l’altérité fémi- nine femelle. Ne serait-ce pas parce qu’une femme est marquée deux fois par la potentialité matrixielle, tant comme pré-sujet fille fœtale que comme mère potentielle (qu’elle veuille ou non devenir mère, en réa- lité, n’a pas d’importance en termes de cette potentialité). Le secret n’est pas déchiffré car il est, pour emprunter la terminologie de Freud, au- delà du principe de plaisir, et il se manifeste dans une jouissance «im- possible» féminine «autre», pour reprendre la terminologie de Lacan (1975), qui voit dans le féminin le potentiel de transgression mystique vers l’union avec Dieu. Donc, en termes de perspective matrixielle, la différence f éminine ne se manifeste pas entre individus genrés (garçons par rapport à filles) mais dans les différentes manières de faire reliance- bords vers et de faire espace-bord avec-dans le corpo-réel affectif et men- tal féminin (par exemple, la différence entre un garçon se différenciant d’une f emelle-Autremère et une fille se différenciant d’une femelle-Au- tremère). A présent, je voudrais souligner deux choses concernant l’alté- rité féminine que le texte platonicien du Banquet nous offre par l’entre- mise de Diotime. La première est ce quelque chose qui restera toujours 75 D I O T I M E E T L E T R A N S F E R T M A T R I X I E L secret: le passage comme milieu, exister dans une étape intermédiaire, une médiation que j’interprète comme ce qui est incestueux dans la g rossesse-prégnance, paradigmatique d’un état transitoire, la plusieurité ou la con-jonction de l’être-dans-entre-au-milieu30 et de l’être imprégné en prégnance («Transitif» et «prégnant», tout comme le mot «hébreu», partagent en hébreu la même racine: ain.beit.resh: maavar, Meubar et Ivrit). La seconde chose est que le passage comme connectivité transitive et transgressive est à nouveau interprété comme une imprégnation. Le passage et la transition sont portés par cette même racine en hébreu: une transgression des frontières où le tabou de l’inceste dans la pré-maternité et la pré-natalité est, pour des raisons pragmatiques, quasiment hors- interdi t. Seule une femme peut témoigner, non pas des rapports sexuels ni de la conception, mais de l’être imprégné. Socrate aurait pu parler en tant qu’homme de la procréation comme copulation, de l’ensemence- ment de la graine et de la position de la sage-femme qui reçoit le bébé venant au monde, et de ce point de vue-là, il aurait pu contribuer à l’en- richissement de l’idée de donner naissance de différentes façons. Mais en tant qu’homme, Socrate ne pouvait pas porter témoignage du dérou- lement de la grossesse-prégnation et de l’accouchement comme actua- lités traumatiques, ni de la tangibilité vivante de l’enfantement comme continuel événement-rencontre de prégnance où le trauma et le Beau s’entretissent nécessairement – par trauma, j’entends, pour commencer, celui de l’Autremère. «La génération dans la naissance», ce devenir, cet enfantement ou émergence, énoncé par la bouche de la figure féminine, témoigne de cette rencontre — avec un accent mis sur la «génération». Lacan, lui aussi, décrit le mystère d’une situation transitionnelle de cette sorte, un état médian «entre-deux», une situation «et-et», qui est pour lui une «femme», réalisant l’existence du secret dans un tel état intermé- diaire d’un genre particulier (que je lis comme prégnance) dont même lui, étant un homme, ne peut parler et dont seule une femme pourrait parler – si toutefois le langage pouvait contenir ce secret sans résidu. 30 Between signifie entre et l’expression in between désigne le fait de se trouver au milieu de ou parmi d’autres (deux ou plusieurs) personnes ou choses. A partir de ces locutions est créé le substantif in-between-ness, dans lequel peut être entendue l’insistance matrixielle sur in et que nous traduisons par l’être-dans-entre-au mileu. (NdT) 76 P O L I G R A F I L’éros féminin-matrixiel et la transsubjectivité C’est par le concept de »transfert d’espace-bord matrixiel« que j’es- saie d’accorder toute leur valeur aux élans psychiques générés dans l'es- pace de passage de type fœtal entre le non-je (comme future mère) et le je (comme pré-sujet), tous deux sujets partiels l’un pour l’autre, à un niveau inconscient du processus psychanalytique. Comme je l’ai déjà signalé, en hébreu »fœtus« dérive de la même racine étymologique que »passage«. Au travers de ce concept, les mystères de l’enfantement deviennent le support même d’une sphère psychique inconsciente, par- tielle, dispersée et partageable. Les frontières de l’individu sont effrac- tées dans cette sphère où les éléments mentaux sont dispersés, dès le dé- part, entre plusieurs sujets partiels qui, par la force transformationnelle de cette dispersion et de cette transgression, sont confinés-et-liés-dans- la-différence à l’intérieur d’un même réseau psychique. Il s'agit d'une sphère psychique de transsubjectivité, antérieure et différente du niveau auquel l'individu comme sujet séparé se forme et se révèle, ce sujet qui crée des relations intersubjectives basées sur le fait qu’il est distinct et sur la clarté de ses frontières, ce qui se cristallise dans l'identité. L’investissement de la transsubjectivité matrixielle — la subjectivité comme rencontre et le temps et le lieu de la rencontre comme espace- bord transgressif de prégnation — avec les affects émanant des liaisons et des contacts de reliance-bords, au cours de la grossesse, entre un sujet- en-devenir (pré-sujet) et une mère-en-devenir (sujet dont les supports ont bifurqué) ne doit pas nous induire dans l’erreur de rechercher le sens de la rencontre ou de l'espace-temps matrixiels dans la nature bio- logique, pas plus que la structure phallique et le processus de castration qu'elle implique en psychanalyse ne représentent les relations entre le père et le fils comme mettant en danger le membre mâle réel. La Matrix est une sphère psychique inconsciente de co-lucidation et co-évanes- cence31 du je et du non-je inconnu, qui n’est ni fusionné vers le dedans ni rejeté vers l’extérieur; elle marque une position, un processus, un état et 31 L’événement-rencontre se caractérise par un mouvement d’approche et de retrait. Ainsi, après la montée de la lumière vient un déclin, une atténuation qui nous fait traduire cofading par co-évanescence. (NdT) 77 D I O T I M E E T L E T R A N S F E R T M A T R I X I E L un stade qu’il convient de différencier de l’état, du stade, de la position et des processus de symbiose ou d’autisme qui se développent ultérieu- rement en un futur sujet séparé. Le concept de la Matrix se base sur des relations entre la psyché-âme avec-dans un corps femelle et le pré-sujet en reliance-bord avec elle, aux derniers stades de la grossesse, ainsi que sur leur manière de s’articuler en termes d’espace-bord psychique par- tagé, inconsciemment traumatique et fantasmatique, où la différencia- tion et la ségrégation en co-émergence et en distance-dans-la-proximité sont continuellement réaccordées et réorganisées au travers de relations- sans-mise-en-relation,32 de l’être-avec-dans, de la côte-à-côtéïté et de l’être-entre «moi-même» et le/les inconnu(s) intime(s). Les processus de connexion et de communication affective, d’association et de transfor- mation dont les empreintes mentales transcendent le sujet individuel et dont les traces sont gravées dans plusieurs êtres simultanément (y com- pris les transmissions «télépathiques» et «hypnotiques» dans le trans- fert) se produisent avec des variations mais con-jointement entre cette pluralité d’êtres. Car la conscience matrixielle est un éveil con-joint de savoir, une co-naissance33 qui ne provient pas de la cognition, mais c’est un savoir ou une co-naissance affective fragile à la frontière entre diffé- rents sujets, qui se passe le long des cordes de connexions traumatiques et fantasmatiques les reliant; c’est la transmissivité par ondes, intensités et fréquences, et l’impression, trans-impression et impression croisée (dans la psyché l’un de l’autre) des traces de l’événement-rencontre qui permettent aux cordes connectives (ainsi qu’à la réalisation de leur exis- tence) de vibrer l’une pour l’autre dans l’espace partagé. Nous avons donc affaire au mystère que j’ai appelé ailleurs la marque de l’Autre mère, ou du féminin-autre archaïque, dans le corps-psyché. Le corps ne fait pas office ici de tremplin pour satisfaire les pulsions, et il n’est pas non plus un symbole indiquant l’irréductibilité des instincts et des pulsions. Le corps pénètre depuis un autre lieu, selon d’autres 32 Il s’agit ici d’un paradoxe: les participants de l’événement-rencontre sont partiellement inconnus les uns aux autres et pourtant intimement liés. L’expression relations-sans-mise-en-re- lation {relations-without-relating} tente de rendre compte du paradoxe et de sa dimension non élaborée par la cognition entre les participants. (NdT) 33 L’homophonie, en français, entre la co-naissance {cobirthing} et la connaissance {knowledge} est à remarquer. (NdT) 78 P O L I G R A F I considérations, et il indique l’appel-attrait du corps-psyché du je pour la proximité (‘l’attachement’) avec la mère/Autre. Tout comme de nombreux théoriciens des relations d’objet, de l’« Intersubjectif » et du « Soi », tels Winnicott, Ogden, Tustin, Kohut et d’autres à la suite de Bowlby, je reconnais le désir de rapprochement en tant que tel et non comme un étayage secondaire d’autres besoins (telle la nourriture) et de pulsions (telle la pulsion orale). Cependant il existe deux différences majeures: (a) l’attachement matrixiel relève de la reliance-bords en cours de différenciation à l’intérieur d’une sphère déjà transsubjective, c’est- à-dire qu’il ne dépend pas de positions autistiques ou symbiotiques du sujet en devenir, et (b) les premières traces psychiques sont considérées comme partageables et prénatales. Des traces de l’à-côtéïté, de la connec- tivité et de l’être-entre intra-utérins — ainsi que des traces similaires qui les prennent pour modèle plus tard dans la vie — sont marquées dans le corps-psyché des quelques participants à la rencontre-événement matrixielle et sont distribuées et imprimées de façon croisée dans la sub- subjectivité et la transsubjectivité tout au long de la vie, c’est à dire éga- lement à l’âge adulte. La féminité nécessairement reliée à l’Autremère archaïque, pour le sujet humain généré et pour la subjectivité multiple (plusieurs) bifurquée dans la portée de laquelle elle éclot, dénote le se- cret de l’altérité de toute alliance; ou, pour saisir la différence matrixielle qui émerge de la différenciation-en-con-jonction dans un langage plus adapté à la période du Banquet, nous pouvons la voir comme un voyage d’Eros spiralé, créant une communication interprétative entre les êtres dans une sphère intermédiaire de médiation par laquelle tout est atta- ché à tout. Au travers d’Eros, médiateur, passeur, être de connexion, créateur du désir d’advenue, d’enfantement et de naissance dans la beauté, nous arri- vons à l’idée qu’il y a, dans le désir dont parle Diotime, une dimension dont nous pouvons affirmer qu’elle n’émane pas d’un manque, mais de la plénitude d’un toucher tout au long de la transformation pendant la prégnation, dimension qui contredit l’idée du désir qui s’origine dans le manque, selon la formulation lacanienne: le désir phallique dont l’objet- cause est un manque (l’objet a). Si, selon les propos du Banquet et dans la pensée de Lacan, l’homme se languit de ce qu’il n’a pas (une chose ou un objet ou une idée ou un autre comme objet a), dans la dimension 79 D I O T I M E E T L E T R A N S F E R T M A T R I X I E L supplémentaire du féminin-autre, le désir que j’ai appelé matrixiel est un désir de reliance-bords et de différenciation au sein d’un événement- rencontre transgressif et un désir de l’ensemble des mouvements qui créent et accomplissent ces événements-rencontre par lesquels seraient laissées, en passant par une transformation, des empreintes pour des événements-rencontre transgressifs à venir. Le désir matrixiel est aussi le signifiant de ces mouvements, des éléments de changement, de par- ticipation et de redistribution inhérents à chaque événement-rencontre nouveau: rencontre cruciale en tant qu’elle est une co-luminance et un espacement-bord. La ‘génération’ — l’enfantement et l’advenue — dans la beauté, tout en étant analogue à la naissance dont la femme, et seule la femme, peut faire l’expérience, d’où le choix de Diotime, est une advenue qui rend impossible de contourner le trauma, non seulement celui du manque qui est moins préoccupant ici (la grossesse n’est pas un manque, je le répète, mais une relation incestueuse), mais aussi celui de la médiation et de la connexion comme telle, saturées qu’elles sont de fragilisation. Il est impossible de contourner la douleur des très hu- maines liaison et connexion dans la fragilisation avec toute leur gamme sémantique, ni la douleur de la perte partielle des autres matrixiels du fait de la transformation, de la bifurcation et du ré-accordement. Le choix d’une femme (Diotime) comme oratrice qui conduit la pa- role en un élan de va-et-vient du cœur du mystère du désir d’union et de connexion, avec ses tempêtes et ses peines, la femme comme celle qui sait, qui révèle et recèle le secret des vertus du passage, atteste que l’amou- reux de sagesse reconnaît que cette connexion ainsi que la connaissance de cette connaissance-de-connexion, sont bien féminines. Et peut-être vaut-il mieux dire que cette imprégnation est une ‘femme’ — une cor- poréité femelle ainsi qu’une connectivité corpo-réelle à un corps femelle — dans toute sa révélation: l’âme, l’esprit, la réalité. La féminité de la vertu d’Eros doit être reconnue. La possibilité de venue-au-monde sub- jective lors de la différenciation et de la dérivation et de l’espacement- bord comme rencontre prématernelle-présubjective de sujets partiels en co-émergence dans la naissance est une «femme». Le désir d’advenue est nettement matrixiel lorsque devient évidente la co-génération. Le désir de connecter ce qui ne peut être uni, de joindre différentes manifestations du visible qui ne tiennent pas ensemble dans 80 P O L I G R A F I la réalité, est une «femme»; et le secret de ses combinaisons — la sagesse du Beau — ce sont les douleurs de l’accouchement. Ce désir offre l’oc- casion de transgressions au-delà du sujet isolé: le temps de la naissance est une métaphore pour le dépassement subjectif des frontières, réalisé pourtant dans la différenciation. L’Eros de transmission, de connexion et d’interprétation se constitue en tant qu’être intermédiaire au service d’un passage. L’Erotique matrixielle-féminine34 est une venue-à-l’être liminale, et elle est aussi le passage réel venant d’au-delà d’un être inter- médiaire, soit une advenue liminale localisée entre l’existence et le néant, le spirituel et le corporel, le divin et l’humain et elle est rattachée à un événement-rencontre dont l’extension ne peut être contenue adéqua- tement au moyen d’un concept symbolique ou de définitions d’objet (ou de relations d’objet). C’est lors d’un événement-rencontre transitif e xpérientiel-affectif-mental que la rencontre psychanalytique contient les composantes de l’Eros matrixiel, qu’elle reconstruit ses mouvements et ré-accorde ses vibrations. Considérons cet événement érotique comme mouvement, un mouvement de désir flottant entre, un désir d’enfan- tement-génération, une émergence d’amour en com-passion, nécessai- rement co-génération ou co-émergence. Si le sens du désir matrixiel est précisément transféré dans le Banquet par la femme, une inconnue, une étrangère35 (comme l’indique le texte) ou l’autre, une narratrice au cours de la rencontre et de la conversation, selon moi, il en est ainsi parce que des modalités non-conceptuelles de sens sont sous-entendues – sens du et venant du Réel enveloppé dans la présence du corpo-réel et dans la processus de la création, sens créé uniquement au fil du transfert, dans un événement-rencontre à partir du processus même de médiation, d’in- terprétation et de transmission. Ceci signifie également que le féminin 34 Eros est au féminin à partir de cette affirmation qu’il est un être intermédiaire au service d’un passage. C’est par pronom personnel au féminin que, dans la suite du texte, Ettinger désigne Eros. (NdT) 35 Ettinger se sert du nom abstrait foreignness {adj. foreign=étranger} pour dire l’étrangeté à l’inté- rieur de l’intimité matrixielle. Elle distingue la qualité d’être étranger/étrangère de la qualité d’être inconnu/inconnue {stranger}. Diotime incarne doublement ces deux qualités: ressortissante de Mantinée, elle est citoyenne étrangère d’Athènes et, Socrate parlant à sa place, elle demeure une inconnue, néanmoins intime vu qu’il rapporte les propos qu’elle lui aurait tenus. Sa position est métaphorique de celle créée dans l’espace-bord entre le fœtus et l’Autremère ou entre les parte- naires de la reliance-bords analytique. (NdT) 81 D I O T I M E E T L E T R A N S F E R T M A T R I X I E L que nous interprétons matrixiellement et que cette qualité d’être un(e) étranger(ère) que nous interprétons dans la même perspective, prennent part à et rendent possible ce sens à un niveau originaire. A propos du secret de Diotime, s’il s’agit, comme je le pense, d’une différence féminine qui nécessite une locutrice-femme pour parler d’Eros comme venue-à-l’être corps et âme, c’est qu’il y a forcément quelque chose de scellé dans le corps femelle et d’imprimé par l’entremise de «la femme» en tant que l’autre – aussi bien l’Autremère que l’autre-de- l’homme, une Autremère qui apporte une contribution à l’émergence du sujet humain par le biais de son désir différent et dans le contexte d’une contribution à la dimension corpo-réelle de l’Inconscient. Quelque chose que seule la femme peut savoir et dont elle seule peut témoigner par l’Eros de l’entre-et-dans-au-milieu-de, l’Eros du joindre, du passage et du transférer, du con-joindre et du transfert, est transféré et gravé sans signification: en secret. Elle le sait à travers l’Eros de l’être-entre- dans-au-milieu, grâce à l’Eros du con-joindre, du passage et du trans- fert, lorsque dans la psyché la signification de l’empreinte de son corps de femme — l’espace de la matrice de la mère — est incluse dans cette même connaissance. En tant que féminin, Eros nécessite une locutrice femme, dont le corps est doté d’un espace matriciel qui peut être exposé aux douleurs de l’accouchement, même si ce potentiel n’est pas réalisé ou est confronté à la douleur de la stérilité. Le secret de l’Eros émanant de l’altérité de l’esprit-psyché-corps féminin se tisse et se réalise, à mon avis, dans l’idée de jonction entre le Beau, le destin comme décret (pla- tonicien) au niveau céleste et comme contingence au niveau terrestre, et les douleurs de l’accouchement comme double jouissance-et-trauma de con-jonction et de différenciation et de l’état séparé et de différenciation au sein d’une intimité incestueuse (avec le non-je inconnu) qui ne peut être interdite. Du côté féminin, la jouissance-et-trauma n’est pas seule- ment celle de la naissance réelle mais c’est plutôt le traitement continuel, caché et refoulé, des relations apparaissant entre le je et l’inconnu-intime (non-je) au cours de la prégnation et jusqu’à la naissance. Après tout, Diotime témoigne du confinement du fœtus «dans une grande souf- 82 P O L I G R A F I france». La jouissance-et-trauma de la grossesse elle-même s’infiltre36 à partir de ce temps-bord et de cet espace-bord via toutes les relations et les différents processus de reliance-bords auxquels participe Éros comme élément caché de chaque conjonction comme fertilité spirituelle et mou- vement de co-émergence dans toute la portée de la prégnance spirituelle, psychique et physique. Ce motif silencieux et continu de jouissance-et- trauma formé d’une multitude de liens et de connexions à l’intérieur d’un réseau sub-subjectif inconscient imbibe l’ensemble du système de connexions et de relations auquel Eros participe. Ainsi, lorsque je noue ensemble la naissance et le trauma, je ne parle pas du traumatisme de la naissance au sens psychanalytique classique (Rank, 1973) — celui du nouveau-né, sa séparation de la matrice enve- loppante ou son arrachement à la matrice de la mère et la perte du pla- centa — mais je parle de l’empreinte jouissante-et-traumatique que j’ai appelée matrixielle: la marque ineffaçable de la rencontre intra-utérine, au niveau du Réel de la matrice, qui infiltre le domaine fantasmatique, celle de la rencontre de la femme-devenant-mère avec le fœtus-inconnu lors de sa venue-au-monde, rencontre qui transforme la «femme» en Autremère archaïque et inconnue-intime pour tout être humain émer- geant, mâle ou femelle, qui est son non-je en devenir; une Autremère archaïque et inconnue-intime avec qui le sujet co-émerge dans une a dvenue-à-l’être-con-jointe, dans une rencontre dont les retours poten- tiels menacent de faire irruption à n’importe quel moment et de pro- duire une connexion entre étranger et intime dans cet espace-de-passage supplémentaire où, une fois encore, tous les sujets participants devenus maintenant partiels seront connectés par des ré-accordements ultérieurs. Le mouvement d’éternel retour depuis l’intérieur de la douleur conte- nue dans les traces de l’événement-rencontre transgressif, ainsi que la possibilité d’un retour potentiel dans l’avenir, transforme le mouvement de différenciation qui est aussi en même temps un languissement géné- rateur, avec et pour une femme-Autremère, en un signal qui stimule le niveau intermédiaire entre étrangeté et familiarité ainsi que la position médiatrice de l’être-entre. La rencontre transformative supplémentaire 36 L’infiltration est un mode de passage d’affects, événements, matières et modes d’être matri- ciels. (NdT) 83 D I O T I M E E T L E T R A N S F E R T M A T R I X I E L (supplémentaire à celle d’»origine») apportée par la psychanalyse conver- tit le retour potentiel en un élan ouvert spiralé le long d’axes de temps et d’espace. Le désir de co-émergence dans le Beau L’éveil de l’Eros féminin-matrixiel en tant que désir de co-émergence et d’enfantement partageable dans le Beau, produit un état dangereux, créatif et fragile, un état d’exposition à l’inséparabilité au cœur de la différenciation. L’Eros féminin-matrixiel est un languissement intime, transgressif et générateur, envers et pour une autre personne – en tant que «femme». Il met en branle une situation médiatrice intermédiaire, continuelle et vibrante, avec ses connexions reliantes, que celles-ci soient destinées à être telles ou pas. C’est dans ce sens que les décrets du des- tin interviennent dans l’événement-rencontre. La venue-à-l’être en co- émergence au sein d’un espace-bord matrixiel qui joint l’étrangeté et la familiarité, est une jouissance-et-trauma existentielle continue qui n’expose pas au grand jour le secret d’Eros, mais fait plutôt écho à son intensité. La venue-à-l’être en co-lucidation dans le transfert d’espace- bord matrixiel n’est pas juste une situation temporaire ou une période de temps exceptionnelle et définie, et la sphère matrixielle elle-même n’est pas limitée à un stade de développement, mais c’est une dimension men- tale inconsciente qui participe à l’évolution humaine et est secrètement active tout au long du cycle de la vie. Eros n’est pas le seul à participer à cette dimension. Thanatos s’y trouve aussi.Ett.7 L’ascension à travers la spirale du savoir érotique vers l’observation du Beau lui-même qui trouve sa réalisation dans la vitalité du corps, tout en étant un élan spirituel que l’on peut considérer comme une voie de reliance-bords en cours, signifie en quelque sorte la jouissance- et-trauma de la co-lucidation qui ne révèle pas son secret mais plutôt, à nouveau, fait écho à son intensité au cœur éthique de l’expérience de la rencontre psychanalytique aussi bien qu’au cœur esthétique, dissimulé dans le principe motivant du travail artistique. 84 P O L I G R A F I J’ai à l’esprit la série37 des tableaux ‘Eurydice’.Ett.8 A la manière d’Eury- dice, dont le secret relie des unités à une série qui est en principe ouverte face à la peur de la mort, ainsi Diotime indique le secret d’un événement qui est à jamais traumatique puisqu’il appartient à un temps en dehors du flux du temps susceptible d’être récupéré par la mémoire, et il est pour toujours énigmatique, car il ne sera jamais complètement déchif- fré à partir des marques du corps dans le réel ni à partir de la fondation transcendantale spirituelle dans le monde de la signification symbolique qui noue ensemble loi, culture, société et langage. Car le déchiffrement requiert un travail d’interprétation dans la dimension transsubjective matérialisée et créée dans un événement-rencontre de mise au monde. Les noyaux Diotimien et Eurydicien se voient dotés d’une certaine signi- fication dans l’Eros matrixiel, soit à travers les rencontres, les combinai- sons, la répétition-spiralée-par-changement et le changement-par-répé- tition, la sérialité ouverte par à-côtéïté, les procréations symboliques et les transferts transindividuels. Le désir d’émergence et de naissance dans le Beau signifie être loca- lisé au milieu et se répandre dans l’espace entre des mondes qui ne se rencontrent pas, afin d’être généré comme la connexion entre eux, de venir-au-monde comme combinaison et comme corde vibrante et de créer ce que j’ai appelé: la métramorphose, des processus de reliance et d’échange, de suintement et de goutte-à-goutte auprès des participants de cette combinaison. L’événement de la venue-au-monde comme évé- nement-rencontre recevra son sens uniquement dans et par l’Eros fémi- nin-matrixiel, c’est-à-dire: à travers des rencontres et des transferts ma- trixiels supplémentaires entre des sujets partiels, à travers des connexions et reliance-bords ultérieures dans la métramorphose. L’acte d’interpréta- tion lui-même, qui se fait au cours de la participation et de l’assistance à un événement-rencontre, par la médiation de la voix, de l’odeur, de la 37 C’est en 1992 que Bracha Ettinger a commencé sa série des Eurydice qui demeure une série ouverte et compte, actuellement, une cinquantaine de tableaux. Dans le récit mythique, Eury- dice est présente souterrainement dans les enfers mais le regard d’Orphée qui se retourne pour la saisir, la fait disparaître à jamais. Il en va de même pour les affects primaires: ils ne peuvent être rencontrés que par l’intermédiaire des modalités d’échanges sub-symboliques dans l’espace-bord matrixiel et l’inscription de leurs traces élaborée et restituée dans la seule relation de transfert. (NdT) 85 D I O T I M E E T L E T R A N S F E R T M A T R I X I E L respiration et de l’environnement visuel, et par les mouvements d’ap- proche et de retrait de la rencontre qui font partie de l’événement, est issu d’un élan générateur de subjectivité — un moment subjectivant — du transfert matrixiel, et au delà de tout contenu spécifique. En psycha- nalyse, par son hospitalité compassionnelle, c’est l’analyste qui ouvre ces moments subjectivisants et en a la responsabilité. L’événement-rencontre féminin-matrixiel de prégnance et de mise en monde n’est généralement pas reconnu lors des échanges de transfert/ contre-transfert, peut-être parce que, selon les termes de Freud, il va au- delà du principe de plaisir, et peut-être aussi, pour utiliser le langage de Lacan, parce qu’il est exprimé dans un mode féminin-autre de jouissance que Lacan considère comme une transgression vers l’extra-humain, l’ou- trage, la mort dont la limite est, précisément, le Beau lui-même. A mon avis cet événement-rencontre n’est pas déchiffré parce qu’il se rapporte (comme l’Eros de Diotime) à une relation nécessairement fondée par le souhait incestueux envers le maternel, dans le sens où un corps-psyché co-apparaît avec un autre corps-psyché qui lui restera à jamais interdit et auquel, malgré cela, il est à jamais rattaché de façon incestueuse. A mon avis, dans ce sens précisément, la relation sexuelle-féminine est Autre et impossible pour Lacan, transcendant le phallus et incompréhensible aux moyens du monde conceptuel, de la loi sociale, de la Loi du Père avec les prohibitions qu’elle active. Si c’est une relation dont (aux dires de Lacan) «seulement une femme» en connaît quelque chose, il en est pro- bablement ainsi de par sa localisation dans ce même milieu dans lequel le passage entre-deux a lieu et dans lequel la transgression des frontières des royaumes de l’interdiction phallique se produit. Il se peut bien aussi que l’originaire Chose-comme-événement-rencontre matrixielle-fémi- nine n’est pas déchiffrée parce que, se produisant dans une dimension transsubjective d’un champ intersubjectif, elle se rapporte non pas à la satisfaction des pulsions et des instincts, ni à un objet existant ou partiel, mais, comme pour Diotime, directement à la médiation en elle-même, à la relation-sans-mise-en-relation, à la connexion, au lien; et dans le do- maine de l’Inconscient, elle se rapporte aussi à leurs traces gravées dans le corps-psyché et re-révélées uniquement à l’intérieur d’une autre rela- tion, connexion, reliance-bord et médiation, dans la con-jonction, sans lesquelles tous ces mouvements psychiques n’ont pas de signification ou 86 P O L I G R A F I reçoivent une fausse signification, façonnée par les outils conceptuels phalliques à portée de main. Dès lors que le féminin se réfère à un type de relation-contact «autre», le féminin «impose différemment», dit Lacan (1972), le soi et l’autre. Et, à partir de cette imposition différente du soi et de l’autre, ce que sou- tient Lacan fait référence «seulement à la femme» car à partir de cette figure autre, c’est elle, en effet, qui «présente à nos portes cet ornement: cet être entre le centre et le néant». Tout comme le rapport sexuel impos- sible, l’être entre féminin est pour Lacan aussi un rapport impossible à la signification. Le féminin en tant que relation n’a pas de signification, pour Lacan, dans le monde des concepts et du symbole au- delà d’être ou de faire référence à un surplus forclos. À mon avis, un aspect de la relation impossible à la signification, qui échappe à la possession du Phallus, provient précisément de la transgression de l’interdit de l’inceste qui a nécessairement lieu avec-dans le corps de la femme enceinte. Cet être-entre-deux incestueux, c’est l’émergence et l’existence médiatrice lors d’un événement-rencontre prolongé. Nous devons donc ajouter à la question de l’être-entre la question de l’être-entre-dans-au-milieu,la question de la reliance-bords en plusieurité, la co-émergence et le co- espacemen t dans la co-spatialité dans l’espace-temps partageable, et le ralentissement ou la prolongation du temps hors du temps chronolo- gique du sujet historique. La sphère matrixielle comporte l’étendue mé- diatrice, dans la mesure où elle comporte l’étendue de la partageabilité. De même que Socrate fait parler Diotime de certains sujets, ainsi Lacan affirme qu’il y a des sujets auxquels seule une femme peut avoir accès, et comme Socrate, il fait référence au mystère entre-tissé dans ces sujets. Le secret de la fécondité en tant que matérialisation dans le corps et la vie d’un principe spirituel d’union mystique transcendan- tale résonne depuis l’intérieur de ce mystère. Toutefois, ce que Socrate permet à Diotime, Lacan l’interdit aux psychanalystes. Il soutient que les psychanalystes ne doivent pas s’engager dans des sujets relatifs à la fécondité, la pré-natalité, la grossesse et la féminité non-phallique, et que celle qui s’engagerait dans le pré-natal ou le pré-maternel devrait être mise au ban de la communauté des analystes. Tout savoir issu de ces sujets doit être compris comme imaginaire et hystérique! A son avis, cette transgression féminine met en danger le savoir analytique, comme 87 D I O T I M E E T L E T R A N S F E R T M A T R I X I E L si elle entraînait une transition vers le passage à l’acte ou la psychose (et la symbiose psychotique). Et de toute façon, il n’est pas possible, selon Lacan, que les analystes femmes puissent articuler quelque chose se rapportant à ces sujets sans qu’il s’agisse d’une simple manifestation hystérique, d’une aspiration au savoir vouée à l’échec, peu différente du désir de l’hystérique pour la non-matérialisation de son désir. Peut- être devrait-on considérer cette restriction comme le choix de Lacan de la théorie freudienne des Pulsions, son détournement du mouvement Intersubjectif et des théories des relations d’Objet et du Soi, son occul- tation et sa dénonciation des interprétations du transfert dans la séance psychanalytique. C’est toutefois Lacan38 lui-même qui met l’accent sur l’appel de Freud39 à ratifier l’acte de la mère et à se tenir à ses côtés (ou à prendre son parti), exhortant de la sorte les analystes vers ce que j’ai appelé l’à-côtéïté. L’Eros matrixiel est une dimension inconsciente de reliance-bords non-symétrique mais mutuelle à l’intérieur d’un réseau compris dans d’autres réseaux relationnels. C’est un domaine de transmission et de lien-reliance-liaison qui sert le transfert; nous devons cultiver notre per- ception de l’Eros matrixiel aussi bien en vue d’interprétations bi-direc- tionnelles du transfert (transfert de l’analyste à l’analysant et de l’ana- lysant à l’analyste), qu’en termes du monde ‘intérieur’ de l’analyste qui comporte des investissements de traces de l’analysant ainsi que la diges- tion de traces émanant de l’analysant, et également d’un partage dans le même bain de trans-détection d’ondes trans-sensitives mentales et affec- tives. Malgré les vertus archaïques et le statut liminal de cette dimen- sion, l’analyste doit en devenir davantage conscient, car elle manifeste chez l’humain les marques de la femellité se connectant au pré-sujet archaïque. L’instinct-de-vie érotique matrixiel opère par reliance-bords. En tant qu’entité médiatrice opérant par métramorphose, Eros crée l’oc- casion d’événements de rencontres psychiques qui précèdent les mo- 38 Jacques Lacan écrit dans Séminaire livre IV(1956–1957), La relation d’objet,{ Le Seuil, 1994, p. 222}: ‘Il faut à la vérité la sublime sérénité de Freud pour entériner l’action de la mère, alors que de nos jours tous les anathèmes seraient déversés sur elle…’. Voir Ettinger 2006c. (NdT) 39 Sigmund Freud soutient dans ‘Analyse de la phobie d’un garçon de cinq ans’ {ŒCP, volume IX, PUF, 1998, p. 24} que ‘ Nous devons prendre le parti de la mère, bonne et certainement très dévouée’. Voir Ettinger 2006c. (NdT) 88 P O L I G R A F I ments de «naissance» psychique et informent la proto-éthicalité pré- subjective. Eros imprime des marques sur le pré-sujet-en-con-jonction et rappelle au sujet sa pré-con-jonction. Le moment subjectivant de la «naissance» avec ses douleurs d’enfantement n’est pas le début du venir- à-l’être subjectif individué, et nous devons mettre au jour, au cours du travail d’interprétation qui a lieu dans le cadre soutenant de la proximité en psychanalyse, la co-émergence et la co-évanescence des transmissions affectives et mentales dans le transfert matrixiel, quand des traces d’évé- nement chez le je viennent se sceller dans l’Autremère et que des traces d’élaboration mentale chez l’Autremère viennent s’imprimer dans le je. Ceci est assez similaire à la fonction maternelle alpha chez Bion (que j’ai déjà mentionnée), mis à part que la fonction décrite par Bion sur- vient dans la symbiose et après la naissance et qu’elle est moins transmis- sive puisqu’elle dépend de toutes sortes de communications primaires. Une autre différence concerne le moment subjectivant qui s’origine chez l’analyste elle-même: elle/il ne fait pas que digérer et traiter des maté- riaux venant de l’autre mais transmet également des matériaux émanant d’elle-même. Elle initie des moments subjectivants. La mise au jour, la révélation et la création surviennent uniquement par ce qui germe dans cet événement-rencontre singulier, créant des transformations dans les traces de ce qui a germé dans des événements-rencontre antérieurs. Dans les relations de transfert, nous devons exposer la sphère matrixielle dont l’originalité est que je ne peux pas ne pas être connecté(e) et mis(e) en reliance-bords avec tel ou tel inconnu, et que je viens-à-l’être dans le lien-comme-alliance40 dans une dimension transsubjective où intimité et étrangeté sont jointes l‘une à l’autre par d’innombrables cordes, dans laquelle le sujet est un sujet-partiel à l’intérieur d’une subjectivité assem- blée dont les traces psychiques transgressent chacune des limites du sujet individuel. La dimension transsubjective persiste dans l’humain à côté de la dimension subjective dans laquelle le sujet différencié se rapporte à d’autres sujets séparés mais, alors qu’il est possible que celle-ci échappe à la conscience phallique, dans la sphère matrixielle il n’y a aucune pos- 40 Alors que borderlinking exprime la continuité du processus de ce qui lie dans la sphère matrixielle, borderlinkage insiste sur l’impossibilité d’une coupure radicale dans cette sphère et linkage sur le fait que la venue à la vie n’échappe pas au principe vital du lien-comme-alliance. (NdT) 89 D I O T I M E E T L E T R A N S F E R T M A T R I X I E L sibilité d’éluder la transsubjectivité et sa prise de conscience peut, dans une certaine mesure, se faire. Et de la même manière, tout élan mental a lieu dans cette étendue, en parallèle à d’autres étendues. En tant que figure de la différence, pour tout être humain, la diffé- rence matrixielle se rapporte tout d’abord la reliance-bord à l’Autremère- femme-femelle. Tant le fils que la fille se différencient pour commencer à partir d’une figure de femme-femelle. Pour les femmes, la différence matrixielle est une différence de femme-à-femme et non une différence de femme-à-homme. Cette différence se situe en dehors de la portée de l’œdipe, même si ultérieurement elle entre en relation avec celle-ci. Tout dévoilement de cette différence est d’ordinaire nié dans le domaine du traitement analytique (et de la psychothérapie en général) parce que les différentes théories psychanalytiques ne nous fournissent pas d’outils pour identifier son existence et ses manifestations. Par manque de prise de conscience du matrixiel, bien des analystes et des thérapeutes n’hé- sitent pas à bannir l’Autremère archaïque et à congédier la mère réelle en se substituant à elle, foulant ainsi le principe de l’à-côtéïté, piétinant les réseaux matrixiels et détruisant la potentialité créatrice féminine- matrixielle. L’individu femelle a un double accès à l’espace-passage matrixiel car elle vit la matrice dans le réel de l’extérieur et de l’intérieur. Elle en fait l’expérience dans le réel comme frontière du corps et comme enveloppe d’une «con-jonction perdue» dans l’espace-temps archaïque de la ren- contre avec l’Autremère — ce qui est également le cas pour l’individu mâle — mais aussi comme espace intérieur avec une potentialité de contenance et un potentiel pour de futures rencontres. Cette potenti- alité imbibe41 le présent en tant que signification. Que l’individu fémi- nin soit mère ou pas, sa matrice représente un espace inaccessible à par- tir du réel, un temps hors du temps et une venue-au-monde érotique, jouissante-et-traumatique et, de manière plus générale, une composition imprégnée qui comporte la potentialité d’une répétition qui pourrait se concrétiser dans le corpo-réel mais aussi dans les champs imaginaires fantasmatiques et symboliques. C’est également la potentialité de répé- 41 Le verbe permeate dit la perméabilité de l’espace-passage matrixiel et la porosité des frontières non strictes. (NdT) 90 P O L I G R A F I tition d’une inscription croisée des traces, à savoir: une transgression mentale. En dehors de l’espace et du temps de rencontre au cœur du Beau dans l’art, les sujets masculins sont clivés d’une manière plus radi- cale de cette localité archaïque de la potentialité de rencontre, puisque leur connexion et leur relation avec elle demeurent dans un extérieur archaïque et dans le trop tôt qui est à jamais un trop tard, pour avoir accès dans le réel au corps. L’adulte masculin ne connaîtra pas la gros- sesse et pour cette raison ne va pas co-émerger à nouveau, matrixielle- ment, dans ce sens réel primaire et radical. La rencontre dans le Beau, à l’intérieur du processus de rencontre maternelle-matrixielle, trauma- tique, incestueuse, «platonique», non-interdite ne peut être déchiffrée et symbolisée en dehors d’une situation transférentielle et en dehors de moments transférentiels matrixiels d’ouverture, de vulnérabilité, de fra- gilisation et de reliance-bords, car le sujet un, tout seul, dans une iden- tité à soi fermée, ne peut rien connaître à ce propos, alors que le sujet qui existe dans la co-émergence-à-l’être au sein d’une rencontre avec un autre qui devient son inconnu intime, réalise que dans cet espace-bord liminal intermédiaire — où cette entité féminine étrangère l’installe, le transfère, l’interprète et le connecte à elle, et donne naissance, dans son désir à elle, à son émergence à lui au sein de la rencontre — la significa- tion elle-même se façonne en tant que trauma: dans une rencontre qui est engagement, rencontre irremplaçable et singulière autant que dan- gereuse par son degré de fragilité. Toute la noblesse de l’analyste comme Eros, comme amant platonique, comme quelqu’un qui met au monde de l’intérieur d’Eros une connexion et une interprétation à partir d’un état intermédiaire, se révèle ici comme responsabilité personnelle. A chaque moment et à chaque choix fait dans le travail avec telle ou telle personne, l’implication matrixielle est singulière et d’un point de vue éthique implique la compassion car la com-passion esthétique est très fragilisante. Et l’Eros qui met au monde ce trauma dans le Beau, file de rencontre en rencontre et transforme effectivement ceux qui viennent- à-l’être dans une telle union, qu’ils soient masculins ou féminins, en femme. La jouissance-et-trauma de la rencontre, du côté de cette dif- férence féminine matrixielle, va imprégner et résonner en tout désir de co-émergence avec l’autre dans le Beau; mais au moment où cet Eros génère sa Beauté unique, il réclame aussi son dû. 91 D I O T I M E E T L E T R A N S F E R T M A T R I X I E L Le témoignage-avec, l’à-côtéïté et l’éthique du non-abandon Ce dont Socrate en tant que sujet incarné dans un corps mâle, ne pouvait témoigner et ce pour quoi il avait besoin d’une femme étran- gère, Diotime, c’est l’empreinte dans le corps féminin de l’énigme du trauma d’une rencontre entre le je et le non-je en co-émergence. La ren- contre matrixielle qu’est la grossesse féminine élude le tabou de l’inceste et le secret de l’impossibilité de la séparation totale du je et du non-je et ceci, en dépit de l’angoisse de séparation qui, dès le début de telles reliances, plane comme une ombre et se profile à l’horizon, de la même manière que la peur de la mort plane sur toute naissance et y est inex- tricablement entremêlée. La masculinité a été assignée, via le concept du phallus, aux domaines d’une délinéation et d’un sens différents, par exemple, ceux de la domi- nation et du schisme, de la prohibition et de la coupure de la relation incestueuse-symbiotique entre la mère et le bébé, la fameuse castration phallique-symbolique qui s’opère par la langue, la loi, la société et la culture. L’individu masculin ne peut témoigner, à partir de son expé- rience corporelle, de l’empreinte de l’Autremère-femelle dans le corps du pré-sujet, ni de l’empreinte de l’Autremère-femelle venant du corps d’une telle Autremère-femelle, d’où naît traumatique le sens du désir d’une co-venue-à-l’être dans le Beau. L’espace d’une telle expérience est pour lui trop régressif, trop psychotique, c’est un espace inaccessible. La voix matrixielle féminine, même si chez Diotime elle vise les profon- deurs d’une connexion mystique a-humaine, témoigne qu’il existe bien un plan corporel qui n’est pas nécessairement analogue au niveau le plus bas de l’âme qui peut être atteint seulement dans une désintégration psy- chotique, mais plutôt à une différence hétérogène — la matrice, dans le sens matrixiel que je lui donne, non celui d’origine ou de contenant ou d’enveloppe mais celui de l’éveil transsubjectif de la co-émergence- à-l’être. La voix féminine matrixielle indique que, pour le sujet humain généré, la différence féminine n’est pas révélatrice du secret de la fémi- nité en tant qu’altérité en elle-même ni de l’Autre par excellence mais révèle le trauma continu du long éveil-élucidation de l’humain dans un état de co-différenciation qui est quelque chose dont on ne peut attester sans participer à d’autres rencontres de manière matrixielle à partir de la 92 P O L I G R A F I position «femme» qui comprend à la fois la position de partenaire trans- subjectif dans la plusieurité et d’individu différencié. A partir de cela, il faut comprendre — et c’est un aspect que j’ai développé ailleurs — que la question de la différence originaire sexuelle (non genrée) s’ouvre pour tout sujet, fils ou fille, dans l’énigme de la différenciation d’avec la mère-femme-femelle. La fille aussi s’évertue à mettre en lumière sa différence d’avec la femme-mère-femelle. La question de sa différence d’avec l’homme-mâle-père surgira plus tard, après cette question. La différence féminine (pour une fille) est d’abord et avant tout une dif- férence entre le corps d’une fille et le corps d’une femme-mère, c’est à dire entre la femme-fille et la femme-mère, et non pas entre une fille et un homme, père ou garçon. La différence femme/homme, sous l’angle matrixiel-féminin, n’est pas seulement ultérieure mais aussi secondaire en termes d’intensité par rapport à la différence femme/femme. Le su- jet humain est différencié dans toute sa corporéité, qui est érotique de manière à la fois sexuelle et non-sexuelle, tout d’abord vis-à-vis de la mère-femme. La question du genre vient après. C’est une des raisons pour lesquelles nous avons besoin de comprendre l’Eros non-nécessai- rement sexuel, l’Eros des relations et des connexions qui est une attrac- tion et une répulsion au-delà du sexuel, ainsi que sa fonction dans le ravissement entre-femmes que Freud, par erreur, a considérée comme sexuelle ou lesbienne ainsi qu’hystérique (dans le cas de DoraEtt.9), alors qu’il s’agit d’une attraction érotique non-sexuelle et non-lesbienne. La figure médiatrice d’Eros est là quand une femme co-émerge en alliance matrixielle avec une autre femme (enseignante, amie, sœur, thérapeute, analyste, et finalement à nouveau la mère) afin d’établir sa différence et sa distance-dans-la-proximité, et d’en être transformée tout en se situant dans un tissu de transsubjectivité qui con-tourne sa seule subjectivité. Les moments où une ouverture matrixielle transsubjective est demandée mais non trouvée, ou lorsque l’autre n’y réagit pas, sont des moments d’horreur sans nom (voir mon analyse du «cas» Lol V. Stein de Duras, 1964). La psychanalyste doit identifier de tels moments et y réagir par une hospitalité compassionnelle et une con-jonction vulnérable ma- trixielles et non par des coupures phalliques. Il convient de reconnaître et de sympathiser avec la différence femme/femme qui apparaît avant que la différence femme/homme ne devienne pertinente dans l’ampleur 93 D I O T I M E E T L E T R A N S F E R T M A T R I X I E L de sa signification pour une fille. La signification matrixielle n’appelle à une transformation que là où la dimension matrixielle apparaît dans les relations transférentielles et est acceptée et reconnue comme telle. Seul le sujet désireux de se laisser reconstituer mentalement encore et encore en copoïésis, dans l’espace-temps de passage42 matrixiel, le sujet qui donc reçoit et absorbe les traces de l’autre en elle-même et ose déposer ses traces et diffuser ses ondes affectives-mentales en l’autre, peut offrir une interprétation, une transmission et un transfert dans et à partir de la rencontre présente vers une rencontre ultérieure, une inter- prétation qui assimile également la rencontre matrixielle archaïque et y crée une transformation. Autrement dit, il est impossible de contourner par l’interprétation le désir même de reliance-bord à l’autre à l’intérieur d’une rencontre au cours de la création d’une différence d’avec «l’étran- ger», c’est-à-dire de contourner le transfert matrixiel lui-même. Le secret d’Eros ne se révèle pas dans le discours mais dans l’implication dans la démarche érotique elle-même. Si l’Eros matrixiel-féminin est désir de venue-à-l’être et de naissance dans le Beau à un niveau de contemplation élevé, la signification du franchissement du trauma dans le Beau ne peut être transmis et clarifié que dans le désir d’une co-naissance ultérieure, d’une venue-à-l’être copoïétique dans un espace-passage liminal inter- médiaire à l’intérieur du transfert, dans un désir d’une co-émergence au sein d’une prégnance, d’une co-création imprégnée où est conservé le principe de la proximité-dans-la-distance qui maintient actif le po- tentiel des différences. L’antenne érotique qui connecte et transmet les traces, expose celle qui donne naissance dans le Beau — l’artiste dans ses rencontres avec ses matériaux, ainsi que la psychanalyste dans les rela- tions de transfert — à un contact traumatique qui va la transformer, en tous ces aspects, en une oratrice femme étrangère, intime inconnue de son autre, une Diotime. Tout(e) psychanalyste qui ainsi devient femme, chacun, chacune de nous, est censé(e) se poser la question: est-ce que je peux, est-ce que je veux, suis-je disposé(e) à me constituer en une 42 L’insistance sur le passage souligne que dans la transsubjectivité quelque chose passe de l’un(e) à l’autre, quelque chose se passe entre, dérive de l’un(e) à l’autre mais passe aussi au-delà. (NdT) 94 P O L I G R A F I telle inconnue-intime pour mon autre-semblable,43 à re-venir-à-l’être avec-dans une rencontre continue, à travailler-à-travers et à perlaborer le transfert matrixiel, fatal, non planifié, douloureux, avec ses retourne- ments et ses surprises. En outre, chacun(e) de nous est censé(e) se poser la question que Lacan, énigmatique, réitérait si bien: quel est mon désir d’analyste? lorsque le désir, cette empreinte d’Eros dans le processus ana- lytique, s’avère être en réalité la question de l’éthique du travail-passage, du travail-au-delà, de la perlaboration transférentielle dans la connexion- par-la-proximité psychanalytique (sans bien sûr de concrétisation corpo- relle), par une obligation éthique qui comporte l’Eros non-sexuel. Tel que Diotime le suggère, le secret d’Eros ne se révèle effectivement pas par le discours mais par la participation au processus érotique. Le pro- cessus érotique matrixiel sublimé est une «ascension» — il tend vers le spirituel. Au cours des médiation et connexion imprégnées, dans les rela- tions transférentielles, il y a transformation et ascension vers l’intuition, et le languissement érotique devient amour de la sagesse (philosophie). Le Beau ne se révèle que dans la reliance-par-les-bords qui n’est toutefois pas l’actualisation dans une rencontre sexuelle mais, tout au long, le fait de prendre acte des vibrations, des résonances et des réaccordements de la distance-dans-la-con-jonction, c’est-à-dire des signes du témoignage- avec-l’autre, tout en reconnaissant sa différence. De la même manière que Diotime décrit une relation de vision-apparition-lumination entre Eros et le Beau aux échelons supérieurs de l’ascension érotique, ainsi dans le transfert matrixiel d’espace-bord est conservée la distance-dans- l’intimité de l’événement-rencontre, nécessaire pour faire naître la per- ception intuitive analytique érotique, l’insight: le passage de la contem- plation à l’insight se produit par le fait de se différencier-ensemble. La thérapie psychanalytique comme «ascension» dans les profondeurs de l’inconscient est, entre autres, une forme d’initiation; les participants à cette rencontre ne sont pas au même niveau de connaissances ni de res- ponsabilités; leurs attentes de la rencontre sont différentes. L’initiation survient inévitablement au cours de la rencontre-événement. Lors d’une analyse manquée, la médiation imprégnée pourrait devenir un trauma- 43 Ettinger féminise le terme fellowman qui signifie le prochain ou le semblable, en l’écrivant fellow(o)man. (NdT) 95 D I O T I M E E T L E T R A N S F E R T M A T R I X I E L tisme douloureux supplémentaire, renforçant le retour et le tournoie- ment autour de traces traumatiques antérieures. Mais elle pourrait aussi, lors de l’analyse réussie toujours visée, transformer l’observation en in- tuition, avec pour effet une modification tant de l’observation ultérieure que des traces antérieures, d’une manière qui permet la transgression des cycles de l’éternelle répétition en évitant d’être pris dans une spirale d’inertie. L’éthique de la subjectivation matrixielle où il est impossible pour le je de ne pas être-avec-l’autre-et-témoigner en com-passion, ni de ne pas se tenir dans l’à-côtéïté avec l’Autremère, est l’éthique du non-abandon. L’in- tuition née comme co-lumination et co-élucidation-apparition à l’inté- rieur du transfert matrixiel est un insight de reliance-bords. Et l’être-avec-et-le-témoignage en art ? Le désir de l’artiste scelle des empreintes d’Eros dans l’œuvre d’art, telle une nouvelle nébuleuse im- prégnée, créée comme une nuée faite de scintillements de traces d’évé- nements-rencontre internes et externes, une nébuleuse qui produit des transformations d’observations antérieures et ouvre le potentiel d’une nouvelle intuition, pour l’artiste et pour le spectateur. Le geste de l’ar- tiste crée à partir d’Eros dans la peinture, y inscrivant le secret de la ren- contre entre la compassion protoéthique et la com-passion esthétique de chaque ex-in-tuition44 spécifique qui donne naissance au dehors interne et au dedans à l’intérieur dans le visible. L’intuition-insight née comme co-éclaircissement45 avec l’œuvre d’art est une intuition de reliance par les bords. 44 L’espace-bord matrixiel génère la mise en liaisons entre les personnes dans l’à-côtéïté {beside- dness} mais aussi les échanges à partir des bords entre l’intérieur {inside} et l’extérieur {outside}. Jouant sur la chaîne signifiante de side {côté, bord} et son homophonie avec sight {aperception, vision}, Ettinger fait entendre la permutation dehors/dedans dans l’advenue côte-à-côte des par- tenaires à l’intérieur de l’espace-bord mais aussi entre les personnes et l’œuvre d’art par la mé- diatisation de la perception intuitive {insight}. Par le jeu de mots sur outside inside, out-in-sight et the inside, elle suggère que chaque ex-in-tuition donne naissance à un dehors et à un dedans interne à la vision. (NdT) 45 L’expression to dawn on désigne quelque chose qui se fait jour à l’intérieur de soi, s’éclaire, devient visible, au sens de son accessibilité à la clarté comme compréhension intellectuelle. Afin de préserver la triple signification visuelle, naissante et émergente de la compréhension, le terme co-éclaircissement a été choisi pour traduire ici co-dawning dans ce contexte du rapport vécu à l’œuvre d’art. (NdT) 96 P O L I G R A F I De même, le désir comme empreinte d’Eros dans l’œuvre d’art est en fait une question au sujet des irruptions de l’éthique dans l’esthétique au travers du geste de l’artiste.46 Traduit par Anne Verougstraete Bracha L. Ettinger © 2007. Traduction par Anne Verougstraete de l’article: ‘Dio- tima and the Matrixial Transference — Psychoanalytical Encounter-Event’, publié dans: Chris N. van der Merwe et Hein Viljoen (eds.): Across the Threshold: Explorations of Liminality in Literature. New York: Peter Lang & Potchefstroom: Literator, 2007:105– 132. ISBN 978–1–4331–0002–4. * Bracha L. Ettinger is a prominent international visual artist, a painter working in oil-paint- ing, drawing, photography, notebooks and artist’s books, conversation, lecturing-performances and encounter-events, and writing. Two books dedicated to her art: Art as Compassion. Bracha L. Ettinger (edited by Catherine de Zegher and Griselda Pollock) and Le Cabinet de Bracha (edited by Patrick le Nouene) appeared in 2011. Her Exhibitions include Stedelijk Museum, Amsterdam (1996), Kiasma, Helsinki (2006), Centre G. Pompidou, Paris (Face à l’Historie, 1996 & elles@ pompidoucentre, 2010). Recent solo exhibitions include Musée des Beaux-Arts d’Angers (2011), Alma Matrix (dual ex.) at “Fundació Antoni Tàpies”, Barcelona (2010), Freud Museum, London (2009), Finnish Academy of Fine Arts, Helsinki (2009) and Drawing Center, New York (2001). Recent performance/installation and lecturing “encounter-events” include ICI, Berlin (2010), Poznańskie Towarzystwo Przykaciół Nauk, Poznań (2011) and Ars Nova Museum, Turku (2011). Ettinger (IL/FR/UK) worked mainly in Paris from 1981 until 2003, and she currently works in both Paris and Tel Aviv. She is also a practicing psychoanalyst (member of NLS, WAP and TAICP) and a theoretician who has revolutionised the fields of subjectivity (trans-subjectivity), femininity, gender and maternal subjectivity. As artist/psychoanalyst and artist/philosopher, she is author of numerous articles and several books on Psychoanalysis, Aesthetics and Ethics, including Regard et Espace-de-bord matrixiels (La lettre volée, 1999) [The Matrixial Borderspace (essays from 1994–1999), Univ. of Minnesota Press, 2006]. She is an activist against the Israeli occupation of Palestinian territories, and is a member of Physicians for Human Rights. Ettinger is Marcel Duchamp Chair and Professor of Art and Psychoanalysis at the European Graduate School, Saas-Fee, Switzerland. 46 Je tiens à remercier pour leur contribution à la réalisation de cette traduction, Elaine Briggs pour son aide d’anglophone et Dimitra Douskos pour ses apports fouillés. (NdT) 97 D I O T I M E E T L E T R A N S F E R T M A T R I X I E L N o t e s Ett.1 Une version antérieure et plus courte de cet essai a été lu lors du Symposium «Banquet», Jaffa, Octobre 2001. Ett.2 J’utilise les termes de co-poïésis et de co-émergence à la suite de Matura et Varela qui, eux, parlent de l’autopoïèse. Voir Varela (1989). Ett.3 Je me suis servie de la traduction anglaise du Banquet de Platon par Tom Griffith (1997) ainsi que de celle faite par Benjamin Jowett mais aussi de celle en hébreu par Margalit Finckleberg (2001). Ett.4 Cet extrait est traduit sur la base à la fois de Jowett et de Griffith. Ett.5 Je considère que, dans ce sens, mon interprétation du texte de Platon est une critique de l’interprétation faite par Luce Irigaray en 1984. Ett.6 Depuis la version 2001 de cet essai, j’ai élaboré l’idée de «cordes» matrixielles pour décrire la trans-connectivité affective et mentale (voir, par exemple, Ettinger (2005). La question de la compassion a également été développée plus avant (voir, par exemple, Ettinger (2006a). Ett.7 Le problème de Thanatos ne concerne pas la présente publication. J’ai discuté de cette ques- tion ailleurs (voir, par exemple, Ettinger (1999, 2000). Ett.8 Les images peuvent être trouvées dans Ettinger (2000). Ett.9 J’ai analysé le cas Dora {Sigmund Freud, ŒCP Volume VI, Fragment d’une analyse d’un cas d’hystérie, PUF, 2006, p.183–301} dans plusieurs essais à partir de 1993 et, également en lien avec la figure de Lol V. Stein chez Marguerite Duras, dans un texte présenté lors d’un séminaire de J. A. Miller à Paris, le 7 Juin 2000. La dernière version de cet essai a été publiée sous la référence Ettinger (2006b). 2000. La dernière version de cet essai a été publiée sous la référence Ettinger (2006b). O u v r a g e s c i t é s 1. Bion, W. R. (1984), Learning from Experience. London: Karnac. 2. Bollas, C. (1987), The Shadow of the Object. London: Free Association. 3. Bowlby, J. 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(2006a), “Com-passionate Co-Response-Ability, Initiation in Jointness and the link x of Matrixial Virtuality.” In: Gorge(l) (ed. S.Van Loo). An- twerpen: The Royal Museum of Fine Art, p. 11–33. 11. Ettinger, B. L. (2006b) “Fascinance and the Girl-to-m/Other Matrixial Fe- minine Difference.” In: Psychoanalysis and the Image (ed. G. Pollock). Oxford: Blackwell, p. 60–93. 12. Ettinger, B. L. (2006c), “From Proto-ethical Compassion to Responsibility: Besidedness, and the three Primal Mother-Phantasies of Not-enoughness, De- vouring and Abandonment.” In: Philosophical Studies vol. 2. Vilnius: Versus, pp. 100–135. E-Journal version: 13. Freud, S. 1953 (1901, 1905), “Fragments of an Analysis of a Case of Hysteria.” In: S. Freud, The Standard Edition of the Complete Psychological Works of Sigmund Freud, VII: 15–112. London: The Hogarth Press. 14. Irigaray, L. (1993), “Sorcerer Love: A Reading of Plato, Symposium, ‘Diotima’s Speech.’” In: L. Irigaray, An Ethics of Sexual Difference (tr. by C. 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