Drago B. Rotar LA QU ETE DE L 'IDENTITE; »DIE JUDENFRAGE« ET LA PRODUCTION DE L 'IDENTITE ETHNIQUE DANS UN PAYS SANS JUIFS1 Resume / Povzetek: Distančno oz. izključevalno razmerje do judaizma in Judov je konstitutivno notranjekrščansko razmerje in je potemtakem med najbolj stalnimi in neogibimi značilnostmi “krščanske civilizacije”. Paradoks antisemitizma brez Judov, s katerim se srečamo v zgodovini slovenskega, pa ne zgolj slovenskega, nacionalizma pravzaprav “evropeizira” ali “okcidentalizira” Slovence na najbolj temeljni ravni. Vendar se to razmerje, ki je bilo že v XIX. stoletju načeto z laicizacijo zahodnih družb (z vsemi konflikti, nasilji in sprenevedanji, ki jih poznamo iz zgodovine), v slovenskem primeru prelamlja še skozi zaslon provincializma in ponarejenosti kulture. Mots cles / Ključne besede: Literatura, nacionalizem, antisemitizem, produkcija identitete, zgodovina Dejä plus que seize ans se sont ecoules depuis la parution, en son temps peu appergue, d'un numero special de la revue Slovene Problemi contenant les aetes d'un colloque sur la »question juive«2. Dans une certaine mesure, ce recueil d'interventions releve aussi de la mythologie du groupe responsable du projet. Certes, ce n'etais pas la premiere publication des textes traitant cette »question« en Slovenie, bien au contarire, il y en avait une proliferation vers la fin du XIXe siecle et au debut du XXe siecle coincidant, d'une maniere approximative, ä la vague de l'antisemitisme ä Vienne, avec Karl Lueger et ses Chretiens sociaux3, ainsi que ' Cet article est un compte rendu bien modeste d’une partie des resultats d’un projet de recherche mene, sous la direction de Pauteur de Particle, ä PISH, Ljubljana, dans les annees 1994-1997, sur 1’Antisemitisme - necessite stnicturale des conjoctures ideohgiques nationalistes au X'IX' siecle et au debut du XX' siecle en Europe centrale et dans les pays slovenes. Le projet etait finance par le Ministere de la Science et de la Technologie. ' Problemi, I, 1985, n° special La question juive. 1 La litterature historique sur Vienne, Berlin, 1'Autriche-Hongrie, I'Allemagne est trop abondante pour etre enumeree dans un texte si peu exhaustif que le notre, mais citons neanmoins: Simon Doubnov, Histoire moderne du peuple juij (Preface par P. Vidal-Naquet), Paris, Cerf, 1994; William O. McCagg Jr., A History of Habsburg Jews, 1670-1918, Bloomington and lndianopolis, Indiana Univ. Press, 1992; Leon Poliakov, Histoire de l’antisemitisme, Paris, Calmann-Levy, 1981; Bruce F. Pauly, Eine Geschichte des österreischen Antisemitismus. Von der Ausgrenzung zur Auslöschung, Vienne, Kremayr & Scheriau, 1993; Helmut Berding, Histoire de l'antisemitisme en Allemagne, Paris, Editionsw de la MSH, 1991; Jacques Ehrenfreund, Memoire juive et nationalite allemande. Lesjuifs berlinois ä la Belle Epoaue. Paris. PUF, 2000. pendant les quatres ans de l'occupation par le Reich nazi et Italie fasciste du territoire Slovene au milieu du XXC siecle une proliferation analogue etait souscitee, controlee et divulgue sous la toutelle des autorites d'occupation et de collaboration. Or, ce fut la premiere publication Slovene traitant l'antisemitisne d'une maniere distanciee et critique, de plus qu'aussi les portes-parole du socialisme bolchevique triomphant des premiers annees d'apres la guere, et meme les ideologues du socialisme autogestionnaire ä partir des annees soixante hostils ä l'ouverture des questions de ce type, ont manque de se prononcer sur ce sujet. Aujourd'hui, cette publication a un double interet. D'abord, parce qu'elle manifeste, et de maniere bien disctincte, les limitations epistemologiques resultant d'une conscience trop vague de 1'existence d'une dimension historique de la »question« en question. Cette »question« etait, la Shoah incluse, non seulement ignoree par certains des auteurs-»theoriciens« de la societe autogestionnaire, mais bien refusee en tant que telle, comme appartenant ä un monde ideologique dejä perime. Dans le recueil, telle prise de position ne se manifeste pas de maniere ouverte, elle y est quand meme presente sous la forme de sous-estimation du probleme4, et, notamment, dans la conviction des acteurs qu'ils pouvaient traiter un sujet historique, et d'une maniere satisfaisante, malgre leur connaissance non-systematique et superficielle, en quelque sorte accidentelle du sujet de ce sujet precis. Les limitations epistemologiques et autres que nous venons d'evoquer sont aussi ä attribuer ä la restriction, inevitable au temps du coloque, portant sur le choix des invites: c'etaient les theoriciens en sciences sociales et les intellectuels de l'autre cote de la barriere ideologique mais, neanmoins, le »notres«, du pays (ainsi, il est devenu possible que, ä l'exeption conditionnelle de M.A. Svarc, personne parmi les participants n'etait pas un specialiste en etudes juives ou celles de l'antisemitisme europeen, pour ne pas parier de l'antisemitisme dans cette region du pays oil, pratiquement, il n'y avait pas de juifs). Ensuite, le fait frapant encore aujourd'hui, c'est la perspicacite et nature »programmatique« d'un bon nombre des articles du recueil qui se sont manifestes ainsi, ä l'insu des participants eux-memes, bien au moment oil, dans les pays de l'Occident, l'etudes des sujet juifs et les discussions ont redemarre avec une vigeur sans precedent. Ainsi leurs textes oscillent entre les propositions des dispositifs et les presentations des analyses limites des »cas«, tandis que leurs references sont, par la force des cironstances, non-standardisees, ad hoc, incompletes et non-precises. Le titre du recueil et le sujet qu'il dessigne etaient eux aussi compris comme un exemplum propre et süffisant ä laisser percevoir la force interpretative de ce courant de pensee appele ä l'epoque, et par ses representants eux-memes, la »theorie materialiste«. Et cette force interpretative avait de quoi surprendre: elle a elabore, bien que malgre elle, un programme de recherches qui ne faisait part des intentions d'aucun de ses auteurs (en premier lieu, parce que l'horizon epistemique de base de cette theorie la n'avait nul besoin intrinseque d'une activite de recherche 4 Ainsi, parexemple, i’article de R. Močnik, evite les dimensions du sujet du colloque en reduisant toutc line problematique historique aux seules sophistiquc pscudo-althuserienne et rhetorique de la demostration “logique” des bevues marxiennes dans son texte sur la question juive. qui verifieraient, en la confmnant ou en la rejetant, et nul besoin de changement issus d'une telle verification). Or, au moment de la publication des actes du colloque sur la question juive, cette attitude n'a pas encore souscite le reductivisme formaliste auquel cette ecole allait deboucher dans quelques ans, mais par une equipe composee des autres personnes, bien que dans certains textes son sort s'etait dejä laisse soupgonner. Quoi qu'il en soit, le programme de recherches est present, souvent d'une maniere floue et latente dans la plupart des textes publies, ainsi que toutes les recherches posterieures de ce colloque entrent sur un terrain dejä defriche ou determine par lui5. Apres ce colloque de 1985 et la publication de ses actes, toutes les recherches concernant quelque peu les juifs et l'attitude des non-juifs envers eux entrent dans son sillage, parfois sans que les chercheurs connaissent les textes en question. Les recherches ulterieures et la grande majorite des textes qui en rapportent les resultats, constatations et decouvertes sont bien plus nai'fs que les textes theoriques des Problemi dans la mesure oü ils cherchent ä faire entrer la »question juive« dans le cadre de l'histoire nationale Slovene. Ces travaux, on les a fait, dans le cadre des recherches sur l'antisemitisme, assez profitables, lä oil elles faisaient etat des archives nationaux et municipaux et des fonds des documents prives; or la oil ils cherchent ä expliquer le phenomene juif dans ce cadre national mal approprie, elles font le recours ä des schemas ideologiques evidentes et spontanees6. 11 s'ensuit une sous-estimation du sujet lui-meme, y compris une denegation de l'anti-judaisme chretien comme l'horizon general des attitudeds concretes et individualists envers les juifs. Par exemple, un specialiste en histoire litteraire cette fois, Igor Grdina nous offre dans un article de 1989 sur l'antisemitisme dans la litterature Slovene7, plutot qu'une analyse de l'antisemitisme, plusiers exemples du sens commun local. En voilä un exemple: »Un ecrivain ne saurait pas etre accuse d'antisemitisme pour la seule raison qu'il creat, dans un oeuvre d'art concrete, un tel ou tel Juif, meme si 5 Lc triste triomphalisme d’un Ivan Urbančič (dans la Nova revija, vol. XX, n° 230-231, juin-juillet 2001, pp. 1 -22 ) suggerant que la “thcoric materialiste” se serait montree bien ephemere en eomparaison avec la position heideggerienne qui est la sienne, etale sa vanite par la mecomprehension meine de la nature de la “theorie” supposee perimee: e’est bien Urbančič lui-meme qui a pris au serieux un slogan de conjoncture pour le denominateur commun d’un large eventail des prises de position epistemologiques bien differentes: de la psychanalyse lacanienne d’un S. Žižek, passant par la philosopbie politique, anthropologie sociale, ä 1’antliropologie historique et ä une cetraine linguistique de la parole ou du discours. f) C’est le cas, par exemple, de 1’ouvrage de Vlado Valenčič Židje v preteklosti Ljubljane (Les juifs dans le passe de Ljubljana), Ljubljana, Park, 1992. qui malgre les donnees nouvelles, et meme inedites y receuillies reste irremediablement invalide, et, cela a cause dc 1’ignorance de la problematique juive (dont la connaissance est remplacee dans le texte par un commentaire stereotype de ce qu’il y est decrit ou cite) et qui debouclie sur I’insignifiance et non-pertinence, pour l’histoire nationale slovčnc, des themes ličes aux juifs en raison dc leur faible nombre, et “depuis toujours”, sur le territoire qui, ä l’heure actuelle, est cclui de la Republique Slovene. 7 Igor Grdina, “Podoba Žida v slovenski literaturi” (“L’image du Juif dans la litterature Slovene”), Kronika, 37, 1989, n° 3, p. 272. mauvais, mais concrete«. La phrase citee est bien revelatrice: si Ton laisse de cote le fait que, dans un pays oü les juifs ne sont pas et n'etaient jamais tres nombreux, un juif concret est done la rarite, il est vrai qu'ici on trouve difficilement une creature lettree qui omettrait de divulguer »son« opinion, I'Opinion sur les Juifs, et ce fait a selon toute apparence echappe ä l'attention de l'auteur. La phrase demontre aussi une conception pre-moderne, »realiste«, de la litterature tenant le mirroir ä la societe et suivant les procedes de representation obeissants aux regies de la persuassion rhetorique et de la veracite: l'oeuvre concrete comprenant les figures litteraires concretes done les juifs concrets8. Les croyants ä la Terre plate ne repre-sentent aucun probleme culturel serieux dans une societe oü il se trouvent obliges ä se tenir dans la compagnie des adherents de la meme croyance; or, dans une societe oü ils occupent les postes ä l’Universite, il est, quand meme, un peu desolant. De plus, les textes litteraires slovenes, dans leur majorite, ne s’inscrivent pas dans cette categorie des oeuvres litteraires qu’on peut, et ä juste titre, considerer comme le lieu d’innovations textuelles et intellectuelles. Or, ces textes n’entrent pas non plus dans la categorie de la litterature dite triviale ou populaire. Ce flotte-ment entre les deux categories pourrait lui meme devenir l’objet de l’interet anthropologique, parce que dependent d’une evaluation extra-litteraire, quoique critique et discoursive, dans un milieu oil la litterature partage l’espace du pouvoir ideologique, national ou communiste, sans differences de base. Et en meme temps, cet espace n’etait jamais defini par le raisonnement purement economique, nous le rapportons ici juste comme un fait qui jette quelque lumiere sur le discours qu’il nous faut prendre en consideration. La phrase citee d’l. Grdina ici fait partie d’un plaidoyer recurrent consacre au blanchissement, inutile d’ailleurs, des grandshommes locaux, en l’occurrence Ivan Cankar, et ä l’effacement anachronique de leurs vices, mais qui, en realite, n’est qu’un renfermement, reitere sporadiquement et peut-etre rituellement, par d’auteurs dans la culture nationale dans sa forme anachroniquement perennisee. Ces cam-pagnes de reapropriation servent comme les rites d'epuration et de renouvelement de la communaute, supposee a priori de consister des Slovenes, et, notamment, d’esprits cultives ou semi-cultives parmi les Slovenes. Une pratique illusoire mais bien presente. La Culture Nationale ne pourrait evidement pas jouer son role unifi-cateur et constitutif de la communaute ethnique que sous la quadruple condition d’etre produite par les Irreprochables (au moins du point de vue moralisant), d’etre fa^onnee de maniere stereotypee, de n’entrer pas en concurrence, ni meme en comparaison, avec les faits de culture d’une autre provenience, et, surtout, de ne pas presenter des problemes de comprehension insurmontables meme au niveau d’exigeance des eleves des ecoles primaires.9 Ces conditions, ces exigeances 8 Le theme du realisme, dans la peinture en premier lieu, fut prise en consideration par l’auteur de Particle present; cf. Braco Rotar, Govoreče figure: Eseji o realizmu (Les figures parhmtes. Les essais sur le realisme), Ljubljana, DDU Univerzum, Analecta, 1981. 9 Ä 1’objection dc Svetlana Slapšak que e’est bicn le contrairc qu’on pent observer, qu’il y a, dans ces cultures nationales mineures (jamais adultes?), une surabondance de comparaisons: partout on se hcurte aux “nos” Homeres, Sienkiewiczs, Mozarts, Raphaels, etc. C’cst impossible ä nier. Or. vues de plus pres, ces comparaisons se transfoment en autant des barričres aux comparaisons effectives, ainsi offrent toute une serie des possibilites pour les intreptetations et interpretes plus espiegles de se montrer plus audacieux et plus up to date au petits frais. Le probleme de la mentalite, de l'imaginaire litteraire en Slovenie, et celui de la nature des reseaux mentaux ainsi mis en oeuvre, et que nous n'avons jusqu'ä maintenant laisse qu'entrevoir, reste une question ä laquelle on ne songe pas ä re-pondre dans ce texte. Or, il est neanmoins necessaire, pour les raisons de l'intelligibilite de nos developpements, d'en dessiner quelques lignes. Les discours de socialisation et de consacration (ce n'est qu'un mode un peu specifique du premier) disposent, certes, d'un reseau conceptuel qui pennet ä leurs prononciateurs de jouer le röle d'arbitre, d'autorite, des potestats culturels et de l'instance qui canalise les moyens financiers vers eux meines et vers ceux qui obeissent ä »la regle«. II n y pas lä grand chose ä nous surprendre; ce qui est specifique et qui est probablement caracteristique des milieux provinciaux, c'est qu'il n y a pas lä de rapport entre le produit litteraire et son interpretation, celle-ci etant ritualisee et videe de tout effort analytique et de celui de comprehension quelque peu individualisee, bien au contraire, par les procedes de cette reception autorisee, tout texte litteraire se trouve reduit au meme contenu de base, la diversification n'etant con?ue que comme accidentelle. En Slovenie, toutes les inventions, toutes les nouveautes, toutes les marques de style, tous les sujets se trouvent ramenes, par cet appareil d'ajustements qu'est l'interpretation (critique) profesionnelle, au repertoire modeste, issu du XIXC siecle »realiste« ou »romantique« et ä un contenu pseudo-existentialiste. De l'autre cote, bien que cette membrane interpretative difficilement permeable separe l'interpretation de »son« objet plutöt qu'elle ne les met en relation, il ne serait pas vrai de dire qu'elle soit sans effet sur la production litteraire elle-meme. Si, d'une part, cette production, sa structure, ses enjeux, ses moyens sont sombres dans l'obscurite de la meconnaissance par une interpretation auto-limitee, on pourrait dire aussi qu'elle ne correspond pas aux categories litteraires qu'on connait dans des autres milieux culturels. II existe lä un decalage qui devient assez important dans le cas oü on est emmene ä utiliser les deux series consecutives, litteraire et interpretative, dans l'etude du milieu intellectel ou ideologique slovene ä un certain moment de son histoire: chaqune de deux series ne focalise l'autre que d'une maniere arbitraire, ou plus precisement, c'est l'absence de l'interpretation propre-ment dite qui determine la situation en produisant un effet d'indistinction, d'instabilite conceptuelle, de difformite, d'arbitraire du cote de la production litteraire, La raison et l'enjeu de cette configuration - que je propose d'appeler la situation provinciale - n'est pas un secret: du cote de la cause, on pourrait souligner une vie intellectuele locale en quelque sorte mutile, produisant, par ce defaut de la conceptualisation, le manque de motivation, la perte de la realite; du cote de l'enjeu, on peut parier d'une inconsistence des conceptions (indistinction, medio-crite), qui permet la subordination (ou l'assoujetissement) aux criteres emanants de qu’on pent, et ä juste titre, soutenir que ces “comparaisons” ne disposent pas de termes de comparaison. En tout cas, c’est encore un sujct interessant ä rechercher. la mentalite du milieu, et non pas des pratiques mises en jeu. Et d'autant plus que, pour les Slovenes, ou bien pour une bonne partie d'entre eux, la litterature est censee faire l'office de l'instrument majeur de ['identification nationale ou de la constitution de l'identite nationale, sociale et religieuse ä la fois. Bien sür, les textes litteraires ecrits en Slovene existent, et cela depuis le XVIe siecle, et leur existence ne pose pas des problemes; on pourrait suivre un certain developpement de cette litterature: dans les situations exceptionnelles, elle se trouve limitee aux territoires ethniques, mais dans la plus grande partie du temps elle rentre parfaitement dans le contexte regional de l'Europe centrale qui, au desespoir des habitants de la region quelque peu cultives, est aussi loin de la nonchalance de sa definition par Danilo Kiš comme »rien qu'une notion meteoro-logique« que de la construction d'un imaginaire »substantiel«. Ce qui est dit ici sur la nature de la litterature Slovene est done, avec une probalite convaincante, valable aussi pour celle du voisinage regional. C'est vrai aussi pour les autres composantes des conjonctures ideologiques nationales ou ethniques de la region, bien que les rapports de force et les accents pourraient bien etre differents. On a dejä dit que la plus grande partie de la production litteraire Slovene ne releve pas ä des grands genres litteraires, litterature triviale incluse. II s'agit plutöt d'une masse ecrite faiblement differenciee oil on peut bien sür discerner les distinctions entre la prose et la poesie, et meme plus subtiles, mais, dans son ensemble, en tant que produit social, elle est soumise aux usages non-litteraires: edifiant, educatif, moralisant, politique, de promotion sociale, d'identification nationale et de groupe, de vernacularisation. La part de la litterature »haute« ou savante y est bien faible, ce que pourrait etre atribue ä l'absence des institutions intellectuelles (et non pas seulement intellectu-elles) dans la zone geographique et sociale de langue Slovene jusqu'au premier tiers du XXe siecle quand l'Universite de Ljubljana fut creee, auxquelles s'est substitute l'Eglise catholique qui s'etait chargee de fonctions les plus restrictives et les plus repressives des institutions non-existantes. La oil, dans les societes du XIXe siecles de l'Occident, glissees dans un modele moins traumatique joignant quelques traditions libertaires bourgeoises et autres et la separation des cultures civique et ecclesiastique, ou au moins respectant une certaine isolation magnifique de la haute culture, science incluse, on rencontre les institutions de 1'enseignement superieur et de recherche, dans la societe Slovene et dans les societes du type semblable on se heurte contre le corps et le pouvoir reel de l'Eglise catholique: 1'Academia etait largement, sinon totalement, remplace par YEcclesia. Le fait que les autorites administratives de I'ancienne Carniole (la region centrale de la Slovenie actuelle) ont nettement, et en pleine revolution industrielle du XIXL’ siecle, rejete l'industrialisation de leur pays sans tenir compte (ou sans se rendre compte) des consequences d'une telle attitude pour la population du pays, exemplify l'etat des choses, meine exposees aux pressions de la Cour imperiale viennoise et malgre la construction rapide du Chemin de fer du Sud (de Vienne ä Trieste), qui allait de pair avec une urbanisation, ainsi en Carniole que dans cetrains autres Länder, les plus faibles ä l'epoque, et, evidemment Trainee par les autorites locales, ce qui etait en vif contraste avec les Länder progresistes ou liberaux, tel la Styrie voisine et les bassins de Vienne et de Prague10. Dans une perspective differente de celle que nous avons adopte jusqu'ä ce moment, celle de revolution des identites collectives politiques sur le territoire Slovene, on pourrait parier aussi d'un autre passage constitutif de l'arriere plan ideologique, ä savoir le passage du nationalisme inclusif au nationalisme exclusif qui s'etait opere au XIX1, siecle, au sein des changements des perspectives geo-politique et culturelle. Provisoirement, on pourrait definir le debut du XIXe siecle comme une periode de l'implantation intense de la forme du nationalisme issue des Lumieres oü des langues vernaculaires et des cultures nationales etaient travaillees sur l'arriere fond de l'egalite humaine et des droits de l'homme. Les porteurs de ce nationalisme et, en meme temps, de la culture des Lumieres etaient des savants reunis dans les societes savantes ou dans les cercles savants, comme par exemple le groupe autour du baron Sigismund Zois, un naturaliste et amateur polyvalent bien informe, en Carniole. Ces intellectuels ont developpe un programme intellectuel et politique englobant l'emancipation nationale ä l'interieur de ['emancipation gene-ralisee, les membres n'etant pas necessairement les membres du groupe ethnique destinataire (Sigismund Zois, Anton Thomas Linhart, par exemple, n'etaient pas Slovenes, ils appartenaient ä la noblesse de l'Europe centrale de l'epoque). Le type de la culture promue par eux avait son cote universaliste et, en meme temps, elitiste du point de vue intellectuel, si l'utilisation de tels termes anachroniques nous est permise. L'interet pour la reactivation des cultures etouffees en quelque sorte dans leur propre inertie etait de type anthropologique, et il etait inscrit dans la tradition savante issue de I'humanisme moderne. La situation sociale et culturelle ou le cer-cle de Zois fonctionnait pourrait etre decrite comme une societe d'Ancien Regime provinciale au moment oil eile etait subvertie partiellement par les reformes de Joseph II, mais aussi comme une societe regionale et multi-linguale (le Slovene en meme temps que l'allemand et l'italien) au moins dans des petits centres urbains du pays. Mais c'etait aussi une societe vivant sous l'hegemonie des institutions catho-liques issues de la Contre-Reforme et dans le cadre mental de la piete baroque guarantie par elles. L'apogee du projet politico-culturel des Lumieres est survenu par 1'occupation napoleonienne, et pour une breve periode des Provinces Ilyriennes, au moment oil la virtualite de la creation d'une ossature institutionnelle »nationale« et regionale etait ä entrevoir ä l'horizon. Pendant la periode de la Restauration, beaucoup plus longue que celle des Provinces Ilyriennes, qui etait aussi la periode des regimes policiers et de la dictature ideologique de l'Eglise catholique, au temps oil Ljubljana etait devenue une parmi les destinations penitentiaires pour les intellectuels »rebels« provenants des autres endroits de l'Empire des Habsbourgs, ces forces reactionnaires se sont acharnees sur les traces et restes visibles des Lumieres, et ä l'effacement de ses avatars - plus, notamment, des ebauches des institutions intellectuelles, dont l'Universite imperiale, dans des conditions un peu speciales d'une culture provin- 10 De cctte anomalie s’cst apperpu Emile Durkheim dans le Suicide oü il explique le taux des suicides relativement peu eleve en Carniole de son temps par le sous-developpement du pays. ciale. Le niveau intellectuel des ecrits de l'epoque s'abaissait considerablement, ä l'exception de ceux du cercle du poete F. Prešeren, lui, au moins, communiquait, sur le plan intellectuel, plus intimement avec la tradition des Lumieres qu'avec le climat culturel contemporain, mais le nombre des Slovenes parmi les ecrivants augraentait progressivement. Parallelement ä cet paradoxe d'une degradation cultu-relle, le projet de la creation des ecoles primaires en langue Slovene etait en plein essor ayant pour son but explicite d’instaurer les barrages linguistiques entre les habitants du pays ainsi alphabetises et, en meme coup, depourvus d'un acces libre aux humanites, parce que la circulation meme d'informations et des idees etant consideree une source de la revolution par les autorites administratives et ecclesiastiques1'. Jusqu'au milieu du siecle, le porteurs de la culture des Lumieres etaient ou morts ou bien degrades et marginalises socialement. Vers le milieu du XIXe siecle, en reaction contre le nationalisme tribal (völkisch) allemand, sa copie locale commence ä s'articuler et eile prend l'image du nationalisme ethnique Slovene, panslaviste, ilyrien ou yougoslave qui, ä l'interieur de la communaute Slovene, predominera vers 1848, au moment du »Pintemps des peuples«. Ce nationalisme qui se construisait moyennant les exclusions et les distanciements multiples - de tous les »etrangers«, les »juifs« (malgre ce que la population juive du pays etait reduite ä quelques families venues de Trieste), produisait en effet l'ethnie (le peuple) Slovene comme un ghetto ethnique, renferme sur lui-meme, nettement delimite de toutes les autres communautes dans le pays et dans l'entourage jadis traites en voisins et compatriotes regionaux. L'universalite de la culture des Lumieres cedait progressivement la place ä l'ethnocentrisme et au localisme de patelin (l'ideologie de la race et du sol) devenu l'arriere-plan et la base de la constitution culturelle nationale. C'etait la periode d'introvertion culturelle, des delires ethno-genetiques, de la Xenophobie lies ä l'egalitarisme »populaire« anti-capitaliste d'une communaute ä la parente imaginee (de la nation au sens »litteral«), Au sein de cette communaute, des conflits d'acculturation et du refus de 1'industrialisation et de la modernisation se sont aggraves, par exemple l'attitude generale envers le chemin de fer vers le milieu du siecle, envers l'industialisation, le refus des contacts avec les cultures etrangeres. Suivit une elaboration des criteres de la vie sociale et publique locaux presentes comme emanants »naturellement« des valeurs chretiennes traditionnelles. L'absence beante et ä perpetuite des institutions intellectuelles (scientifiques, d'enseignement superieur, de culture) renfor9ait sans doute le radicalisme ethno-nationaliste. Mais celui-ci etait en meme temps amortise et limite par la composition multi-ethnique et integrante de l'Empire, dans son entite administrative austro-hongroise, ou, plus precisement, par le discours officiel de la Cour de Vienne, son ideologie particuliere calquee sur un modele de la tolerance et du respect des differences (horizontal), mais pas moins autoritaire dans le sens de la hierarchie jamais mise en question (vertical). Les intellectuels ambitieux, don’t quelques uns vraiment d'un format international reconnaissable, pouvaient emigrer dans les communautes ethniques plus promettantes tout en 11 Cf. Vlado Schmidt, Zgodovina šolstva in pedagogike na Slovenskem (Histoire du systeme scolaire et de la pedagogic en Slovenie), Ljubljana, Državna založba Slovenije, 1964, vol. 2. restant non pas seulement dans le meme contexte administratif et civique, mais aussi dans la meme ville, ou bien ils quiterent pour de bon le territoire national pour aller s'installer dans les centres intellectuels de l'Empire (a commencer par Bartholomeus Kopitar, le bibliothecaire de la Cour, le conseilleur, censeur pour les publications dans les langues balkaniques et le linguiste romantique, jusqu'ä Fritz Pregl, le Prix Nobel pour la chimie organique 1923). Vers la fin du XIXe siecle, ces intellectuels devenaient peu k peu, dans le discours public manipule par la hiearchie ecclesiastique et les membres des elites provinciales, »les traitres« de la nation-peuple, c'est-ä-dire, les deracines, etrangers. Quelque intiatives et mouvements aux buts differents ont pris naissance nean-moins, souscites et menes par des intellectuels et intellectuelles moins epris par des narrations et stereotypes courants. Cette situation est encore lisible dans la scissure entre les deux groupes des Länder aux orientations politiques distinctes et aux developpements culturels defferents sur le territoire de la partie autrichienne de la double monarchie: l'un compose de province de Styrie, de la region viennoise et de la region pragoise, s'est distingue par une croissance economique parmi les plus rapides en Europe; l'autre, comprenant les provinces de Tyrol, Carinthie et Carniole, ä croissance nulle ou negligeable, etait voue ä la lethargie economique tout en subissant une crise sociale, economique et demographique des plus dures et des plus tardives dans la region entiere, qui resultait en fin du compte d'une politique locale de refus de la modernisation. Sous la surface des conflts des partis politiques, une constitution culturelle deviee faisait l'office d'un espace des articulations unique tout en empechant la creation des institutions. Cette constitution specifique etait imbriquee dans l'edifice imperial pourtant fonctionnel dans les autres paradigmes mentaux: on s'evadait de Ljubljana pour aller respirer ä Trieste ou ä Vienne, les ambitions imperialistes et coloniales des Habsbourgs (Drang nach Osten) ouvraient, par la force du texte ideologique sous-jacent, des contacts avec l'espace balkanique en souscitant en meme temps des reactions locales diversifies, mais non imprevisibles ä cette ouverture peu desiree. La these generale, tres repandue dans le milieu litteraire et partagee par la plupart de historiens slovenes au cours du siecle dernier, est que le role des belles lettres dans l'elaboration historique de l'identite nationale des Slovenes etait essentiel. Bien que largement mystifiee, cette these n'est pas sans tout fondement dans la realite historique de la societe locale; on doit admettre que cette litterature n'etait pas et ne pouvait pas etre seulement une pratique d'ecriture et de lecture engageant auteur, public, et des institutions necessaires ä la production, mais une actvite socio-politique hautement fonctionnalisee, surchargee des notions complexes d'une mission »historique« multiple: de la construction, de la constitution, de la perennisation de l'identite Slovene, de la moralisation des populaces, de l'etablissement d'un lien »naturel« entre l'identite nationale Slovene et la confession catholique de la population, et en meme temps de l'evacuation de l'individualisme, des idees socialistes, du civisme, bref, du politique, de l'auto-representation des Slovenes en tant que groupe ethno-nationale. Tenant compte de ces preocupations des opinion makers locaux, l'indistinction dans la reception de la production litteraire n'a rien de surprenant. Bien au con-traire, ce qui est surprenant, c'est ce qu'il existe de textes litteraires impregnes de l'innovation, de la communication avec les mondes litteraires, peuples de profils individuels ciseles contre ce fond obscurcisant du regime mental dans le pays. Or, c'est bien cette tranche extremement reduite et sans impact social de la production litteraire qui est aussi la moins importante pour nos preocupations ici. La specificite de la region est aussi une minimalisation, sinon un aneantissement de ce type de litterature qu'on qualifiait de populaire/vulgaire et vouee au passe-temps des masses lettres urbanisees. L'apport de cette derniere categorie litteraire ä la formation d'une mentalite urbaine de l'epoque industrielle reste ä mesurer. En revanche, un autre genre litteraire, moins rafinne et moins analyse par les chercheurs parce qu'il ne visait pas, dans les conjonctures des valeurs des societes industrielles des XIXe et XXe siecles, des consommateurs du haut degree culturel, se montre important. Quoique fige dans sa propre subordination aux genres de la haure litterature, ce genre joue un role important dans les societes »en retard«, non pas tellement de l'education des masses semi-urbanisees comme on tente de nous persuader, mais plutöt effectant un controle invisible des esprits. Le phenomene dont on s'efforce de se rendre compte ici est double: un genre specifique de la litterature populaire moralisante et portante (reproduisante, transmettante) une ideologic ruraliste et clericale d'egalitarisme illusoire, produisant un imaginaire des communautes chretiennes: melee en meme temps au nationalisme du sang et du sol, cette production litterare qu'on appele, en Slovenie, la lecture des soirees, ve-černiško branje, imprime une marque reconnaissable aux tous les genres, de la poesie lyrique aux tentatives de la prose realiste ou neo-romantique, pour XIXC siecle, mais qui ne perd pas son insistance ni au cours du XXe siecle malgre les changements drastiques des regimes politiques. En fin des comptes, ces regimes politiques tous imbibes d'un plus ou moins latent et visible, l'etaient moins qu'on ne le pense. L'antisemitisme constitutif de l'identite nationale Slovene ne saurait se passer de ce support litteraire. Les constatations de Marie-France Rouart'~ sur la non-distin-ctivite des elements ideologiques dans la litterature populaire de l'antisemitisme (oü les parts du didactique et de l'ideologique dans le dejä-dit »brouillent les frontieres theoriques entre les litteratures savante et naive. En effet, quelle qu'en soit l'origine, anonyme ou non, la voix du conte antisemite se veut consensuelle, persuasive; entre emeteur et recepteur, entre opinion ou cl ox a, effet ä produire et milieu ä convaincre, que se tisse un legendaire avec sa part de projections, de suppositions et d'attentes collectives qui determinent la validite d'une fiction, tout autant que la fa^on dont est dispense un savoir«) sont ties valables ici. Sur le territoire geo-culturel et dans le groupe ethnico-linguistique qu'on traite ici, le seul espace litteraire, done culturel, done ideologique, done mental qu'existe 12 Marie-France Rouart, L 'antisemitisme dans la litterature populaire, Paris, Berg International Editeurs, 2001, p. 10; sur la pratique quotidienne de I’imaginaire entisemite cf. aussi Wolfgang Benz, Bilder vom Juden. Studien zum alltäglichen Antisemitismus, Munich, Verlag C. H. Beck, 2001. reellement est celui d'entre deux mondes: celui qui nous interesse d'avantage, entre la tradition issue de la Contre-Reforme catholique sauvee par l'ideologie de la Restauration dans la premiere moitie du XIXe siecle s'opposant nettement aux courants dominants de l'epoque qui, selon toute evidence, etait une des periodes-cles dans l'elaboration de differences entre les supposees mentalites intra-europeennes - done ä un autre monde. Comme ce monde-ci ne se construisait pas en reponse ou en reaction ä l'exportation des idees universalistes revues retro-spectivement, comme se constrisait la masque du nationalisme framjais, un oubli se glissa entre les couches de narrations, effagant la reflexion des nationalismes comme des produits de conflits issus des changements sociaux et politiques au debut du XIXC siecle. Par contre, la narration »nationalisante« de ce monde se construisait comme une reception des stimuli d'une modernisation bourgeoise et capitaliste, par un milieu socio-culturel peu prepare1"’. Qoiqu'il en soit, ce qu'on doit observer pendant la plus grande partie du XIXC siecle et une bonne partie du XXC siecle sur le territoire geo-culturel et dans le groupe ethno-linguistique qu'on s'est propose ä analyser, le seul espace d'interpre-tation ou d'action intellectuelle etait celui liminal, entre un christianisme suppose inchangeable et des »legendaires« provenant d'autres milieux. La situation n'a pas change que par des secteurs de la vie sociale (parce que il n'y a pas lä beaucoup de liaisons entre la production intellectuelle et la consommation culturelle locale); cet espace est done celui des transmissions, des banalisations, des stereotypes, des prejuges, des »valeurs« ethniques (plutot que populaires) et chretiennes, il ne se definissait pas, et il ne se definit pas non plus ä l'heure actuelle, comme un espace de production. Dans une perspective nationaliste, e'est un espace de l'identite manquee oü la groupe ethnique ne saurait etre defini que par les attributs positifs, impossibles ä se presenter originates ou d'appartenance ä une Eglise universaliste, ni porteurs de stereotypes importes prets-ä-1'usage, done des segments de la doxa des milieux producteurs d'opinion, ceux-memes par rapport auxquels le groupe ethnique est suppose de se distinguer. Ainsi l’antisemitisme local dans les pays slovenes se presente aussi peu autochtone que les autres »jugements de valeur« ou »opinions«, ce qui ne veut pas dire qu'il n'etait pas, qu'il n'est pas encore bien reel et operant. Ce fait ne distingue nullement la societe Slovene de l'ensemble des societes analogues, e'est-a-dire provinciales, europeennes ä souhait, qui, d'un point de vue quantitatif, predominent de maniere absolue. La seule specificite, e'est que cette so-ciete se per9oit elle-meme, dans les yeux de ses representants, ainsi litteraires que politiques, comme une societe de second ordre et ayant des ambitions et des possibilites limites par son statut meine du »peuple/nation sans histoire« (das Volk ohne Geschichte)', voilä 13 Les reactions aux pressions modernisantes de ce type constituent un des aspets majeurs des societes peu preparees ä la modernisation; la creation d’un fondamentalisme ä la fois religieux et de civilisation que n’est aujourd’hui attribue qu’aux societes ou mondes non-occidentaux, trouvcnt leur parallele, et tres probablement ties proche, dans ce mouvement de colonisation capitaliste et ses echecs intra-europeens aux XIX“ et XXC siecles. un autre stereotype courant et topiquement defini, historiographique et politico-ideologique cette fois. Les occurences presque obsessionnelles d'un antisemitisme flou et souple, c'est-ä-dire applicables ä n'importe quelles circonstances, parce que presentes de fa^on plus ou moins frequente, mais obligatoire chez tous les gens de lettres locaux indiquent quelque chose d'inattendu, quand on considere la densite demographique extremement faible de la population juive dans le pays: jusqu'a la fin du XIXe siecle pas plus que deux ou trois families juives etaient installees ä Ljubljana, les juifs etaient encore plus rares dans les autres villes sur le territoire Slovene. L'insistance extraordinaire de l'antisemitisme chez toute personne ecrivante, ä l'exception, dans la deuxieme moitie du XIXe siecle, des deux ou trois auteurs qui n'ont pas participe dans la divulgation des stereotypes, ä une pesence garantie par des gens de lettres, ces vrais agents elus du »reveil du peuple« et du nationalisme Slovene, fixees par une opinion publique, celle-ci largement creee par ces memes agents... La situation decrite ne saurait pas avoir trop d'accidentel; il n'etait pas trop difficile pour nous d'y reconnaitre l'enjeu et sa nature de la necessite structurale d'un nationalisme deficient. En passant en revue, en cours de nos recherches sur l'antisemitisme en Slovenie, les enonces antisemites publiees dans les journaux de deux siecles passees, dans les oeuvres de prose, dans les memoires et correspondances publiees14, on s'est trouve dans la situation de pouvoir discerner d'une maniere claire et precise, quelques traits communs, ainsi qu'une differentiation peu accentuee, mais couvrant quand meme un eventail entier des variations s'ouvrant dans l'antijudaisme chretien, et fermant dans le racisme tout court. Comme si, en quelque sorte l'objet de la crainte et de la haine, de la Judenhaß, n'etait pas tres important, mais surpasse ä l'infmi par la crainte et l'haine seules. Malheureusement nous sommes contraints de transmettre ä une autre occasion l'analyse concrete et detaillee des materiaux par lesquels nos developpements pourraient etre corrobores et prouves: c'est le moment de nous limiter aux breves evocations des trouvailles et aux caracterisations sommaires des phenomenes rencontres. D'abord, pour la grande majorite des cas, la litterature Slovene sur la »question juive« hissant le pavilion de la competence et de la pretention scientifique, bien que rarissime (la liste en depasserait ä peine une dizaine des textes meritant d'etre lus), fait tout, avec les exceptions tres rares, pour eviter les questions qui pourraient mettre en question la constitution et du nationalisme local et de l'idientite nationale ou ethnique. D'oii la tendence, evidemment futile, mais inevitable en quelque sorte, de trouver les juifs slovenes (comme les Gitans autochtones, bons par rapport aux mauvais Tsiganes ou Roma venus d'ailleurs) n'a rien de surprenant. Enfin, les narrations de ce type etaient construites dans les litteratures des »democraties occidentales« avant et pendant la deuxieme guerre mondiale, concernant les juifs 14 Une bonne partie du travail des archives et de publication est accompli par Marko Štepec dans sa these de magistere (3e cycle) Slovenski antisemitizem IH6I - /895 (Antisemitisme Slovene 1861 -1895), Ljubljana, Faculte des Lettres, 1994. Cf. aussi 1. Grdina, les deux textes dejä cites. fugitifs du IIP' Reich et des pays occupes. De l'autre cote, le refus suppose (le plus souvent invente purement et simplement) des Juifs ä s'identifier ä la »population indigene« offre aux »chercheurs« une explication parfaite pour la rarete des juifs dans le pays, et pour l'attitude hostile de la »population« envers eux. Or, on ne peut pas connaitre l'attitude populaire que par la transmission textuelle filtree des litterati, et on n'est pas autorise d'en parier de maniere assuree. La tendence complementaire de blanchire les slovenes »ethniques« de toute responsabilite pour leur antisemitisme se resume ainsi: ce n'aurait pas pu etre un antisemitisme veritable, produit d'une attitude authentique, et surtout pas religieuse, ce n'etait qu'une maniere de parier causee par la crainte d'ordre economique povoquee elle-meme par la misere sociale, un antisemitisme done de second degree, susscite par les causes contingentes, Un fait un peu bizarre est neanmoins note par l'auteur de ['interpretation critiquee: e'est que le juif un fois passe au christianisme catholique cesse d'etre dangereux et pour l'economie et pour le milieu15. Ou bien, le probleme de l'antisemitisme, beaucoup plus reel dans le milieu Slovene, que ne l'etait jamais la question juive »marginale«, done proclamee sans importance. Le changement du registre par le passage de l'antisemitisme (frequent et insistant) ä la »question juive« (marginalisee par les faits demographiques) est tres caracteristique: il s'accorde bien avec le passage de la realite historique d'un discours de l'identification (l'antisemitisme comrae instrument de la constitution du groupe ethnique, surtout quand on amalgame n'importe quel »etranger« au »juif«, ce qui est le cas pour les Italiens, les Allemands, les Frangais, les Anglais dans les textes antisemites slovenes, tout en s'appuyant sur une doxa produite peut-etre ä l'insu des acteurs bien par les etrangers dans les milieux etrangers, enfin, e'est bien la provenance obscourcisee des entites doxologiques qui leur garantie, tout en s'appuyant sur les effets de la verite qui autenfient le message moral16, une reception et une mise en circulation par les consommateurs/transmetteurs d'opinion. Sentiments exprimes par les ecrivants slovenes qui, en fin du compte, ne sont pas des superficialites ou des erreurs pures et simples, mais les instruments permettant ä leurs usagers ä ne pas se confronter aux problematiques transgressant les limites du domaine ethnique: en premier lieu, celles qui pourraient denoncer sa relativite, sa non-autonomie en l'inserrant parmi des phenomenes analogues dans le voisinage immediat et dans celui plus eloigne - tout cela mis ä part pour le moment, l'antijudai'sme et l'antisemitisme pourraient etre compris comme l'arriere-fond general de la construction des communautes chretiennes ainsi que des commuautes ethno-nationales. Drago B. Rotar Institutum Studiorum Humanitatis (ISH) Breg 12, Ljubljana, Slovenija e-mail: braco@ish.si 15 Vlado Valenčič, op. cit. 16 Cf. Vcronique Campion-Vincent & Jean-Bruno Renard, Legendes urbaines, rumeurs d'aiijowd’hui, Paris, Payot, 1993.