IMAGE ET COMMENTAIRE EN ANTHROPOLOGIE FILMIQUE CLAUDINE DE FRANCE* La question du commentaire des films ethnographiques, et plus généralement des films documentaires, préoccupe à juste titre la plupart des anthropologues cinéastes ainsi que bien des spectateurs de ce genre de films. Nombreux sont, en effet, les réalisateurs que s'interrogent sur le caractère nécessaire ou non du commentaire, sur sa fonction et sur sa forme, ses proportions au sein du film et, d'une manière plus générale, sur les rapports de diverses sortes qu'il entretient avec l'image. Ce que Je me propose d'exposer ici même concerne une recherche en cours sur ce thème, menée, sous ma direction, par l'équipe de la Formation de Recherches Cinématographiques (Université de Paris X-Nanterre), et dont je présenterai quelques résultats d'ordre essentiellement théorique. Un ouvrage est en préparation, qui se composera d'un texte et de vidéocassettes comprenant des extraits de films démonstratifs, certains déjà existants, d'autres réalisés par l'équipe dans le cadre de cette recherche. PROBLEMES DE STRUCTURE Image et commentaire. Les rapports entre image et commentaire ne sont, par bien des côtés, qu'une réplique des rapports entre le geste et la parole, l'action et la réflexion et, à ce titre, ils se situent au coeur des problèmes du développement des processus cognitifs et de l'acquisition du langage chez l'individu, comme de l'évolution de la culture au sein de l'humanité. Je ne puis que renvoyer aux travaux de Jean Piaget dans le premier cas (La Psychologie de l'intelligence), à ceux d'André Leroi-Gourhan dans le second (Le Geste et la parole). La cincmatographie ayant d'abord été muette, puisque le registre d'expression sonore était au départ refusé à l'image animée, on serait tenté d'établir un parallèle facile entre l'antériorité de l'image sur le commentaire au sein de l'évolution du film documentaire, et l'antériorité de l'action — du moins sensorimotrice — sur le langage au sein du développement psycho-cognitif de l'individu. Ce serait ne tenir aucun compte du fait selon lequel le cinéma est l'outil d'expression d'individus possesseurs du langage et chez lesquels, par conséquent, tout acte figuratif peut s'accompagner à chaque instant de la parole — fut-elle intériorisée dans ce que l'on appelle le «langage intérieur» — ou de l'écriture, chez les peuples de culture écrite tout au moins. Or, n'oublions pas que sur le plan * CLAUDINE DE FRANCE Université de Parts X Nanterre, 200 Avenue de la Republique 32001 Nan terre 40 Cedex, France de l'évolution des techniques d'expression, le cinéma fut précisément inventé par des peuples de culture écrite. Dès l'invention du cinéma existait done la possibilité d'accompagner l'image animée d'une trace écrite de la parole, sous forme de «cartons», le registre verbal n'étant pas fermé comme il l'est chez l'enfant la toute première année de son existence. Autrement dit, dès les débuts du cinéma, le commentaire est techniquement possible. Seule est impossible, jusqu'en 1930, l'ouverture du registre oral, c'est-à-dire la forme parlée du commentaire, intégrée à l'image. Car existent dès l'origine des formes externes à l'image, ou hors-film, les unes sous l'aspcct de traces écrites, telles que livres, articles, plaquettes, catalogues, etc.; les autres orales, telles que la projection d'images accompagnées d'une conférence semi-improvisée dont le discours ne laisse pas de trace, et dont on trouve encore de nos jours un exemple dans les conférences d'explorateurs paraethnologues de «Connaissance du monde» en France. Cette possibilité technique permanente d'un commentaire étant établie, il reste à sevoir si elle s'est accompagnée, dès le début, d'une concrétisation. La réponse est affirmative. Elle s'exprime en quelque sorte par une loi de coexistence de l'image et du commentaire: il n'y a jamais d'image — ou de film achevé — sans commentaire, sous quelque forme que ce soit. Et même lorsqu'un film semble dénué de tout commentaire oral ou écrit, existe en dernier recours le titre du film, forme ponctuelle et incontournable du commentaire, qui accompagne globalement l'ensemble des images. C'est pourquoi l'on peut parler à son propos de commentaire macro-thématique (wholistic theme commentary). Un film ne peut en effet se passer de titre. Même les tout premiers films Lumière en étaient pourvus: d'abord sur un catalogue séparé, puis intégrés au film sous forme de génériques (exemple' L'Arrivée du train en gare de la Ciotat). Plus proche de nous, je citerai l'exemple de Children playing under the rain de Timothy Asch (1974), film tourné chez les Yanomami, dont le commentaire se limite précisémnt au titre. Le titre du film remplit deux fonctions essentielles: — la première est distinctivc et de caractère négatif: elle permet en effet de distinguer un film de tous les autres (il s'agit d'une fonction proprement structurale); — la seconde fonction est qualificative et de caractère positif; elle permet d'identifier globalement l'action ou le thème concernés par les images du film: ce que ces dernières montrent, suggèrent ou cachent. Ces deux fonctions minimales du titre laissent entrevoir qu'à la possibilité technique du commentaire s'associe une nécessité fonctionnelle. Si la présence d'un commentaire est inévitable — meme réduite au titre — tout n'est plus qu'une question de rapports d'équilibre ou, plus généralement, de coordination entre 1' image et le commentaire, entre leurs fonctions d'information et de présentation respectives. Mais qu'existc-t-il de commun entre l'image et le commentaire, sur le plan de leurs fonctions d'information et de présentation, qui permette de les comparer et de dégager des rapports d'équilibre entre ces deux registres, en d'autres termes, de dégager une économie de leurs relations? 41 Parmi toutes les fonctions possibles de l'image et du commentaire, doux peuvent au moins être retenues, qui rendent ces deux registres comparables: ce sont les fonctions très générales de mémorisation et de sollicitation. J'en donnerai un bref aperçu. Selon que l'image et/ou le commentaire cherchent avant tout à tenir lieu, pour le spectateur, de «mémoire extériorisée^ {pour reprendre l'expression de Leroi-Gourhan) ou à capter et retenir l'attention de ce même spectateur, est privilégiée la fonction de mémorisation ou celle de sollicitation. Mais du même coup se développent, sur les plans visuel et verbal, deux stratégies de présentation de l'information, c'est-à-dire deux mises en scène opposées. La mise en scène de la mémorisation procède essentiellement par accumulation d'informations en vue de leur stockage. Tendant à constituer un véritable grenier d'images et de paroles, elle tire un parti extrême de îa loi d'encombrement selon laquelle, dans toute forme de présentation, «montrer une chose, c'est en montrer une autre simultanément» (je renvoie sur ce point à mes propres travaux in Cinéma et anthropologie). De plus, elle vise plus ou moins explicitement un spectateur analyste du film, en mesure de l'examiner indéfiniment grâce à des projections répétées. Appliquée au commentaire — et c'est ce qui nous intéresse directement — ccttc stratégie de mémorisation a pour résultat, sous sa forme la plus excessive, un flux quasi ininterrompu de paroles, ou de textes {sous-titres, cartons, etc.), bref, une surabondance verbale qui porte soit sur ce qui est montré sur l'image, soit sur ce qui est indirectement exprimé par cette dernière. C'est ce qu'illustrent des films désormais classiques tels que Sous les masques noirs de Marcel Griaule (1938) filmé chez les Dogon, Bougainville de Patrick O'Reilly (1934—1953) tourné aux Iles Salomon; ou encore Initiation à la danse des possédés de Jean Rouch (1948), enregistré chez les Songhay-Zarma du Niger. La mise en sccnc de la sollicitation, en revanche, procédé avant tout à un renforcement de la sélection de l'information en vue de séduire le spectateur éphémère d'une unique projection. Elle tire grand parti de la loi d'exclusion propre à toute forme de présentation selon laquelle «montrer une chose, c'est en cacher une autre simultanément» (pour ce qui est de cette loi mise en scène, je renvoie aux travaux de Xavier de France, Eléments de scénographie du cinéma). Appliquée au commentaire, cette stratégie de la sollicitation a pour résultat un désencombrement verbal, le commentaire étant réduit parfois au strict minimum, de manière à éviter les effets de redondance descriptive ou la surcharge d'expression symbolique. En fournit un exemple le film de Jean Rouch Un lion nommé l'Américain (Mali, 1968) qui fait suite à La Chasse au lion à l'arc, et dont le commentaire est tout à l'opposé par son économie verbale. Indépendamment de ses fonctions très générales de mémorisation et de sollicitation, le commentaire de films ethnographiques remplit des fonctions cognitives plus spécifiques, de caractère méthodologique, qui le mettent également en situation de comparaison avec l'image. En effet, tout comme l'image, et en la concurrençant, le commentaire constate et valorise comportements ou représentations mentales; dans le prolongement de ce que montre, suggère 42 ou cache l'image, et en la complétant, il explicite ou problcmatise fonctions, valeurs, structures et significations. Je ne m'étendrai pas davantage sur ce point, qui mériterait de trop longs développements. Je souhaiterais avant tout mettre l'accent sur ce qui rend le commentaire comparable à l'image sur le plan de la mise en scène du réel, autrement dit sur l'aspect «scénique» du commentaire, et qui permet de considérer que son étude relève, tout comme celle de l'image, des sciences de la présentation. Pour ce faire, une définition plus précise du commentaire est indispensable. Je ne donnerai pas de définition stricte du commentaire, qui risquerait de nous enfermer dans un impasse. Je préfère indiquer certaines fonctions de relation qui lui sont propres. Le commentaire assure une double fonction de relation, parce que se déployant toujours simultanément sur deux axes: — une première relation, manifeste et consciente, d'application à l'action concernée par le film, sur laquelle il exerce une réflexion quelconque par un processus d'intériorisation de cette même action qui tient lieu de matière abstraite; — une seconde relation, sous-jacente et plus ou moins consciente, de coopération entre le commentateur et le spectateur, ce dernier jouant, sans même le savoir, le rôle de contrecommentateur potentiel, c'est-à-dire d'inquisiteur escompté par le réalisateur du film. La coopération consiste en ce que le commentaire du film anticipe, par un processus d'extériorisation de la réflexion, les éventuelles interrogations du spectateur (contre-commentateur) relatives à l'action ou aux images de l'action: à ce qu'elles montrent, cachent ou suggèrent. Du fait de cette double relation, le commentaire est à tout instant l'amorce d'un dialogue plus ou moins avoué entre plusieurs commentateurs, l'un réel (émanant du film), les autres virtuels (émanant des spectateurs). Dans ce contexte, le titre du film, commentaire global, apparaît comme une coopération minimale entre le réalisateur et le spectateur, dont il faut dissiper les premiers doutes quant au contenu d'ensemble. Ainsi, dans l'évaluation d'un commentaire doivent toujours être pris en compte deux types de relations simultanées: — l'une entre le commentateur (qui commente?) et la «matière» de sa réflexion, c'est-à-dire l'action concernée par l'image (le quoi commenté); — l'autre entre le commentateur et son spectateur contre-commentateur potentiel (pour qui commenter?) dont il anticipe les interrogations. Le commentateur est de ce fait soumis à une double contrainte: satisfaire un destinataire dont les préoccupations sont variables, et éclairer une action elle-même médiatisée par l'image. Cette médiatisation est d'une grande importance. En effet, la matière sur laquelle le commentateur exerce sa réflexion — l'action — est elle-même mise en scène par l'image. Le commentateur se trouve donc dès l'origine en situation de concurrence avec l'image, et spontanément conduit à développer une mise en scène propre de l'action, que je qualifierai de suvra mise en scène verbale. Celle-ci tend à se superposer à la mise en scène de l'image, dont elle révèle les ambivalences, élimine ou accentue les ambiguïtés, en dissipant les incertitudes du specttateur ou en suscitant ses interrogations. 43 Les deux mises en scène, iconique et verbale, entrent dans des relations fonctionnelles de coordination informative allant de la concurrence pure et simple, autrement dit de la redondance, à la complémentarité, selon que le commentaire se propose d'être une présentation verbale du sensible en évoquant par la parole ce que montre, masque ou exclut du champ filmique l'image (montrable non montré); ou qu'il s'applique au non sensible qu'exprime ou suggère l'image sans pouvoir le montrer (non montrable). C'est la raison pour laquelle les fonctions de présentation du commentaire peuvent être étudiées à l'aide des catégories d'analyse de la mise en scène (ou catégories «scénographiques») élaborées en vue de l'étude de l'image. Il existe bien un terrain de comparaison entre ces deux grands registres de la présentation que sont l'image et le verbe qui l'accompagne. Tout comme l'image, mais par le biais de l'évocation, le commentaire montre, cache, souligne, estompe, suggère, etc. La double mise en scène de l'image et du commentaire est d'autant plus frappante que le commentaire se veut descriptif. On est alors en présence d'une double description de l'action, la mise en scène de l'image et celle, parallèle, du commentaire, rivalisant pour le partage d'un même territoire informatif. C'est ce que met bien en évidence l'étude de films ethnographiques tels que Initiation à la danse des possédés, Bougainville ou La Chasse au lion à l'arc. Mais, ainsi que j'ai tenté de le démontrer à diverses reprises, même dans les cas les plus flagrants de double description iconique et verbale, la coïncidence informative entre les deux registres de présentation n'est jamais absolue, la mise en scène de l'image et celle du commentaire se servant mutuellement de tremplin (je renvoie dans ce cas précis, à mon article -«Le Destinataire du rite et sa mise en scène dans le film ethnographique»-). Par ailleurs l'image, inépuisable, déborde toujours le commentaire sur le plan de la mise en scène, par ce qu'elle estompe (objets au second plan, à l'arrière-plan, dans la pénombre ou dans le flou), et dont ne peut venir à bout le commentaire. De son côté, le commentaire déborde l'image par ce qu'il suggère et que ne montre pas l'image, en raison du caractère invisible ou abstrait de ce qui est suggéré par la parole, et dont l'exemple le plus simple est l'identification des personnes, humaines ou divines. C'est ce dont témoignent notamment la plupart des commentaires de rituels (voir à ce propos Bougainville). Le film ethnographique offre une vaste gamme de mises en scène possibles de commentaires et constitue une sorte de microcosme diachronique des rapports entre l'image et le commentaire. Toutefois, la tendance informative et réaliste prédominant en cinéma ethnographique, certaines mises en scène plus expérimentales lui sont interdites, en vertu de la loi de présentation suivante: en cinéma ethnographique le commentaire est audible ou n'est pas. De ce fait, le commentaire est le seul registre du film nécessairement souligné. Le commentaire, registre autonome Bien que son existence même dépende de celle de l'image, le commen-44 taire peut être étudié pour lui-même, car il constitue un registre autonome. En effet; à diverses mises en scène de l'image peut corresponderé un même commentaire, et inversement, à une môme mise en scène de l'image peuvent correspondre de multiples commentaires, comme le prouvent maints exemples. Je citerai le cas, désormais classique, du film de Chris Marker Lettre de Sibérie (1958) dont l'une des séquences propose plusieurs commentaires successifs, d'orientations idéologiques différentes, pour la même succession d'images montrant une scène de rue d'une ville sibérienne. Témoigne également de l'autonomie du commentaire le fait que son destinataire ne correspond pas nécessairement à celui de l'image et du film tout entier. Tel est notamment le cas lorsque le commentaire émane de l'une des personnes filmées et qu'il porte immédiatement sur l'action filmée et non sur l'image. Le commentaire prendra par exemple la forme d'un entretien enregistré au magnétophone au cours d'une libre conversation antérieure au tournage, utilisé par la suite comme commentaire post-synchronisé des images. C'est ce qu'illustre Un indien ordinaire d'Yvonne et Michel Lefebvre (1971), consacré aux problèmes quotidiens d'un jeune couple de l'Assam. Ainsi que je l'ai laissé entendre tout commentaire est le lieu d'expression d'une méthode d'investigation du réel (aspect méthodologique) et d'une mise en scène du réel (aspect scéniquc). Mais il est également le lieu d'exposition d'une action filmée qu'il décrit ou narre, et le témoin d'une participation ou d'une absence de participation du commentateur à cette action. Aussi peut-on parler d'un aspect «scénarique» du commentaire (relatif au scénario). Ces trois aspects (méthodologique, scénique et scénarique) ont des effets tantôt convergents, tantôt divergents. Les possibilités de divergence légitiment précisément la dissociation de ces trois aspects au plan de l'analyse. C'est ainsi que l'auteur du commentaire peut apparaître sur la scène du montré (présence «scénique» sur l'image), même s'il s'agit d'une brève apparition, sans etre pour autant agent participant de l'action filmée (non participation ^scénarique»)- Un exemple: Marcel Griaule, auteur principal du commentaire de Sous les masques noirs, apparaît sur l'image, bien que n'étant pas agent de l'action filmée, dont les protagonistes sont les Dogon. On observe également des cas de divergence entre l'aspect méthodologique et l'aspect scénique du commentaire lorsque, par exemple, le commentaire présenté au spectateur revêt les apparences d'un monologue de la personne filmée (scénique) alors qu'il a été obtenu au cours d'un entretien semi-directif avec le cinéaste (méthodologique). Tel est le cas du commentaire de l'héroïne de Salamou 1969 (Nicole Echard) consacré aux travaux hebdomadaires d'une jeune potière haoussa du Niger. PROBLEMES D'EVOLUTION Evolution du commentaire et contraintes instrumentales Si, abandonnant provisoirement les questions de structure, on aborde celles de l'évolution du commentaire et de ses tendences, on constate que les contraintes de l'instrumentation jouent un rôle considérable dans cette évolution. On ne peut en effet dresser une typologie des 45 commentaires, à partir de la mise en évidence de leurs traits dominants, sans tenir compte de critères d'ordre technologique marquant leur appartenance à un stade particulier de l'instrumentation audiovisuelle. Trois stades doivent être retenus: l'enregistrement muet; l'image post-synchronisée; l'image et le son synchrones. Se manifestent ainsi clairement les raisons pour lesquelles certains films ont joué un rôle considérable d'innovation dans l'histoire du cinéma documentaire — voire du cinéma en général — par la manière originale dont ils ont exploité, quant au rapport entre l'image et le commentaire, une découverte technologique (par exemple l'enregistrement synchrone dans Chronique d'un été de Jean Rouch et Edgar Morin, 1961) ou une technique devenue classique (par exemple l'enregistrement différé et la post-synchronisation du son dans Moi, un noir de Jean Rouch, 1957). Si l'on examine de près l'évolution du film ethnographique et du documentaire de reportage, ce dernier antérieurement puis postérieurement à la naissance de la télévision, on constate que l'image et le commentaire évoluent de pair, se transformant ensemble, tous deux soumis aux contraintes et aux possibilités techniques de l'instrumentation audiovisuelle. Toutefois les progrès de l'instrumentation ayant essentiellement affecté les techniques d'enregistrement visuelles et sonores, l'évolution du commentaire demeure en dernière analyse indirectement dépendante de celle de l'image. C'est ce dont témoignent par exemple les bouleversements apportés, au début des années 1960, par l'introduction de l'enregistrement synchrone de l'image et du son: les personnes filmées jusque là muettes, comme dans Bougainville, ou parlant en différé devant l'image d'ellesmêmes, comme dans Moi, un noir, ont pu s'exprimer simultanément sur l'image par le geste et la parole. De là est venue la transformation progressive du commentaire, lequel, d'extérieur à la scène d'action des personnes filmées et différé, s'est mué en commentaire immédiat émanant des personnes filmées, interne à la scène de l'action. On pourrait se demander si les effets qu'exerce indirectement l'instrumentation sur la mise en scène du commentaire affectent également sa fonction informative ou cognitive. Il semble que la réponse soit positive, bien que l'influence de l'instrumentation sur la fonction cognitive du commentaire soit à bien des égards plus différée, indirecte et diffuse que celle qu'elle exerce sur sa mise en scène. Quoi qu'il en soit, on observe, lorsqu'est introduite une innovation technique, que l'ouverture de certains registres de la présentation (par exemple la parole) à des participants du film qui en étaient jusque là privés (par exemple les personnes filmées) étand par transfert l'ensemble des fonctions de commentateur (constater, expliquer, évaluer, former, etc.) à d'autres participants. Plus intéressant encore: au-delà du simple transfert de fonctions — ou en raison même de ce transfert — s'observe parfois, à la faveur d'un bouleversement technique, l'apparition de nouvelles fonctions méthodologiques du commentaire. C'est ainsi que s'est progressivement développée, dans les années 60—70, la fonction «problématique» du commentaire, consistant à formuler questions et hypothèses. Cette nouvelle fonction s'est développée 46 sous la double impulsion scéniquc intermédiaire: — d'un transfert du rôle de commentateur, du cinéaste (le «montreur») aux personnes filmées (les «êtres montrés»); — d'un passage de la forme monologuée à la forme dialoguée. C'est ce qu'illustre avec éclat Chronique d'un été. Une loi d'évolution du commentaire peut être déjà formulée, qui s'apparente par bien des côtés à la loi de récapitulation des stades chez l'enfant, découverte par Jean Piaget au cours de ses travaux en psychologie du développement cognitif, ainsi qu'aux processus de remaniement de l'ensemble des moyens d'expression de l'humanité lorsqu'interviennent des boulevarsements technologiques, processus mis en évidence par André Leroi-Gourhan dans Le geste et la parole. Concernant une transformation des structures de la présentation, dont la présentation filmique n'est qu'un cas particulier, cette loi pourrait être qualifiée de «régression provisoire et de redistribution des registres de la présentation». En effet, lorsque s'ouvre, grâce à un progrès de l'instrumentation, un nouveau registre de la présentation, se crée tout d'abord un déséquilibre au sein de la structure des registres jusque là disponibles, le nouveau venu tendant à s'imposer et à dominer l'expression, cependant que les anciens registres sont provisoirement inhibés. Puis s'instaure progressivement un nouvel équilibre: les anciens registres réapparaissent aux côtés du nouveau et les rôles se redistribuent de manière souple et variable entre chacun d'eux. La présentation tend alors à devenir polymorphe. Mais il aura fallu, pendant que s'opérait l'assimilation du nouveau registre, réapprendre l'usage de chaque registre sous des formes nouvelles. Ce mécanisme a pu être observé à propos du commentaire de film chaque fois que se transformait brusquement l'instrumentation (passage du muet au post-synchronisé; du post-synchronisé au synchrone). C'est ainsi que dans les toutes dernières années de l'enregistrement sonore post-synchronisé en cinéma documentaire (années 1950), le commentaire revêt des formes extrêmement variées et sophistiquées, par exemple dans les films français de Georges Franju, Chris Marker, Alain Resnais, Agnès Varda. Or, l'apparition en i960 de l'enregistrement sonore synchrone va provisoirement refouler ces formes complexes de commentaire extérieur et savant, au profit d'un commentaire spontané, émanant des personnes filmées elles-mêmes, et le plus souvent recueilli au cours d'entretiens filmés (années 1960 et début des années 1970). Mais progressivement réapparaîtront les formes plus anciennes de commentaire au sein de combinaisons nouvelles, de plus en plus savantes, entre tous les registres, anciens et nouveaux, rappelant ainsi la situation polymorphe des dernières années de l'enregistrement post-synchronisé. Un nouvel équilibre s'est créé entre les registres, dont les films documentaires des années 1970—80 sont l'illustration. Je citerai en exemple deux films récents: Les Chemins de la soie de Marc-Henri Piault (1988), consacré à l'évocation elh no-historique des manufactures de production de la soie dans les Cévennes, et Classi/ied people de Yolande Zauberman (1987), traitant de l'apartheid en Afrique du Sud. 47 Tendances Pour ce qui est des tendances les plus remarquables de l'évolution du commentaire, elles peuvent être envisagées sous le triple aspect du méthodologique, du scénique et du scénarique. Dans l'attente d'une plus vaste synthèse, qui démêle les rapports d'implication existant entre ces trois aspects du commentaire, j'esquisserai brièvement quelques filiations. Sur le plan méthodologique, le commentaire évolue grosso modo de la manière suivante: le commentateur est à l'origine observateur, individuel, non participatif; son commentaire est monographique, prémédite, affirmatif; il porte sur le contenu observé, observable ou explicable de l'image et s'adresse essentiellement au spectateur du film. Tel est le cas entre 1930 et i960. En raison des innovations techniques successives, le commentateur deviendra progressivement un être observé ou un observateur participatif, impliqué dans une intéraction stimulatrice, engagé en coulisse ou sur scène par l'interview, la conversation, la discussion, etc. Son commentaire deviendra à son tour semi-improvisé, voire totalement improvisé, souvent problématique (interrogatif et dubitatif) et comparatif. Il portera non seulement sur le contenu montre ou exprimé par les images, mais aussi sur la relation d'observation avec les êtres filmés, c'est-à-dire sur la méthode employée, l'enquêteur-cinéaste lui-même se mettant en question. Sur le plan scénique, le trait peut-être le plus significatif est le cumul progressif des rôles du commentateur. A l'origine, il est simple auteur ou co-auteur caché du commentaire (années 1930); puis il est aussi commentateur-parleur, car il prête sa voix au commentaire, parfois même montreur-filmeur, c'est-à-dire réalisateur et caméraman (années 1950); enfin il est montré sur l'image par intermittence ou en permanence {années 1960—70—80). Autrement dit le commentateur, à l'origine extérieur à la scène centrale du film (voix off), s'y intègre peu à peu sous une forme ou sous une autre. Son commentaire d'abord monologué, adopte de plus en plus le ton de l'improvisation, ou s'insère dans un dialogue filmé. C'est dire que de différé (antérieur ou postérieur à l'action filmée) il devient dans bien des cas immédiat (contemporain de l'action filmée), et s'adressant aux autres personnes filmées tout autant qu'au spectateur. Sur le plan scénarique enfin, ou plan de l'exposition de l'action filmée par le commentaire et de l'implication du commentateur dans cette action, un trait d'évolution ressort nettement: le renversement de la dominante descriptive, impersonnelle, anonyme au profit de la dominante narrative, personnelle. Le commentateur, de savant devient conteur: Jean Rouch a montré 1a voie en ce domaine. D'une manière générale, si l'on tient compte des trois aspects méthodologique, scénique et scénarique du commentarie, son évolution exprime la tendance, chez l'auteur du film, à déléguer progressivement ses pouvoirs d'information, tels que les véhicule la parole, aux êtres qu'il observe et montre. Et lorsqu'il ne se dépossède pas du commentaire, en tant que parleur, il sacrifie à la fonction rhétorique de sollicitation en usant de la narration. Enfin, acceptant d'être confronté à d'autres commentateurs que lui au sein du même film, 48 l'auteur du film abandonne l'extériorité scénique, anonyme et con- fortable clu commentateur classique en voix off, et s'expose de plus en plus sur la scène du montré, dévoilant les coulisses de son observation, dont il relativise ainsi les résultats. II semble que se dessine une nouvelle étape dans l'évolution du commentaire, marquée sur le plan méthodologique par une délégation des pouvoirs informâtes du commentateur, non plus seulement aux personnes filmées, mais également au spectateur, qu'il soit ou non analyste de l'image. Depuis le début des années 1980, en effet, des innovations techniques dues à l'association de l'informatique et de la vidéographic (couplage de l'ordinateur et des dispositifs de montage) ont été introduites au sein, non plus des instruments d'enregistrement, mais des instruments de montage des images. Ainsi deviendrait-il possible de dissocier totalement, non seulement les divers registres de la présentation concernés par un film (images, paroles, musique, sons non verbaux, etc.), mais aussi les divers éléments propres à chaque registre (fragments de plan, plans, séquences; gestes, opérations, phases de l'action filmée) et de les multiplier à l'infini. Il en résulterait la possibilité pour chaque spectateur de concevoir des commentaires optionnels a postèfiori, fondés sur la libre association de multiples commentâmes à de multiples images, et sur la conservation de ces variantes. Serait par là même offerte la possibilité de confronter indéfiniment, à partir de l'observation différée, commentaires entre eux, images entre elles, commentaires et images librement associés. Sans doute peut-on voir dans cette évolution l'expression d'une attitude épistémique relativiste plus ou moins consciente. De ce point de vue l'évolution du commentaire ne ferait que s'inscrire dans un courant plus général de la mentalité scientifique contemporaine. Claudirn.* dc France SLIKA IN KOMENTAR V VIZUALNI ANTROPOLOGIJI 2 vprašanjem komentarja k etnološkim filmom in dokumentarnim filmom nasploh se ukvarjajo vizualni antropologi in gledalci tega žanra. Številni ustvarjalci se sprašujejo, ali je komentar sploh potreben, kakšni naj bodo njegov namen, oblika in obseg in razmišljajo o različnih razmerjih med komentarjem in sliko. V prispevku govorim o raziskavi tega problema, ki jo pod mojim vodstvom opravljamo s skupino za kinematografske raziskave pri Univerzi Pariš X v Nanterru. Predstaviti želim nekaj teoretičnih izsledkov. Pripravljamo tudi knjigo s kaseto, na katei bodo posneti poučni primeri že obstoječiii dokumentarnih filmov, nekatere pa bomo posneli tudi sami v okviru naše raziskave. 49