Filozofski vestnik Letnik/Volume XXIII • Številka/Number 2 • 2002 • 191-204 L'INVENTION DE L'HOMME TRANSGÉNIQUE ET TRANSGENRE DANS L'ART DE LA FIN DU XXE SIÈCLE BERNARD LAFARGUE "Et tous, ils changent le monde." Harald Szeemann, Biennale de Lyon, 1993. L'art, tout comme la philosophie, ne vaudrait pas une heure de peine s'il ne servait à changer la vie. Non pas changer pour changer, mais pour embellir. Non pas embellir pour décorer, comme un tableau peut en effet réchauffer un salon tristounet, ou un philosophe télégénique animer un plateau-télé ennuyeux. Embellir pour rendre la vie plus belle, c'est-à-dire plus libre. Non, l 'art et la philosophie ne vaudraient pas une heure de peine s'ils ne poursui- vaient la mission libératrice qui émane de leur essence. Comme l'art est phi- losophique, la philosophie est artistique. Bien sûr, il y a des degrés dans la hiérarchie. Il y a des œuvres d 'art plus ou moins philosophiques et des philo- sophes plus ou moins artistes. Mais, dans les deux cas, on reconnaît les chefs- d 'œuvre à leur double excellence: éminemment philosophiques parce que éminemment artistiques et vice versa. Si la philosophie s'est tellement fâchée des prétentions de l'art, c'est que, le texte platonicien le dit sans cesse malgré lui, l 'art et la philosophie sont sœurs jumelles. Ut ars philosophia donc; en précisant toutefois que l 'art est la sœur aînée, prométhéenne, et la philoso- phie la sœur cadette, épiméthéenne, la chouette de Minerve. Dans cette perspective, l'histoire de l'art apparaît comme celle d 'une prodigieuse "forgerie" de formes symboliques qui "artialisent" l'histoire, infi- nie, de la liberté humaine. Si une religion peut rendre ses fidèles intégristes et iconoclastes, il n'est d 'ar t que d 'une liberté s'adressant à une autre liberté pour étendre sa liberté. Nous invitant à des voyages métaphysiques multiples et, à chaque fois d i f fé ren t s , les oeuvres d ' a r t nous dépaysent, nous "transculturalisent" et rendent nos vies plus intéressantes que l'art lui-même. Après avoir établi comment le propre de l'art est de rendre l 'homme toujours plus libre et donc toujours plus humain, je m'attacherai ici à montrer com- ment certaines œuvres-phares du XXe siècle artisalisent un devenir transgé- 233 BERNARD LAFARGUE nique et transgenre du monde, un nouveau "plateau humain" pour parler comme Harald Szeemann. De la liberté de l'art à l'art de la liberté La faille de la censure est de mettre en évidence ce qu'elle veut faire disparaître. De Platon qui, en philosophe roi, bannit de sa cité juste l'art illu- sionniste d 'Homère ou de Parrhasios à Hitler qui, en Fùhrer de l'état alle- mand, brûle l'art dégénéré des expressionnistes, cubistes et surréalistes, le censeur montre malgré lui que l 'art met en oeuvre ce que, d'après Mille Pla- teaux, j'appellerai Le Devenir-Libre des individus. De Platon à Hitler, en effet, la raison de la censure est toujours la même: l 'art est dangereux car il est "érotique et subversif." Érotique, car le premier but de l 'oeuvre d 'art est de plaire en émouvant. Pour plaire en émouvant, l 'oeuvre met en branle ce que Platon nomme: "le mauvais élément" de l 'homme, Yépitumia, qui se trouve dans la partie inférieure du corps: le ventre. Nos désirs alogistikoi, épitumétikoi, tumoeidoi, les plus irrationnels, les plus illégaux, les plus immoraux, les plus bestiaux, se réalisent dans le plaisir esthétique. Comment? L'expérience es- thétique est une expérience érotique particulière, dans laquelle nous mimons, par tout notre être psycho-somatique le plus idiosyncrasique, les affects évo- qués par l'œuvre d'art. C'est une mimésis seconde, une feinte passion, un érotisme pervers en somme, nous permettant d'éprouver des pathoi extrêmes qui dans la vie nous seraient insupportables. Subversif car le second but de l'oeuvre d'art est d'enseigner. Non pas comme un maître d'école ou un prê- tre un savoir, mais subtilement, insidieusement même, un art de vivre, en nous faisant pénétrer dans un monde ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre que celui dans lequel nous vivons et à partir duquel désormais nous jaugeons notre existence. L'amateur d 'art en vient ainsi à considérer que sa vie est une forme de vie parmi d'autres, qu'elle lui convient plus ou moins bien, qu'il peut la changer, choisir un autre rôle, le jouer autrement, bref qu'il est libre de choisir sa destinée. Comment le philosophe-roi, qui fondait la pé- rennité de sa cité juste sur le fait que chacun reste à sa place pour accomplir la tâche qui correspond à sa classe, de fer, d 'or ou d'argent, aurait-il pu favoriser un tel art? Toutefois, si Platon est le premier à percevoir l'érotisme subversif de l'art, le misonéisme, qu'il partage avec tous les philosophes de l'antiquité, l'em- pêche d'approfondir son analyse de l'essence libératrice de l'art. Il faudra attendre Hegel pour que le temps ne soit plus considéré comme un élément de corruption qui nous éloigne du Vrai, du Beau et du Bien, mais comme ce en quoi et par quoi l'Esprit, Dieu, l'Absolu ou La Raison se réalise. 234 L' INVENTION DE L 'HOMME TRANSGÉNIQUE ET TRANSGENRE DANS L'ARTE DE LA FIN DU X X E SIÈCLE Fra Angelico, Annonciation du Prado ( 1430-32) Dans cette perspective, l'histoire de l'art apparaît comme une invention con- tinue de formes symboliques qui expriment les progrès, qualitatifs et quanti- tatifs, de l'Esprit prenant conscience de lui-même comme liberté. Ainsi, de la pyramide-tombeau égyptienne dont le sommet unique dit que seul le pha- raon est libre, au temple grec dont les colonnes soutiennent l'architrave comme les citoyens libres la cité démocratique, les changements architectu- raux témoignent de cette évolution. On peut observer la même loi dans tous les autre arts, des Colosses Memnon, pétrifiés dans leur éternité, aux Esclaves si libres de Michel-Ange, des fresques sacrées de la chambre du Pharaon à la Joconde inconnue de Léonard, de l 'épopée homérique aux romans libertins du début du 18e siècle. De plus, ajoute Hegel, le mode d'expression artisti- que devance le religieux et le philosophique. Nous ne suivrons pas plus loin le philosophe de l'Esprit Absolu qui voit dans cette antériorité la raison de la limitation et de la mort de l'art. Au contraire, nous y décelons le signe de sa préséance prométhéenne. Avec la tradition romantique, reprise tant par l'école de Francfort que par Francastel et Panofsky, nous pensons que le propre de la création artistique est justement de devancer le politique, le culturel et le philosophique. Kandinsky est celui qui a formulé le plus clairement cette loi en utilisant la parabole du triangle. Au sommet, le créateur, sorte de phare et albatros baudelairien, crée une oeuvre-idiolecte. Si celle-ci est géniale, c'est- à-dire, si elle exprime, tel un sismographe, les appétitions de L'Esprit du temps, pour parler comme un Leibniz relu par Hegel, elle génère un style qui peu à peu devient la langue de tout le triangle, tandis qu 'un nouvel artiste réalise une nouvelle oeuvre-idiolecte, toujours plus libre, qui deviendra un nouveau style, etc...Ainsi, de déconfigurations en reconfigurations, progresse le trian- 23.5 BERNARD LAFARGUE gle de l'art artialisant "le plateau de l 'humanité" vers toujours plus de liberté. Ou, pour le dire avec les mots si forts d 'Harald Szeemann: "A eux tous, ils changent le monde" ( Biennale de Lyon, 1993). J'illustrerai cette thèse en montrant comment certaines œuvres-phares de ces dernières décennies figurent un homme transgénique et transgenre. L'invention de l'homme transgénique et transgenre du IHe millénaire dans l'art de la fin du XXe siècle Bien des œuvres d 'art istes du vingtième siècle, j e pense ici plus p a r t i c u l i è r e m e n t à L'Etude docu- mentais la tête de Méduse (Musée Sammlung Ludwig, Aix La Chapelle, 1978) d 'Or l an , à la série des Sex Pictures (1992) de Cindy Sherman, où à Grzech Pierworodny - Le péché originel (installation-vidéo-performance, Ga- lerie Zderzak, Cracovie, Mars 1994) d'Alicia Zébrowska,1 signent la mort pornographique des mères. La gros- sesse, loin d'être un état euphorique, soit selon saint Luc (Luc, 1.6-38) relu par Michel Tournier (Le roi des Aul- nes), "christophorique," devient un handicap. Quant à l 'accouchement, ce n'est plus un heureux événement, mais, ainsi que l'avait décrit Huxley dans Le meilleur des mondes, une bar- barie scatologique et pornographi- que reléguée dans les cabinets de cu- riosités des temps anciens. L'ave du Gabriel enjôleur n'est plus une bénédic- tion, mais une malédiction. Lajolie Marie dans sa crèche devient une cruche qu'il faut déniaiser. En mon(s)trant leur con dégoulinant de sang (Orlan), couvert de pustules et accouchant d 'une poupée barbie (Alicia Zébrowska) 1 Pour une analyse plus précise de ces œuvres, cf. mon livre : Quatrefameux cons, Eurédit, 2000. La fin pornographique des meres Cindy Sherman, Untitled 187 (1989) 236 L' INVENTION DE L 'HOMME TRANSGÉNIQUE ET TRANSGENRE DANS I.'ARTE DE LA FIN DU X X E SIÈCLE m ê k . • m Alicia Zebrowska, Grzech Pienvorodny (1994) ou d'étrons noirâtres ( Untitled 126, Cindy Sherman), ces trois artistes annon- cent que les femmes ne veulent plus être les poupées de Dieu, son glorieux vase d'élection ni son cordon ombilical, dussent-elles y perdre nombre de prérogat ives . Ces trois œuvres d 'Or l an , Zebrowska et Sherman sont esthéthiquement dégueulasses car elles closent la légende dorée des mères immaculées et des saintes familles de l'Annonciation selon saint Luc. "Dé- gueulasse" est la catégorie "esthéthique" qui exprime le mieux la spécificité de la nausée existentiale produite par la vision de nos racines sexuelles ainsi pornographiées en vieux baigneurs tronqués, dispersés et obsolètes. L'homme défait par l'hainamoration des mères Même dans Le meilleur des mondes ou Blade Runer, le remplacement des mères par des incubateurs artificiels ne va pas de soi. L 'homme descend d 'un sexe divin et d 'un matrice immaculée depuis si longtemps qu'il a peur que le ciel des mères "hainamorées"2 en erinyes ne lui tombe sur la tête s'il fait les enfants de manière plus rationnelle. Beaucoup d'œuvres manifestement mons- trueuses de ces dernières années témoignent de l'angoisse provoquée par ces nouveaux Foster qui créent des êtres vivants par clonage, hybridation et transgénisme, et nourrie il est vrai, par trop de Tchernobyl nucléaires, ali- mentaires, pharmaceutiques et autres trafics d'organes. 2 Selon le bon mot de Lacan dans le séminaire Encore qu'il consacre à la jouissance féminine. 237 BERNARD LAFARGUE J'en repérerai ici quatre types paradigmatiques: a. Les monstres siamois des frères Chapman: entre monstres dégénératifs, mutants et réservoirs d'organes C o m m e Paul McCarty et Cindy Sherman, Dinos et Jake Chapman ont une prédilection pour les mannequins en résine ou fibre de verre peint, kitsch et monstrueux; plus particulière- ment les groupes de jeunes sia- mois. Liés en diverses parties du corps, ils se présentent comme de jeunes lurons espiègles, dé- pourvus d'organes sexuels dans les zones habituelles, mais en re- vanche outillés de nez en forme de pénis en érection ou de bou- ches en forme d'anus ou de va- gins grands ouverts, qui bati- follent dans des jardins peuplés de plantes transgéniques. S'agit- il d 'enfants ayant subi de mons- trueuses déformat ions provo- quées par la pollution, la nour- riture ou les médicaments? De monstres échappés du labora- toire d 'un savant fou? D'extrater- restres? De mutants en quête de nouvelles formes de sexualité? De groupes d'androïdes inférieurs créés comme réservoirs d'organes pour mettre fin aux scandaleuses ventes d 'organes et de sang où sont contraints aujourd 'hui bien des pauvres des pays en voie de développement? Même si Les jeunes sculpteurs anglais s'inspirent souvent très manifestement des horreurs de la guerre selon Goya, ils laissent délibéré- ment la porte ouverte à toutes ces interprétations... comme pour nous inviter à choisir une mutation de toute façon inéluctable.3 3 II en est de même de la plupart des œuvres des jeunes artistes anglais de la collection Charles Saatchi présentées à La Royal Académy of arts, London lors de l 'exposition Sen- sation (18 Septembre-28 Décembre 1997). Cf. Le catalogue: Sensation, YoungBritish Artists from Saatchi Collection, British Library,1998. Dinos et Jake Chapman, Mutant ( 1997) 238 L' INVENTION DE L 'HOMME TRANSGÉNIQUE ET TRANSGENRE DANS I.'ARTE DE LA FIN DU X X E SIÈCLE b. Les chimères de Thomas Grûnfeld, Paul Finnegan ou Marc Quinn Les chimères ne sont plus ces grylles fantastiques que les héros grecs passaient leur temps à combattre, ni ces extraterrestres hybrides qui peuplent les romans et films de science- fiction, ce sont aujourd 'hui des êtres transgéniques bien réels, mi-caille mi poulet, mi-singe mi- méduse, mi-homme...etc.. . que les biologistes fabriquent dans leur laboratoire dans des buts dits "humanitaires." Ce sont ces chimères que Thomas Grûnfeld nous présente comme des hybri- des empaillés, mélancoliques et merveilleux, dans leur cage de verre de cabinets de curiosités sous le nom de Misfit que j e tra- duirai par "manqués," comme ces "actes manqués" quant au but conscient , mais parfai te- ment réussis dans leur masque même quant au but inconscient, si bien dé- cryptés par Freud. Il en est de même des monstres anthropomorphes nar- quois mixed média en chaussures de Paul Finnegan qui semblent échappés d 'une planète transgénique de La Guerre des étoiles. Quant au bel autoportrait en huit larmes de verre argenté de Marc Quinn, c'est plutôt du Terminator- Protée en métal liquide T 1000 réalisé par Robert Muren dans le film de James Cameron qu'il s'inspire. Toutefois, on ne sait s'il est en passe de se refaire, de se défaire, ou de se métamorphoser. c. Les doux visages imparfaits d'Aziz § Cucher Comme les chimères-misfit de Thomas Grûnfeld, les portraits d'Aziz § Cucher sont des visages imparfaits. Imparfaits au sens où, selon la célèbre définition qu'Aristote donne de la perfection grecque -to tieneinai-, ils ne réali- sent pas la forme -eidos- à laquelle ils étaient destinés. Pour les Grecs en effet, un visage peut-être imparfait de deux manières: soit il n'est pas parvenu à sa maturité, c'est le cas de l 'éphèbe dont les traits sont encore indéterminés, soit il l'a dépassée, c'est le cas du vieillard dont les traits se défont. Dans les por- traits numérisés d'Aziz § Cucher, nous sommes confrontés à des visages im- parfaits de nature, irrémédiablement arrêtés dans leur télos. Ces visages, sans yeux ni bouche, qui paraissent hériter d 'un défaut des quatre causes aristoté- Thomas Grûnfeld, Misfit IV ( 1989-90) 239 BERNARD LAFARGUE liciennes, se présentent comme des victimes innocentes, douces et impuissantes, offertes en sacrifice aussi bien aux expériences d 'un Pygmalion de laboratoire qu ' à une croyance absurde, la croyance que les Voies de La Nature font bien les choses, divinement... d.Les trop beauxformolariums de Damien Hirst Les plus célèbres œuvres de Damien Hirst sont de beaux aqua- riums sertis d 'un pvc blanc écla- tant et remplis de formol bleu, vert ou orangé, dans lequel flottent des animaux morts, parfois entiers, parfois en morceaux, parfois en séries. Venus des cages de verre des biologistes, mais aussi des châsses de saintes reliques, des ca- binets de curiosités, des coffrets de solitaires, ou bien encore de ces sarcopha- ges de verre où on exhibe aussi bien les corps embaumés des héros du Peu- ple4 que ceux cryogénisés de riches américains en manque d'ancêtres, et re- Aziz § Cucher, Dystopia (1994) Damien Hirst, Away from the Flock (1994) 4 À vrai dire, aujourd'hui , le Grand Timonier est le dernier Grand Héros à être exposé dans un sarcophage de verre, dans le mausolée de la place Tien An Men; et chaque jour , des milliers de personnes viennent le couvrir de fleurs, comme une relique, une idole. 240 L' INVENTION DE L 'HOMME TRANSGÉNIQUE ET TRANSGENRE DANS I.'ARTE DE LA FIN DU X X E SIÈCLE vus à travers les aquariums kitsch de j e f f Koons où flottent, dans un parfait équilibre, des ballons de basket, les formolariums de l'instigateur de Freezé' suscitent un faisceau de fantasmes ambivalents dont l'ombilic me paraît être l 'image de la mort que nous donnons si naturellement à nos frères animaux non seulement pour nous nourrir mais aussi pour nous guérir de ce que Hei- degger désigne comme "l'avoir-à-mourir du dasein." Exposés les uns à côtés des autres, les trop beaux formolarium de poissons, vache, veau, porcs méca- niques, requin tigre, ou mouton blanc aux museau et pattes noirs, apparais- sent comme de précieuses reliques de saints cobayes offerts à la vénération ou à la réflexion du spectateur comme autant de stations d 'un nouveau che- min de croix menant à la vie éternelle ou à la mort de l 'homme transgénique. Le corps refait de l'homme transgénique et transgenre À côté de ces artistes en proie à l 'hainamoration des mères, beaucoup d'autres créent des œuvres qui, prenant acte de la mort de l 'homme annon- cée par Nietzsche et Foucault, dessinent le nouveau visage de l 'homme, non pas posthumain, comme le disent beaucoup trop de critiques encore trop pieux, mais post-chrétien. Je repérerai ici quatre figures de cet homme post- chrétien, transgénique et transgenre. Les mutants transgéniques de Xiao Yu, Zhang han Zi, Gin Ga, Peng Yu, Zhu Yu et Sun Yuan Dans Le meilleur des mondes (1932), les prédestinateurs, garnisseurs, immatriculateurs et conditionneurs du Centre d'Incubation et de Condition- nement de Londres-Central, pratiquent, sous le commandement d'Henri Foster, la fécondation in vitro. Grâce à la "bokanovskification"6 ils peuvent arrêter à tel ou tel stade le développement des œufs et produire, selon les besoins de la cité, des travailleurs epsilon qu'ils répliquent en séries de soixante- On peut imaginer que dans quelques années, on le remplacera par un aquarium d'Hirst ou de Koons, comme sur La Place rouge. 5 C'est le titre de la fameuse exposition organisée par Damien Hirst dans les docks de Londres en 1988. 6 Aldous Huxley, Brave New World, (1932), traf fr. Le Meilleur des mondes. Foster explique à ses étudiants qui visitent le centre d'Incubation et de conditionnement: "Plus la caste est basse, moins on donne d'oxygène. Le premier organe affecté, c'est le cerveau. En- suite le squelette. A soixante-dix pour cent d'oxygène normal, on obtient des nains. A moins de soixante-dix pour cent, des monstres sans yeux." 241 BERNARD LAFARGUE douze jumeaux parfaitement identiques. "Les utopies apparaissent comme bien plus réalisables qu'on ne le croyait autrefois... La vie marche vers les utopies."1 Ian Wilmut, en effet, va plus loin que Foster. Il supprime le père, la mère et le zygote. Le 23 février 1997, le directeur du Roslin Insitute (Ecosse) annonce que son équipe a réussi le clonage d 'une brebis à partir d 'une cellule somati- que adulte. Née le 1996, Dolly est la petite jumelle de sa mère génétique, elle n'a pas de père et elle s'en porte très bien. La Bourse8 aussi, qui voit les ac- tions PPLL Therapeutics grimper de plus de cinquante-six pour cent le lende- main du faire-part de naissance. Dolly vaut de l'or pour l'industrie du pharming -moléculture- qui traite les animaux transgéniques humanisés commes des usines chimiques vivantes9 et surtout - ce qui se dit beaucoup moins- pour tous les Fosters du monde. Le fait polémique est, en effet, de taille: Dolly est le premier mammifère qui ne descend plus du sexe. C'est un clone. Il est né de la fusion électriquement provoquée entre une cellule somatique, prise sur la glande mammaire d 'une brebis blanche Finn Dorset âgée de six ans, puis dé-différenciée et rendue à nouveau totipotente et un ovocyte, non fécondé et énuclé, prélevé sur une brebis Scottish Blackface. Le clone humain est pour bientôt. Peut-être a-t'il déjà été réalisé!10 Les conséquences médicales sont aussi merveilleuses que les implications éthiques, politiques et métaphy- siques impensables. Rendant les possibilités d'auto-greffe infinies, nos "clo- nes-réservoirs d'organes" nous promettent l 'immortalité. Même s'il a été ha- bitué à se considérer comme maître et possesseur de la nature, le philosophe humaniste occidental est aujourd'hui stupéfait de considérer que la grande majorité des scientifiques se prononce, sans ambages, pour le clonage hu- main. Depuis que William Shockley, prix nobel de physique 1956, se déclarait 7 Nicolas Berdiaeff, cité en français, en exergue du roman d'Huxley. 8 La Bourse et les biotechnologies font très bon ménage, surtout aux Etats-Unis où 294 PME sont cotées. Les investisseurs sont sûrs que ce sera le marché le plus porteur du XXIe siècle. Rien qu'en 1996, ils ont investi 8 milliard de dollars sur ces PME spécialisées en biotechnologies. Ces cinq dernières années, la valeur des entreprises cotées à Wall Street a doublé. C'est peu de dire que la biospéculation bat son plein. 9 Comme leurs vieilles cousines, les plantes transgéniques, aujourd 'hui cultivées sur plus de 18000 hectares aux Etats-Unis, le patrimoine génétique des animaux transgéni- ques a été modifié à des fins thérapeutiques. La société PPL Therapeutics qui cofinance les recherches du Roslin Institut récupère dans le lait de ses moutons transgéniques de l'alpha-l-antitrypsine, protéine utilisée pour combattre l 'emphysème pulmonaire et la mucoviscidose, la société Pharming fait produire à ses vaches Holstein du lait contenant de la lactoferrine humaine, Genzyme élève des chèvres qui donnent dans leur lait de l 'antithrombine III, etc... 10 Les recherches des laboratoires américains, qui faisaient des tentatives de clonage humain, ont été arrêtées, il ya deux ans. Mais, certains se sont installés en Asie du Sud Est sans préciser leur adresse. 242 L' INVENTION DE L 'HOMME TRANSGÉNIQUE ET TRANSGENRE DANS I.'ARTE DE LA FIN DU X X E SIÈCLE partisan de la création d 'une banque de sperme de Nobelsjoshua Lederberg11 et MacFarlane Burnet,12 tous deux prix Nobel de Médecine, ont sérieusement défendu l'idée très fosterienne que la société aurait intérêt à produire des clones infra-humains spécialisés pour réaliser certaines tâches13 et celle, eugé- niste, de cloner les individus les plus doués. On imagine sans peine l'intérêt que des "Nobels Militaires" trouveraient à bâtir une armée de clones transgé- niques. Dans une perspective plus médicale, Simon Fishel, Ruth Deech, Geor- ges Seidel, Philip Wyatt, Léonard Fleck, David Doukas et même Harold Varmus, directeur général de la recherche biologique et médicale financée sur fonds publics aux Etats-Unis, affirment clairement que le clonage d'humains et animaux transgéniques permettrait de guérir la plupart des maladies incura- bles.14 Les nouveaux Foster n 'auront plus qu'à remplacer l'hystérique mère porteuse par des couveuses artificielles pour produire et cloner des cybercorps transgéniques plus fiables. Comme beaucoup d'artistes mutants occidentaux, beaucoup d'artistes chinois prennent appui sur l'art de la vidéo-performance et troquent l'atelier pour le bloc opératoire afin de mettre en abyme cette nouvelle donne eugé- niste et transgénique. Mais, peut-être en raison d'un étrange héritage : la tradition bouddhiste de la réincarnation de l 'âme dans toutes sortes d'êtres vivants mêlée à celle des camps de réformation par le travail, la prison ou la torture, ils réalisent des œuvres beaucoup plus crues, presque insoutenables. Ainsi, à la Biennale de Lyon: Partages d'exotismes, réalisée par Jean-Hubert Martin l'été 2000, Qin Ga présente une vidéo où on le voit découper des morceaux d'animaux, de plantes et d'êtres humains, pour en prélever des cellules, les recycler, les mélanger, et créer un homme crocodile hybridé de loutre et de pieuvre qui se lève d 'un grand lit blanc, non sans un certain humour. De même, dans la vidéo de Xiao Yu et Zhang Han Zi, toutes sortes d'êtres transgéniques, comme des renards-poissons ailés humains, ou des souris à têtes d'oiseaux et à mains humaines sortent avec malice des caissons de verre de laboratoire, pour faire des choses auxquelles ils ne semblaient pas programmés. Quant à Zhu Yu et Peng Yu, c'est à une mise en mise en ques- tion de l'image que nous nous faisons du corps humain et animal qu'ils nous invitent, le premier en exposant quatre-vingt bocaux de cervelle humaine, le 11J. Lederberg, Bulletin of the Atomic Scientist, 23. 4. 1966. 12 Macfaralane Burnet, Endurance of Life. The implications of Genetics for human life, Cam- bridge University Press, 1980. 13 On sait que les vols spatiaux en apesanteur provoquent chez les cosmonautes de graves maladies osseuses. Les ingénieurs de la Nasa n'hésitent plus à avouer qu'un "homme- pieuvre" serait beaucoup mieux adapté à ce type d'exercices. 14 Sur ce sujet, cf. l 'excellent dossier de La Recherche, n°297, avril 1997, p. 50-64. 243 BERNARD LAFARGUE second en mêlant des êtres anthropomorphes aux animaux visants qui sont vendus sur les petits marchés chinois. Les hybrides bioniques de Stelarc: l'artiste en cyborg Dans ses nombreux manifes- tes "bionistes," Stelarc affirme clai- rement son projet: "Il faut prendre conscience de l'obsolescence du corps pour organiser des stratégies post-évo- lutionnistes... Il n'est plus question maintenant de perpétuer l'espèce par la reproduction, mais de renforcer l'in- dividu en le remodelant. Il faut aujourd'hui implanter la technologie miniaturisée et bio-compatible dans le corps."15 Pour Stelarc, le corps hu- main n'est plus du tout adapté au nouveau milieu créé par la prodi- gieuse évolution des techniques depuis le début du vingtième siè- cle. Toute son œuvre d'artiste- performer, depuis les Suspensions des années 70, a pour but d'inven- ter, dans une perspective néo- darwinienne, un mutant capable de vivre en harmonie avec ce nou- Stelarc, The Third Hand ( 1981 ) veau milieu et de réaliser de nou- velles formes d'existence. En 1977 il demande à participer aux vols des navettes de la Nasa pour tester les possibilités du corps humain de vivre en apesanteur. Les ingénieurs de la Nasa déclinent son offre; d'autres, australiens et japonais, oseront l'ac- compagner dans sa mutation. C'est dans cette perspective qu'il part au Japon pour réaliser Third Hand (1979-1981). Après de longues séances d'entraîne- ment, Stelarc présente sa performance en 1981 à Tokyo (Yokohama, Nagoya). Fixée à l'avant-bras droit, la main artificielle (1,5 kg d'acier inoxydable mé- langé à de l'aluminium, du duralium et de la résine) est actionnée par les 15 "Pratiques artistiques et sciences cognitives," in Actes du Colloque Art Cognition, ed. Ecole d 'art d'Aix en Provence, 1992. 244 L' INVENTION DE L 'HOMME TRANSGÉNIQUE ET TRANSGENRE DANS I.'ARTE DE LA FIN DU X X E SIÈCLE muscles du ventre et des jambes de l'artiste auxquels elle est reliée par des capteurs électromagnétiques. Les trois mains sont ainsi totalement indépen- dantes. Ainsi commence la métamorphose de l'artiste en cyborg. Stelarc pour- suit sa mutation avec la complicité des ingénieurs informaticiens du Royal Melbourne Institute of Technology et s'hybride d 'un Virtual Arm. Sur l'écran tac- tile d 'un ordinateur, le bras virtuel s'anime selon les gestes de l'artiste dont le corps est couplé à la machine par un simulateur multi-musculaire. La série des Performances avec robot, commencée en 1986 et toujours inprogresspousse toujours plus loin l 'hybridation de l'artiste et de la machine. Ainsi, dans Psy- cho/Cyber (Melbourne, 1994), le corps de Stelarc est couplé à un immense robot métallique par un réseau de capteurs électromagnétiques d'orienta- tion et de déplacement que l 'on pourrait comparer à ceux que possèdent les oiseaux. La vidéo-performance est hallucinante. Harnaché de cables, l'artiste cyborg semble d 'abord se protéger des violentes attaques du Terminator qu'il commande lui-même. Puis, peu à peu, ses pas d'esquive deviennent des pas de danse. "Prothésé" de lentilles-lazer qui battent au rythme de son coeur et scannent l'espace tandis que des senseurs couplés aux fibres optiques instal- lées sur ses bras lui permettent de contrôler les lumières de la salle et que d'autres capteurs électromagnétiques indiquent la résistance de son corps en produisant des sons d'intensité variable, il réussit avec son colossos métallique un extraordinaire ballet mécanique. Lors de la dernière biennale de Melbourne, Stelarc parfait encore sa mue; il se métamorphose en sculpture virtuelle phosphorescente. Gilbert and George se doraient le visage pour se transformer en sculptures vivantes, dan- santes et chantantes; Stelarc, lui, déglutit un petit robot cylindrique en forme de fleur métallique qui s'ouvre et se rétracte, émet sons et lumières selon les mouvements de son estomac. Reclus dans un coin d 'une salle, le corps "obso- lète" de l'artiste devient une sculpture endoscopique qui n'existe et ne vibre que dans les configurations bleues, roses ou jaunes des beaux moniteurs ac- crochés au mur. Et, comme l 'ordinateur, auquel son corps est relié par des capteurs électromagnétiques, est connecté à l'immense toile du Web, tout cybernaute peut, à son gré, réaliser de nouvelles chorégraphies son et lu- mière avec les organes de l'artiste qui, avatar virtuel, enlumine le cyberspace du village global. Couplé à l 'ordinateur, l'artiste cyborg fait de son corps une pure inter- face avec l'univers, accomplit la symbiose du biologique et du technologique et éprouve les plus folles nanotechnologies imaginées par son ami du MIT de Boston, Marvin Minsky: "En 2035, l'équivalent électronique du cerveau humain sera, grâce à la nanotechnologie, plus petit que le bout du doigt. Nous pourrons alors implanter à l'intérieur du crâne plusieurs systèmes et mémoires additionnels qui nous 245 BERNARD LAFARGUE offriront de nouveaux types de perception, de nouveaux modes de raisonnement, de nouvelles façons dépenser et d'imaginer...De telle sorte que notre corps deviendra le pur et simple interface entre notre cerveau et l'univers."16 On ne peut distinguer l 'enjeu "esthéthique" de l'oeuvre de Stelarc qu 'en l'inscrivant dans deux traditions culturelles dominantes de la deuxième moi- tié du vingtième siècle: celle des films de science-fiction et celle de l'art cor- porel. Ses performances de satyre technologique rivalisent avec celles, paradigmatiques, de Terminator II, "généreux" robot mécanique vêtu de peau humaine et programmé pour détruire le fabuleux robot-Protée en métal li- quide T 1000 réalisé par Robert Muren dans les films de James Cameron. En effet, dans la plupart des films de science-fiction, qui héritent de l'esprit de malédiction frappant les créateurs de Golem ou autres Frankenstein, le cyborg est finalement détruit. Ainsi, dans Indépendance Day, le dernier film à succès17 de Roland Emmerich, on ne peut qu'espérer la victoire des hommes sur les robots maléfiques. Le "bon" Terminator fait mieux encore. Après avoir tué le mauvais T 1000, il se suicide. Mais, en même temps, ces supermen hybrides fascinent les foules de cette fin de vingtième siècle car ce sont les seuls à pouvoir vaincre les Robocop envahisseurs. Il faut donc agir comme les robots prédateurs, prendre leur apparence, voire devenir cyborg pour parvenir à les exterminer. Terminator II, Planète hurlante, Le cinquième élément, Matrix, X-Men, etc... sont à cet égard exemplaires. A côté de la leçon humaniste évidente des films de science fiction, il y en a donc toujours une autre, qui montre que le corps humain est obsolète et que la victoire du vieil homme occidental sera de courte durée. C'est aussi celle du mutant cyborg bionique, Stelarc qui relève la tradition émancipatrice et libératrice des performances body art dans une perspective post-évolutionniste en instaurant un hybride homme-machine transgénique. Les poupées cybernautiques de Mariko Mori En dix ans, la jeune artiste japonaise Mariko Mori a conquis le monde de l'art par quelques vidéos en 3d et des photographies numérisées où elle s'autoportraiture en une cyber pop star. Actualisant la leçon warholienne se- 16 Marvin Minsky, La société de l'esprit, trad. fr. Interéditions, 1990, p. 142-145. 17 Les intellectuels ont tort de sous-estimer l ' influence de ces films grand public. A chaque époque sa mythologie et son type d'exposition du monstrueux. Comme les ma- gnifiques Nus érotico-pornographiques de Courbet et Manet étaient "travaillés" par les obscènes nus photographiques d'Auguste Belloc, l 'hybride bionique de Stelarc met en abyme les Cyborgs-Protée si intelligents des Terminator. 246 L' INVENTION DE L 'HOMME TRANSGÉNIQUE ET TRANSGENRE DANS I.'ARTE DE LA FIN DU X X E SIÈCLE Mariko Mori, Burning Desire (1996) Ion laquelle l 'homme est une image télévisuelle, Mariko Mori se présente comme un être virtuel. Plus exactement, une fée virtuelle. Comme les anges de saint Thomas relus par Louis Marin,18 elle se Actionne un corps merveilleux composé d'images et de sons empruntés à l 'hyperphonophototexte du Web, pour accomplir un certain nombre d'apparitions fabuleuses, d'exploits ou de miracles. Selon une tradition bouddhiste relue à travers le prisme des mangas ou des films de science fiction japonais mêlant tradition et fantastique, Mariko Mori se métamorphose en techno-laura-star (Birth of a star, 1995), en sirène bleue prenant un bain de soleil sur une plage psychédélique (Empty Dream, 1995), en cyber-shaman aux yeux, cheveux et robe d'argent manipulant la boule de cristal du monde tout en chantant un mantra lancinant (vidéo Miko no inori 1996), en Lucie Sky Walker du cyberspace (Last Departure, Cybacrome, 1996), en bouddha lévitant, heureux sur un lotus ouvert au terme pur du cycle de ses réincarnations ( Pure land, 1996-98), etc... Des mutants transgenres (Matthew Barney, Orlan) De l'athlète de Transexualis (1991) au "Candidate Lougthon," danseur au museau de mouton et au crâne percé de trous de CremasterIV(1994-95) en passant par Jim Otto (1992), le célèbre arrière d'Oakland Raiders qui joua pendant quinze ans avec des genoux en plastique, l'illusionniste hongrois Houdini (1992-93) et les trois satyres de Drawing Restraint (1993), Matthew Barney propose de nouvelles figures au transsexualisme ouvert par Duchamp/ Rrose Sélavy. J'analyserai ici son devenir transgenre en m'appuyant sur ses deux installations-vidéo-performances les plus exemplaires: Drawing Restraint et Cremaster LV. 18 Louis Marin, Traverses n°44-45, "L'ange du virtuel," 1988, p. 155. 247 BERNARD LAFARGUE Matthew Barney, Cremaster IV ( 1994-95) Drawing Restraint met en regard trois moniteurs vidéo et, comme le ti- tre le laisse entendre, des "dessins/des- seins contraints" encadrés de silicone. On peut toutefois repérer une "histoire principale," qui se déroule à l 'intérieur d 'une belle limousine "in-conduite" par un j e u n e satyre tandis qu 'à l 'arrière deux satyres, mûrs ou vieux selon les moments et les prises de vue, se livrent une cruelle bataille, et deux histoires complémentaires où l 'on voit deux sa- tyres éducateurs inventer de nouvelles chorégraphies pour favoriser la mue du j eune satyre. A l'avant de la limousine lancée à vive allure, un j eune satyre imberbe à la peau grumeleuse, trouée et boursou- flée par des forces internes de méta- morphose, passe et repasse avec difficulté et ténacité sous les sièges bleu céru- léen comme pour attraper sa queue. La critique voit dans ce chevreau, ayant Matthew Barney, Cremaster TV (1994- 95) 248 L' INVENTION DE L 'HOMME TRANSGÉNIQUE ET TRANSGENRE DANS I.'ARTE DE LA FIN DU X X E SIÈCLE des boutons cartilagineux à la place des cornes, un être impubère, sexuelle- ment indifférencié, qui n 'a pas encore subi la castration symbolique ni trouvé son sexe, en l 'occurence sa queue. Elle lui oppose le modèle des satyres ac- complis qui, eux, se battent comme des hommes à l'arrière de la voiture. Oubliant les encouragements des satyres Chiron, elle en conclut que la fable de Barney, exquis dandy décadent néo-warholien, n 'a ni queue ni tête, ou bien qu'elle célèbre les saines vertus de l'onanisme et de la chasteté. Cette légende dorée par les médias patentés repose sur un contre-sens radical. En effet, c'est le j eune satyre, incarné par Barney, qui conduit la limou- sine. Et celle-ci, même "in-conduite," traverse sans encombre les ponts et tun- nels qui conduisent à Manhattan. "L'in-conduite" du chevreau n'est donc pas si mauvaise... Sa "mauvaise conduite" se révèle même particulièrement ingé- nieuse. Elle opère une heureuse traversée. Il faut s'arrêter sur cette symboli- que de la "tra-versée" que redoubleront les side-cars et le Candidate Loughton de CremasterIVtraversant de part en part l'île de Manannan. Métonymie de la voiture masculféminine, le j eune satyre conduit bien sa métamorphose au coeur du melting pot de Manhattan. Il ne faut donc pas dire que le satyre- conducteur est encore indifférencié sexuellement. Au contraire, "l'enfant- satyre" ne veut plus de la différenciation des sexes. Comme "l'enfant" des "Trois métamorphoses" d'Ainsi parlait Zarathoustra accomplit les états précé- dents du chameau et du lion, il "tra-verse" la barre de la différence des sexes pour tenter de mettre en oeuvre une autre version de la sexualité, transgenre, transsexuelle. Il n'est donc pas non plus "hors sexe" ou "asexué" comme le répète la critique américaine qui veut voir dans l'art de Barney une apologie de l'absti- nence purificatrice au temps du sida et des nationalismes racistes exacerbés. Ces interprétations, qui ont largement contribué au brillant succès du bel éphèbe décadent dans le monde de l'art, occultent résolument la symbolique du satyre. Le satyre relève fondamentalement de Yubris. Cette "in-finie" dé- mesure lui octroie une extraordinaire puissance (dunamis) qui lui permet d'outrepasser les limites de la nature et de rivaliser, comme Marsyas, avec le dieu de l 'harmonie et de la belle apparence: Apollon. Hybride, le satyre, grylle d ' homme et de chevreau, refuse avec superbe le modèle de ces dieux qui passent leur temps à se battre et à se métamorphoser sans risque. Mais, à la différence de Marsyas, il n 'éprouve plus le besoin de les défier; il les "é-con- duit." Son insolence est indifférence. Et cette arme, qui ne veut point en être, s'avère bien plus redoutable que la lutte. Le jeune satyre est donc plus proche du dieu/satyre Pan; il est en quête d 'un éros cosmique. Plus subtil est le contre-sens de Neville Wakefield, qui a préfacé le catalo- gue de la première grande exposition rétrospective et itinérante des oeuvres 249 BERNARD LAFARGUE de Barney (1990-1995) au Muséum Boymans-van Beuningen, Rotterdam, Kunsthalle, Bern et Cape, Bordeaux (1995-96). Il traduit "ubris" par vanité. Or la vanité est un sentiment "humain, trop humain" dans lequel ne peuvent se fourvoyer que des satyres apprivoisés, trop mesurés. Le jeune satyre, lui, ne saurait être vaniteux. Il ne se mesure ni aux vieux satyres, ni aux dieux; il ne guette aucune reconnaissance, ne se bat contre personne. Il est indifférent à toute forme de reconnaissance. Ubristikos, dé-mesuré, par-delà le bien et le mal, inhumainement humain. Le dessein de "l'enfant satyre" est de dépasser les "dessins trop contraints" des deux vieux satyres différenciés. C'est pour cela que ceux-ci prennent la forme de riches passagers infantiles et immatures qui se battent pour un mal- heureux talon d'Achille19 à l 'arrière de la limousine. Uniquement préoccu- pés de petites luttes de préséance, ils ont perdu leur ubris et sont devenus des bourgeois vaniteux. Or, on se rappelle que la lutte était le principal mode d'être des boules originelles indifférenciées d'Aristophane dans le Banquet. Ici, c'est le contraire. Ce sont les satyres différenciés qui se battent indéfini- ment car ils ont subi les ciseaux d'Héphaïstos et vivent sous la loi du manque de l'universel phallus. Drawing Restraint renverserait donc la problématique occidentale de l 'Oedipe fondateur pour nous montrer que c'est la castration qui produit un état de mélancolie fondamentale s'énervant en de vindicati- ves luttes de reconnaissance. Reste donc à inventer de nouvelles formes de vie. "L'enfant satyre" ne peut y parvenir. Il sait seulement qu'il ne veut plus du modèle de ses pères. Chauffeur, il "é-conduit" ses maîtres payeurs. Mais, à la différence de l'esclave de la dialectique hégélienne, il n'aspire pas à prendre leur place ni à repro- duire l'histoire du cercle sans fin de la reconnaissance. Indifférent à la riva- lité des deux satyres qu'il transporte, il semble tourner en rond autour de sa queue qui, à y regarder de plus près, ressemble plutôt à un cordon ombilical. C'est de cette triste filiation qu'il veut sortir en traversant ponts et tunnels et en esquissant des dessins plus libres, encouragé par les satyres éducateurs qui dansent au son de la flûte de Pan dans les deux histoires complémentaires que diffuse l'autre vidéo. L'enfant satyre "s'essaie" en j eune Pan. Il mute, en quête d 'une pansexualité qui ne serait plus régie par la légende du manque de l'universel phallus. En passant de l'île de Manhattan à l'île de Manannan, le dieu celtique de la mer, le candidat Lougthon, personnage principal de CremasterlV, poursuit la quête du jeune satyre de Drawing Restraint. Cette fois-ci, l ' impétrant est un satyre-dandy, incarné par Barney. "Humain, trop inhumain," Loughton le 19 C'est là en effet que se fait la blessure décisive. 250 L' INVENTION DE L'HOMME TRANSGÉNIQUE ET TRANSGENRE DANS I.'ARTE DE LA FIN DU XXE SIÈCLE magnifique arbore un superbe costume blanc rehaussé d'une lavallière à perle et d 'une pochette en bruyère de Man qui fait ressortir son museau fripé et ses immenses oreilles porcines. Ses cheveux roux sont répartis de chaque côté d 'une raie centrale et forment deux petites boucles en forme de cornes qui tombent de chaque côté du front. Encouragé par trois fées androgynes au corps d'athlète, parfois nues, parfois élégamment vêtues d 'un plaid aux cou- leurs de Man et coiffées d 'un chignon composé de trois "boules" rouge vif, le candidat fait des claquettes avec ses beaux richelieus en cuir marron et blanc jusqu 'à ce que le sol s'ouvre. Il tombe au fond de la mer et atterrit, on ne sait trop comment, dans une alvéole humide, emplie de perles qui se métamor- phosent peu à peu en une substance visqueuse. Commence alors la troisième épreuve initiatique. Toujours aidé par les fées qui le guident en agitant une clochette, le candidat s'efforce de remon- ter à la surface. Il escalade un étroit boyau tellurique obstrué par des aspéri- tés poisseuses aux formes mammaires et phalliques qu'il utilise comme des pitons. La caméra filme le héros en plein effort. Il glisse sur les parois vis- queuses et s'agrippe aux moindres excroissances pour, inlassablement, re- monter. Sur son crâne, on peut alors découvrir deux trous où pointent, par moments, deux petites cornes turgescentes. A ces images d'escalade doulou- reuse et sensuelle se mêlent parfois des images d'exploration d 'un corps par endoscopie qui nous font pénétrer au plus près de la vie chaude, humide et palpitante d'organes roses, bleus ou jaunes. Le candidat est donc un candidat à la naissance. Plus précisément, c'est un mutant qui accomplit, au sein de ce tunnel tellurique "femâlic," une métamorphose ordonnée par le bélier Lougthon qui l 'attend, entouré par les trois fées, au bout de l'orifice. Avec sa toison rousse et sa double paire de cornes ascendantes et descen- dantes ornées de banderolles aux couleurs de l'île de Man, le bélier est le symbole dominant de Cremaster TV. C'est vers lui que grimpe le candidat et que convergent les deux équipes de side-car, également bleu etjaune, dont la course autour de l'île constitue la seconde "tra-versée" et métamorphose du film. Point focal des deux tra-versées, il donne son nom à la vidéo car ses très particulières paires de cornes féminimasculines symbolisent le double mou- vement de descente et rétract ion des testicules opéré par les muscles "cremasters." Or, en permettant cette double translation de descente dans les bourses ou de rétraction dans l'aine, les cremasters soumettent les testicules à une forte variation de température. Si, lors de la maturation du foetus, pour telle ou telle raison, les cremasters ne se détendent pas suffisamment, les testi- cules demeurent dans la trop grande châleur de l'aine, ce qui provoquera, dans la plupart des cas, une azoospermie par ectopie. Depuis ses premières oeuvres, Matthew Barney décline les figures de cet état d'hésitation du corps 251 BERNARD LAFARGUE entre le masculin et le féminin, la descente testiculaire et la remontée ova- rienne. Insistons. Cette vicariance n'est pas un état d'indifférenciation impu- bère qui précéderait la castration symbolique et la différenciation "orthopé- dique." Comme le jeune satyre en mue de Drawing Restraint, le Candidat Lougthon est en quête d 'une autre forme de sexualité qui ne serait plus ni masculine, ni féminine, mais labile, hybride, cosmique, transgenre, trans- sexuelle. Sa mutation, protégée par les trois fées féminimasculines et aiman- tée par la figure emblématique du bélier éponyme, est "tra-versée" par des forces pansexuelles qui, selon les occurrences, produisent des versions que, faute de mieux, on peut qualifier de féminines ou masculines. Ainsi, lors de sa renaissance, deux petites cornes, hésitant entre pénis et clitoris, trouent son crâne. Ce double trou, qui "relève" le double "O" du maillot d 'Otto méta- morphosé en cornemuse, traverse toute l 'oeuvre de Barney. Le double O n'est pas le symbole homosexuel d 'un double anus, comme le répète une certaine critique à la triste verve; il témoigne des virtualités poreuses, péné- trable et féminines du corps masculin comme l'athlétique musculature des fées exprime les potentialités viriles de la femme. Non plus le masculin con- tre le féminin, non plus le manque de l'universel phallus, mais une sexualité de satyre, hybride, qui passe par des intensités différentes et variables. Comme le jeune satyre de Drawing Restraint, le candidat Lougthon ne se bat contre personne. De même, les deux équipes de side-car ne font pas la course, elles évoluent en sens inverse. A l'inverse justement des pilotes de moto qui, chaque année, concourent sur l'île de Man pour la Tourist Tropphy. A la mue du candidat danseur-descendeur-escaladeur répond celle des deux paires de pilotes qui conduisent des bolides montant ou descendant (ascending and descending hacks), vêtus de combinaisons trouées de poches d 'où émer- gent, par moments, des membranes visqueuses d'escargots, ces animaux éga- lement féminimasculins. Eux-aussi traversent l'île de part en part pour se re- joindre devant leur emblème: le Bélier Lougthon. L'animal à la double paire de cornes ascendantes et descendantes est "le moteur immobile" vers lequel gravitent tous les acteurs de Cremaster TV, le modèle qu'ils imitent et l'effigie de l'île dont le blason est fait de trois jambes cuirassées qui tournent autour d 'un trou. Ce même blason distingue les side-car montant ou descendant qui, à la fin du film, reposent sur une structure métallique en forme de paire de testicules ou d'ovaires. On retrouvera la même forme ovoïde et donc la même symbolique dans la paire de dirigeables Good Year où se situe l'action principale de Cremaster I. Sous l 'apparence d 'un dandy hybridé du satyre Phynnodderree, le Can- didat Lougthon reprend le rôle du "soigneur de gravité" duchampien pour franchir la barre de la différence des sexes, récuser la triste légende d 'Œdipe 252 L' INVENTION DE L'HOMME TRANSGÉNIQUE ET TRANSGENRE DANS I.'ARTE DE LA FIN DU X X E SIÈCLE et réaliser un éros transsexuel qui déploie le champ ouvert par les nombreux épigones de Du- champ-Rrose Sélavy et s'incarne en de nouvelles figures de mou- les "femâlics" mous et durs, hu- mides et secs, en vaseline, ta- pioca, polyester et silicone. Comme Matthew Barney, Orlan20 met en œuvre depuis plusieurs années un transsexua- lisme, plus exactement un trans- sexualisme femme-femme. Ap- rès une série de neuf opéra- tions, où elle s'est fait faire le visage aux deux bosses qu'elle avait p réa lab lement dessiné, elle poursu i t a u j o u r d ' h u i sa mue en recomposant son avatar virtuel, c'est-à-dire son clone cyberspa t ia l . Ainsi, c o m m e Mariko Mori se métamorphose en bouddha cyber-pop, se mé- tamorphose-t 'el le , en une fi- Orlan, Self Hybridation (2000) gure cybergénique métissée, selon, de faces maya, astèque, inca, africaine, occidentale, asiatique, etc... Si l 'art est, pour parler comme Mauss, un "fait social total," il s'inscrit aussi dans sa propre histoire. Cette histoire est celle d 'une invention infinie de "formes symboliques" qui expriment l'histoire de l'infinie liberté humaine. Cette liberté est d 'autant plus absolue qu'elle est relative, c'est à dire intem- pestive, contre son temps parce que dans son temps, contre son contexte parce que dans son contexte, contre son histoire parce que dans son histoire. Quand les femmes, à l'instigation artialisante d'Orlan, Alicia Zebrowska ou Cindy Sherman, refuseront d 'être les poupées-cruches de Dieu, cela en sera fini de siècles d 'humanisme chrétien. Le ventre de la femme enceinte est l 'ultime tabernacle de Dieu. Les artistes-mutants, dont nous avons ici analysé 20Sur les métamorphoses d 'Orlan, cf. Bernard Lafargue "Les réincarnations de sainte Orlan," Arts de chair, La lettre volée, Bruxelles, 1998, p. 41-49, et "De Marie-Madeleine à Pygmalion-Galatée," Une œuvre d'Orlan, ed. Muntaner, Marseille, 1998, p. 35-48. 253 BERNARD LAFARGUE quelques œuvres topiques, inventent, non pas une ère posthumaine, comme on le répète malencontreusement ici ou là, mais un humanisme postchrétien. Un eugénisme humaniste, transgénique et transgenre, qui, tout en renvoyant dans l'obscène barbarie du passé la légende dorée des femmes enceintes, se garde de toute volonté de fabriquer des sous-hommes ou des sur-hommes comme de simples moyens destinés à certaines tâches... 254