Mary-Annick Morel UDK 808.5:[811.133.1,342.9+159.925] Université Paris 3 - Sorbonne Nouvelle* MOUVEMENTS DU REGARD, DES MAINS ET DE LA MÉLODIE : LEUR APPORT DANS LA CONSTRUCTION DU SENS À L'ORAL EN FRANÇAIS L'objectif de cette étude est de donner quelques exemples illustrant des hypothèses récentes sur l'impact du regard et du geste des mains, en relation avec les variations mélodiques, dans la construction du sens à l'oral. Je m'intéresserai en particulier à l'anticipation du geste par rapport aux mots et à la façon dont la réitération de certains de ces gestes influe sur l'interprétation que fait celui auquel le discours est adressé. Je m'intéresserai donc aussi aux manifestations sonores et gestuelles de « l'écouteur »} 1 LE CORPUS Je me fonderai sur deux courts extraits provenant d'enregistrements réalisés en situation naturelle. Le premier dialogue présente un enjeu réel ; il s'agit d'une séance de formation à l'entretien d'embauche, filmé dans une école d'ingénieurs.2 La personne qui fait passer cet entretien à l'étudiante est elle-même consultante de profession, et le dialogue porte sur un poste effectivement proposé par une entreprise. Ce type de dialogue se caractérise par une dissymétrie dans les rôles des deux interlocuteurs ; la consultante est en effet celle qui initie les questions et oriente le dialogue, en fonction du curriculum vitae et de la lettre de motivation de l'étudiante. Le deuxième dialogue a été enregistré dans un IUT ;3 les deux jeunes gens discutent sur le thème « l'ordinateur va-t-il entraîner la disparition du livre ? » ; ils ont une position divergente à propos de l'informatique. Adresse de l'auteur : Université Paris 3 - Sorbonne Nouvelle, 13, rue Santeuil, 75005 Paris, France. Mél : marym@edilang.com De façon générale, l'écouteur dans un dialogue en français se doit de se manifester de façon sonore ; mais il le fait en respectant des règles inhérentes au bon fonctionnement du dialogue en français. Ainsi la manifestation sonore de l'écouteur se produit régulièrement entre 40 et 80 centisecondes après la fin d'un groupe sémantiquement homogène. Elle est en outre conditionnée par le retour vers lui du regard du parleur. Les enregistrements en audio et en vidéo ont été réalisés par Virginie Guarnerio pour servir de base à sa recherche en doctorat. Je la remercie de m'avoir autorisée à exploiter certains de ses enregistrements pour la recherche menée à Paris 3, avec les étudiants de Master et de Doctorat, sur le regard et le geste. Cet enregistrement a été réalisé en 1998 par Nathalie Hascoët. Elle en présente une analyse très précise dans sa thèse : Le geste et l'intonation à l'oral spontané: une étude de cas (Hascoët 2005), à partir de laquelle elle a formulé des hypothèses très originales. Je la remercie de m'avoir autorisée à prendre comme exemples certains extraits de son corpus. * 1 2 Ces deux extraits me permettront de suivre la progression de la conceptualisation de ce que veulent dire les parleurs (Isabelle dans la séance de « Formation à l'entretien d'embauche », et François dans le débat contradictoire sur « Ordinateur et livre »), et du travail de formulation qu'ils effectuent, jusqu'à la mise en mots qu'ils en proposent. Je m'intéresserai à la manifestation gestuelle du surgissement d'un référent dans le cours du dialogue, et à la façon dont il est saisi, ressaisi, modelé, façonné par la parleuse ou le parleur, avant même qu'il ne soit exprimé par des mots. Pour ce faire, je m'appuierai sur le concept de « catchment », tel que l'a défini McNeil (2000), à savoir sur la répétition d'une même forme gestuelle, phénomène qui témoigne de la présence sous-jacente du même référent à plusieurs moments du discours ; pour lui, ces points de surgissement donnent à voir l'organisation générale du discours, la ligne sous-jacente qui en assure la cohérence.4 1er corpus - Formation à l'Entretien d'embauche5 (C : consultante / IDC : étudiante Isabelle) [C1- donc expliquez-moi on conduit des études sédimentaires à partir de photos aériennes ? IDC2- donc à partir des photos aériennes donc c'est pour r(e)garder l'évolution e des dunes parc(e) que: {150} ça: (h) °j(e) dois pas être très claire° donc les les dunes e varient au cours du temps donc avec la mer le les courants le vent tout ça les dunes progressent ou régressent] IDC3- donc en fonc.ti.on/ça. do.n.c. ça. c'est. c.e. qu'on .voit à part/ sur les photos C4- '''"ccord IDC5- et à partir .d.e .là.après.on. fait .des. échanti— .e4: .sur le.s.dunes.p.o.ur voir p.à. qu.el niveau ça se si- et e . C6- d.'aîcord. IDC7- §pour pouvoir faire une corréla—§§ C8- §donc c'est des études sédimentaires§§ de sur— {40} IDC9- voilà C10- dV^ IDC11- mais les carottes. sédimen^. sont en surface .d.e .dix centimè|rs {40} C12- ok c'est dix centi .,,, -mèt(r)es IDC13- ouais 2ème corpus - Ordinateur et livre (F : François / C : Charles) 2F- ouais {40} moi c'que j'pense sur e:: sur le livre en particulier c'est que {75} ben même si on a du texte sur internet {40} tu peux pas e:: {170} t'as pas 4 Je rappellerai, à ce propos, que Blanche-Noëlle et Roland Grunig ont circonscrit, il y a plus vingt-cinq ans (dans La fuite du sens, 1985, Hatier, 244), un phénomène comparable, qu'ils ont appelé « Dourbie », du nom d'une rivière des Causses qui présente de nombreuses résurgences. Ce phénomène prévoit qu'un thème développé dans le dialogue peut disparaître, être remplacé par un autre, puis ressurgir dans le discours, éventuellement plusieurs fois de suite. 5 Pour les conventions de transcription orthographique, voir annexe à la fin de l'article. l'même contact e: avec un écran qu'avec un bouquin {90} e: un bouquin ça reste quand même e:: {45} quelque chose que tu:: 'fin {125} tu peux souligner des choses §mm§ tu peux:: ça amène plus la réflexion que::: qu'un écran d'ordinateur quoi pour moi c'est c'est c'est complètement différent 3C- c'est vrai qu' t'as pas l' contact physique [...] 4F- un bouquin e: c'est {120} c'est quelque chose que::: {36} auquel tu tu t' réfères souvent:: (en)fin 5C- mm mm 6F- e:: tu tu: {77} tu ouvres le livre c'est vrai que moi pour moi un ordinateur c'est::::: {128} 7C- c'est juste un outil d' travail e::::: à l'école 8F- c'est un outil d' travail§ mais {57} c'est d'l'abstrait quoi c'est c'est c'est pas du concret quoi 9C- pourtant l'ordinateur / c'est d'la programmation (h) / ou c'est aussi la recherche:: 10F- alors c'est aussi la recherche certes / mais_e::::: {40} le::::: {163} / à partir du moment où je suis / sur un ordinateur pour moi / ça dev- {34} c'est d'l'abstrait quoi / c'est pas du concret 11C- pourtant_e:: / on communique {65} / avec les ordinateurs 12F- oh oui tout à fait 13C-avec internet donc e: 14F- ouais ouais mais on communique dans (en)fin {32} / on communique dans dans l'abstrait / quoi dans que'que chose qui est {59} qui est::: 15C- pourtant si j'communique avec toi e:::: / via un ordinateur§ c'est:::::: 16F- ouais {59} mais c'est c'est pas pareil 17C- c'est pas abstrait 18F- c'est pas abstrait / mais on on passe (en)fin on passe / par l'abstrait {78} / parce que un écran c'est c'est / abstrait / c'est (en)fin {46}/ même si ça projette / une image /c'est ::: c/ {125} / c'est virtuel / c'est une image / virtuelle / (en)fin::: 19C- ouais j'vois / c'que tu veux dire mais::: 2 QUELQUES RAPPELS Je me situe dans le cadre théorique de la coénonciation / colocution / formulation tel que défini dans Morel/Danon-Boileau (1998) et Danon-Boileau/Morel (2003) ; je me fonde aussi sur quelques unes des observations notées dans Bouvet/Morel (2002). Pour désigner de façon neutre les parties prenantes du dialogue, nous avons été amenés à ajouter les deux termes de « parleur » et « écouteur ». Le parleur est celui qui parle au sens agentif du terme, qui produit du discours, des variations intonatives, des mimiques et des gestes. L'écouteur est celui qui écoute au sens agentif, qui agit lui aussi par des productions sonores, et par des mimiques et des gestes, qui est apte aussi à manifester ce qu'il a compris et qui donne à voir la façon dont il y réagit. 2.1 Valeur iconique de la mélodie et de l'intensité Une des hypothèses centrales de ce cadre théorique réside dans la valeur iconique qui est attribuée aux variations de la mélodie et l'intensité. La coénonciation se définit comme l'anticipation faite par le parleur des réactions possibles de l'écouteur, en fonction de la pensée qu'il lui prête, des connaissances partagées qu'il lui suppose, de ses désaccords possibles, de ses risques d'incompréhension... Le coénonciateur n'est pas la personne physique de l'écouteur. Le coénonciateur n'existe que dans l'esprit du parleur-énonciateur. C'est l'auditoire que le parleur se forge pour son propre discours. Ce sont les variations de la mélodie qui traduisent les nuances dans le positionnement coénonciatif du parleur : une montée de la mélodie est iconique d'un mouvement vers l'autre; c'est une façon d'anticiper son accord (ou de prévenir sa discordance) ; une chute de la mélodie est iconique d'un repli sur soi; c'est une façon de manifester sa position personnelle différenciée. La colocution se définit aussi en terme d'anticipation faite par le parleur concernant une éventuelle prise de parole de l'écouteur. Le colocuteur n'est pas non plus la personne physique de l'écouteur. Le colocuteur n'existe que dans l'esprit du parleur-locuteur, en tant que concurrent possible dans l'exercice de la parole. De ce point de vue, ce sont les variations dans l'intensité qui explicitent cette anticipation. Un rehaussement de l'intensité est iconique du désir qu'a le parleur de garder le droit à la parole, alors que, par une chute de l'intensité, il signale qu'il se prépare à céder le droit à la parole à l'écouteur. 2.2 Les unités d'analyse Je retiendrai comme unité d'analyse le paragraphe intonatif, identifié par deux propriétés : 1) la chute de la mélodie sur la syllabe finale de la séquence sonore ; 2) la présence de deux constituants intonatifs et discursifs : le préambule et le rhème. Le préambule français présente en général une succession de sous-constituants qui servent à expliciter la position modale du parleur (ligateur, point de vue, modus dissocié) et à délimiter le champ interprétatif de ce qui va être énoncé dans le rhème qui suit (cadre et support lexical disjoint). 3 MOUVEMENT ET DIRECTION DE LA TÊTE ET DU REGARD - FORME DES MAINS ET ORIENTATION DANS L'ESPACE C'est en premier lieu la direction de la tête et du regard du parleur et de l'écouteur qui retient mon attention. Le regard du parleur ne reste pas rivé sur l'écouteur, alors que l'écouteur garde en général son regard en direction du parleur, sauf lorsqu'il se prépare à s'octroyer le droit à la parole. Je prends aussi en considération le déplacement dans l'espace des mains et la forme qu'elles prennent. Les mouvements de regard et des mains délimitent des segments qui sont en rapport étroit avec les constituants intonatifs et discursifs. Ainsi, de façon régulière, le regard du parleur quitte l'écouteur avant le début du préambule et revient vers lui avant la fin du rhème. Donnons-en un exemple tiré du corpus Formation à l'entretien d'embauche6. • préambule (le regard de la parleuse quitte l'écouteuse avant le début du préambule « et ») et à partir de là aPrès • rhème (le regard revient vers le milieu du rhème et se maintient jusqu'à la fin du groupe verbal recatégorisé en préambule par la montée de la mélodie sur la syllabe finale) on fait des échantillons • suite du rhème (le regard de la parleuse se détourne à nouveau de l'écouteuse lors de sa recherche de formulation signalée par le « e » allongé ; il reviendra vers elle au moment du verbe « se situe ») e:: sur les dunes pour voir e à quel niveau ça se siÎM 4 CE QUE LE GESTE NOUS APPREND SUR LE PROCESSUS DE FORMULATION 4.1 1er corpus Le regard de la parleuse, Isabelle, quitte l'écouteuse avant le début du nouveau préambule « donc en fonction d'ça » ; il se dirige vers le bas; la main droite prend la forme d'une pince ouverte horizontale et les doigts (pouce et index) délimitent un espace vertical (fig.1). figure 1 - « en fonction d'ça » figure 2 - « on voit » Les deux mains se mettent ensuite en mouvement, avant le deuxième « donc » (IDC3- [...] « donc ça c'est ce qu'on voit à part/ sur les photos aériennes »). En position verticale en face l'une de l'autre, elles commencent à délimiter un espace horizontal, et elles s'arrêtent en appui sur la table au moment où elle revient à l'objet de la question de la consultante « sur les photos aériennes » (fig.2). Le regard d'Isabelle, toujours baissé sur le deuxième préambule « donc ça », se relève vers la consultante sur « voit » au milieu du rhème « c'est c'qu'on voit à part/ sur les photos aériennes ». Le consensus sur le rhème est immédiatement manifesté par le « d'accord » de la consultante (C4- 6 Les segments non soulignés correspondent aux moments où le parleur ne regarde pas l'écouteur. Le soulignement indique le retour du regard du parleur en direction de l'écouteur. « d'accord »), intoné sur deux notes Haute-Basse, mouvement mélodique qui témoigne de sa prise en charge égocentrée, comme le signale aussi son absence de regard : elle est occupée à prendre des notes sur sa feuille. IDC5- et à partir de là après on fait des échantillons figure 4- «. op. fait des échanti— » Avant le début du nouveau préambule « et à partir de là » (fig.3), le regard d'Isabelle se détourne de la consultante, et le pouce et l'index se remettent en forme de pince ouverte, puis ils se déplacent verticalement. Le regard est alors dirigé vers les doigts (fig.4) ; il reviendra sur la consultante avant la fin du rhème, au moment de la production de « échantillons », élément du rhème sur lequel elle anticipe qu'il s'établira un consensus avec la consultante. IDC5- [.. ,]e:: sur les dunes pour voir e à quel niveau ça se situe et e Puis son regard se baisse en direction de l'espace délimité par les deux doigts, quand elle dit « sur les dunes », il reviendra à la fin du rhème sur le verbe « se situe » (fig.5). IDC7- §pour pouvoir faire une corréla—§§ C8- §donc c'est des études sédimentaires§§ de surface {40} figure 5 - « se situe » figure 6 - « pour pouvoir faire une corrélation » Du fait du retour du regard d'Isabelle sur elle, la consultante se sent autorisée à produire un commentaire, qui exprime son interprétation du geste des deux doigts en pince ouverte de taille réduite « donc c'est des études sédimentaires de surface ». Ses paroles se superposent à celles d'Isabelle. Les deux interlocutrices se regardent. Les mouvements de balayage horizontal des bras et des mains d'Isabelle accompagnent l'idée de la corrélation (fig.6) ; alors que la consultante relève et avance la tête en direction d'Isabelle juste avant de dire « de surface » IDC11- mais les carottes, sédimen^. spnt en surface .d.e .dix centi..... {40} Figure 7 - « mais » Le regard de l'étudiante est dirigé vers la consultante, lorsqu'elle commence cette glose, fournissant des précisions supplémentaires sur les prélèvements et justifiant aussi (peut-être) le terme « carottes sédimentaires » qui vient remplacer le mot « échantillons » utilisé précédemment. Il ne s'agit en effet pas d'un nouveau préambule, mais au contraire d'un rhème qui vient se greffer immédiatement sur le rhème précédent. Le regard se détourne pourtant après la fin de « carottes sédimentaires » et se dirige vers les doigts. Isabelle réagit, en effet, au mouvement de la tête de la consultante en faisant pour la 3e fois le geste de pince ouverte avec les deux doigts, pouce et index (fig.7), qu'elle élève au niveau de son visage tout en dirigeant son regard vers les doigts. C'est uniquement au niveau postural et gestuel qu'on peut comprendre pourquoi elle recourt au ligateur « mais » qui indique toujours une modification du point de vue sur l'objet de discours. Son geste vient en quelque sorte corriger la consensualité suggérée par l'avancée de la tête de la consultante : à l'idée de « surface » exprimée dans les mots la consultante, le geste d'Isabelle substitue l'idée d'une profondeur, petite certes, mais pas nécessairement située « à la surface ». Le regard d'Isabelle se tournera à nouveau vers la consultante pendant la pause (normale, de 40 cs) qui suit « dix centimètres », avant que la main ne soit revenue au repos en appui sur la table, au moment où la consultante dit « ok c'est dix centimètres » ponctué par un « ouais » de la parleuse. Ce mouvement du regard en direction du geste réalisé par la main est très intéressant, dans la mesure où il peut s'interpréter comme dans la langue des signes française (Cuxac 2000, Bouvet 2001) : le regard posé sur le geste témoigne du caractère spécifique de la prédication réalisée (il ne s'agit pas d'un prédicat généralisable), et aussi du degré d'engagement de l'énonciatrice, qui souligne ainsi qu'il s'agit de son expérience personnelle, qu'on pourrait gloser de la manière suivante « j'ai prélevé moi-même des carottes sédimentaires au cours du stage que j'ai effectué ». 4.2 2ème corpus Le parleur François cherche à qualifier ce qu'est pour lui l'ordinateur par rapport au livre. Il ne trouve pas tout de suite la qualification adéquate, ni pour l'ordinateur, ni pour le livre ; il oppose toutefois plusieurs fois, dans ses propos, le caractère « abstrait » de l'ordinateur au caractère « concret » du livre. Ses gestes des mains et la direction de son regard extériorisent la conceptualisation qu'il opère et sa recherche des mots manquants. 2F- [...] un bouquin ça reste quand même e:: {45} quelque chose que tu:: (en)fin {125} tu peux souligner des choses §mm§ tu peux:: ça amène plus la réflexion que::: qu'un écran d'ordinateur quoi pour moi c'est c'est c'est complètement différent 3C- c'est vrai qu' t'as pas l' contact physique [...] Il cherche en premier lieu à qualifier le livre « un bouquin ça reste quand même e ». On observe que sur le verbe « reste » il détourne ses yeux de l'écouteur, ensuite sa tête se place de face au moment de « quelque chose que tu: » puis il regarde vers le bas quand il produit le marqueur de reformulation « (en)fin ». La longue pause de 125 cs ne lui permet apparemment pas de terminer la structure syntaxique amorcée, mais le geste de ses mains anticipe sur ce qu'il se prépare à dire. Au moment où il produit « tu » (tu peux), son regard revient vers l'écouteur, sa main gauche se tourne paume vers le haut, et la main droite, pouce et index serrés, esquisse le geste de tracer un trait sur l'appui fourni par la main gauche, reproduisant de façon iconique le dit à venir « souligner des choses » (fig.8). figure 8 - « tu peux souligner » Poursuivant son évocation des qualités du livre que ne détient pas l'ordinateur « ça amène plus la réflexion que::: », à nouveau son geste des mains anticipe sur la verbalisation, la main droite s'élève doigts tendus à la verticale (fig.9), donnant à voir une surface verticale « qu'un écran d'ordinateur » (fig.10, fig.11). Son regard reste fixé sur l'écouteur, en signe de partage consensuel. figure 9 - « plus la réflexion » figure 10 - « qu'un écran » figure 11 - « d'ordinateur » Puis sur le ponctuant « quoi » de positionnement égocentré (fig.12), il ferme les yeux, sa main droite s'immobilise au niveau de sa poitrine, et sa main gauche commence à se lever, anticipant une fois de plus sur le contenu de son dit, en l'occurrence l'expression de son point de vue « pour moi » (fig.13). Au même moment son regard se dirige vers l'extérieur à gauche. figure 12 - « quoi » figure 13 - « pour moi » figure 14 - « différent » Ensuite les mains s'abaissent, la tête revient vers l'écouteur quand il prononce « c'est c'est ». Pour finir les mains retournent à leur position de repos « complètement différent » (fig.14) ; la mélodie et l'intensité chutent sur la dernière syllabe de « différent », et le regard se lève vers l'écouteur. Ce dernier qui a perçu et compris tous les indices de cession du droit à la parole détourne à son tour son regard, ses yeux et sa tête se baissent en direction du papier qu'il tient à la main, manifestant ainsi qu'il est prêt à s'octroyer le droit à la parole (3C- « c'est vrai qu' t'as pas l' contact physique [...] »). 5 CE QUE LE REGARD ET LE GESTE DES MAINS NOUS APPRENNENT SUR LA RELATION ENTRE PARLEUR ET ÉCOUTEUR Jusqu'à présent, l'hypothèse que je formulais était que, dans un dialogue, le parleur regarde l'écouteur pour l'accrocher, pour retenir son attention au moment où il cherche à établir une base consensuelle. Or, dans le préambule, le parleur ne regarde pas l'écouteur, et cela parce qu'il a son regard fixé sur son objet de pensée pour le façonner et le modeler. Le regard et la mélodie donnent donc tous les deux des informations sur l'attitude coénonciative, mais ils le font de façon différente : 1) l'absence de regard en direction de l'écouteur, dès le début du préambule, traduit le rapport du parleur avec sa pensée, qu'on pourrait gloser de la manière suivante « je cherche à mieux dire pour toi, pour rendre l'interprétation plus facile, je te quitte mais je vais revenir », 2) alors que la variation de la mélodie vers le haut, en fin de préambule, est iconique du mouvement du parleur en direction de l'écouteur, glosable ainsi « je vais vers toi, je ne t'abandonne pas ». On constate donc qu'en tant que parleur on peut avec deux indices relevant de modalités différentes faire deux opérations en même temps : 1) se concentrer sur son objet de discours, le façonner et chercher la bonne formulation, 2) aller à la recherche de l'autre. Les deux plans peuvent coïncider, mais ils peuvent aussi être dissociés et avoir un fonctionnement autonome. Dans le préambule on effectue deux opérations conjointement : 1) on façonne l'objet de discours, et on séquencialise la suite morphosyntaxique ; 2) on cherche à établir une base de connaissances partagées en consensus avec l'autre. Pour sculpter son objet de discours (au cours du préambule), on doit être seul face à sa pensée ; de ce fait, pour positionner cet objet de discours dans la coénonciation, on doit recourir à une autre modalité : la mélodie (en fin de préambule). Dans le rhème, en revanche, on effectue une seule opération : on exprime un jugement différencié, dans une séquence morphosyntaxiquement organisée, le consensus sur les préalables étant supposé acquis. CONCLUSION On peut ainsi observer que les mouvements de regard du parleur suivent les modulations qu'il apporte à son attitude coénonciative : l'absence de regard correspond à la construction unilatérale par le parleur d'une base commune destinée à faciliter la suite de l'échange, dans le préambule, alors que le retour de son regard sur l'écouteur se produit aux moments où il se prépare à exprimer, dans le rhème, une position différenciée sur la base consensuelle préalablement établie. Revenant vers l'écouteur avant la fin du rhème, le regard du parleur constitue la seule marque possible de maintien du consensus et de la convergence ; il adoucit par avance ce que peut avoir de brutal l'expression d'une différenciation ; il permet aussi de prévenir les incompréhensions. L'échange de regard est le seul « geste » qui permette d'affirmer l'égalité absolue des interlocuteurs dans la coénonciation, il est le seul « geste » qui soit en même temps réciproque et simultané. La prise en compte de la direction du regard permet également d'affiner l'interprétation de la position modale du parleur eu égard à ce qu'il se prépare à dire ou à ce qu'il est en train d'énoncer. Le regard est alors à analyser en relation avec un autre mouvement corporel : la forme et le mouvement des mains. Lors d'une difficulté dans le travail de formulation, le geste des mains anticipe, en effet, sur ce qui n'est pas encore dit. Dans le corpus Formation à l'entretien d'embauche, il s'agit pour Isabelle de fournir des explications supplémentaires, d'argumenter sur son propre dit, jugé paradoxal par son interlocutrice. Ses mouvements de regard, alternativement dirigé sur la consultante et ailleurs, et la répétition du même geste de la main droite à trois reprises jalonnent les étapes de la mise en place de son argumentation, en anticipant à chaque fois sur les mots qu'elle se prépare à dire. Les deux premières manifestations sonores de l'écouteuse « d'accord » une fois en mélodie descendante, l'autre fois en mélodie montante, scandent les rhèmes successifs tous terminés par une syllabe finale montante, avant de déboucher sur une manifestation plus étoffée interprétant le dit de l'étudiante. C'est donc la forme prise par la main droite d'Isabelle qui est révélatrice du fait que, avant même d'avoir commencé à produire la séquence morphosyntaxique, elle stylise un trait du référent associé à ce qu'elle cherche à expliquer. A trois reprises sa main droite prendra la forme d'une pince ouverte, délimitant un espace de petite taille : 1) avant qu'elle ne produise le « donc » qui initialise son explication concernant l'utilité du recours aux photos aériennes pour réaliser des études sédimentaires, 2) puis, avant le début du préambule qui précède le rhème « on fait des échantillons », 3) enfin, au moment du ligateur « mais » qui précède la précision technique qu'elle apporte à ses explications « mais les carottes sédimentaires sont en surface de dix centimètres », pour contrer l'interprétation de la consultante « donc c'est des études sédimentaires de surface ». Dans les trois cas le regard d'Isabelle est fixé sur sa main, ce que je propose d'interpréter en deux temps : Isabelle sait qu'elle doit fournir une réponse adaptée et informative à la question de la consultante, elle ne peut donc qu'anticiper son consensus sur l'objet de discours (son regard peut donc être fixé ailleurs) ; mais elle cherche aussi à modaliser son énoncé, en soulignant qu'il s'agit bien d'un événement spécifique, dans la sphère de son expérience personnelle ; la seule manière pour elle d'exprimer le point de vue (égocentré) et le caractère spécifique est précisément de regarder le geste qu'elle réalise avec la main. Dans ce cas particulier où Isabelle doit restructurer son explication, elle a tout naturellement recours au double marquage concomitant du geste de la main et de la direction du regard — le regard étant porté sur le geste de la main. Dans le corpus Ordinateur et livre, François cherche à formuler les caractéristiques positives qu'il attribue au livre, en les confrontant aux propriétés négatives que revêt, à ses yeux, l'ordinateur. Les mouvements et la configuration de ses mains scandent les modulations de son positionnement vis-à-vis de chacun des deux objets de la discussion, et anticipent sur l'expression morphosyntaxique et lexicale qu'il leur donne. Le livre est, pour lui, manipulable et « concret », il a une existence réelle, on peut « souligner », on peut « l'ouvrir ». L'ordinateur, au contraire, est représenté comme un « écran », qui masque la réalité des choses, il relève de l'« abstrait ». Pour conclure, je gloserai une réflexion de Régis Missire (Journée d'étude Conscila du 06/02/2009), en disant que les mouvements du regard et les gestes des mains « sont pour la sémantique un observatoire sur les cours d'action que constituent l'énonciation et l'interprétation, et un accès privilégié à la pensée qui s'élabore et se précise dans le temps même de sa formulation ». Références BOUVET, Danielle (1996) Approche polyphonique d'un récit produit en langue des signes française. Lyon : Presses Universitaires de Lyon. BOUVET, Danielle (2001) La dimension corporelle de la parole. Les marque posturo-mimo-gestuelles de la parole, leurs aspects métonymiques et métaphoriques, et leur rôle au cours d'un récit. Paris : Peeters, Société de Linguistique de Paris. BOUVET Danielle/Mary-Annick MOREL (2002) Le ballet et la musique de la parole. Geste et intonation dans le dialogue oral en français. Paris/Gap : Ophrys. BROSSARD, Alain (1992) La psychologie du regard. 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Annexe : Conventions de transcription syllabe en exposant = montée mélodique / syllabe en indice = chute de la mélodie / °xx° = séquence en incise, mélodie basse et plate / {xx} = durée de la pause silencieuse en centisecondes / e = euh d'hésitation / (h) = inspiration audible / §xx§ = superposition de paroles / soulignement en pointillé = regard du parleur détourné de l'écouteur / soulignement plein = regard sur l'écouteur Résumé MOUVEMENTS DU REGARD, DES MAINS ET DE LA MÉLODIE : LEUR APPORT DANS LA CONSTRUCTION DU SENS À L'ORAL EN FRANÇAIS L'objectif de cette étude est de donner quelques exemples, extraits de deux corpus enregistrés en vidéo, illustrant des hypothèses récentes sur l'impact du regard et du geste des mains, en relation avec les variations mélodiques, dans la construction du sens à l'oral. Les mouvements de regard du parleur suivent les modulations qu'il apporte à son attitude coénonciative : l'absence de regard correspond à la construction unilatérale par le parleur, dans le préambule, d'une base commune destinée à faciliter la suite de l'échange, alors que le retour de son regard sur l'écouteur se produit, en cours de rhème, aux moments où il se prépare à exprimer sa position différenciée, en fonction des anticipations qu'il fait des réactions de celui auquel il s'adresse. Les gestes des mains, pour leur part, anticipant sur l'expression morphosyntaxique et lexicale, scandent les étapes de la conceptualisation qu'opère le parleur sur son objet de discours et la manière dont il se saisit d'une propriété de cet objet. Les mouvements du regard, du geste des mains et de la mélodie interagissent ainsi activement dans la construction du sens à l'oral en français. Mots-clés : coénonciation, geste des mains, paragraphe intonatif, direction du regard, variations mélodiques Povzetek GIBANJE POGLEDA, ROK IN MELODIJE: NJIHOV PRISPEVEK K IZGRADNJI SMISLA V GOVORJENI FRANCOŠČINI V tej študiji bi radi pokazali nekaj primerov, izbranih iz dveh vizualno posnetih korpusov, ki naj bi ponazorili zadnje hipoteze o tem, kako pogled in premikanje rok v skladu s spremembami melodičnega poteka vplivata na oblikovanje smisla v govorjenem jeziku. Gibanje govorčevih rok sledi modulacijam, s katerimi oblikuje svoje soizjavljalsko stališče: odsotnost pogleda prispeva k enosmerni konstrukciji, s katero govorec v preambuli osnuje temelj, ki naj bi olajšal nadaljevanje izmenjave, medtem ko se poslušalcu vrnjen pogled izoblikuje takrat, ko se pripravlja, da bo v remi izrazil diferencirano stališče, in sicer v skladu s predvidevanjem sogovornikovih odzivov. Gibanje rok pa poteka v skladu s predvidevanjem oblikoskladenjskih in leksikalnih izrazov; z njimi govorec postopoma konceptualizira predmet pogovora in način, kako bo določene lastnosti tega predmeta realiziral. Premiki pogleda, rok in melodije so v aktivni interakciji in simultano sooblikujejo smisel v govorjeni francoščini. Ključne besede: soizjavljanje, premiki rok, intonacijski odstavek, smer pogleda, spreminjanje melodičnega poteka