Michel Roché Université de Toulouse-Le Mirail* UDK 811.133.r373.611 PRESSION LEXICALE ET CONTRAINTES PHONOLOGIQUES DANS LA DÉRIVATION EN -AIE DU FRANÇAIS La dérivation qui donne les chênaie, roseraie, châtaigneraie ne semble pas poser de problèmes particuliers. Remarquablement homogène sur le plan sémantique, elle construit au moyen du suffixe - aie des noms de collectifs (plantations, milieux naturels) à partir de noms de plantes - des arbres dans la majorité des cas. Quelques formes, cependant, ne laissent pas d'intriguer : cerisaie, amandaie, qui semblent construits sur le nom du fruit plutôt que sur celui de l'arbre ; joncheraie, ronceraie, où un segment intermédiaire vient s'intercaler entre la base et le suffixe ; boulaie, prune-laie, noiseraie, dont les radicaux s'écartent de la forme attendue. Le corpus utilisé par Tomassone et Combettes (1970) et par Diekmann (1975) pour leurs comparaisons avec la dérivation en -ière - une quarantaine de formes - permettait de formuler des hypothèses pour expliquer ces écarts, guère de les vérifier. En exploitant les ressources de la Toile, on peut aujourd'hui rassembler plus de 400 formes bien attestées, construites sur quelque 270 bases différentes.1 Le gain de un à dix enrichit considérablement la vision qu'on peut avoir de cette dérivation. Elle se diversifie, fait apparaître des difficultés nouvelles, révèle la créativité actuelle et, surtout, en mettant les écarts en perspective, elle permet de les interpréter de façon moins hasardeuse. On envisagera d'abord les questions touchant à l'allomorphie radicale (choix du thème et contraintes phonologiques conduisant à modifier le radical), puis l'influence des paradigmes lexicaux - série dérivationnelle et famille dérivationnelle -dans lesquels le dérivé est destiné à s'intégrer. Ces observations, parallèlement à d'autres recherches, conduisent à remettre en cause l'approche traditionnelle de la dérivation en termes de « Règles de Construction des Mots ». 1. APPROCHE MORPHOPHONOLOGIQUE Parmi les phénomènes dans lesquels se manifeste l'allomorphe radicale, certains sont intrinsèques au lexème base, qui se présente sous plusieurs formes parmi lesquelles la dérivation doit choisir (§ 1.1). D'autres tiennent à l'adaptation du thème sélectionné en fonction de la dérivation concernée (§ 1.2). * Adresse de l'auteur : Le Péloy, Estantens, 31600 Muret, France. Mél : mroche@univ-tlse2.fr 1 La base de données (DiMoC-aie.mdb et DiMoC-aie.xls) est consultable sur http://w3.erss.univ-tlse2.fr:8080/indexjsp?perso=mroche. On y trouvera les attestations (contexte, références) des dérivés qui ne figurent pas dans les dictionnaires. 1.1. Le choix du thème Dans une perspective lexématique, on considérera, à la suite d'Aronoff (1994), qu'un lexème est représenté dans le lexique par un ensemble de thèmes qui constituent ce que Bonami et Boyé (2005, entre autres) ont appelé son « espace thématique ». Chaque thème y est alloué à une ou plusieurs cases de ses paradigmes flexionnel et dérivationnel. Pour l'adjectif rond, par exemple, les thèmes fondamentaux sont un thème A /r5/ sélectionné par la forme libre masculine (rond) et un thème B /rôd/ sélectionné par la forme libre féminine (ronde) et pour la dérivation (rondeur). Le dérivé rotondité révèle en plus un thème supplétif savant /rotôd/ emprunté au latin (nous l'appellerons S), logiquement sélectionné par le suffixe « savant » -ité alors que le suffixe « populaire » -eur sélectionne le thème B. Pour certains lexèmes, on trouve en outre un thème supplétif populaire qui garde la trace d'apophonies anciennes. Nouveau, par exemple, est représenté dans le radical de renouveler non par le thème B /nuvel/ mais par un thème C /nuval/2. Le suffixe -aie est un suffixe « populaire ». Transmis depuis le latin -eta (pluriel de -etum) par la voie populaire, il sélectionne dans tous les dérivés du corpus dic-tionnairique un thème populaire, en général un thème B identique par défaut au thème A (chêne /J'en/ ~ //en/ ^ chênaie) ou révélant une consonne latente (houx /u/ ~ /us/ ^ houssaie). Pour quelques bases en -eau et les nombreuses bases en -ier, cependant, le thème sélectionné est un thème C en /-al/ (fouteau /futo/ ~ /futel/ ~ /futal/ ^ foutelaie) ou en /-ar/ (rosier /rozje/ ~ /rozjer/ ~ /rozar/ ^ roseraie) que l'on retrouve devant d'autres suffixes dans les dérivations anciennes (chapeau ^ chapelier, chevalier ^ chevalerie). Particularité remarquable : alors que les allomorphies qui donnent les thèmes C sont depuis longtemps caduques, les dérivés en -aie les plus récents construits sur une base en -ier ont toujours une finale en -eraie. Sur chapeau, à côté de chapelier, le plus récent chapeauter et la tresse chapeautière des Exercices de style de Queneau utilisent non le thème C mais un thème B identique au thème A (complété par un /t/ épenthétique). Sur des bases en -ier, si chevalier donne chevaleresque, Gautier, clavier, pompier, Vanier donnent gautiéresque (et non °gauteresque), claviéresque, pom-piéresque, vaniéresque. arganier, kapokier, palétuvier, ronier, en revanche, donnent arganeraie (et non °arganiéraie), kapokeraie, palétuveraie, roneraie. Et ainsi de plusieurs dizaines d'autres qui, très vraisemblablement, ne remontent pas au-delà du 19e siècle (absents, pour la plupart, des dictionnaires, il est difficile de les dater). Dans la base de données de dérivés en -esque réunie par Marc Plénat3, on trouve quatorze exemples du type pompier ^ pompiéresque et les seules exceptions4 sont elles- 2 Pour plus de précisions sur l'espace thématique des nominaux, voir Roché (2010). 3 Base de données annexée à l'ouvrage de B. Habert Instruments et ressources électroniques pour le français (Paris, Ophrys, 2005) et consultable sur le site http://www.toeditions.com/Sources/Habert_Bases-de-dpnnees-2.htm. 4 On trouve également un autre traitement (qui ne nous intéresse pas ici) consistant à superposer le suffixe à la finale /e/ de la base : (MADAME) RECAMIER ^ récamiesque. mêmes révélatrices. Outre chevaleresque, il s'agit de (Jacques) Bergier ^ bergeresque, cavalier ^ cavaleresque, olivier ^ oliveresque et papier ^ paperesque, influencés respectivement par bergerie, cavalerie, oliveraie et paperasse. Les allomorphies /je/ ~ /ar/ des finales en -ier(e), dans les dérivés récents, ne sont pas le résultat d'une règle phonologique, par conséquent, mais celui d'une pression lexicale qui s'exerce, pour les uns, au sein de la série dérivationnelle des dérivés en -(er)aie, pour les autres au sein des familles dérivationnelles concernées (le patronyme Bergier étant pour l'occasion assimilé au nom commun berger). Nous y reviendrons. A côté de ces dérivés construits sur un thème populaire, beaucoup d'autres, totalement absents des dictionnaires généralistes mais bien attestés dans les publications spécialisées, sont construits sur un thème savant. Tous les degrés sont représentés, de l'allomorphie au supplétisme, suivant que le nom latin de la plante reste proche du nom français ou s'en éloigne plus ou moins complètement : cariçaie (^ lat. carex ~ caric(is) 'carex'), euphorbiae (^ lat. euphorbi(a) 'euphorbe'), rosmarinaie (^ lat. rosma-rin(us) 'romarin'), lauraie (^ lat. laur(us) 'laurier'), viburnaie (^ lat. viburn(um) 'viorne'), lariçaie (^ lat. larix ~ laric(is) 'mélèze'), sambuçaie (^ lat. sambuc(us) 'sureau'), spartiae (^ lat. spartium junceum 'genêt d'Espagne'), suberaie (^ lat. (quercus) suber 'chêne-liège'), typhaie (^ lat. typh(a) 'massette'), etc. Nombre de ces dénominations viennent doubler un dérivé construit sur le thème populaire : abiétaie / sapin(er)aie, acéraie / érabl(er)aie, arbutaie / arbouseraie, bétulaie / boulaie, buxaie / buis-saie, cératoniaie / carouberaie, cupressaie / cypressaie, fraxinaie / frênaie, juniperaie / genévraie, lavandulaie / lavand(er)aie, pistaciaie / pistacheraie, saliçaie / saulaie, sorbaie / sorberaie, taxaie / iv(er)aie, tiliae / tillaie, ulmaie / orm(er)aie, etc. On peut penser que ces dérivés sont construits directement sur le nom latin des plantes, couramment utilisé par les naturalistes. Certains contextes font d'ailleurs apparaître côte à côte ce nom latin et celui du biotope dont la plante est caractéristique : (1) Rosmarinaie à Rosmarinus officinalis. Junipéraie à Juniperus phoenicea. physio-geo .revues.org/696?file= 1 Il n'en reste pas moins qu'il s'agit de mots français et que dans bétulaie comme dans boulaie le suffixe est le même. Ce qui tend à remettre en cause le principe selon lequel une seule et même case de l'espace thématique serait sélectionnée par une dérivation donnée. La correspondance entre espace thématique et paradigme flexion-nel est rigoureusement univoque, elle l'est beaucoup moins pour la dérivation. 1.2. Les contraintes phonologiques Le thème fourni par l'espace thématique du lexème base n'est pas toujours conservé tel quel, il peut être modifié pour constituer le radical du dérivé (Roché 2010). Ces aménagements - troncations, ajouts, substitutions... - visent, pour une part, à satisfaire des contraintes phonologiques de « bonne formation ». Lorsque la finale -ier de la base est précédée par un /r/ (dans poirier, par exemple), l'allomorphie radicale donnerait dans le dérivé une finale -reraie (°poireraie) dyspho- nique du fait de la consécution trop rapprochée du même phonème. Une contrainte dissimilative (Plénat 2011) réduit le radical à poir- dans le dérivé effectivement réalisé poiraie. Même chose dans mûrier ^ mûraie, coudrier ^ coudraie, genévrier ^ genevraie. Ces troncations ne sont pas obligatoires, cependant : on trouve aussi mûreraie, poivre-raie, gingembreraie (et même poireraie et coudreraie, dans des toponymes). Si le /r/ est plus éloigné de la finale, la contrainte dissimilative est moins forte mais elle explique vraisemblablement le choix de cerisaie plutôt que ceriseraie (qui n'est attesté que très marginalement). Sur prunier, à côté de prunaie où, comme dans cerisaie, le radical est tronqué, prunelaie représente une autre solution : le /r/ est remplacé par un phonème voisin mais suffisamment distinct pour éviter la répétition. Inversement, la finale en /al/ du thème C de bouleau, qui donnerait °boulelaie (cf. fouteau 'hêtre' ^ foutelaie), est remplacée par /ar/ dans bouleraie. Elle peut aussi être tronquée pour donner boulaie, comme celle en /ar/ dans prunaie. On retrouve les même traitements pour tilleul ^ tillaie / tilleraie, préférés à °tillelaie à une époque où le -ll- de tilleul était encore la latérale /À/, trop proche du /l/ final. Lorsque le thème sélectionné, tel qu'il est fourni par l'espace thématique, n'offre pas d'accroche consonantique, c'est la contrainte antihiatique qui conduit à le modifier. A partir d'un thème populaire, la solution la plus fréquente consiste à introduire une consonne épenthétique. Celle-ci peut être un /t/, épenthèse par défaut du français (caoutchouteraie, alfateraie, bambout(er)aie, caféteraie), mais aussi un /z/ (bambous(er)aie) et surtout un /r/ (bambouraie, acaciaraie, hévéaraie, thuyaraie, kiwi-raie, caféraie, cacaoraie). On trouve également une épenthèse en /r/ dans bouleauraie, attesté marginalement à côté des plus anciens boulaie et bouleraie. Comme dans chapeauter, la conservation de la finale y manifeste l'obsolescence des allomorphies -eau ~ -el-. Epenthèse en /r/ également dans rhodoraie, où la base rhododendron est remplacée par son abréviation rhodo. La solution alternative à l'épenthèse, pour les thèmes à finale vocalique, est la troncation de la voyelle : mimos(er)aie, nymphéaie, orchideraie. Voire de plusieurs voyelles (nymphaie ^ nymphéa) ou de semi-consonne + voyelle (gonakaie ^ gonakié5). En contexte savant, sur une base latine, la troncation de la voyelle thématique est de règle, comme en latin : oryza 'riz sauvage' donne régulièrement oryzaie. Ce n'est pas le même acacia qui est à la base de acaciaie et de acaciaraie : le premier est une dénomination latine de la nomenclature, le second un mot français (et il ne s'agit pas du même arbre). Mais ce principe n'est pas toujours respecté : thuyaie et thuyaraie ont été relevés dans le même type de contexte. On a pu établir d'autre part (Plénat 2009) qu'une contrainte prosodique favorisait, dans les mots construits, les radicaux ayant au moins deux syllabes par rapport aux radicaux monosyllabiques. Parmi les dérivés enregistrés par les dictionnaires, dont on peut supposer qu'ils sont les plus anciens ou les mieux établis, la plupart des formes en -eraie, en dehors de celles qui ont pour base un nom en -ier, sont construites sur des monosyllabes : jonc ^ joncheraie, ronce ^ ronceraie, charme ^ charmeraie, pin 5 Gonakié est un doublet de gonakier, dont le dérivé (régulier) est gonakeraie. pineraie, teck ^ teckeraie. Il en va de même pour de nombreux toponymes (LAulneraie, La Buisseraie, L'Herberaie, La Housseraie, La Sauleraie, La Vergneraie...), dont certains au moins doivent être anciens. On peut interpréter le segment -er- comme un interfixe (Roché 2003), élément neutre (sémantiquement) qui vient s'intercaler entre le thème tel qu'il est fourni par l'espace thématique de la base et le suffixe. Le même interfixe que dans nappe ^ napperon, Pâques ^ pâquerette, hache ^ hachereau, fève ^ féverole, sec ^ sécheresse, etc. où la suffixation est « décalée » (Plénat et Roché 2004) de la même façon. Dans les couples jonchaie / joncheraie, saulaie / sauleraie, etc., la première forme satisfait la contrainte de fidélité (rien n'est ajouté à la base ou au suffixe), la seconde satisfait la contrainte prosodique (le radical est dissyllabique). 2. APPROCHE LEXICALE Tout mot construit appartient par définition à deux paradigmes : une famille déri-vationnelle, pendant synchronique de la « famille de mots » étymologique, qui réunit tous les lexèmes construits directement ou indirectement sur une même base ; une série dérivationnelle, qui réunit tous les lexèmes construits selon un même modèle. Il suffit de deux éléments dans l'une (parentèle et parent, par exemple) et de deux éléments dans l'autre (parentèle et clientèle) pour que parentèle soit un mot construit, si la relation (formelle, sémantique, catégorielle) qui unit parentèle à parent est identique à celle qui unit clientèle à client. Et reproductible : sur ce modèle qui semblait en sommeil depuis le latin on a récemment formé patientèle pour désigner l'ensemble des patients d'un médecin. Mais il n'est sans doute pas fortuit que le lexème ayant bénéficié de cette résurrection soit patient, doté de la même finale que client et parent : la maigre série dérivationnelle clientèle, parentèle, patientèle est d'autant mieux perçue que ses éléments ne partagent pas seulement le rare suffixe -èle mais une chaîne plus étendue. Dans la dérivation en -aie, plus productive mais relativement circonscrite, la double dimension paradigmatique joue également un rôle déterminant. 2.1. L'influence de la série dérivationnelle Parmi les bases des noms de collectifs en -aie, beaucoup sont des noms d'arbres en -ier. De ce fait, les finales en -eraie sont particulièrement nombreuses parmi les dérivés. Dans la série dérivationnelle, les formes en -eraie constituent par conséquent une sous-série attractive : le mécanisme d'analogie qui est au fondement même de la dérivation tend à généraliser cette finale à l'ensemble des dérivés. Le locuteur qui forge mandarine-raie, ou qui le rencontre pour la première fois, n'ajoute pas le suffixe -aie à mandarinier. Il produit, ou saisit, mandarineraie comme le résultat d'une quatrième proportionnelle où ont pris place des lexèmes déjà présents dans sa mémoire lexicale - oranger et orangeraie sur un axe, par exemple, oranger et mandarinier sur l'autre. (2) oranger : orangeraie mandarinier : mandarineraie Sur la lancée de cette sous-série, il forgera bambouseraie, ou ne sera pas surpris s'il le rencontre, sans prendre garde que le nom du végétal concerné n'est pas bam-bousier mais bambou. La tendance à étoffer la marque caractéristique de la série lexicale est d'autant plus forte que le suffixe -aie est phonologiquement un suffixe pauvre, réduit à un seul phonème. Il a d'ailleurs été confondu dans le passé avec son presque homonyme -ée, d'où les fragnée, saulée, sapinée, etc. qui sont en fait des fragnaie (frênaie), saulaie, sapi-naie6. L'effet de rime propre à la dérivation suffixale est ramené ici à une simple assonance. D'où le besoin de remplacer cette rime à peine « suffisante » par une rime plus riche qui renforcera la cohérence de la série et la perception du mot construit en tant que tel. Avec un suffixe phonologiquement plus étoffé mais qui entre dans des dérivations beaucoup plus diversifiées, le suffixe -isme, on observe de la même façon une tendance à la constitution de sous-séries en -icisme, -acisme, -alisme, -ianisme, suivant les domaines (Roché 2011). Tendance qui entraîne des écarts par rapport à ce que donnerait la simple concaténation de -isme au thème fourni par la base : rho ^ rhotacisme, Flandres / flamand ^ flandricisme, personne ^ personnalisme, Hegel ^ hégé-lianisme... L'obtention de la finale caractéristique d'une sous-série peut se faire de deux manières : par une modification du radical ; par la substitution d'une variante à la forme standard du suffixe. 2.1.1. Les modifications du radical Les modifications du radical que nous avons énumérées plus haut répondaient à des règles phonologiques ou à des contraintes de bonne formation. Mais la plupart ont aussi pour résultat d'aboutir à une finale en -eraie (ou au moins en -raie). Rappelons-les brièvement : - Pour les bases en -ier, l'allomorphie /je/ ~ /ar/ a été conservée jusqu'à aujourd'hui (ronier ^ roneraie) alors qu'elle est caduque dans les autres dérivations. On observe parallèlement que dans les dérivations « savantes » les thèmes latins en /er/ (e.g. acer-, suber-, juniper--) donnent tantôt des formes en -éraie (acéraie, subéraie, junipéraie...), tantôt des formes en -eraie (aceraie, suberaie, juniperaie...). Dans les premières, l'allomorphie obéit à une règle purement phonologique : l'alternance /e/ ~ /e/, comme dans cancer ^ cancéreux ou prison / carcer- ^ carcéral (on ne pourrait pas avoir *cancereux ou *carceral). Dans les secondes, l'alternance /e/ ~ /a/ résulte du conditionnement lexical : elle rapproche le dérivé de la série en -eraie. - L'épenthèse privilégiée est la consonne /r/ (acacia ^ acaciaraie) alors qu'elle est assez rare d'une façon générale. 6 Sur cette question, voir Alexander (1912 : 28), Nyrop (III : 89-90), Tomassone et Combettes (1970 : 225). Ces dérivés en -ée sont surtout attestés en ancien français, mais Nyrop signale que « G. Flaubert écrit hêtrée dans le premier chapitre de Madame Bovary ». - Le seul interfixe utilisé est l'interfixe -er- (jonc — joncheraie) alors que devant d'autres suffixes on en trouve généralement plusieurs. Devant -on, par exemple, en plus de -er-(napperon), il y a souvent -ill- (bottillon), -ich- (pâlichon), -et- (gueuleton), etc. On peut ajouter quelques observations plus ponctuelles : - la troncation de rhododendron dans rhododendraie, qui permet d'obtenir une finale en -raie7; - le mfr. milleraie — millet, où la finale -eraie se substitue à -etaie sans nécessité phonologique ; - le moindre impact de la contrainte dissimilative sur les bases en -rier : le type poirier — poiraie, genévrier ^ genevraie semblait l'emporter sur poireraie (beaucoup plus rare) ou "genèvreraie tandis que pour des formations plus récentes on trouve plutôt poivreraie que poivraie, gingembreraie, laureraie (dans la légende d'une photo représentant une allée de lauriers-roses8). 2.1.2. La variante -eraie L'apparition et la diffusion de la variante -eraie résultent d'un processus bien connu de réanalyse, favorisé par l'allomorphie /je/ ~ /ar/ des noms d'arbres en -ier qui altère la reconnaissance de la base. Un dérivé comme châtaigneraie est perçu non comme châtaignier + -aie mais comme châtaigne + -eraie. C'est la même fausse coupe qui, dans un contexte phonologique semblable, a produit -erie, d'abord variante de -ie puis forme standard du suffixe. On a pu construire gendarmerie sur gendarme et ébénisterie sur ébéniste comme auparavant mairie sur maire et chevalerie sur chevalier parce que ce même chevalerie avait été perçu comme cheval + -erie. La réanalyse, cependant, n'implique pas que les locuteurs aient jamais associé chevalerie à cheval en tant que lexème porteur de sens. Sémantiquement, le court-circuit ne fonctionne pas. Le processus est purement formel et résulte d'un double effet paradigmatique : la récurrence de la finale -erie dans la série dérivationnelle, la présence du lexème cheval dans la famille dérivationnelle de chevalier et chevalerie. La variante -eraie a dû apparaître très tôt : l'ancien français jardineraie en témoigne. Dans la plupart des formes du corpus dictionnairique où l'on pourrait la reconnaître, la séquence -eraie est aussi interprétable comme interfixe + suffixe : joncheraie, ronceraie, charmeraie, pineraie, teckeraie ont des bases monosyllabiques qui justifient un décalage de la suffixation. Mais ce n'est pas le cas de bambouseraie, cac-tuseraie, concombreraie, douglasseraie, gentianeraie, lavanderaie, mélèzeraie, mimoseraie, plataneraie, sisaleraie, etc. (radicaux dissyllabiques), artichauteraie, baobaberaie, cham-pignonneraie, eucalypteraie, margueriteraie, pissenliteraie, etc. (radicaux trisyllabiques). 7 Cette troncation est rendue possible par la longueur de la base. Il ne semble pas cependant qu'une contrainte de taille tende à accourcir les bases longues. Seul micocoulaie (^micocoulier, à côté de micocouleraie) pourrait correspondre à une telle tendance. 8 Le doublet lauraie mentionné plus haut est également récent mais il apparaît dans un contexte savant et doit être construit, vraisemblablement, sur le latin laurus comme sorbaie l'est sur sorbus (face au populaire sorberaie). La fréquence des formes en -eraie dans les formations récentes (cf. autres exemples infra § 3) laisse supposer que, pour certains locuteurs au moins, -eraie est devenu la forme standard du suffixe. 2.1.3. Le paradigme des noms d'arbres en -ier Une autre série lexicale est à prendre en compte : celle des noms d'arbres (ou d'autres végétaux) en -ier. Normalement, ils sont construits sur le nom du fruit (ou d'une autre production) : pomme ^ pommier, rose ^ roseraie. D'un point de vue constructionnel, c'est une relation actancielle qui associe le dérivé à sa base : le pommier fait des pommes comme le potier fabrique des pots, le pétrolier transporte le pétrole, la vache laitière donne du lait, etc. Le dérivé désigne l'agent ou l'instrument (ou une autre entité assimilée à un agent) d'un procès dont la base représente le patient ou le résultat. Les dérivés peuvent appartenir à de multiples classes référentielles (humains, animaux, instruments, etc.). A cause de la sous-série, ancienne et nombreuse, des noms d'arbres fruitiers, cependant, la finale -ier a été perçue comme une marque caractéristique du nom d'arbre en lui-même. D'où l'utilisation du suffixe comme « intégrateur paradigmatique » (Corbin 1987). Dans deux types de situations, principalement : (1) Un nom d'arbre hérité du latin est déjà dans la langue, il est doublé par un dérivé synonyme. C'est le type afr. peuple ^ peuplier. Dans ce cas, ou bien le dérivé élimine le primitif, après un temps de cohabitation plus ou moins long (peuplier, coudrier, églantier...) ; ou bien il ne s'impose pas mais subsiste plus ou moins durablement, surtout dans les parlers régionaux (ormier, platanier, aubépinier...). Le processus est toujours à l'œuvre : on trouve des attestations de teckier, acacier, mimosier, baobabier... C'est la coexistence des deux synonymes, dans la famille dérivationnelle de la base, qui a une conséquence sur la forme des dérivés en -aie (infra, 2.2.2). (2) Le suffixe -ier sert à « habiller » un emprunt. C'est le type palétuvier (d'abord apparitu-rier, du tupi aparahiwa), qui n'a pas d'incidence sur la dérivation en -aie. 2.2. L'influence des familles dérivationnelles La dérivation fait entrer le dérivé dans la famille dérivationnelle de sa base. Elle instaure ainsi une relation non seulement entre lui et un lexème donné, sa base proprement dite, mais aussi avec les autres éléments qui constituent sa famille dériva-tionnelle. En particulier les plus proches : adjectif de relation pour le nom, nom de qualité pour l'adjectif, nom processif pour le verbe. Quelle est la base d'échangisme ? Le nom échange ou le verbe échanger ? On peut, pour des raisons de cohérence catégorielle, préférer l'un à l'autre, mais sémantiquement le choix est indifférent. quand il n'y a pas homophonie, la forme dirige automatiquement vers un lexème donné : lepénisation ne peut avoir pour base que lepéniser. Mais le verbe est beaucoup plus rare que son déverbal, qui est perçu comme désignant la diffusion en profondeur des idées de Le Pen, donc directement en relation avec le primitif. La forme, d'autre part, peut être trompeuse : dans les exemples mentionnés plus haut, le personnalisme est une philosophie fondée sur la personne, pas sur ce qui est personnel, l'hégélianisme est la philosophie de Hegel, pas celle des hégéliens. L'américanisme est une prédilection pour l'Amérique aussi bien que pour ce qui est américain (il n'y a pas d'°améri-cisme), le japonisme une prédilection pour ce qui est japonais aussi bien que pour le Japon (il n'y a pas de °japonaisisme). Pour des raisons à la fois phonologiques et lexicales, les dérivés de cette sous-série sont construit formellement tantôt sur le nom de pays tantôt sur l'adjectif ethnique (Roché 2008), mais ils renvoient systématiquement à la fois au nom de pays, au nom des habitants, au nom de langue quand il y en a un, et aux adjectifs de relation correspondant à chacun de ces trois noms. Dans la dérivation en -aie, quatre cas de figure peuvent se présenter : 2.2.1. Le nom de la plante est seul face à son dérivé Si le nom de collectif est le premier dérivé apparaissant dans la famille, ou si d'autres dérivés antérieurs n'interviennent pas dans la dérivation qui nous intéresse, (3) rhododendron : rhododendraie lilas : lilaseraie un écart par rapport à la forme attendue ne peut avoir qu'une raison morphopho-nologique : modification du radical (rhododendraie au lieu de °rhododendronaie), variante du suffixe (lilaseraie au lieu de °lilasaie). 2.2.2. Le nom de la plante se présente sous plusieurs formes Il s'agit principalement du type peuple / peuplier, coudre / coudrier dont nous avons vu plus haut l'origine. Il faut y ajouter les doublets formés avec d'autres suffixes (orme / ormeau, afr. boul / bouleau, afr. fou/fouteau 'hêtre', afr. sap / sapin), parfois dès le latin (teil / tilleul, plus l'afr. tillier). Chacune des dénominations a pu donner naissance à un ou plusieurs dérivés : peuplaie / peupleraie, coudraie / coudreraie, ormaie / ormeraie / ormelaie, boulaie / bou-leraie, fouaie / foutelaie, sapaie / sapinaie, teillaie / tillaie / tilleraie / afr. tillolaie... Certains ont subsisté après la disparition de la forme qui leur a donné naissance. Sapaie, donné comme caduc depuis le moyen français par Diekmann (1975 : 133) mais encore attesté au 20e siècle, (4) D'autre part, il a eu le mérite d'appeler l'attention sur le sapin de Normandie. Il a bien défini les conditions d'existence des « sapaies » spontanées, et il a préconisé l'emploi du sapin pour l'enrichissement des forêts feuillues. (Revue forestière française, 1958, p. 578) documents.irevues.inist.fr/bitstream/handle/.../RFF 1958 8-9 578.pdf?...1 n'a pu être construit que sur l'ancien français sap. A partir de sapin, il n'y aurait eu aucune raison de tronquer la finale (sapinaie est d'ailleurs attesté parallèlement, à côté du plus courant sapinière). Toutes les formes, cependant, n'ont pas for- cément une explication historique : bouleraie est plus vraisemblablement de résultat d'une dissimilation et de l'attraction de la sous-série en -eraie que le dérivé d'un hypothétique °boulier. L'essentiel est que dans chaque famille dérivationnelle cohabitent ou ont cohabité plusieurs bases possibles d'un côté, plusieurs dérivés de l'autre, sans que chaque dérivé reste forcément en relation avec sa base formelle. (5) orme : ormeau, ormier : ormaie, ormelaie, ormeraie N'importe lequel des trois dérivés désignant un collectif peut être rattaché à n'importe lequel des noms d'arbres. Un dialecte donné peut utiliser aujourd'hui ormeraie pour le collectif alors que pour l'arbre il emploiera orme (ou ormeau) plutôt qu'ormier. Peut-on étendre ce type d'explication à des formations plus récentes, dans la mesure où de nouveaux doublets continuent à se créer parmi les noms d'arbres (supra, 2.1.3) ? Bambousier est attesté, il pourrait fournir le radical de bambouseraie comme bambou celui de bambousaie. Même si bambousier est beaucoup moins diffusé que bambou, il serait plausible que la langue sélectionne dans la famille dérivationnelle, parmi les thèmes disponibles, la forme qui assure une meilleure intégration dans la série dérivationnelle du dérivé. Deux types de difficultés s'opposent à la généralisation de cette analyse : - Certains noms de collectifs en -eraie sont sans doute antérieurs au nom d'arbre en -ier correspondant, ou étrangers à la communauté où celui-ci est apparu. C'est vraisemblablement le cas de teckeraie par rapport à teckier, par exemple. Pour construire systématiquement les dérivés en -eraie sur le nom d'arbre en -ier, il faudrait multiplier les formes virtuelles (°mélézier, °eucalyptier, °pruch(i)er, °douglas(s)ier, etc. pour mélèzeraie, eucalypte-raie, prucheraie, douglas(s)eraie...) au-delà du raisonnable. - Pour qu'un nom de végétal intègre le paradigme des dérivés en -ier, il faut qu'il désigne un arbre prototypique (palétuvier), un arbuste donnant une production intéressante (rosier) ou au minimum une plante donnant des fruits (fraisier). Ce n'est pas le cas pour un certain nombre de bases de collectifs en -eraie (algueraie, aspergeraie, ignameraie, iri-seraie, lavanderaie, sisaleraie, tuliperaie...). On ne peut pas avoir *irisier pour la plante qui donne la fleur appelée iris. Les deux séries (ou sous-séries) dérivationnelles, celle des noms d'arbres en -ier et celle des noms de plantation en -eraie, se développent parallèlement, mais pas à la même vitesse : la première s'étend à la marge, la seconde tend à devenir hégémonique en dehors du discours spécialisé. Elles sont évidemment liées, mais la seconde ne dépend pas de la première. On ne peut donc pas faire l'économie de la variante -eraie. Cas particulier qui fait la transition avec le cas de figure suivant : celui du doublet olivaie / oliveraie. On sait que le français classique avait gardé quelques traces du système (conservé par l'italien) dans lequel le nom de l'arbre peut être homophone du nom du fruit mais s'en distinguer par le genre : une olive 'fruit' / un olive 'arbre', une orange 'fruit' / un orange 'arbre'. Olivaie a plus vraisemblablement été construit sur olive 'arbre' que sur olive 'fruit' (tandis qu'oliveraie est construit sur olivier)9. Orangeaie est plus rare mais également attesté. 2.2.3. Le nom de la plante est construit sur le nom du fruit L'arbre et le fruit sont deux entités bien distinctes. Assez proches, cependant, pour que dans certaines langues, ils soient, pour une même espèce, désignés par un même mot (cf. Koch 1999). En français, quand il s'agit d'arbres prototypiques et de fruits au sens courant du terme, peu échappent à la série des dérivés en -ier. Sauf exception10, le schéma canonique fruit / arbre / plantation s'impose alors comme en (6a). (6a) châtaigne : châtaignier : châtaigneraie Quand il s'agit d'arbustes, a fortiori de plantes herbacées, les choses sont beaucoup moins nettes. Planter des cerises serait incongru mais planter des fraises est courant, même si planter des fraisiers l'est davantage. Planter des cassis est plus fréquent que planter des cassissiers. Le paradigme a été étendu à des dérivés dont la base désigne une autre production (rosier, cotonnier, caféier ...), mais à partir d'un nom de fleur, par exemple, le type rose / rosier est une exception : camélia, azalée, rhododendron désignent aussi bien la plante que la fleur. Pour la construction du nom de collectif, par conséquent, il n'est pas étonnant que le nom de fruit puisse se substituer au nom de plante quand celui-ci est rare (kiwitier) et même quand il est courant (fraisier, cerisier). (6b) kiwi : (kiwitier) : kiwiraie fraise : fraisier : (fraisaie) / fraiseraie cerise : cerisier : cerisaie / (ceriseraie) Le locuteur qui forge kiwiraie (7) Voilà la deuxième année que j'achète des pieds de kiwis [...] Je voudrais faire une kiwiraie d'une cinquantaine de pieds, 5 rangs palissés de 10 pieds. www.greffer.net/forum/viewtopic.php?t=399 a en tête pieds de kiwis plutôt que actinidias ou kiwitiers. Celui qui produit fraisaie 9 Le FEW (VII : 349a) considère olivaie comme une formation latine, un descendant du pluriel de olivetum. Vraisemblable pour l'occitan oliveta (ou au masculin pour l'italien oliveto), cette paternité l'est moins pour le français olivaie, apparu au 17e siècle seulement. Nyrop (III : 89) explique de la même façon prunaie et cerisaie mais nous n'avons pas trouvé trace de °prunetum ou de °cerasetum. 10 Officiellement, l'arbre qui donne des kakis est appelé plaqueminier, mais kaki est beaucoup plus courant. Kakier, kakitier, kakissier, kakirier sont attestés mais peu employés. (8) Je veux refaire une petite « fraisaie », et j'aimerais trouver une variété bien sucrée et parfumée. Quelqu'un a une suggestion ? Merci ! ... gazette-des-j ardins.les-forums .com/.../StolonsDeFraisiers ne connaît pas fraiseraie, vraisemblablement, puisqu'il éprouve le besoin de forger fraisaie, qu'il met entre guillemets. Mais il connaît certainement fraisier. Si fraisaie lui vient spontanément, plutôt que fraiseraie, c'est sans doute que les fraises l'intéressent plus que les fraisiers. Au-delà des considérations pragmatiques, cependant, le court-circuit qui rattache fraisaie directement à fraise n'empêche pas son sens référentiel de rester 'plantation de fraisiers'. L'essentiel, d'un point de vue construction-nel, est le fait que le dérivé soit mis en relation simultanément avec plusieurs membres de la famille dérivationnelle. Il n'est pas impossible, pour fraisaie comme pour cerisaie, mûraie, poiraie, prunaie, fruitaie, mandarinaie, qu'une contrainte dissimilative intervienne également (supra 1.2). Mais elle ne serait pas dans ce cas particulièrement pressante (les deux /r/ de fraiseraie sont assez éloignés l'un de l'autre). Et elle n'expliquerait pas amandaie (admis par les dictionnaires à côté d'amanderaie) ou arganaie, argousaie, citronnaie, cornouillaie, cotonnaie, figuaie, framboisaie, grenadaie, que nous avons rencontrés également, tous doublets de dérivés en -eraie. Le plus vraisemblable, pour cerisaie et ses semblables, est que la substitution paradigmatique offre une solution à une difficulté d'ordre phonologique. Autre difficulté phonologique : les cas où, dans la base, le suffixe -ier est précédé d'une voyelle (noyer, caféier, cacaoyer, théier). L'allomorphie /je/ ~ /ar/ y donne une séquence voyelle + yod + chwa, dans laquelle l'amuïssement du chwa entraîne celui du yod. Noyer ^ noyeraie évolue normalement vers noi(e)raie, comme voyer donne voirie et écuyer écurie. Toutes formes où la base immédiate est peu reconnaissable. Noi(e)raie renvoie directement à noix, comme, d'une autre façon, noiseraie qui l'a remplacé. Sur caféier, cacaoyer, théier, aucune forme ne s'est imposée : on trouve caféieraie, cacaoye-raie, théieraie, qui semblent surtout graphiques (comment les prononce-t-on ?), caféte-raie, cacaoteraie, caféraie, cacaoraie, théraie, formés sans doute sur café, cacao ou thé. Cas limites : celui d'agrumeraie, construit sur agrume plutôt que sur le rare agru-mier, et surtout celui de glandaie 'lieu planté de chênes' (Rob.). C'est une véritable métonymie qui fait de glandaie un synonyme de chênaie, puisque dans ce cas le nom du fruit n'appartient pas à la même famille que celui de l'arbre. Mais on voit bien pourquoi elle a été opérée : le 'lieu planté de chênes' sera une chênaie si l'on s'intéresse surtout aux arbres eux-mêmes, une glandaie si l'on veut y mener des porcs pour qu'ils se repaissent de leurs glands. Indirectement, ce cas éclaire celui de frai-saie et des exemples semblables : la substitution du nom du fruit à celui de l'arbre est, pour une part, une forme de métonymie. 2.2.4. Le radical est influencé par un autre membre de la famille dérivationnelle Il arrive enfin que la formation du radical mette à contribution un élément plus éloigné de la famille dérivationnelle. Prunelaie 'verger de pruniers' est facilité par le fait que, dans la famille de prune et de prunier il y a aussi prunelle, même s'il ne s'agit pas du même fruit et du même arbre. De la même façon, noiseraie désigne tantôt un 'lieu planté de noyers', tantôt un 'lieu planté de noisetiers', par glissement d'un arbre à l'autre dans la même famille (dérivationnelle sinon botanique). Herbaçaie ne peut être construit formellement que sur l'adjectif herbacé. Pour le robinier, on trouve robi-neraie (construit régulièrement sur le nom français) et robiniae (sur le latin robinia pseudoacacia), mais aussi robinaie, dont le radical suppose de remonter à Robin, le jardinier qui a donné son nom à l'arbre. Une place particulière doit être faite aux dérivés en -ier (autres que les noms d'arbres ou d'arbustes) appartenant à la même famille, qu'il s'agisse d'adjectifs, de noms de personnes ou autres. L'ancien français jardineraie a sans doute emprunté son radical à jardinier ; ronceraie a été facilité par roncier 'buisson de ronces' ; pineraie par (pin) pinier 'pin parasol' ; alfateraie, endiveraie, luzerneraie, safraneraie, tomateraie par alfatier, endivier, luzernier, safranier, tomatier 'producteur de N'. 3. UNE RÈGLE ? PLUSIEURS RÈGLES ? OU PAS DE RÈGLE ? Si l'on compare les formations récentes au corpus des dictionnaires, on constate que la dérivation en -aie est restée homogène sur le plan sémantique (il s'agit toujours de former des noms de collectifs de végétaux11) mais qu'elle s'est diversifiée. Dans la série dérivationnelle, trois ensembles se dessinent assez nettement : (1) Une sous-série traditionnelle, qui réunit les dérivés anciens mais continue à s'étendre. La base y est un nom d'arbre ou, s'il s'agit d'un autre végétal, c'est un nom en -ier ; le dérivé désigne plus souvent une plantation qu'un milieu naturel (cannaie, jonchaie, ronceraie font exception de ce double point de vue). Le radical est un thème populaire. Le suffixe a le plus souvent la forme standard -aie (sauf exception, les finales en -eraie résultent de l'allomorphie d'une finale en -ier du côté de la base). (2) Une sous-série innovante. La base désigne n'importe quel végétal et le dérivé un lieu de culture (citrouilleraie, endiveraie, iriseraie, jasmineraie, patateraie, pimenteraie, pivoine-raie, safraneraie, tomateraie, tuliperaie...)12. Ou bien, s'il s'agit d'une végétation spontanée, le dérivé est en général une formation plus ou moins ludique (chardonneraie, coquelicoteraie, margueriteraie, pissenliteraie...). Le radical est un thème populaire. Le suffixe a très majoritairement la forme -eraie. 11 Exception (ancienne) dans le corpus provenant des dictionnaires : tangaie (ou tanguaie) 'lieu couvert de tangue' (Rob.). Nous n'avons pas fait de recherches sur la Toile pour savoir s'il y en a d'autres semblables. 12 Notons en passant, puisque ce n'est pas l'objet de la présente étude, que -(er)aie se diffuse ainsi aux dépens de -ière. Le double critère que Tomassone et Combettes (1970) avaient observé pour la répartition de -aie vs -ière (groupement naturel vs artificiel, arbres ou arbustes vs autres plantes) est de moins en moins valable. Artichauteraie, champignonneraie, cressonne-raie, houblonneraie, luzerneraie... concurrencent artichautière, champignonnière, cressonnière, houblonnière, luzernière... (3) Une sous-série « savante », forgée par les naturalistes. La base désigne n'importe quel végétal et le dérivé une formation végétale naturelle. Le radical est emprunté au nom latin de la plante. Le suffixe a presque toujours la forme standard -aie. Peut-on ranger toutes ces dérivations sous une même règle ? D'un point de vue référentiel, le résultat de la dérivation reste le même. Mais pas la sémantique de la dérivation elle-même (le nom du fruit peut se substituer à celui de l'arbre) ni, surtout, les données morphophonologiques (sélection du thème, forme du suffixe). La notion de règle impliquant celle d'exception, il faudrait multiplier les exceptions au-delà du raisonnable. Formuler une règle pour chacune des trois sous-séries? La troisième pourrait être mise facilement à part, si l'on décide qu'elle appartient à une langue de spécialité. Ce qui est net pour les discours où l'on trouve les formations concernées. Mais elles y côtoient les formations populaires. On trouve dans les mêmes contextes tantôt éra-blaie, tantôt acéraie, tantôt populaie associé à saulaie, tantôt peupleraie à côté de saliçaie. (10a) En s'éloignant du cours d'eau, on passe de la populaie-saulaie à peuplier noir, saule pourpre [...] à la populaie-saulaie à peuplier noir, saule blanc [...] basecommunale.paca.ecologie.gouv.fr/pdf/fiches/znieff2.../84128100.pdf (10b) [...] peupleraies blanches et autres forêts dites à « bois dur » des régions nord-méditerranéennes [...] quelques relevés de Saliçaies (Salix pedicellata) [...] ecologia-mediterranea.univ-avignon.fr/.../Ecologia mediterranea 1999-25 1 01.pdf Les interférences sont nombreuses, dans un sens comme dans l'autre. Tauzaie est un compromis entre ce que donneraient une dérivation populaire (°tauzinaie ^ (chêne) tauzin) et une dérivation savante (tozzaie ^ (quercus) tozza). Querceraie combine une base latine (comme les formations spécialisées) et la variante -eraie (comme celles du lexique général) pour désigner non pas un biotope mais une collection de chênes. (11) Visite de la querceraie (170 variétés de chênes), du potager jaune en fleur, des sculptures réalisées après la tempête de 1999 par les artistes [...] www.poitou-charentes.culture.gouv.fr/v4.htm/.../jep09_charente.pdf Certains doublets correspondent à une répartition des rôles (pistaciaie désigne un biotope naturel, pistacheraie une plantation d'arbres fruitiers), mais pas tous : cistaie et cisteraie, eucalyptaie et eucalypteraie, apparaissent dans des contextes semblables. Les trois sous-séries interfèrent largement, formuler trois règles ne diminuerait pas le nombre des exceptions. Mais faut-il absolument des règles ? On doit rendre compte du fait que la synchronie actuelle puisse produire à la fois fraisaie (alors qu'il s'agit de fraisiers et pas de fraises) et endiveraie (alors que l'endivier n'est pas la plante qui donne les endives mais celui qui les cultive) à côté ou à la place de fraiseraie et de °endivaie. Difficile pour une règle de prévoir l'un et l'autre. On peut, en revanche, concevoir la formation des mots comme une dynamique proprement lexicale où chaque dérivation s'opère au croisement de deux paradigmes, une série dérivationnelle et une famille dériva-tionnelle, et sous l'influence de contraintes plus ou moins universelles de « bonne formation ». Dans ce cadre, rien ne s'oppose à ce qu'un même modèle dérivationnel donne des formes différentes à partir d'une même base, si toutes ces contraintes (lexicales ou phonologiques) sont transgressables et si leur hiérarchisation est variable (en fonction de l'époque, du type de discours, des données pragmatiques, etc.). Or c'est précisément ce que montre le corpus, où les variations sont particulièrement nombreuses (pour plus d'un tiers des bases, on trouve plusieurs formes du côté du dérivé). La pression de la série dérivationnelle, la tendance à généraliser les finales en -eraie, la présence d'endivier dans le même type de contexte (ce sont les endiviers qui gèrent les endiveraies) font préférer endiveraie à °endivaie. La possibilité de substituer un radical à un autre, à l'intérieur de la famille dérivationnelle, permet fraisaie malgré la contrainte de fidélité, la contrainte prosodique et la pression de la série dérivation-nelle qui ont généralisé fraiseraie sans empêcher totalement une forme concurrente. CONCLUSION Les enseignements qu'on peut tirer de cette étude sont de deux ordres. Sur les faits linguistiques eux-mêmes, elle révèle une créativité lexicale, un foisonnement de formes insoupçonnables à partir des intuitions du linguiste, même complétées par les ressources des dictionnaires. La dérivation en -aie, tout en restant circonscrite à un domaine bien particulier, est beaucoup plus productive et diversifiée qu'on aurait pu le croire, et les aléas morphophonologiques ne s'y limitent pas à l'application d'une règle d'allomorphie contrariée par quelques bizarreries ponctuelles. Sur la méthode, cette recherche confirme non seulement l'intérêt mais la nécessité de rassembler des bases de données extensives, qu'il s'agisse de l'héritage historique toujours vivant ou des productions contemporaines auxquelles la Toile permet d'avoir accès. Elle confirme également la nécessité de croiser les approches. Les paramètres proprement morphologiques sont inséparables de la dimension lexicale (dynamique de la série dérivationnelle, ressources offertes par la famille dérivationnelle) et des contraintes phonologiques, sans oublier l'éclairage historique. Les différentes explications sont souvent redondantes, et dans ce cas il est difficile de choisir (à supposer qu'il faille choisir). Elles sont en fait complémentaires et l'on a besoin de toutes. Cerisaie peut se lire comme une contraction de ceri-seraie, pour obéir à la contrainte dissimilative, ou comme le résultat d'une substitution de cerise à cerisier. On peut voir dans joncheraie l'interfixe -er- ou la variante -eraie. Boulaie a sans doute été construit sur l'afr. boul et noiseraie sur noisier (doublet ancien de noyer), mais ils sont aujourd'hui rattachés à bouleau et à noix, et il faut rendre compte autrement des écarts formel ou sémantique que cela crée. Et même si boulaie est bien installé, l'apparition de bouleauraie révèle que la contrainte de fidélité et l'attraction de la série des dérivés en -(e)raie peuvent toujours susciter une forme nouvelle. Références ALEXANDER, Luther Herbert (1912) Participial Substantives of the -ata Type in the Romance Languages. 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Résumé PRESSION LEXICALE ET CONTRAINTES PHONOLOGIQUES DANS LA DÉRIVATION EN -AIE DU FRANÇAIS La dérivation en -aie (chênaie, roseraie, châtaigneraie...) suit normalement le schéma : N de plante + -aie ^ N de collectif. Quelques dérivés présents dans les dictionnaires, cependant, s'écartent de cette configuration : cerisaie au lieu de ceriseraie, joncheraie à côté de jon-chaie, etc. Ils sont beaucoup plus nombreux, proportionnellement, parmi ceux qu'on peut recueillir sur la Toile. On a mis en évidence deux séries de facteurs, tantôt convergents tantôt antagonistes, qui expliquent ces écarts : (i) l'influence de la série dérivationnelle dans laquelle le dérivé est destiné à s'intégrer (un « effet de rime » tend à substituer à la finale phonologiquement « pauvre » -aie la finale plus « riche » -eraie, déjà surreprésentée à cause du grand nombre de noms d'arbres en -ier parmi les bases des dérivations antérieures) ; (ii) des contraintes de « bonne formation » - contraintes de taille, contraintes dissimilatives -qui conduisent à modifier le thème fourni par la base afin qu'il constitue un radical phonologiquement plus satisfaisant. Le corpus révèle également un grand nombre de dérivés construits sur des thèmes « savants » (bétulaie, lariçaie, suberaie...), bien que le suffixe appartienne lui-même au versant « populaire » de la dérivation ; ce qui conduit à remettre en cause le principe de correspondance univoque entre les cases de l'espace thématique d'un lexème et celles de son paradigme dérivationnel. Ces observations relativisent fortement la notion de « Règle de Construction des Lexèmes » au profit d'un système de contraintes d'ordre lexical ou morphophonologique. Povzetek LEKSIKALNI VPLIV IN FONOLOŠKE OMEJITVE V IZPELJAVI S PRIPONO AIE V FRANCOŠČINI Izpeljava s pripono -aie (chênaie, roseraie, châtaigneraie...) ustreza običajno naslednjemu besedotvornemu vzorcu: samostalnik, ki označuje rastlino + -aie ^ kolektivni samostalnik. Nekaj izpeljank, ki jih najdemo v slovarjih, odstopa od te sheme : cerisaie namesto ceriseraie, joncheraie poleg jonchaie ipd. Sorazmerno številnejši so primeri, ki jih najdemo na medmrežju. Izpostavili smo dve vrsti dejavnikov, ki delujejo včasih v isti smeri, včasih pa v nasprotnih smereh, in s pomočjo katerih lahko te razlike razložimo: (i) vpliv besedotvorne paradigme, v katero bo vključena izpeljanka (zaradi »učinka rime« bo fonološko »šibkejše« obrazilo -aie nadomeščeno z »močnejšim« -eraie, ki zaradi velikega števila imen dreves s pripono -ier, ki služijo kot podstava te vrste izpeljank, že sedaj prevladuje; (ii) omejitve, ki jih nalaga »pravilno izpeljevanje« (omejitve glede dolžine, razlikovalnosti) in ki privedejo do sprememb osnove, kakršno ponuja podstava, da bi tako prišli do fonološko ustreznejše osnove. Korpus prinaša tudi veliko število izpeljank iz »učenih«, latinsko-grških podstav (bétulaie, lariçaie, suberaie...), čeprav sodi sama pripona bolj v »ljudski« del izpeljevanja. To postavi pod vprašaj načelo enoznačne ustreznosti med tipom paradigme osnove in tipom besedotvorne paradigme. Vsa omenjena opažanja omajejo splošno veljavnost samega pojma »pravila tvorjenja leksemov«, ki ga kaže dopolniti oziroma nadomestiti s sistemom leksikal-nih in morfofonoloških omejitev.