Interview Entretien avec Jacques Rancière Jacques Rancière est Professeur de Philosophie à l'Université Paris VIII - Vincennes à Saint-Denis. Il a publié La Nuit des prolétaires: Archives du rêve ouvrir (1981 ), Le Philosophe et ses pauvres (1983), Le maître ignorant: Cinq leçons sur l'émancipation intellectuelle (1987), Aux bords du politique (1990) et Les Mots de l'histoire (1991). Son travail est centré sur différents problèmes de la philosophie politique, sur l'analyse de la nature et des formes de la démocratie et les rapports de philosophie avec la littérature et les sciences sociales. Commençons par un paradoxe. Vous dites qu'il n'y a pas de philosophie politique. Pourtant une grande partie de votre travail porte sur la politique et aussi sur la philosophie politique. Jacques Rancière: L'idée centrale sur laquelle j'essaie de travailler c'est l'idée qu'il n'y a pas de philosophie politique ou que la philosophie politique est le nom d'un malentendu. Cette idée, peut s'éclairer à partir de la situation que nous voyons à présent: la fin du système soviétique apparaissait d'une part comme la fin de la seule alternative politique à la démocratie et d'autre part comme la fin aussi de l'alternative posée par le marxisme à la tradition de la philosophie politique. Donc, tout semblait se passer comme si, par la chute du système soviétique, la démocratie se trouvait définitivement légitimée comme véritable fin de l'histoire politique et deuxièmement aussi comme si la philosophie politique se trouvait rétablite, dans cette voie, comme seule réflexion légitime sur les sociétés et sur leurs gouvernements. 248 Interview Or, j'essaie de prendre cette coïncidence à l'envers et je constate que, si l'effondrement du système soviétique libère un discours d'autosatisfaction des gouvernements qui prétend s'identifier à l'autosatisfaction de la démocratie, cela correspond en fait à un grand vide de la pratique politique, à un vide même de ce qu'on appelait la pratique politique démocratique formelle. De même la philosophie politique qui est censée être libérée par l'effondrement de l'hypothèque marxiste se réduit souvent soit à des commentaires académiques de quelques auteurs canoniques, soit à des grandes déclarations sur la fin de la politique qui correspondent au discours qu'un politicien ordinaire peut tenir sur les fins qu'il se propose. Je pars de cette conjoncture où une prétendue libération de la politique et de la pensée politique débouche proprement sur un vide pour essayer de réfléchir sur la spécificité de la politique, de la différence entre l'acte politique et les règles de fonctionnement étatique, d'une part, et sur la différence entre la démocratie comme système de pratiques et la démocratie comme forme constitutionnelle, ou comme état du social. Egalement, j'essaie de penser la différence, peut être interne, inaperçue, du concept de philosophie politique. En effet, cette platitude de la philosophie politique supposée restaurée dans son droit actuel est peut être l'indice du fait que le rapport de la philosophie et la politique est un rapport de type conflictuel. Et c'est à partir de là que j'essaie de revenir aux origines de ce qu'on appelle la philosophie politique et de déceler dans ses textes fondateurs le signe de désaccord ou de malentendu fondamental entre les objectifs poursuivis par la philosophie et le processus politique au sens où je l'entends. Etant donné que la notion de la philosophie politique est problématique, la question se pose si la politique et surtout la politique dite démocratique peut se passer de la philosophie. Autrement dit, est-ce qu'on peut dire qu'il y a un lien, un rapport nécessaire entre la politique et la philosophie? Jacques Rancière: Il y a de fait une rencontre entre la philosophie et la politique sous sa forme démocratique, une rencontre où en quelque sorte le malheur de la philosophie est de venir toujours trop tard. La politique sous la forme de la politique démocratique est là avant la philosophie. Ce qui est tout le problème de l'égalité chez Platon ou chez Aristote. Pour eux, il y a l'égalité qu'ils appellent arithmétique, l'égalité d'échange, et il y a l'égalité qu'ils appellent géométrique, qui est la proportion qui doit donner à chaque groupe la part qui lui revient en fonction de principe qu'il incarne. Or le problème est que l'égalité citoyenne, l'égalité démocratique athénienne, est une égalité qui n'entre dans aucune de ces deux catégories. Interview 249 Tout le scandale de la politique pour la philosophie tourne autour de cette égalité: c'est une »mauvaise« égalité pour Platon, une égalité »formelle« pour le Marx de la Question juive. La politique existe par le fait d'une égalité qui n'est pas une »vraie« égalité, d'une mesure paradoxale des incommensurables. Donc il y a un noyau de concepts qui a d'emblée institué un rapport de la philosophie à la politique qui est un rapport de désaccord, à la fois d'intrication de leurs concepts mais d'intrication qui est toujours conflictuelle. Ce qui veut dire que pour moi le terme de philosophie politique est un terme de dénégation qui suppose qu'on a trouvé le bon concept ou la bonne mesure qui serait la mesure des incommensurables qui permettrait effectivement de déduire la communauté politique telle qu'elle est en particulier dans les démocraties dites formelles de l'idée philosophique du bien commun. J'essaie de montrer que le noyau d'illusion est dans la manière dont on traite cette notion du bien commun comme si effectivement elle unissait en quelque sorte l'exigence du philosophique et l'exigence du politique. D'habitude on distingue entre la politique et le politique. Par contre, la manière dont vous interprétez la notion de police suggère une idée de partage tout à fait différente. Jacques Rancière: Classiquement, lorsqu'on essaie de penser la politique et la philosophie politique, on pense à partir d'un principe unificateur des pratiques politiques, des formes constitutionnelles et des modes de fonctionnement étatiques. Donc un principe, par exemple la loi, qui serait incarné aussi bien dans l'action d'une force politique, dans l'organisation de l'Etat, dans les textes constitutionnels et dans ce qu'on peut appeler le soubassement philosophique soutenant l'ensemble. Or ce que j'essaie de penser c'est justement que cette homogénéité est illusoire, qu'il n'y a pas de principe de la politique qui s'incarnerait dans tout les lieux où il est question de la communauté, de son organisation, de l'Etat. Il est bien évident que l'Etat de type parlementaire moderne autorise cette espèce de confusion. Et cette manière unitaire de penser le champ politique autorise une sorte de côte à côte, sans pensée, entre, d'une part, un discours de la philosophie politique et d'autre part des pratique étatiques. Mon idée est qu'il faut les séparer pour que la politique ait un sens et qu'il faut en particulier cesser de voir la politique comme incarnation d'un principe un qui serait le principe de la communauté. Donc, j'essaie de penser le politique comme la rencontre de deux processus hétérogènes. D'une part un processus, une loi générale de distribution des corps en places et en fonctions, un système de rapports entre des parts et des parties, qui organise tout ordre social et je réserve le terme de la police à toute 250 Interview cette activité qui consiste à faire de l'ordre en distribuant des places, des noms, des fonctions etc. Ce qui suppose de séparer l'idée de police de ce qui l'accompagne habituellement, à savoir l'idée des forces de l'ordre, la répression, la police politique etc. etc. et de renvoyer le concept de police à un sens originel: la police, c'est le partage du sensible qui définit la constitution même des parties et de leurs parts, depuis l'antique répartition des trois ordres jusqu'au rapport de nos gouvernements avec l'ensemble des »opinions« que les sondages répartissent entre l'ensemble des catégories et des classes d'âge. La politique, elle, est l'activité, le dispositif singulier de subjectivation qui subverti ce partage par la simple introduction d'une présupposition qui lui est hétérogène: celle de l'égalité de n'importe qui avec n'importe qui: cette présupposition qui se traduit par des sujets comme peuple ou prolétariat, lesquels ne sont pas des entités sociales mais des opérateurs de la logique du politique: la manifestation d'une »part« singulière qui est la part des sans-part. Plus exactement, le politique, entendu comme le lieu des pratiques politiques, serait le lieu de rencontre de deux logiques hétérogènes: la logique policière, telle que je l'entends, celle de la distribution et des légitimations et la logique de la vérification de l'égalité. Cette manière de penser est venue chez moi par un détour, parce que j'avais travaillé à une certaine époque sur la théorie de l'émancipation intellectuelle qui avait été élaborée par un Français complètement marginal, Joseph Jacotot, au début du XIXe siècle et j'avais été frappé par la manière dont il opposait une logique de ce qu'il appelait l'émancipation intellectuelle, fondée sur la présupposition de l'égalité de n'importe qui avec n'importe qui, à toute forme de logique sociale. Pour lui l'égalité des intelligences était le présupposé sur lequel repose toujours en dernier ressort tout ordre même inégalitaire. Il était possible de dégager cette présupposition et d'en faire acte. C'est ce que veut dire »émancipation«: rendre l'égalité effective. Mais cette effectivité de l'égalité ne pouvait devenir collective, régir la logique des corps sociaux qui est une logique des poids et des contrepoids. On pouvait imaginer que tous les individus d'une société soient émancipés. Mais on ne pouvait pas imaginer une société égale. Aucune société ne pouvait être égalitaire. C'est une espèce de défi lancé à tout les problématiques de type progressiste, socialiste ou simplement démocratique, modernes. Et je m'étais intéressé à la manière dont on pouvait essayer de forcer cette opposition. C'est à partir du souci qui était le mien de forcer cette opposition ou cette logique d'opposition que j'ai été amené à penser plus spécifiquement un rôle de la politique comme constitution de dispositifs de subjectivation qui permet à la loi d'égalité de faire effet dans l'ordre social. Mon idée était qu'il y a des points de rencontre. Il est bien vrai que la logique d'égalité, de vérification de l'égalité et la logique de Interview 251 distribution, d'ordination sociale sont deux logiques hétérogènes mais on peut faire effet de l'égalité dans l'ordre social. Or, faire effet ça veut dire constituer des unités qui justement ne sont pas des unités d'ordre social. C'est-à-dire que cette logique ne peut être dans l'ordre social que par quelque chose qu'on pourrait appeler des tenants-lieux. Cela suppose que se constituent les dispositifs spécifiques qui mettent en scène ce que j'appelle des unités-en-plus qui se superposent sur les unités qui font partie de la société. Les »sujets« politiques unissent au nom d'une partie ou d'une identité vide le nom de la simple égalité de n'importe qui avec n'importe qui. Mon idée, c'est que si la démocratie a un sens c'est en tant qu'un mode de subjectivation de la politique où le peuple ou bien tout autre figure subjective soit autre chose que la population, autre chose que la race, autre chose que toutes ces entités incorporées. Parmi des tenants-lieux de la logique de l'égalité il y a une figure privilégiée, une figure subjective singulière qui s'appelle le peuple. Or la longue histoire de cette figure, puisque elle est présente dès le début de la philosophie politique, pose la question de savoir que veut dire le peuple dans ce rôle du sujet politique et, plus généralement, comment construire et penser les points de rencontre entre les deux logiques hétérogènes qui constituent tout ordre social? Jacques Rancière: Ce que j'essaie de faire c'est le lien entre des questions qu'on peut dire originaires, qui se posaient au début de la politique, et puis celles qu'on se pose aujourd'hui. La question originaire c'est la question que peut avoir un philosophe comme Platon devant cette entité qui s'appelle le peuple, qui s'appelle le démos, et qui s'identifie à la communauté sans pour autant être le tout de la communauté et en plus même en étant le nom d'une division, d'un principe de division de la communauté ou du litige au sein de la communauté. Le démos s'identifie au tout de la communauté par le fait d'incarner la part des sans-part. J'essaie de penser le rapport entre cette différence à soi originaire du peuple démocratique et les phénomènes modernes de recouvrement de cette différence: les incorporations récentes du peuple à la race ou au travailler glorieux ou bien sa transformation actuelle en collection de communautés de race, sexe, culture, etc. ... L'involution de la démocratie est toujours liée à la perte de cette différence à soi. Alors c'est à partir de là que j'essaie de penser qu'il y a de la politique lorsqu'il y a des processus de subjectivation qui se différencient de toute action au nom d'un groupe social identifiable comme partie de la société. Il y a des subjectivations lorsqu'il y a des sujets qui sont nommés. Je crois que pour qu'il y ait de la politique il faut d'abord qu'il y ait un sujet d'énonciation, qu'il y ait divers nous. La politique commence lorsqu'on peut dire nous. Ca peut être 252 Interview nous citoyens, nous travailleurs, nous prolétaires, nous femmes etc. La politique commence lorsqu'un nous peut être énoncé et je dirais qu'un nous met en place un dispositif de subjectivation qui nomme les sujets et qui les nomme dans leur différence. Si on dit »nous prolétaires«, ce nous fait appel à une communauté qu'il ne réalise pas lui même et qui n'est en plus aucune communauté déjà existante déjà qu'il suffirait de représenter. Donc un sujet d'énonciation crée un dispositif où un sujet est nommé et où un sujet est nommé justement pour exposer un tort particulier, si on veut, pour créer un monde de communauté autour d'un litige particulier. C'est-à-dire qu'il y a de la politique justement lorsqu'on défait la fausse évidence que la communauté existe déjà et que tout le monde est déjà compté. Donc je crois qu'une subjectivation politique s'accroche toujours à un nom de sujet, à une figure de sujet, dans la mesure où ce nom de sujet, cette figure de sujet est une figure problématique. Je crois qu'il y a de la politique lorsque des »nous« disposent par leurs paroles et leurs actes la sphère de visibilité de sujets qui ne sont pas des corps collectifs ou des groupes sociaux mais des opérateurs qui, sous divers noms (citoyens, patriotes, travailleurs, femmes) rendent visible et argumentent le rapport de l'inclusion et de l'exclusion. Les différents modes de subjectivation mettent en cause si on peut dire le rapport entre l'universel et le particulier. Alors nous voudrions vous de- mander comment déceler, dans le domaine du politique, cette logique spécifique à travers laquelle est ordonné ce rapport entre les deux? Jacques Rancière: Je dirais qu'en politique tout universel est singularisé. Il y a deux manières de concevoir la politique. Actuellement, on voit les tenants de l'universel qui disent: il y a la loi de l'universel et toute politique s'ordonne à partir de là. Et puis il y a les tenants de la particularité qui pensent la société politique comme le regroupement d'un certain nombre d'identités ou des groupes et l'universel n'est qu'un pacte des parties. Ce que j'essaie de penser c'est qu'il y a de la politique lorsqu'il y a des formes de singularisation de l'universel qui mettent en jeu la question de savoir de quoi l'universel est universel et de quoi il est la puissance. Je crois que la politique fait travailler en quelque sorte les concepts de l'universel. Il y a deux formes de déni de la politique: celle qui dit: l'universel, c'est ce dont s'occupe l'Etat; et celle qui dit: l'universel est le mensonge derrière lequel il y a les intérêts particuliers. La politique, elle, est la pratique qui met l'universel à l'épreuve, en le singularisent, en se demandant ce qui se déduit de l'idée de citoyenneté, de l'idée d'égalité devant la loi, du rapport indécis de l'homme et du citoyen dans tel ou tel cas: le travailleur et son employer sont-ils deux citoyens liés par l'universel de la citoyenneté? Les droits de l'homme sont-ils les droits de la femme? etc. ... La Interview 253 politique construit des cas, des dispositifs polémiques de vérification de l'universel. Tout le mouvement démocratique et social moderne a consisté à mettre en jeu l'universel, la citoyenneté, l'égalité devant la loi en construisant le rapport de leur affirmation à leur négation, en montrant les lieux et les cas où il est dénié - l'espace du travail par exemple - c'est-à-dire aussi en l'appliquant dans la construction polémique. L'universel de la politique, ce n'est pas l'égalité devant la loi, c'est la puissance logique qui la met en cas, dans des dispositifs qui la confrontent avec sa négation même, dans des argumentations qui sont en même temps des manifestat ions, construisant l 'espace sensible où l'argumentation fonctionne. La démonstration politique fait voir deux mondes en un seul. De ce fait, c'est toujours un jeu d'enfant pour la philosophie de prouver soit que son universel singularisé n'est pas le véritable universel soit qu'il n'est qu'une mystification idéologique. Une des vertus de la politique démocratique est son savoir faire avec le tort. Pourtant, il faut d'abord poser une question tout à fait naïve à savoir qu'est-ce que c'est pour vous un tort, ou plutôt, d'où vient le tort et comment faut il le traiter? Jacques Rancière: Le tort est d'abord quelque chose comme une torsion. Ce n'est pas un jeu de mots. Le tort est dans la constitution même de la scène politique. Le tort c'est la rencontre de logiques qui n'ont pas lieu de se rencontrer. J'essaie de montrer que lorsqu'on veut définir la justice politique ou lorsqu'on veut déduire la justice politique de la discussion sur l'utile et le nuisible etc..., il y a quelque chose qui échappe et j'essaie de le cerner dans les textes fondateurs de la science politique, notamment chez Aristote, autour des concepts du dommage, du nuisible etc. C'est le même problème que le problème du rapport entre l'égalité arithmétique et l'égalité géométrique. Il y une autre égalité, une égalité qui n'est ni l'une ni l'autre, et de même il y a une torsion qui est quelque part entre le nuisible et l'injuste, une absence de passage d'une égalité à une autre, une absence de déduction d'un plan qui est celui des »individus rationnels« à un autre plan qui est celui de la justice politique. Donc, le tort en premier sens ce n'est que la constitution de la politique elle- même, la rencontre de la logique policière et de la logique de vérification de légalité. Ainsi, chez Aristote, pour passer de l'ordre de l'utile à l'ordre du juste qui définit la communauté politique, il faut passer par un compte des parties de la cité et des titres qu'elles ont à faire valoir dans la communauté. Or le seul titre, la seule propriété du démos, c'est la liberté. Mais c'est là une propriété vide, qui apparaît comme une donnée factuelle et non comme un principe incarné dans un corps. Pour moi, je dirais que cette liberté, c'est le tenant-lieu de l'égalité, ce 254 Interview par quoi elle fait effet de pure interruption dans l'ordre supposé naturel de la domination en vérifiant cette vérité paradoxale et pourtant fondatrice que l'inégalité même, en dernière instance, n'est possible et pensable que par l'égalité. Le tort, c'est la rencontre des hétérogènes, la mesure des incommensurables. La »philosophie politique« en un sens n'est que le refus de cette rencontre, la requête faite à la politique d'avoir son »propre« fondement, le refus de cette égalité qui vient bloquer en même temps la logique des échanges arithmétiques et les comptes de la proportion géométrique, de cette exposition du litige qui vient avant la définition du juste, etc. ... La scène politique est biaisée du point de vue de la philosophie. Ceci peut se repérer aussi à partir de la définition aristotélicienne de l'animal politique: l'homme est »naturellement« politique parce qu'il dispose du logos qui argumente et pas seulement de laphôné qui exprime plaisir au douleur. Or cette division apparemment principiale est en fait l'enjeu d'un litige permanent. Car le logos se dédouble en fait: il est la capacité linguistique mais aussi le compte qui en est fait. L'ordre policier répartit ainsi les hommes et les lieux du logos et les hommes et les lieux du bruit. L'intervention politique est celle qui désigne comme manifestation d'un logos ce qui, dans l'ordre policier, n'est perçu que comme du bruit. Une grève ouvrière, une manifestation de rue manifestent comme appartenant au logos et définissant une communauté ce qui n'était audible que comme le bruit d'un groupe d'une société animale particulière. Le tort c'est cela que la scène politique est toujours dissymétrique et on peut le penser dans les deux sens. S'il y a des philosophes qui veulent fonder en droit la politique et le tort, c'est que l'égalité existe déjà et selon eux existe mal, existe d'une manière contingente, factice sans répondre à une archè de la communauté. Et puis de l'autre côté c'est la politique qui est la scène d'exposition constante du litige sur la question de savoir si la communauté existe. Il y a communauté, parce que la communauté est toujours en litige: il y a litige pour savoir qui en fait partie, qui n'en fait pas partie, quel énoncé est un logos qui relève de la communauté et quel énoncé est un bruit qui n'en relève pas, et c'est pour ça qu'un dispositif de subjectivation politique crée de la communauté en mettant en évidence de la non-communauté. La communauté politique, c'est la communauté qui est déployée par un litige sur la communauté. Il faut distinguer le tort fondateur de la politique de deux choses: le règlement juridique d'un côté, le tort infini ou la dette irrachetable de l'autre. S'il y a dette irrachetable, il n'y a pas de politique? Et il en va de même si on remplace le traitement du tort par une scène où il y a le droit, l'universel et des gens qui discutent pour essayer d'universaliser leur intérêts et la validité de leurs normes. Interview 255 C'est là toute la problématique Habermassienne supposant qu'il y a une rationalité de la politique si on peut juger les arguments à partir de normes qui soient des normes universelles. Or, s'il y a de la politique, c'est parce que il y a une partie qui ne reconnaît pas l'autre comme partie ou une partie qui considère qu'un objet de litige n'existe pas ou considère que les sujets de la discussion ne sont pas constitués. L'argumentation de la politique doit construire polémiquement la scène de sa validité. Dans la mesure où le tort est toujours singulier est-ce-qu'on peut parler du traitement du tort? Le traitement du tort n'esty-ilpas bloqué d'avance? Jacques Rancière: Pour moi le tort n'est pas intraitable. Le tort ne se règle pas mais le tort se traite et continue de se traiter. Dans la parole et l'action politiques, on traite constamment de l'hétérogène et l'hétérogène ne veut pas dire l'intraitable, l'irrachetable. Je crois qu'il y toute une série de formes de la politique qui traitent du tort. Je crois que les moyens de traiter du tort sont toujours quand même des moyens singuliers, des moyens de singularisation de l'universel. Le problème de la politique d'aujourd'hui c'est qu'il n'y a plus de moyens de singularisation de l'universel. Il y a l'universel et puis il y a des identités. Comment donc penser aujourd'hui la singularisation de l'universel, étant donné qu'il n'y a plus d'exemples. Et que veut dire le racisme moderne, quel impact pourrait il avoir sur la démocratie? S'agit-il d'un phénomène qui est inhérent à la démocratie elle-même ou plutôt de quelque chose qui lui est tout à fait étranger? Jacques Rancière: Concernant les phénomènes de catastrophes du politique, soit racisme ou autre, je ne crois pas qu'ils exigent un grand effort de pensée. Toutes les formes de catastrophes du politique comme toutes les formes d'abjection, individuelle et collective, sont tellement ordinaire, tellement simples, brutalement toujours présentes à côté qu'à mon avis l'argument selon lequel c'est tellement compliqué qu'il faut une théorie spécifique est un argument qui ne me convainc pas. Non, je pense que le racisme, la haine, la peur de l'autre etc., c'est tout le temps là, tout proche. Seulement lorsqu'il y a de la politique démocratique, il y a de ces formes de subjectivations hétérologiques qui traversent tout ce domaine. S'il y a de la démocratie ça veut dire qu'il y a des figures de subjectivation qui sont des figures d'une différence. S'il y a de la démocratie ça veut dire que peuple est quelque chose qui n'est pas la population, qui n'est pas la race, qui n'est pas le 256 Interview sang etc. S'il y a de la démocratie ça veut dire que prolétaire n'indique pas un groupe social. Les formes politiques de la démocratie sont les formes qui par elles-mêmes ont une vertu contre toutes les formes de xénophobie, racisme, haine de l'autre etc. parce qu'elles constituent la sphère d'apparence des sujets non idéntitaires. Le racisme n'est dons pas inhérent à la démocratie mais au fait que la démocratie fonctionne toujours au bord de son abîme. Ses subjectivations sont des différences entre des identités, des identités différentes d'elles-mêmes mais toujours homonymes de »vraies« identités: peuple est la part des sans-part, manifestée dans des dispositifs de subjectivation qui en font toute la »réalité«. Mais c'est aussi le nom de la population réelle, le nom de l'ethnie, le support d'un certain nombre de qualités supposées naturelles, etc. ... Le racisme peut donc toujours apparaître et il apparaît là où l'on s'efforce d'enlever au peuple son caractère d'apparence soit au nom d'un organicisme de la communauté soit au nom d'un réalisme du compte des parties et des intérêts sociaux. Quand l'»apparence« s'effondre, reste effectivement la réalité nue des identités et des altérités. C'est ce qui se passe dans ce que j'appelle la post-démocratie. La post- démocratie, c'est un système où l'on pense la démocratie comme la simple conjonction d'un état du social (l'»individualisme« démocratique, etc...) et de formes constitutionnelles. Or la démocratie n'est ni l'un ni l'autre. Elle est un mode de subjectivation de la politique. Il y a démocratie s'il y a une sphère d'apparence du peuple comme scène de manifestation du tort, s'il y a des sujets qui ne sont pas des corps, des groupes sociaux, etc. On prétend aujourd'hui avoir une politique sans peuple, où »peuple« ne désigne plus une instance d'énonciation mais s'identifie au réel d'une population découpée en groupes sociaux. Mais penser ainsi la politique, c'est l'identifier à la police au sens où je l'entends. L'idéal de la soi-disant politique »réaliste«, c'est d'avoir des sujets identiques à des groupes réels. Par là la sagesse »réaliste« prépare le terrain à la folie identitaire, ethnique, raciste, etc. ... On ne veut pas de ces sujets différents d'eux-mêmes qui caractérisent la démocratie. On veut congédier son peuple comme fantôme. En conséquence, on a le retour du »vrai« peuple: celui qui se définit par la race, le sang, etc. ... Le »vieux« racisme - qui a encore de beaux jours devant lui - dérive de la vision organiciste du dix-neuvième siècle. Le nouveaux s'enracine dans le »réalisme« libéral lui-même. Notre présence, c'est la conjonction des deux. Entretien a été réalisé en coopération avec la revue Angelaki, A Journal in philosophy, literature and the social sciences, Oxford par Jelica Sumic-Riha et Rado Riha.