i ./ JEAN SBOGAR. i. R, 358453 A. EGRON, IMPRIMEUR »E S. A. K. MONSEIGNEUR BUC b’ ANGOUBEME , tuc des Novers, n° 5;. 1986 JEAN SBOGAR Ne cherchons pas a debrouillcr pom— quoi Finnocent gemit, tandis que le crime est revetu de la robe cFhonneur: le jour des vengeances, le jour de la retribution eternelle peul seul nous deToiler le secret du juge et de la vic time. ( Epigtaphe du chap. XII .) TOME PREMIER. PARIŠ, GIDE FILS, rue Saiut - Marc-Feydeau , n° 20. HENRI NICOLLE, aue de Seme, n° 12. h r* It -tboj[ lafliircidbh akqr aacukriorb s/i alvšitp aihfisj nmoanrl Ah?;* ' ^'iitoanoiVb sjorfi. f ;b d??> »o r. jas skujo r»I ’ijjo( sl t &Disr.?g,iyf z$h -in c| sf arroir Il» 9 j Jjjckj »Hsa-ui!.* ?ojr i: ., -j ' «!• 9 &’ JA 3 g J( .ul) 3 di 1 S 33 of '•! ‘ffloi.jh (nite .tp .V. tal ; TUpKailT a KOT , 31/1 AS , 8 j i t aa.M & ; A.' < I )£'/1 ~s>;|A$u*^ JiiA; ✓ * Ctn f zd jo r jm rm$u .Zl , OflbfŽ oti fcf ' tA AVERTISSEMENT DES RDITEURS. I/auteur de cet ouvrage nous a envoye son manus- crit au moment ouilse dis- posoit a francliir Fespace qui le separoit encore de la Russie. 11 nous a impose AVERTISSEMENT. V] Fobligation de ne pas le nommer ; mais nous n’a- vons pu lui promettre que le public ne sauroit pas le reconnoitre. JEAN SBOGAR. CHAPITRE PREMIER, Helas! qu’est-ce quecette vie ou ne nianquent jamais les afflic* tions et les iniseres, ou tout est plein de pieges et d’ennemis! Car le caliee de la douleur n’est pas plutot epuise, qu’il se remplit de nouveau; et un ennemi n’est pas plutot vaincu, qu’il s'en piesente dautres pour combattre a sa plače. Imitation de J. C. Un peu plus loiu que le poi t de Trieste, en s’ayancant sur les i i. 3 JEAN SBOGAR. gr-eves de la mer 5 du cote de la baie verdojante de Pirano, on trouve un petit ermitage, de**- puis long-temps abandonne , qui etoit autrefois sous 1’invoca- tion de saint Andre, et qui en a conserve le nom. Le rivage, qui va toujours en se retrecissant Vers cet endroit, ou il semble se ierminer entre le pied de la montagne et les flots de 1’Adria- tique, semble gagner en beaute a mesure qu’il perd en etendue; im bosquet, presque impene- trable, de figuiers et de vigne sauvage, dont les fraiches va- JEAN SBOGAR. O peurs da golfe entretieaneat le feuillage dans un etat perpetuel de verdure et de jeunesse, en- toure de toutes parts ct tte mai- soa de recueilLement et de inys- tere. Qaaad le crepuscule vient de s’eteindre, et qae la face de la mer, legerement ridee par le souffle sereia de la nuit, com- mence a balancer l’image trem- blante des etoiles, il est impos- sible d’exprimer tout ce qu’il y a d’enchan,temens dans le silence et le repos de cette solitude. A peine y distingue-t-on, a cause de sa contiauite qui le rend sem- 4 JEAN SBOGAR. blable a un soupir eternel, le bruit doux cles eaux qui raeu- rent sur le sable : rarement une torche qui parcourt 1’horizon, avec la nacelle invisible du pe- cheur, jette sur les flots un sillon de lumiere qui s’etend ou se di- minue selon l’agitation de la mer; elle disparoit bientot der- rlere un bane de sable, et tout rentre dans 1’obscurite. En ce beaulieu,lessens, tout-a-faitinoc- cupes, ne troublent d'aucune distraclion les pensees de lame; elle y prend librement posses- siou de 1’espace et du temps, / JEAN SBOGAR. 5 comrae s’ils avoient deja cesse de se renfermer pour elle dans les limites etroites de la vie$ et Phomme, dont le cceur plein d’orages ne s’ouVroit plus qu’a des sentimens tum'ultueux et violens, a compris quelquefois le bonhenr d’un ealme piofond, que rien ne menace, que rlen n’altere, en s’arretant a 1’ermi- tage de saint A n dre. Preš de la s’elevoit encore, en 1806, un cliateau d’une ar- chiteclure sitnple , mais ele- ganle, qui a disparu dans les 6 JEAN SBOGAIL dernieres gtierres. Les habitans Tappeloient la časa Monte- leone } du no m italianise d’mi emigre franfais, qoi y etoit morž depuis pen, laissant une fortune im mense qif il a voit acquise dans le Commerce. Ses deux filles rhabitoien-t encore. M. Alberti, simple negociant, dont il a voit fait son gendre et son associe, avoit ete enleve par la peste a Saionique. Peu de mois apres, il perdit sa femme, mere de sa seconde fille. Madame Alberti etoit d’un autre mariage. Natu- rellement porte a la tristesse, il JEAN SBOGAR. 7 s'j etoit abandonne sans reserve depuis ce dernier mallieur. Une melancolieaffreuse le consumoit ientement entre ses deux en fari s, dontles caresses metne ne pou- voient le distraire. Ce qul lui restoit de son bonheur, ne fai— soit que lui rappeler amerement ce qu’il en avoit perdu. Le sou« rire ne parut renailre sur ses levres, qu’aux approches de la mort. Quand il sentit que son cceur alloit se glacer, son front charge d’ennuis s’eclaircit un moment j il saisit les mains de ses filles, les porta sur ses le- 8 JEAN SBOGAR. vres, prononca le nora de Sera- phine et d’Antonia, et il expira. Madame Alberti avait trenle- deux ans. Cetoit trne ferame sensible, mais d’une sensibilile douce et un pen grave, qui n’e- toit pas susceptible d’eclats et de transports. EUe avoit beau- coup souffert , et aucune des impressions penibles de sa vie n’etoit entierement effacee de son ame; mais elle conservoit ses souvenirs, sans les nourrir a dessein. Elle ne se faisoit point nne occupation de sa douleur, JEAN SBOGAR. 9 et elle ne repoussoit pas les sen- tiraens qui rattachent par quel- ques liens ceux dont les liens les plus cliers ont ete brišeš. Elle ne se piquoit pas du cou- rage de la resignation; elle en avoit 1’instinct. Une imagination d’ailleurs tres-mobile, et facile a s’egarer sur une foule dobjets divers, la rendoit plus propre a recevoir des distractions, et meme a en cliercher. Long- temps fille unique et seul objet des soins de sa famille, elle avoit eu une education brillante; raais 1’habitude de ceder aux evene- i o JEAN SBOGAB. men s , sans resistance , ayant rend.il le plus souvent inutile 1’usage de son jugement, sa ma« niere d s apprecier les choses te- noit moins da raisonnement que de 1’imagination, Persenne n’e- toit moins exalte, et cependant personne n’etoit plus romanes- que , mais c’eloit a defaut de eonnoitre le roonde. Enfin, le passe avoit ete si severe pour elle, qu’elle ne pouvoit plus as- pirer a un etat tres-heureux j mais son organisation la defen« doit egalement d’un malheur alisolu. Quand elle eut perdu JEAN SBOGAfl. I£ son pere, elle regarda Antonia commesa fille. Elle n’avoit point d’enfans, et Antonia venoit d’at- teindre a sa dix-septierne annee* Madame Alberti se promit de veiller a son bonheur : ce fot sa premierepensee,et cette pensee adoucit ramertume des autres. Madame Alberti 11’auroit jamais pu comprendre le degout de la vie, tant qu’elle sentoit la possi- bilite d’etre utile et de se faire encore aimer. La mere d’Antonia avoit suc- combe a une maladie de poi- 12 JEAN SBOGAR. trine : Antonia ne paroissoit pas atteinte de cette affection, sou- vent heredilaire; inais elle sem- bloit n’ayoir puise, dans un sein deja babite par la mort, qu’une existence fragile et iraparfaite. Elle etoit grande cependant, et aussi developpee qu’on Test or- dinairement a son age : seule- ment il y avoit dans sa taille elancee et svelte un abandon qui annoncoit la foiblesse 5 sa tete, d’une expression gracieuse et pleine de charmes, un peu pen- cbee sur son epaule ; ses che- yeux, d’un blond clair, ratta- JEAN SBOGAR. i3 clies avec negligence; son teiut d’une blancheur eclatante , a peine anime d’une legere nuance de l’incarnat le plus doux; son regard un peu voile, qu’un de- faut naturel de Vorgane rendoit timide et inquiet, et qui deve- noit d’un yague triste en cher- chant les objets eloignes, tout en elle donnoit l’idee d’un etat habituel de langueur et de souf- france. Elle ne souffroit point; elle vivoit imparfaitenient et comrae avec une espece deffort. Accoutumee des Tenfanee aux plas vives emotions, cet appren* ii JEAN SBOGAR. tissage douloureux n’avoit point emousse sa sensibilite, ne l’avoit pas rendue inoins accessible aux emotions raoins profondes; elle les subissoit toutes, au contraire, avec la merae force. 11 sembloit que son cceur n’avoit qu’une maniere de sentir, parce qu’il n’avoit encore qu’un sentiment, et que tout ce qu’il eprouvoit lui rappeloit les memes douleurs, la perte de sa mere et de son pere : aussi la moindre eircons- tance reveilloit en elle cette fu- neste faculte de s’associer aux peines des autres. Tout ce qui JEAN SBOGAR. i5 pouvoit permettre a son imagi- nation cette liaison d’idees, lui arrachoit des larmes, oula frap- poit d’un fremissement subit, Ce tremblement etoit si fre- qnent, que les m^decins l’avoienfc regarde comme une maladie. Antonia, quisavoit qu’il cessoit d’etre avec sa cause, ne parta- geoit pas lenr inquietnde 5 mais elle avoit conclu de bonne beure, de cette circonstance et de quel- qnes autres, qu’il y avoit queW que chose de parliculier dans son organisation. De ccnse- quences en consequences, elle JEAN SBOGAR. x6 vint a penser qu’elle etoit, jus- qu’a un certain point, disgraciee de la nature : cette persuasion augmenta sa timidite et surlout son penchant pour la solitude, au point d’alarmer raadame Al¬ berti, qui s’alarmoit aisement, corarae tous ceux qui airaent. Leur promenade ordinaire etoit sur les bords du golfe, jus- qu’aux premiers palais qui an- noncent 1’entree de Trieste. De la les yeux s’etendent sur la mer, et de distance en distance, sur quelques points plus ou moins JEAN SBOGAR. *7 rapprocbes, qui echappoient a la vue d’Antonia, mais que raa- clame Alberti lui avoit rendus en quelque sorte presens a force de les lui decrire. II n’y avoit pas de jour qu’elle ne 1’entretint des grands souvenirs qui peuplent cette contree poetique, des Ar- gonautes qui Favoient visitee, de Japix qui avoit donne son nom a ses babitans , de Diomede et d’Antenorqui leur avoient don¬ ne des lois « En faisant le tour .« de 1’horizon , et a preš avoir « parcouru cette ligne lointaine « d’un bleu fonce, qui se deta- i8 JEAN SBOGAR. « che de 1’azur plus clair du ciel # « peux-tu distinguer, lui disoit- « elle, une tour dont le sommet « rellechit les rayons du soleil ? « Cest celle de la puissante « Aquilee, une des anciennes « reines du raonde. 11 en resle « a peine quelques ruines. Non « loin de la, coule un lleuve que « m on pere m’a montre dans « mon enfance , le Timave qui « a ete chante par Virgile. Cette « chaine de montagnes qui cou- « ronne Trieste, s’eleve presque u a pic au-dessus de ses muiail- « les j et se developpe a notre JEAN SBOGAR. j g « droite , depais le hameau « d’Opschina , sur une etendue « incalculable, sert dušile a une « foule de peuples celebres dans « rhistoire ou interessans par « leurs mceurs. La, vivent ces « braves Tyroliens dont tu ai- « raes toujours le genie agreste, « le courage et la loyaute ; ici, « ces aimables paysans da « Frioul, dont les danses pasto- « rales et les chansons joyeuses « sont devenues europeennes, « En revenant yers nous, tu t< dois remarquer un peu plus « haut que les derniers mats da 20 JEAN SBOGAR. « port, au-dessus des toits du « Lazarelh,unepartie delamon- « tagne, qui est infiniment plus « obscure que les autres, qui les « domine de beaucoup, et doni « 1’aspect gigantesque et tene- « breux inspire le respect et la « terreur ; c’est le cap de Duino. « Le cbaleau qui en occupe le « faite , et dont je vois d’ici les u creneauxj passe pour avoir ete « construit du lemps d’une an- k cienne invasion des barbares : « le peuple 1’appelle encore le « palais d’Attila. Pendant les ff guerresciviles d’Ilalie,le Dan. JEAN SBOGAR. 21 « te, proscrit de Florence, s’y re¬ če fugia.Onpretendquece sejour « sin Istre lui inspira le plan de « son poeme,etque c’est la qu’il « entreprit de peindre 1’Enfer. « Depuis, il a ete habite tour- « a-lour par des chefs de par ti « et par des voleurs. Dans ce sie- « cle, ou tout se decolore , je « crains qu’il ne soil tonibe en « partage a quelqne chatelain « paisible, qui aura depenple de « demons ces tours formidables pour y faire nicher des colom- « bes. » Tel etoit le plus sou- vent le sujet des entretiens de 2-2 JEAN SBOGAR. madame Alberti avec sa §ceur, a qui elle cherchoit a inspirer peu a peu le desir de voir des ob- jets nouveaux, dans 1’esperance de produire sur ses idees habi- luelles une diversion favorablej raais le caraclere d’Antonia n’a- voit pas assez de tenacite pour suivre long - tevnps Timpulsion d’un desir curieux. Elle etoit trop foible, et se defioit trop d’elle- meme pour oser concevoir une volonte hors de son etat, et, com- me son abattement lui paroissoit naturel, elle ne pensoit pas a en sortir. H falloit autre chose JEAN SBOGAR. 2-3 qu*unsimple motif de curiosite pour Fy determiner. Le tombeau de ses parens etoit tout ce qu’elle eonnoissoit du monde, et elle ne supposoit pasqu’il y eutquelque cbose a cherclier au- dela. Mais laBretagne, lui disoit madarae Alberti, la Bretagne est ta pa- trie, Ce n’est pas la qu’ils sont morts, repondoit Antonia, en Fembrassant, et leur souvenir iFy habite pas*. 24 JEAN SBOGAR. CHAPITRE II. Cet homrae s’est roarque lui- meme pour le jour Je la terrettr; il s’est devoue de lui-metne a la perdition; il a appele sur sa tete le sort effroyable des reprouves : il sera condanine et rejete loin de la face du lils de Thomme dans le se'jour de la mort eternelle. Que le sang de ses \ictimes retombe sur lui 1 Klopstock. LIsteie , successivement occu- pee et abandonnee pav des ar- mees de differentes 11-ations , 25 JEAN SBOGAR. jouissoit d’un cle ces rnomens de liberteorageusequ’un peuple foi ble goute entre deux conquetes. Les lois n’avoient pas encore re- pris leur force, et la j lističe sus- pendae sembloit respecter jus- qu’a des crimes qu’une revola- tion pouvoit rendre heuretix. Dans les grandes anxietes politi- ques, il y a uae sorte de securite attacbee a la baniiiere desscele- rats; elle peut devenir celle de 1’etat et du monde, et les hom- mes memes qui se croient ver- tueux larespectent par pruden- ce. La multiplicite des troupes 3 i. 26 JEAN SBOGAR. irregulieres , levees au no m de 1’independance nationale etpres- qu’a Tinsu des rois, avoit fami- liarise les citoyens avec ces ban- des armees qui descendoient a tout moment des montagnes, et qui se repandoient de la sur tous les bordsdu golfe. Presquetou> tes etoient animees des sentimens les plus genereux, conduites par le devoument le plus pur j mais par derriere elles, se formoit du rebut de ces hommes violens , pour qui les desordres de la po- litique ne sont qu’un pretexte , une ligue redoutable a tous les JEAN SBOGAR. 37 gouvernemens et desavouee de tous. Enuemie decidee des forces sociales, elle tendoit ouverte- ment a la destruclion de toutes les institutionsetablies.Elle prc« clamoit la liberte et le bonheur, niais elle marchoitaccompagnee de rincendie , da pillage et de 1’assassinat. Dlx villages fumans attestoient deja les borribles pro- gres des Freres da bien coni- mun. Cest ainsi que s’etoit nom- raee d’abord, avant de se met- tre au-dessus de toutes les con- venances et de violer toutes les 28 JEAN SBOGAR. lois, la troupe sanguinaire de Jean Sbogar. Les brigands avoient paru a Santa-Croce, a Opschina, a Ma¬ terin ; on assuroit qu’ils occu- poient merae le chateau de Dui- no, et que c etoit du pied de ce promontoire qu’ilsse jetoient, a la faveur de la nuit, comrae des loups affames, sur tous les ri- vages du golfe, ou ils portoient la desolalion et la terreur. Les peuples epouvantes se precipi- terent bientot sur Trieste. La JEAN SBOGAR. 2 9 Časa Monteleone surtout eloit loin d’etre ti n asile sur. U n bruit s’etoit repandu qu’on avoit vu Jean Sbogar lui-meme errer, au inilieu des tenebres, sous les murailles da ehateau. La reriom- mee lui donnoit des formes co- lossales et terribles. On preten¬ dent que des bataillons elfrayes av.oient recule a sonseul aspect Aussi n’etoit-ce point un simple paysan d’Istrie ou de Croatie, comme la plupart des aventu- riers qui l’accompagnoient. Le vulgaire le faisoit petit-fils du fameux brigand Sociviska, et 3o JEAN SBOGAR, les gens du monde disoient qu’il descendoit de Scanderberg, le Pyrrhus des lllyriens moder- nes. Les horames simples, qui sont toujours amoureus de mer- veilles, ornoient son histoire des episodes les plus singuliers et les plus divers j mais on s’accordoit a avouer qu’il etoit intrepide et impitoyable. En pen de temps, son nora avoit acquis le credit d’une tradition des temps recu- les, et d.ans le langage figure de ce peuple cbez qui toules les idees de grandeur et de puis- sance se reunissent dans celle JEAN SBOGAR. 3i d’un age avance, on 1’appeloit le vieux Sbogar, quoique personne ne sut quel nombre d’annees avoit passe sui’ sa tete, et qu’au- cun cle ses compagnons , tonibe entre les mains de la justice, n’eut pu donner sur lui le moin- dre renseignement. Madame Alberti, qu’uneima- gination facile a ebranler dispo- soit a accueillir les idees extraor- dinaires, et qui setoit occupee de Jean Sbogar depuis le mo¬ ment ou le nom dg cet horame avoit frappe ses oreilles pour la 32 JEAN SBOGAR. premiere fois, ne tarda pas a sentir la necessite de quitter la Časa Monteleone, pour Trieste $ mais elle caclia ses motifs a An¬ tonia , doni elle redoutoit la sen- sibilite. Celle-ci avoit entendu parler aussi des Freres du hien commun et de leur capitaine; elle avoit pleure sur les orimes dont ils se rendoient coupables, quand le recit lui en etoil par- venu; mais cetle impression laissoit peu de traces dans son esprit, parce qu’elle comprenoit mal les mechans : il sembloit qu’elle evitat de penser a eux, JEAN SBOG-AR. 53 pour n etre pas forcee de les liair. Ce sentiment passoit la mesure de ses forces. La position de Trieste a quel- que chose de melancolique,q ui serreroit le cceur, si 1’imagina- tion rdetoit pas dislraite par la magnificence des plus belles constructions, par la richesse des plus riantes eultui’es. Cetoit lerevers d’un roclier aride, em- brasse par la mer; mais les ef- forts de 1’hornme y ont fait nai- tre les dons les plus precieux de la nature. Presse en tre la mer 54 JEAN SBOGAE. immense et des hauteurs in- accessibles, il offroit 1’image d’une prisonj Part, vainqueur du sol, en a fait un sejour deli- cieux. Ses batimens, qui s’eten- dent en amphitheatre depuis le port jusqu’au tiers de Peievation de la montagne, et au dela des- quels se developpent de degres en degi'es des vergers d’une grace inexpriraable, de jolis bois de cbataigniers, des buissons de fi- guiers, de grenadiers, de myr- tes, de jasmins qui embaument 1’air, et au-dessus de tout cela, la cime austere des Alpes lily- JEAN S BOG AR. 35 riennes, rap.pellent.au voyageur quitraverselego!fe, 1’ingenieuse invention du chapiteau corin- thien : c’est une corbeille de bou- quets , frais comme le prin- temps, qui repose sous un ro~ cber. Dans cette solitude ravis- sante, mais bornee, on n’a rien neglige pour inultiplier les sen- sations agreables. La nalure a donne a Trieste une pelite forčt de chenes verls, qui est deve- nue un lieu de delice : on i’ap- pelle, dans le langage du pays, le Farnedo ou le Bosquet. Ja- mais ces diviniles cbampetres, 36 JEAN SBGGAR, dont les heureux rivages de l’A- driatique sont la terre favorite, n’ont prodigue, dans na espace de peu d’etendue, plus de beau- tes faites pour seduire. Le Bos- quet joint souvent, merae a tous ses charmes, celui de la soli— tude; car 1’habitant de Trieste, occupe de speculations lointai- nes, a besoin d’un point de vue vaste et indefini comme Tespe- rance. Debout, sur l’extremite d’un cap, et sa lunette fixee sur l’hor izon, son plaisir est de cber- cber une vode lointaine, et, de- puis le Farnedo, on n’apercoit JEAN SBOGAR. 57 pas la mer. Madame Alberti y conduisoit souvent son Antonia, parce que la, seulement, elle trouvoit le tableau du monde etranger a celui oli sa pupille avoit vecu jusqu’aloi’S, et capa- ble d’exciter dans sa jeune ima- gination le desir des sensations nouvelles. Pour une ame yive ; le Farnedo est a mille lieues des villes; et madame Alberti cher- choit a developper en Antonia cet instinct de 1’immensite qui attenue les impressions locales et qni les rend moins durables et moins dangereuses. Elle avoit 58 JEAN SBOGAR. dejaassez d’experience de la yie, pour savoir qu’etre heureux, ce n est que se distraire. La fete du Bosquet des ehenes avoit d’aillears le charme le plus piquant pour raadame Alberti. Elevee cornroe un horame dont on veut faire un borame ins- truit, elle connoissoit les poetes-, et avoit reve souvent ces danses d’Arcadie et de Sicile, qui ont tant d’agremens dans leurs vers. Elle se les rappeloit au costume preš, en yoyant le berger istrien dans son habit llottant et leger JEAN SBOGAR. cbarge de nceuds de rubans, sous son large cbapeau, cou- ronne de bouquets de fleurs, soulever en passant, et remettre sui’ le gazon la jeune fille qui lui ecbappe, la tete voilee, sans avoir ete reconnue, et qui se perd, dans un autre groupe, au milieu de ses compagnes, sem- blabies entre elles. Souvent une voix s’eleve tout a coup parmi les danseurs, celle d’un aventu- rier des Apennins, qui cbante quelques strophes de 1’Arioste ou du Tasse : c est la mort d’Isa- belle, ou celle de Sophronie; 4o JEAN SBOGAR. et, chez cette nation qui jouit de toutes ses emotions, et qui est Cere de toutes ses erreurs, les illusions d’un poete sont des au- torites qui demandent des lar- mes. Un jour, comme Antonia penetroit h cote de sa sceur, au milieu d’une de ces assemblees, elle fut arretee par le son d’un instrument qu’elle ne eonnois- soit point : elle s’approcha, et vit un vieillard qui promenoit regulieremeut sur une espece de guitare, garnie d’une seule corde de crin, un arcliet gros- sier, qui en tiroit un son rauque JEAN SBOGAR. 4t et monotone, mais tres-bien as- sorti a sa voix grave et cadencee. 11 chantoit, en vers esclavons, 1’infortune des pauvres Balma- tes que la misere exiloit de leur pays; il improvisoitdes plaintes sur Fabandon de la terre na~ tale, sur les beautes des douces campagnes de 1’heureuse Ma- carsca, de Fantique Tras; de Curzole aux noirs ombrages; de Cherso et d’Ossero, ou Medee dispersa les membres dechjres d’Absyrtbe; de la belle Epi- daure, toute couverte de lau- riers roses, et de Salone, que 4 i. 42 JEAN SBOGAR. Diocletien preferoit a 1’empire du monde. A sa voix, les spee- tateurs d’abord ^raus, puis at- tendris et transportes, se pres- soient en sanglottant. Qnelques- uns ponssoient des cris aigus, d’autres ramenoient contre eux leurs feni in es et leurs enfansj il y en avoit qui embrassoient le sable et qui le broyoient entre leurs denls, comme si on avoit voulu les arracber aussi a leur patrie. Antonia su-rprise, s’a- Taneoit lenteraent vers le vieil- lard , et, en le regardant de plus preš, elle s’apercut qu’il JEAN S BOG AH. 43 etoit aveugle cormne Horaere. Elle chercba sa mam pour y de- poserune piece d’afgent percee, parce qu’elle savoit que ce don etoit precieus aux pauvresMor- iaques qui en ornent la chevelu- re de leursfiites. Le vienx poete la saisit par le brasetsourit, par¬ ce qu’il s’apercut que c etoit une jeune femme. Alors, cbangeant sui-le-cbamp de mode et de su- jet, il se mit a celebrer les dou* ceurs de l aniour et les graces de ia jeunesse II ne saceompagnoit plus de la guzla, mais il accen- tuoit seS versavec bien plus de 44 JEAN SBOGAR; vehemence, et rassembloit tout ce qu’ilavoit de forces, comme lin homrae dont la raison est de- rangee par 1’ivresse ou par une passion violente ; il frappoit la terre de ses pieds, en ramenant vivement vers lui Antonia, pres- que epouvantee. « Fleuris, fleu- « ris, s’ecrioit-il, dans les bos- « quets parfumes de Pirano et « parmi les r aisins deTrieste,qui « sentent la rose. Le jasmin lui- « meme, qui est 1’ornement de « nos buissons, perit et livre sa « petite ileur aux airs, avant u qu’elle se soit ouverte, quand JEAN SBOGAR. 45 « le vent a jete sa graine dans « les plaines empoisonnees de « Narente. C’est ainsi que tu se- « cherois, si tu croissois, jeune plante, dans lesforets qui sont « sounaises a la domination de « Jean Sbogar.)) 4 6 JEAN SBOGAE. CHAPITRE III. Les collines entendeijt le sod de eette voix terrible; leurs noirs ro- eliers et leurs bosquets cn fremisscnt. Averlis par les songes du danger, le penple eourt 'a travers les brnyeres r et alluiue les signaux d’a!nrtries. OSSlAJfr Antonia retourna lenlement vers la ville, appuyee sur sa sceur,mais silencieuse et pensi- ve. Le noffl (lu brigati d faisoit naitre pour la premiere fois dan s- son cceur un sentiment de eram- JEAN SBOGAR. 4 7 te personnelleA une vagae in- quietude de 1’avenir. EU e avoit pense au sort des malheuveus qui tomboient dans ses mains , sans supposer jamais que cette destinee put devenir la sienne , et le langage cornme inspire du vieil improvisateur morlaq.ue l’avait frappee de lene ur, en lui faisanl comprendre la possi- bilite de cette epouvantable in- fortune , parrai les d iver s acci- dens doni la vie est raenacee. Cette idee etoit cependanl si de- nu.ee de raison , ce dauger si eloi- gne de toute vraisemblance 3 4S JEAN SBOGAR. qn’Antonia qui n’avoit point (le secrets pour madame Alberti , n’osa lui confier le sujet de son trouble. Elle se rapprochoit d’el- le , se pressoit contre elle avec un frisson que le progres de la nuit, le sile nce de la solitude , le murraure plus effrayant en- core, qui sortoit de temps en teraps du fond des bois, ne fai- soient qu’augnienter. Inutile- ment madame Alberti cbercboit a desoccnper sa pensee du sen¬ timent qui paroissoit la reraplir; comme elle ignoroit ce qui pouvoit 1’es.čiter , le hasard lui JEAN SBGGAR. 4 9 lit clioisir le raoti.f de conversa- tion le plus pr opre a 1’en trete- nir. Quelle funeste renommee que celle de Jean Sbogar ! dit- elle. Combien il est douloureux de fixer 1’attention des hornmes a ce prix ! — Et qui sait cepen- dant, reprit Antonia, si ce n’est pas le desir insense de fixer leur attention qui a produit tant d e- garemens et tant de crimes. Aii ■veste, ajouta-t-elle, dans lasecrete intention peut-etrede se rassurer elle-raerae, il y a sans doute beau- coup d’exageration dans ce que I on en raconte. Je suis porlee a 5 r, 00 JEAN SBOGAR. croire que nous calornnions un pen ces geas qu’on appelle des scelerats , et l’idee que j’ai de la boa le de Dieu ne se concilie pas bien avec la possibilite d’une depravation si horrible. — La bienveillance de Ion oceni’ t’a- buse, repondit madame Alber¬ ti. II est vrai que le mal absolu fepugne a la juste idee que nous »ous faisons de l’exlreme bon te du Createur et de la perfeetion de ses ouvrages; mais il Ta cru certaineraent ndcessaire a leur barmonie,puisqu’iira plače dans to ut ce qui est sorti de ses mains JEAN SBOGAR. 5i a cote du Lon et da lieau. Pour- quoi n’auroit-il pas jete dans la societe des ames devoranles et terribles, qui ne concoivent qne des pensees de mort, com- me il a dechalne dans les deserts ces tigres et ces pantheres ef- froya])les, qui boivent le sang des anirnauK sans jainais s’en de- saiterer ? II a permis le mal dans 1’ordre moral, quoiqu’il fdt le principe de tout bien ; mais n’a- t-il pas donne des formes hideu- ses acertaines especes dans l’or- dre physique, quoiqu’il fut le principe de tonte Leaute, etqu’il 53 JEAN SJBOGAR. uit revetu ses ouvrages de tant d’attraits quand il l’a voulu? N’as- tupas remarque qu’il se plaisoit a attacher le sceau repoussant de la la ide ur la plus rebutante aux etres malveillans et dange- reux ? Tu te souviens de cette espece de vautour blanc comme la neige, qu’un des correspon- dans de moti pere avoit appor- te de Malte? Sa forme n’a rien de desagreable; il n’y a rien de plus pur et de plus elegant que son plumage j quand on le volt par le dos sur une des pierres eparses des cimetieres ou il fait JEAN SBOGAR. 55 sa deraeure, on desire s’en ap- procher et l’examiner en detail; s’il se retourne, en santillant sur ses jambes greles, et qu’il ar rele sur vous son ceil plein d’un feu sanglant entoure d’une large pellicule cadavereuse, cornme d’un masque de spectre , vous tressaillez d’horreur et de de- gout. Sous les apparences les plus llatteuses, je me persuade qu’il en est de meme de tous les mechans, et qu’on trouve en eux j au premier regard, le signe distinct de reprobation queDieu le ur a attache en les creant pour S4 JEAN SBOGAR. le mal. ~ D’apres cela, elit An¬ tonia en affectant de sourire, ton imagination ne prete pas des cbarmes bien seduisans au cbef des Freres du bien com- mun; tu dois te faire une etrange idee de la beaute de Jean Sbo- gar. — Madame Alberti, qui se representoit avec une facilite exti’erae les objets dont sa pen- see etoit frappee, et qui s’etoit coniposee sur-le-cbamp 1’ideal du plus feroce des bandits, al- loit repondre a sa sceur, quand le bruit d’un pas precipite se fit entendre, derriere elles, au de- JEAN SBOGAR. 55 lour du cliemin. La nuit etoit lout-a-fait tombee, et tous les promeneurs etoient rentres daos les baslides, dont l’ainpbitbeatre est seme d’espace en espace. Les deux sceurs s’arreterent en trem« blant, peniblement prevenues par les sombres images qui ve- noient de passer devant leurs yeux, EUes econtoient, irarao- biles, et la respiration suspen- due. Une voix douce, melo- dieuse, une de ces voix qul ont le privilege d’encbanter les sou- cis, de transporter 1’ame dans une region plus calme, dans une F>6 JEAN SBOGAR. vie plus parfaite, fit succeder a leur trouble une agreable erao- tion. C etoit un jeune homrae ; on pouvoit en juger a la delica- tesse et a la fraiebeor de son organe. ]l etoit enveloppe d’un manteau cotirt a la venitienne, eoilfe d’un chapeau retrousse, a panache flottant, et il passoit au-dessus du sentier, ou plutofc il \ T oloit de rocher en roclier, corame un fantome de n uit, en repe lan t le refrain du vieil aveu- gle : «Si iamais tu croissois , « jeune plan te, dans les forets (( soumises a la domination de JEAN SBOGAR. 5 7 « Jean Sbogar, du crael Jean « Sbogar. » Parvenu a un roc plus eleve, que sa blancheur detacboit du contour obscur de la montagne, il resta debout et interrorapit brusquement son refrain ; puis, apres un moment de silence, il partit preš de lui un eri si sauvage, si doulou- reux, si formidable tout a la fois, qu’il ne sembloit pas pro- ceder d’une voix bumaine j et au raeme instant, ce gemissement faroucbe , semblable a celui d’une byene qui a perdu ses pe- 58 JEAN SBOGAR. tifs, se repeta sur vingt poirsts differens de la foret : ensulte l’inconnu disparut, en repre- nant sa romance. Antonia ne fut entierement rassuree qu’a 1’entree de la ville, et elle s’etoit souvent promis, en revenant, de ne plus quitter si tard le Fctrnedo. Cependant, en y rellechissant depuis, elle condamnoit ses terreurs , et trouvoit, a lout ce qui 1’avoit eraue, des explications naturel- les$ mais sa foiblesse et sa timi- JEAN SBOGAR. S 9 dite ne tardoient pas a l’empor- ter encore sur les efforts de sa raison. Sa sensibilite, a defaut d’exercice exterieur, s’attachoit de plus en plus a des chimeres effrayantes : elle se perdoit dans un vague sans bornes, et il se composoit en elle un sentiment inquiet du monde, que son iso- lement, sa detiance, son eloi- gnement pour toules les societes nombreusesrendoientde jour en jour plus irritable; quelquefois cedesordre d’idees, que produit la peur, alloit jusqu’a une sorte 6o JEAN SBOGAR. d’egarement qui lui causoit de la honte et de Feffroi. Madame Alberti Favoit remarqae avee une extrčme douleur; mais, fi- dele a son systeme de distrac- tion, elle se promeltoit toujours de fournir assez de diversions a son esprit, jusqu’a ce qu’une affection heureuse et legitirae Vint en donner a son cceur. C’e- toit ’a derniere, c’etoit aussi la la plus agreable et la plus spe- cieuse de ses esperances. II ne faut en effet desesperer de rien pour ceux qui n’ont pas aime ; JEAN SBOGAR. 61 leur existence a un complement a recevoh’, et un complement qui fait souvent la destinee de tout le reste. 62 JEAN SBOGAR. CHAPITRE IV. Ce sont des hommes redoutables tjue le de'sir de voir du saug tieut eveille's pendant les plus longues nuits d’hiver, et qui egorgeroient une jeune mariee pour avoir son collier de perles. Gondola. Les promenades du Farnedo n’avoient pas discontinue; seu- lement madarae Alberti avoit soin de les commencer de bonne heure, et de rentrer dausTrieste avant le decliu du jour. La sai- JEAN SBOGAIl. 65 son etoit ardente , et 1’orabrage des cličnes entretenoit a peine assez de fraicheur pour tempe- rer les ardeurs du soleil, quand le vent d’Afrique souffloit sur le golfe. Des nuages enormes d’un jaune terne, etcependant eblouis- sant, s’amassent dans une partie du ciel, roulent et tombent de leurs sommets gigantesques , comrae des avalanches de feu, s’etendent, s’aplanissent et se lixent. Uu bruit sourd les ac- coijipagne, et cesse quand ils sarretent : alors la nature eu- liere reste encbainee de terreur, 64 JEAN SBOGAR. comme un aninal menace de sa destruction, qui prend Faspect de la mort pour lui echapper. II n’y a pas une feuille qui fre- misse, pas un insecte qui bruisse sous Fherbe immobile. Si Fon tourne les yeux vers Fendroit oh doit £tre le soleil, on voit llot- ter dans une colonne oblique d’at6mes lumineux, la poussiei'e impalpable que le Sirocco a en~ levee au desert ; et doni on recou- noit Forigine a sa nuance d’un jouge de brique. Nul inouve- nient d’ailleurs qui se fasse aper- cevoir, si ce ti’est celui du mi- JEAN SBOGAR. 65 lan qui decrit, au liaut du fir- mament, son vol circulaire, en marquant de loin , dans le sable, sa proie accablee sous le poids de cette atmospbere redoutable. Nulle voix. qui se fasse entendre, si ce 11’est le eri aigu et plaintif des animaux carnassiers, qui, remplis d’un instinct feroee , et se croyant au dernier jo,ur du raonde, viennent reclaraer les debris des elres crees qui leur ont e te promis. L’homrae lui- merae, malgre sa puissance mo¬ rale , cede a cette puissance contve laquelle il n’a jamais es- 6 i, (56 JEAN SBOGAR. saye ses facultes. Soa noble front se penche vers la terre, ses membres foiblissent et se dero- bent sous lui; sans courage et sans ressort, il tombe etattend, dans une langueur invincible, qu’un air plus doux le ranime, rende le raouvement a ses es- prits, la chaleur a sou sang, et la yie ji la nature. Madame Alberti se reposoit souvent, avec Antonia, sous un groupe darbres , dans un joli endroit d’oii 1’on decouvre une partie de Trieste, j usqu’a leglise JEAN SBOGAR. 67 des Grecs, et ou la terve est re- vetue d’un gazon court et frais qui invite au sommeil. Antonia , dont les organes delicats ne re- sistoient pas a Hinpression du sirocco, s’etoit endormie, et sa sceui’ se promenoit a quelques pas, en lui faisant une guirlande de petites veroniques Jaleues,. a la maniere des lilles d’Istrie, qui les tressent avec beaucoup d’avL Corame il lui en manquoit quel- ques-unes pour la compieter, elle avoit inarche en d iver s sens liors de 1 ’enceinte oii Antonia reposoitj et quand elle s’etoit 68 JEAN SBOGAR. apercue qu’eile en etoit sortie, les efforts qu’elle avoit faits pour laretrouver l’enavoienteloignee davanlage. D’aborddle s etoit amusee de son erreur, comme d’un accident sans consequence; pnis elle s’etoit un peu inquie- tee 5 et son inquietude, qui ren- doit sa demarche plus precipi- tee, la rendoit aussi plus incer- taine. Enfin, l’inquielude avoit fait plače a un sentiment un peu plus penible, mais qui devoit ceder a la reilexion. 11 y avoit un moyen sur de retrouver An¬ tonia : c etoit de 1’appeler avec JEAN SBOGAR. 69 force; raais un eri auroit trouble son repos, et non pas sans dan- ger pour cette organisation vive et sensible, que la moindre emo- tion inattendue offensoit tou- jours. Quoi de plus naturel, que de penser, au contraire, qu’An¬ tonia ^ reveillee, appelleroit sa sceur, avant de s’etre effrayee de son absence! A cette idee, madaine Alberti, rassui’ee, s’as- sit et continua sa guirlande. Pendant ce temps-la ; Anto¬ nia s’etoit reveillee en effet. Un bruit leger qui se faisoit entendre JEAN SBOGAR, 7 ° en face d’elle, dans le feuillage y avoit interrompu a denii soo sommeil, et sa paupiere s’etoit a demi soulevee sous celui de ses bras qui enveloppoit sa tete. A travers les boucles de ses cbe- veux, qui couvroient une partle de son visage, elle avoit apercu, mais d’une maniere qne la foi- blesse de sa vue rendoit. plns va- gae et plus alarmante, deux Tiorames qui la regardoient at- tentivement.L’und’eux,comme voile d’un large panacbe qui re- tomboit sur sa figure , s’ap- puyoit sur 1’autre, qui etoit a ge- JEAN SBOGAR. 71 nouille a ses pieds, les jambes croisees sous lui, dans 1’altitude des Ragusains en repos. Anto¬ nia, saisie de crainte, referma les yeux et retini sa respiration, pour ne pas laisser reconnoitre 1’agitation qu’elle eprouvoit, au mouvement de son ^sein. « La voila, dit un des inconnus, voila la fille de la časa Monteleone qui a fixe le sort de ma vie. » Makre, lui repondit 1’autre, vous en disiez autant de la fille de ce bey a qni nous avons tue tant de monde, et de l’esclave favorite de ce pacha sur qui 72 JEAN SBOGAR. nous avons pris la forteresse de Czetim. Par saint Nicolas, si nous avions voulu en faire au- tant pour reduire la Valachie, vous seriez maintenant hospo- dar, et nous n’aurions pas be- soin.... «Tais-toi, Ziska, reprit celui qui avoit parle le premier, tes ridicules exclamations la ti- reront de son sommeil, et je se- rai prive du bonheur de la voir, dont je ne jouirai peut-etre plus, Frends garde d’agiter l’air qui circute auiour d’el!e, car je te punirois jusque sur ton vieux pere qui pleure si ameremenS JEAN SBOGAR. 73 de t’avoir enfante. Tu ris , Ziska. Conviens cependant que mon Antonia est belle.... — Pas raal, dit Ziska, mais pas assez pour effeminer un ceeur d’h,omme, et pour arreter une troupe de braves dans une foret de plaisance, ou il n’y a pas de l’eau a boke. Maitre, continua- t-il en se relevant, ou voulez- vous que je porte cet enfant? » Antonia trembla, et, malgre elle, son bras retomba sur son sein. « Miserable, reprit d’une yoix sourde le maitre de Ziska, ■qui t’a demande tes abovnina- i. 7 7 4 JEAN SBOGAH, bles Services ? Sais-tu que cette fille est m on epouse devan t Dieu seul , et que j’ai jure que jaraais une raain mortelle ne detache- roit un seul deuron de sa cou- ronne de vierge, pas nienae la mienne, Ziska: non, je n’aurai jamais un lit commun avec elle sur la terre...... Que dis-je? ah! si je savois que mes levres pro- fanassent un jour ces levres in- nocentes, qui ne se sont entr’ou- vertes qu’aux chastes baisers d’un pere, je les brulerois avec un fer ardent. Notre jeunesse a ete bercee da us des idees vio- JEAN SBOGAR. 75 lentes et faroucbes; mais cette jeune fille est sacree pour m on amour, et je veille a la conserva- tion de ses clieveux.Mon ame s’attache a elle, plane sur elle, vois-tu, et la suit a travers de cette courte vie, au milieu de toutes les embuches deshommes et de la destinee, sans qu’elle m apercoive un moment. C’est ma conquete de Teternite; et, puisque j’ai perdu mon exis- tence, puisqu’il mest defendn de la faire partager a une crea- ture douce et noble comme celle-ci, je m’en empare pour le 7 6 JEAN SBOGAR. neant. Je jure, par le sommeii qu’elle goute mainteuant, que son dernier sommeii nous reu-» nira, et qu’elle dormira preš de moi jusqu’a ce que la terre se renouvelle. » Le trouble d’An^ tonia n’ayoit cesse de s’augmem* ter, mais il commencoit a se meler de curiosite et d’interet. Elle voulut regarder, sa vne trop foible la servit mal; elle souleva doucement sa tete, les inconnus s’eloignerenfc. Elle se leva tout- a-fait, et fixa ses yeux sur Ten- droit oii elle les avoit entendus; il n’en restoit qu’un seul qui se JEAN SBOGAPv. 77 glissoit, courbe sous les buis- sons : 11 etoit hideux. Les inconnus avoient a peine disparu, que madame Alberti, avertie par quelque bruit, ar- riva au pied du cbene sous le - quel Antonia s’etoit endormie. Elle ecouta son recit, sans y croire. Antonia lui a v o it donhe trop de preuves de la foiblesse de sa raison , pour qii’eUe soup- eonnat autre chose qu’une Vi¬ sion, ou 1’illnsion d’un songe, dans ce qu’elle racontoil; nuvis Gonnne cette iciee menie lui ius~ 7 3 JEAN SBOGAR. piroit un attendrissement re- marquable, sa sceur se trompa sur la nature de son emotion 5 elle . attribua a la compassion qu’excite un grand peril, la pitie que fait naitre un grand egare- ment d’esprit. Elle se livra avec abandon aux idees qu’elle avoit concues, et cette preoccupation habituelle prit, autant qu’elle pouvoil le prendre, le caractere d’une manie. Eh quoi! pauvre infortunee, s’ecria enfin ma- dame Alberti, de qui te persua- des-tu que tu sois aimee? D’un des lieutenans de Jean Sbogar, JEAN SBOGAK. 79 Dieu me pardonne! —De Jean Sbogar, veprit Anlonia en recu« lant, comrae si elle avoit mar- cbe sur une vipere..Cela est probable! 11 etoit impossible, tVapres cela, de retourner au Farnedo. Antonia ne sortoit presque point de la maison; seulement, quand son esprit plus calme n’avoit pas ete trouble par quelques- unes de ces terreurs dont Tobjel passoit pour imaginaire, elle al- loit, seule, respirer, sur le port, la bise fraiche du soir. Queique- 8 o JEAN SBOGAR. fois elle s’arretoit sous les murs du palais Saint-Charles, et elle cherchoit a decouvrir, de la, ce chaleau de Duino, dont sort pere et sa sceur lui avoient parle si souvent. Arriyee au mole qui s’en lapproclie, elle s’avancoit machinalement le long de la cliaussee, jusqti’a rendroit ou elle se termine par un pelit ou- vrage eleve, revetu',du cole de la mer,d’un bancetroit, qui ne peut recevoir qu’une seule personne. Cetle solitude, placee enlre une yille habitee et la mer deserte, plaisoit a sob imagination et ne JEAN SBOGAR. 8:1 Feffrajoit pas. Elle aimoit a. voir, apres une journee nebu- leuse, le flux sensible du golfe, quand sa face ardoisee se rompt tout a coup d’espace en espace, que les bancs ecumeux se pre- cipitent Tun sur Tantre vers le rivagej que la vague monte, blanchit et retombe sous la va¬ gue qui la suit, qui 1’enveloppe et 1’entraine dans une vague plus eloignee tandis que les goelands &’elevent a perte de vue, redes- cendent en roulant sur eux- memes, corame le fuseau d’une bergere qui sechappe de sa 82 JEAN SBOGAE. main, effleurent 1’eau, la soule- vent de 1’aile, ou semblent cou- ril' a sa surface. Un soir qu’elle y avoit demeure plus long- temps que de coutume, retenue par le cliarme de la nuit, qui n’avoit jamais ete d’une serenite plus pure etqu’eclairoitune lune resplendissante,elleprenoitplai- sir a voir la lumiere de cet astre paisible s’etendre du haut des montagnes en nappes argentees, lavees d’une legere teinte bleua- tre, et rnarier la terre, la mer et leciel,inondes desa clarle immo- bile. Le silence de la cote, inter- JEAN SBOGAR. 85 rompu seulement čTheure en heure parles signaux des gardes- marine, laissoit entendre le fre- missement de Teau qui venoit mourir devant Antonia, et le battement d’»ne petke barque attacbee a l’extremite du mole, que le flot repoussoit a inter- Talles egaux contre le pied de la cbaussee. Sa pensee, plongee dans un vague infini, comnae l’elementqui s’offroit a ses yeux, avoit perdu de vue le monde, quand une subite impression deffroi la rendit a toutes ses alarmes. Celte sensation, rapide Š4 JEAN SBOGAR. corame lečlair, determinee par une liaisoa inexplicable (Tidees, e’etoit le so u ven ir de ce qui lui etoit arrive dans sa derniere promenade au Farnedo , de Fincomprehensible apparition de cet homme qui s’etoit arroge nn pouvoir absolu sur sa vie.Tel est le pouvoir deTimagination, qu’elle se representa sur-le- ebarnp cette scene, et, qu’au bo ut d’un moment, tous ses sens, egalement trompes, se li- vrerent a 1’illasiou la plus com- plete. Elle crut encore voir et en tendre. Uue vi ve lumiere par- JEAN SBOGAR. 85 tie du Duino, et suivie d’une explosion sourde, detruisit le prestige, mais 1’impression sub- sistoit. Le cceur d’Antonia bat- toit avec yiolence; une sueur froide couloit sur soa front j son regard incpiiet chercboit a droite et a gauche un objet qu’elle crai- gnoit de yoir; son oreille ecou- toit dans le silence, et s’impa- tientoit de sa eontinulte deso- lante. Elle auroit voulu etre dis- traite de cette terreur sans objet par une cause raisonnable de crainte. Aforce d’attention, elle crut remarquer qu’on parloit a, 86 JEAN SBOGAR. demi-voix aupres d’elle : elle se leva et se rassit; ses jambes trembloient. Les voix prirent un peu plus de force, mais elles s^pprochoient davantage. Elle crut reconnoitre 1’accent de ce Ragusain qui avoit propose de 1’enlever de la foret: Oti voulez- vous que je porte cet erifant ? et au metne instant il lui sembla qu’on prononcoit a-peu-pres les meraes paroles Elle avoit peine a se persuader elle-meme que ses sens ne fussent pas trompes par un songe : elle se peneha pour entendre mieux; ces mots JEAN SBOGAR. 87 n’etoient pas acheves, ou bien 011 les repetoit. Ils frapperent distinctementson oreille. Plutot mourir, repondit ume voix plus elevee, qui etoit d’ailleurs plus rapprochee d’elle. Elle jugea qu’elle n’etoit separee de l’hom- me qui parloit, que par Pangle etroit que la muraille projetoit sur la chaussee: um peu plus elle auroit senti l’air agite par son souflle, Elle se reporta rapide- memt a l’autre extremite du bane; et, pendant ce mouve- ment, elle vit deux hommes qui s elancoient dans la petite bar- S8 JEAN SBOGAR. que, et qui s eloignoient a force de rames. La lune etoit cachee derriere des nuages d’un gris de perle, qui se dechdoient peu a peu en epais flocons. TJ n de se s rayons tomba sur la nacelle, et dclaira une plumeblancheaban- donnee aux vents, qui ombra- geoit le cbapeau d’un des voy a- geurs. Antonia ne distinguoit presque plus rien. Empressee de regagher la ville, elle parcou- rut en deux ou trois minutes la longueur dela chaussee, et passa comrae nne ombre a cote du factionnaire qui se reposoit sur JEAN SBOGAR. 83 son eseopette. « Dieu vousgarde, signora! lui dit-il. 11 se fait tard pourles jeunesfilles.— Jecrovois etre seule sur le mole, repoudit- elle.—Aussi y etiez-vous,reprit le soldat; et depuis une heure, ame qui vi ve ne s’en est appro- cliee, a moins que ce ne soit le demon ou Jean Slogar. —-Le Giel nous preserve de Jean Sbo- gar ! s’ecria Antonia. — Dieu vous ecoute! dit le soldat en se signant.)) Au meme instant, le Canon retentit pour ia seconde fois du cote de Duino. 1. 8 9 o JEAN SBOGAR. Ce nouveau recit d’Antonia ne fut pas accueilli avec plus de confianee que le premier, II etoit trop visible qne rattention cora- patissante et douloureuse qu’on feignoit de lui accorder n’avoit rien de commini avec 1’interet de la conviclion. Frappee de celte idee, elle insista avec un calme noblequietouna madaine Alberti, maisqui ne la persuada pas. Antonia, reslee seule, cou> Vlit ses yeux de ses mams, et rellechitsur sasitualionavecune profonde araertume. I/opinion JEAN SBOGAR. qu’elle s’etoit faite, des 1’enfance, de la singularite de son organi- sation et de letat de disgrace dans lequel la nature 1’avoit fait na lire, confirmee par le senti¬ ment qu’elle excitoit autour d’elle , se fixa devant son esprit et developpa au plus haut degre celte disposition extreme a la defianceet a laeraintP,quifaisoit le fond de son čaractere Sa foi- Llesseeloituneespecedemaladie morale, qui n’est pas diilicile a guerir avec les soins el les vnena- gemens dont madame Alberti etoit capab le ; mo is celle-ci j 9 3 JEAN SBOGAK. voyoit autre cliose/et sa pre- vention s’ctoit augmentee a cet egard de tous les efforts qu’elle avoit faits pour la vainere. An¬ tonia eloit son. unique pensee, l’esperance, 1’aniour et le but de sa vie.^ Perdre cette iille cberie par la mort, oa la voir ravie aux projets qu’elle avoit fondes sur elle, par unegarement incurable dlespr.it, cetoit a-peu-pres la meme cbose ; et quand elle a voit: eu lieu de redouter oe dernier malheur, elle avoit tout fait paur se persuader qu’il etoit impos—- sible.Dans la funeste erreur de JEAN SBOGAR. sa tendresse, elle repoussoitbien le soupcon qui lobsedoit, parce qu’il 1’auroit tuee; raais il y avoit trop de danger a le considerer en face, a le discuter froide- ment , a s’en rendre compte enfin pour qu’elle osat 1’enlre— prendre. Elle etoit parvenue a s’en distraire, et non pas a le ebasser. Son imagination vive et absolue d’ailleurs dans toutes les idees qu’elle se faisoit deš- cboses, et qui s’attachoit, par une preference involontaire et invincible, a celles qui etoienE les plus penibies a croire, ne g4 JEAN SBOGAR. modifioit presqne jamais Tas~ pect sous lequel elle les avoit vues une fois. Les deux sceurs se regardoient done avec un at- tendrissement mutuel, prove- nant dans Tune d’un exces de limidite, dans Tantre d’un exces de sollicitude qui les rendoient ega 1 e m e n t m albe ure n se s, JEAN SBOGAR. CHAPITRE V. O mon Dieu! votis ne confon- drpz pas, dans les rigueurs de votre I ‘ustice, 1’innocent avec le coupa- ile! Frappez’, frappez ceite lete depuis long-temps condamnee ! el!e se devoue a vos jugemens; mais epargnez cetie frinme et cet enfani que voila seuls au inilieu des voies difficiles et perilleuses du rnonde I N’est il point parmi ces pures intel- ligences, premier ou vrage de vos mains, cjuelgue atige bienveillant, favorablea 1’innocence et h la foi— blesse, qui daigpeVattacber a leurs pas, sous la forme du pelerin, pour les preserver des tempetes de la mer, et d : totivner de leur cceur le fer acere des brigands? Priere du Votageur. A ceite <>poque, dts affai-res Is es-imporlantes, que leur p er e gG JEAN SBOGAR. avoit laisse a regler a Venise, y demanderentla presence de ma- dame Alberti. Elle regarda cette circonstance comme la plus lieu- reuse qui put arriver dans l’etat d’Antonia, et se persuada de nouveatt que les impressions fa- cheuses qui avoient altere soa jugement j et qui paroissoient dependrede 1’influence deslieus et des souvenirs, cederoient en- fin aun changemeot total d’ha- bitude et de genre de vie. La grande fortune doutelles jouis- soient leur permettoit de se proeurer, dans cette ville opu- JEAN S BOG AR. 97 lente et magnifique , tous les plaisirs que le luxe et les arts v reunissent de tous les points du monde; et cette nouvelle espece d’erootion , qui s’adresse plus a riraagination qu’a la sensibi- lite, offroit infininient moins de dranger poui' une ame irritable, que celles qui resultent de la contemplation des beautes natu- relles de 1’univers, dontla gran- deur imposante accable la pen- see. Le vojagede Venisefutdonc resolu,pt jamais Antonia n’avoit recu aucune nouvelle avec plus de joie. Trieste etoit devenu pour q 8 JEAN SBOGAR. elle un palais magique, oii, sans pesse observee par des espions invisibles, elle vivoit a la merci d’un tyran inconnu, maitre ab-r sola de sa liberle et de sa vie, qui plusieurs fois avoit balance a 1’enlever du milieu des siens, pour la transporter dans un monde nouveau, dont elle ne se faisoit pas d’idee sans fremir, et qui etoit peut-etre a la veille d’accomplir cette funeste reso^- lulion, si la Providence ne la deroboit a ses yeu£. L/esperance de se voir delivree de ce sujet de terreur, agit promptement JEAN SBOGAR. 99 sur elle, et lui rendit en peu de jours cette fraicheur et cette grace de jeunesse que l’inquie- tude avoit Ion g-tem ps lletrie. Le sourire reparut sur ses le- vres, la serenite sur son front} trne confiance plus expansive, tm abandon plus doux regna dans ses discours; et madame Alberti, enchantee que la seule approclie du depart produisit des effets si propres a justifier ses conjectures, ne negligea rien pour le hater encore davantage. Le defaut de surete des chemins r publics exigeoit cependant qu’il 10O JEAN SBOGAR. fut remis a uti jour fixe oii se reunissoient tous les yoyageurs qui se clirigeoieut vers un metne point, pour se ser vir recipro- quement cVescorte. La voiture de madame Alberti se trouva la neuvieme au rendez-vous, sur la plate-forme sablonneuse d’Op- scbina, d’ou l’ceil embrasse au loin le golfe et les dunes inegales dont son long circuit est lierisse* Antonia et sa sceur eloient ac- compagnees d’un auinonier, d’un bornme daffaires, d’un vieux domestique de confiance, et de deux femmes. 11 restoit > JEAN SBOGAPv. 101 ime plače vacarite dans 1’inte- rieur. La journee etoit deja avancee, parce que la bora, qui avoit soufile le matin, ayoit fait craindre un de ces ouragans qu’on ne brave jamais impune- ment sur les cotes elevees de 1’Istrie, d’ouils enleventles cliar- ges les plus pesantes, qu’ils rou- lent jusqu’au fond des abirnes. Cette caravane etoit d’ailleurs assez nombreuse, pour qu’il n’y eut pas de crainte raisonnable a concevoir des brigands, meme quand on se trouveroit surpris par la nuit la plus obscure; et 302 JEAN SBOGAK. oa ne devoit couclier qu’a Morr- tefalcone qui est , a quelques lieues de la, sur les boi'ds poe- tiques du Timave. La soiree s’e- toit tout-a-coup embellie, 1’air- etoit frais et pui', le ciei sans nuages. Les equipages se sui- Toient lentement dans les pentes 1 ’oides et raboteuses du revers des montagnes de Trieste, a tra- vers de vasteshalliei^s semes de rocliers qui levent ca et la leurs cretes aigues et sourcilleuses dans une mousse courte et aride. Laseule verdure qu’on y remar- que, est celle de la feuille lns~ JEAN SBOGAK. io3 tree du lioux, et de quelques ronces qui trainent leurs bras ^pineux sur le sable. A a pied de la cdte on apercevoit un groupe de petites maisons de 1’aspect le plus trisie, dont les toits, char- ges de pierres enormes, attes-* toient les ravages de la bora, par les obstacles souvenf inutiles qu’on multiplie contre elle, dans tous les lieux oli elte a coutume de se decliainer. C’etoit le ha-* meau de Sestiana, 'peuple de mariniers et de pčcheurs. Pendant que les chevauJt se i o4 JEAN SBOGAR. delassoient du long effort qu’i!s avoient oppose au poids qui se precipitot sur eux , dans un chemin glissant et rapide, le vieil hote de Sestiana s’ appuya a ia portiere de la voiture de madame Alberti; et la pria, au nora de la ch arite chretienne, de recevoir, jusqu’a Montefal- cone, un pauvre voyageur acca- ble de fatigue, qui ne pouvoit continuer sa route. C’etoit un jeune moine du couvent arme- nien des Lagunes de Venise, qui revenoit de la mission, et dont la figure douce et honnete lui JEAN SBOGAR. io5 avoit inspire le plus vif interet. Cette priere etoit de celles que madanie Alberti etsa sceur n’au- roient jamais repoussees, quel~ que raison qu’elleš eussent pour le faire. La portiere s’ouvrit, et l’Armenien, soutenu par le bon vieillard qui 1’avoit presente, mit le pied sur les marches du carrosse, apres avoir balbutie quelques raots de remerciment, et se souleva peniblement vers la plače qui lui etoit destinee. Sa main, blancbe et douce comme celle d’une jeune fille, s’appuya par megarde sur la main de ma- 2o€ JEAN SBOGAR, dame Alberti, raais il la retira precipifammentj et, recoanois- sant que la voiture etoit presque entierement occupee par des femmes, il rabattit sur son vi- sage les ailes demesurees de son feutre rond, avant d’avoir ete aperpu. Bientot apres on se re- mit en marehe. La nuit etoit alors tout-a-fait tombee. L’intervalle de Sestiana a Duino est rempli par une greve legere d’un sable lin et mobile, qui fuit de toutes pariš sous les roues, et dans lequel la voiture> JEAN SBOGAft. 107 se relevant et s’enfoncant tour a lour, semble agitee par im mouvement (Tondulation pareil a celui des flots. Une circons- tance qui augmente ce prestige dans la lumiere fausse et trom- peuse des astres du soir, c’est la couleur brillante de Tarčne argentee, el Tetendue yague de Thorizon, qui, moins circons- crit que pendantle jour, se pro- longe de toute Tincertitude de ses tenebres, et presente aux yeux quelque image de la vaste mer. II semble alors que les ebeyaux sont descendus dans un io8 JEAN SBOGAR. gue et parcourent un espace inonde par les eaux des monta- gnes. Antonia, qui occupoit un des angles de la voiture, avoit leve la glace de son cote, et jouis- soit, en respirant l’air froid, mais energigue de la nuit, de cette espece d’illusion. La diffi- culte de la marche des chevaus sur le sol fugitif et profond qui se deroboit a tout moment sous leurs pas, les ayoit extremement ralentis, et la moindre agitation exterieure se faisoit remarquer. Plusieurs fois Antonia, qui ne- toit que trop disposee a saisir JEAN SBOGAR. 109 tous les sujets d’inquietude , avoit cru voir des ombres d’une forme singuliere se glisser dans 1’espace indecis qui s’etendoit devant elle; et, troublee, elle avoit retenu sa respiration, pour savoir si ce mouvement n’etoit pas accompagne de quelque bruit, ce qui devoil etre iadubi- tablement, s’il resultoit d’autre cbose que d’une simple *erreur de sa vue. Tout-a-coup le pos- tillon , qui eprouvoit peut-etre quelque cbose de semblable, ou qui craignoit de cdder au som- meil, se mita entonner un pisme no JEAN SBOGAR. dalmate, sorte de romance qui n’est pas sans charme, quand 1’oreille y est accoutumee, mais qui 1 etonne par son caractere ex- traordinaire et sauvage, quand on 1’entend pour la premiere fois, et dont les modulations sont d’un gout si bizarre, que les seuls habitans du pays en possedent le secret. Le cbant en est extrremement simple cepen- dant, car il ne se compose que d’un motif repete a Finimi, selon 1’usage des peuples primitifs, et de deux ou trois sons au plus qui reviennent dans le merae JEAN SBOGAR. m ordre; ce qu’il y a d’incompre- hensible, c’est 1’espece metne de ces sons, qui ne paroissent pas proceder de la yoix d’un hom- me, et dont ua artifice analogue a celui de ces jongleurs de France, qu’on appelle ventrilc - ques, mais qui est naturel au chanteur illyrien, change a tout moment l’expression, le volume, le lieu d’origine sensible. C’est une imitation successive et ra- plde des bruits les plus graves, des cris les plus aigus, et sur~ tout de ceux que 1’habitant des lieux deserts recueille au milieu 112 JEAN SBOGAR. des nuits dans la rumeur des vents, dans les siflleraens des tempetes, dans les hurlemens des animaux epouvantes, dans ce concert de plaintes qui sort des fbrets solitaires au com- mencement d’un ouragan, loi’S- que tout prend dans la nature une voix pour gemir, jusqu’a la branclie que le vent a rompue, Sans la detaclier entierement de 1’arine auquel elle appartient, etqui se balance en criant, sus- pendue a un reste decorce. Tantot la voix pleine et sonore retentit sans obstacle autour des JEAN SBOGAR. 113 auditeurs ; tantdt on croiroit qu’elle resonne sous une voute, et quelquefois que Fair 1’enleve au dela des nuages et Fegare daos les cieux, oh. elle Fem- prelnt d’un charme qu’on n’a jatnais goute dans les melodies humaines. Cependant eette rau- sique aerienne n’a pas la purete si calrae et si propre a reposer Farne, que nous attrihuons a celle des anges, mfime quand elle s’en approche le plus : elle est au contraire severe au cceur de 1’horame, parce que la pen- see qu’eile eveille est pl e i rte de i. TO u4 JEAN SBOGAR. souvenirs tumultueux, de sen- timens passionnes, d’inqiiietu- des el de regrets; rnais elle atta- che, elle entraine, elle subjugue 1’altention, qui rte peut se deli— vx'er de son etn pire. Elle rap~ peHe ees accords redoutables et doux des divinites marines, qui lioient les voyagears et qui at- tiroient letu' navire dans des ecueils inevitables. LTetranger done d’une imagination vive, qui, assis sur les rivages de Dal- niatie, a entendu une seule fois la jeune fille morlaque exbaler son chant du soir, et livrer aux JEAN SBOGAR. n 5 fents ces accens qu’aucun art ne sauroit enseigner, qu’aucun instrument n’imitera jamais , qu’aucune parole ne peut de- erire, a pu comprendre la mer- teille des syrenes de l’Odyssee’, et il a excuse, en souriant, la meprise d’Ulys3e. Antonia, par un penchant commun a toutes les ames foibles qui s’elancent volontiers hors des bornes de la nature, parce qu’elles ont besoin d’etre protegees et surtout d’e- tre aiineeS'(c’est peut-etre pour elles la metne ebose), Antonia jouissoit mieux qne personnede n6 JEAN SBOGAR. ces effets mysterieux qui dou- Blent 1’aspect de la vie, et qui donnent un monde nouveau a 1’intelligence. Elle ne croyoit pas a l’existence de ces etres in- termediaires qui jouent un si grand role dans les superstitions de son pays natal et de son pays adoptif;■ de ces geans tenebreux qui regnent sur les hautes mon- lagnes ; oii on les voit quelque- fois assis dans une nue, le Lras arrae d’un pin enonne; de ces sylphes plus legers que 1’air, qui ont leur palais dans le calice d’une petite fleur, et que le ze- JEAN SBOGAR. 117 phir eraporte en passant; de ces esprits nocturnes, qui gardent les tresors caches sous ua roc retourne sur sa pointe, ou qui errent a Fentour pour eloigner les voleurs, en laissant sur le ur passage une llamme inconstante qui monte , descend , s’eteint pour renaitre; disparoit etrenait encore : mais elle aimoit ces il- lusions, et le cliant morlaque, qu’elle avoit souventecouteavec plaisir, les renonveloit toutes a la fois. Elle ecoutoit done avec un interetvifetsansmelange,quand un mouvement singulier de la ii8 JEAN SBOGAK, voiture., qui s’arreta subitement en se balaneantsur elle-meme. A ' vint interrompre sa reverie. Les chevaux avoient recule d’un pas, et la chanson morlaque expiroit dans la bouche du postillon. « Les voilures qui nous prece- dent ont pris 1’avance, dit-il, pendant que le moine montoit dans celle-ci; et la route est r si je ne me trompe, coupee par des brigands. — Que dit-il ? s’e- eria madame Alberti en s’elan- eant a la portiere. •—Que nous sommes arretes, reprit Antonia qui venoit de retomber dans JEAN SBOGAK. 119 l’angle de la voilure, et qui fris^* sonnoit de terreur. — Arretes*, repeterent madame Alberti et les yoyageurs.—Arretes, assas- sines, perdusl continua le pos- tlllon: cesont eux ? c’est la troupe de Jean Sbogar 5 et voila cet esecrable cliateau de Duino, q«i sera notre tombeau a tous. — Par saint Nicolas de Raguse! dit le moine armenien d’un ac~ cent profond et terrible, la terne s’ecrou!eroit plutot sous nos pieds; » et, en fmissant ces pa» roles, il s’eU>it elance au milien des brigands. Le eri feroce qui 120 JEAN SBOGAR. avoit effraye Antonia au Far- nedo, se (it entendre au meme moment, et mille voix horribles rugirent en le repetant. La por- tiere etoit retombee derriere le missionnaire \ les Stores etoient baisses, les cbevaus restoient immobiles, ud silence de mort regnoit dans la voiture, il n’ar- rivoit plus du dehors quun bruit sourd qui s’eloignoit de plus en plus, quand, au siflle- ment redouble du fouet, les cbe- vaux repartirent au grand ga¬ lop, impatiens, corame si cet averlissement avoit detruit sur JEAN SBOGAR. 121 eux 1’action d’a n sortilege. Ils ne s’arrelerent qu’en rejoignant les autrcs voyageurs. « EtrArmenlen ? s’ecrioit de- puis long-temps Antonia demi- pencliee hors de la portiere. Ce genereus, ce brave jeune bom- ine qui s’est devoue pour nous. .. Mon Dieu! mon Dieu! 1’aurions- nous abandonne aux assassins? ce seroit une action sans i 2 xčuse. — Sans excuse, repeta vivement madarne Alberti. — Rassurez- vous, mes bonnes dames, re- pondit le postillon qui etoit des- cendu de son siege,,et qui avoit 11 i. 122 JEAN SBOGAR. repristoutesa securite. Ce moine n’a rien a craindre des assassins ; ils ne peuvent rien sur lui; et, ali h que vous le sachiez, c’est lui qui a ordonne de chasser mes chevaux quand je l’ai fait, et qui m’a rendu pour cela la force et lavoix :aussi, avec quelle irnpetuošite ils se sont elances; I’avez-vous remarque? Quant a lui, je lai vu de preš, je vous jure, car les brigands me tou- choient; et il s’est jete entre eui et mol, si terrible, qu’il y en a qui sont tombes de frajeur, et que tous les autres ont pris la JEAN SBOGAR. i 2 5 fuite, sans seulement retourner la tete. Une minute a preš, il etoit seul, et il etoit la, debout, la main levee, d’on a ir de com- mandement. Va-t-en, ma-t-il cried’une voix si imposanle que mon sang se seroit lige dans mes veines, s’il avoit annonce de la colere; mais c’etoit une voix pro- tectrice,lavoix dontrlparle ovdi- nairement aux matelots...—Aux matelots? dit rnadame Alberti... Tu connois done cet Artnenien ? —Si je le connois? repritle pos- tillon. Ne sest-il pas nomrne lui- merae , quand il a crie : Par 124 JEAN SBOGAR. saint Nicolas de Raguse! Quel est le saint qui eprouve les voya- geurs et les recornpense ? et quel autre qu’un saint disperse d’un mot, d’un geste, d’un regard;, une armee de bandits, qui ont le glaive a la main, la i’age dans le cceur, et qui chercheut da danger, de l’or et du sang. je vous le demande?« Lepostillon se tut en regardant le ciel qui parut traverse d’une lueur su- bite. Le canon gvondoit a Duino. JEAN SBOGAR. 12 5 CHAPITRE VI. Les iins 1’appellent le Grand - M o gol, les autres le Prophete Elie. C’est un honime extraordi- naire qui se trouve partout, qui n’est eonnu de personne, et k qui Fon ne peut point de mal. Le\vis. Cette explication ne suffisoit pas a tout le monde. Madame Alberti en concevoit plusieurs autres, et les accueilloit tour a tour, Antonia ne voyoit rien de distinct dans cet evenement , ia6 JEAN SBOGAfL mais elie y trouvoit tout ce qu’il falloit pour entretenir des idees somhres ei reveuses. Ge fut dans celte disposition d’esprit qu’elle poursuivit soa vojage au railieu des campagrjes enchantees qui lui restoient a parcourir. Elie Tit le lendemain la riante Gori- zia, riche de fleurs et de fruits, et dont 1’aspect charme de loin les yeux du voyageur, nouvel- lement sorti des sables infeconds de la cote ddstrie. Les souvenirs antiques Se reveillent si naturel- lemenl sur ce coteau cberi de la nature, ou s’y conservent avec JEAN SBOGAR. 127 tant de facilite, qu’on croit y vi vre encore sous 1’e m pire poe- tique de la Mythologie. Les belles s’y promenent sous des berceaux dedies anx Graces, les cliasscurs s’y rassemblent dans le bo$quet de Diane: c’est de la qu’ils descendpnt pour aller sur- prpndre leur proie dans les cnamps qui bovdent llsonzo, Tlsonzo, la plus elegante des ri- vieres de 1’Italie et de la Grece, qu,i roule, profonderaent eneais- stie enlre deux montagnes d’un Sabi e d’argent, ses liots bleus dp ciel j aussi purs que ie firma- 128 JEAN SBOGAR. meni qu’i!s reflechissent, et dont ils n’ont pas besoln dVmprunter 1’eclat. Lorsqu’il est vode par cles nuages, l’habitant de Gorizia retrouve son azur a la surfaee limpide tle 1’Isonzo. TJ n jour plus Umi, elle apercut les deii- cieux canaus de la Brenta, bor- des de ricbes paiais, et le rao- deste village de Mestne, qui sort de polnt de communication eti- tre une partie de 1’Europe et une cite a laquelle 1’Europe ne peut rien montrer d egal, cette su- perbe Venise, dont l’existence fflerae est un phenomene. Le JEAN SBOGAR. 129 jour naissoit a peiue , quand la barque, qui clevoit y cohduire madanie Alberti, Antonia et les personnes qui les accompa- gnoient, entra de la Brenta dans ■l’eau marine. Le petit batiment glissoit doucement sur 1’onde immobile, le long des poteaux qui dirigent le nautonnier. Ma- datne Alberti apevcut a sa droite une maison blancbe, d’une cons- truction tres-simple, au milieu des ilots dont celte partie des Lagunesestsemee. On luiapprit que c etoit le couvent des Catbo- liques Armeniens, et Antonia i,1o JEAN S BOG AR frissonna, sans pouvolr s’expli- quer son emotion. Eafin Venise commenca a se dcssiner sur l’ho rizon, cotnme one decoupure d’une couleur sonibre, avec ses ddmes, ses edifices, et uue foret de mats de vaisseaux; puis elle s’eclaircit, se developpa, et s’oa- vrit dpvantlebatcau ,qui circula long-temps a travers des bat ir in en s de toute grandeur, avaui dentrer dans le canal pa rti - culier sur lequel etoit situe le palais Monteleone, dont ma- daine Alberti avoit fait l’acqui- sition depuis peu. Uue circons- JEAN SBOGAR. )3i tance penible differa leur arri- vee. Ce canal etoit charge de .gondoles qui suivoient un convoi fu n ebre: c’ e to t cel ui cl’u n e j eu ne fille, car la gondole qui portoit ■ le cercueil etoit drap.ee en blanc, et parserr.ee de houqueis de ro- ses de la raerae conleur. Deux Uainbeaux bruloient a cbaCune de ses ex'tremites, et leur lu- miere, eclipsee par celle du so- leil levant, ne sembloit qu’une fumee bleualre. II n’y avoit qu’un rameur. Un pretre, de- bout sur le devant de la gon¬ dole , mais tourne du cote de la i3a JEAN S BOG AR. biere, et une crois d’argent dans les mains, murmuroit a basse yoix les prieres des morts. En face de lui, un jeune homme Vetu de noir, agenouille a la tete du cercueil, pleuroit amere- ment; le bruit de ses sanglots etouffes avoit qnelque cliose de decbirant: e’etoit probablement le frere de la trepassee. Sa dou- leur etoit si vive et si profonde- ment sentie, que si elle avoit ete exaltee par un autre sentiment^ elle auroi tete morlelle.Unaniant n’eut point pleme ainsi. Ge ta- bleau frappa Antonia jusqu’aux JEAN SBOGAR. i53 larnaes; inais le premier objet remarquable lui fit oublier la pensee superstilieuse qu’il lui avoit suggeree. Elle etoit preš de sa sceur, sans motifs raison- nablesde crainte pour 1’avenir, entouree au contraire de toules i 1 9 les probabilites d’une vie douce, d’une tranquillite inalterable, d’un bonheur enfin, s’il en est cbez les homraes, tel qu’un petit nombre d’entr’eux sont appeles a en gouter un pareil. Elle s’ar- rela a cette perspective; elle jouit pour la premiere fois du sentiment d’une securite pure j i54 JEAN SBOGAR. elle jugea qu’elle etoit heureuse, elle concut la possibilite de Te¬ tre te«;our$, et, a la verite, ja- mais elle ne 1’avoit ete davan- tage. Le peuple est, dans tous les pays, amoureux de Textrsrordi- naire, et sujet a se passionner pour les personues et pour les choses; mais, nulle part, il ne porle aussi loin qu’a Venise la faculte de se creer des dieux, objets passagers d’un enthou- siasme dont les retoui’SSont sou- vcntfunestes pour ceux qui Ton t JEAN SBOGAR. 155 excite. II n’etoit question, dans ce temps-la, que d’un jeune etranger qui s’etoil concilie, sans qu’on sut de quelle manierc, car il n’en avoit pas meme laisse de- viner la pretention, cette faveur si brillante et si fugitive. Ses precieuses qualites etoient le su- jet de tous les entretiens; son nom etoit dans loutes les bou- ches. Pendant le court trajet de Mestre a Venise, il avoit ele ra- mene vingt fois dans la conver- salion des mariniers. Apres avoir parcouru sa nouvelle demeure, en soutenant Antonia, a qui i36 JEAN SBOGAR. 1’habitude d’une sante delicate rendoit le secours de son bras necessaire, meme quand elle ne souffroit pas, raadame Alberti venoit de la conduire dans mre des pidncipales pieces de l’ap- partement, et elles s’y etoient as- sises l’une a cole de l’aulre. Le vieil intendant se presenta pour les saluer, et resta debout en at- tendant leurs ordres. Nous somnres contentes, Itii dit ma- darne Alberti. Tout repond a ce que j’attendois de vos soins , lionnete Matteo, et je puis ju- ger a ces commenceniens que JEAN SBOGAR. i3 7 personne ne sera mieux servi a Venise. —Non pas merae le sei- gneur Lolbario , repond.it le vieillard en humiliant son front chauve, et en lour.nant dans ses mains son goura de soie noire .» Pour cette fois, Antonia eclatant de l ire : « Et quel est done, grand Dieu, le seignenr LotbarioPDe- puis que nous šomtnes arrivees, je n’ai entendu nommer que lui. —11 est vrai, elit madame Al¬ berti'en recapitiilant ses idees avec sa precipitation ordinaire. Quel est done le seigneur Lotba- -rio? Apprenez-nons, mon cber i. 12 138 JEAN SBOGAR. Matteo, ce qu’il faut penser de cet bomme, dont la reputation est devenue proverbiale a Ver nise avant d’avoir passe le golfe ? —Mesda m es, r e pon d i t Ma tteo, je nesuis pasmoi-meme beaucoup plus instruit, quoique j’aie cede a l’usage en me servant de ce nom qui a tant de credit dans cepays, que les brigands meme le respectent. Cela pevit paroitre exagere, mais il 5 n’y a rien de plus vrai$ et le seigneur Lotba- rio inspire un respeet si univer- sel, qu’il est arri^e quelquefois qu’on a fait tomber, en le nom- JEAN SBOGAR. i3g mani, le stylet des mains d’uft assassin.; que le bruit, le seul bruit de son approche a calme une revolte, dissipe un attrau=r peinent de furieux , rendu la tranquillite a Venise. Gependaut c’est un jeune liomme bien peu redoutable, je vousFassure, car on s’accorde a dire qu’il a dans le monde la douceur et la timi- dite d’un enfant. Je ne l’ai vu qn’une fois, et d’assez loin, m a is j’eprouvai a voir sa physiono- mie un saisissement qui me Et comprendre lout ce qu’on pense de lui. Depuis ee temps , j’ai JEAN SBOGAR. i4b inutilement cherche a le revoir, 11 avoitquilte la ville. —11 n’est p’us a Venise! s’ecria Antonia. — II en est absent depuis preš d’un an, contre son' usage, re- prit Matteo, car il passe tres- ravement plus de deux ou trois mois sans y revenir. — H n’y fait done pas son habitation or- dinaire? dit madame Alberti. — Non certainement, continua Matteo; mais il y a long-temps, tres-long-temps qu’il v vient de mois en mois passer qbelques jouvs, tantot plus, tantdt iričins, presque jamais au-dela d’une JEAN SBOGAR. 141 semaine ou deux. Cetle fois-ci son long eloignement auroit fait craindre qu’il eut tout-a-fait abandonne Venise, s’il n’y en avoit pas d’autres exemples ; mais on se rappelle qu’il en a disparu deja pendant plusieurs annees.'—Plusieurs annees? dit Antonia; vous n’y pensez pas, Malteo. Vous nous disiez tout- a-Pheure, si je vous ai bien en- tendu, que c’etoit un tres-jeune bom me.—Tres-jeune, en ve- rile, repondit Malteo. Au moins a ee qu’il paroit: je n’ai pas dit le contraire; mais je i/,a JEAN S BOG AII. parled’api es les idees singulieres da peuple, qui ne meritent pas rolre atleution, mes il! ust res dames, el que je rougirois moi- meme... — Conlinnez, eonlinuez, Matteo , dlt madavne Alberti avec vehemence; ceci nous in- teresse beaucoup : n est - il pas vrai, Antonia? Asseyez-vous, Matteo, et n’oubliez rien, abso- lumenl rienrde ce qui concerne cetetonnantLothario. »Madame Alberti eloit en effet vivement interessee, etson esprit, rapide a saisir tous les aspects 4es cho- ses, avoit devanee de beaucoup JEAN SBOGAR. i43 la narratioa de Matteo en con- jectures romanesques et mer- veilleuses qu’elle bruloit de voir veribees. Antonia n’avoit pas une Ssensibilite moins vive; elie etoit au contraire plus irritable et p'us avide ,d’emolions, mais elle les redoutoit, parce que sa foiblesse i’exposoit toujours a y ceder, Quand Matteo eut com* incnce a e x citer la curiosite de in a (lame Alberti, par les cir- Constances vagues et bizarres de son recit, elle s’eloit pressee con tre sa sceur, avec un frisson d’inquietude et d’effroi, dont >44 JEAN SBOGAR. elle cherchoit a con v ril’ l’im- pression par uu sourire. « Ce que je sais du seigneur Lothario,repritgravement Mat- teo qui s’etoit assis pour 'obe ir a madatne Alberti, ne 111 ’est con- nu, corarne jeivous lai dit, m'e& illuštres darries, que par le br&ft publie. Cest un jeune homme de la plus bel le ligure, qui pa¬ hnil de kAnps en tempsa Verii&e, 'avee i le'train d’un prince, fet qdi semble pouriaul n’avoir chei^- che 1’habitation d’une grande ville que pour trouver 1’occasion JEAN SBOGAR. i/,:? de repandre des liberalites plus abondantes parini les pauvres, car il frequente peu la societe, ct on ne lui a presque point connu de relations familieres ni en homines ni en fennnes. 11 vi- sile quelquefois une famille mal- heureuse pour lui porter un se* cours; passionne pour les arts , - leptique dont la vue repousse les passans. Cela ne Tempecbe pas de frequenter les reunions publiques et les grandes societes ou les horaraes peuvent paroitre et raerae briller sans communi- quer immediatement avec pei;- JEAN SBOGAR, i5r sonne. II s’y fait promptement remarquer, puisque Venise n’a point dartiste et de virtuose qui lui soit, dit-on, comparable ; mais, loia d’user de ces avanta- ges, on pretend qu’il redoute de les faire valoir, qu’il ne les laisse apercevoir qua regret, et que c’est au moment oii ils pour- roient lui procurer des con- noissances agreables , ou de grands etablissemens > qu , il s’en- fuit de Venise , comme pour eviter l’eclat d’une vie publique et repandue, qui le deroberoit a lui-meme et au mystere dont il iSa JEAN SBOGAR. veut s’envelopper. JVambilion ne peut rien sur lui, 1’amour m4hie ne l’a jamais arrete, quoi- qu’il n’y ait pas sur la terre de femraes plus seduisantes qua Venise. TJne seule fois, il parut s’occuper beaucoup d’une jeune fille noble, qui de son cdte avolt temoigne une vive passion po ur lui; ntais uu malheur bien ex- traorcfinairemit finaus rapports que le puBiie supposoit entr’eux. rusquement la main, sans sa- Voir bien au juste ce que celte i66 JEAN SBOGAR. demonstration pouvoit signifier. Antonia fut autrement affectee. Son cceur se serra d’une sorte d’effroi, parce qu’elle rasserabla autour du nom de Lothario quel- ques-unes de ces circonstances inquietantes et terribles, qui l’a- voient frappee dans le discours du vieil intendant. Elle larda 's meme quelque temps a lever les yeux sur lui; mais elle le vit alors distinctement, parce qu’il n’etait pas loin d’elle, et qu’il pa- roissoit la regarder quand elle 1’apercut. Au meme instant il avoit detourne sa vue sans la fi- JEAN SBOGAR. 167' xer toutefois sur aucun autre ob¬ jet. Appuye sur le rebord d’nn vase de marbre antique , char- ge de lleurSjil avoit Tair de pren- dre part a uu entretien de peu d’importance 7 pour se dispen- ser de porter ailleurs son atten- tion. Antonia fut saisie a son as- pect d’une emotion qu’elle n’a- voit jamais eprouvee, et qui ne ressembloit point aun sentiment connu.Ce n’etoit plus de 1’effroi; ce n’etoit pas davantage 1’idee qu’elle se faisoit des premiers troubles de 1’amour j c’etoit quel- que cbose de vague, dindecis., 168 JEAN SBOGAR. d’obscur, qui tenoit d’ane remi¬ niscence, d’un rdveou d’un ac- ces de fievre. Son cceur palpi— toit violemment, ses membres perdoient leur souplesse, ses yeux se troubloient, une lan- gueur indefinissable encbainoit ses facultes. EUe essayoit inuti- lement de rompre ce prestige; il s’augmentoit de ses efforts. Elle avoit entendu parler de !’engour- dissement invincible du voya- geur egare, qui est fascine par un serpent dans les for&ts d'A- merique , du vertige qui sur- prend uu berger parveau & la JEAN SBOGAR. 169 poursuite de ses chevres a l’ex- tremite d’une des cretes gigan- tesques des Alpes, et qui, ebloui tout a coup par le mouvement circulaire que soa imagination prete , corarae un miroir magi- que, aux abimes dont il est en- toui’e , se precipile de ltii-me- me dans ieurs profondeurs bor- ribles , incapable de resister a cette puissance qui le revolte et qui lentraiae. Ede sentoit quel- que cbose de semblable et d’aus- si difficile a expliquer , je ne sais quoi d’odieux et de tendre, qui etonnoit, qui repoussoit, i5 1. 1 7 0 JEAN SBOGAR. qui soumettoit son cceur;elle trembla. Cetremblenaent qui lui etoit assez ordinaire, neffraya pas madame Alberti; elle pres- sa cependant Antonia de sortir, at Antonia le desiroit. Elle fit un effoit pour se lever , defaillit, se rassit et sourit a madame Al¬ berti qni regavda ce sourire com- rae un conse n temeni a restei'. Lothario n’ayoit pas change de plače. II etoit habille a la franeoise avec une simplicite elegante. Rienn’annoncoitia moindi^e re- JEAN SBOGAR, i 7 i cherche dans son costume et dans sa parure , si ce n’est deux petites emeraudes qui pendoient a ses oreilles , et qui, sous les boucles de cheyeux blonds dont son visage etoit ombrage , lui donnoientun aspect singulier et sauvage.Get orneraentavoit ces- se depuis long-temps d etre a la mode dans les etats venitiens, Gorarae dans presque toute l’Eu- x*ope civilisee. Lothario netoit pas regulierement beau, mais sa figure avoit un charme extraor- dinaire. Sa boucbe grande, ses levres etroites et pales, qui lais- J72 JEAN SBOGAR. soient voir des dents d’une blan- cheur eblouissante , 1’habitude dedaigiieuse et quelquefois fa- rouche de sa physionomie, re- poussoient au premier regard ; mais son ceil plein de tendresse et de puissance , de force et de bonte, imposoitdu respect et de Tamour, sur lout quandon voyoit sen echapper rine certaine lu- miere douce , qui embellissoit tout le resle. Son front tres-ele- ve et tres-pur avoit aussi quel- que chose d’etrange, un pli for- lement onde , que l’age n’avoit pas produit, et qui marquoit la JEAN SBOGAR. j?3 trače d’une pensee soucieuse et frequente. Sa physionomie etoit en general serieuse et sombre ; mais personne n’avoit plus de facilite a effacer une prevention desagreable. 11 lui suffisoit pour cela de soulever sa paupiere, et de laisser echapper ce feu celes- te, dontsesyeux dtoient animes. Pour les observateurs, ce regard avoit quelque cbose d’indicible, qui tenait du demon et de Tan¬ ge. Pour le vulgaire , il etoit se- lon Toccasion ou caressant ou imperieux:on sentoit qu’il pou- voit etre terrible. 174 JEAN SBOGAR. Antonia etoit d’une certaine force sur ie piano; mais sa timi- dile 1’empecboit presque tou- jours de developper son savoii' devant une societe nombreuse. IS y a un genre de modestie, et c dioit !e sien , qui consiste adis- simuler eontinueliement ses fa- cultes pour ne pas blesser les personnes mediocres,qu’on trou- ve en majorite partont, et peut- elre aussi pour ne pas deplaire a la minorite qui juge , par une apparence de pretention. Elle n avoit jamais consenti a execu- ter un morceau de musique en JEAN SBOGAR. 176 public que par condescendance pour des invitations qu’elle at- tribuoit a une simple politesse, et auxquelles elle etoitbien sure de satisfaire, sans interesser a ce foible effort de bienseance reci- proque toutes les ressouvces de son talent: elle avoit metne re- marque que les temoignages de satisfaetion obligee, que recueil- loit sa compiaisance, n’etoient pas momdres quand elle avoit rendu un passage simplement et suivant les seuies regles de rexec.ut.ion mecanique,que lors- qu’elies’etoit trouvee dirigee par i 7 6 JEAN SBOGAR. une inspiration subite et beureu- se, qui la satisfaisoit interieurc- ment. Elle s’assit done au piano avec assez de calme, lorsqu’elle y fut appelee, et elle laissoit cou- rir ses doigts sur le clavier avec sonindifferenceordinaire,quand ses yeux distraits par le rellet d’une glace en face de laquelle elle etoit placee , farent frappes d’une illusion effrayante. Lotha- rio s’eloit approche de son sie- ge, et comrae ce siege etoit raon- te sur 1’estradeoiietoit plače l’insc trument, sa lete pale et irnino- bile s’elevoit seule au-dessus du JEAN SBOGAR. 177 cacliemire i’ouge tVAntonia.Les eheveux en desordre de ce jeane homme raysterieux, la fixite morne de so n ceiL tidste et seve¬ re , la contemplation penible dans laquelle il paroissoit plon- ge, le mouvement convulsifde ce pli bizarre et tortneux quc le nialheur sans doute avoit gra- ve sur son front \ lout concou- roit a donner a cet aspect quel- que cbose d’horrible. Antonia surprise, interdite, epouvantee, reportant successivement ses re- gards da pupitre a la glace et de la glace au pupitre, pei’dit J 78 JEAN S BOG AR. bientdt de vue les notes con- fuses et jusqu’a 1’auditoire qui 1’entouroil. Substituant involon- fcairementle sentiment dontelle efoit saisie a celui qu’elle avoit a peindre, elle improvi-sa par une transition extraordinaire , mais qui devoit passer pour un jeu singulier de son imagination, plutot que pour ce qu’elle etoit reellement, une expression de tc-rreur si vraie que tout le mon- de freinil, et elle S(j jela dans lesbrasde ma lame Alberti qui la reeonduisit a sa plače ju vni- liea d’ une r ume ur d’app!audis- JEAN SBOGAR. 1 79 semens, melee de snrprise et d’inquietude. Apres 1’avoir sui- vie de 1’ceil jusqu’a 1’endroit ou elles’arretoit, Lothario sappro- clia d une harpe, et un mouve- menl universel de curiosite et de plaislr succeda a celui qui venoit de troubler un moment 1’assemblee. Antonia elle-meme, vassuree et distraite par une im- pression nouvelle , exprima la plus vive impatience d’entendre Lothario, et comme il paroissoit craiudre que son etat ne fut pas devenu assez tranquille pour qu’elle put prendre pari au reste 180 JEAN S BOG AR. des plaisirs de la soiree, elle se crut obligee de lui temoigner par un regard que son indispo- sition avoit cesse. Celle marque d’inieret de Lothario 1’avoit vi~ vement toucheepnais on auroit dit que Lotliario, plus sensible eneore a a legere demonstration qu’ii venoit d’en recevoir, avoit change d’exisience pendant qu’Antonia le regardoit. Son front s’etoit eclairci, ses yeux brilloientd’une lumiere etrange, un sourire oii se faisoit remar- quer un reste d’attendrissement et un coraraencement de bon- JEAN SBOGAR. 181 heur, embellissoit sa bouche se¬ vere. Passant sa main gaucbe a travers les larges ondes de ses cheveux pour cbercber un mo- tif ou un souvenir, et saisissant de 1’aulre avec legerete les cor- des de la harpe , de maniere a leur imprimer seulement une vibration vague, il en entrai- noit en preludant ces sons fu- gitifs, mais enchantes, qui tien- nent des concerts des esprits , et il Seriibloitles jeter sans effortet les abandonner aux airs. « Mal- heur a toi, murmura-t-il, raal- Keur a toi, si jamais tu croissois i8a JEAN SBOGAR. dansles foretsqui sont soumises a la doraination de Jean Sbo- gar. » Cest, continua-t-il, la fameuse romance de 1’anemone, si connue a Trieste , et la pro- duction la plus nouvelle de la poesie morlaque. Antonia yive- ment emue par le choix de cet air et par le son de la voix de Lo> thario, se rapprocha de mada- me Alberti qui etoit tres-preoc- cupee de son cote. Elle se rap- peloit aussi cette voix harmo- nieuse et le lieu ou elle 1’avoit entendue 5 mais ce pouvoit etre l’effet d’une ressemblance for- JEAN SBOGAR. i83 tuite. Le cliant dalmate est trop simple,trop uniforme,trop de- pouille d’ornemens , pour qu’il ne soit pas aise de se meprendre entre deux voix analogues. En- finapresunmomentdereflexion, Lothario reprit sa romance tou- te entiere, en continuant a s’ac- compagnerdecesaccordsaeriens que la harpe rendoit sous ses doigts, et dont la melodie reli- gieuse se marioit avec son chant de la inaniei’e la plus imposante.^ Parvenuaurefrainduvieuxmor- laque, il y mit Taccent d’une pi- tie si douloureuse que tous les 184 JEAN SBOGAR. coeurs en furent altendris, mais surtout celui d’Antonia qui at- tacboit a celte idee un souvenir d’inquietude et d’effroi. La ro¬ mance de Lothario etoit achevee depuis long-temps, que ses der- nieres paroles, et le redoutable nom de Jean Sbogar , retentis- soient encore dans sa pensee. JEAN SBOGAR. 185 CHAPITRE VIII. Revež, innocentescre’atures, et repnsez dans le donx sommeil qui tient vos sens assonpis; vous aurez bientor, hdlas! de tristes veilles et de cruelles insomnies. Milton: Au nombre tles suppositious qui se sviccederent tlans 1’esprit de raadame Alberti a la suite de cette soiree, il y en avoit une qui offroit assez de vraisemblan- ce pour frapper les imaginations froides, et qui ne raanquoit pas 16 i. i86 JEAN SBOGAR. cependant de cet aspect roma- nesque, qu’elle cherchoit ordi- nairement dans ses combinai- sons. Le reste de ses conjectures eloit si mal fonde qu’elle ne tar- da pas a s’en tenir a celle-ci qui lui convenoit d’aulant mieux qu’elle flattoit le plus agreabte et le plus dominant de ses senti- mens, son amour pour Antonia. L’etablissement de cette scettr cherie 1’occupoifc sans cesse $ elle etoit decidee a ne rien negliger pour qu’il assurat son bonheur, et a subordonner a ce senl inte- ret toutes les autres eonvenan- JEAN SBOGAR. 187 ees. L/immense heritage d'An- tonia, celuique madame Alber¬ ti devoit lui laisser un jour , etoient faits poar exciter la cu- pidite d’une foule de pretendans, et madame Alberti ne vouloit pas que la vie de sa sceur depen- dit de Fhomme vil dont Famoar seroit n ne specnlation el Fallian- ce un marebe. Cetoit d’apres les se Ul ime ns qu’elle se proinet- toit de voir eclore en el le, qu’elle avoit resolu de disposer de sa main, presque sure qne le eeeur d’Antonia, dirige par le jugement et Fexperienee d’une 188 JEAN SB0G1R. seconde mere , ne pouvoit pas se tromper. Deja plusieurs jeunes gens d’unegrandefortu'ne oud’ li¬ ne naissance distinguee s’etoient mis inutiement sur les rangs. Aucun d’eux n eloit parvenu a fixer 1’attention de sa sceur, et madame Alberti , attentive a epier les moindres sensations de cette arae ingenue et sans de- tours , ne lui avoit jamais sur- pris im secret; le premier aspect de Lothario sembloit au contrai- re avoir produit sur elle une im- pression profonde , qui pouvoit seule expliquer la scene siDgu- JEAN SBOGAR. i8 9 liere da piano. Lothario lui-me- me n’avoit pas para moins emu, moins trouble, moins penetre d’une affection puissante, et l’i- dee qu’un tel liomme, si renom- me par l’eclat de son esprit, par la variete de ses talens , par la tendresse et la generosile de son caractere, par la grandeur de ses manieres et la purete de ses naceurs , pourroit devenir l’e- poux d’Anlonia, etoit pour ma- dame Alberti la plus douce des illusions. Qu etoit cependant ce Lothario, et comment lier des relations aussi serieusesavec un a go JEAN SBOGAR. inconnu qui s’obslinoit, de l’a- veu de toot le motide, a s’entou- rer du mjstere le plus suspect? Ce probleme n’inquieta qu’un moment m a dame Alberti. En peu de temps elle eut Irouve des explicalions a tout, et elle eut l’arl ou le bonheur de les ratta- cher toutes a sa premiere pen- see , avec assez d’appurence de verite pour q,u’Antonia meme , epi ne voyoit pas Loujours les eboses avec les yeux y demeu- J?at sans objection et satis repon- se. 11 est vrai queson cceur com* mencoika sbuleresser a eette hy- JEAN SBGGAR. 191 pothese , et a souhaiter qu’elle fiat la realite, non qu'elle ressen" ik pour Lothario ce raouvement de sympathie douce , qui indi- que le Besoin d’aimer, eet atiraft indefinissable, qui 1’ait qu’on ces- se d’etre soi pour rivrede l’exis- tence d’un autre : ce qu’elle eprouvolt n’avoit pas eneore ce caractere ; eetoit plutdt 1’entrai- nement d’une ame sounsise la resignation de la foiblessequi ne demande qu’a etre profcegee, la dependance volonlaire d’une creature timide el sensible en- vers celle qui l ai im pose de la t 9 2 JEAN SBOGAR. confiance et du respect. Tel lai avoit paru Lothario, et le pre¬ mier regard de ce jeune Lorame s etoit arrete sur elle avec tant d’empire, qu’il lui sembloit qu’a compter de cet instant il eut pris des droits sur sa destinee. Je n’ai pas dit jusqu’ici quelle ^toit la suppositiou de rnadame Alberti. Elle pensoit avec assez de raison qu’en retranchant de Thistoire de Lothario ce que les bruits populaires y avoient ajou* te de ridicule et d’absurde , il restoit probable que sa condi- JEAN SBOGAR. i 9 5 tion et sa fortune etoient tout ce qu’annoncoient soa education et sa magnificence ; que s’il avoit des raisons pour caclier son nora et son rang, elles ne pouvoient 4tre que momentanees; que ce deguisement n’avoit rien d’alar- raant pour 1’amour d’Antonia qui n’etoit au-dessous d’aucune alliance; que le desir de frapper son attention, de se rapprocher d’elle et d’interesser son coeur par des considerations indepen- dantes de celles qui deternainent la plupart des mariages, etoit probablement au contraire le TJ i. j 9 '4 JEAN SBOGA-R. principal objet de ces apparen*- ces mysterieuse , dont Lothario avoit voulu s’envelopper 5 que les plus extraordinaires, les plus inexplicables des faits qui se rap- portoient a lui, n etoient sans doute que des mensonges habi- lement insinues aux gens d’An- toniapar des personnes apostees, dans 1 ’intention d’augraenter 1’incertitude ou Fon vouloit la retenir j et cette derniere con- jecture n’etoit .pas elle - merae denuee de preuves, car il etoit irapossible de se dissirrraler que Lothario eut pris une grande JEAN SBOGAR. i 9 5 pariaux derniers evenemens de la vie d’Antonia. Cetoit, tout bien considere, le jeune hovnme qui avoit passe preš delle au retour du Farnedo, en chantant le refrain du Morlaque , et ce jeune honime n’etoit pas sans dessein a Trieste. Les appari- tions qui alarmoient si souvent Antonia, et qui avoient inspire tant d , inquietude a madame Al¬ berti , lorsqu’elle les regardoil conime les illusions d’un esprit malade , pouvoient aussi proce- der de la nieme cause. Si elle en avoit exagere ou change quel- 196 JEAN SBOGAR. ques circonstances, c’est le pro- pre des ames foibles qui ont tout a redouter,et des ames tendres qui croient n’interesser jamais §ssez. Enfin 1’evenement de Dui- no n’etoit pas explique. Com- ment des brigands, animes au pillage et aPassassinat, auroient- ils cede au seul aspect d’un jeu- nemoinearmenien,sicethomme redoutable par sa valeur et peut- etre par sa renoramee, ne leur avoit pas impose une terreur in- vincible, en s’elancant de la voi- ture oumadame Alberti lui avoit accorde une plače? Nul doute JEAN SBOGAR. 197 qu’il n’en ait renverse plusieurs autour de lui avant de les dis- perser, et qu’ensuite indecis au milieu de la nuit, sur une rou- te qu’il n’avoit jamais parcou- rue, il se soit trouve dan l’im- possibilite de rejoindre ses com- pagnons de voyage. Quel seroit ce moine armecontre les statuts de son ordre, et qui se devoue avec tant de courage et d’oubli de lui - nieine pour quelques etrangers, sinon un amant de- guise qui veut sauver Antonia ou qui veut mourir pour elle? Si la vision pieuse du postillon. a 9 Š JEAN SBOGAR. etoit, coratne il n’y avoit pas a en douter, 1’erreur d’un liorame dn peuple , tout-a-fait pri ve de lumieres, quelle explieation pou- Yoit-on substituer a celle de ma- darae Alberti? II restoit des cbo- ses douteuses el incomprehensi- bles, mais il seroitetonnant qu-il n’y en eut point dans la vie d’un homme qui cherchea multiplier aulour de lui les incertitudes et les mysteres, et qui a loute l’ha- bilete necessaire pour preparer, combiner,faire valoir les moyens qu’il emploie dans ce dessein. Lothario aimoit, il adoroit An- JEAN SBOGAR. j gg lonia , et toutes ses aclions an- noncoient d’ailleurs un homrae si judicieux etsi eclaire qu’iletoit impossibled’attribuer labizarre- rie apparente de quelques-nnes de ses demarches a un travers de 1’esprit. II avoit ses raisons, et pourquoi les cliercher avant le temps? Ce qu’il y avoit d’im- portant pour raadarae Alberti, c eloit de connoitre mieux Lo- thario, de s’assurer par une fre- quentationplusbabituelledecet' te perfection de mceursetde ca- ractereque Topinion generale lui attribuoit, et de voir se declarer 200 JEAN SBOGAR. soussesyeuxlessentirnensqu’eI- len’avoitfaitquesoupconner jus- qu’aIors. Lothario ne fuyoit pas cesreuuionsgeneralesouchacun est tributaire de son talent. 11 evitoit les societes partieulieres, ou il iaut porter dela confiance ou des affections, et il etoit bien rare, comrae 1’avoit observe Matteo, qu’il consentit a y pa- roitre plus d’une fois.Cependant il saisit avec evnpresseraent , quand elle lui fut presentee, l’oc- casion de voir cbez elles madarae Alberti et sa sceur ; et cette sin- gularite, prompteraent remar- JEAN SBOGAR. 201 quee de lout le raonde, debar- rassa Antonia de beaucoup de pretention$ennuyeuses.Une vi¬ site de Lothario avoit l’air d’une demarche serieuse, et une de- inarcliede Lothario excluoit jus- qu’aux hornmes qui pouvoient rivaliser avec lui, quant a de certains avantages, parce qu r il conservoit sur eux des avanta¬ ges qui ne sont jamais meconnus par le vulgaire et par 1’imagina- tion vneme des femmes les plus eprises de 1’eclat et du bruit, un cai’actere imposant et une vie cachee. 202 JEAN SBOGAR. On a vu que 1’impression qu‘a* voit ressentie Antonia a la vue de Lotliario, ne ressembloii poinl a celles qui annoncent la naissance du premier amour dans les cceurs ordinaires. Une circonstance, bien indifferente en elle-meme, et dont 1’effet n’e- toit cependant pas entierement detruit, cette singuliere illusion de la glace, ou Lothario lui ap- parut, j a voit m el e une sorte de trouble et de terreur indefi- nissable. L’interet qu’elle pre- noit a Lotbario, le pencbant qui 1’entrainoit vers lui,n’avoit tou* JEAN SBOGAR. 205 lefois pas moins de puissance pour avoir moins de douceur. 11 portoitune empreinle de fatalite qui surprenoit, qui epouvantoit quelqnefois Antonia, mais dont elle n’essayoit pas de se defen- dre, puisque madame Alberti approuvoit ce sentiment , et tronvoit merne un eertain p!ai- sir a le nourrir. Elle s’etonnoit pourtant que l’amour fut si dif* ferent de l’idee qu’elle s’en etoit faite, sur les peintures tendres et passionnees des romanciers et des poetes. Elle ny voyoit encore qu’une cbameimposante ao4 JEAN SBOGAR. et serieuse qtii lenveloppoit de liens inflexil>les j et dont elle se seroil inutilement efforcee de se- couer le poids.Seulement quand Lothario, distrait pour elledeses meditations austeres^daignoit se livrer un moment avec uu na- tnrel plein de grace aux sim- ples entretiens de Famitie fami- liere; quand cette fierte sour- cilleuse , quand cette tension douloureuse de Fesprit, qui don- noient a sa physionomie une dignite sl majestueuse et sl triste a-la-fois, faisolent plače a un doux abandonj quand un sou- JEAN SBOGAE. 20S rire venoit a eclore sur cette bouclie qui en avoit depuis si long-temps perdu 1’habitude, et rendoit a ses traits severes une serenite franche et pure, Antonia , transportee d’une joie qu’elle n’avoit jamais connue, comprenoit quelque chose du bonheur d’airaer un etre sem- blable a soi, et d’en etre airae sans partage : c etoit encore Lo- tliario qui la faisoit naitre, mais c’etoit Lothario depouille de ce je ne sais quoi d’etrange et de redoutable qui alarmoit sa ten- dresse. II est vrai que ces instans 2o6 JEAN SBOGAR. etoient rares, et qu’ils passoient rapidement, mais Antonia en jouissoit avec tant d’ivresse , qu’elle etoit parvenue a ne plus desirer d’autre felicite; et elle etoit si peu maitresse alors de dissimuler ce qu’elle eprouvoit, que Lotliario ne put long-temps s’y meprendre. Des la premiere fois qu’il en iit 1’observalion, on sapercut qu’elle n’etoit pas pour lui sans ainertume; son front se rembrunit, son sein se gonila, il appuya fortement sa main sur ses yeux, et il sortit. Des-lors, il sourit plus rarement encore; JEAN SBOGAR. 207 et, quand cela lui arrivoit, il se hatoit de tourner sur Antonia un ceil soucieux et chagrin. Son amonr pour elle n’etoit plus un secret. Ou sentoit que toutes ses pensees, que toutes ses paroles, que toutes ses ac- tions se rapportoient a elle, qu’elle etoit l’idee unique et le seul but de sa vie. Madame Al¬ berti n’en doutoit point, et An¬ tonia se le disoit quelquefois a elle-meme, dans un mouvement d’orgueil qu’elle avoit peine a reprimer; raais 1’amour de Lo- sg8 JEAN SBOGAR. thario, marque d’un sceau par- ticulier, comme l’existence en- tiere de cet homme inconceva- ble, 11’avoit rien de commuu avec le sentiment qui porte le meme nom dans la societe : c’e- toit une affection grave et relle- claie, avare de demonstrations et de transports, qui se satisfai- soit de peu, et qui se recueilloit en elle-meme avec une reserve excessive aussitot qu’elle pou- voit craindre d’etre trop bien entendue. Le feu de ses regards le trahissoit souvent; mais, a l’expression iueffable du senti- JEAN SBOGAft. 209 ment chaste et doux qui reni- placoit bientot 1’acces de cette fievre passagere^ Lolbario ne paroissoit plus un amant. On auroit dit un pex’e a qui il ne reste plus qu’une fille, qu’une seule fille, et qui a concentre en elle toutes les affections qu’il lui avoit ete permis un jour de partager entre d’antres enfans. II se reveloit alors, dans sa pas- sion pour Antonia , quelque chose de plus puissant, de plus grand que '1’ainour, une volonte dominante de protection , si bienveillante et si tutelaire, 18 s. 210 JEAN SBOGAR. qu’on ne peindroit pas autre- ment celle de Tange de lumiere qui veille a la garde de la ver- Iti, et qui Tescorte depuis le ber- ceau jusqu’a la tombe. C’etoit aussi Tespeee d’ascendant qu’il exercoit sur cette jeune fille, et qu’on ne pouvolt coraparer a rien dans 1’ordre des relalions pureroent humaittes. L’iroagi- nation tendre et nn peu snper- stitieuse d’Antonia iTavoit pas ooblie cette idee dans la fo.ule des bvpotbeses que Rezistence incoraprehensible de Lothario lui faisoit concevoir et rejetef l JEAN SBOGAR. 2 t l tour a tour; mais elle s’en jouoit avec elle-meme et avec raadame Alberti, coirnne d’une illusion sans consequence. Lotharios’ap- peloit , dans leur intimite , i , • ' FAnge ^Antonia. -212 JEAN SBOGAR. GHAPITRE IX. Helas! la plus douce perspective qui puisse flattei’ man ctear, c’est ranearitissement. O! ne va pas me tromper, iioiqne espoir qui me reste! II me semble que j’oserois maiute- nant supplier mon juge de m’anean- lir. II me semble qne je le trouve- rois maintenant dispose a m’exaueer. Alors, 6 ra-vissante pensee, alors je ne serai plus! Je retomberois dans le calme inviolable du ne'ant, efface, retranr.he du nombre des eties, ou- blie de loutes les creatures, des an- ges et de Dieu ineme ! Dieti tout pnissautlme voici; daigne merendre au cbaos d’oii tu m’as tire! Klopstock. U n jour, au declindu soleil, An¬ tonia etoit entree dans 1’eglise de JEAN SBOGAR. 213 S.-Marc pour prier.Les derniers rayons du crepuscule expiroient a travers les vitraux sous les grands cintres dudome,etsetei- gnoientlout-a-faitdanslesrecoins deschapelleseloignees.On voyoit a peinebriller de quelques rellets rnourans les partiesles plus ap- parentesdes mosafcpuesdela vou- te et des murailles. De la les ombres croissantesdescendoieut toujours plus epalsses le long des fortes colonnes de la nef, et finissoient par inonder d’une obs- curite profonde et immobile la surface inegale de ses pa ves, sil- ai4 JEAN SBOGAR. lonnes comme la mer qui les entoure, et qui vient souvent jusque dans le lieu saint recon- querir son empire sur les usur- pations de 1’homme. EUe aper- cutaquelquespasd r elleun hom- me a genoux , dont 1’altitude annoncoit une ame fortement preoccupee. Au meme instant ua des clercsde Teglise vlnt de- poser une lampe devant une image miraculeuse, suspendue en cet endroit, et la Ham me agi- tee par le mouvement de sa mar- clie repandit autour de lui une clarte folble et passagere , mais JEAN SBOGAR. 2l5 qui suffit a Antonia pour recon- noitre Lothario. II selevoitavec precipitation et il alloit dispa- roitre, lorsqu’Antonia se trouva au devant de ses pas sur le par- vis. Elle saisit son bras, et mar- cha quelque tenips sans lui par- ler; puis, avec une effusion plei- ne de tendresse: « Eh quoi! Lo¬ thario , lui dit-elle, quelle in- quietude vous lourrnente? Tlou- giriez-vous d’etre chretien , et cette croyance est-el!e si indi¬ ga e dhine ame forte, qu’on n’o- se 1’avouer devant ses amis ? Quant a moi le plus grand de 2x6 JEAN SBOGAR. mes chagrins, je puis vous l’as- surer, etoit de douter de votre foi, et je me sens soulagee d’une peine mortelle, depuis que je suis sure que nous reconnois- sons le merae Dieu, et que ndus attendonsle meme avenir.—He- - las! que dites-vous, cbere An¬ tonia ? repondit Lotliario. Pour- quoi faut-il que raa mauvaise destinee ait amene cette expli- plication ! Cependant je ne l’e- viterai pas: il est trop afl’reux d’a- buser une ame coni me la voti’e. L’homme ; mal organise peut- etre, qui ne croit pas a la religion JEAN SEOGAR. 21.7 dans laquelle il est ne, qui plus malheureus encore ne com- prend ni la grande intelligence qui gouverne le monde, ni la vie immortelle de rame, est plus digne de pitie que d’hor- reur j mais s’il caclioit son in- ci'edulitesousdespratiques pieu- ses, s’il n’adoroil que pour trom- per le monde, tout ce que le monde adore , si sa raison su- perbe desavouoit l’hoinmage qu’il rendau culte public a l’ins- tant meme ou il se prosterne avec les fideles, cet homme se- roit un monstre d’hypocrisie , 1. l 9 218 JEAN SBOGAR. la plus perlide et la plus odieu- se des creatures. Voyez plutot mon cceur dans toute son infir- raite et dans toute sa misere. Ba- lance depuis renfance enti'e le besoin et 1’impossibilite de croi- re 5 devore de la soif d’une au- tre vie et de l’irapatience de m’y elever, mais poursuivide la cou- victiou du neant, comme d’uue furie attachee a mo n eslstence, j’ai long-temps, souvent, par- tout cberche ce Diue que mon desespoir implore; dans les egli- ses , dans les temples , dans les mosquees , dans les ecoles des JEAN S BOG AR. 219 philosophes et des pretres, clans la nature entiere,qui me le mon- tre et qui me le refuse! Quand la nuit deja avancee me perm el de penetrer Sons ces voutes, et de m’humiliet sans etre -vu sur les degres de ee sanctuaire, j'y viens supplier Dieu de se com- munlquer a moi.Ma voix le prie, mon cceur Fappelle , et rien ne me repond. Plus frequemment, parce qu’alors je suis plus sur de ne pas tromper un temom par des demonstrations tnal in- terpretees, c’est au milreu deš bois, c’est sur le sable des riva*- 2 20 JEAN SBOGAR. ges ; c’est couche sur une barque abandonnee a la mer , que j’in- voque cetle lumiere du Ciel, doni la douce influence me gue- riroit de tous mes maux! Coim bien de fois et avec quelle fer- veur,o Ciel, je me suis proster* ne devant cette creation immeti- se en luidemandant son a ute ur! Corabien j’ai verse de 1 ar mes de rage , lorsqu’en redescendant dans mon coeur, je n’y ai trou- ye que le doute, Tignorance et la niort! Antonia , v o us trem- 4 blez dem’entendre! Pardonnez- •raoi, plaignez-moi, et rassurez- JEAN SBOGAE. 2-21 vous ! L’aveuglement d’un mal- lieureux, desavoue du Cie!, ne prouve rien ccratre la foi d’une arae simple. Croyez , Antonia! V otre Dieu existe, votre a me est immortelle ! votre religion est vraie ! Mais ce Dieu a reparti ses graces et ses cliatimens avec Fordi’e merveilleux , avec l’in- telligence prevoyante qui regne dans tous ses ouvi’ages. II a don- ne la prescience de 1’immorta- lite aux ames pures, pour qui rimmortalite est faite.Auvames qu’il a - devouees davance ati neant,iln’amontreque le neant. i>22 JEAN SBOGAIL — Le ueant! s’ecria Antonia: Lothario., y pensez-vous ? Ah ! raon ami, votre ame n’est pas devouee au neantt Vous croirez, ne fut ~ ce qu’un moment, un seul moment j mais il arrivera Tinstant ou Timmortalite se fera sentir a la raison de Lothario , comme a son cceur! Lame de Lothario seroit mortelle , Dieti tout-puissant! et a quoi servi- roit la creation toute entiere , sl l ame de Lothario devoit finir ! Oh! pour moi, continua-t-elle avec plus de calme, je sens hien que je vivrai, que je ne finirai JEAN SBOGAFL 225 plus , que je possederai tout ce qui m’a ete si cher dans un are* nir sans vicissitude, mon pere, ma mere, ma bonne sceur.... et je sais quetoutes les douleurs de la vie la plus penible , toutes les epreuves auxquelles la Provi- dence peut soumettre une foible ereature dans ce court passage de la naissance a la mort, neme reduiront jamais a un desespoir absolu, parce que leternite me reste pour aimer et pour etre ai- mee! — Pour aimer, Antonia ! dit Lolbario. Quel homme est digne d etre aime de vous! » II JEAN SBOGAR. achevoit ces paroles en entrant dans ie salon de madame Al¬ berti , qni lui sourit d’un air si- gniGcatif, Lothario sourit aussi, mais ce n’etoit pas de ce sourae encbanteur qu’une distvaetion heureuse lui enlevoit quelque- foisj c’etoit d’un sourire amer et doaloureux qui paroissoit etranger a son visage. Antonia commencoit a trou- ver une explication a la profon- de tristesse de Lothario. Elle concevoit comment cet infor- tune ; desherite de la plus douce JEAN SBOGAR. 2 a3 faveur de la Providence, da bonheur de connoilre Dleu et de 1’aimer, et jele sur la terre comrae un vovageur sans but, devoit fournir avec irapatience cette carriere inutile et aspirer au moment d’en sortir pour ja- mais. II parolssoit d’ailleurs qu’il etoit seul au monde, car il ne parloit jamais de ses parens. S’il s’etoit connu autrefois unemere, il Tauroit nommee sans doute. Pour un hotnme qui n’etoit lie par aucun sentiment, ce vide immense ou son ame etoit plon- gee ne pouvoit manquer d’etre »26 JEAN SBOGAR. effrayant et terrrible, et Anto¬ nia qui n’avoit jamais suppose qu’une creature put tomber dans cet exces de misere et de soli- tude, ne le conteraploit pas sans epouvante. Elle reflechissoit sur- lout avec un serrement de cceur extreme a cette idee de Lotbario, qu’il y avoit pour certains etres reprouves de Dieu une predes- tinalion du neant qui faisoit leur malheur en ce monde, de la conviction de ne point revivre dans un autre. Elle pensoit pour la premiere fois a ce neant ef- froyable, a la profonde, a l’in- JEAN S BOG AR. 227 commensurable horreur de cette separation eteimelle; elle se met- toit a la plače du malheiireux qui ne voyoit dans la vie qu’une succession de morts partielles- qui aboutissenta une mori corn- plette, dans les affections les plus delicieuses que rillusion fu- gitive de deux cceurs de cendre 5 elle imaginoit la terreur de le- poux qui presse dans ses bras son epouse bien aimee, quand il vient a songer qu’au bout de quelques annees, de quelques jours peut-etre, tous les siecles seront entr’euxet cbaque mo- 228 JEAN SBOGAR. ment tle ce present qui s’ecoule est un a-compte donne a 1’ave- nir sans fin ; et dans cetle rae- dilation douloureuse, elle eprou voit le m e m e sentiment qu’un pauvre et foible enfant, egare dans les bois, qui d’erreurs en erreurs et de det« ur s en detours, seroit arrive, sans moyendere- connoitre sa trače et de retour- ner sur ses pas,aupenchant ra- pide d’un precipice. Absorbe dans ces reflexions, comme par un reve penihle, elle s’etoit levee de son siege, pendant que ma- dame Alberti et Lotbario la re- JEAN SBOGAR. 229 gardoient en silence, et elle avoit gagne sa ch ambre. A peine y fut-elle arrivee que son cceur, affranchi de toute contrainte ex- terieux’e, se soumit sans resis- tance a 1’oppression qui 1’acca- bloit, et gouta la liberte de souf- frir avee une sorte de vol up te. Jusque-la les passioas avoient exerce peu d’empire sur elle, et Tamour meme que madame Al- berti aimoit a voir developper dans son ame pour Lotbario, ne s’y etoit pas manifeste par ces orages qui accompagnent les sentimens exaltes, qui augmen- a3o JEAN SROGAR, tent 1’action de la vie et qui font parvenir toutes les facultes a leur plus haut degre de puis- sance. Elle avoit concu seule- ment qu’elle airaoit Lothario, et cette persuasion pleine de douceur et d’abandon n^veit rien coute a son Lonheur. Mais cette pensee d’aueantissement ou de damnalion, la datnnation , 1’aneantissement de Lothario , soulevoit dans son cceur les idees les plus turaultueuses et le rem- plissoit de confusion et de ter- reur Quoi, disoit-elle, au-dela de cette vie si rapidement ecou- JEAN SBOGAR. 521 iee... rien! plus rien pour lui! et c’est lui qui le pense! et c’est lui qui le dit! et c’est lui qui nous raenaee de ne le revoir jamais dans lendroit oii l’on se reverra pour ne plus se quitter! le neant! Qu’est-ce done que le neant? et qu’est-ce que 1’eternite si Lotha- rion’yestpoint? Pendantqu’elle cherchoit a se rendre compte de cette pensee, elle setoit sans le savoir, rapprochee de son christ, et sa main s’appuyoit sur un des bois de la croix. Elle releva les yeux, et tomba a genoux : Mo n Dieu! mon Dieu! s’ecria- 232 JEAN SBOGAR. t-elle; vous a qui lespace et l’e- ternite appartiennent, vous qui pouvez tout et qui aimez tant, n’avez-vous rien fait pour Lo- thario ? En prononcant ces mots, Antonia se sentit defaillir, rnais elle fut rappelee a elle par l’im- pression d’une raain qui la sou- tenoit,celle de madame Alberti, qui avoit quitte Lotliario pour la suivre, dans la crainte qu’elle ne fut malade.... « Tranquillise- toi, pauvre Anlonia, lui dit ma¬ dame Alberti 5 tes ai'eux ont donne des princes a 1’Orient, et tafortuhe.se compte par mil- JEAN SBOGAR. 235 lions. Tu sefa s 1’epouse de Lo- thario , quand il seroit fils de roi! — Qu’importe? repondit Antonia d’un aiv egave, qu’im- porte s’il ne ressuscite point?» Madame Alberti, qui ne pou- voit pas saisir le sefts de ces pa- roles, secoua la tete avec dou- leur, corarae une personne qui se confirme malgre elle dans une conviction desolante qu’elle a long-temps et inutileinent re- poussee : «Malheureuse enfant! dit-elle en la pressant dans ses bras et en 1’arrosan t de ses larmes, que tu 1'ais de mal a ta sceur! 20 I. 254 JEAN SBOGAR. Alij si le Ciel te reser-ve a cette infortune, puisse-je du moins mourir avant d’en, etre temoial FIN DU TORI E PREMIER. JEAN SBOGAR. IL 3. SMITH, IM P R1M EU R, rue "Montmorencj, n°. i3. JEAN SBOGAR. Ne cbercbons pas a debrouiller pour- quoi 1’innocent gemit, tandis que le crime est revetu de la robe d’hon-« neur: le jour des vengeances , le jour dela retribution eternelle peut seule neus devoiler le secret du juge et de la victime. (Epigraphe du cliap . X1E\ TOME SECOND, PARIŠ, GIDE FILS, jue Saint-Marc-Feydeau, n°20» HENRI NICOLLE. rue de Seme, n° 12» 1818. - : T r. ;V, , :-, t .-J ’ , -'Sofiji VIr: ; V . • '• ir im nrvHift'* i&im ■ : f L' - < V > ' ' 1 ■ ' r>. : :1 ' . r ,l ! ‘T ' srena t ii«o;>•:i &V*ui#sl. mt MMOim J>in9U *£i *■& < . ! JEAN SBOGAR. CHAPITRE X. On est detrompe sans avoir joui; il reste encore des desirs, et Pon n’a plus d’illusions. L’imagination est riche , abondante et inerveilleuse ; 1’es.istence pauvre, seche et desen- cliantee. On hablte avec un cceur plein, un monde vide, el sans avoir use de rienj on est desabusedetout, Chateaubriand. L’intimite de Lothario etoit devenue un besoin pour Anto¬ nia ^que 1’esperance de ramener son coeur a la foi enflanimoit 2. i s JEAN S BOG AR. d’un žele plein de tendresse, et qui Tainioitdeja vivementavant de s’eti'0 avoue qu’elle Taimoit. Elle n’etoit pas moins precieuse a madame Alberti qui, de plus en plus inquiete sur le sort d’une jeune fllle sans appui, qui en- troit dans le monde avec une organisation debile, une sante chancelante , et une disposition extreme a subir douloureuse- ment toutes les impressions for- tes, ne concevoit la possibilite de lui assurer quelque bonheur qu’en lui faisant trouver, dans utic affection puissamment sen- JEAN SBOGAR. 3 tie, une protection de plus con- tre les froissemens de la vie. Elle vojoit un grand avantage a aider de bonne heureFattache- ment presque maternel qu’elle avoit pour sasoeur, du secours d’un sentiment plus tendre en- core et plus prevojant , tel qu’Antonia 1’avoit saus doute inspire aLothario, quoique, par une singularite difficile a deli' nir, il evitat de rapporter ce qu’il eprouvoit si evideminent a aucun etre particulier. On au~ roit cru qu’il s’etoit forme dans un monde plus eleve quelque 4 JEAN SBOGAR. type adinirable de perfection dont la figure et le caractere d’Antonia ne faisoient que lui retraeer le souvenir, et que s’il arretoit sur elle ses regards avec une attention si vive et si ten- dre, c’est que ses traits reveil- loient en lui une reminiscence dont 1’objet n’etoit pas sur la terre, Cette circonstance avoit entretenu dans leurs rapports une sorte de mjstere penible, qui etoit a charge a tous, mais que le temps seul pouvoit eclair- cir. Antonia se trouvoit assez heureuse d’ailleurs de 1’amite JEAN SBOGAR. 5 d’un homme tel que Lothario; et son ame, timide et defiante, qui comprenoit bien un autre bonheur, n’eut pas ose le desi- rer. Sa vue s’embellissoit de l’i- dee qu’elle occupoit la vie de Lothario, et qu’elle avoit pris dans les pensees de cet homme extraordinaire une plače que personne, peut-etre, ne parta- geoit avec elle. Quant a Lotlia- rio, sa melancolie s’augmen- toit tousles jours, et s’augmen- toit surtout de ce qui sembloit propre a la dissiper. Souvent, en serrant la main de madame 6 JEAN SBOGAR. Alberti, en reposant ses yeux sur le doux sourire d’Antonia, il avoit parledeson departavec un soupir etoulFe, et ses pau- pieres s 5 etoient mouillees de larmes. Cette disposition melancoli- que de Fesprit, qui leur eloit commune, les eloignoit deslieux publics et des plaisirs bruyans auxquels les Venitiens se livrent pendant la plus grande partie de 1’annee. Leur tenips se pas- soit ordinairement en proine- nades sur les lagunes, dans les JEAN SBOGAR. 7 ilesquiy sontsemees,ou dans les jolis villages de la Terre-Ferme qui bordent les rives elegantes dela Brenta. Cependant, de tous les lieux ou ils aimoient a se re- trouver, il n’en etoit aucun qui leur offrit plus de charmes qu’une lle etroite et alongee que les habitans de Venise appellent Lido, oulerivage,parcequ , eile termine en effet les lagunes du cotedelagrandemer, et qu’elle est comme leur limite. La na¬ ture semble aA^oir imprime a ce lieu un caractere particulier de tristesse et de solennite, qui ne 8 JEAN SBOGAR. reveille que des sentimens ten- dres ^ qui n’excite que des idees graves et reveuses. Du cote seulement ou il a vue sur Venise, le Lido est couvert de jardins, de jolis vergers, de pe- tites maisons simples, inais pit— toresques. Aux beaux jours de fete de 1’annee, c’est le rendez- vous des gens du peuple qui viennent s’y delasser des fatigues de la semaine, par desjeux et des danses champetreS' De la/V enise sedeveloppe auxyeuxdanstoute samagnificence;lecanal, couvert de gondoles, presente dans sa JEAN SBOGAR. 9 vaste e fendue Timage d’un fleu ve iinmense, qui baigne le pied du palais ducal et les degres de Saint-Marc. Une pensee amere serre le coeur, quand on dis- tingue au-dessous de ces doraes majestueux les mursnoircis par le teinps de l’inquisition d’etat, et quand on reflechit a la quan- tite innombrable de victimes que ces cachots ont devorees. En re- montant versla crete du Lido, on se sen t attire par 1’aspect d’un bosquet de chenes qui en oc- cupe toute la partie la plus ele- vee, qui s’etend en rideau de io JEAN SBOGAR. verdure au-dessus du pajsage, ou qui s’y divise ga et la en groupes frais et ombreux. On croiroit, aupremier abord, que cet endroit, favorable a la vo- lupte, ne renferme d^autres mysteres que ceux du plaisir; il est consacre aux mysteres de la mort. Un grand nombre de to m* bes eparses, chargees de carac- teres singuliers et inintelligibles pour la plupartdespromeneurs, semblent annoncer la derniere demeure d’un peuple efface de la terre , qui n’a point laisse d’au- tres monumens. Cette idee im- JEAN SBOGAR. IX posante qui rassemble, qui con- fond avec le sentiment de la brievefi; de la vie celui de 1’anti- quite des temps, a quelque chose de plus vaste et de plus austere que celle qui nait sur la pierre mortuaire d’un homrae que nous avons connu vivant; mais elle n’est qu’une erreur. On n’apas fait quelques pas, que la ren- contre d^mepierreplusblanche, ornee d’une maniere plus mo¬ derne, et souvent semee encore de fleurs a peine fanees qu’est venu y deposer Tamour conju- gal, lapiete filiale en deuil, dis- 12 JEAN SBOGAR. sipe cette illusion. Ces lettres inconnues sont empruntees a la langue d’une nation a laquelle Dieu a promis dene point finir, et qui vit separee des hommes , a« milieu des hoinmes avec les- quels elle n’a pas memeledroit de meler sa poussiere. C’est le cimetiere des Juifs. En redes- cendant a 1’oppose de Venise, tout-a-conp les arbres devien- nent plus rares^ le gazon pou- dreux et fletri ne se fait plus re- marquer que d’espace en espace; la vegetation disparoit enfin tout-a-fait ^ et le pied s’enfonce JEAN SBOGAR. 10 dans un sable leger, mobile, ar ge n te, qui revet tout ce cote du Lido, et qui aboutit a la grande mer. Ici le point de vue cbange entierement, ou plutot Foeil egare sur un espace sans bornes cherche inutilement ces forets de clochers superbes, ces domes eblouissans, ces monu- mens somptueux, cesbatimens elegamment pavoises, ces gon- doles agiles, qui, un moment auparavant, 1’occupoient de tant de distractions brillantes et flat- teuses. II n’y a pas un rescif, pas un bane de sable qui le re- i4 JEAN SBOGAR. pose dans cette vague etendue. Ce n’est plus la surface plane et opaque des canaux tranquilles qui ne se rident le plus souvent que sous la rame legere du gon- dolier, et qui embellissent, de leur cours toujours egal, des rues ou cbaque inaison est un palais digne des rois. Ce sont les flots orageux de la mer inde- pendante, de la mer qui ne re- goit point les lois de Fhomme, et qui baigne indifFeremmment des villes opulentes, ou des greves steriles et desertes. Ce genre d’idees etoit d’une JEAN SBOGAR. i5 nature bien sarieuse po ur 1’ame timi.de d’Antonia, mais elle s’e* toit peu a pen fatniliarisee avec les scenes et les images les plus sombres, parcequ’ejle savoit que Lolhario j prenoit plaisir, et qu’il ne goutoit avec douceuc, avec plenitude,lecharnae d*une conversationrecueillie,quedans les solitudes les plus agrestes. Ennemi des formes du monde, qui contraignoient, qui repri- nioient l’expansion de son ar- dente sensibilite, il n’etoit veri- tablement lui que lorsque le cere Le de lasociete etoit franchi, i6 JEAN SBOGAR. et que, seul avec la nature et 1’amitie, il pouvoit donner car- riere a 1’impetuosite de ses pen- sees,souvent bizarres, toujours energiquesetfranches, quelque- fois grandes et sauvages comme le desert qui 1’inspiroit. C’est alors surtout que Lothario pa- roissoit quelque chose de plus qu’un homme. Cest quand, libre des convenances qui rape- tissent Thomme, il sembloit prendre possession d’une crea- tion a part, et respirer du poids desinstitutions sociales dans un endroit ou elles n’avoient pas JEAN SBOGAR. *7 penetre.Appuye con tre u n arbre sans culture, sur un sol que les pas du voyageur n’ont jamais foule, il rappeloitquelque chose de la beaute d’Adara apres sa faute. Plusieurs fois, Antonia 1’avoit considere dans cette si- tuation a cette partie superieure du Lido ou se trouve le cirni- tiere des Israelites, De la, pen- dant qu’il portoit alternative- ment ses regards sur Venise et sur la mer j sa pbysionomie, si mobile, si animee, si expressiye, peignoit ce qui se passoit en lui avec antant de nettete, autant 2, 2 i8 JEAN SBOGAR. de precision, que la parole. On lisoit dans ses regards le rappro- chement penible que faisoit son esprit, de ces tombeaux inter- mediaires entre un monde tu- multueux et la monotonie eter- nelle des mers , avec le terme de la vie de Fhomme, qui est aussi plače, peut-etre, entre une agitation sans but et une inac- tion sans fin. Sa vue s^arretoit douloureusement aux dernieres limites de l’horizon du cote du golfe, comme si elle eut cherche a les reculer encore, et a trou- ver au - dela quelque preuve JEAN SBOGAR. J 9 contre le neant. Un jour An¬ tonia, penetree de cette idee comrae s’il la lui avoit comrau- niquee , s^langa jusqu’a lui du tertre ou elle etoit assise; et, sai- sissant sa main de toute la force dont elle etoit capalde : Dieu, Dieu , s’ecria-t-elle, en lui in- diquant du doigt la ligne inde- cise ou la derniere vague se meloit au premier nuage... .il est la ! Lolhario, moins surpris que touche d’avoir ete compris, la pressa contre son sein. Dieu manqueroit dans toute la na¬ ture, repondit-iJ, qu’on le trou- ao JEAN SBOGAR. veroit dans le coeur d’Antonia! Madame Alberti, teinoin de tous leurs entretiens, prenoit moins d’interet a ceux qui se tournoient vers ces grands ob- jets de meditation, parcequ ;, elle crojoit sans effort avec une foi naive, et qu’elle n’avoit jamais suppose qu’on piit raettre en doute les seules idees sur les- quelles reposent le bonheur et les esperances de l’homrae. Quelques circonstances lui a- voient donne lieu de croire que les opinions religieuses de Lo- tbario n’etoient pas d^accord en JEAN SEOGAR. 21 tout avec celles d’Antonia; mais elle etoit loin de penser que cela s’etendit jusqu’aux principes fondamentaux de sa croyance, et ce petit defaut d’harmonie entre deux coeurs qu’elle vou- loit unir l’inquietoit bien le- geremenE Quelque parfait que fut Lothario, elle sentoit qu’il pouvoit se troraper, mais elle etoit sure qu’un homme aussi parfait que Lothario ne pouvoit pas se tromper toujours. 22 JEAN SBOGAR. CHAPITRE XI. Je grince les dents quand je vois les injustices qui se commeltent, et comment on persecute de pauvres miserables au nom de la justice et des lois. Goethe. Un jour que leur promenade s’etoit prolongee plus que de cou- turae, que 1’obscurite qui coni- mengoita s’etendresurla mer ne laissoit plus distinguer Venise qu’aux lumiereseparsesdesesba- timensjdanslesilenceoureposoit JEAN SBOGAR. 23 toate la nature, et ou 1’oreille sai- sissoit facilement les moindres bruils, celle d’Antonia fut tout- a-coup frappee d’un criextraor- dinaire qui n’etoit cependant pas nouveau pour elle et qui la fit tressaillir. Elle se souvenoit de 1’avoir entendu au Tarnedo, le jour ou elle y avoit rencontre un vieux poete morlaquej et depuis, aux environs du chateau de Dumo, quand le moine ar- menien s’etoit elance au milieu des brigands et los avoit dis- perses devant lui. Elle se rap- procha de sa soeur par un mou- 24 JEAN SBOGAR. vementinvolontaire., et chercha de 1’oeil Lothario qui etoit de- bout a la proue de la gondole. Peu apres, ce bruit se renouvela, mais il partoit d’un point beau- coup plus voisin, et au meme instant la gondole eprouva une secousse violente, commesi elle avoit ete touchee par une a utre. Lothario n’etoit plus a la proue. Antonia poussa un eri et se leva precipitamment en 1’appelant. La gondole etoit immobile. Un grand bruit qui se faisoit a cote fixa son attention, et changea son epouvante en curiosite. Elle JEAN SBOGAR. 2 5 distinguoit tres-bien dans celic rumen r confuse la voix de Lo- -thario qul parioit avec autorrte au milieu d?une poignee cPIiom- mes assembles sur un bateau de- eouvert. II ne lui Tullu t qu , un moment pour comprendre que ees hommes etoient des sbircs -deguises qui conduisoient un prisontiier a Venise, ct qui se plaignoient qu’on leur cut fait perdre cette proie. Indigne, en effet, de la violence qu’on fai- soit a ce miserable, et ne vojant, dans les traitemens rigoureux qu’il eprouvoit, qu’un abus 3 2 26 JEAN SBOGAR. odieux de la force, Lothario s’e- toit elance sur le batiment et avoit delivre 1’inconnu en le pre* cipitant dans la mer d’ouiipou* voit gagner un bord voisin a la nage. Les sbires eclaterent d’a- bord en reproches eten menaces, car ee prisonnier etoit fort im- portantj on avoit meme desrab sons de pertser que c’etoit un emissaire de Jean Sbogar, et ils attendoient un grand prix de leur capture; mais ils rentrerent dans un respectueuv silence, en reconnoissant Lothario, dorit Linfluence mjsterieuse servoit JEAN SBOGAR. 27 de frein, dans ces temps de crise, a tous les exces du pouvoir. A preš leur avoir adressc quel- ques raots de m ep ris, il laissa tomber au milieu d’eux unepoi- gnee de sequins, et remonta paisiblement sur la gondole ou son retour acbeva de calmer les inquietudes d’Antonia. A l’ins- tant oii ils entroient dans leca- nal, Je eri singulier qui avoit averli quelque temps aupara- vant l’attention dcLothario, se fit entendre de nouveau a la pointe de la Judecque. Antonia presuma que 1’homme que Lo- 23 JEAN SBOGAR. thario venoit de tirer des mains des sbires etoit aborde en cet endroit, et qu’il en donnoit connoissance a son liberateur, pour lui apprendre qu’il n’avoit pas recu de lui un bienfait inu- tile. Lotbario parut eprouver un vif transport de joie, et ce sentiment se communiqua au coeur d’Antonia, qui, a travers la crainte vague qui 1’occupoit encore, jouissoit vivement de la perfection de 1’ame de Lo- thario qu*elle avoit vu toujours pret a se revolter contre 1’injus- lice et a se devouer pour le mal- JEAN SBOGAR. 29 hcur. Elle ccmcevoit que cette impbtuosite invinc-ible de senti- mens l’exposoit a tomberquel- queibis dans des exces dange- reux, mais elle ne supposoit pas qii’on put blamer jarnais des fautes aussi noblos dans leur motif. Madame Alberti rečevoit ra- rementdu monde, parcequ’elle avoit remarque que ce genre de distractions qui consiste le plus sou ven t dans un ecliange de bien- seancesreciproquement impor- tunes, convenoit peu a Antonia 5o JEAN SBGGAR. dont les gouts la dirigeoient en toutes choses- Cependant, ce j pur-la raeme, centre 1’ordi- naire, elle altendoit une societd assez nom breuse qui arriva pres- queen meme tempsqu , elle.Deja le singulier incident qui venoit de se passer s’etoitrepandu dans les groupes de la plače Saint- Marc, et le bruit populaire, tou- jours favorable aLotbario, avoit preselile sa conduite sous le jour le plus brillant. Le peuple ve- nitien, qui est en apparence le plus souple de tous et le plus facile a asservir, qui est lp plus JEAN SBOGAR. 5i ha rahle j le plus caressant en- vers ses raaitres,-est interieu- rement le plus jaloux peut-etre de sa liberte j et, dans ces rao- raens de tourracnle publique ou le pouvoir indecis passoit de main en main a la merci du hasard, il se ratlachoit avec en- thousiasrne a tout ce qui parois- soit garantir son independance ou la defendre dans labscnce des institutions. La raoindre al- leinte a la surete des individus inquietoit, rev r oltoit son irrita- bilite onibrageuse , et il etoit bi en raoins po rte a voir , dans 52 JEAN SBOGAR. les actes les plus legi tim es de 1’autorite } ce qu’elle faisoit pour maintenir sa securite } que ce qu’elle pouvoit faire un jour pour la delruire. Le nora de Jean Sbpgar etoit par ven u a V eni se comine celui d’un homine dangereux et redouta- ble; mais il n’y avoit jamais donne d’alarmes, parce que sa troti pe , trop peu nombreuse pour teater un coup de main sur une grande ville, ne por- toit guere les ravages, que la renommee lui reprochoit, que dans quelques villages de la JEAN SBOGAR. 35 Terre-Ferme auxquels les habi- tans des lagunes etoient aussi etrangers ques'il3 en avoient e!e separes par des mers immenses. Un emissaire de Jean Sbogar n’e- toit done pas un ennemi pour Venise. ei l’on ne vojoit gene^ ralement dans 1’action de Lo- thario qu’un de ces mouvemens de generosite energiqne qui pa- roissoient si naturels a son ca- raetere, et qui Iui avoient deja gagne 1’affection des classes in- ferieures et Festime de tout le monde. La conversation se tour- na naturellement sur cet objet 54 JEAN SBOGAR. dans le cercle de madame Al¬ berti , malgre 1’einbarras visible de Lothario, doni la modestie ne supportoit pas les moindres eloges sans impatience, et ricn n’annongoit que cette these ine- puisable dans le stjle de la po- litesse venitienne dut se termi- ner enfin, a la grande satisfaclion de 1’homme qui en etoit 1’objet, lorsqu’Anlonia, tourmentee du malaise que manifestoit sa phy- sionomie, s^empressa de saisir un aspect moins favorable de cetevenement poursoulagerLo- thariodupoidsd’imeadiniration Jean sbogar. 55 importune. Si cependant, dit- clle en souriant, le seigneurLo- ihario s’etoit trompe sur 1’objet de son genereux devouemcnt j si la mauvaise opinion qu’il a des sbires s’etoit trouvee cette fois en defaut; s’il avoit joint au malheur d’entraver Faction des lois, et de leur opposer une re- sistance qui est toujours repre- hensible , celui de derober aa chatimenl qui lui est du un de ces coupables qu’aucune classe de la sociele ne reclame, de faire rentrer dans le monde elfraje quelques-unsde ces raonstresqui 36 JEAN SBOGAR. ne marquentleurs jours quepar des sceleratesses; s’il avoit de- livre un des compagnons de Jean Sbogar... et je fremis dy penser! Jean Sbogar lui-meme !.... Jean Sbogar, interrompit Lothario avec raccent de rinquietude ct delasurprise !.... Mais qui pour- roit penser, continua-t-il, que Jean Sbogar, ou meme un des siens, eiit ose se jeter au milieu de Venise, sans but, sans inte- ret connu, car ce n’est point dans une grande ville que ces bandits peuvent exercer ouver- . T- tement le brigandage et Tassas- JEAN SBOGAR. 5 7 sinat ? Cet artifice des sbires est trop grossier !.II est absurde, s’ecria madame Al¬ berti ! On congoit qu’un pros- crit d’un ordre eleve, que le cbef d’un parti genereux s’in- troduise dans une ville ou son jugement a ete porte, ou il est devoue a la mort et attendu par l’echafaud. Quand cette tenta- tive seroit inutile a sa cause, combien de 'sentimens peuvent Fy determiner ! Mais quel sen¬ timent, quelle passion delermi- neroit un miserable chef de Yoleurs dont le coeur n’a jamais 5fc JEAN SBOGAR. palpite qu’a Fespoir du bulin; a executer une entreprise aussi tcmeraire? Ce n’est pas Famour, sans doute! Heureux ou mal- heureux dans ses desseins, tou- jours sur d’inspirer le menic ttiepris, de quelle femme ob- tiendroit-il les regards, sinon de celles pour qui l’on seroit hon- teux de rien entreprendre ? Est- il quelqu’un qui coniprenne Famanle dc Jean Sbogar?—En effet , dit Lothario, ce seroit singulier.—Au reste, continua madame Alberti, qui saitmčine si cet homme existe j si son noiri JEAN SJBOGARj 09 n’est pas lc mot cVordre tVurie bande aussi meprisable que les autres , inais assez adroite pour chercher a relever sa bassessc par 1’eclat de quelque renora- inee?—Sur cepoint, madarae, dit un honime d’un age avance qui avoit ecoute attentivemcnt inadame Alberti pendant qu’elle parloit et qui faisoit remarquer depuis quelque teinps 1’inten- tion de Jui repondre, vos dout corame a un de vos eerivains, 1’usurpation de la terre : Ceei est mon champ! Un jour enfin , comment expri- merai-jeJe melange inexplica- ble des sentiinens qui se succe- derent en moi ! le soleil se cou- choit dans la plus belle saiso-n de l’annee, il se couchoit a l’ex- tremite d’une vallee immense qu’ombrageoientde toules parts JEAN SBOGAH. 9i des bocages de figuiers, de gre- nadiers et de lauriers roses, et que couvroient de distance en distance de petites maisons iso- lees , mais entourees des plus belles, des plus riantes cultures. C’etoit un tableau qui apparte- noit, il est vrai, a 1’etat de so- ciete, mais a la societe du pre¬ mier age. En aucun temps, en aucunlieu, Phabitation duculti- vateur n’avoit flalte mes rogards d’un aspect plus agreable. Jainais mori imagination n’avoit reve tant de prosperite pour la der- meure du villageois. Je congus JEAN SBOGAR. 9 2 alorslesrapporls plefns dc cliar- nies de fhomme aime dePhom- me, et utile a son bonheur sanš I ui etre necessaire,dansune iribu agricole; je regreltai de n’avoir pas vecu au moment ou la civi- lisation n’en etoit qu’a cepoint, oudenepasetreadmis a en jouir chez le peuple qui en goutoit la douceur. Bienldt, je fremis eri pensant, en me rappelant quc les lois d’une telle societč de- voient 6tre terribles, et que Peh¬ tran gel* qui en sonilloit le terri- toire ne poiivoit attendre que la * mori Mon sang bouillon- JfEAN SBOGAR. g3 noit cfindignation contre moi- m§me a Pinstant oh, dans Ieš Veines d’un autre, il se seroit glace de terreur. Ah ! malheur auprofane,nPecriai-je, qui ap- porteroit ici les vices et les faus- ses Sciences de 1’Europe, si j’y avois une mere, une soeur on une maitresse ! II paieroit cher 1’injure qu’il a faite a I’air que je respire en rempoisonnant de son souffle. Un Montenegrin m’avoit entendu, car je nEetois exprime dans sa langue- Tclles sont aussi noslois, me dil-il en me prenant la main, et ceux rneiae 9 4 JEAN SBOGAR. qui comme toi descendent ver® nos vallons des hauteurs du Montenegre , dont les barrieres extcrieures sont presque insur- montables aux etrangers, ne sont pas toujours admis a vi vre parmi les bergers meredites. La difference de nos moeurs nou? separe d’ailleurs assez, puisque vous etes cbasseurs et gucrriers, et que vous consentiriez diffi-* cilement a partager les douces habitudes et la vie tranquilte de nos pasleurs ; seulement , pour ne point gener la liberte naturelle des hommes, en abu- JEAN SBOGAR. 9 5 sani cin pouvoir que nous exer- §ons sur nos enfans, nous pe^- mettons quelquefois 1’eehange de ceux que leur inclination appelle a defendre nos mon- tagnes, contreceuxd’entre vous a qui des gouts plus sini ples fon t ambitionner les paisibles tra- vaux de noschamps;et ee Com¬ merce libre d’homines et de sentimcns enlretient nosjrap- ports avec nos voisins, malgre la difference de nos moeurs. Ainsi, depuis des siecles, les Montenegrins guerriers enver loppent nos montagnes d’un!e gS JEAN SBOGAR; ceinture dhommes forinidables, et prolegent ces champs, qui les nourrissent a leur tour, quand la nature refuse de pourvoir a leurs besoins, ce qui arrive rare- ment. Vous etes probablenient un des enfans de nos freres, et tout ce grand espace , pour- suivit-il, en m’indiquant un recoin isole de la vallee, deli- cieux par son aspect, et dejik couvert des esperances d’une riche moisson, tout cela vous ap- partient, qui que vous soyez. Si vous clioisissez une epouse parmi nos filles 5 si elle vous donne JEAN SBOGAR. 97 des enfans, et que volre do- inaine ne vous suffise plus, nous Tagrandirons en raison de vos besoins, sauf a rendre propor- tionnellement a la nature ee dont vous pouvez vous priver quand votre familie se sera etendue dans nos montagnes y car chez les autres peuples on juge de la prosperite des fa- milles et des villages a Tetendue des cultures, et chez nous on la mesure sur Fe ten d ue des terres qui restent en friche, et dpnt des besoins precoces , indices d’une population trop nom- 9 2 . 98 JEAN SBOGAR. breuse, n’onl pas rendu l’ex- ploitation necessaire. A compter de ce moment ; vous etes pas- teur raercdite j vous etes libre, et il n’existe cntre vous et nous tFautre lien oblige q.ue celui des secours mutuels et de 1’hospita- lite. Si vous n’avez pas de besoins actuels, allez prendre possession de votre domaine. autreinent, recourez a nous, et rieii ne vous manquera de ce que la nature accorde aux desirs d’un homme simple. En ache- vant ces paroles, il se disposoit a me quitter, taais une idee JEAN SBOGAR. 99 insupportable corrompoit mon bonlieur et me rendoit inca- pable d’en jouir. II y alloit de m a vie de me faire connoitre, mais quelque chose de plus im- perieux que Finteret de ma vie me defendoit de recevoir de la bonte hospitaliere de ces hommes simples un bienfait qui ne m’etoit pas destine. Mon frere, luidis-je^vous etes abuse par les apparences. Je suis ne bors des montagnes elemen- tines; j’y ai cherche la liberte. Tout me prouve que j’y aurois trouve les seuls biens que je lOO JEAN SBOGAR. desire sur la terre, la libre jouis- sance de l’air, du ciel et de mon coeur; mais ce paradis que vous nPoffrez appartient aun homme plusheureux que rnoi. Je ne suis dans ces bocagesqu’un etranger que vous avez le droit de pu- nir. Le Morlaque me regardoit. Jeune homme, me dit-il apres un moment de silence, on ne sait pas tromper a ton age, mais a ton age est - on bien sur de ne pas se tromper soi -meme ? Puisses - tu etre desabuse du inonde que tu quittes et Petre pour toujours? Kassure-toi d 7 aib JEAN SBOGAR. 101 leurs. Jeune comrae toi, etran- ger comme toi au Montenegre, ]’y vins cherclier un asile, et ]a me m e bienveillance m’ac- cueiliit parmi ces pasteurs dont je craignois aussi d^etre repous- se. Va, continua-t-il avec une sorte d’autorite, prends posses- sion des terres que je t’ai mon- trees. Elles n’appartenoient a ancun homme en particulier, mais au premier venu, et nous rden sommespas aupoint d-etre obliges de reprimer l’exces d’une population embarrassante. Cent familles occupent ici un terri- 102 JEAN SBOGAR. toire qui suffiroit a un peuple. Les enfans de tes enfans y croi- tront sans etre a charge a Ieurs voisins et sans souffrir de Fas- pect de la misere. Adieu , me dit-il. Travaiile, prie, et jouis de toi-meme. Je reštai seul, heureux du sentiment de ma liberte,et maitre d’un sol fertile qui me demandoit a peinequel- ques travaux que leur facilite et leur succes changeoient tou- jours en plaisirs Mon domaine sauvage etoit arrose par les eaux d’un ruisseau abondant qui , de temps en temps grossi par JEAN SBGGAR. io5 les orages, tomboit en cascade du sommet de mes rochers et alloit baigner au loin des ver- gers trop riches pour mes be- soins, maisdont les fruits atti- roient des familles innombra- bles d’oiseaux vovageurs. Je jouissois avec delices du plaisir depremunir ces hotes passagers de mes jardins c-oiitre les vicis- sltudes imprevues des saisons j heureux quand je ravissois l’a- beille meme, 1’abeille saisie tout- a-coup par une brise du soir, a 1’action mortelle du froid, et quand je la rapportois, io4 JEAN SBOGAR. rechduffee par mon souffle, au creux de la roche solitaire ou elle avoit coutume de trouver son abri. Je vecus ainsi deux ans sans communiquer avec personne ! J’en avois dix-huit alors, et 1’habitude d ? une vie agreste avoit developpe mes for- ces, de maniere a m’etonner moi-meme. J’etois heureux, je le repete , heureux parce que j’etois libre, parce que j^elois siir de Tetre, et je ne connois rien de plus propre a remplir le coeur de 1’homme d’emotions delicieuses, que cette pensee JEAN SBOGAR. io5 dont il jouit si rarement. Comme tout m’enchantoit , comme tout me inettoit hors de moi dans la contemplation de la nature ! souvent cependant fetois tour- mente par un besoin inconce- vable d’etreaime, et par la per- suasion desolante que jamais une femme de mon choix ne viendroit dans ces deserts s’as- socier a mon sort. J’eprouvois alors que le sentiment le plus tendre peut se changer en fureur dans un coeur passionne. J’ac- cablois le monde qui possedoit ce tresor inconnu, de toute la io6 JEAN SBOGAR. haine que faurois portee a un rival heureux. Je revois avec de- pit, avec ime jalouse colere, a ces jeunes filles eblouies des atours de la mode et des flatte- ries de quelques adorateurs ef- femines, qui avoient laisse tom- ber sur moi un regard dedai- gneux a cause de inon obscurit6 ou de ma trop grande jeunesse. Je sentois aveč une sorte de rage qu’il seroit doux de les detrom- per un jour des preventions de leur vanite, en versant du sang sous leurs yeux ou en les ef- frayant de la clarte d’un ineen- JEAN SBOGAR. 107 die. Pardonnez, Antonia, au de- lired’une folle jeunesse abandon- nee a ses passions. Je clierchois a dessein les ours de la montagne pour les attaquer avec un pieu qui etoit la seule arme dont je fusse pourvu, et je regrettois que ces femrnes ne fussent pas obligees de venirse refugier,fre- raissantes de terreur, sous la protection de mon bras, carje les voyois partout. Je ne fre- quentois point d’ailleurs les au- tres bergers meredites, qui ne se frequentoient presque pas entreeux; maisj’en etois connu io8 JEAN SBOGAR. par quelque courage et par unc grande force physique que le fcasard m/avoit fait quelquefois essayer devant eux. La bizar- rerie de mon apparition, l’iso- lement absolu dans lequel je vivois, et dont aucune circons- tance ne m^avoit fait sortir, ce qu’on rapportoit surtout de ma vigueuret de mon audace, m’a- voient acquis ce e redit populaire que lessauvages accordent a Fex- traordinaire comrne leshommes civilises. (Jn jour les montagnes clementines furent investies de troupes etrangeres. Quelques de- JEAN SBOGAR. log tachemensaventureuxvinrenty moarir. Ils etoient soutenus par ime armee qui ne tenta pas de les suivre, maisqui menagaquelque temps nos solitudes. Le bocage du plateauinferieurouj’habitois est a peu preš inaccessible. Qu’y viendroit chercher d’ailleurs la cupidite des peuples voisins ? Mais beaucoup de nos freres de rexterieur etoient inorts, nous nous levames pour les rempla- cer. Lehasarddelabatailleme li- vraprisonnier a nos ennemis, en depit de ma resolution. Lavois tout fait pour mourir; earla vie no JEAN SBOGAR. me lassoit, mais je perdis con- noissance et on m/entraina au loin.Cela seroitfort long et fort inutilearaconter.Ceque mavie estdevenue depuis,c’estun autre mjstere qu’il faudra peut-etre expliquer. Mais combien de fois le souvenir de cet asile invior- lable etdelicieux, queje me suis acquis dans unesociete nou velle, bors des pouvoirs et des lois de la tešre, a fait palpiter inon sein! Combien de fois j^aurois tont quitte pour en reprendre pos- session , si l ’aseendant dfon sen¬ timent inTincibfo ne m’avoit pas JEAN SBOGAR. in retenu.—Depuis long-tomps, dit Antonia ?—Depuis que je yous ai vue, reprit froidement Lo- thariojet si mon coeur, naoins temeraire dans ses sentinaons, s^etoit attache a quelque femme isolee corame moi au railieu du inonde, qui eut pu conlprendre et envier le bonheur des boca- ges meredites?—C^etoit le reve de ma jeuuesse! —II me semble, Lothario, dit madame Alberti, que vous creez des chipieres pour lescombattre. Jen’ai poipt examine, je n*ai pas metne en- trepris d^approfondij Je seoret 112 JEAN SBOGAR. etrange qui vous fait renoncer de si bonne heure a tous les avantages que vosheureuses qua- lites vous donnoient lieu d’es- perer dans le monde • mais mon existeoce est liee sans condition a Fexistence de ma soeur, et je sais deja qu , elle est prete a se soumettre aux caprices sauvages de votre philosophie, jusqira ce qu ; ’il vous plaise de revenir a ua genre de vie plus digne d’elle et de vous, Elle seule a le droit de me desavouer.—Allons aux montagnes ciementines, dit An¬ tonia en se jetant dans les bras JEAN SBOGAR. n3 de sa soeur. — Aux montagnes clementines! s’ecria Lothario. Antonia jseroit venue ! eliem’y auroit suivi,etlaprivationd’un tel bonheur ne suffiroit pas a mon chatiment eternel! — La porte s’ouvrit aux visites ordi- naires. Unpoidsdeglacetomba sur le coeur d’Antonia. Lothario s’approcha d’elle doucement ; et,couvrant ses transports d’une apparence froide et polie: aux montagnes clementines^ repeta- t-il a voix basse ? Antonia y se- roit venue?—Antonia cherche lesyeux de sa soeur. Partout,dit- 2. io n4 JEAN SBOGAR. elle en la moritrant, partout avec elle —et avec Lothario. Laissez-moi rever, reprit-il, au bonheur qui m’est reservč ou a čelni que fai perilu. Je ne suis pas assez calme pour voir dis- tinctement mon avenir. —De- main... ou jamais ! Lothario etoit sorti dans le plus grand trouble; le coeur d’Antonia n’etoit pas plus tran- quille. Son inquietude etoit de- venue une affreuse perplexite. Deux heures apres, Matteo en- tra, et presenta une leltre a An- JEAN SBOGAR. n5 tonia, qui la tendit a madame Alberti. Elles etoient seules. Ce billet etoit cohfu en ces termes: « Jamais, Antonia, jamais! Nem’accusezpas; oubliez-moi... apres m’avoir pleure un mo¬ ment; Jereiionceatout, au seul bonheur que nion miserable coeur ait jamais compris. Je vais fchercher la mort qui m'a trop long-temps epargne. O mon An¬ tonia ! si ee monde, auquel tu crois, peut 8’ouvrir un jour a la voix du repetitir; si, parmi les enfans de Dieii, iln’y en a point JEAN SBOGAR. 116 qui soit desherite d’avance, je te reverrai. — Te revoir! helas! jamais, Antonia, jamais !» Lothario. Madame Alberti avoit lu ces lignes d’une voix tremblante, et sans oser lever les yeux sur sa soeur. Quand elle regarda Antonia, elle fut effrayee de sa paleur et de son immobilite. Un coup terrible venoit d’etre porte a ce foible cceur, et madame Alberti congut que ce coup etoit irreparable. Le depart de Lo- tbario fut le jour meme connu JEAN SBOGAR. ii? dans Venise; et, suivantPusage, il j lit naitre une foule de con- jectures diverses, plus etranges les unes que les autres. Lors- qu’Antonia fut en etat d’y refle- cliir, elle n’y vit qu’une enigme affreuse, dont elle ne pouvoit chercher le mot sans sentir son coeur defaillir, et sa raison s’ega- rer. Une seule fois, elle crut un moment pouvoir en saisirle mys- tere. Depuis le jour ouLothario avoit dit a Antonia son dernier adieu, demain ou jamais, on avoit evite de la laisser rentrer dans cet appartement, qui ne n8 JEAN SBOGAR. lui rappeloit que des pensees cruelles et de mortels regrets. Comme elle etoit parvenue a s’y introduire sans temoins, et qu’elleregardoibpensive_,laplače ou il 1’avoit quittee, elle aperput, au pied du sicge sur lequel elle etoit assise, de petites tablettes de cuir de Russie., garnies d’une agrafe d’aeier dont le ressort čtoit brise. Elle s’en saisit ; et, peusant qu’elles pouvoient con- tenir l’explication dont elleavoit besoin, que peut-etre meme Lothario ne les avoit pas aban- donnees sans dessein dans cet JEAN SBOGAR. 119 endroit, elle les ouvrit avec era- pressement, et y promena ra- pidement ses regards. Elles ne renfermoient qtt’une vingtaine de lignes 4 parses, tracees tantot avec un crajon , tantot avec une pluine, suivant les circonstan- ces 011 elles s’ 4 toient presentees a rimagination de Lothario. Deux ou trois etoient ecrites avec du sang. Ces lignes offroient peu de liaison entre elles; mais presque toutes etoie n t in spirees par Ce fa- tal esprit de paradoxe, par cette misanthropie farouche et exaltee qui dominoit dans ses discours. 120 JEAN SBOGAR. Trop preoccupee par les senti- timens qui remplissoient son coeur pour s’attaclier a leur sens, et pour j voir autre chose que ce qu’ejles ofFroient en effet de plus i , ernarquable, des images singulieres, des pensees re veuses, des traits d’une energie sombre, mais rien qui piit dissiper ses doutes ou les fixer, Antonia re* ferma les tablettes de Lothario, et les cacha dans son sein., sans les communiquer a madame Al¬ berti. JEAN SBOGAR. 121 CHAPITRE XIIL Ne cliercbons pas a debrouiller pourquoi Einnoeent gemit, tandis que le crime est revetu de la robe d’uoimeur.,Le jour, des yengeances, le jour de la retribution eternelle peut seul nous devoiler le secret du juge et de la viclime. IIervey< TAELETTES DE LOTHARIO. (( Le inont Taurus elevoit son front par-dessus toutes les col- lines; n n e d’elles lui dit : Je ne suis qu’une colline, mais jeren- ferme un volcan. a. ii 122 JEAN SBOGAR. cc La societe, c’est-a-dire, ime poignee de patriciens, de publicains et d’augures, et,.de 1’autre cote, le genre humaia tout entier dans ses langes et dans ses lisiei’es.... « Les legislateurs du dix- liuitieme siecle ressemblent aux archilectes de Lycerus_, qui cm- porloicnt dans les airs les ma- leriaus d’un palais, et qui ne s’occupoient pas deslbndemens. (( Les'pcuples demandent a etre gouveriies. Les peuples de- praves ontbesoin d’etrc soumis, 120 JEAN SBOGAR, La liberte ešt mi aliraent gene- reux qui ne convient qn’a ime same ct robuste adolescence* « Quand la politique est de- venue mre Science de mots^tout est perdu. 11 j a quelque cliose de plus vil au monde qne l’es- clave d’un tjran^ c’est la dupe d’un sopliiste. « II est convenable que les hommes s’egorgent pour leurs droits , et que ces preiendus droits de 1’hornme ne soient que des mota mystiques interpretes 124 JEAN SBOGAR. par des avocats. Pourquoi ne parle-t-on jamais a 1’homnie du premier des droits de l’homme, de son droit a une part de terre determinee dans la proportion de Eindividu au territoire? « Quelle estcette loi qui porte les emblemes et le nom de l’e- galite a son frontispice? Est-ce la loi agraire ? N on. C’est le con- tratde vented’unenation livree aux riclies par des intrigans et des factieus qui veulent devenir riclies, « Un homme flatte le peuple, Jean sbogar. 125 II lui promet de le servir. II est arrive au pouvoir. Oncroitqu’il Ta deoiander le partage des biens. Ce n’est pas cela. II ac- quiert des biens, et il s’associe avec les tyrans pour le partage da peuple. « Le motsacre des Hebreux', c’est For. II y a une maniere de le prononcera Foreille des juges de la terre, qui fait tomber votre ennemi roide inort. (( Lycurgue pensa une ebose etrange. Cest quele vol etoit la 126 JEAN SBOGAR. scule institution qui put mam* tcnir Fequilibre social. ed^esAu pas las, jeunc homme> de moissonner les jardins de Tantale ? Ouvre lesyeux sur les nlaux de Fhumanite; regarde. Le gouffre de Curtius esl encore ouvert, et il faut que beaucoup s’y precipitent pour le salut du monde. « L’aumdne estune restitution partielle, faite a Famiable. Le liiendiant transige • plaidons. Tirez un homme du fond JEAN SBOGAR. 137 (les bois, et montrcz-lui la so- ciete,; il sera bicntbt corrompu el meprisable comme vous, mais il ne comprendra jamais 1’areo- page impassible qui envoie froi- demcnt un mendian t a la potence pour avoir decime le bancpiet d’un millionnaire. « La mechanccle est une ma- ladie sociale. L’homme est bon quand il est scul. Comptcz les etages d’une ville, et rappelez- vous la parabole de Babel. « Si j’avois le pactc social a 128 JEAN SBOGAR. . ina disposition, je n’y change- rois rien, je le dechirerois. « On a bien des graces a reri- dre a son etoile quand on peut quitter les hommes sans etre oblige de leur faire du mal et de se declarerleur ennemi- <( Quelle difference y a-t-il en tre un crimeet une action be- ro'ique, entre nn supplice et une apotheose ?Le licu, letemps, la meprisable opinion d’une foule stupide qui ne connoit pas le ven table nom des choses ; et qui JEAN SBOGAR. 329 appliqucsu hasardceux quc l’u- sage lui a appris. « Les fleaux sont dans Fordre de la nature, et les lois n’y sont pas. (< C’etoit une idee moins ap- propriee a la Divinite, telle que je la congois , inais qui avoit quelque chose de consolant pour 1’homme , que dc donner des inlirmites aux dieux. J’aime qu’Apollon soit banni, que Ceres soulFre de la faim chez la mere de Slellion, que Venus soit bles- i3o JEAN SBOGAR. scepar Diomede, que leberccau d’Hercule soit entoure de ser- penscomme celui du genie, et qu’il meure lui - merae devore par cette robe de Ncssus qu’il a leguee a ses successeurs. « Si mon coeur pouvoit se donner la foi... si favois un dieu a invente7', je voudrois qu’il fut ne snr la paille d’une ctable, qu’il n’eut echappe aux assas- sins que dans les bras d’un pau- vre arlisan qui auroit passe pour *son pere; que sonenfancese fut ecoulee dans la misere et dans JEAN SBOGAR. i3i ]’exil; qu’il eut ete proscrit toutc sa vie, meprise desgrands, in- connu des rois, persecute par les pretres, renie par ses amis , vendu par im de ses disciples, aBandonne par le plus integrc de ses juges, devoue au sup- plice de preference au dernier des scclčrats, fouette de verges, couronne d’epincs, outrage par les bourreaux, et qu’il eut peri en tre deux voleurs, dont Tun le suivit dans le ciel. » Dieu tout -puissant, aj r ez pilie de moi! » i3iJ JEAN SBOGAR. CHAPITRE XIV. C’est moi qui conduis au sejour des gemissemens, c’est moi qui con¬ duis dans 1’eternelle douleur, c’est moi qui conduis au milieu du peuple reprouve, des rebelles. — Laissez toute esperance, vous qui entrez. Dante. Depuis le depart de Lothario , la melancolie d’Antonia avoit fait de rapides progres.EUe etoit tombee dans im abaltement d’autant plus effrajant, qu’elle sembloit en ignorer elle-meme ou en avoir oublie la cause. Sa JEAN SBOGAR. 3 55 tristesse n’avoit rien de deter- mine • c’etoit un malaise vague duquel on la tiroit avec ime dis- traction vive, mais ou elle ren- troit plus vite qu’elle n’en etoit sortie. II lui arrivoit souvent de sourire, et quelquefois meme sans motif; alors sa gaite faisoit peine a voir, parce que l’expres- siori de sa physionomie parois- soit bien ne pas s’accorder avec l’etat de son coeur. Jamais elle n’avoit cherche avec plus de soin les promenadcs solitaires. Presque tous les lieux qu’elle frequentoit lui rappeloient Lo- 3 54 J JEAN SBOGAR. Ihan o , mais elle ne le nom* lrioit jamais. Elle cvitoit les con- vcrsations oti son.souvenir pom v-oit sc meler j on auroit cru tpEelle chcrclioit a sepersuader qu’il n’avoit pas existe pour elle, et qu’il idetoit dans sa vie que Tillusion d’un reve on d*un acces de delire. Elle s’oceupoit seuvent au conlr.aire de son pere et de sa mere qu*elle n’a- voit pas nommes depuis long- temps, et elle enparloit, contre son usage,sans repandredeslart raes, comrne si elle iEen avoit e te separee que par un court JEAN SBOGAR. 3 55 espace de cheinin, etqu’elledut bientot les rejoindre.MadameAl- berti regarda cette circonstance comme quelque cbose d'heu- reux dans la situation d'Anto¬ nia. Elle pensa que scs so uve¬ li irs se detruiroient plus faeile- anent les uns par les antrc-s, et qu'il lui seroit plus aise d'ou- blier les contrarietes d’un sen¬ timent dont elle etoit encore loin de connoitre toute la jouis- sance aupres du tombeau de ses parens. Elle resolut done de re- conduire Antonia a Trieste, et Antonia re£ut cette proposition i36 JEAN SBOGAR. avec un temoignage de satisfac- tion froide, le seul que scs traits mornes etses yeux fixes pussent imparfaitement manifester. Au reste, madame Alberti n^avoit pas renonce pour elle a toute esperance. Elle etoit bien per- suadee au contraire, et il n’y avoit a la verite rien de plus probable que 1’etrange procede de Lothario n’etoit qu’un nou^- vel effet de la bizarrerie de son caraotere ou de 1’embarras de sa position, et qu’il ne tarde- roit pas a revenir aux piedsd’An- tonia reclamer les droits qu*elle JEAN SBOGAR. i5 7 ] ui avoitdonnes aun bonheu r qui senibloit passer toules ses es- perances. II etoit possible quelcs raisons qui rendoient necessaire ce mystere singulier dont il en- veloppoit ses actions, Tempe- cliassent alors de former im noeud qui, en fixant tout-a-fait son existence, ]e soumetlroit de trop preš et par trop de points a la curiosite des homines, et le soustrairoit a ce vague de con- jectures dont Tincertitude ne lui etoit sansdoutepas inutile.Dans Tetat de TEurope, combien ddiommes čminens etoient for- 2. 12 158 JEAN SBOGAR. ees, comine Lot kari o, a ca ek or leur nom a travers vingt pajs differens* ct a se derober corame lui aux affeclions les plus pro- fondes, aux devoirs les plus doux de la nature, pour conserver leur securite, et surtout pour ne pas eompromettre celic des person- nesqui leur dtoient clieres. Telle etoit evidemment la situation de Lothario, et il falloit bien qu’ellc changeat im jour.ll au- roit ete absurde dechercher a sa conduite une autre cxplication. Onpouvoitmeme penserque skl avoit redoute a\ r ec de justes JEAN SBOCAR. i3g raolifs, de trop prolonger son sejour dans une grande capitale ou il etoit dejta tres-connn, il ne manqueroit pas de se diriger du cote de Trieste, quand il au~ roit apprisqu’Antoniay etoit de retour. Ces suppositions avoient beaucoup de vraisemblance, et Antonia ne les repoussoit point; seulementellenerepondoitrien, et regardoit sa soeur dam oeil defiant qnand il en etoit ques~ tion ; puis elle se j etoit dans ses bras. Les affaires qni les avoient appelees aVenise nelesretenant i4o JEAN SJBOGATl. plus, elles en par tiren t sur un bateau qui se rendoit a Trieste par les lagunes. Cette mani ere de voyager leuravoitparu prefe- rableatouteautre, parce qu’elle leur faisoit eviter les routes in- festeespar la troupe de Jean Sbo- gar, et surtout le passage dan- gereux oii elies avoient failli de- venir ses prisonnieres. Les canaux des lagunes offrcnt peu d’interet au vojageur. Tra- ces par la nature entre les por- tions de terre desertes et arides que la mer en vabit et abaii- JEAN SBOGAR. i4i donne tour a tour, et qui ne peuvent offrir d’asile qu’aux troupes errantes des oiseaux de rivages , rien ne varie, rien ida- liime leur triste raonotonie. lis ne presentent partout aux re- gards que des greves steriles ou des forets de roseaux, d’ou s’e- leve quelquefois avec un long eri le heron, surpris dans son sommeil par le bruit des mari- niers et des passagers. Antonia, pensive, idavoit pas encore ete distraite de ses tristes reflexions par aucune circonstance digne de l’occuper , quand la nuit JE \ N SBOGAR. l42 tornba et Ieur preta mi carac- terc plus ealme et plus doux. Le ciel etoit parseme d’etoiles brillantes , mais la lune lui re- fusoit sa lu-mierc On ne distin- guoit plus rien hors de la barque, et le balancement alternatif des rameurs sV faisoit a peine ap- percevoir. On nentcndoit que la chute cadencee de leurs rames et le sifflemcnt de Feau divisee par la proue. Tout-a- eoup rhoinme, plače au gouvcr- nailj rompit le silence de la na¬ ture en cbantant, d’une voix qui n’etoit pas sans agremens* JEAN SBOGAR. 3 45 quelques stropKes du Tasse ou etoient peintes en vers karmo- nieux les delices de la solitude en tre deux amans ega lem en t epris. Ses accens, que rien ne reflechissoit dans 1’immensite de 1’air et du čiel, et qui s’eten~ doient sans obstacle sur la sur- face unie de la mer, faisoient participer Farne a la jouissance de cet infini dans lequel ils al¬ fo ie n t mourir. Antonia les ecou- toit avec on sentiment dont la douceur Fetonna, et qu , un mo¬ ment auparavant elle nkuroit pas crupouvoir gouter encore. 3 44 JEAN SBOGAR. Elle ne savoit a qnoi attribuer la confiance qui remplissoit son coear, et qui en calmoit tous les orages. Ce n’etoit pas 1’illusion vive et tumultueuse des pre- mieres esperances, c’etoit la jouissance reposee d’un avenir pur. II lui sembloit que ces intelligenccs tutelaires qui veil- lent sur lesderniers momens de 1’innocence et qui vicnnent lui ouvrir le sejour de 1’cternel re- pos, devoient manifesler ainsi leur presence. Madame Alberti eprouvoit la meme emotion, Sa main s’etoit unie a celle d’An- JEAN SBOGAR. i45 tonia, elles s’etoient penchees 1’une contre Fautre, et leurs coeurs battoient cFun mouve- ment regulier et doux. Plon- gees dans une langueur que Fextreme tranquillite de Fair et Fondulation presque insensible des eaux contribuoienl a entre- tenir, elles s’endormirent en s’embrassant. Un coup de fusil tire a peu de distance troubla lesommeil d’Antonia. Madame Alberti etoit encore appuyee contre elle, mais elle ne parla point. Antonia crut d’abord qu’elle avoit revej rnais Fini’ 2 . i3 i46 JEAN SBOGAR. mobilile du bateau, le silence des rames, et quelques mots etrangers qu’elle entendit dans 1’entretien confus des mari- niers epouvanlos, la detrom- perent. Elle essaya de reveiller sa soeur,sans pouvoirjparvenir. Elle voulut se lever, et se sentit saisir le braspar une mam froide et nerveuse. C’est encore une femme, dit une voix. Jean ne sera pas content. A ces paroles, ses chev€ux se dresserent sur son front, une sueur froide inonda ses membres j et elle perdit connoissance. Elle ne JEAN SBOGAR. 147 revint a elle qu’au bruit des roucs d’une voiture qui la con- duisoit, et sous laquelle trem- bloient, en grondant sourde- ment, les ais retentissans d’un pont-levis. Elle etoit seule. Antonia,revenue decepremier acces d^tonnement, qui donne aux raalheurs inattendus l’ap- parence d’un songe, ne tarda pas a comprendre celui-ei. II etoit hors de doute que c’etoient des bandits postes sur les bords de la mer, qui avoient arrete le bateau, et ces bandits ne pou- i48 JEAN SBOGAR. voient appartenir qu’a la troupe de Jean Sbogar. Descendue de la voiture, et soutenue par deux hommešs, dont la mise bizarre et la phjsionomie feroce la rem- plissoient d’effroi toutes les fois que les lumieres eparses sous les voutes venoient a les eclairer, elle parcouroit les vastes gale- ries, les escaliers iramenses ^ les salles gothiques du chateau, en se confirmant graduellement dans Phorrible idee qu , elle etoit prisonniere a Duino. Arrivee a une chambre qui paroissoit lui etre destinee, et ou son affreuse J E A. N SBOGAR. 1^9 escorte la laissa libre un mo¬ ment, elle s’elanga vers une croisee ouverte, et ne vit devant elle que la mer- Une lueur Join- laine, qui lui parut etre celle du phare d’Aquilee, brilloit seule au milieu des astres nocturnes. Elle ne douta plus de son sort, et toiiiba navree de douleur sur un fauteuil. A Duino! s’ecria-t- elle: — Jean Sbogar ! — Mais qu’a-t-on fait de ma soeur? — Les voutes sonores repondirent seules a ses cris. Le dernierinot qu’elle avoit prononce expira dans leurs profondeurs, comrne i5o JEAN SBOGAR. une voix foible qui s’eteint. An¬ tonia se leva epouvantee en re* petant, ma soeur !... clu ton d’une personne affligee d’un songe penible, et qui cherche a se reveiller. Uillusion de l’echo serenouvelaplussinistre encore. Elle ressembloit au dernier ge- missement d’une mort violente. La malheureuse Antonia, pres- que incapable de se soutenir, š 7 appuya contre un des grands pilastres de la porte d 7 entree, sousun reverbfere qui repandoit sur elle toute sa clarte. Elle em- brassa en tremblant la colonne JEAN SBOGAR. i5i froide, y colla son visage a demi-recouvert de ses cheveux flottans, etse sentit flechirsous le poids de sa terreur. Quelques hommes groupes dans le corri- dor paroissoient la regarder de loin; mais la foiblesse de sa vue ne lui laissoit distinguer, dans 1’ombre ou ils etoient caches, que le mouvement de leurs pa- naches, et elle n’etoit pas bien sure de ne pas s’abuser , quand un eri terrible frappa son oreille. Un de ces hommes s’etoit enfui en la nommant. La nuit etoit fort avancee, i5* JEAN SBOGAR. lorsqu’Antonia ceda pour la se- conde fois a ces cruelles emo- tions. Ce ne fut que bien des heures apres qu’on pat la ren- dre entierement a elle-meme. Elle s’etonna, en regardant au- tour d’elle, de la delicatesse, des soins dont elle etoit Fobjet. On 1’avoit transportee dans une cbambre plus commode et plus ornee. II n’j avoit pas de fem- mes dans le chateau; mais elle etoit servie par des enfans d’une figure agreable. Un seul des bri- gands sollicitavers la fin du jour> la permission d’etre in- JEAN SBOGAR. i55 troduit aupres d^elle pour s’ac- quitter des ordres dont son ca- pitaine 1’avoit charge. C’etoit un tres-jeune homme, dont la pbysionomie triste, mais douce etmiodeste, auroit inspire dans tout autre lieu la confiance et Finteret. II venoit apprendre a Antonia que son bateau n’avoit ete attaque que par la meprise la plus funeste; que rien de ce qu’elle possedoit ne lui seroit enleve; qu*elle-meme etoit li¬ bre a Duino, qu’elle n’y avoit pas cesse de Fetre; que tout etoit dispose pour son voyage, 154 JEAN SBOGAR. et qu’il dependoit d’elle seule de le hater, ou de le retarder, sui- vant que sa sante l’exigeroit; qu’en attendant enfin, elle pou- voit ceramander en souveraine a tout ce qui habitoit dans le chateau. — Mais ma soeur, s’e- cria Antonia! — Votre soeur, madame , repondit le jeune homme en baissant les }? , eux , ne peut pas vous etre rendue. Cest la seule reserve que nous soyens obliges de mettre a notre obeissance, et cette condition me m e n’est pas imposee par une force qui depende de nous. JEAN SBOGAR. i55 — Et qui a pu 1’imposer, reprit vivement Antonia? Qni cmpe- cheroit quc js me reunisse a ma soeur, qui a ete arretee, en- levee, conduite ici avec moi? Ah! je ne veux aucun des avan- tages, aucune des reparations que vous ndoffreZj si je ne les partage avec elle. — Madame , dit le jeune homme en s^incli- nant, je n’ai pas repu d’autres instructions; et il se retirasans attendre de nouvelles instaaces. Le nom de madame Alberti erroit encore sur les levres d’An- tonia interdite; il ne fut pas en- tendu. io6 JEAN SBOGAR. La perplexite dans laquelle elle resta plongee est plus fa- cile a comprendre qu’a decrire. Elle commengoit a esperer que cet evenement n’auroit pas les suites affreuses qu’il lui avoit fait craindre; mais elle ne de- vinoit pas les motifs qu’on pou- voit avoir de la tenir eloignee de sa soeur, et ce nouveau mys- tere etoit un abime ou son esprit s’egaroit. Tout lui persuadoit d’ailleurs qu’on ne l’avoit pas troinpee par de fausses pro- messes, Le soleil etoit couche depuis plusieurs heures , et ses JEAN SBOGAR. i5 7 portes restoient ouvertes. Les gens employes a la servir s’e- toientretires d’eux-inemes pour lui laisser une liberte entiere, en lui indiquant la partie de son apparteinent qu’ils alloient oc- cuper et ou ils attendoient ses ordres. Enfin ilneparoissoitpas un soldat dans la vaste etendue des corridors qu’on avoit eclai- res comme pour lui offrir un passage , a quelque moment qu’elle prit la r^solution de sortir. Rassuree par tout ce qu’elle remarquoit, elle n Me¬ sita pas a s’engager dans la ga- i58 JEAN SBOGAR. lerie qui aboutissoit a sa cham- bre , et a suivre ses detours jusqu’au grand escalier du cha- teau. Elle descendit sans obsta^ cles, parcourut avec la meme facilite le vestibule et les cours, et parvint au pont- leviš sans rencontrer personne. II se baissa a son approche, comme si une puissance magique avoit interprete le voeu a’Antonia, et s’etoit empressee d’y obeir. A peine Peut-elle laisse derriere elle , qu’elle aper^ut une voiture de voyage prčle a partir, et gardee par des domestiques. JEAN SBOGAR. i5g Elle crut meme reconnoitre qu’elle etoit chargee des bagages qui avoient ete pris avec elle sur le bateau, et Fempressement du postillon, a son approche, lui donna lieu de croire qu’elle etoit attendue. Elle sinforma cependant de la destination de cette voiture. — Apparem- ment pour Trieste , repon- dit un des domestiques, mais pour tel lieu qu’il plaira a la signora Antonia de Monteleone. — Cest moi, reprit Antonia- — Nous n’en doutions pas, dit le postillon; il n’y a pas d’autre 160 JEAN SBOGAR. femme dans ce chateau , et nous sommes prets a vous obeir. — II y a une autre femme dans ce cha¬ teau ! s'ecria Antonia. ... Ma soeur est dans ce chateau. Ne vous a -1 - on pas prevenus que je serois accompagnee de ma soeur ? — On n’a pari e que de la signora , dit - il en secouant tristement Ja tete, et il n’y a pas d’apparence que sa soeur puisse sortir du chateau si ce n’est pas l’in- tention du proprietaire. Mais madame ne connoit peut - etre pas le proprietaire du chateau JEAN SBOGAR. 161 de Dnino. Captive depuis si peu de temps.— Pardon- nez-moi, repondit Antonia, je sais ou je suis. II est cependant incomprehensible que ma soeur ne soit pas ici.—Le pont-levis etoit encore baisse. Le cbateau n’etoit garde que par les vigies de ses tours. Antonia jeta les yeux dans 1’interieur, et pensa que sa soeur j etoit prisonniere. Je resterai, dit-elle d’une voix fortej je ne partirai pas sans elle, etsadestineeseralamienne. En pronongant ces paroles, elle avoit rapidement parcouru une i4 2 . 162 JEAN SBOGAR. partie de 1’espace qui la separoit da grand escalier. Elle se retour- na pour voir si elle n’etoit passui- vie. Le pont-levis se relevoit. A cet aspect, son courage foiblit j il lui sembla que tout finissoit, et qu , elle venoit d’elever entre elle et le monde une barriere qu’elle ne franchiroit plus. Elle auroit voulu se voir transportee tout-a-coup au milieu d'une fo- ret sauvage, a la merci des ani- maux les plusferoces, pendant une des nuits les plus apres de 1’hiver; mais , encore libre et maitresse d’elle-meme, lesmurs JEAN SBOGAR. i65 du chateaupesoient surelle, sur 1’air qu’elle respiroit, et son coeur comprime etoit preš d’eclater dans son sein. Ede s’approcha de la balustrade pour s’appuyer et pour reprendre haleine. Ses yeux etoient tournes vers un soupirail d’ou sortoit une foible lumiere qui venoit trembler a ses pieds. Au bout de quelques instans d’attention vague el in- volontaire, elle crut saisir des bruits singuliers qui sortoient aussides souterrainsducbateau, et qui rappeloient a son esprit la solen nite de certains cbants i64 JEAN SBOGAR. religieux. Elle jugea d’abord que ce devoit etre le mugissement de la mer qui se brise au pied dela montagne; mais ces bruits n’arrivoient a elle que par inter- valles, quelquefois meme ils pa- roissoient tout-a-fait arretes, et Antonia se rapprochoit a pas mesures du soupirail avec une curiosite inquiete. Ils la frappe- rent enfin plus directement, au point qu’elle s’imaginoit j dis- cerner des sons articules et le nom meme de sa soeur. Persua- dee que la preoccupation de son esprit pouvoit avoir produit JEAN SBOGAR. i65 cette illusion, elle s^genouilla sur le bord du soupirail; et, re- tenant sa respiration pour ne pas perdre le moindrebruitqui agitoit l’air, elle 1’entendit en- core. Ma soeur est la, dit-elle a haute voix, incapable de mode- rer le sentiment qui absorboit toutes ses idees, qui penetroit tous ses sens d’un melange in- concevable de joie et de terreur. Elle se releva precipitamment, et s’elanga dans une rampe mal eclairee qui devoit la conduire auxsouterrainsduchateau.Apres d^innombrables detours qu'in- i66 JEAN SBOGAR. diquoient, d’espace en espace, des lampes pales cachees dans les čreux de lamuraille, elle ra- lentit sa marche, parce que le bruit qui Favoit attiree s’etoit augmente de maniere a ne pas lui laisser perdre un mot, mais elle n’entendit plus le nom de madame Alberti. C’etoit seule- ment, comme elle Favoit pre- sume, un chant semblable aux cbants de 1’eglise, qui etoit en- tonne par une seule voix et re- pete en choeur. Bientot elle ar- riva au lieu meme de la cere- monie; et, transie de frayeur , JEAN SBOGAR. 167 elle se glissa comme un spectre entre les hautes colonnes qui sou- tenoient la voute a une hauteur prodigieuse, cachee dansles om- bres que projetoient au loin leurs bases enormes. Toutes ces eo- lonnes, chargees de faisceaux de lances, de cimeterres et d’ar- mes a feu, formoient une espece de foret a travers laquelle on ne pouvoit distinguer que confuse- rnent ce qui se passoit au centre de cette salle souterraine. Anto¬ nia, exaltee par son attachement pour sa soeur, s’armoit de plus en plus d’une resolution jus- 168 JEAN SBOGAR. qu*alors etrangere a son carac- tere. Chaque fois que les voix reunies remplissoient les echos d’un bruit prolonge qui pouvoit couvrir le bruit de ses pas, elle voloit d’une colonne a 1’autre, et attendoit, pour oser tourner ses jeux sur 1’enceinte, que le si- lence universel qui j succedoit de temps a autre, et que son as- pect auroit sans doute trouble, lui prouvat qu’elle n’avoit pas ete apergue. Cependant la deli- catesse de sa vue ne lui permet- toit de distinguer les objets que coinme s’ils avoient ete inter- JEAN SBOGAR. 169 ceptes par un nuage , et le vague que son imagination pretoit a leurs formes iiicertaines aug- mentoitla terreur de cette scene nocturne. Du cote oppose a Fen- treedusouterrain, s’elevoit nne longue suite d’arcades anguleu- ses dont les points se perdoient dans Fobscurite de la voute, et qui n’etoient separes entre elles que par des groupes de colon- nes minces, noircies et usees par le tenips. Des tentures de deuil coupoient ces arcades a une certaine elevation., et les brigands dissemines sur le fond i5 2 170 JEAN SBOGAR. de eelte decoration funebre ajou* toient a sa irijsterieuse liorreur; les uns immobiles et recueillis^ assis au fond des stailes creusees dans le massif des colonnes, et qu’on auroi-t pris pour des fi¬ ga res sinistres disposees par un sculpteur atrabilaire 3 ceux-ci debout autour des candelabres de fer, et attisant de leurs poi- gnards la flamme des torches et des brasiers; ceux-la qui se per- doient dans la nuit des porti- ques eloignes , et qui, a travers les tenebres mobiles dont s’obs- curcissoient et se degageoient JEAN SBOGAR. 1-71 tour a tour leurs teles sourcil- leuses et leurs barbes touffues, ressembloient a autant de fan' tomes. Parmi eux, il en dtoit ua surtout dont la singuliere atti- tude excitoit d’autant plus vi vo¬ jn en t 1’attention d’Ahtonia , qu’elle jugea bientol qu’il etoit malheureux et sensible. Son vi- sage etoit enveloppe d’un crepe qui le cacboit entierement. Age- nouille sur les premieres mar- ches d’une estrade dont le reste se deroboit a la vue d’Antonia , il etoit appuje sur la poignee de 172 JEAN SBOGAR. son sabre et pleuroit amerement. Le bruit de ses sanglots inter- rompoit seul la \oix ferme et soutenue du pretre qui presi- doit au sacrifice. Antonia, hors d’elle-meme etpresseed’unecu- riosite invincible, fit un mou- vementpour voirTauteb C’etoit un lit funebre, et sur ce lit une femme couchee, la tete soulevee sur un coussin de velours noir, et a peine defiguree par les tra- cesrecentesde la mort, Masoeur! s’ecria Antonia, et elle tomba. C’etoit elle en efFet, car le coup JEAN SBOGAR. i 7 5 de fusil tire sur le bateau 1’avoit tuee , et la troupe de Jean Sbo- gar lui rendoit les derniers hon- neurs. i 7 4 JEAN SBOGAR. CHAPITRE XV. Pourquoi herisses-tu ains! ■, en me regardant, ta chevelure sanglante ? Pourquoi tournes-tu sur moi cesyeux dont la prunelle dessechee a disparu de son orbite? Ce n’est pas moi qui t’ai tue ? ^ Vous retrouverai-je partout , om- bres des assassin.es , avec vos larges plaies livides; et vous, meres eplo- rees qui me montrez ces flammes allumees par mes mains, ces flammes dont les langues horribies devorent le berceau de vos premiers nes ? sevelie dans un etat qui ressem- Shakespeare. Schiller. Antonia resta JEAN SfiOGAR. 17 blaii au sommeil. Elle ne pa- roissoit eprouver aucune agita- tion, et ce calme etoit si pro- fond, il devoit faire plače selon toute apparence a de si mor- telles angoisses, qu’on trembloit de le voir cesser. Cependant, elle revint a elle sansmanifester de douleur. Tout au plus, elle sembloit occupee d’une idee fa- cheuse, d’un souvenir impor- tun, qu’elle essayoit de chasser. Elle proraenoit ses regards au- tour d’elle avec incertitude, et passoit sa main sur son front pour chercher a se rendre -Ul 176 JEAN SBOGAR. corapte d’un doute inquietant. Je sais bien, dit-elle enfin, je sais ou elle est. Je la retrouverai ce soir. Fitzer^ leplusjeune des brigands, s’approcha d^elle pour s’informer de son etat. Elle lui sourit comme a une personne connue , parce que c’etoit lui qui lui avoit parle la veille de la part de Jean Sbogar. Je vous attendois depuis long- temps, reprit-elle. Je voudrois savoir de vous de quel supplice vous punissez les indiscrets qui penetrent dans vos fetes sans y avoir ete pries. Je connois une JEAN SBOGAR. 177 jeune fille .. Mais je vous recom- mande ce secret sur le salut de ce que vous aimez le mieux au raonde... Promettez-moi denen parler jamais a personne. — Le jeune homme la regardoit, les yeux mouilles de larines, parce qu , il s’apercevoit que sa raison etoit egaree. Attends , lui dit-elle du ton de la plus grande surprise, ce sont des larmes ! je croyois qu’on ne pleuroit plus. Ne cache pas tes larmes. Quant a moi, je ne puis plus en montrer. Jemesouviens d’avoir vu un autre homme, 1 7 3 JEAN SBOGAR. c’etoit dans un endroit ou je n’e- tois pas attendue, un homme qui pleuroit aussi. Je pense que ce pouvoit etre toi, car son vi- sage etoit couvert d’un voile qui m’empechoit de le reconnoitre. Ses traits me sont incounus comme a vous, repondit Fitzer. Peu d’entre nous l’ont apergu autrement qu’a travers ce voile ou la visiere de son casc|ue. Nos vieux guerriers seuls Pont vu a decouvert dans les combats; mais il vient tres-rarement a Duino, et n’j paroit que mas- que depuis que nous parcourons JEAN SBOGAR. 179 sans danger les provinces veni- tiennes. C’est notre capitaine.— Ou est-il? reprit froidement Antonia. II ne sait done pas que je suis ici? —- II le sait, inais il n’ose se presenter de- vant vous , de crainte que sa presence ne vous alarme, et que vous ne lui imputiez l’er- reur qui vous a rendue captive. — Caplive, dis-tu, Antonia est plus libre que Pair! Cette nuit encore, je me suis promenee bien loin dbci dans des bos- quets delicieux, ou je respirois un air si pur! Je n’ai jamais vu i8o JEAN SBOGAR. tarit de fleurs! Ma soear y etoit avec moi; elle a voulu y rester. 5’y alli is plus souvent quand j’etois plus jeune \ mais je n’y suis jamais allee avec ma mere. Ma vie a bien change depuis ce temps-la. — Antonia reposa sa tete sur sa main, et ses pau- pieres s’abaisserent. Son teint etoit anirne des couleurs les plus vi ves, ses levres dessechees par une haleine brulante. Une fievre de feu faisoit bouillonner son sang. Le destin d’Antonia s’accom- JEAN SBOGAR. 181 plissoit. II ne lui restoit plus sur la terre d ! autre protection que celle de ce redoulableamanL qui lui avoit si mjsterieusement apparu au Farnedo, et qui etoit Jean Sbogar lui-meme. L’araour de Jean Sbogar veilla sur elle avec une sollicitude et avec une purete qui 1’auroit etonnee sans doute, si le trouble de sa raison lui avoit permis de reflechir sur son etat. On fit venir des chaumieres de Sestiana de jeu- nes femmes pour la servir et pour la garder; des medecins celebres furent appeles ou en- i8a JEAN SBOGAR. leves des villes voisines pour lui donner les soins que sa maladie exigeoit. Un ecclesiastique, de- puis 3ong-temps prisonnier des brigands, celui qui venoit de celebrer le Service funebre de madame Alberti, dans un sou- terrain qu’ils avoient converti en cliapelle pour cette cere- monie, epioit aupres de son lit de douleur les instans lucides que son mal lui laissoit, pour lui por ter les con sola tions du ciel. Ces hommes feroces enfin , dont 1’ame n’avoit du concevoir jusque-la que des pensees de JEAN SBOGAK. i85 sang, purifies par Faspect de tant d’innocence et touches de tant d’infortune, lui prodigue- rent les marques de soumission les plusdelicates et les plus ten- dres. Antonia s 7 accoutumoit a les voir et a les entretenir des illusions bizarres qui se succe- doient dans son imagination malade. Jean Sbogar, lui seul, n’osoit se presenteraupres d’elle sous le voile ou le easque a vi- siere cjui deroboit ses traitsque lorsqu’elle etoit livree au som- meil, ou que le delire lui otoit la connoissance de tous les ob- i84 JEAN SBOGAR. jets, et qu J ilpouvoit nourrir ses regards de la douloureuse con- templation de 1’objetaime, sans s’exposer a lui inspirer de la crainte et de Phorreur. Un jour cependant, prosterne a ses pieds et incapable de contenir les sen- timens qui 1’oppressoient, An¬ tonia! s’ecria-t-il d’une voix etouffee par les sanglots , Anto- tonia ! chere Antonia ! — Elle se retourna de son cote, et le regarda avec douceur. II s’em- pressoit de s’eloigner. Elle le rappela d’un signe. II demeura, la tete penchee sur sa poitrine, JEAN SBOGAR. i85 dans 1’attitude de 1’obeissance et de 1’attention. Antonia! dit-elle apres un moment desilence, je crois que c’est en effet mon nom, je le portois dans la maison ou je suisnee, etPon mepromettoit alors d’etre heurcuse. Ecoute , continua-t-elle en prenant la main du voleur, je veux te faire une confidence. Da temps de ma premiere jeunesse , qaand je croyois qu’il etoit si aisč et si doux de vivre, quandmon sang ne bruloit pas mes veines, quand mes pleurs ne bruloient pas mes joues, quand jfc ne voyois pas 16 2 . 186 JEAN SBOGAR. desesprits qui courent dans les halliers, qui ouvrentla terre en la frappant de leur pied, qui y creusent des abimes plus pro- fonds que la mer , et qui en font jaillir des sources du feu; quand les ames des assassins qui n’ont point d’asile dans le tombeau, ne venoient pas encore autour de moi bondir et s’elancer avec des rires cruels, et qu’a mon re- veil je n’etois pas oblige de de- tacher la vipere enlacee a mes cbeveux, la vipere dont la tete ecumante d’un poison bleuatre a repose sur mon cou... Dans JEAN SBOGAPv. 187 ce temps-la il y avoit un ange qui vojageoit sur la terre avec des traits qui auroient emu le coeur d’un parricide ; mais je n’ai fait que le voir, parce que Dieu le retira quand sa felicite fut jalouse de la mienne, et je 1’appelois Lothario, mon Lo- thario.Jemerappelle que nous avions un palais dans des montagnes bien eloignees. Ja- mais je n’ai pu en trouver le chemin. Quoique le briga nd n’eut pas quitte son voile, Antonia s’aper- \88 JEAN SBOGAR. gut que ses pleurs avoient redou- ble a ces derniers raots. Elle lui sourit alors avec une pitie ten- drc ; et , reprenant sa main qu , elle avoit laisse echapper et qui n’avoit ose retenir la sienne: Jesais^lui dit-elle,que je te fais de la peine ^ et je fen demande pardon- Je n’ignore pas que tu m’aimes etque je suista fiancee, la fiancee de Jean Sbogar. Tu vois que je te connois et que je parle raison aujourd’hui. II j a long-tems que notre mariageest arrange, raais je n’ai pas voulu avoir de secrets pour toi. D’ail- JEAN SBOGAR. i8g leurs ce Lothario pourroit bien ne pas exister. J’ai vu, depuis quelques jours, tant de person- nes qui n’existent que dans mon imagination et qui m’echappent quand je reviens a moi. Je suis sure, par exemple, que tu ne m’as pas connu de soeur? Non, reprit-elle apres avoir reflechi un instant. Si j’avois une soeur, elle me tiendroit lieu de mere, et nous ne pourrions nous pas- ser d’elle a la celebration de nos noces. Dis-moi si tu fais, pour les celebrer, de brillans preparatifs? II le faut, car la JEAN SBOGAR. 1 9 ° mariee est une riche heritiere. J’ai des agrafes de vermeil et des anneaux d’hyacinthe pour me parer ^ mais je ne veux dans mes cheveux qn’unc simple guir- lande d’eglantine. El le s’inter- rompit de nouveau. Son egare- ment redoubloit. Un sourire afFreuxa voir s’arrelasur sa bou- clie.—Ce sera une belle fete! con- tinua-t-elle, tout 1’enfer j sera. Le flambeau des noces de Jean Sbogar doit faire palir le soleil dans son midi. Vois-tu d’ici les convies ? Tu les connois tous. Je n’ai invite personne. En voila JEAN SBOGAR. 391 qui ont les membres a demi- calcines par le feu, des vieil- lards, des enfans dont les lam- beaux se reveillent vivans des iucendies qne tu as allumes pour prendre part a tes plai- sirs..., Envoila d’autres qui se levent dans leur linceul ct qui se glissent a la table du festin en cachantdes plaies sanglantes. O mon Dieu , quels monstres ont tue cette jeune femine! Pauvre Seraphine ! Et de quel nom ils me saluent. ,.. Les as- tu bien entendus ?.... Salut , salut. ... Je n^oserai jamais le JEAN SBOGAR. 192 repeter. Salut, disent-ils! etils murmurent tous ensemble le mot de ralliement desmaudits, le eri de joie que Satan auroit pousses’il avoit vaincu son crea- teur, la parole secrete que pro- nonce une execrable mere qui va egorger son enfant, pour se rendre sourde a ses gemissemens. —Salut a la fiancee de Jean Sbogar. En achevant ces mots, Anto¬ nia perdit connoissance- Cette crise fut longueet terrible: long- temps meme on desespera de sa JEAN SBOGAR. 197 vie. Pendant huit jours, le chef des voleurs, immobile au pied du lit sur lequel elle etoit cou- ©hee , attentif a tous ses mouve- mens, ne s^etoit occupe d’aucun autre soin qne de la servir. II veilloit et pleuroit. Quand 1’etat d’Antonia fut ameliore, certain qu’elle s’etoit familiarisee avec son aspect, et qu’elle le vojoit sans effroi, il veilloit encore. Cette assiduitela frappa. Les re- miniscences qu’elle avoit du passe etoient trop confuses pour que le nom de cet homme et les souvenirs qui y etoient attaches l 7 2. ig8 JEAN SBOGAR. lui inspirassent uo sentiment continu d’horreur.De temps en temps seulement, son ame se re- voltoitcontre 1’idee de dependre de lui, et sa seule approche la glagoit d’epouvante ; mais plus ordinairement , abandonnee comme un enfant,par 1’absence de sa raison , au seul instinct de sesbesoins, elle ne vojoitplus, dansle capitaine des bandits de Duino, qu’une creature sensible et compatissante qui s’efForgoit d’adoucir 1’amertume de ses souffrances, et qui prevenoit, avec empressement , ses moin- JEAN SROGAR. 199 dresbesoins. Alors eilelui adres- soit des paroles douces et fiat— teuses, qui paroissoient redoti- bler la douleur secrete dont il etoit devore. Un jour,entre autres,il etoit assis aupres d’elle , voile sui- vant son usage, et attentif a proteger son sommeil contre tous lesaccidens qui pourroient le troubler. Elle se reveilla ce- pendant tout-a-coup avec un mouvement brusque, en pro- nongant le nom de Lothario. Je le Tojoisj dit-elle en soupirant 200 JEAN SBOGAR. profondement, il etoit assis a ta plače. Je l’j vois souvent dans mon sommeilet je me trouve bien heureuse; mais comment se fait-il que je croie l’y voir aussi quelquefois quand je suis žveillee, etquandil me semble que je ne reve point? C’est la, sous ce rideau, qu’il a coutume de venir. — Dans ces jours de douleur. .*. et d’esperance, ou je me sentois appelee a 1’eternelle liberte, im ruisseau deflammeš parcouroit tous mes membres ; ma bouche etoit afdente, mes ongles bleus et meurlris. — JEAN SBOGAR. 201 Tout, ici, etoit plein de fant6- liies.— On j vajoit des aspicš d’un vert eclatant, comme ceux qui se cachent dans le tronc des saules ; d’autres reptiles, bieil plus liideux, qui ont un visage liumain- des geans demesures et sansformes; des tetes nouvelle- ment tombees, dont les yeux pleins de vie me penelroient d’un afrreux regard ; et toi , tu etois aussi debout au milieu d’eux, comme le magicien qui presidoit a tous ces enchante- mens de la mort..... Je criois de terreur j et j’appe!ois Lotha- ,202 JEAN SBOGAR. rio pour me proteger. — Tout- a-coup, ne ris point de ma chi~ mere! je vis ce voile tomber, et, a 1’endroit oii tu etois plače, j’apercus Lotliario tout en lar- mes, qui etendoit vers inoi se s bras tremblans, et qui me nom- moit d’une voix geinissante.. .. II est vrai que ce n’etoit point lui tel que je l’ai connu, triste, soucieux et severe, mais beau d’une celeste bonte ! defait, li- vide, effare , il tournoit des yeux sanglans ; sa barbe etoit epaisse ethideuse; un rire deses- pere, comme celuides demons, JEAN SBOGAR. 2o5 erroit sur ses levres pales. Oh ! tu ne concevrois jamais ce qu’est devenu Lothario!... . Le voleur paroissoit n’avoir pas entendu Antonia. II etoit plonge dans un silence profond. II se leva et marcha dans ia chamhre a pas precipites, puis il revint vers Antonia et la con- terapla long-temps. Ses dents se heurtoient violemment. Une meditation horrible serabloit 1’occuper tout entier, au point meme de ne pas discerner l’ef- 2o4 JEAN SBOGAR. froi toujours croissant qu’il ins- piroit a son infortunee prišon- niere.-Enfin elle se souleva sur son lit, parvint a se soutenir sur ses genoux, et lui cria, les mainscroiseesen signe depriere: Grace_, grace, pardonne - moi! ne crains rien de Lothario il ne veut point d’Antonia. Je me donnois a lui, et il m’a refusee, —Grace encore pour cette fois, et je ne t’en parlerai jamais !— Ensuite elle retomba, car ses forces etoientepuisees. Jean Sbo- gar vola a ses pieds, saisit Fex- JEAN SBOGAR. so5 trernite d’un de ses vetemens qui flottoit jusqu’a terre, y im- prima sa bouche avecfureur, et s’enfuit. so6 JEAN SBOGAR. CHAPITRE XVI. Force clu guerrier, qu’es-ta done ? Tu roules aujoimPhui la bataille devant toi en nuage de poussiere. Tes pas sont jonclies de morts, comme les feuilles dessechees niar- quent pendant la nuit la route d’un spectre. Demain le reve momentane de la bravoure est fini, ce qui epou- vantoit des milliers d’hommes a dis- paru. Le mouclieron , porte sur ses alles couleur de fumee, chanle sur les buissonsson hynine de triompbe, et insulte a ta gloire qui ir’est plus qu’un vain mot. Ossian. Il y avoit deux mois qu’Antonia vivoit de cette maniere parmi JEAN SBOGAR. 207 les brigands deDuino, sans que son etat eut change , sans qu’il eutdonne d’esperance. Elle avoit seuleraent repris quelques for- ces, et elle aimoit a venir res- pirer 1’air du soir a sa fenetre , sur la mer Un jour, aucune des personnes qui la servoient n’a- voit paru aupres d’elle. G’etoit la premiere fois que cela arri- voit; mais elle s’en apergut a peine. Le bruit du canon qui grondoit aux environs de Dni¬ no 1’occupa davantage, parce que 1’emotion qu’il lui causoit se repetoit souvent. Desirant de 2o8 JEAN SBOGAR, voir ses compagnes, elle des-* cendit le grand escalier , par- courut les salles et les vestibu- les, et trouva le chateau desert. Le canon se rapprocboit, et ehaqne coup etoit suivi d’une ru¬ mene semblable a celle de la tempete. Antonia remonta, ou- vritsa fenetre et regarda la mer. Elle y remarqua un grand nom- bre de petits batimens ou de nacelles seinblables a celles des pecheurs, qui sembloieut cer- ner le pied de la forteresse Toutes ces iiripressions furent assez vi ves d’abord, mais elles JEAN SBOGAR. *°9 s’effacerent promptement. La nuit etoit tombee, 1’air etoit se- rein, les flots tranquilles, le ciel peuple de mjriades d’etoiles resplendissantes, coinme dans la nuit ou le bateau d’Antonia avoit ete arrete sur les cotes d’Istrie en sortant des lagunes. Elle prit quelque teinps plaisir a le contempler. Cependant le bruit qu’elle avoit entendu s’aug- mentoit derriere elle d’une ma- niere menacante. Elle crut dis- tinguer un cliquetis d’epees , des iraprecations, des gemisiemens