251 Antonella Amatuzzi DOI: 10.4312/linguistica.63.1-2.251-272 University of Turin antonella.amatuzzi@unito.it LE STATUT POLITIQUE, SOCIAL ET CULTUREL DES LANGUES VERNACULAIRES DANS LE DUCHÉ DE SAVOIE AUX XVI ET XVII SIÈCLES 1 INTRODUCTION Depuis la formation des langues romanes et leur progressive diffusion au détriment du latin dans les pratiques langagières de la vie quotidienne, le panorama linguistique des territoires sous le contrôle de la Maison de Savoie s’avère riche et articulé, avec la coprésence d’idiomes appartenant à des aires différentes. La rareté de sources documentaires et de témoignages fiables ne permet pas, pour certains de ces idiomes, de reconstruire dans les détails les phénomènes liés au change- ment et à leur évolution interne, au moins pour ce qui est des premières phases de leur histoire. Il est néanmoins possible de réfléchir sur leur statut, pour évaluer comment des facteurs externes, de nature diverse, en agissant dans une synergie complexe, ont impacté sur leur développement géographique et leur établissement fonctionnel. Étant donné que, comme l’a montré Milroy (1998 : 41), « all changes diffuse social- ly, and it is therefore argued that we need to take into account social factors in addition to intralinguistic factors in order to come close to explanations », l’objectif de ce travail est de s’interroger sur la corrélation entre les processus politiques et sociaux à l’œuvre dans les États de Savoie entre le XVIe et le XVIIe siècle et les destinées divergentes des langues en présence dans le duché en termes de propagation et distribution et même, sur un plan plus intralinguistique, d’attitude face à la variation et au respect de la norme. Je dresserai d’abord un bref tableau d’ensemble de la mosaïque linguistique bigarrée dans laquelle le duché était morcelé ; ensuite j’arrêterai mon regard sur le côté français des Alpes et j’identifierai successivement des éléments susceptibles d’avoir favorisé ou, au contraire, ralenti l’enracinement et l’expansion des langues dans ces territoires : décisions politiques, événements historiques, conditions sociales et géographiques. En prenant en compte parallèlement et de manière comparative le français et le fran- coprovençal, on observera en effet qu’ils s’acheminent vers des directions opposées : le premier s’implante et s’impose rapidement en tant que langue de prestige, alors que l’autre est peu à peu confiné à la sphère de la vie de famille et des activités de tous les jours. Les questions qui guideront ma réflexion sont les suivantes : comment la politique menée par les ducs a contribué à forger les comportements linguistiques de leurs sujets et à dessiner la physionomie linguistique des États qu’ils gouvernaient ? De quelle ma- nière la Savoie a été touchée par l’affirmation que le français connut au XVIIe siècle, à l’échelle européenne, suite à l’hégémonie que la France avait atteint dans les domaines 252 politique, militaire, économique et culturel (Rey/Duval/Siouffi 2007 : 457–763) ? Peut- on déceler en Savoie des échos de l’action - linguistique aussi bien qu’idéologique - de la standardisation du français, qui visait à fixer le bon usage ? Autrement dit, le français parlé en Savoie respecte-t-il la norme parisienne ou presente-t-il des traits variationnels marqués ? Et encore : est-ce qu’on retrouve chez les auteurs savoyards un sentiment d’appartenance à une communauté ? Et si oui, dans quelle langue s’expriment-t-il ? Et enfin, la production littéraire savoyarde reflète-t-elle le fossé qui existait dans le duché entre la culture populaire et la culture savante ? J’appuierai mon enquête sur des documents de plusieurs types (textes légaux, cor- respondance diplomatique, écrits littéraires, ouvrages pédagogiques) et je privilégierai une perspective large, qui tient compte du contexte historique et culturel et qui béné- ficie des apports de disciplines telles que l’histoire de la langue, la (socio)linguistique historique, les études littéraires et la stylistique. 2 LES LANGUES HISTORIQUES DU DUCHÉ DE SAVOIE À partir de 1003, avec Humbert aux Blanches Mains, noble d’origine burgonde origi- naire de la Maurienne, commence l’acquisition de la part de la Maison de Savoie d’un ensemble de possessions à cheval des Alpes cottiennes, grées et pennines qui, entre le XVIe et le XVIIe siècles, période d’expansion maximale, s’étalaient de Chambéry à Verceil et de Aoste à Nice (cf. carte) (Brondy/Demotz/Leguay 1984, Devos/Grosperrin 1985, Ferretti, 2019). Depuis la délatinisation, dans les territoires du comté et puis du duché de Savoie situés sur le versant italien des Alpes on utilisait une multitude de dialectes gallo-ita- liques (Regis/Rivoira 2023), ayant une faible dignité littéraire, auxquels est venu se superposer, non sans difficulté, un italien (toscan) parlé de manière hésitante. Claudio Marazzini (1991 : 73–88), qui a étudié l’histoire linguistique du Piémont, fait état d’une “italianità difficile” à travers les siècles de cette région, qui tarde à se conformer à la langue de la péninsule et à l’accepter. En plus, aux XVIe et XVIIe siècles, le français était connu et pratiqué (essentiellement de manière circonscrite aux milieux liés à la cour et à la partie la plus érudite de la population), dans certaines zones du Piémont : la haute vallée de Suse et de la vallée du Chison, qui, à partir de la cession du Dauphiné à la France en 1349 et jusqu’à la Paix de Utrecht en 1713, étaient sous la juridiction fran- çaise1 ; les vallées vaudoises près de Pignerol, où le français était la langue de culture, à cause de l’adhésion de la population à la religion protestante dont la doctrine gravitait autour du pôle de Genève (Tron 2004 ; Chioni 2009 ; Rivoira 2015, 2019); le marquisat de Saluces, annexé à la couronne française de 1548 à 16012 ; Asti, ville et comté sous la seigneurie des Orléans de 1387 à 1529 (Gabotto 1899, Bordone 1998). 1 Elles faisaient partie d’une circonscription territoriale autonome et fédérée, appelée «République des Escartons». Cf. Vivier (2002). 2 Les marquis de Saluces acceptèrent la souveraineté de la France pour éviter le contrôle de la maison de Savoie. En 1601 Henri IV céda le marquisat à Charles Emmanuel en échange de la Bresse, du Bugey, du Valromey et du Pays de Gex. Cf. Mola (2001). 253 Figure 1. États de Savoie du XVIe au XVIIIe siècle (wikimedia commons: https://commons. wikimedia.org/w/index.php?curid=1146127) De l’autre côté des Alpes, les idiomes historiques de la Savoie proprement dite et de la Bresse (ainsi que de la Vallée d’Aoste, territoire ‘intramontain’), étaient le français et le francoprovençal. Cette langue, non encore classifiée comme ensemble de par- lers ayant des caractéristiques spécifiques et distinctives3, s’étendait (et s’étend encore 3 C’est seulement au XIXe siècle qu’il a été identifié comme groupe linguistique indépendant par le linguiste Ascoli (1878). Les premières attestations de cette langue galloromane remonteraient à des inscriptions monétaires mérovingiennes de la fin du VIe siècle (Chambon, Greub 2000, pp.147-182). Ses spécificités concernent la conservation du A tonique libre du latin (pratŭm > pra) et le maintien de certaines voyelles atones finales (porta > porta), ce qui dénote une plus grande proximité avec le latin par rapport au français. Sur le francoprovençal, aujourd’hui répertorié dans l’atlas UNESCO des langues en danger dans le monde (https://en.wal.unesco.org/) et dans le rapport du parlement européen sur les langues menacées de disparition (https://archive.wikiwix.com/cache/index2.php?url=http%3A%2F%2Fwww.eubg.eu%2Fupload%2Ffiles% 254 aujourd’hui) sur une aire allant approximativement de Fribourg en Suisse aux monts du Forez et du sud du Jura jusqu’à la Drôme française. C’est un espace fragmenté et hété- rogène, qui n’a jamais coïncidé avec une entité politique unitaire et, faute d’une autorité centrale qui favorise la création d’une koiné commune et en encourage l’emploi, dès la moitié du XIIIe siècle, le latin est remplacé plutôt par le français, la langue des rois de France (Bichurina/Dunoyer 2021 : 21). Comme a pu le remarquer Terreaux (1995 : 2) : C’est une évidence que la Savoie est de langue française. Elle l’est dès le départ. Le francoprovençal n’est pas parvenu à dominer en tant que langue de culture, faute d’une capitale politique. Lyon et Genève n’ont pas réussi au temps des Bur- gondes à prendre durablement la tête d’un état qui aurait développé une culture propre. Globalement donc le duché présentait une situation délicate qu’on pourrait définir de double diglossie : deux langues nationales (l’italien au Piémont et le français en Sa- voie) qui s’affirment comme variétés ‘hautes’, en tant que codes réservés à des contextes officiels et formels, coexistaient avec les parlers locaux (gallo-italiques dans un cas et francoprovençaux dans l’autre), consacrés à la conversation ordinaire et informelle. 3 LES ACTES POLITIQUES : UNE OCCASION DE BILINGUISME PERDUE Compte tenu de ce cadre linguistique, quelles furent les initiatives d’ordre politique mises en œuvre par les ducs et quels effets eurent-elles sur l’essor des langues du duché ? En 1560, suite à la paix de Cateau-Cambrésis, qui lui restitua les territoires occupés par le roi de France François Ier en 1536, le duc Emmanuel Philibert se trouva dans la nécessité de réorganiser son État et le 11 février, avec l’Édit de Nice, dans le sillage de l’Ordonnance de Villers-Cotterêts promulguée par François I en 1539, établit officiel- lement que tous les documents judiciaires devaient être rédigés en langue vulgaire : Désirant […] que la justice soit administrée purement, et sincèrement, sans ce que soubs prétexte d’une obscurité de langage, le pauvre Peuple soit induement travaillé, avons par l’advis et délibération des gens de notre Conseil statué et ordonné, statuons et ordonnons, que tant en nôtre dit Sénat de Savoye, qu’en tous autres Tribunaux, et jurisdictions de nos pays, tous procès et procédures, enquestes, sentences et arrests en toutes matiéres civiles et criminelles, seront faites et prononcées en langage vulgaire, et le plus clairement que faire se pourra.4 2F669759254_Langues%2520en%2520EU.pdf%2Findex.html#federation=archive.wikiwix.com&tab=url), cf. entre autres, Gardette (1967), Schüle (1978), Stich (1998), Tuaillon (1972, 2001 et 2007), Bert, Martin (2013), Kristol (2016) et Bichurina, Dunoyer (2021). 4 Édit contenant la confirmation de l’érection du Sénat, Président, Sénateurs et membres icelluy. In : Duboin, (1826-1868), t. III, v. 3 : 317-319. 255 Que faut-il entendre par ‘langage vulgaire’, étant donné que dans le duché on parlait plusieurs langues vernaculaires ? Les ‘Ordini Nuovi’ (1561 : 1–2) promulgués en mai 1561 expliquent : Non saranno admesse alcune supplicationi, libelli o sia dimande, cedule o altre scritture, nelle quali si deduca alcuna cosa in giudicio se elle non sono scritte in bona lingua volgare, cioè Italiana, né nostri stati d’Italia, et Francese in quelli di là de’ monti [Aucune supplication, libelle ou demande, assignation ou autre document, dans lesquels quelque chose est déduit en justice, ne sera admis s’il n’est écrit dans une bonne langue vernaculaire, c’est-à-dire en italien, dans nos États d’Italie, et en français dans ceux situés au-delà des montagnes] et l’Édit di Rivoli du 22 septembre 1561 précise être chose fort nécessaire et profitable pour le bien et commodité de nos sujets et pays, faire accoutumer et user en tous affaires, tant de justice, que autres, la langue vulgaire, chaque Province la sienne5. Les interprétations de ces textes demeurent discordantes. Selon certains cher- cheurs (par exemple Perret 1985 : 44–456) ils ne représentent que la constatation d’une situation déjà existante et donc une mesure administrative peu significative. Claudio Marazzini (1991 : 38), en revanche, y voit le signe d’une politique adoptée intentionnellement par l’autorité ducale, au moins pour ce qui est de la partie ‘ita- lienne’ du duché. Il déclare : Ritengo che i provvedimenti emanati non fossero una sorta di presa d’atto di una situazione ormai chiaramente ed autonomamente sviluppatasi verso il volgare di tipo toscano, ma anzi costituissero una spinta decisiva per la diffusione dell’ita- liano in Piemonte. [Je pense que les mesures prises n’étaient pas une sorte de reconnaissance d’une situation qui avait désormais évolué clairement et de manière autonome vers le vulgaire de type toscan, mais qu’elles constituaient plutôt une impulsion décisive pour la diffusion de l’italien dans le Piémont.] Le duc aurait donc incité résolument l’implantation de l’italien au Piémont, qui de- vint un tremplin pour les intérêts de la maison de Savoie dans la péninsule. 5 Édit de S.A. qui ordonne d’écrire en langue française tous les contrats, instrumens actes et procedures de justice qui se font au Duché d’Aoste. In : Duboin (1826-1868), t. V, vol. 7 : 844-845. 6 « Les comtes puis les ducs qui se trouvèrent à la tête d’un état où plusieurs langues étaient en usage observèrent le respect le plus absolu des habitudes locales. Le français ne fut pas imposé au Piémont lorsque la capitale était Chambéry et l’italien ne sera pas davantage imposé aux populations des domaines où le français était en usage, lorsque la capitale sera fixée à Turin ». 256 En tout cas, qu’il s’agisse d’une décision essentiellement symbolique, visant à adapter la langue des institutions aux pratiques réelles des sujets ou, au contraire, de l’imposition délibérée d’un certain usage linguistique, les ducs - eux-mêmes locuteurs bilingues français/italien - n’ont pas eu la volonté de généraliser l’emploi de ces deux langues principales à l’ensemble de leurs possessions, avec une parité de dignité et de diffusion. Selon Louis Terreaux (2011 : 18), Emmanuel Philibert « eût pu obliger ses états à se soumettre au bilinguisme. Il n’y songea pas ». Cette occasion de bilinguisme perdue empêcha l’unification politique des territoires qui formaient le Duché de Savoie sur des bases linguistiques, au point que Geoffrey Symcox (1985) a jugé la question du rapport entre langues et politique en Savoie “A negative case-study in the politics of linguistic unification”. Le duché resta partagé en deux entités séparées, qui ne dialoguèrent guère entre elles ; ainsi il ne sut pas saisir l’opportunité de profiter de sa position géographique stratégique pour jouer un rôle de médiateur entre la culture italienne et la culture française, ni, tout d’abord, à l’époque de la Renaissance, où les modèles provenant de la péninsule nourrissaient les arts et les lettres françaises7, ni, au siècle suivant, au moment où la maison de Savoie - qui avait toujours jonglé habilement dans une alternance d’alliances entre France et Espagne - entretenait des rapports étroits avec Paris, grâce à la présence à la cour de Turin de deux duchesses d’origine française, désireuses d’introduire l’élégance, le luxe et le style raffiné de leur pays au-delà des Alpes8. Qu’en est-il des idiomes locaux, qui restent tout de même couramment répandus parmi la population ? Aucune mention n’en est faite dans les actes et documents éma- nant du gouvernement ducal. Cette désaffection de la politique à leur égard fait qu’ils suivent une évolution sociolinguistique différente par rapport à celle des deux langues devenues ‘nationales’. Dans la partie ‘occidentale’ du duché, notamment, le français s’affermit, devenant la langue de l’administration et quasiment la seule option pour les usages écrits, alors que le francoprovençal, qui ne bénéficie d’aucun soutien ou promo- tion politiques, est réduit au statut de langue locale, reléguée presque uniquement au cadre domestique et informel. 4 LE CONTEXTE SOCIAL ET GÉOGRAPHIQUE : MONDE RURAL VS MILIEU URBAIN L’organisation sociale et la structure géographique des États de Savoie sont des fac- teurs qui ont contribué au fait que le français et le francoprovençal acquièrent pro- gressivement ces statuts distincts. Dans cet espace alpin, un clivage considérable existait entre la population urbaine et la société paysanne, vivant dans les villages de montagne, profondément enracinée dans le territoire et les valeurs traditionnelles et 7 Sur la question complexe de la rivalité qui opposa les langues et les lettres françaises et italiennes à la Renaissance cf. au moins Jean Balsamo (1992). 8 Il s’agit de Marie-Christine de France (1606-1663), fille d’Henri IV et sœur de Louis XIII, femme du duc Victor-Amédée Ier, régente du duché de 1638 à 1648 (cf. Claretta (1868-1869), Brugnelli-Biraghi, Denoyé- Pollone (1991), Christine de France et son siècle (2014), Ferretti (2014)) et de Marie Jeanne Baptiste de Savoie Nemours (1644–1724), femme de Charles Emmanuel II et régente de 1675 à 1684 (cf. Brugnelli Biraghi/ Denoyé Pollone 1996 ; Oresko 2004 ; Riva 2017). 257 peu mobile, aussi bien au plan physique que social. Il y avait bien sûr des occasions de déplacements, comme les foires ou les migrations saisonnières (Bergier 1997, Mitschke 2018/19) mais il s’agissait de mouvements à l’intérieur de l’aire franco- provençale, qui ne pouvaient pas changer les comportements linguistiques de la po- pulation rurale. Il y avait donc deux réalités qui n’avaient pas recours aux mêmes codes linguistiques. Les gens résidant dans les villes (surtout les nobles, liés à la cour et à l’administration ducales, les membres des Sénats, qui administraient la justice, le cercle de la diplomatie naissante, les ecclésiastiques et les commerçants) privilégiaient le français, langue des ducs - auxquels ils se sentaient profondément liés - qui est rapidement perçu comme langue de prestige, élitaire, nécessaire pour communiquer dans la sphère publique et permettant l’ascension socio-économique. Les villageois, souvent isolés et sans velléités d’accéder à une érudition livresque, s’exprimaient par contre essentiellement - et presque exclusivement dans la forme orale - dans des dialectes francoprovençaux. Il est difficile de savoir comment ces parlers étaient effectivement maniés par les locuteurs dans les fonctions de la vie courante dans lesquelles ils étaient cantonnés. Géographiquement variables, ils ne possédaient pas de règles explicitées et aucune ten- tative de codification – dont, d’ailleurs, on ne ressentait sans doute pas la nécessité ou la volonté, ni de la part des locuteurs, ni de la part de l’autorité ducale - n’est signalée. En revanche plusieurs attestations semblent indiquer que le français appris et pratiqué par les Savoyards instruits était qualitativement de bon niveau et ne laissait déceler de traces importantes de variation diatopique. Un premier témoignage se trouve dans un document de type diplomatique, la Re- lacion de l’audience que j’ay eue de ceste majesté le 19 de mars 1600 en présence de Monseigneur Betton ambassadeur ordinaire de vostre altesse (Relacion 1870 : 90). L’ambassadeur savoyard Berliet (originaire de la Bresse, province sous le gouver- nement de la maison de Savoie jusqu’au traité de Lyon de 1601) relate que, en mars 1600, le roi Henri IV (lui qui, selon ses contemporains, n’arriva jamais à éliminer son accent du Béarn natal) l’écouta parler et s’étonna de sa parfaite maîtrise de l’idiome de France : Puis me demanda si j’estois Savoysien, me disant qu’à la langue il m’eust tenu par François. Je luy répond que de nature j’estois Savoysien de la province de Bresse, mais que de mon inclination et volonté j’estois premierement Savoysien mais puis Français (Relacion 1870 : 90). Il faut noter que dans sa réponse Berliet, en diplomate avisé, affiche son identité savoyarde, mais ne manque pas de proclamer son attachement à la France. Une preuve ultérieure de la maitrise des problématiques linguistiques de la part de personnalités originaires de la Savoie est confirmée par le fait qu’en 1635, au moment de la fondation par Richelieu de l’Académie Française, Claude Gaspard Bachet de 258 Méziriac9 et Nicolas Faret10, tous les deux nés à Bourg-en-Bresse, furent appelés à en faire partie et ils donnèrent un apport non négligeable à « donner des règles certaines à la langue française et à la rendre pure, éloquente est capable de traiter tous les arts et les sciences» (Article 24 des Statuts de l’Académie). Les mots que Faret écrit dans une lettre adressée au même Bachet, concernant le talent de traducteur de ce dernier, sont très éloquents : Ce que j’en ay dit n’a esté que pour vous representer combien vous estes obligé de cultiver, comme vous faittes, les grands dons que vous avez receus de Dieu et de contribuer tout vostre soin à rendre fameuse nostre petite ville. Vous et Mon- sieur Vaugelas l’avez desja faict assez voir que pour estre des derniers François, vous ne laissez pas de pouvoir enseigner aux plus anciens le vray usage de leur langue11. La contribution que Claude Favre de Vaugelas (1585–1650), lui aussi bressan et académicien de la première heure, donna à l’œuvre de réglementation du français fut en effet décisive : c’est lui qui établit dans ses Remarques sur la Langue Française (1647) le ‘bon usage’12. D’ailleurs, une trentaine d’ans auparavant, en 1607, siècle, deux importantes per- sonnalités savoyardes, François de Sales et Antoine Favre (père de Vaugelas) avaient fondé, à Annecy, sur le modèle des académies italiennes, l’Académie Florimontane (Premat 2016), qui avait pour objectif ‘de protéger et d’encourager toute activité scientifique et littéraire’ (https://www.academie-florimontane.fr/qui-sommes-nous/), conduisant à une meilleure connaissance des anciens États de Savoie et qui a toujours été uniquement francophone. Un corpus extrêmement intéressant pour évaluer la réelle qualité de la langue des Savoyards est représenté par la correspondance d’Albert Bailly (1605–1691), religieux barnabite originaire de Grésy-sur-Aix, qui résida à Paris en tant que supérieur du cou- vent de Saint Éloi de 1649 à 1657 et fut ensuite nommé évêque d’Aoste.13 Mis à part quelques traits archaïsants, principalement au niveau de l’orthographe et du lexique (par ailleurs très riche et contenant très peu de régionalismes14) le français de Bailly observe, 9 Mathématicien, poète et traducteur du grec et du latin (1581-1638). Sur lui cf. Kerviler (1880). 10 Homme politique écrivain et poète 1603 1646, Cf. http://www.academie-francaise.fr/les-immortels/nicolas- faret. 11 Recueil (1634) 256-257. 12 L’édition de référence est Vaugelas (2018). 13 Sa correspondance, conservée à l’Archivio di Stato de Turin, s’étale de 1643 à 1688 et comprend près de 1000 pièces (400000 mots environ). Cf. Correspondance (La) d’Albert Bailly (1999-2010). Les caractéristiques distinctives de ce corpus et son intérêt pour la linguistique historique sont exposés dans Amatuzzi (2018) et (2019). Il est analysé en optique comparative, avec d’autres textes de la même époque qui constuituent le Réseau Corpus Français Préclassique et Classique (RCFC) dans Amatuzzi, Ayres-Bennett, Gerstenberg, Schøsler, Skupien-Dekens (2019) et (2020). 14 Mecking (2007), qui a étudié le lexique de Bailly, en récence quatre: minestre, bourrique, marmouser, mecredy quatre non directement en rapport avec le francoprovençal. 259 de manière plus ou moins consciente, les indications contenues dans le texte métalin- guistique fondateur de Vaugelas, qui fixe la norme à suivre dans les cas d’hésitations dues à à la variation (sociale, géographique, historique ou stylistique) de la langue. Pour ce qui est de la morphologie verbale, par exemple, il emploie presque toujours les formes recommandées par Vaugelas (58 occurrences pour prit vs 0 occurrences pour print ; 4 occurrences pour prirent vs 0 pour prindrent et prinrent ; 5 occurrences pour vinrent vs 0 pour vindrent ; 5 occurrences pour laissera vs 0 pour lairra). La syntaxe est soignée et linéaire, avec une prédominance de propositions paratactiques, la narration bien organisée et rigoureuse. Bref, Bailly se conforme au ‘bon usage’ de la cour parisienne et à ses pratiques discursives ritualisées, même s’il ne renonce pas à une certaine spontanéité dans l’expression de ses sentiments et états d’âme, ce qui se traduit parfois dans un style imagé (métaphores, hyperboles, comparaisons, locutions, proverbes) appartenant à un registre plutôt familier, qui ne correspondent pas au niveau de langue auquel on s’attendrait dans des documents administratifs ou diplomatiques. En tout cas, il n’y a pas de traces de variation attribuable à son naissance savoyarde. Or, le fait que les Savoyards dont il vient d’être question soient ‘montés’ à Paris, où ils étaient bien introduits dans l’entourage royal, peut évidemment avoir amélioré leur connaissance du français, qu’ils avaient appris dans un contexte provincial (étran- ger, même). Il est alors opportun de mener un examen comparatif sur des écrits de Savoyards qui ne se sont guère éloignés de leur terre natale. Pour cela j’ai analysé une autre correspondance, celle de René Favre de la Valbonne (1583–1656), frère cadet de Vaugelas. Ils reçurent ensemble la même instruction de la part de leur père, le président du Senat de Savoie Antoine Favre. René vécut tout sa vie à Chambéry, où, après être entré dans la magistrature en 1607, il exerça la charge de Sénateur et de Président du Conseil du Genevois. L’exploration de ce corpus15, conduite sur quelques traits saillants de l’ortho- graphe, du lexique, de la morphosyntaxe et du style révèle l’absence presque totale de régionalismes ou dialectalismes, une bonne adéquation aux règles grammaticales qui étaient en train de s’établir16, et le respect scrupuleux des codes sociolinguistiques préconisées. La seule variation notable par rapport au français standard est de type diachronique : il y a chez Favre une tendance à archaïser. Au niveau de l’orthographe, par exemple, il maintient des graphies désuètes pour ce qui est des groupes vocaliques, pour marquer la durée de la voyelle postérieure (aage [l. 7], aagé [l. 23], roole [l. 18, 29], persequution [l. 13, 22], exequution [l. 14, 17, 19]) ou il recourt à -z pour indiquer 15 Cette correspondance manuscrite, conservée à l’Archivio di Stato di Torino (AST Corte, Lettere particolari F, m. 20, fasc. 79) comprend 84 lettres, concentrées autour des années 1647-1650. Elle a pour sujet la querelle qui se déclencha entre Favre et ses collègues sénateurs suite à la publication, en 1646, d’un ouvrage intitulé Le Bien public pour le fait de la justice dans lequel Favre critiquait l’état de la justice en Savoie, dénonçait les corruptions et envisageait des réformes Elle a été analysée par Amatuzzi (2018). 16 Par exemple, pour ce qui est de l’ordre des pronoms personnels complément d’un infinitif régime, très hésitant à l’époque et qui subira un changement au cours du XVIIe siècle (cf. Galet 1971), Favre suit généralement l’ordre Pronom – Verbe régent – Infinitif, préconisé par son frère dans les Remarques (La justice qu’elle seule me peut rendre [l. 23], Je le vouldrois voir estably [l. 76], Je le luy pourray envoyer ou porter [l. 8], On ne se peut garentir [l. 76], Je vous puis assurer [l. 41], Je ne les ay pas voulu envoyer [l. 3]). 260 le pluriel des substantifs oxytons se terminant par -e fermé (deputez [l. 40], degrez [l. 3], bontez [l. 4], pechez [l. 18], costez [l. 7]) et de la plupart des participes passés des verbes du premier groupe (piquez et offensez [l. 19], arrivez [l. 43], comportez [l. 40] estonnez [l. 24], denigrez [l. 24]). Pour la morphosyntaxe, la série ancienne de démonstatifs iceluy, icelle, iceux, icelles, persiste en alternance avec ceux, celles (J’ay esté ravi que V.A.R. ait ordonné de luy envoyer mes responces car, par icelles, elle verra que je n’ay rien alteré [l. 32], Messieurs du Senat n’ont satisfaict à voz ordres, ayant faict tout le contraire de ce qui leur estoit ordonné par iceux [l. 4]). Le conser- vatisme de la langue de Favre peut être dû à la distance entre la Savoie et Paris, centre d’irradiation de la norme modèle; cependant on ne peut pas exclure qu’il soit causé aussi par sa formation dans le domaine du droit et par le sujet traité, qui implique par- fois des ‘termes de Palais’. Un autre cas digne d’être signalé est celui de Claude Mermet, né à Saint-Rambert- en-Bugey en 1550 et mort en 1620, qui, après des études de droit à Turin, retourna dans son village natal, où il fut nommé principal du collège et, en 1575, notaire ducal. Il écrivit un manuel pour ses élèves intitulé La pratique de l’orthographe françoise, avec la manière de tenir livre de raison, coucher cedules, et lettres missives, livre tres utile et necessaire à un chacun, specialement aux estrangers qui desirent avoir entrée en la langue françoise, nommément à ceux qui n’ont eu ce bien de connoistre la Latine (1583 et réédité en 1602, 1606, 1608 et 1612)17. Cet ouvrage pédagogique a un but pragma- tique : Mermet entend suiure mon premier dessain, qui est de me delecter au cultiuage de tant de bons esprits qui croissent parmy ces roches et colines Sainctrambertoises et pour faire sortir vn jour de la bouche des circonuoisins ceste louange: La jeunesse de Sainct Rambert florit aux bonnes lettres. (La pratique … : 4) Il veut donc promouvoir une bonne éducation linguistique dans la jeunesse sa- voyarde (et saintrambertoise en particulier), instrument essentiel pour être appréciés et valorisés. Faut-il croire que les concitoyens de Mermet ne maîtrisaient pas bien l’ortho- graphe et la grammaire françaises ? Sans doute ils nécessitaient un enseignement effi- cace pour atteindre un bon niveau et Mermet fait un effort pour simplifier et trouver des définitions aisément compréhensibles. Par exemple, de manière très originale, il parle ainsi des homophones (et non des synonymes, comme il affirme, en se trompant) : Les mots à deux endroits, je les nomme ainsi pour plus facile intelligence, d’au- tant qu’estans prononcez de mesme sorte, ils signifient choses diuerses: je les nommeroy bien equiuoques, ou synonimes: mais pour m’accomoder à ceux qui n’entendent pas vn mot de Latin, ny vn poinct de grammaire, je leur parle souuent par periphrase. (La pratique … : 58) 17 Sur cet ouvrage, cf. Magnien-Simonin (2015). 261 En plus, dans la deuxième partie de son livre, très concrètement, il propose des modèles de lettres et de documents administratifs et commerciaux (contrats, quittances, missives de plusieurs sortes) conçus pour aider qui se trouverait, dans la vie en société, dans l’obligation de rédiger des textes semblables. Il reproduit ainsi des documents authentiques. En voici un : Cedule par prest Ie sous signé confesse deuoir à honnorable André Grillier, bourgeois de Sainct Rambert la somme de cent florins monoye de Sauoye par loyal prest, que j’ay receu et m’en contente : laquelle somme de 100.f. je lui promets payer au premier iour de may prochain. Fait audit Sainct Rambert le 16. iour de Feurier 1583. (La pratique … : 191) Ces exemples montrent que les différences existant dans le tissu social de la Savoie peuvent expliquer le fait que le français devienne prédominant dans ces territoires : il est l’apanage des classes les plus élevées et des hommes éduqués, comme c’est le cas des personnalités qui ont été évoquées, qui s’en servent avec soin et rigueur. Par contre le francoprovençal reste la prérogative des communautés les plus isolées et ayant plus difficilement accès à l’instruction ; l’emploi de cette langue étant essentiellement oral, il est difficile d’avoir des témoignages significatifs sur sa réelle portée sociale à l’époque mais elle demeure une langue utilitaire considérée comme impropre aux genres nobles, un « jargon » ou un parler inférieur, celui des travailleurs manuels (Bichurina/Dunoyer 2021 : 23). 5 LA LITTÉRATURE : DEUX PRODUCTIONS PARALLÈLES ? Comment cette situation diglossique, où le français était réservé à une élite, érudite, et le francoprovençal aux usages vernaculaires populaires, se traduit-elle dans la pro- duction littéraire? Est-ce que cette diglossie se retrouve également dans les types de production ? Au Moyen Âge la Savoie n’avait eu ni le potentiel économique ni le potentiel démographique que présuppose le développement d’une grande littérature, que ce soit en français ou en langue locale (Terreaux 2011 : 26). Il existe une produc- tion en francoprovençal, qui toutefois n’est pas d’une grande richesse (Tuaillon 2001 : 31 et, pour la Suisse, Kristol 1999 : 12, qui affirme : « À partir du XVIe s., il existe une production littéraire mineure et sporadique en francoprovençal […] Depuis ses débuts toute la littérature romande est d’expression française; dès le XVIe s., c’est le modèle parisien qui s’impose comme forme de prestige incontestée »). C’est donc en français que s’expriment les premiers poètes savoyards (Oton de Grandson18 et Philippe II de 18 (1340-1350). Il composa 6000 vers pour célébrer son amour pour une femme identifiée, avec toute probabilité, avec la reine Isabelle de France, femme de Charles VI. Cf. Kosta-Théfaine (2007), Granson (2010) et Corbellari (2021). 262 Savoie19), que se déroulent les premières représentations théâtrales20 et que les premiers livres sont publiés, à Chambéry, chez Antoine Neyret.21 En tout cas, même si au fil du temps, les lettres françaises et les lettres francopro- vençales cohabitent, elles n’évoluent pas de la même façon. Deux traditions littéraires parallèles, qui ne répondent pas aux mêmes besoins et ne s’adressent pas aux mêmes publics, semblent se dessiner. Comme l’a constaté Tuaillon (2001 : 270), aux XVIe et XVIIe siècles la Savoie appartenait déjà au domaine de la littérature française et l’enrichissait. La littéra- ture en patois coexistait pour un autre public et personne ne songeait à faire préva- loir la littérature française, parce que plus aristocratique et plus brillante, ni d’ail- leurs la littérature en francoprovençal, parce que plus propre à traduire l’amour du pays et à parler de la vie quotidienne des gens. Aucun texte ne témoigne d’une querelle de langue, sans doute parce que les deux littératures avaient leur public propre et que, côte à côte, elles vivaient en paix. La littérature francoprovençale semble avoir eu un but plus social et utilitaire que littéraire : elle sert à transmettre des enseignements religieux et moraux et des valeurs liées à la tradition et à parler « du peuple tel qu’il est, avec son immense peine et ses pauvres réjouissances » (Tuaillon 2001 : 149). Essentiellement en vers, souvent faite pour être chantée ou mise en scène, elle est proche de l’oralité. En effet les genres litté- raires les plus répandus sont les vies des saints, les noëls ou les farces. Il faut signaler deux cas intéressants Nicolas Martin (Tuaillon 2001 : 56–66), ori- ginaire de la Maurienne, auteur de noëls, chantés hors des églises pour célébrer la naissance de l’Enfant-Jésus et s’adressant à toute la population. Son recueil Les Noelz et chansons nouvellement composez tant en vulgaire françois que savoysien dict patois (Lyon : Bonhomme, 1555) est bilingue et comprend huit textes en français et huit en francoprovençal. Il ne fut pas réédité pendant trois siècles. Plus tard, quand la Bresse est déjà passée à la France (avec le traité de Lyon, en 1601), Bernardin Uchard, né à Pont-de-Veyle, rédige dans son patois francoprovençal Lo Guémen d’on povro lavory de Breissy su la pau qu’el a de la garra (s.l. : s.é., 1615 ; traduction en français : Les lamentations d’un pauvre paysan de Bresse sur la peur qu’il a de la guerre) pour présen- ter les doléances des paysans qui se plaignent des soldats et formuler une prière pour la paix (Tuaillon 2001 : 152–166). La littérature en français, par contre, s’inscrit pleinement dans l’héritage culturel de la France, dont elle accueille et reproduit les modèles génériques et stylistiques. Elle 19 (1438-1497). Fils du duc de Savoie Louis et lui-même duc de 1443 à1497. Entre 1464 et 1466, pendant qu’il était prisonnier à Loches, il écrivit une chanson pour se distraire ou apaiser sa colère. Cf. Terreaux (2011 : 71-74). 20 Selon Mugnier (1887 : 4). la première représentation théâtrale connue remonterait à 1446 et serait l’Histoire de Saint Sébastien et de Sainte Anne mais Chocheyras (1971:7) affirme que déjà en 1427 on avait mis en scène à Chambéry l’Histoire de Saint Christophe et en 1429, à Thonon, la Passion de Saint Georges. 21 Il s’agit de Les expositions des evangiles en romant e Le livre de Boudoyn conte de Flandres et de Ferrant, son filz, au roy de Portugal, qui après fut conte de Flandres qui parurent en 1484.Cf. Dufour, Rabut (1877: 38). 263 est issue pour la plupart de la noblesse, s’exprime dans une variété soutenue de langue et est destinée à un public cultivé. Évidemment parfois ces modèles peuvent être diffi- cilement déclinés dans le contexte savoyard, qui n’atteint pas le degré de raffinement, d’élégance et de politesse présent à la cour parisienne. Ainsi, pour le XVIIe siècle, Terreaux (2011 : 26–27) affirme qu’ Il n’existe pas de classicisme savoyard. La littérature classique est une littérature de citadins à l’usage de courtisans formés à un code précis. On ne voit pas que les conditions politiques et sociales eussent été adaptées à ces exigences. La rudesse montagnarde, des conditions de vie presque exclusivement rurales ou du moins d’une grande simplicité ne prédisposaient pas les esprits à goûter une esthétique étroitement liée aux raffinements de la vie mondaine. Le classicisme s'adapte mal à la réalité locale. Mais est-ce qu’on peut retrouver, chez les auteurs qui écrivent en français, un sen- timent d’appartenance et est-ce que la langue locale représente un élément constitutif fondamental ? Le célèbre poète français Barthélémy Aneau, professeur de rhétorique et recteur du collège de la Trinité à Lyon (Biot :1996), dans la préface au règlement que le nouveau Parlement de Chambéry s’était donné, publié 1553, se réjouit du fait que la justice devait être rédigée en français et non pas en latin parce que, par ce moyen, les gens du pays sont rendus : de sauvages humains, de barbares civilz, de rudes politicz, de fiers et mauvais doulx et bons, chassans avec la ferité des meurs la rudesse de la parolle […]. Et tout ce […] induisans par necessité de dire et ouyr droict les Savoisiens à Fran- çoiser comme les Proconsulz Rommains induisoient les Provinciaux à Romma- niser (Stile et reiglement: 131) et il termine son propos par ces vers: Exces, tort, crime, impuny malefice Estoyent commis (un temps fust) en Savoye Ce qu’entendant la Royale Iustice A Chambery droictement print sa voye. Ou elevée (afin que l’on la voye Et que mauvais craignent sa consequence) Tient Cour ouverte et de sages frequence, Exterminant, par leur conseilz tres meurs En Parlement de Françoise eloquence Barbare langue et les barbares meurs (Stile et reiglement: 132). 264 Marc-Claude de Buttet, poète né à Chambéry entre 1529 et 153122, se sentant of- fensé par ces mots, se lance dans une vigoureuse défense de sa patrie et du peuple de la Savoie. Il compose l'Apologie de Marc Claude de Buttet pour la Savoie, contre les iniures et calumnies de Bartholomé Aneau (1554), dans laquelle il écrit: Auec enormes iniures il [Aneau] s’est efforcé de monstrer que par l’institution de ce Senat nous sommes comme en monde nouueau et quasi pareilz à ceux des Isles neuues, qui peu à peu deviennent gens, disant que par elle nous sommes faictz de sauvaiges humains, de Barbares civilz, de rudes politiques, et de fiers et mauuais, doux et bons (Apologie: A3r). Il interpelle ensuite directement Aneau: «Qui t’a mis en teste d’appeler la Sauoie barbare? Est ce pource qu’elle est ceinte de montagnes ?» (A6r-A7r) et réplique : «Si nous sommes entre les montagnes, d’autant sommes nous plus proches des Muses qui là habitent» (A8r). Il ajoute encore : Quant à nos moeurs, la ciuilité a esté tousiours à nous propre autant qu’aux autres nations : la magnanimité de courage, la prudence, le scauoir, brief toutes les ver- tus qui s’emploient à la perfection d’vn païs 1B1v). Il réfute avec force le rapprochement qu’Aneau avait faite entre barbarie de mœurs et barbarie de langue et réagit jà un jugement de valeur discriminant : A t’ouïr parler, on diroit que tu as juré de nous deprimer du tout et que tu en es le medisant à gaiges, non contant seulement de barbariser noz moeurs, mais aussi le parler. Qu’appelles tu nostre langue estre barbare, rymailleur que tu es? Est-elle si dis- graciée de la nature qu’elle n’ait ses ornemens? Est ce pour ce qu’elle est elognée du françois ? Pour ceste raison aussi bien dirois tu l’Italienne et l’Hespagnolle estre telle, comme si vne langue ne deuoit rien auoir propre à soy. Si elle n’est en tout egale à la françoise, ie t’asseure qu’elle en approche plus que toute langue du monde, gardant encores l’affinité de l’accent françois sans variation de voix, contraction de motz, ny begueement de parolle, retenant encores en soy certains verbes et manieres de parler de l’Italienne sa voisine. Pour faire court, si on ouioit parler quelqu’vn comme les anciens françois parloient, je crois que leur langue seroit plus estrange et moins entendue que la Sauoisienne. Les vieux Romans le monstrent assez mais elle n’est, Dieu mercy, si poure qu’on ne puisse traiter en icelle toute sorte de bonne discipline (A8v-B1r). 22 Auteur entre autres d’un recueil de poèmes dédié à Marguerite de France, dont il était secrétaire, intitulé Le premier livre des vers, auquel a esté ajouté le second ensemble l’Amalthée, publié en 1560 (Alyn-Stacey: 2006). 265 La brève description des traits distinctifs de la langue savoyarde dans laquelle But- tet se lance manque d’exactitude mais elle est admirable car il s’agit d’une véritable « défense et illustration » du francoprovençal : peut-on y apercevoir l’écho de l’ouvrage fondamental, publié en 1549 par Joachim Du Bellay (La Deffence et Illustration de la Langue Francoyse 1549) que Buttet avait côtoyé à Paris, où il avait fréquenté le cercle littéraire de la Brigade? En tout cas Buttet a la perception que la langue savoyarde pos- sède des caractéristiques propres (‘elognée du françois’), qu’elle est une langue à part entière, et qu’elle contribue à forger un sentiment d’appartenance à la communauté et d’identité profonde (‘nostre langue’). Il reste qu’il exprime ces réflexions en français, seule langue qu’il utilise pour sa production littéraire. 6 CONCLUSIONS Le duché de Savoie aux XVIe et XVIIe est linguistiquement partagé : dans le versant italien des Alpes la langue ‘haute’ et de l’administration est l’italien, mais la population utilise couramment les dialectes locaux, gallo-italiques ; le versant français présente, lui, une diglossie français/francoprovençal que nous avons étudiée. Ces deux idiomes ne remplissent pas les mêmes fonctions sociales et sont soumis à des rapports de force qui conditionnent leur devenir. Le français est la langue élitaire et de prestige et joue un rôle prépondérant pour des raisons tout d’abord politiques : il est en train de s’imposer au niveau européen grâce à la suprématie de la monarchie française et subit un important processus de codification et de standardisation ; des décisions politiques des ducs en ont facilité la pénétration en Savoie. La structure sociale et géographique des territoires savoyards a également contribué à y renforcer le rôle du français : il est la langue de la ville et de la partie la plus cultivée de la population qui se l’approprie, la manie avec une aisance naturelle et une rigueur admirable. La production littéraire en français est florissante. Le statut du francoprovençal est indéniablement moins illustre : il n’est pas em- ployé dans l’administration, il est parlé surtout dans les aires rurales et par les gens non scolarisés, il est la langue du foyer et des échanges informels et, à la différence de l’occitan limitrophe, il ne possède pas une tradition littéraire ancienne. Donc, même si des témoignages montrent qu’il perçu comme marqueur de l’identité savoyarde, il n’est pas surprenant qu’il n’ait pas réussi à devenir le moyen à travers lequel procla- mer la spécificité culturelle de Savoie. Son déclin sociolinguistique est commun à celui des autres langues régionales de France. Il connaîtra tout de même une période de ‘renaissance’ au XIXe, lorsqu’il « retrouve son identité de langage populaire et [est] utilisé par les patoisants dans un but litté raire. On verra alors fleurir une infinité de compositions en patois où s’exprime le plus souvent l’amour du pays » (Vurpas 1988:179–180). 266 Bibliographie Sources primaires Apologie de Marc Claude de Buttet pour la Savoie, contre les iniures et calumnies de Bartholomé Aneau (1554), In : François, Mugnier (1896), Marc Claude Buttet poète savoisien. Paris : Champion, 92–132. Correspondance (La) d’Albert Bailly. (1999–2010) Aoste: Académie Saint-Anselme, 10 volumes (vol. I, 1643–1648, vol. II, 1649–1650, vol. III, 1651, vol. IV, 1652– 1653, vol. V, 1654–1655, vol. VI, 1656–1658, vol. VII, 1659–1663, vol. VIII, 1664–1672, vol. IX, 1673–1676, vol. X, 1677–1688). DUBOIN, Felice Amato (1826–1868) Raccolta per ordine di materie e delle leggi, editti, ecc. della Real Casa di Savoia. Torino : Picco. FAVRE DE LA VALBONNE, René (1647–1650) Correspondance manuscrite. Archi- vio di Stato di Torino, Corte, Lettere particolari F, m. 20, fasc. 79. 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En particulier, je me concentre sur le côté ‘français’ du Duché pour montrer que, dans ces territoires, la prédominance du français dans la plupart des contextes commu- nicatifs et le confinement du francoprovençal dans la sphère de la vie de famille et des activités de tous les jours dépendent de décisions politiques mais aussi du contexte géo- graphique et du tissu social et économique : le français est l’apanage des classes les plus élevées, qui s’en servent avec soin et rigueur, en prenant les distances non seulement de la tradition latine mais aussi de la culture populaire régionale ou dialectale, alors que le francoprovençal reste la prérogative des communautés les plus isolées et ayant plus difficilement accès à l’instruction. Cette fracture est visible, sur le plan littéraire, par deux traditions parallèles distinctes. Mots-clés : Duché de Savoie, langues vernaculaires, le français, le francoprovençal, statut politique, social et culturel des langues Abstract POLITICAL, SOCIAL AND CULTURAL STATUS OF VERNACULAR LAN- GUAGES IN THE DUCHY OF SAVOY IN 16TH AND 17TH CENTURIES In this paper, based on several types of documents (legal texts, diplomatic correspond- ence, literary writings, educational works), I examine how factors external to the language, of various kinds, acting in a complex synergy, had an impact on the geo- graphical development and functional diffusion of the idioms present in the ancient States of Savoy at a time when the vernacular languages were asserting themselves and consolidating. In particular, I focus on the ‘French’ side of the Duchy to show that in these ter- ritories the predominance of French in most communicative contexts and the confine- ment of Franco-Provençal to the sphere of family life and everyday activities depend on political decisions but also on the geographical context and the social and economic fabric: French is the prerogative of the highest classes, who use it carefully and rigor- ously, distancing themselves not only from Latin tradition but also from regional or dialectal popular culture, while Franco-Provençal remains the prerogative of the most 272 isolated communities and those with more difficulty in accessing education. This divide is visible, on a literary level, by two distinct parallel traditions. Keywords: Duchy of Savoy, vernacular languages, French, Franco-Provençal, politi- cal, social and cultural status of languages Povzetek POLITIČNI, SOCIALNI IN KULTURNI STATUS VERNAKULARNIH JEZIKOV V SAVOJSKEM VOJVODSTVU V 16. IN 17. STOLETJU Prispevek se na osnovi več vrst dokumentov (pravnih besedil, diplomatske korespon- dence, književnih tekstov, del s področja izobraževanja) ukvarja z vprašanjem, kako so razni zunajjezikovni dejavniki s sinergijskim delovanjem vplivali na razvoj po posame- znih geografskih območjih in na funkcijsko širitev jezikov, ki so se uporabljali v starih savojskih državah v času uveljavljanja in utrjevanja vernakularnih jezikov. Razprava se osredotoča na “francoski” del vojvodstva in pokaže, da sta bila na teh ozemljih prevlada francoščine v večini komunikacijskih situacij in omejevanje rabe franko-provansalščine na družinsko in vsakdanje življenje odvisna od političnih od- ločitev pa tudi od geografskih značilnosti ter od konkretnega družbenega in ekonom- skega ustroja. Francoščina je privilegij najvišjih razredov, ki ta jezik uporabljajo paz- ljivo in konsistentno ter se tako distancirajo ne le od latinske tradicije, temveč tudi od regionalne ali narečne ljudske kulture, medtem ko je franko-provansalščina v domeni najbolj izoliraih skupnosti in tistih, ki jim je izobrazba težje dostopna. Na to dihotomijo na književni ravni kažeta dve različni, vzporedni tradiciji. Ključne besede: Savojsko vojvodstvo, vernakularni jeziki, francoščina, frankoprovan- salščina, politični, socialni in kulturni status jezikov